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Title: David Copperfield - Tome II
Author: Dickens, Charles, 1812-1870
Language: French
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Charles Dickens

DAVID COPPERFIELD

Tome II

(1849 -- 1850)

Traduction P. Lorain



Table des matières


CHAPITRE PREMIER.  Une perte plus grave.
CHAPITRE II.  Commencement d'un long voyage.
CHAPITRE III.  Bonheur.
CHAPITRE IV.  Ma tante me cause un grand étonnement.
CHAPITRE V.  Abattement.
CHAPITRE VI.  Enthousiasme.
CHAPITRE VII.  Un peu d'eau froide jetée sur mon feu.
CHAPITRE VIII.  Dissolution de société.
CHAPITRE IX.  Wickfield-et-Heep.
CHAPITRE X.  Triste voyage à l'aventure.
CHAPITRE XI.  Les tantes de Dora.
CHAPITRE XII.  Une noirceur.
CHAPITRE XIII.  Encore un regard en arrière.
CHAPITRE XIV.  Notre ménage.
CHAPITRE XV.  M. Dick justifie la prédiction de ma tante.
CHAPITRE XVI.  Des nouvelles.
CHAPITRE XVII.  Marthe.
CHAPITRE XVIII.  Événement domestique.
CHAPITRE XIX.  Je suis enveloppé dans un mystère.
CHAPITRE XX.  Le rêve de M. Peggotty se réalise.
CHAPITRE XXI.  Préparatifs d'un plus long voyage.
CHAPITRE XXII.  J'assiste à une explosion.
CHAPITRE XXIII.  Encore un regard en arrière.
CHAPITRE XXIV.  Les opérations de M. Micawber.
CHAPITRE XXV.  La tempête.
CHAPITRE XXVI.  La nouvelle et l'ancienne blessure.
CHAPITRE XXVII.  Les émigrants.
CHAPITRE XXVIII.  Absence.
CHAPITRE XXIX.  Retour.
CHAPITRE XXX.  Agnès.
CHAPITRE XXXI.  On me montre deux intéressants pénitents.
CHAPITRE XXXII.  Une étoile brille sur mon chemin.
CHAPITRE XXXIII.  Un visiteur.
CHAPITRE XXXIV.  Un dernier regard en arrière.



CHAPITRE PREMIER.

Une perte plus grave.


Je n'eus pas de peine à céder aux prières de Peggotty, qui me
demanda de rester à Yarmouth jusqu'à ce que les restes du pauvre
voiturier eussent fait, pour la dernière fois, le voyage de
Blunderstone. Elle avait acheté depuis longtemps, sur ses
économies, un petit coin de terre dans notre vieux cimetière, près
du tombeau de «sa chérie,» comme elle appelait toujours ma mère,
et c'était là que devait reposer le corps de son mari.

Quand j'y pense à présent, je sens que je ne pouvais pas être plus
heureux que je l'étais véritablement alors de tenir compagnie à
Peggotty, et de faire pour elle le peu que je pouvais faire. Mais
je crains bien d'avoir éprouvé une satisfaction plus grande
encore, satisfaction personnelle et professionnelle, à examiner le
testament de M. Barkis et à en apprécier le contenu.

Je revendique l'honneur d'avoir suggéré l'idée que le testament
devait se trouver dans le coffre. Après quelques recherches, on
l'y découvrit, en effet, au fond d'un sac à picotin, en compagnie
d'un peu de foin, d'une vieille montre d'or avec une chaîne et des
breloques, que M. Barkis avait portée le jour de son mariage, et
qu'on n'avait jamais vue ni avant ni après; puis d'un bourre-pipe
en argent, figurant une jambe; plus d'un citron en carton, rempli
de petites tasses et de petites soucoupes, que M. Barkis avait; je
suppose, acheté quand j'étais enfant, pour m'en faire présent,
sans avoir le courage de s'en défaire ensuite; enfin, nous
trouvâmes quatre-vingt sept pièces d'or en guinées et en demi-
guinées, cent dix livres sterling en billets de banque tout neufs,
des actions sur la banque d'Angleterre, un vieux fer à cheval, un
mauvais shilling, un morceau de camphre et une coquille d'huître.
Comme ce dernier objet avait été évidemment frotté, et que la
nacre de l'intérieur déployait les couleurs du prisme, je serais
assez porté à croire que M. Barkis s'était fait une idée confuse
qu'on pouvait y trouver des perles, mais sans avoir pu jamais en
venir à ses fins.

Depuis bien des années, M. Barkis avait toujours porté ce coffre
avec lui dans tous ses voyages, et, pour mieux tromper l'espion,
s'était imaginé d'écrire avec le plus grand soin sur le couvercle,
en caractères devenus presque illisibles à la longue, l'adresse de
«M. Blackboy, bureau restant, jusqu'à ce qu'il soit réclamé.»

Je reconnus bientôt qu'il n'avait pas perdu ses peines en
économisant depuis tant d'années. Sa fortune, en argent, n'allait
pas loin de trois mille livres sterling. Il léguait là-dessus
l'usufruit du tiers à M. Peggotty, sa vie durant; à sa mort, le
capital devait être distribué par portions égales entre Peggotty,
la petite Émilie et moi, à icelui, icelle ou iceux d'entre nous
qui serait survivant. Il laissait à Peggotty tout ce qu'il
possédait du reste, la nommant sa légataire universelle, seule et
unique exécutrice de ses dernières volontés exprimées par
testament.

Je vous assure que j'étais déjà fier comme un procureur quand je
lus tout ce testament avec la plus grande cérémonie, expliquant
son contenu à toutes les parties intéressées; je commençai à
croire que la Cour avait plus d'importance que je ne l'avais
supposé. J'examinai le testament avec la plus profonde attention,
je déclarai qu'il était parfaitement en règle sur tous les points,
je fis une ou deux marques au crayon à la marge, tout étonné d'en
savoir si long.

Je passai la semaine qui précéda l'enterrement, à faire cet examen
un peu abstrait, à dresser le compte de toute la fortune qui
venait d'échoir à Peggotty, à mettre en ordre toutes ses affaires,
en un mot, à devenir son conseil et son oracle en toutes choses, à
notre commune satisfaction. Je ne revis pas Émilie dans
l'intervalle, mais on me dit qu'elle devait se marier sans bruit
quinze jours après.

Je ne suivis pas le convoi en costume, s'il m'est permis de
m'exprimer ainsi. Je veux dire que je n'avais pas revêtu un
manteau noir et un long crêpe, fait pour servir d'épouvantail aux
oiseaux, mais je me rendis, à pied, de bonne heure à Blunderstone,
et je me trouvais dans le cimetière quand le cercueil arriva,
suivi seulement de Peggotty et de son frère. Le monsieur fou
regardait de ma petite fenêtre; l'enfant de M. Chillip remuait sa
grosse tête et tournait ses yeux ronds pour contempler le pasteur
par-dessus l'épaule de sa bonne; M. Omer soufflait sur le second
plan; il n'y avait point d'autres assistants, et tout se passa
tranquillement. Nous nous promenâmes dans le cimetière pendant une
heure environ quand tout fut fini, et nous cueillîmes quelques
bourgeons à peine épanouis sur l'arbre qui ombrageait le tombeau
de ma mère.

Ici la crainte me gagne; un nuage sombre plane au-dessus de la
ville que j'aperçois dans le lointain, en dirigeant de ce côté ma
course solitaire. J'ai peur d'en approcher, comment pourrai-je
supporter le souvenir de ce qui nous arriva pendant cette nuit
mémorable, de ce que je vais essayer de rappeler, si je puis
surmonter mon trouble?

Mais ce n'est pas de le raconter qui empirera le mal; que
gagnerais-je à arrêter ici ma plume, qui tremble dans ma main? Ce
qui est fait est fait, rien ne peut le défaire, rien ne peut y
changer la moindre chose.

Ma vieille bonne devait venir à Londres avec moi, le lendemain,
pour les affaires du testament. La petite Émilie avait passé la
journée chez M. Omer; nous devions nous retrouver tous le soir
dans le vieux bateau; Ham devait ramener Émilie à l'heure
ordinaire; je devais revenir à pied en me promenant. Le frère et
la soeur devaient faire leur voyage de retour comme ils étaient
venus, et nous attendre le soir au coin du feu.

Je les quittai à la barrière, où un Straps imaginaire s'était
reposé avec le havre-sac de Roderick Randorn, au temps jadis; et,
au lieu de revenir tout droit, je fis quelques pas sur la route de
Lowestoft; puis je revins en arrière, et je pris le chemin de
Yarmouth. Je m'arrêtai pour dîner à un petit café décent, situé à
une demi-heure à peu près du gué dont j'ai déjà parlé; le jour
s'écoula, et j'atteignis le gué à la brune. Il pleuvait beaucoup,
le vent était fort, mais la lune apparaissait de temps en temps à
travers les nuages, et il ne faisait pas tout à fait noir.

Je fus bientôt en vue de la maison de M. Peggotty, et je
distinguai la lumière qui brillait à la fenêtre. Me voilà donc
piétinant dans le sable humide, avant d'arriver à la porte; enfin
j'y suis et j'entre.

Tout présentait l'aspect le plus confortable. M. Peggotty fumait
sa pipe du soir, et les préparatifs du souper allaient leur train:
le feu brûlait gaiement: les cendres étaient relevées; la caisse
sur laquelle s'asseyait la petite Émilie l'attendait dans le coin
accoutumé. Peggotty était assise à la place qu'elle occupait
jadis, et, sans son costume de veuve, on aurait pu croire qu'elle
ne l'avait jamais quittée. Elle avait déjà repris l'usage de la
boîte à ouvrage, sur le couvercle de laquelle on voyait
représentée la cathédrale de Saint-Paul: le mètre roulé dans une
chaumière, et le morceau de cire étaient là à leur poste comme au
premier jour. Mistress Gummidge grognait un peu dans son coin
comme à l'ordinaire, ce qui ajoutait à l'illusion.

«Vous êtes le premier, monsieur David, dit M. Peggotty d'un air
radieux. Ne gardez pas cet habit, s'il est mouillé, monsieur.

-- Merci, monsieur Peggotty, lui dis-je, en lui donnant mon
paletot pour le suspendre; l'habit est parfaitement sec.

-- C'est vrai, dit M. Peggotty en tâtant mes épaules; sec comme un
copeau. Asseyez-vous, monsieur; je n'ai pas besoin de vous dire
que vous êtes le bienvenu, mais c'est égal, vous êtes le bienvenu
tout de même, je le dis de tout mon coeur.

-- Merci, monsieur Peggotty, je le sais bien. Et vous, Peggotty,
comment allez-vous, ma vieille, lui dis-je en l'embrassant.

-- Ah! ah! dit M. Peggotty en riant et en s'asseyant près de nous,
pendant qu'il se frottait les mains, comme un homme qui n'est pas
fâché de trouver une distraction honnête à ses chagrins récents,
et avec toute la franche cordialité qui lui était habituelle;
c'est ce que je lui dis toujours, il n'y a pas une femme au monde,
monsieur, qui doive avoir l'esprit plus en repos qu'elle! Elle a
accompli son devoir envers le défunt, et il le savait bien, le
défunt, car il a fait aussi son devoir avec elle, comme elle a
fait son devoir avec lui, et... et tout ça s'est bien passé.»

Mistress Gummidge poussa un gémissement.

«Allons, mère Gummidge, du courage! dit M. Peggotty. Mais il
secoua la tête en nous regardant de côté, pour nous faire entendre
que les derniers événements étaient bien de nature à lui rappeler
le vieux. Ne vous laissez pas abattre! du courage! un petit
effort, et vous verrez que ça ira tout naturellement beaucoup
mieux après.

-- Jamais pour moi, Daniel, repartit mistress Gummidge; la seule
chose qui puisse me venir tout naturellement, c'est de rester
isolée et désolée.

-- Non, non, dit M. Peggotty d'un ton consolant.

-- Si, si, Daniel, dit mistress Gummidge; je ne suis pas faite
pour vivre avec des gens qui font des héritages. J'ai eu trop de
malheurs, je ferai bien de vous débarrasser de moi.

-- Et comment pourrais-je dépenser mon argent sans vous? dit
M. Peggotty d'un ton de sérieuse remontrance. Qu'est-ce que vous
dites donc? est-ce que je n'ai pas besoin de vous maintenant plus
que jamais?

-- C'est cela, je le savais bien qu'on n'avait pas besoin de moi
auparavant, s'écria mistress Gummidge avec l'accent le plus
lamentable; et maintenant on ne se gêne pas pour me le dire.
Comment pouvais-je me flatter qu'on eût besoin de moi, une pauvre
femme isolée et désolée, et qui ne fait que vous porter malheur!»

M. Peggotty avait l'air de s'en vouloir beaucoup à lui-même
d'avoir dit quelque chose qui pût prendre un sens si cruel, mais
Peggotty l'empêcha de répondre, en le tirant par la manche et en
hochant la tête. Après avoir regardé un moment mistress Gummidge
avec une profonde anxiété, il reporta ses yeux sur la vieille
horloge, se leva, moucha la chandelle, et la plaça sur la fenêtre.

«Là! dit M. Peggotty d'un ton satisfait; voilà ce que c'est,
mistress Gummidge!» Mistress Gummidge poussa un petit gémissement,
«Nous voilà éclairés comme à l'ordinaire! Vous vous demandez ce
que je fais là, monsieur. Eh bien! c'est pour notre petite Émilie.
Voyez-vous, il ne fait pas clair sur le chemin, et ce n'est pas
gai quand il fait noir; aussi, quand je suis à la maison vers
l'heure de son retour; je mets la lumière à la fenêtre, et cela
sert à deux choses. D'abord, dit M. Peggotty en se penchant vers
moi tout joyeux; elle se dit: «Voilà la maison,» qu'elle se dit;
et aussi: «Mon oncle est là,» qu'elle se dit, car si je n'y suis
pas, il n'y a pas de lumière non plus.

-- Que vous êtes enfant! dit Peggotty, qui lui en savait bien bon
gré tout de même.

-- Eh bien! dit M. Peggotty en se tenant les jambes un peu
écartées, et en promenant dessus ses mains, de l'air de la plus
profonde satisfaction, tout en regardant alternativement le feu et
nous; je n'en sais trop rien. Pas au physique, vous voyez bien.

-- Pas exactement, dit Peggotty.

-- Non, dit M. Peggotty en riant, pas au physique; mais en y
réfléchissant bien, voyez-vous... je m'en moque pas mal. Je vais
vous dire: quand je regarde autour de moi dans cette jolie petite
maison de notre Émilie... je veux bien que la crique me croque,
dit M. Peggotty avec un élan d'enthousiasme (voilà! je ne peux pas
en dire davantage), s'il ne me semble pas que les plus petits
objets soient, pour ainsi dire, une partie d'elle-même; je les
prends, puis je les pose, et je les touche aussi délicatement que
si je touchais notre Émilie, c'est la même chose pour ses petits
chapeaux et ses petites affaires. Je ne pourrais pas voir brusquer
quelque chose qui lui appartiendrait pour tout au monde. Voilà
comme je suis enfant, si vous voulez, sous la forme d'un gros
hérisson de mer!» dit M. Peggotty en quittant son air sérieux,
pour partir d'un éclat de rire retentissant.

Peggotty rit avec moi, seulement un peu moins haut.

«Je suppose que cela vient, voyez-vous, dit M. Peggotty d'un air
radieux, en se frottant toujours les jambes, de ce que j'ai tant
joué avec elle, en faisant semblant d'être des Turcs et des
Français, et des requins, et toutes sortes d'étrangers, oui-da, et
même des lions et des baleines et je ne sais quoi, quand elle
n'était pas plus haute que mon genou. C'est comme ça que c'est
venu, vous savez. Vous voyez bien cette chandelle, n'est-ce pas?
dit M. Peggotty qui riait en la montrant, eh bien! je suis bien
sûr que quand elle sera mariée et partie, je mettrai cette
chandelle-là tout comme à présent. Je suis bien sûr que, quand je
serai ici le soir (et où irais-je vivre, je vous le demande,
quelque fortune qui m'arrive?), quand elle ne sera pas ici, ou que
je ne serai pas là-bas, je mettrai la chandelle à la fenêtre, et
que je resterai près du feu à faire semblant de l'attendre comme
je l'attends maintenant. Voilà comme je suis un enfant, dit
M. Peggotty avec un nouvel éclat de rire, sous la forme d'un
hérisson de mer! Voyez-vous, dans ce moment-ci, quand je vois
briller la chandelle, je me dis: «Elle la voit; voilà Émilie qui
vient!» Voilà comme je suis un enfant, sous la forme d'un hérisson
de mer! Je ne me trompe pas après tout, dit M. Peggotty, en
s'arrêtant au milieu de son éclat de rire, et en frappant des
mains, car la voilà!» Mais non; c'était Ham tout seul. Il fallait
que la pluie eût bien augmenté depuis que j'étais rentré, car il
portait un grand chapeau de toile cirée, abaissé sur ses yeux.

«Où est Émilie?» dit M. Peggotty.

Ham fit un signe de tête comme pour indiquer qu'elle était à la
porte. M. Peggotty ôta la chandelle de la fenêtre, la moucha, la
remit sur la table, et se mit à arranger le feu, pendant que Ham,
qui n'avait pas bougé, me dit:

«Monsieur David, voulez-vous venir dehors une minute, pour voir ce
qu'Émilie et moi nous avons à vous montrer.»

Nous sortîmes. Quand je passai près de lui auprès de la porte, je
vis avec autant d'étonnement que d'effroi qu'il était d'une pâleur
mortelle. Il me poussa précipitamment dehors, et referma la porte
sur nous, sur nous deux seulement.

«Ham, qu'y a-t-il donc!

-- Monsieur David!...» Oh! pauvre coeur brisé, comme il pleurait
amèrement!

J'étais paralysé à la vue d'une telle douleur. Je ne savais plus
que penser ou craindre: je ne savais que le regarder.

«Ham, mon pauvre garçon, mon ami! Au nom du ciel, dites-moi ce qui
est arrivé!

-- Ma bien-aimée, monsieur David, mon orgueil et mon espérance,
elle pour qui j'aurais voulu donner ma vie, pour qui je la
donnerais encore, elle est partie!

-- Partie?

-- Émilie s'est enfuie: et comment? vous pouvez en juger, monsieur
David, en me voyant demander à Dieu, Dieu de bonté et de
miséricorde, de la faire mourir, elle que j'aime par-dessus tout,
plutôt que de la laisser se déshonorer et se perdre!»

Le souvenir du regard qu'il jeta vers le ciel chargé de nuages, du
tremblement de ses mains jointes, de l'angoisse qu'exprimait toute
sa personne, reste encore à l'heure qu'il est uni dans mon esprit
avec celui de la plage déserte, théâtre de ce drame cruel dont il
est le seul personnage, et qui n'a d'autre témoin que la nuit.

«Vous êtes un savant, dit-il précipitamment. Vous savez ce qu'il y
a de mieux à faire. Comment m'y prendre pour annoncer cela à son
onde, monsieur David?»

Je vis la porte s'ébranler, et je fis instinctivement un mouvement
pour tenir le loquet à l'extérieur, afin de gagner un moment de
répit. Il était trop tard. M. Peggotty sortit la tête, et je
n'oublierai jamais le changement qui se fit dans ses traits en
nous voyant, quand je vivrais cinq cents ans.

Je me rappelle un gémissement et un grand cri; les femmes
l'entourent, nous sommes tous debout dans la chambre, moi, tenant
à la main un papier que Ham venait de me donner, M. Peggotty avec
son gilet entr'ouvert, les cheveux en désordre, le visage et les
lèvres très-pâles; le sang ruisselle sur sa poitrine, sans doute
il avait jailli de sa bouche; lui, il me regarde fixement.

«Lisez, monsieur, dit-il d'une voix basse et tremblante,
lentement, s'il vous plaît, que je tâche de comprendre.»

Au milieu d'un silence de mort, je lus une lettre effacée par les
larmes; elle disait:

«Quand vous recevrez ceci, vous qui m'aimez infiniment plus que je
ne l'ai jamais mérité, même quand mon coeur était innocent, je
serai bien loin.»

«Je serai bien loin, répéta-t-il lentement. Arrêtez. Émilie sera
bien loin: Après?

«Quand je quitterai ma chère demeure, ... ma chère demeure... oh
oui! ma chère demeure... demain matin.»

La lettre était datée de la veille au soir.

«Ce sera pour ne plus jamais revenir, à moins qu'il ne me ramène
après avoir fait de moi une dame. Vous trouverez cette lettre le
soir de mon départ, bien des heures après, au moment où vous
deviez me revoir. Oh! si vous saviez combien mon coeur est
déchiré! Si vous-même, vous surtout avec qui j'ai tant de torts,
et qui ne pourrez jamais me pardonner, si vous saviez seulement ce
que je souffre! Mais je suis trop coupable pour vous parler de
moi! Oh! oui, consolez-vous par la pensée que je suis bien
coupable. Oh! par pitié, dites à mon oncle, que je ne l'ai jamais
aimé la moitié autant qu'à présent. Oh! ne vous souvenez pas de
toutes les bontés et de l'affection que vous avez tous eues pour
moi; ne vous rappelez pas que nous devions nous marier, tâchez
plutôt de vous persuader que je suis morte quand j'étais toute
petite, et qu'on m'a enterrée quelque part. Que le ciel dont je ne
suis plus digne d'invoquer la pitié pour moi-même ait pitié de mon
oncle! Dites-lui que je ne l'ai jamais aimé la moitié autant qu'à
ce moment! Consolez-le. Aimez quelque honnête fille qui soit pour
mon oncle ce que j'étais autrefois, qui soit digne de vous, qui
vous soit fidèle; c'est bien assez de ma honte pour vous
désespérer. Que Dieu vous bénisse tous! Je le prierai souvent pour
vous tous, à genoux. Si l'on ne me ramène pas dame, et que je ne
puisse plus prier pour moi-même, je prierai pour vous tous. Mes
dernières tendresses pour mon oncle! Mes dernières larmes et mes
derniers remercîments pour mon oncle!»

C'était tout.

Il resta longtemps à me regarder encore, quand j'eus fini. Enfin,
je m'aventurai à lui prendre la main et à le conjurer, de mon
mieux, d'essayer de recouvrer quelque empire sur lui-même. «Merci,
monsieur, merci!» répondait-il, mais sans bouger.

Ham lui parla: et M. Peggotty n'était pas insensible à sa douleur,
car il lui serra la main de toutes ses forces, mais c'était tout:
il restait dans la même attitude, et personne n'osait le déranger.

Enfin, lentement, il détourna les yeux de dessus mon visage, comme
s'il sortait d'une vision, et il les promena autour de la chambre,
puis il dit à voix basse:

«Qui est-ce? je veux savoir son nom.»

Ham me regarda. Je me sentis aussitôt frappé d'un coup qui me fit
reculer.

«Vous soupçonnez quelqu'un, dit M. Peggotty, qui est-ce?

-- Monsieur David! dit Ham d'un ton suppliant, sortez un moment,
et laissez-moi lui dire ce que j'ai à lui dire. Vous, il ne faut
pas que vous l'entendiez, monsieur.»

Je sentis de nouveau le même coup; je me laissai tomber sur une
chaise, j'essayai d'articuler une réponse, mais ma langue était
glacée et mes yeux troubles.

«Je veux savoir son nom! répéta-t-il.

-- Depuis quelque temps, balbutia Ham, il y a un domestique qui
est venu quelquefois rôder par ici. Il y a aussi un monsieur: ils
s'entendaient ensemble.»

M. Peggotty restait toujours immobile, mais il regardait Ham.

«Le domestique, continua Ham, a été vu hier soir avec... avec
notre pauvre fille. Il était caché dans le voisinage depuis huit
jours au moins. On croyait qu'il était parti, mais il était caché
seulement. Ne restez pas ici, monsieur David, ne restez pas!»

Je sentis Peggotty passer son bras autour de mon cou pour
m'entraîner, mais je n'aurais pu bouger quand la maison aurait dû
me tomber sur les épaules.

«On a vu une voiture inconnue avec des chevaux de poste, ce matin
presque avant le jour, sur la route de Norwich, reprit Ham. Le
domestique y alla, il revint, il retourna. Quand il y retourna,
Émilie était avec lui. L'autre était dans la voiture. C'est lui!

-- Au nom de Dieu, dit M. Peggotty en reculant et en étendant la
main pour repousser une pensée qu'il craignait de s'avouer à lui-
même, ne me dites pas que son nom est Steerforth!

-- Monsieur David, s'écria Ham d'une voix brisée, ce n'est pas
votre faute... et je suis bien loin de vous en accuser, mais...
son nom est Steerforth, et c'est un grand misérable!»

M. Peggotty ne poussa pas un cri, ne versa pas une larme, ne fit
pas un mouvement, mais bientôt il eut l'air de se réveiller tout
d'un coup, et se mit à décrocher son gros manteau qui était
suspendu dans un coin.

«Aidez-moi un peu. Je suis tout brisé, et je ne puis en venir à
bout, dit-il avec impatience. Aidez-moi donc! Bien! ajouta-t-il,
quand on lui eut donné un coup de main. Maintenant passez-moi mon
chapeau!»

Ham lui demanda où il allait.

«Je vais chercher ma nièce. Je vais chercher mon Émilie. Je vais
d'abord couler à fond ce bateau-là où je l'aurais noyé, _oui_,
vrai comme je suis en vie, si j'avais pu me douter de ce qu'il
méditait. Quand il était assis en face de moi, dit-il d'un air
égaré en étendant le poing fermé, quand il était assis en face de
moi, que la foudre m'écrase, si je ne l'aurais pas noyé, et si je
n'aurais pas cru bien faire! Je vais chercher ma nièce.

-- Où? s'écria Ham, en se plaçant devant la porte.

-- N'importe où! Je vais chercher ma nièce à travers le monde. Je
vais trouver ma pauvre nièce dans sa honte, et la ramener avec
moi. Qu'on ne m'arrête pas! Je vous dis que je vais chercher ma
nièce.

-- Non, non, cria mistress Gummidge qui vint se placer entre eux,
dans un accès de douleur! non, non, Daniel! pas dans l'état où
vous êtes! Vous irez la chercher bientôt, mon pauvre Daniel, et ce
sera trop juste, mais pas maintenant! Asseyez-vous et pardonnez-
moi de vous avoir si souvent tourmenté, Daniel... (qu'est-ce que
c'est que mes chagrins auprès de celui-ci?) et parlons du temps où
elle est devenue orpheline et Ham orphelin, quand j'étais une
pauvre veuve, et que vous m'aviez recueillie. Cela calmera votre
pauvre coeur, Daniel, dit-elle, en appuyant sa tête sur l'épaule
de M. Peggotty, et vous supporterez mieux votre douleur, car vous
connaissez la promesse, Daniel: «Ce que vous aurez fait à l'un des
plus petits de mes frères, vous me l'aurez fait à moi-même,» et
cela ne peut manquer d'être accompli sous ce toit qui nous a servi
d'abri depuis tant, tant d'années!»

Il était devenu maintenant presque insensible en apparence, et
quand je l'entendis pleurer, au lieu de me mettre à genoux comme
j'en avais l'envie, pour lui demander pardon de la douleur que je
leur avais causée, et pour maudire Steerforth, je fis mieux: je
donnais à mon coeur oppressé le même soulagement et je pleurai
avec eux.



CHAPITRE II.

Commencement d'un long voyage.


Je suppose que ce qui m'est naturel est naturel à beaucoup
d'autres, c'est pourquoi je ne crains pas de dire que je n'ai
jamais plus aimé Steerforth qu'au moment même où les liens qui
nous unissaient furent rompus. Dans l'amère angoisse que me causa
la découverte de son crime, je me rappelai plus nettement toutes
ses brillantes qualités, j'appréciai plus vivement tout ce qu'il
avait de bon, je rendis plus complètement justice à toutes les
facultés qui auraient pu faire de lui un homme d'une noble nature
et d'une grande distinction, que je ne l'avais jamais fait dans
toute l'ardeur de mon dévouement passé; il m'était impossible de
ne pas sentir profondément la part involontaire que j'avais eue
dans la souillure qu'il avait laissée dans une famille honnête, et
cependant, je crois que, si je m'étais trouvé alors face à face
avec lui, je n'aurais pas eu la force de lui adresser un seul
reproche. Je l'aurais encore tant aimé, quoique mes yeux fussent
dessillés; j'aurais conservé un souvenir si tendre de mon
affection pour lui, que j'aurais été, je le crains, faible comme
un enfant qui ne sait que pleurer et oublier; mais, par exemple,
il n'y avait plus à penser désormais à une réconciliation entre
nous. C'est une pensée que je n'eus jamais. Je sentais, comme il
l'avait senti lui-même, que tout était fini de lui à moi. Je n'ai
jamais su quel souvenir il avait conservé de moi; peut-être
n'était-ce qu'un de ces souvenirs légers qu'il est facile
d'écarter, mais moi, je me souvenais de lui comme d'un ami bien-
aimé que j'avais perdu par la mort.

Oui, Steerforth, depuis que vous avez disparu de la scène de ce
pauvre récit, je ne dis pas que ma douleur ne portera pas
involontairement témoignage contre vous devant le trône du
jugement dernier, mais n'ayez pas peur que ma colère ou mes
reproches accusateurs vous y poursuivent d'eux-mêmes.

La nouvelle de ce qui venait d'arriver se répandit bientôt dans la
ville, et en passant dans les rues, le lendemain matin,
j'entendais les habitants en parler devant leurs portes. Il y
avait beaucoup de gens qui se montraient sévères pour elle;
d'autres l'étaient plutôt pour lui, mais il n'y avait qu'une voix
sur le compte de son père adoptif et de son fiancé. Tout le monde,
dans tous les rangs, témoignait pour leur douleur un respect plein
d'égards et de délicatesse. Les marins se tinrent à l'écart quand
ils les virent tous deux marcher lentement sur la plage de grand
matin, et formèrent des groupes où l'on ne parlait d'eux que pour
les plaindre.

Je les trouvai sur la plage près de la mer. Il m'eût été facile de
voir qu'ils n'avaient pas fermé l'oeil, quand même Peggotty ne
m'aurait pas dit que le grand jour les avait surpris assis encore
là où je les avais laissés la veille. Ils avaient l'air accablé,
et il me sembla que cette seule nuit avait courbé la tête de
M. Peggotty plus que toutes les années pendant lesquelles je
l'avais connu. Mais ils étaient tous deux graves et calmes comme
la mer elle-même, qui se déroulait à nos yeux sans une seule vague
sous un ciel sombre, quoique des gonflements soudains montrassent
bien qu'elle respirait dans son repos, et qu'une bande de lumière
qui l'illuminait à l'horizon fît deviner par derrière la présence
du soleil, invisible encore sous les nuages.

«Nous avons longuement parlé, monsieur, me dit Peggotty après que
nous eûmes fait, tous les trois, quelques tours sur le sable au
milieu d'un silence général, de ce que nous devions et de ce que
nous ne devions pas faire. Mais nous sommes fixés maintenant.»

Je jetai, par hasard, un regard sur Ham. En ce moment il regardait
la lueur qui éclairait la mer dans le lointain, et, quoique son
visage ne fût pas animé par la colère et que je ne pusse y lire,
autant qu'il m'en souvient, qu'une expression de résolution
sombre, il me vint dans l'esprit la terrible pensée que s'il
rencontrait jamais Steerforth, il le tuerait.

«Mon devoir ici est accompli, monsieur, dit Peggotty. Je vais
chercher ma...» Il s'arrêta, puis il reprit d'une voix plus ferme:
«Je vais la chercher. C'est mon devoir à tout jamais.»

Il secoua la tête quand je lui demandai où il la chercherait, et
me demanda si je partais pour Londres le lendemain. Je lui dis
que, si je n'étais pas parti le jour même, c'était de peur de
manquer l'occasion de lui rendre quelque service, mais que j'étais
prêt à partir quand il voudrait.

«Je partirai avec vous demain, monsieur, dit-il, si cela vous
convient.»

Nous fîmes de nouveau quelques pas en silence.

«Ham continuera à travailler ici, reprit-il au bout d'un moment,
et il ira vivre chez ma soeur. Le vieux bateau...

-- Est-ce que vous abandonnerez le vieux bateau, M. Peggotty?
demandai-je doucement.

-- Ma place n'est plus là, M. David, répondit-il, et si jamais un
bateau a fait naufrage depuis le temps où les ténèbres étaient sur
la surface de l'abîme, c'est celui-là. Mais, non, monsieur; non,
je ne veux pas qu'il soit abandonné, bien loin de là.»

Nous marchâmes encore en silence, puis il reprit:

«Ce que je désire, monsieur, c'est qu'il soit toujours, nuit et
jour, hiver comme été, tel qu'elle l'a toujours connu, depuis la
première fois qu'elle l'a vu. Si jamais ses pas errants se
dirigeaient de ce côté, je ne voudrais pas que son ancienne
demeure semblât la repousser; je voudrais qu'elle l'invitât, au
contraire, à s'approcher peut-être de la vieille fenêtre, comme un
revenant, pour regarder, à travers le vent et la pluie, son petit
coin près du feu. Alors, M. David, peut-être qu'en voyant là
mistress Gummidge toute seule, elle prendrait courage et s'y
glisserait en tremblant; peut-être se laisserait-elle coucher dans
son ancien petit lit et reposerait-elle sa tête fatiguée, là où
elle s'endormait jadis si gaiement.»

Je ne pus lui répondre, malgré tous mes efforts.

«Tous les soirs, continua M. Peggotty, à la tombée de la nuit, la
chandelle sera placée comme à l'ordinaire à la fenêtre, afin que,
s'il lui arrivait un jour de la voir, elle croie aussi l'entendre
l'appeler doucement: «Reviens, mon enfant, reviens!» Si jamais on
frappe à la porte de votre tante, le soir, Ham, surtout si on
frappe doucement, n'allez pas ouvrir vous-même. Que ce soit elle,
et non pas vous, qui voie d'abord ma pauvre enfant!»

Il fit quelques pas et marcha devant nous un moment. Durant cet
intervalle, je jetai encore les yeux sur Ham et voyant la même
expression sur son visage, avec son regard toujours fixé sur la
lueur lointaine, je lui touchai le bras.

Je l'appelai deux fois par son nom, comme si j'eusse voulu
réveiller un homme endormi, sans qu'il fît seulement attention à
moi. Quand je lui demandai enfin à quoi il pensait, il me
répondit:

«À ce que j'ai devant moi, M. David, et par delà.

-- À la vie qui s'ouvre devant vous, vous voulez dire?»

Il m'avait vaguement montré la mer.

«Oui, M. David. Je ne sais pas bien ce que c'est, mais il me
semble... que c'est tout là-bas que viendra la fin.» Et il me
regardait comme un homme qui se réveille, mais avec le même air
résolu.

«La fin de quoi? demandai-je en sentant renaître mes craintes.

-- Je ne sais pas, dit-il d'un air pensif. Je me rappelais que
c'est ici que tout a commencé et... naturellement je pensais que
c'est ici que tout doit finir. Mais n'en parlons plus, M. David,
ajouta-t-il en répondant, je pense, à mon regard, n'ayez pas peur:
c'est que, voyez-vous, je suis si barbouillé, il me semble que je
ne sais pas...» et, en effet, il ne savait pas où il en était et
son esprit était dans la plus grande confusion.

M. Peggotty s'arrêta pour nous laisser le temps de le rejoindre et
nous en restâmes là; mais le souvenir de mes premières craintes me
revint plus d'une fois, jusqu'au jour où l'inexorable fin arriva
au temps marqué.

Nous nous étions insensiblement rapprochés du vieux bateau. Nous
entrâmes: mistress Gummidge, au lieu de se lamenter dans son coin
accoutumé, était tout occupée de préparer le déjeuner. Elle prit
le chapeau de M. Peggotty, et lui approcha une chaise en lui
parlant avec tant de douceur et de bon sens que je ne la
reconnaissais plus.

«Allons, Daniel, mon brave homme, disait-elle, il faut manger et
boire pour conserver vos forces, sans cela vous ne pourriez rien
faire. Allons, un petit effort de courage, mon brave homme, et si
je vous gêne avec mon caquet, vous n'avez qu'à le dire, Daniel, et
ce sera fini.»

Quand elle nous eut tous servis, elle se retira près de la
fenêtre, pour s'occuper activement de réparer des chemises et
d'autres hardes appartenant a M. Peggotty, qu'elle pliait ensuite
avec soin pour les emballer dans un vieux sac de toile cirée,
comme ceux que portent les matelots. Pendant ce temps, elle
continuait à parler toujours aussi doucement.

«En tout temps et en toutes saisons, vous savez, Daniel, disait
mistress Gummidge, je serai toujours ici, et tout restera comme
vous le désirez. Je ne suis pas bien savante, mais je vous écrirai
de temps en temps quand vous serez parti, et j'enverrai mes
lettres à M. David. Peut-être que vous m'écrirez aussi
quelquefois, Daniel, pour me dire comment vous vous trouvez à
voyager tout seul dans vos tristes recherches.

-- J'ai peur que vous ne vous trouviez bien isolée, dit
M. Peggotty.

-- Non, non, Daniel, répliqua-t-elle; il n'y a pas de danger, ne
vous inquiétez pas de moi, j'aurai bien assez à faire de tenir les
êtres en ordres (mistress Gummidge voulait parler de la maison)
pour votre retour, de tenir les êtres en ordre pour ceux qui
pourraient revenir, Daniel. Quand il fera beau, je m'assoirai à la
porte comme j'en avais l'habitude. Si quelqu'un venait, il
pourrait voir de loin la vieille veuve, la fidèle gardienne du
logis.»

Quel changement chez mistress Gummidge, et en si peu de temps!
C'était une autre personne. Elle était si dévouée, elle comprenait
si vite ce qu'il était bon de dire et ce qu'il valait mieux taire,
elle pensait si peu à elle-même et elle était si occupée du
chagrin de ceux qui l'entouraient, que je la regardais faire avec
une sorte de vénération. Que d'ouvrage elle fit ce jour-là! Il y
avait sur la plage une quantité d'objets qu'il fallait renfermer
sous le hangar, comme des voiles, des filets, des rames, des
cordages, des vergues, des pots pour les homards, des sacs de
sable pour le lest et bien d'autres choses, et quoique le secours
ne manquât pas et qu'il n'y eût pas sur la plage une paire de
mains qui ne fût disposée à travailler de toutes ses forces pour
M. Peggotty, trop heureuse de se faire plaisir en lui rendant
service, elle persista, pendant toute la journée, à traîner des
fardeaux infiniment au-dessus de ses forces, et à courir de çà et
de là pour faire une foule de choses inutiles. Point de ses
lamentations ordinaires sur ses malheurs qu'elle semblait avoir
complètement oubliés. Elle affecta tout le jour une sérénité
tranquille, malgré sa vive et bonne sympathie, et ce n'était pas
ce qu'il y avait de moins étonnant dans le changement qui s'était
opéré en elle. De mauvaise humeur, il n'en était pas question. Je
ne remarquai même pas que sa voix tremblât uns fois, ou qu'une
larme tombât de ses yeux pondant tout le jour; seulement, le soir,
à la tombée de la nuit, quand elle resta seule avec M. Peggotty,
et qu'il s'était endormi définitivement, elle fondit en larmes et
elle essaya en vain de réprimer ses sanglots. Alors, me menant
près de la porte:

«Que Dieu vous bénisse, M. David! me dit-elle, et soyez toujours
un ami pour lui, le pauvre cher homme!»

Puis elle courut hors de la maison pour se laver les yeux, avant
d'aller se rasseoir près de lui, pour qu'il la trouvât
tranquillement à l'ouvrage en se réveillant. En un mot, lorsque je
les quittai, le soir, elle était l'appui et le soutien de
M. Peggotty dans son affliction, et je ne pouvais me lasser de
méditer sur la leçon que mistress Gummidge m'avait donnée et sur
le nouveau côté du coeur humain qu'elle venait de me faire voir.

Il était environ neuf heures et demie, lorsqu'en me promenant
tristement par la ville, je m'arrêtai à la porte de M. Omer. Sa
fille me dit que son père avait été si affligé de ce qui était
arrivé, qu'il en avait été tout le jour morne et abattu, et qu'il
s'était même couché sans fumer sa pipe.

«C'est une fille perfide, un mauvais coeur, dit mistress Joram;
elle n'a jamais valu rien de bon, non, jamais!

-- Ne dites pas cela, répliquai-je, vous ne le pensez pas.

-- Si, je le pense! dit mistress Joram avec colère.

-- Non, non,» lui dis-je.

Mistress Joram hocha la tête en essayant de prendre un air dur et
sévère, mais elle ne put triompher de son émotion et se mit à
pleurer. J'étais jeune, il est vrai, mais cette sympathie me donna
très-bonne opinion d'elle, et il me sembla qu'en sa qualité de
femme et de mère irréprochable, cela lui allait très-bien.

«Que deviendra-t-elle? disait Minnie en sanglotant. Où ira-t-elle?
que deviendra-t-elle? Oh! comment a-t-elle pu être si cruelle
envers elle-même et envers lui?»

Je me rappelais le temps où Minnie était une jeune et jolie fille,
et j'étais bien aise de voir qu'elle s'en souvenait aussi avec
tant d'émotion.

«Ma petite Minnie vient seulement de s'endormir, dit mistress
Joram. Même en dormant, elle appelle Émilie. Toute la journée, ma
petite Minnie l'a demandée en pleurant, et elle voulait toujours
savoir si Émilie était méchante. Que voulez-vous que je lui dise,
quand le dernier soir qu'Émilie a passé ici, elle a détaché un
ruban de son cou et qu'elle a mis sa tête sur l'oreiller, à côté
de la petite, jusqu'à ce qu'elle dormit profondément. Le ruban est
à l'heure qu'il est autour du cou de ma petite Minnie. Peut-être
cela ne devrait-il pas être, mais que voulez-vous que je fasse?
Émilie est bien mauvaise, mais elles s'aimaient tant! Et puis,
cette enfant n'a pas de connaissance.»

Mistress Joram était si triste que son mari sortit de sa chambre
pour venir la consoler. Je les laissai ensemble, et je repris le
chemin de la maison de Peggotty, plus mélancolique, s'il était
possible, que je ne l'avais encore été.

Cette bonne créature (je veux parler de Peggotty), sans songer à
sa fatigue, à ses inquiétudes récentes, à tant de nuits sans
sommeil, était restée chez son frère pour ne plus le quitter qu'au
moment du départ. Il n'y avait dans la maison avec moi qu'une
vieille femme, chargée du soin du ménage depuis quelques semaines,
lorsque Peggotty ne pouvait pas s'en occuper. Comme je n'avais
aucun besoin de ses services, je l'envoyai se coucher à sa grande
satisfaction, et je m'assis devant le feu de la cuisine pour
réfléchir un peu à tout ce qui venait de se passer.

Je confondais les derniers événements avec la mort de M. Barkis,
et je voyais la mer qui se retirait dans le lointain; je me
rappelais le regard étrange que Ham avait jeté sur l'horizon,
quand je fus tiré de mes rêveries par un coup frappé dehors. Il y
avait un marteau à la porte, mais ce n'était pas un coup de
marteau: c'était une main qui avait frappé, tout en bas, comme si
c'était un enfant qui voulût se faire ouvrir.

Je mis plus d'empressement à courir à la porte que si c'était le
coup de marteau d'un valet de pied chez un personnage de
distinction; j'ouvris, et je ne vis d'abord, à mon grand
étonnement, qu'un immense parapluie qui semblait marcher tout
seul. Mais je découvris bientôt sous son ombre miss Mowcher.

Je n'aurais pas été disposé à recevoir avec beaucoup de
bienveillance cette petite créature, si, au moment où elle
détourna son parapluie qu'elle ne pouvait venir à bout de fermer
malgré les plus grands efforts, j'avais retrouvé sur sa figure
cette expression «folichonne» qui m'avait fait une si grande
impression lors de notre première et dernière entrevue. Mais,
lorsqu'elle tourna son visage vers le mien, elle avait un air si
pénétré, et quand je la débarrassai de son parapluie (dont le
volume eût été incommode, même pour le _Géant irlandais_), elle
tendit ses petites mains avec une expression de douleur si vive,
que je me sentis quelque sympathie pour elle.

«Miss Mowcher! lui dis-je après avoir regardé à droite et à gauche
dans la rue déserte sans savoir ce que j'y cherchais, comment vous
trouvez-vous ici? Qu'est-ce que vous avez?»

Elle me fit signe avec son petit bras de fermer son parapluie, et
passant précipitamment à côté de moi, elle entra dans la cuisine.
Je fermai la porte; je la suivis, le parapluie à la main, et je la
trouvai assise sur un coin du garde-cendres, tout près des chenets
et des deux barres de fer destinées à recevoir les assiettes, à
l'ombre du coquemar, se balançant en avant et en arrière, et
pressant ses genoux avec ses mains comme quelqu'un qui souffre.

Un peu inquiet de recevoir cette visite inopportune, et de me
trouver seul spectateur de ces étranges gesticulations, je
m'écriai de nouveau: «Miss Mowcher, qu'est-ce que vous avez? Êtes-
vous malade?

-- Mon cher enfant, répliqua miss Mowcher en pressant ses deux
mains sur son coeur, je suis malade là, très-malade; quand je
pense à ce qui est arrivé, et que j'aurais pu le savoir,
l'empêcher peut-être, si je n'avais pas été folle et étourdie
comme je le suis!»

Et son grand chapeau, si mal approprié à sa taille de naine, se
balançait en avant et en arrière, suivant les mouvements de son
petit corps, faisant danser à l'unisson derrière elle, sur la
muraille, l'ombre d'un chapeau de géant.

«Je suis étonné, commençai-je à dire, de vous voir si sérieusement
troublée...» Mais elle m'interrompit.

«Oui, dit-elle, c'est toujours comme ça. Tous les jeunes gens
inconsidérés qui ont eu le bonheur d'arriver à leur pleine
croissance, ça s'étonne toujours de trouver quelques sentiments
chez une petite créature comme moi. Je ne suis pour eux qu'un
jouet dont ils s'amusent, pour le jeter de côté quand ils en sont
las; ça s'imagine que je n'ai pas plus de sensibilité qu'un cheval
de bois ou un soldat de plomb. Oui, oui, c'est comme ça, et ce
n'est pas d'aujourd'hui.

-- Je ne peux parler que pour moi, lui dis-je, mais je vous assure
que je ne suis pas comme cela. Peut-être n'aurais-je pas dû me
montrer étonné de vous voir dans cet état, puisque je vous connais
à peine. Excusez-moi: je vous ai dit cela sans intention.

-- Que voulez-vous que je fasse? répliqua la petite femme en se
tenant debout et en levant les bras pour se faire voir. Voyez: mon
père était tout comme moi, mon frère est de même, ma soeur aussi.
Je travaille pour mon frère et ma soeur depuis bien des années...
sans relâche, monsieur Copperfield, tout le jour. Il faut vivre.
Je ne fais de mal à personne. S'il y a des gens assez cruels pour
me tourner légèrement en plaisanterie, que voulez-vous que je
fasse? Il faut bien que je fasse comme eux; et voilà comme j'en
suis venue à me moquer de moi-même, de mes rieurs et de toutes
choses. Je vous le demande, à qui la faute? Ce n'est pas la
mienne, toujours!»

Non, non, je voyais bien que ce n'était pas la faute de miss
Mowcher.

«Si j'avais laissé voir à votre perfide ami que, pour être naine,
je n'en avais pas moins un coeur comme une autre, continua-t-elle
en secouant la tête d'un air de reproche, croyez-vous qu'il m'eût
jamais montré le moindre intérêt? Si la petite Mowcher (qui ne
s'est pourtant pas faite elle-même, monsieur) s'était adressée à
lui ou à quelqu'un de ses semblables au nom de ses malheurs,
croyez-vous que l'on eût seulement écouté sa petite voix? La
petite Mowcher n'en avait pas moins besoin de vivre, quand elle
eût été la plus sotte et la plus grognon des naines, mais elle n'y
eût pas réussi, oh! non. Elle se serait essoufflée à demander une
tartine de pain et de beurre, qu'on l'aurait bien laissée là
mourir de faim, car enfin elle ne peut pourtant pas se nourrir de
l'air du temps!»

Miss Mowcher s'assit de nouveau sur le garde-cendres, tira son
mouchoir et s'essuya les yeux.

«Allez! vous devez plutôt me féliciter, si vous avez le coeur bon,
comme je le crois, dit-elle, d'avoir eu le courage, dans ce que je
suis, de supporter tout cela gaiement. Je me félicite moi-même, en
tout cas, de pouvoir faire mon petit bonhomme de chemin dans le
monde sans rien devoir à personne, sans avoir à rendre autre chose
pour le pain qu'on me jette en passant, par sottise ou par vanité,
que quelques folies en échange. Si je ne passe pas ma vie à me
lamenter de tout ce qui me manque, c'est tant mieux pour moi, et
cela ne fait de tort à personne. S'il faut que je serve de jouet à
vous autres géants, au moins traitez votre jouet doucement.»

Miss Mowcher remit son mouchoir dans sa poche, et poursuivit en me
regardant fixement:

«Je vous ai vu dans la rue tout à l'heure. Vous comprenez qu'il
m'est impossible de marcher aussi vite que vous: j'ai les jambes
trop petites et l'haleine trop courte, et je n'ai pas pu vous
rejoindre; mais je devinais où vous alliez et je vous ai suivi. Je
suis déjà venue ici aujourd'hui, mais la bonne femme n'était pas
chez elle.

-- Est-ce que vous la connaissez? demandai-je.

-- J'ai entendu parler d'elle, répliqua-t-elle, chez Omer et
Joram. J'étais chez eux ce matin à sept heures. Vous souvenez-vous
de ce que Steerforth me dit de cette malheureuse fille le jour où
je vous ai vus tous les deux à l'hôtel?»

Le grand chapeau sur la tête de miss Mowcher, et le chapeau plus
grand encore qui se dessinait sur la muraille, recommencèrent à se
dandiner quand elle me fit cette question.

Je lui répondis que je me rappelais très-bien ce qu'elle voulait
dire, et que j'y avais pensé plusieurs fois dans la journée.

«Que le père du mensonge le confonde! dit la petite personne en
élevant le doigt entre ses yeux étincelants et moi, et qu'il
confonde dix fois plus encore ce misérable domestique! Mais je
croyais que c'était vous qui aviez pour elle une passion de
vieille date.

-- Moi? répétai-je.

-- Enfant que vous êtes! Au nom de la mauvaise fortune la plus
aveugle, s'écria miss Mowcher, en se tordant les mains avec
impatience et en s'agitant de long en large sur le garde-cendres,
pourquoi aussi faisiez-vous tant son éloge, en rougissant et d'un
air si troublé?»

Je ne pouvais me dissimuler qu'elle disait vrai, quoiqu'elle eût
mal interprété mon émotion.

«Comment pouvais-je le savoir? dit miss Mowcher en tirant de
nouveau son mouchoir et en frappant du pied chaque fois qu'elle
s'essuyait les yeux des deux mains. Je voyais bien qu'il vous
tourmentait et vous cajolait tour à tour; et, pendant ce temps-là,
vous étiez comme de la cire molle entre ses mains; je le voyais
bien aussi. Il n'y avait pas une minute que j'avais quitté la
chambre quand son domestique me dit que le jeune innocent (c'est
ainsi qu'il vous appelait, et vous, vous pouvez bien l'appeler le
vieux coquin tant que vous voudrez, sans lui faire tort) avait
jeté son dévolu sur elle, et qu'elle avait aussi la tête perdue
d'amour pour vous; mais que son maître était décidé à ce que cela
n'eût pas de mauvaises suites, plus par affection pour vous que
par pitié pour elle, et que c'était dans ce but qu'ils étaient à
Yarmouth. Comment ne pas le croire? J'avais vu Steerforth vous
câliner et vous flatter en faisant l'éloge de cette jeune fille.
C'était vous qui aviez parlé d'elle le premier. Vous aviez avoué
qu'il y avait longtemps que vous l'aviez appréciée. Vous aviez
chaud et froid, vous rougissiez et vous pâlissiez quand je vous
parlais d'elle. Que vouliez-vous que je pusse croire, si ce n'est
que vous étiez un petit libertin en herbe, à qui il ne manquait
plus que l'expérience, et qu'avec les mains dans lesquelles vous
étiez tombé, l'expérience ne vous manquerait pas longtemps, s'ils
ne se chargeaient pas de vous diriger pour votre bien, puisque
telle était leur fantaisie? Oh! oh! oh! c'est qu'ils avaient peur
que je ne découvrisse la vérité, s'écria miss Mowcher en
descendant du garde-feu pour trotter en long et en large dans la
cuisine, en levant au ciel ses deux petits bras d'un air de
désespoir; ils savaient que je suis assez fine, car j'en ai bien
besoin pour me tirer d'affaire dans le monde, et ils se sont
réunis pour me tromper; ils m'ont fait remettre à cette
malheureuse fille une lettre, l'origine, je le crains bien, de ses
accointances avec Littimer qui était resté ici tout exprès pour
elle.»

Je restai confondu à la révélation de tant de perfidie, et je
regardai miss Mowcher qui se promenait toujours dans la cuisine;
quand elle fut hors d'haleine, elle se rassit sur le garde-feu et,
s'essuyant le visage avec son mouchoir, elle secoua la tête sans
faire d'autre mouvement et sans rompre le silence.

«Mes tournées de province m'ont amenée avant-hier soir à Norwich,
monsieur Copperfield, ajouta-t-elle enfin. Ce que j'ai su là par
hasard du secret qui avait enveloppé leur arrivée et leur départ,
car je fus bien étonnée d'apprendre que vous n'étiez pas de la
partie, m'a fait soupçonner quelque chose. J'ai pris hier au soir
la diligence de Londres au moment où elle traversait Norwich, et
je suis arrivée ici ce matin, trop tard, hélas! trop tard!»

La pauvre petite Mowcher avait un tel frisson, à force de pleurer
et de se désespérer, qu'elle se retourna sur le garde-feu pour
réchauffer ses pauvres petits pieds mouillés au milieu des
cendres, et resta là comme une grande poupée, les yeux tournés
vers l'âtre. J'étais assis sur une chaise de l'autre côté de la
cheminée, plongé dans mes tristes réflexions et regardant tantôt
le feu, tantôt mon étrange compagne.

«Il faut que je m'en aille, dit-elle enfin en se levant. Il est
tard; vous ne vous méfiez pas de moi, n'est-ce pas?»

En rencontrant son regard perçant, plus perçant que jamais, quand
elle me fit cette question, je ne pus répondre à ce brusque appel
un «non» bien franc.

«Allons, dit-elle, en acceptant la main que je lui offrais pour
l'aider à passer par-dessus le garde-cendres et en me regardant
d'un air suppliant, vous savez bien que vous ne vous méfieriez pas
de moi, si j'étais une femme de taille ordinaire.»

Je sentis qu'il y avait beaucoup de vérité là dedans, et j'étais
un peu honteux de moi-même.

«Vous êtes jeune, dit-elle. Écoutez un mot d'avis, même d'une
petite créature de trois pieds de haut. Tâchez, mon bon ami, de ne
pas confondre les infirmités physiques avec les infirmités
morales, à moins que vous n'ayez quelque bonne raison pour cela.»

Quand elle fut délivrée du garde-cendres, et moi de mes soupçons,
je lui dis que je ne doutais pas qu'elle ne m'eût fidèlement
expliqué ses sentiments, et que nous n'eussions été, l'un et
l'autre, deux instruments aveugles dans des mains perfides. Elle
me remercia en ajoutant que j'étais un bon garçon.

«Maintenant, faites attention! dit-elle en se retournant, au
moment d'arriver à la porte, et en me regardant, le doigt levé,
d'un air malin. J'ai quelques raisons de supposer, d'après ce que
j'ai entendu dire (car j'ai toujours l'oreille au guet, il faut
bien que j'use des facultés que je possède) qu'ils sont partis
pour le continent. Mais s'ils reviennent jamais, si l'un d'eux
seulement revient de mon vivant, j'ai plus de chances qu'un autre,
moi qui suis toujours par voie et par chemins, d'en être informée.
Tout ce que je saurai, vous le saurez; si je puis jamais être
utile, n'importe comment, à cette pauvre fille qu'ils viennent de
séduire, je m'y emploierai fidèlement, s'il plaît à Dieu! Et quant
à Littimer, mieux vaudrait pour lui avoir un dogue à ses trousses
que la petite Mowcher!»

Je ne pus m'empêcher d'ajouter foi intérieurement à cette
promesse, quand je vis le regard qui l'accompagnait.

«Je ne vous demande que d'avoir en moi la confiance que vous
auriez en une femme d'une taille ordinaire, ni plus ni moins, dit
la petite créature en prenant ma main d'un air suppliant. Si vous
me revoyez jamais différente en apparence de ce que je suis
maintenant avec vous; si je reprends l'humeur folâtre que vous
m'avez vue la première fois, faites attention à la compagnie avec
laquelle je me trouve. Rappelez-vous que je suis une pauvre petite
créature sans secours et sans défense. Figurez-vous miss Mowcher
rentrée chez elle le soir, avec son frère tout comme elle, et sa
soeur, comme elle aussi, quand elle a fini sa journée; peut-être
alors serez-vous plus indulgent pour moi, et ne vous étonnerez-
vous plus de mon chagrin et de mon trouble. Bonsoir!»

Je touchai la main de miss Mowcher avec des sentiments d'estime
bien différents de ceux qu'elle m'avait inspirés jusqu'alors, et
je lui tins la porte pour la laisser sortir. Ce n'était pas une
petite affaire que d'ouvrir le grand parapluie et de le placer en
équilibre dans sa main; j'y réussis pourtant, et je le vis
descendre la rue à travers la pluie sans que rien indiquât qu'il y
eût personne dessous, excepté quand une gouttière trop pleine se
déchargeait sur lui au passage et le faisait pencher de côté, car
alors on découvrait miss Mowcher en péril, qui faisait de violents
efforts pour le redresser.

Après avoir fait une ou deux sorties pour aller à sa rescousse,
mais sans grands résultats, car, quelques pas plus loin, le
parapluie recommençait toujours à sautiller devant moi comme un
gros oiseau avant que je pusse le rejoindre, je rentrai me
coucher, et je dormis jusqu'au matin.

M. Peggotty et ma vieille bonne vinrent me trouver de bonne heure,
et nous nous rendîmes au bureau de la diligence, où mistress
Gummidge nous attendait avec Ham pour nous dire adieu.

«Monsieur David, me dit Ham tout bas, en me prenant à part,
pendant que Peggotty arrimait son sac au milieu du bagage: sa vie
est complètement brisée, il ne sait pas où il va, il ne sait pas
ce qui l'attend, il commence un voyage qui va le mener de çà et de
là, jusqu'à la fin de sa vie, vous pouvez compter là-dessus, s'il
ne trouve pas ce qu'il cherche. Je sais que vous serez un ami pour
lui, monsieur David!

-- Vous pouvez en être assuré, lui dis-je en pressant
affectueusement sa main.

-- Merci, monsieur, merci bien. Encore un mot. Je gagne bien ma
vie, vous savez, monsieur David, et je ne saurais maintenant à
quoi dépenser ce que je gagne, je n'ai plus besoin que de quoi
vivre. Si vous pouviez le dépenser pour lui, monsieur, je
travaillerais de meilleur coeur. Quoique, quant à ça, monsieur,
continua-t-il d'un ton ferme et doux, soyez bien sûr que je n'en
travaillerai pas moins comme un homme, et que je m'en acquitterai
de mon mieux.»

Je lui dis que j'en étais bien convaincu, et je ne lui cachai même
pas mon espérance qu'un temps viendrait où il renoncerait à la vie
solitaire à laquelle, en ce moment, il pouvait se croire
naturellement condamné pour toujours.

«Non, monsieur, dit-il en secouant la tête; tout cela est passé
pour moi. Jamais personne ne remplira la place qui est vide. Mais
n'oubliez pas qu'il y aura toujours ici de l'argent de côté,
monsieur.»

Je lui promis de m'en souvenir, tout en lui rappelant que
M. Peggotty avait déjà un revenu modeste, il est vrai, mais
assuré, grâce au legs de son beau-frère. Nous prîmes alors congé
l'un de l'autre. Je ne peux pas le quitter, même ici, sans me
rappeler son courage simple et touchant dans un si grand chagrin.

Quant à mistress Gummidge, s'il me fallait décrire toutes les
courses qu'elle fit le long de la rue à côté de la diligence, sans
voir autre chose, à travers les larmes qu'elle essayait de
contenir, que M. Peggotty assis sur l'impériale, ce qui faisait
qu'elle se heurtait contre tous les gens qui marchaient dans une
direction opposée, je serais obligé de me lancer dans une
entreprise bien difficile. J'aime donc mieux la laisser assise sur
les marches de la porte d'un boulanger, essoufflée et hors
d'haleine, avec un chapeau qui n'avait plus du tout de forme, et
l'un de ses souliers qui l'attendait sur le trottoir à une
distance considérable.

En arrivant au terme de notre voyage, notre première occupation
fut de chercher pour Peggotty un petit logement où son frère pût
avoir un lit; nous eûmes le bonheur d'en trouver un, très-propre
et peu dispendieux, au-dessus d'une boutique de marchand de
chandelles, et séparé par deux rues seulement de mon appartement.
Quand nous eûmes retenu ce domicile, j'achetai de la viande froide
chez un restaurateur et j'emmenai mes compagnons de voyage prendre
le thé chez moi, au risque, je regrette de le dire, de ne pas
obtenir l'approbation de mistress Crupp, bien au contraire.
Cependant, je dois mentionner ici, pour bien faire connaître les
qualités contradictoires de cette estimable dame, qu'elle fut
très-choquée de voir Peggotty retrousser sa robe de veuve, dix
minutes après son arrivée chez moi, pour se mettre à épousseter ma
chambre à coucher. Mistress Crupp regardait cette usurpation de sa
charge comme une liberté, et elle ne permettait jamais, dit-elle,
qu'on prit des libertés avec elle.

M. Peggotty m'avait communiqué en route un projet auquel je
m'attendais bien. Il avait l'intention de voir d'abord mistress
Steerforth. Comme je me sentais obligé de l'aider dans cette
entreprise, et de servir de médiateur entre eux, dans le but de
ménager le plus possible la sensibilité de la mère, je lui écrivis
le soir même. Je lui expliquai le plus doucement que je pus le mal
qu'on avait fait à M. Peggotty, le droit que j'avais pour ma part
de me plaindre de ce malheureux événement. Je lui disais que
c'était un homme d'une classe inférieure, mais du caractère le
plus doux et le plus élevé, et que j'osais espérer qu'elle ne
refuserait pas de le voir dans le malheur qui l'accablait. Je lui
demandais de nous recevoir à deux heures de l'après-midi, et
j'envoyai moi-même la lettre par la première diligence du matin.


À l'heure dite, nous étions devant la porte... la porte de cette
maison où j'avais été si heureux quelques jours auparavant, où
j'avais donné si librement toute ma confiance et tout mon coeur,
cette porte qui m'était désormais fermée maintenant, et que je ne
regardais plus que comme une ruine désolée.

Point de Littimer. C'était la jeune fille qui l'avait remplacé à
ma grande satisfaction, lors de notre dernière visite, qui vint
nous répondre et qui nous conduisit au salon. Mistress Steerforth
s'y trouvait. Rosa Dartle, au moment où nous entrâmes, quitta le
siège qu'elle occupait dans un autre coin de la chambre, et vint
se placer debout derrière le fauteuil de mistress Steerforth.

Je vis à l'instant sur le visage de la mère qu'elle avait appris
de lui-même ce qu'il avait fait. Elle était très-pâle, et ses
traits portaient la trace d'une émotion trop profonde pour être
seulement attribuée à ma lettre, surtout avec les doutes que lui
eût laissés sa tendresse. Je lui trouvai en ce moment plus de
ressemblance que jamais avec son fils, et je vis, plutôt avec mon
coeur qu'avec mes yeux, que mon compagnon n'en était pas frappé
moins que moi.

Elle se tenait droite sur son fauteuil, d'un air majestueux,
imperturbable, impassible, qu'il semblait que rien au monde ne fut
capable de troubler. Elle regarda fièrement M. Peggotty quand il
vint se placer devant elle, et lui ne la regardait pas d'un oeil
moins assuré. Les yeux pénétrants de Rosa Dartle nous embrassaient
tous. Pendant un moment le silence fut complet.

Elle fit signe à M. Peggotty de s'asseoir.

«Il ne me semblerait pas naturel, madame, dit-il à voix basse, de
m'asseoir dans cette maison; j'aime mieux me tenir debout.»
Nouveau silence, qu'elle rompit encore en disant:

«Je sais ce qui vous amène ici; je le regrette profondément. Que
voulez-vous de moi? que me demandez-vous de faire?»

Il mit son chapeau sous son bras, et cherchant dans son sein la
lettre de sa nièce, la tira, la déplia et la lui donna.

«Lisez ceci, s'il vous plaît, madame. C'est de la main de ma
nièce!»

Elle lut, du même air impassible et grave; je ne pus saisir sur
ses traits aucune trace d'émotion, puis elle rendit la lettre.

«À moins qu'il ne me ramène après avoir fait de moi une dame,» dit
M. Peggotty, en suivant les mots du doigt: Je viens savoir,
madame, s'il tiendra sa promesse?

-- Non, répliqua-t-elle.

-- Pourquoi non? dit M. Peggotty?

-- C'est impossible. Il se déshonorerait. Vous ne pouvez pas
ignorer qu'elle est trop au-dessous de lui.

-- Élevez-la jusqu'à vous! dit M. Peggotty.

-- Elle est ignorante et sans éducation.

-- Peut-être oui, peut-être non, dit M. Peggotty. Je ne le crois
pas, madame, mais je ne suis pas juge de ces choses-là. Enseignez-
lui ce qu'elle ne sait pas!

-- Puisque vous m'obligez à parler plus catégoriquement; ce que je
ne fais qu'avec beaucoup de regret, sa famille est trop humble
pour qu'une chose pareille soit possible, quand même il n'y aurait
pas d'autres obstacles.

-- Écoutez-moi, madame, dit-il lentement et avec calme: Vous savez
ce que c'est que d'aimer son enfant; moi aussi. Elle serait cent
fois mon enfant que je ne pourrais pas l'aimer davantage. Mais
vous ne savez pas ce que c'est que de perdre son enfant; moi je le
sais. Toutes les richesses du monde, si elles étaient à moi, ne me
coûteraient rien pour la racheter. Arrachez-la à ce déshonneur, et
je vous donne ma parole que vous n'aurez pas à craindre l'opprobre
de notre alliance. Pas un de ceux qui l'ont élevée, pas un de ceux
qui ont vécu avec elle, et qui l'ont regardée comme leur trésor
depuis tant d'années, ne verra plus jamais son joli visage. Nous
renoncerons à elle, nous nous contenterons d'y penser, comme si
elle était bien loin, sous un autre ciel; nous nous contenterons
de la confier à son mari, à ses petits enfants, peut-être, et
d'attendre, pour la revoir, le temps où nous serons tous égaux
devant Dieu!»

La simple éloquence de son discours ne fut pas absolument sans
effet. Mistress Steerforth conserva ses manières hautaines, mais
son ton s'adoucit un peu en lui répondant:

«Je ne justifie rien. Je n'accuse personne, mais je suis fâchée
d'être obligée de répéter que c'est impraticable. Un mariage
pareil détruirait sans retour tout l'avenir de mon fils. Cela ne
se peut pas, et cela ne se fera pas: rien n'est plus certain. S'il
y a quelque autre compensation...

-- Je regarde un visage qui me rappelle par sa ressemblance celui
que j'ai vu en face de moi, interrompit M. Peggotty, avec un
regard ferme mais étincelant, dans ma maison, au coin de mon feu,
dans mon bateau, partout, avec un sourire amical, au moment où il
méditait une trahison si noire, que j'en deviens à moitié fou
quand j'y pense. Si le visage qui ressemble à celui-là ne devient
pas rouge comme le feu à l'idée de m'offrir de l'argent pour me
payer la perte et la ruine de mon enfant, il ne vaut pas mieux que
l'autre; peut-être vaut-il moins encore, puisque c'est celui d'une
dame.»

Elle changea alors en un instant: elle rougit de colère, et dit
avec hauteur, en serrant les bras de son fauteuil:

«Et vous, quelle compensation pouvez-vous m'offrir pour l'abîme
que vous avez ouvert entre mon fils et moi? Qu'est-ce que votre
affection en comparaison de la mienne? Qu'est-ce que votre
séparation au prix de la nôtre?»

Miss Dartle la toucha doucement et pencha la tête pour lui parler
tout bas, mais elle ne voulut pas l'écouter.

«Non, Rosa, pas un mot! Que cet homme m'entende jusqu'au bout! Mon
fils, qui a été le but unique de ma vie, à qui toutes mes pensées
ont été consacrées, à qui je n'ai pas refusé un désir depuis son
enfance, avec lequel j'ai vécu d'une seule existence depuis sa
naissance, s'amouracher en un instant d'une misérable fille, et
m'abandonner! Me récompenser de ma confiance par une déception
systématique pour l'amour d'elle, et me quitter pour elle!
Sacrifier à cette odieuse fantaisie les droits de sa mère à son
respect, son affection, son obéissance, sa gratitude, des droits
que chaque jour et chaque heure de sa vie avaient dû lui rendre
sacrés! N'est-ce pas là aussi un tort irréparable?»

Rosa Dartle essaya de nouveau de la calmer, mais ce fut en vain.

«Je vous le répète, Rosa, pas un mot! S'il est capable de risquer
tout sur un coup de dé pour le caprice le plus frivole, je puis le
faire aussi pour un motif plus digne de moi. Qu'il aille où il
voudra avec les ressources que mon amour lui a fournies! Croit-il
me réduire par une longue absence? Il connaît bien peu sa mère
s'il compte là-dessus. Qu'il renonce à l'instant à cette
fantaisie, et il sera le bienvenu. S'il n'y renonce pas à
l'instant, il ne m'approchera jamais, vivante on mourante, tant
que je pourrai lever la main pour m'y opposer, jusqu'à ce que,
débarrassé d'elle pour toujours, il vienne humblement implorer mon
pardon. Voilà mon droit! Voilà la séparation qu'il a mise entre
nous! Et n'est-ce pas là un tort irréparable?» dit-elle en
regardant son visiteur du même air hautain qu'elle avait pris tout
d'abord.

En entendant, en voyant la mère, pendant qu'elle prononçait ces
paroles, il me semblait voir et entendre son fils y répondre par
un défi. Je retrouvais en elle tout ce que j'avais vu en lui
d'obstination et d'entêtement. Tout ce que je savais par moi-même
de l'énergie mal dirigée de Steerforth me faisait mieux comprendre
le caractère de sa mère; je voyais clairement que leur âme, dans
sa violence sauvage, était à l'unisson.

Elle me dit alors tout haut, en reprenant la froideur de ses
manières, qu'il était inutile d'en entendre ou d'en dire
davantage, et qu'elle désirait mettre un terme à cette entrevue.
Elle se levait d'un air de dignité pour quitter la chambre, quand
M. Peggotty déclara que c'était inutile.

«Ne craignez pas que je sois pour vous un embarras, madame: je
n'ai plus rien à vous dire, reprit-il en faisant un pas vers la
porte. Je suis venu ici sans espérance et je n'emporte aucun
espoir. J'ai fait ce que je croyais devoir faire, mais je
n'attendais rien de ma visite. Cette maison maudite a fait trop de
mal à moi et aux miens pour que je pusse raisonnablement en
espérer quelque chose.»

Là-dessus nous partîmes, en la laissant debout à côté de son
fauteuil, comme si elle posait pour un portrait de noble attitude
avec un beau visage.

Nous avions à traverser, pour sortir, une galerie vitrée qui
servait de vestibule; une vigne en treille la couvrait tout
entière de ses feuilles; il faisait beau et les portes qui
donnaient dans le jardin étaient ouvertes. Rosa Dartle entra par
là, sans bruit, au moment où nous passions, et s'adressant à moi:

«Vous avez eu une belle idée, dit-elle, d'amener cet homme!»

Je n'aurais pas cru qu'on pût concentrer, même sur ce visage, une
expression de rage et de mépris comme celle qui obscurcissait ses
traits et qui jaillissait de ses yeux noirs. La cicatrice du
marteau était, comme toujours dans de pareils accès de colère,
fortement accusée. Le tremblement nerveux que j'y avais déjà
remarqué l'agitait encore, et elle y porta la main pour le
contenir, en voyant que je la regardais.

«Vous avez bien choisi votre homme pour l'amener ici et lui servir
de champion, n'est-ce pas? Quel ami fidèle!

-- Miss Dartle, répliquai-je, vous n'êtes certainement pas assez
injuste pour que ce soit moi que vous condamniez en ce moment?

-- Pourquoi venez-vous jeter la division entre ces deux créatures
insensées, répliqua-t-elle; ne voyez-vous pas qu'ils sont fous
tous les deux d'entêtement et d'orgueil?

-- Est-ce ma faute? repartis-je.

-- C'est votre faute! répliqua-t-elle. Pourquoi amenez-vous cet
homme ici?

-- C'est un homme auquel on a fait bien du mal, miss Dartle,
répondis-je; vous ne le savez peut-être pas.

-- Je sais que James Steerforth, dit-elle en pressant la main sur
son sein comme pour empêcher d'éclater l'orage qui y régnait, a un
coeur perfide et corrompu; je sais que c'est un traître. Mais
qu'ai-je besoin de m'inquiéter de savoir ce qui regarde cet homme
et sa misérable nièce?

-- Miss Dartle, répliquai-je, vous envenimez la plaie: elle n'est
déjà que trop profonde. Je vous répète seulement, en vous
quittant, que vous lui faites grand tort.

-- Je ne lui fais aucun tort, répliqua-t-elle: ce sont autant de
misérables sans honneur, et, pour elle, je voudrais qu'on lui
donnât le fouet.»

M. Peggotty passa sans dire un mot et sortit.

«Oh! c'est honteux, miss Dartle, c'est honteux, lui dis-je avec
indignation. Comment pouvez-vous avoir le coeur de fouler aux
pieds un homme accablé par une affliction si peu méritée?

-- Je voudrais les fouler tous aux pieds, répliqua-t-elle. Je
voudrais voir sa maison détruite de fond en comble; je voudrais
qu'on marquât la nièce au visage avec un fer rouge, qu'on la
couvrît de haillons, et qu'on la jetât dans la rue pour y mourir
de faim. Si j'avais le pouvoir de la juger, voilà ce que je lui
ferais faire: non, non, voilà ce que je lui ferais moi-même! Je la
déteste! Si je pouvais lui reprocher en face sa situation infâme,
j'irais au bout du monde pour cela. Si je pouvais la poursuivre
jusqu'au tombeau, je le ferais. S'il y avait à l'heure de sa mort
un mot qui pût la consoler, et qu'il n'y eut que moi qui le sût,
je mourrais plutôt que de le lui dire.»

Toute la véhémence de ces paroles ne peut donner qu'une idée très-
imparfaite de la passion qui la possédait tout entière et qui
éclatait dans toute sa personne, quoiqu'elle eût baissé la voix au
lieu de l'élever. Nulle description ne pourrait rendre le souvenir
que j'ai conservé d'elle, dans cette ivresse de fureur. J'ai vu la
colère sous bien des formes, je ne l'ai jamais vue sous celle-là.

Quand je rejoignis M. Peggotty, il descendait la colline lentement
et d'un air pensif. Il me dit, dès que je l'eus atteint, qu'ayant
maintenant le coeur net de ce qu'il avait voulu faire à Londres,
il avait l'intention de partir le soir même pour ses voyages. Je
lui demandai où il comptait aller? Il me répondit seulement:

«Je vais chercher ma nièce, monsieur.»

Nous arrivâmes au petit logement au-dessus du magasin de
chandelles, et là je trouvai l'occasion de répéter à Peggotty ce
qu'il m'avait dit. Elle m'apprit à son tour qu'il lui avait tenu
le même langage, le matin. Elle ne savait pas plus que moi où il
allait, mais elle pensait qu'il avait quelque projet en tête.

Je ne voulus pas le quitter en pareille circonstance, et nous
dînâmes tous les trois avec un pâté de filet de boeuf, l'un des
plats merveilleux qui faisaient honneur au talent de Peggotty, et
dont le parfum incomparable était encore relevé, je me le rappelle
à merveille, par une odeur composée de thé, de café, de beurre, de
lard, de fromage, de pain frais, de bois à brûler, de chandelles
et de sauce aux champignons qui montait sans cesse de la boutique.
Après le dîner, nous nous assîmes pendant une heure à peu près, à
côté de la fenêtre, sans dire grand'chose; puis M. Peggotty se
leva, prit son sac de toile cirée et son gourdin, et les posa sur
la table.

Il accepta, en avance de son legs, une petite somme que sa soeur
lui remit sur l'argent comptant qu'elle avait entre les mains, à
peine de quoi vivre un mois, à ce qu'il me semblait. Il promit de
m'écrire s'il venait à savoir quelque chose, puis il passa la
courroie de son sac sur son épaule, prit son chapeau et son bâton,
et nous dit à tous les deux: «Au revoir!»

«Que Dieu vous bénisse, ma chère vieille, dit-il en embrassant
Peggotty, et vous aussi, monsieur David, ajouta-t-il en me donnant
une poignée de main. Je vais la chercher par le monde. Si elle
revenait pendant que je serai parti (mais, hélas! ça n'est pas
probable), ou si je la ramenais, mon intention serait d'aller
vivre avec elle là où elle ne trouverait personne qui pût lui
adresser un reproche; s'il m'arrivait malheur, rappelez-vous que
les dernières paroles que j'ai dites pour elles sont: «Je laisse à
ma chère fille mon affection inébranlable, et je lui pardonne!»

Il dit cela d'un ton solennel, la tête nue; puis, remettant son
chapeau, il descendit et s'éloigna. Nous le suivîmes jusqu'à la
porte. La soirée était chaude, il faisait beaucoup de poussière,
le soleil couchant jetait des flots de lumière sur la chaussée, et
le bruit constant des pas s'était un moment assoupi dans la grande
rue à laquelle aboutissait notre petite ruelle. Il tourna tout
seul le coin de cette ruelle sombre, entra dans l'éclat du jour et
disparut.

Rarement je voyais revenir cette heure de la soirée, rarement il
m'arrivait de me réveiller la nuit et de regarder la lune ou les
étoiles, ou de voir tomber la pluie et d'entendre siffler le vent,
sans penser au pauvre pèlerin qui s'en allait tout seul par les
chemins, et sans me rappeler ces mots:

«Je vais la chercher par le monde. S'il m'arrivait malheur,
rappelez-vous que les dernières paroles que j'ai dites pour elle
étaient: «Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable,
et je lui pardonne.»



CHAPITRE III.

Bonheur.


Durant tout ce temps-là, j'avais continué d'aimer Dora plus que
jamais. Son souvenir me servait de refuge dans mes contrariétés et
mes chagrins, il me consolait même de la perte de mon ami. Plus
j'avais compassion de moi-même et plus j'avais pitié des autres,
plus je cherchais des consolations dans l'image de Dora. Plus le
monde me semblait rempli de déceptions et de peines, plus l'étoile
de Dora s'élevait pure et brillante au-dessus du monde. Je ne
crois pas que j'eusse une idée bien nette de la patrie où Dora
avait vu le jour, ni de la place élevée qu'elle occupait par sa
nature dans l'échelle des archanges et des séraphins; mais je sais
bien que j'aurais repoussé avec indignation et mépris la pensée
qu'elle pût être simplement une créature humaine comme toutes les
autres demoiselles.

Si je puis m'exprimer ainsi, j'étais absorbé dans Dora. Non-
seulement j'étais amoureux d'elle à en perdre la tête, mais
c'était un amour qui pénétrait tout mon être. On aurait pu tirer
de moi, ceci est une figure, assez d'amour pour y noyer un homme,
et il en serait encore resté assez en moi et tout autour de moi
pour inonder mon existence tout entière.

La première chose que je fis pour mon propre compte en revenant,
fut d'aller pendant la nuit me promener à Norwood, où, selon les
termes d'une respectable énigme qu'on me donnait à deviner dans
mon enfance, «je fis le tour de la maison, sans jamais toucher la
maison»: Je crois que cet incompréhensible logogriphe s'appliquait
à la lune. Quoi qu'il en soit, moi, l'esclave lunatique de Dora,
je tournai autour de la maison et du jardin pendant deux heures,
regardant à travers des fentes dans les palissades, arrivant par
des effets surhumains à passer le menton au-dessus des clous
rouillés qui en garnissaient le sommet, envoyant des baisers aux
lumières qui paraissaient aux fenêtres, faisant à la nuit des
supplications romantiques pour qu'elle prit en main la défense de
ma Dora... je ne sais pas trop contre quoi, contre le feu, je
suppose; peut-être contre les souris, dont elle avait grand'peur.

Mon amour me préoccupait tellement, et il me semblait si naturel
de tout confier à Peggotty, lorsque je la retrouvai près de moi
dans la soirée avec tous ses anciens instruments de couture,
occupée à passer en revue ma garde-robe, qu'après de nombreuses
circonlocutions, je lui communiquai mon grand secret. Peggotty y
prit un vif intérêt; mais je ne pouvais réussir à lui faire
considérer la question du même point de vue que moi. Elle avait
des préventions audacieuses en ma faveur, et ne pouvait comprendre
d'où venaient mes doutes et mon abattement. «La jeune personne
devait se trouver bien heureuse d'avoir un pareil adorateur,
disait-elle, et quant à son papa, qu'est-ce que ce monsieur
pouvait demander de plus, je vous prie?»

Je remarquai pourtant que la robe de procureur et la cravate
empesée de M. Spenlow imposaient un peu à Peggotty, et lui
inspiraient quelque respect pour l'homme dans lequel je voyais
tous les jours davantage une créature éthérée, et qui me semblait
rayonner dans un reflet de lumière pendant qu'il siégeait à la
Cour, au milieu de ses dossiers, comme un phare destiné à éclairer
un océan de papiers. Je me souviens aussi que c'était une chose
qui me passait, pendant que je siégeais parmi ces messieurs de la
Cour, de penser que tous ces vieux juges et ces docteurs ne se
soucieraient seulement pas de Dora s'ils la connaissaient, qu'ils
ne deviendraient pas du tout fous de joie si on leur proposait
d'épouser Dora: que Dora pourrait, en chantant, en jouant de cette
guitare magique, me pousser jusqu'aux limites du la folie, sans
détourner d'un pas de son chemin un seul de tous ces êtres glacés!

Je les méprisais tous sans exception. Tous ces vieux jardiniers
gelés des plates-bandes du coeur m'inspiraient une répulsion
personnelle. Le tribunal n'était pour moi qu'un bredouilleur
insensé. La haute Cour me semblait aussi dépourvue de poésie et de
sentiment que la basse-cour d'un poulailler.

J'avais pris en main, avec un certain orgueil, le maniement des
affaires de Peggotty, j'avais prouvé l'identité du testament,
j'avais tout réglé avec le bureau des legs, je l'avais même menée
à la Banque; enfin, tout était en bon train. Nous apportions
quelque variété dans nos affaires légales, en allant voir des
figures de cire dans Fleet-Street (j'espère qu'elles sont fondues,
depuis vingt ans que je ne les ai vues), en visitant l'exposition
de miss Linwood, qui reste dans mes souvenirs comme un mausolée au
crochet, favorable aux examens de conscience et au repentir;
enfin, en parcourant la tour de Londres, et en montant jusqu'au
haut du dôme de Saint-Paul. Ces curiosités procurèrent à Peggotty
le peu de plaisir dont elle pût jouir dans les circonstances
présentes; pourtant il faut dire que Saint-Paul, grâce à son
attachement pour sa boîte à ouvrage, lui parut digne de rivaliser
avec la peinture du couvercle, quoique la comparaison, sous
quelques rapports, fût plutôt à l'avantage de ce petit chef-
d'oeuvre: c'était du moins l'avis de Peggotty.

Ses affaires, qui étaient ce que nous appelions à la Cour des
affaires de formalités ordinaires, genre d'affaires, par
parenthèse, très-facile et très-lucratif, étant finies, je la
conduisis un matin à l'étude pour régler son compte. M. Spenlow
était sorti un montent, à ce que m'apprit le vieux Tiffey, il
était allé conduire un monsieur qui venait prêter serment pour une
dispense de bans; mais comme je savais qu'il allait revenir tout
de suite, attendu que notre bureau était tout près de celui du
vicaire général, je dis à Peggotty d'attendre.

Nous jouions un peu, à la Cour, le rôle d'entrepreneurs de pompes
funèbres, lorsqu'il s'agissait d'examiner un testament, et nous
avions habituellement pour règle de nous composer un air plus ou
moins sentimental quand nous avions affaire à des clients en
deuil. Par le même principe, autrement appliqué, nous étions
toujours gais et joyeux quand il s'agissait de clients qui
allaient se marier. Je prévins donc Peggotty qu'elle allait
trouver M. Spenlow assez bien remis du coup que lui avait porté le
décès de M. Barkis, et le fait est que lorsqu'il entra, on aurait
cru voir entrer le fiancé.

Mais ni Peggotty ni moi nous ne nous amusâmes à le regarder, quand
nous le vîmes accompagné de M. Murdstone. Ce personnage était
très-peu changé. Ses cheveux étaient aussi épais et aussi noirs
qu'autrefois, et son regard n'inspirait pas plus de confiance que
par le passé.

«Ah! Copperfield, dit M. Spenlow, vous connaissez monsieur, je
crois?»

Je saluai froidement M. Murdstone. Peggotty se borna à faire voir
qu'elle le reconnaissait. Il fut d'abord un peu déconcerté de nous
trouver tous les deux ensemble, mais il prit promptement son parti
et s'approcha de moi.

«J'espère, dit-il, que vous allez bien?

-- Cela ne peut guère vous intéresser, lui dis-je. Mais, si vous
tenez à le savoir, oui.»

Nous nous regardâmes un moment, puis il s'adressa à Peggotty.

«Et vous, dit-il, je suis fâché de savoir que vous ayez perdu
votre mari.

-- Ce n'est pas le premier chagrin que j'aie eu dans ma vie,
monsieur Murdstone, répliqua Peggotty en tremblant de la tête aux
pieds. Seulement, j'ose espérer qu'il n'y a personne à en accuser
cette fois, personne qui ait à se le reprocher.

-- Ah! dit-il, c'est une grande consolation, vous avez accompli
votre devoir?

-- Je n'ai troublé la vie de personne, dit Peggotty. Grâce à Dieu!
Non, monsieur Murdstone, je n'ai pas fait mourir de peur et de
chagrin une pauvre petite créature pleine de bonté et de douceur.»

Il la regarda d'un air sombre, d'un air de remords, je crois,
pendant un moment, puis il dit en se retournant de mon côté, mais
en regardant mes pieds au lieu de regarder mon visage.

«Il n'est pas probable que nous nous rencontrions de longtemps, ce
qui doit être un sujet de satisfaction pour tous deux, sans doute,
car des rencontres comme celle-ci ne peuvent jamais être
agréables. Je ne m'attends pas à ce que vous, qui vous êtes
toujours révolté contre mon autorité légitime, quand je
l'employais pour vous corriger et vous mener à bien, vous puissiez
maintenant me témoigner quelque bonne volonté. Il y a entre nous
une antipathie...

-- Invétérée, lui dis-je en l'interrompant. Il sourit et me
décocha le regard le plus méchant que pussent darder ses yeux
noirs.

-- Oui, vous étiez encore au berceau, qu'elle couvait déjà dans
votre sein, dit-il: elle a assez empoisonné la vie de votre pauvre
mère, vous avez raison. J'espère pourtant que vous vous conduirez
mieux; j'espère que vous vous corrigerez.»

Ainsi finit notre dialogue à voix basse, dans un coin de la
première pièce. Il entra après cela dans le cabinet de M. Spenlow,
en disant tout haut, de sa voix la plus douce:

«Les hommes de votre profession, monsieur Spenlow, sont accoutumés
aux discussions de famille, et ils savent combien elles sont
toujours amères et compliquées.» Là-dessus il paya sa dispense, la
reçut de M. Spenlow soigneusement pliée, et après une poignée de
main et des voeux polis du procureur pour son bonheur et celui de
sa future épouse, il quitta le bureau.

J'aurais peut-être eu plus de peine à garder le silence après ses
derniers mots, si je n'avais pas été uniquement occupé de tâcher
de persuader à Peggotty (qui n'était en colère qu'à cause de moi,
la brave femme!) que nous n'étions pas en un lieu propre aux
récriminations et que je la conjurais de se contenir. Elle était
dans un tel état d'exaspération, que je fus enchanté d'en être
quitte pour un de ses tendres embrassements. Je le devais sans
doute à cette scène qui venait de réveiller en elle le souvenir de
nos anciennes injures, et je soutins de mon mieux l'accolade en
présence de M. Spenlow et de tous les clercs.

M. Spenlow n'avait pas l'air de savoir quel était le lien qui
existait entre M. Murdstone et moi et j'en étais bien aise, car je
ne pouvais supporter de le reconnaître moi-même, me souvenant
comme je le faisais de l'histoire de ma pauvre mère. M. Spenlow
semblait croire, s'il croyait quelque chose, qu'il s'agissait
d'une différence d'opinion politique: que ma tante était à la tête
du parti de l'État dans notre famille, et qu'il y avait un parti
de l'opposition commandé par quelque autre personne: du moins ce
fut la conclusion que je tirai de ce qu'il disait, pendant que
nous attendions le compte de Peggotty que rédigeait M. Tiffey.

«Miss Trotwood, me dit-il, est très-ferme, et n'est pas disposée à
céder à l'opposition, je crois. J'admire beaucoup son caractère,
et je vous félicite, Copperfield, d'être du bon côté. Les
querelles de famille sont fort à regretter, mais elles sont très-
communes, et la grande affaire est d'être du bon côté.»

Voulant dire par là, je suppose, du côté de l'argent.

«Il fait là, à ce que je puis croire, un assez bon mariage, dit
M. Spenlow.»

Je lui expliquai que je n'en savais rien du tout.

«Vraiment? dit-il. D'après les quelques mots que M. Murdstone a
laissé échapper, comme cela arrive ordinairement en pareil cas, et
d'après ce que miss Murdstone m'a laissé entendre de son côté, il
me semble que c'est un assez bon mariage.

-- Voulez-vous dire qu'il y a de l'argent, monsieur, demandai-je.

-- Oui, dit M. Spenlow, il parait qu'il y a de l'argent, et de la
beauté aussi, dit-on.

-- Vraiment? sa nouvelle femme est-elle jeune?

-- Elle vient d'atteindre sa majorité, dit M. Spenlow. Il y a si
peu de temps que je pense bien qu'ils n'attendaient que ça.

-- Dieu ait pitié d'elle!» dit Peggotty si brusquement et d'un ton
si pénétré que nous en fûmes tous un peu troublés, jusqu'au moment
où Tiffey arriva avec le compte.

Il apparut bientôt et tendit le papier à M. Spenlow pour qu'il le
vérifiât. M. Spenlow rentra son menton dans sa cravate, puis le
frottant doucement, il relut tous les articles d'un bout à
l'autre, de l'air d'un homme qui voudrait bien en rabattre quelque
chose, mais que voulez-vous, c'était la faute de ce diable de
M. Jorkins: puis il la remit à Tiffey avec un petit soupir.

«Oui, dit-il, c'est en règle, parfaitement en règle. J'aurais été
très-heureux de réduire les dépenses à nos déboursés purs et
simples, mais vous savez que c'est une des nécessités pénibles de
ma vie d'affaires que de n'avoir pas la liberté de consulter mes
propres désirs. J'ai un associé, M. Jorkins.»

Comme il parlait ainsi avec une douce mélancolie qui équivalait
presque à avoir fait nos affaires gratis, je le remerciai au nom
de Peggotty et je remis les billets de banque à Tiffey. Peggotty
retourna ensuite chez elle, et M. Spenlow et moi, nous nous
rendîmes à la Cour, où se présentait une affaire de divorce au nom
d'une petite loi très-ingénieuse, qu'on a abolie depuis, je crois,
mais grâce à laquelle j'ai vu annuler plusieurs mariages; et dont
voici quel était le mérite. Le mari, dont le nom était Thomas
Benjamin, avait pris une autorisation pour la publication des bans
sous le nom de Thomas seulement, supprimant le Benjamin pour le
cas où il ne trouverait pas la situation aussi agréable qu'il
l'espérait. Or, ne trouvant pas la situation très-agréable, ou
peut-être un peu las de sa femme, le pauvre homme, il se
présentait alors devant la Cour par l'entremise d'un ami, après un
an ou deux de mariage, et déclarait que son nom était Thomas
Benjamin, et que par conséquent il n'était pas marié du tout. Ce
que la Cour confirma à sa grande satisfaction.

Je dois dire que j'avais quelques doutes sur la justice absolue de
cette procédure, et que le boisseau de froment qui raccommode
toutes les anomalies, au dire de M. Spenlow, ne put les dissiper
tout à fait. Mais M. Spenlow discuta la question avec moi: «Voyez
le monde, disait-il, il y a du bien et du mal; voyez la
législation ecclésiastique, il y a du bien et du mal; mais tout
cela fait partie d'un système. Très-bien. Voilà!»

Je n'eus pas le courage de suggérer au père de Dora que peut-être
il ne nous serait pas impossible de faire quelques changements
heureux même dans le monde, si on se levait de bonne heure, et si
on se retroussait les manches pour se mettre vaillamment à la
besogne, mais j'avouai qu'il me semblait qu'on pourrait apporter
quelques changements heureux dans la Cour. M. Spenlow me répondit
qu'il m'engageait fortement à bannir de mon esprit cette idée qui
n'était pas digne de mon caractère élevé, mais qu'il serait bien
aise d'apprendre de quelles améliorations je croyais le système de
la Cour susceptible?

Le mariage de notre homme était rompu; c'était une affaire finie,
nous étions hors de Cour et nous passions près du bureau des
Prérogatives; prenant donc la partie de l'institution qui se
trouvait le plus près de nous, je lui soumis la question de savoir
si le bureau des Prérogatives n'était pas une institution
singulièrement administrée. M. Spenlow me demanda sous quel
rapport. Je répliquai avec tout le respect que je devais à son
expérience (mais j'en ai peur, surtout avec le respect que j'avais
pour le père de Dora) qu'il était peut-être un peu absurde que les
archives de cette Cour qui contenaient tous les testaments
originaux de tous les gens qui avaient disposé depuis trois
siècles de quelque propriété sise dans l'immense district de
Canterbury se trouvassent placées dans un bâtiment qui n'avait pas
été construit dans ce but, qui avait été loué par les archivistes
sous leur responsabilité privée, qui n'était pas sûr, qui n'était
même pas à l'abri du feu et qui regorgeait tellement des documents
importants qu'il contenait, qu'il n'était du bas en haut qu'une
preuve des sordides spéculations des archivistes qui recevaient
des sommes énormes pour l'enregistrement de tous ces testaments,
et qui se bornaient à les fourrer où ils pouvaient, sans autre but
que de s'en débarrasser au meilleur marché possible. J'ajoutai
qu'il était peut-être un peu déraisonnable que les archivistes qui
percevaient des profits montant par an à huit ou neuf mille livres
sterling sans parler des revenus des suppléants et des greffiers,
ne fussent pas obligés de dépenser une partie de cet argent pour
se procurer un endroit un peu sûr où l'on pût déposer ces
documents précieux que tout le monde, dans toutes les classes de
la société, était obligé bon gré mal gré de leur confier.

Je dis qu'il était peut-être un peu injuste, que tous les grands
emplois de cette administration fussent de magnifiques sinécures,
pendant que les malheureux employés qui travaillaient sans relâche
dans cette pièce sombre et froide là-haut, étaient les plus mal
payés et les moins considérés des hommes dans la ville de Londres,
pour prix des services importants qu'ils rendaient. N'était-il pas
aussi un peu inconvenant que l'archiviste en chef, dont le devoir
était de procurer au public, qui encombrait sans cesse les bureaux
de l'administration, des locaux convenables, fût, en vertu de cet
emploi en possession d'une énorme sinécure, ce qui ne l'empêchait
pas d'occuper en même temps un poste dans l'église, d'y posséder
plusieurs bénéfices, d'être chanoine d'une cathédrale et ainsi de
suite, tandis que le public supportait des ennuis infinis, dont
nous avions un échantillon tous les matins quand les affaires
abondaient dans les bureaux. Enfin il me semblait que cette
administration du bureau des Prérogatives du district de
Canterbury était une machine tellement vermoulue, et une absurdité
tellement dangereuse que, si on ne l'avait pas fourrée dans un
coin du cimetière Saint-Paul, que peu de gens connaissent, toute
cette organisation aurait été bouleversée de fond en comble depuis
longtemps.

M. Spenlow sourit, en voyant comme je prenais feu malgré ma
réserve sur cette question, puis il discuta avec moi ce point
comme tous les autres. Qu'était-ce après tout? me dit-il, une
simple question d'opinion. Si le public trouvait que les
testaments étaient en sûreté et admettait que l'administration ne
pouvait mieux remplir ses devoirs, qui est-ce qui en souffrait?
Personne. À qui cela profitait-il? À tous ceux qui possédaient les
sinécures, très-bien. Les avantages l'emportaient donc sur les
inconvénients; ce n'était peut-être pas une organisation parfaite;
il n'y a rien de parfait dans ce monde; mais, par exemple, ce dont
il ne pouvait pas entendre parler à aucun prix, c'était qu'on mit
la hache quelque part. Sous l'administration des prérogatives, le
pays s'était couvert de gloire. Portez la hache dans
l'administration des prérogatives, et le pays cessera de se
couvrir de gloire. Il regardait comme le trait distinctif d'un
esprit sensé et élevé de prendre les choses comme il les trouvait,
et il n'avait aucun doute sur la question de savoir si
l'organisation actuelle des Prérogatives durerait aussi longtemps
que nous. Je me rendis à son opinion, quoique j'eusse pour mon
compte beaucoup de doutes encore là-dessus. Il s'est pourtant
trouvé qu'il avait raison, car non-seulement le bureau des
Prérogatives existe toujours, mais il a résisté à un grand rapport
présenté d'assez mauvaise grâce au Parlement, il y a dix-huit ans,
où toutes mes objections étaient développées en détail, et à une
époque où l'on annonçait qu'il serait impossible d'entasser les
testaments du district de Canterbury dans le local actuel pendant
plus de deux ans et demi à partir de ce moment-là. Je ne sais ce
qu'on en a fait depuis, je ne sais si on en a perdu beaucoup ou si
l'on en vend de temps en temps à l'épicier. Je suis bien aise,
dans tous les cas, que le mien n'y soit pas, et j'espère qu'il ne
s'y trouvera pas de sitôt.

Si j'ai rapporté tout au long notre conversation dans ce
bienheureux chapitre, on ne me dira pas que ce n'était point là sa
place naturelle. Nous causions en nous promenant en long et en
large, M. Spenlow et moi, avant de passer à des sujets plus
généraux. Enfin il me dit que le jour de naissance de Dora tombait
dans huit jours, et qu'il serait bien aise que je vinsse me
joindre à eux pour un pique-nique qui devait avoir lieu à cette
occasion. Je perdis la raison à l'instant même, et le lendemain ma
folie s'augmenta encore, lorsque je reçus un petit billet avec une
bordure découpée, portant ces mots: «Recommandé aux bons soins de
papa. Pour rappeler à M. Copperfield le pique-nique.» Je passai
les jours qui me séparaient de ce grand événement dans un état
voisin de l'idiotisme.

Je crois que je commis toutes les absurdités possibles comme
préparation à ce jour fortuné. Je rougis de penser à la cravate
que j'achetai; quant à mes bottes, elles étaient dignes de figurer
dans une collection d'instruments de torture. Je me procurai et
j'expédiai, la veille au soir, par l'omnibus de Norwood, un petit
panier de provisions qui équivalait presque, selon moi, à une
déclaration. Il contenait entre autres choses des dragées à
pétards, enveloppées dans les devises les plus tendres qu'on pût
trouver chez le confiseur. À six heures du matin, j'étais au
marché de Covent-Garden, pour acheter un bouquet à Dora. À dix
heures je montai à cheval, ayant loué un joli coursier gris pour
cette occasion, et je fis au trot le chemin de Norwood, avec le
bouquet dans mon chapeau pour le tenir frais.

Je suppose que, lorsque je vis Dora dans le jardin, et que je fis
semblant de ne pas la voir, passant près de la maison en ayant
l'air de la chercher avec soin, je fus coupable de deux petites
folies que d'autres jeunes messieurs auraient pu commettre dans ma
situation, tant elles me parurent naturelles. Mais lorsque j'eus
trouvé la maison, lorsque je fus descendu à la porte, lorsque
j'eus traversé la pelouse avec ces cruelles bottes pour rejoindre
Dora qui était assise sur un banc à l'ombre d'un lilas, quel
spectacle elle offrait par cette belle matinée, au milieu des
papillons, avec son chapeau blanc et sa robe bleu de ciel!

Elle avait auprès d'elle une jeune personne, comparativement d'un
âge avancé; elle devait avoir vingt ans, je crois. Elle s'appelait
miss Mills, et Dora lui donnait le nom de Julia. C'était l'amie
intime de Dora; heureuse miss Mills!

Jip était là, et Jip s'entêtait à aboyer après moi. Quand j'offris
mon bouquet, Jip grinça les dents de jalousie. Il avait bien
raison, oh oui! S'il avait la moindre idée de l'ardeur avec
laquelle j'adorais sa maîtresse, il avait bien raison!

«Oh! merci, monsieur Copperfield! Quelles belles fleurs! dit
Dora.»

J'avais eu l'intention de lui dire que je les avais trouvées
charmantes aussi avant de les voir auprès d'elle, et j'étudiais
depuis une lieue la meilleure tournure à donner à cette phrase,
mais je ne pus en venir à bout: elle était trop séduisante. Je
perdis toute présence d'esprit et toute faculté de parole, quand
je la vis porter son bouquet aux jolies fossettes de son menton,
et je tombai dans un état d'extase. Je suis encore étonné de ne
lui avoir pas dit plutôt: «Tuez-moi, miss Mills, par pitié, tuez
moi. Je veux mourir ici!»

Alors Dora tendit mes fleurs à Jip pour les sentir. Alors Jip se
mit à grogner et ne voulut pas sentir les fleurs. Alors Dora les
rapprocha de son museau comme pour l'y obliger. Alors Jip prit un
brin de géranium entre ses dents et le houspilla comme s'il y
flairait une bande de chats imaginaires. Alors Dora le battit en
faisant la moue et en disant: «Mes pauvres fleurs! mes belles
fleurs!» d'un ton aussi sympathique, à ce qu'il me sembla, que si
c'était moi que Jip avait mordu. Je l'aurais bien voulu!

«Vous serez certainement enchanté d'apprendre, monsieur
Copperfield, dit Dora, que cette ennuyeuse miss Murdstone n'est
pas ici. Elle est allée au mariage de son frère, et elle restera
absente trois semaines au moins. N'est-ce pas charmant?»

Je lui dis qu'assurément elle devait en être charmée, et que tout
ce qui la charmait me charmait. Mais miss Mills souriait en nous
écoutant d'un air de raison supérieure et de bienveillance
compatissante.

«C'est la personne la plus désagréable que je connaisse, dit Dora:
vous ne pouvez pas vous imaginer combien elle est grognon et de
mauvaise humeur.

-- Oh! que si, je le peux, ma chère! dit Julia.

-- C'est vrai, vous, cela peut-être, chérie, répondit Dora en
prenant la main de Julia dans la sienne. Pardonnez-moi de ne pas
vous avoir exceptée tout de suite, ma chère.»

Je conclus de là que miss Mills avait souffert des vicissitudes de
la vie, et que c'était à cela qu'on pouvait peut-être attribuer
ces manières pleines de gravité bénigne qui m'avaient déjà frappé.
J'appris, dans le courant de la journée, que je ne m'étais pas
trompé: miss Mills avait eu le malheur de mal placer ses
affections, et l'on disait qu'elle s'était retirée du monde pour
son compte après cette terrible expérience des choses humaines,
mais qu'elle prenait toujours un intérêt modéré aux espérances et
aux affections des jeunes gens qui n'avaient pas encore eu de
mécomptes.

Sur ce, M. Spenlow sortit de la maison, et Dora alla au-devant de
lui, en disant:

«Voyez, papa, les belles fleurs!»

Et miss Mills sourit d'un air pensif comme pour dire:

«Pauvres fleurs d'un jour, jouissez de votre existence passagère
sous le brillant soleil du matin de la vie!»

Et nous quittâmes tous la pelouse pour monter dans la voiture
qu'on venait d'atteler.

Je ne ferai jamais une promenade pareille; je n'en ai jamais fait
depuis. Ils étaient tous les trois dans le phaéton. Leur panier de
provisions, le mien et la boîte de la guitare y étaient aussi. Le
phaéton était découvert, et je suivais la voiture: Dora était sur
le devant, en face de moi. Elle avait mon bouquet près d'elle sur
le coussin, et elle ne permettait pas à Jip de se coucher de ce
côté-là, de peur qu'il n'écrasât les fleurs. Elle les prenait de
temps en temps à la main pour en respirer le parfum; alors nos
yeux se rencontraient souvent, et, je me demande comment je n'ai
pas sauté par-dessus la tête de mon joli coursier gris pour aller
tomber dans la voiture.

Il y avait de la poussière, je crois, beaucoup de poussière même.
J'ai un vague souvenir que M. Spenlow me conseilla de ne pas
caracoler dans le tourbillon que faisait le phaéton, mais je ne la
sentais pas. Je voyais Dora à travers un nuage d'amour et de
beauté; mais je ne voyais pas autre chose. Il se levait parfois et
me demandait ce que je pensais du paysage. Je répondais que
c'était un pays charmant, et c'est probable, mais je ne voyais que
Dora. Le soleil portait Dora dans ses rayons, les oiseaux
gazouillaient les louanges de Dora. Le vent du midi soufflait le
nom de Dora. Toutes les fleurs sauvages des haies jusqu'au dernier
bouton, c'étaient autant de Dora. Ma consolation était que miss
Mills me comprenait. Miss Mills seule pouvait entrer complètement
dans tous mes sentiments.

Je ne sais combien de temps dura la course, et je ne sais pas
encore, à l'heure qu'il est, où nous allâmes. Peut-être était-ce
près de Guilford. Peut-être quelque magicien des _Mille et une
Nuits_ avait-il créé ce lieu pour un seul jour, et a-t-il tout
détruit après notre départ. C'était toujours une pelouse de gazon
vert et fin, sur une colline. Il y avait de grands arbres, de la
bruyère, et aussi loin que pouvait s'étendre le regard, un riche
paysage.

Je fus contrarié de trouver là des gens qui nous attendaient et ma
jalousie des femmes mêmes ne connut plus de bornes. Mais quant aux
êtres de mon sexe, surtout quant à un imposteur plus âgé que moi
de trois ou quatre ans, et porteur de favoris roux qui le
rendaient d'une outrecuidance intolérable; c'étaient mes ennemis
mortels.

Tout le monde ouvrit les paniers, et on se mit à l'oeuvre pour
préparer le dîner. Favoris-roux dit qu'il savait faire la salade
(ce que je ne crois pas), et s'imposa ainsi à l'attention
publique. Quelques-unes des jeunes personnes se mirent à laver les
laitues et à les couper sous sa direction. Dora était du nombre.
Je sentis que le destin m'avait donné cet homme pour rival, et que
l'un de nous devait succomber.

Favoris-roux fit sa salade, je me demande comment on put en
manger; pour moi, rien au monde n'eût pu me décider à y toucher!
Puis il se nomma de son chef, l'intrigant qu'il était, échanson
universel, et construisit un cellier pour abriter le vin dans le
creux d'un arbre. Voilà-t-il pas quelque chose de bien ingénieux!
Au bout d'un moment, je le vis avec les trois quarts d'un homard
sur son assiette, assis et mangeant aux pieds de Dora!

Je n'ai plus qu'une idée indistincte de ce qui arriva, après que
ce spectacle nouveau se fut présenté à ma vue. J'étais très-gai,
je ne dis pas non, mais c'était une gaieté fausse. Je me consacrai
à une jeune personne en rose, avec des petits yeux, et je lui fis
une cour désespérée. Elle reçut mes attentions avec faveur, mais
je ne puis dire si c'était complètement à cause de moi, ou parce
qu'elle avait des vues ultérieures sur Favoris-roux. On but à la
santé de Dora. J'affectai d'interrompre ma conversation pour boire
aussi, puis je la repris aussitôt. Je rencontrai les yeux de Dora
en la saluant, et il me sembla qu'elle me regardait d'un air
suppliant. Mais ce regard m'arrivait par-dessus la tête de Favoris
roux, et je fus inflexible.

La jeune personne en rose avait une mère en vert qui nous sépara,
je crois, dans un but politique. Du reste, il y eut un dérangement
général pendant qu'on enlevait les restes du dîner, et j'en
profitai pour m'enfoncer seul au milieu des arbres, animé par un
mélange de colère et de remords. Je me demandais si je feindrais
quelque indisposition pour m'enfuir... n'importe où... sur mon
joli coursier gris, quand je rencontrai Dora et miss Mills.

«Monsieur Copperfield, dit miss Mills, vous êtes triste!

-- Je vous demande bien pardon, je ne suis pas triste du tout.

-- Et vous, Dora, dit miss Mills, vous êtes triste?

-- Oh! mon Dieu, non, pas le moins du monde.

-- Monsieur Copperfield, et vous, Dora, dit miss Mills d'un air
presque vénérable, en voilà assez. Ne permettez pas à un
malentendu insignifiant de flétrir ces fleurs printanières qui,
une fois fanées, ne peuvent plus refleurir. Je parle, continua
miss Mills, par mon expérience du passé, d'un passé irrévocable.
Les sources jaillissantes qui étincellent au soleil ne doivent pas
être fermées par pur caprice; l'oasis du Sahara ne doit pas être
supprimée à la légère.»

Je ne savais pas ce que je faisais, car j'avais la tête tout en
feu, mais je pris la petite main de Dora, je la baisai et elle me
laissa faire. Je baisai la main de miss Mills, et il me sembla que
nous montions ensemble tout droit au septième ciel.

Nous n'en redescendîmes pas. Nous y restâmes toute la soirée,
errant çà et là parmi les arbres, le petit bras tremblant de Dora
reposant sur le mien, et Dieu sait que, quoique ce fût une folie,
notre sort eût été bien heureux si nous avions pu devenir
immortels tout d'un coup avec cette folie dans le coeur, pour
errer éternellement ainsi au milieu des arbres de cet Eden.

Trop tôt, hélas! nous entendîmes les autres qui riaient et qui
causaient, puis on appela Dora. Alors nous reparûmes, et on pria
Dora de chanter. Favoris-roux voulait prendre la boîte de la
guitare dans la voiture, mais Dora lui dit que je savais seul où
elle était. Favoris-roux fut donc défait en un instant, et c'est
moi qui trouvai la boîte, moi qui l'ouvris, moi qui sortis la
guitare, moi qui m'assis près d'elle, moi qui gardai son mouchoir
et ses gants, et moi qui m'enivrai du son de sa douce voix pendant
qu'elle chantait pour celui qui l'aimait, les autres pouvaient
applaudir si cela leur convenait, mais ils n'avaient rien à faire
avec sa romance.

J'étais fou de joie. Je craignais d'être trop heureux pour que
tout cela fût vrai; je craignais de me réveiller tout à l'heure à
Buckingham-Street, d'entendre mistress Crupp heurter les tasses en
préparant le déjeuner. Mais non, c'était bien Dora qui chantait,
puis d'autres chantèrent ensuite; miss Mills chanta elle-même une
complainte sur les échos assoupis des cavernes de la Mémoire,
comme si elle avait cent ans, et le soir vint, et on prit le thé
en faisant bouillir l'eau au bivouac de notre petite bohème, et
j'étais aussi heureux que jamais.

Je fus encore plus heureux que jamais quand on se sépara, et que
tout le monde, le pauvre Favoris-roux y compris, reprit son
chemin, dans chaque direction, pendant que je partais avec elle au
milieu du calme de la soirée, des lueurs mourantes, et des doux
parfums qui s'élevaient autour de nous. M. Spenlow était un peu
assoupi, grâce au vin de Champagne; béni soit le sol qui en a
porté le raisin! béni soit le raisin qui en a fait le vin! béni
soit le soleil qui l'a mûri! béni soit le marchand qui l'a
frelaté! Et comme il dormait profondément dans un coin de la
voiture, je marchais à côté et je parlais à Dora. Elle admirait
mon cheval et le caressait (oh! quelle jolie petite main à voir
sur le poitrail d'un cheval!); et son châle qui ne voulait pas se
tenir droit! j'étais obligé de l'arranger de temps en temps, et je
crois que Jip lui-même commençait à s'apercevoir de ce qui se
passait, et à comprendre qu'il fallait prendre son parti de faire
sa paix avec moi.

Cette pénétrante miss Mills, cette charmante recluse qui avait usé
l'existence, ce petit patriarche de vingt ans à peine qui en avait
fini avec le monde, et qui n'aurait pas voulu, pour tout au monde,
réveiller les échos assoupis des cavernes de la Mémoire, comme
elle fut bonne pour moi!

«Monsieur Copperfield, me dit elle, venez de ce côté de la voiture
pour un moment, si vous avez un moment à me donner. J'ai besoin de
vous parler.»

Me voilà, sur mon joli coursier gris, me penchant pour écouter mis
Mills, la main sur la portière.

«Dora va venir me voir. Elle revient avec moi chez mon père après-
demain. S'il vous convenait de venir chez nous, je suis sûre que
papa serait très-heureux de vous recevoir.»

Que pouvais-je faire de mieux que d'appeler tout bas des
bénédictions sans nombre sur la tête de miss Mills, et surtout de
confier l'adresse de miss Mills, au recoin le plus sûr de ma
mémoire! Que pouvais-je faire de mieux que de dire à miss Mills,
avec des paroles brûlantes et des regards reconnaissants, combien
je la remerciais de ses bons offices, et quel prix infini
j'attachais à son amitié!

Alors miss Mills me congédia avec bénignité: «Retournez vers
Dora,» et j'y retournai; et Dora se pencha hors de la voiture pour
causer avec moi, et nous causâmes tout le reste du chemin, et je
fis serrer la roue de si près à mon coursier gris qu'il eut la
jambe droite tout écorchée, même que son propriétaire me déclara
le lendemain que je lui devais soixante-cinq shillings, pour cette
avarie, ce que j'acquittai sans marchander, trouvant que je payais
bien bon marché une si grande joie. Pendant ce temps, miss Mills
regardait la lune en récitant tout bas des vers, et en se
rappelant, je suppose, le temps éloigné où la terre et elle
n'avaient pas encore fait un divorce complet.

Norwood était beaucoup trop près, et nous y arrivâmes beaucoup
trop tôt. M. Spenlow reprit ses sens, un moment avant d'atteindre
sa maison et me dit: «Vous allez entrer pour vous reposer,
Copperfield.» J'y consentis et on apporta des sandwiches, du vin
et de l'eau. Dans cette chambre éclairée, Dora me paraissait si
charmante en rougissant, que je ne pouvais m'arracher à sa
présence, et que je restais là à la regarder fixement comme dans
un rêve, quand les ronflements de M. Spenlow vinrent m'apprendre
qu'il était temps de tirer ma révérence. Je partis donc, et tout
le long du chemin je sentais encore la petite main de Dora posée
sur la mienne; je me rappelais mille et mille fois chaque incident
et chaque mot, puis je me trouvai enfin dans mon lit, aussi enivré
de joie que le plus fou des jeunes écervelés à qui l'amour ait
jamais tourné la tête.

En me réveillant, le lendemain matin, j'étais décidé à déclarer ma
passion à Dora, pour connaître mon sort. Mon bonheur ou mon
malheur, voilà maintenant toute la question. Je n'en connaissais
plus d'autre au monde, et Dora seule pouvait y répondre. Je passai
trois jours à me désespérer, à me mettre à la torture, inventant
les explications les moins encourageantes qu'on pouvait donner à
tout ce qui s'était passé entre Dora et moi. Enfin, paré à grands
frais pour la circonstance, je partis pour me rendre chez miss
Mills, avec une déclaration sur les lèvres.

Il est inutile de dire maintenant combien de fois je montai la rue
pour la redescendre ensuite, combien de fois je fis le tour de la
place, en sentant très-vivement que j'étais bien mieux que la lune
le mot de la vieille énigme, avant de me décider à gravir les
marches de la maison, et à frapper à la porte. Quand j'eus enfin
frappé, en attendant qu'on m'ouvrît, j'eus un moment l'idée de
demander, si ce n'était pas là que demeurait M. Blackboy (par
imitation de ce pauvre Barkis), de faire mes excuses et de
m'enfuir. Cependant je ne lâchai pas pied.

M. Mills n'était pas chez lui. Je m'y attendais. Qu'est-ce qu'on
avait besoin de lui? Miss Mills était chez elle, il ne m'en
fallait pas davantage.

On me fit entrer dans une pièce au premier, où je trouvai miss
Mills et Dora; Jip y était aussi. Miss Mills copiait de la musique
(je me souviens que c'était une romance nouvelle intitulée: _le De
profundis de l'amour_), et Dora peignait des fleurs. Jugez de mes
sentiments quand je reconnus mes fleurs, le bouquet du marché de
Covent-Garden! Je ne puis pas dire que la ressemblance fût
frappante, ni que j'eusse jamais vu des fleurs de cette nature.
Mais je reconnus l'intention de la composition, au papier qui
enveloppait le bouquet et qui était, lui, très-exactement copié.

Miss Mills fut ravie de me voir; elle regrettait infiniment que
son papa fut sorti, quoiqu'il me semblât que nous supportions tous
son absence avec magnanimité. Miss Mills soutint la conversation
pendant un moment, puis passant sa plume sur le _De profundis de
l'amour_, elle se leva et quitta la chambre.

Je commençais à croire que je remettrais la chose au lendemain.

«J'espère que votre pauvre cheval n'était pas trop fatigué quand
vous êtes rentré l'autre soir, me dit Dora en levant ses beaux
yeux, c'était une longue course pour lui.»

Je commençais à croire que ce serait pour le soir même.

«C'était une longue course pour lui, sans doute, répondis-je, car
le pauvre animal n'avait rien pour le soutenir pendant le voyage.

-- Est-ce qu'on ne lui avait pas donné à manger? pauvre bête!»
demanda Dora.

Je commençais à croire que je remettrais la chose au lendemain.

«Pardon, pardon, on avait pris soin de lui. Je veux dire qu'il ne
jouissait pas autant que moi de l'ineffable bonheur d'être près de
vous.»

Dora baissa la tête sur son dossier, et dit au bout d'un moment
(j'étais resté assis tout ce temps-là dans un état de fièvre
brûlante, je sentais que mes jambes étaient roides comme des
bâtons):

«Vous n'aviez pas l'air de sentir ce bonheur bien vivement pendant
une partie de la journée.»

Je vis que le sort en était jeté, et qu'il fallait en finir sur
l'heure même.

«Vous n'aviez pas l'air de tenir le moins du monde à ce bonheur,
dit Dora avec un petit mouvement de sourcils et en secouant la
tête, pendant que vous étiez assis auprès de miss Kitt.»

Je dois remarquer que miss Kitt était la jeune personne en rose,
aux petits yeux.

«Du reste, je ne sais pas pourquoi vous y auriez tenu, dit Dora,
ou pourquoi vous dites que c'était un bonheur. Mais vous ne pensez
probablement pas tout ce que vous dites. Et vous êtes certainement
bien libre de faire ce qu'il vous convient. Jip, vilain garçon,
venez ici!»

Je ne sais pas ce que je fis. Mais tout fut dit en un moment. Je
coupai le passage à Jip; je pris Dora dans mes bras. J'étais plein
d'éloquence. Je ne cherchais pas mes mots. Je lui dis combien je
l'aimais. Je lui dis que je mourrais sans elle. Je lui dis que je
l'idolâtrais. Jip aboyait comme un furieux tout le temps.

Quand Dora baissa la tête et se mit à pleurer en tremblant, mon
éloquence ne connut plus de bornes. Je lui dis qu'elle n'avait
qu'à dire un mot, et que j'étais prêt à mourir pour elle. Je ne
voulais à aucun prix de la vie sans l'amour de Dora. Je ne pouvais
ni ne voulais la supporter. Je l'aimais depuis le premier jour, et
j'avais pensé à elle à chaque minute du jour et de la nuit. Dans
le moment même où je parlais, je l'aimais à la folie. Je
l'aimerais toujours à la folie. Il y avait eu avant moi des
amants, il y en aurait encore après moi, mais jamais amant n'avait
pu, ne pouvait, ne pourrait, ne voudrait, ne devrait aimer comme
j'aimais Dora. Plus je déraisonnais, plus Jip aboyait. Lui et moi,
chacun à notre manière, c'était à qui se montrerait le plus fou
des deux. Puis, petit à petit, ne voilà-t-il pas que nous étions
assis, Dora et moi, sur le canapé, tout tranquillement, et Jip
était couché sur les genoux de sa maîtresse, et me regardait
paisiblement. Mon esprit était délivré de son fardeau. J'étais
parfaitement heureux; Dora et moi, nous étions engagés l'un à
l'autre.

Je suppose que nous avions quelque idée que cela devait finir par
le mariage. Je le pense, parce que Dora déclara que nous ne nous
marierions pas sans le consentement de son papa. Mais dans notre
joie enfantine, je crois que nous ne regardions ni en avant ni en
arrière; le présent, dans son ignorance innocente, nous suffisait.
Nous devions garder notre engagement secret, mais l'idée ne me
vint seulement pas alors qu'il y eût dans ce procédé quelque chose
qui ne fût pas parfaitement honnête.

Miss Mills était plus pensive que de coutume, quand Dora, qui
était allée la chercher, la ramena; je suppose que c'était parce
que ce qui venait de se passer réveilla les échos assoupis des
cavernes de la Mémoire. Toutefois elle nous donna sa bénédiction,
nous promit une amitié éternelle, et nous parla en général comme
il convenait à une Voix sortant du Cloître prophétique.

Que d'enfantillages! quel temps de folies, d'illusions et de
bonheur!

Quand je pris la mesure du doigt de Dora pour lui faire faire une
bague composée de _ne m'oubliez pas_, et que le bijoutier auquel
je donnai mes ordres, devinant de quoi il s'agissait, se mit à
rire en inscrivant ma commande, et me demanda ce qui lui convint
pour ce joli petit bijou orné de pierres bleues qui se lie
tellement encore dans mon souvenir avec la main de Dora, qu'hier
encore en voyant une bague pareille au doigt de ma fille, je
sentis mon coeur tressaillir un moment d'une douleur passagère;

Quand je me promenai, gonflé de mon secret, plein de ma propre
importance, et qu'il me sembla que l'honneur d'aimer Dora et
d'être aimé d'elle m'élevait autant au-dessus de ceux qui
n'étaient pas admis à cette félicité et qui se traînaient sur la
terre que si j'avais volé dans les airs;

Quand nous nous donnâmes des rendez-vous dans le jardin de la
place, et que nous causions dans le pavillon poudreux où nous
étions si heureux que j'aime, à l'heure qu'il est, les moineaux de
Londres pour cette seule raison, et que je vois les couleurs de
l'arc-en-ciel sur leur plumage enfumé;

Quand nous eûmes notre première grande querelle, huit jours après
nos fiançailles, et que Dora me renvoya la bague renfermée dans un
petit billet plié en triangle, en employant cette terrible
expression: «Notre amour a commencé par la folie, il finit par le
désespoir!» et qu'à la lecture de ces cruelles paroles, je
m'arrachai les cheveux en disant que tout était fini;

Quand, à l'ombre de la nuit, je volai chez miss Mills, et que je
la vis en cachette dans une arrière-cuisine où il y avait une
machine à lessive, et que je la suppliai de s'interposer entre
nous et de nous sauver de notre folie;

Quand miss Mills consentit à se charger de cette commission et
revint avec Dora, en nous exhortant, du haut de la chaire de sa
jeunesse brisée, à nous faire des concessions mutuelles et à
éviter le désert du Sahara;

Quand nous nous mîmes à pleurer, et que nous nous réconciliâmes
pour jouir de nouveau d'un bonheur si vif dans cette arrière-
cuisine avec la machine à lessive, qui ne nous en paraissait pas
moins le temple même de l'amour, et que nous arrangeâmes un
système de correspondance qui devait passer par les mains de miss
Mills, et qui supposait une lettre par jour pour le moins de
chaque côté:

Que d'enfantillages! quel temps de bonheur, d'illusion et de
folies! De toutes les époques de ma vie que le temps tient dans sa
main, il n'y en a pas une seule dont le souvenir ramène sur mes
lèvres autant de sourires et dans mon coeur autant de tendresse.



CHAPITRE IV.

Ma tante me cause un grand étonnement.


J'écrivis à Agnès dès que nous fûmes engagés, Dora et moi. Je lui
écrivis une longue lettre dans laquelle j'essayai de lui faire
comprendre combien j'étais heureux, et combien Dora était
charmante. Je conjurai Agnès de ne pas regarder ceci comme une
passion frivole qui pourrait céder la place à une autre, ou qui
eût la moindre ressemblance avec les fantaisies d'enfance sur
lesquelles elle avait coutume de me plaisanter. Je l'assurai que
mon attachement était un abîme d'une profondeur insondable, et
j'exprimai ma conviction qu'on n'en avait jamais vu de pareil.

Je ne sais comment cela se fit, mais en écrivant à Agnès par une
belle soirée, près de ma fenêtre ouverte, avec le souvenir présent
à ma pensée de ses yeux calmes et limpides et de sa douce figure,
je sentis une influence si sereine calmer l'agitation fiévreuse
dans laquelle je vivais depuis quelque temps et qui s'était mêlée
à mon bonheur même, que je me pris à pleurer. Je me rappelle que
j'appuyai ma tête sur ma main quand la lettre fut à moitié écrite,
et que je me laissai aller à rêver et à penser qu'Agnès était
naturellement l'un des éléments nécessaires de mon foyer
domestique. Il me semblait que, dans la retraite de cette maison
que sa présence me rendait presque sacrée, nous serions, Dora et
moi, plus heureux que partout ailleurs. Il me semblait que dans
l'amour, dans la joie, dans le chagrin, l'espérance ou le
désappointement, dans toutes ses émotions, mon coeur se tournait
naturellement vers elle comme vers son refuge et sa meilleure
amie.

Je ne lui parlai pas de Steerforth. Je lui dis seulement qu'il y
avait eu de grands chagrins à Yarmouth, par suite de la perte
d'Émilie, et que j'en avais doublement souffert à cause des
circonstances qui l'avaient accompagnée. Je m'en rapportais à sa
pénétration pour deviner la vérité, et je savais qu'elle ne me
parlerait jamais de lui la première.

Je reçus par le retour du courrier une réponse à cette lettre. En
la lisant, il me semblait l'entendre parler elle-même, je croyais
que sa douce voix retentissait à mes oreilles. Que puis-je dire de
plus?

Pendant mes fréquentes absences du logis, Traddles y était venu
deux ou trois fois. Il avait trouvé Peggotty: elle n'avait pas
manqué de lui apprendre (comme à tous ceux qui voulaient bien
l'écouter) qu'elle était mon ancienne bonne, et il avait eu la
bonté de rester un moment pour parler de moi avec elle. Du moins,
c'est ce que m'avait dit Peggotty. Mais je crains bien que la
conversation n'eût été tout entière de son côté et d'une longueur
démesurée, car il était très-difficile d'arrêter cette brave
femme, que Dieu bénisse! quand elle était une fois lancée sur mon
sujet.

Ceci me rappelle non-seulement que j'étais à attendre Traddles un
certain jour fixé par lui, mais aussi que mistress Crupp avait
renoncé à toutes les particularités dépendantes de son office (le
salaire excepté), jusqu'à ce que Peggotty cessât de se présenter
chez moi. Mistress Crupp, après s'être permis plusieurs
conversations sur le compte de Peggotty, à haute et intelligible
voix, au bas des marches de l'escalier, avec quelque esprit
familier qui lui apparaissait sans doute (car à l'oeil nu, elle
était parfaitement seule dans ces moments de monologue), prit le
parti de m'adresser une lettre, dans laquelle elle me développait
là-dessus ses idées. Elle commençait par une déclaration d'une
application universelle, et qui se répétait dans tous les
événements de sa vie, à savoir qu'elle aussi elle était mère: puis
elle en venait à me dire qu'elle avait vu de meilleurs jours, mais
qu'à toutes les époques de son existence, elle avait eu une
antipathie instinctive pour les espions, les indiscrets et les
rapporteurs. Elle ne citait pas de noms, disait-elle, c'était à
moi à voir à qui s'adressaient ces titres, mais elle avait
toujours conçu le plus profond mépris pour les espions, les
indiscrets et les rapporteurs, particulièrement quand ces défauts
se trouvaient chez une personne qui _portait le deuil de veuve_
(ceci était souligné). S'il convenait à un monsieur d'être victime
d'espions, d'indiscrets et de rapporteurs (toujours sans citer de
noms), il en était bien le maître. Il avait le droit de faire ce
qui lui convenait mais elle, mistress Crupp, tout ce qu'elle
demandait, c'était de ne pas être mise en contact avec de
semblables personnes. C'est pourquoi elle désirait être dispensée
de tout service pour l'appartement du second, jusqu'à ce que les
choses eussent repris leur ancien cours, ce qui était fort à
souhaiter. Elle ajoutait qu'on trouverait son petit livre tous les
samedis matins sur la table du déjeuner, et qu'elle en demandait
le règlement immédiat, dans le but charitable d'épargner de
l'embarras et des difficultés à toutes les parties intéressées.

Après cela, mistress Crupp se borna à dresser des embûches sur
l'escalier, particulièrement avec des cruches, pour essayer si
Peggotty ne voudrait pas bien s'y casser le cou. Je trouvais cet
état de siège un peu fatigant, mais j'avais trop grand'peur de
mistress Crupp pour trouver moyen de sortir de là.

«Mon cher Copperfield, s'écria Traddles en apparaissant
ponctuellement à ma porte en dépit de tous ces obstacles, comment
vous portez-vous?

-- Mon cher Traddles, lui dis-je, je suis ravi de vous voir enfin,
et je suis bien fâché de n'avoir pas été chez moi les autres fois;
mais j'ai été si occupé...

-- Oui; oui, je sais, dit Traddles, c'est tout naturel. La vôtre
demeure à Londres, je pense?

-- De qui parlez-vous?

-- Elle... pardonnez-moi... miss D... vous savez bien, dit
Traddles en rougissant par excès de délicatesse, elle demeure à
Londres, n'est-ce pas?

-- Oh! oui, près de Londres.

-- La mienne... vous vous souvenez peut-être, dit Traddles d'un
air grave, demeure en Devonshire... ils sont dix enfants..., aussi
je ne suis pas si occupé que vous sous ce rapport.

-- Je me demande, répondis-je, comment vous pouvez supporter de la
voir si rarement.

-- Ah! dit Traddles d'un air pensif, je me le demande aussi. Je
suppose, Copperfield, que c'est parce qu'il n'y a pas moyen de
faire autrement!

-- Je devine bien que c'est là la raison, répliquai-je en souriant
et en rougissant un peu, mais cela vient aussi de ce que vous avez
beaucoup de courage et de patience, Traddles.

-- Croyez-vous? dit Traddles en ayant l'air de réfléchir. Est-ce
que je vous fais cet effet-là, Copperfield? Je ne croyais pas.
Mais c'est une si excellente fille qu'il est bien possible qu'elle
m'ait communiqué quelque chose de ces vertus qu'elle possède.
Maintenant que vous me le faites remarquer, Copperfield, cela ne
m'étonnerait pas du tout. Je vous assure qu'elle passe sa vie à
s'oublier elle-même pour penser aux neuf autres.

-- Est-elle l'aînée? demandai-je.

-- Oh! non, certes, dit Traddles, l'aînée est une beauté.»

Je suppose qu'il s'aperçut que je ne pouvais m'empêcher de sourire
de la stupidité de sa réponse, et il reprit de son air naïf en
souriant aussi:

«Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ma Sophie... C'est un
joli nom, n'est-ce pas, Copperfield?

-- Très-joli, dis-je.

-- Cela ne veut pas dire que ma Sophie ne soit pas charmante aussi
à mes yeux, et qu'elle ne fît pas à tout le monde l'effet d'être
une des meilleures filles qu'on puisse voir; mais quand je dis que
l'aînée est une beauté, je veux dire qu'elle est vraiment... Il
fit le geste d'amasser des nuages autour de lui de ses deux
mains..., magnifique, je vous assure, dit Traddles avec énergie.

-- Vraiment?

-- Oh! je vous assure, dit Traddles, tout à fait hors ligne. Et,
voyez-vous, comme elle est faite pour briller dans le monde et
pour s'y faire admirer, quoiqu'elle n'en ait guère l'occasion à
cause de leur peu de fortune, elle est quelquefois un peu
irritable, un peu exigeante. Heureusement que Sophie la met de
bonne humeur!

-- Sophie est-elle la plus jeune? demandai-je.

-- Oh! non certes, dit Traddles en se caressant le menton. Les
deux plus jeunes ont neuf et dix ans. Sophie les élève.

-- Est-elle la cadette, par hasard? me hasardai-je à demander.

-- Non, dit Traddles, Sarah est la seconde; Sarah a quelque chose
à l'épine dorsale; pauvre fille! les médecins disent que cela se
passera, mais, en attendant, il faut qu'elle reste étendue pendant
un an sur le dos. Sophie la soigne, Sophie est la quatrième.

-- La mère vit-elle encore? demandai-je.

-- Oh! oui, dit Traddles, elle est de ce monde. C'est vraiment une
femme supérieure, mais l'humidité du pays ne lui convient pas,
et... le fait est qu'elle a perdu l'usage de ses membres.

-- Quel malheur!

-- C'est bien triste, n'est-ce pas? repartit Traddles. Mais au
point de vue des affaires du ménage, c'est moins incommode qu'on
ne pourrait croire, parce que Sophie prend sa place. Elle sert de
mère à sa mère tout autant qu'aux neuf autres.»

J'éprouvais la plus vive admiration pour les vertus de cette jeune
personne, et, dans le but honnête de faire de mon mieux pour
empêcher qu'on n'abusât de la bonne volonté de Traddles au
détriment de leur avenir commun, je demandai comment se portait
M. Micawber.

«Il va très-bien, merci, Copperfield, dit Traddles, je ne demeure
pas chez lui pour le moment.

-- Non?

-- Non. À dire le vrai, répondit Traddles, en parlant tout bas, il
a pris le nom de Mortimer, à cause de ses embarras temporaires; il
ne sort plus que le soir avec des lunettes. Il y a une saisie chez
nous pour le loyer. Mistress Micawber était dans un état si
affreux que je n'ai vraiment pu m'empêcher de donner ma signature
pour le second billet dont nous avions parlé ici. Vous pouvez vous
imaginer quelle joie j'ai ressentie, Copperfield, quand j'ai vu
que cela terminait tout et que mistress Micawber reprenait sa
gaieté.

-- Hum! fis-je.

-- Du reste, son bonheur n'a pas été de longue durée, reprit
Traddles, car malheureusement, au bout de huit jours, il y a eu
une nouvelle saisie. Là-dessus, nous nous sommes dispersés. Je
loge depuis ce temps-là dans un appartement meublé, et les
Mortimer se tiennent dans la retraite la plus absolue. J'espère
que vous ne me trouverez pas égoïste, Copperfield, si je ne puis
m'empêcher de regretter que le marchand de meubles se soit emparé
de ma petite table ronde à dessus de marbre, et du pot à fleur et
de l'étagère de Sophie!

-- Quelle cruauté! m'écriai-je avec indignation.

-- Cela m'a paru... un peu dur, dit Traddles avec sa grimace
ordinaire lorsqu'il employait cette expression. Du reste, je ne
dis pas cela pour en faire le reproche à personne, mais voici
pourquoi: le fait est, Copperfield, que je n'ai pu racheter ces
objets au moment de la saisie, d'abord parce que le marchand de
meubles, qui pensait que j'y tenais, en demandait un prix
fabuleux, ensuite parce que... je n'avais plus d'argent. Mais
depuis lors j'ai tenu l'oeil sur la boutique, dit Traddles
paraissant jouir avec délices de ce mystère; c'est en haut de
Tottenham-Court-Road, et enfin, aujourd'hui, je les ai vus à
l'étalage. J'ai seulement regardé en passant de l'autre côté de la
rue, parce que si le marchand m'aperçoit, voyez-vous, il en
demandera un prix!... Mais j'ai pensé que, puisque j'avais
l'argent, vous ne verriez pas avec déplaisir que votre brave bonne
vînt avec moi à la boutique; je lui montrerais les objets du coin
de la rue, et elle pourrait me les acheter au meilleur marché
possible, comme si c'était pour elle.»

La joie avec laquelle Traddles me développa son plan et le plaisir
qu'il éprouvait à se trouver si rusé, restent dans mon esprit
comme l'un de mes souvenirs les plus nets.

Je lui dis que ma vieille bonne serait enchantée de lui rendre ce
petit service, et que nous pourrions entrer tous les trois en
campagne, mais à une seule condition. Cette condition était qu'il
prendrait une résolution solennelle de ne plus rien prêter à
M. Micawber, pas plus son nom qu'autre chose.

«Mon cher Copperfield, me dit Traddles, c'est chose faite; non-
seulement parce que je commence à sentir que j'ai été un peu vite,
mais aussi parce que c'est une véritable injustice que je me
reproche envers Sophie. Je me suis donné ma parole à cet effet, et
il n'y a plus rien à craindre, mais je vous la donne aussi de tout
mon coeur. J'ai payé ce malheureux billet. Je ne doute pas que
M. Micawber ne l'eût payé lui-même s'il l'avait pu, mais il ne le
pouvait pas. Je dois vous dire une chose qui me plaît beaucoup
chez M. Micawber, Copperfield, c'est par rapport au second billet
qui n'est pas encore échu. Il ne me dit plus qu'il y a pourvu,
mais qu'il y pourvoira. Vraiment, je trouve que le procédé est
très-honnête et très-délicat.»

J'avais quelque répugnance à ébranler la confiance de mon brave
ami, et je fis un signe d'assentiment. Après un moment de
conversation, nous fîmes le chemin de la boutique du marchand de
chandelles pour enrôler Peggotty dans notre conjuration, Traddles
ayant refusé de passer la soirée avec moi, d'abord parce qu'il
éprouvait la plus vive inquiétude que ses propriétés ne fussent
achetées par quelque autre amateur avant qu'il eût le temps de
faire des offres, et ensuite parce que c'était la soirée qu'il
consacrait toujours à écrire à la plus excellente fille du monde.

Je n'oublierai jamais les regards qu'il jetait du coin de la rue
vers Tottenham-Court-Road, pendant que Peggotty marchandait ces
objets si précieux, ni son agitation quand elle revint lentement
vers nous, après avoir inutilement offert son prix, jusqu'à ce
qu'elle fut rappelée par le marchand et qu'elle retourna sur ses
pas. En fin de compte, elle racheta la propriété de Traddles pour
un prix assez modéré; il était transporté de joie.

«Je vous suis vraiment bien obligé, dit Traddles en apprenant
qu'on devait envoyer le tout chez lui le soir même. Si j'osais, je
vous demanderais encore une faveur: j'espère que vous ne trouverez
pas mon désir trop absurde, Copperfield!

-- Certainement non, répondis-je d'avance.

-- Alors, dit Traddles en s'adressant à Peggotty, si vous aviez la
bonté de vous procurer le pot à fleurs tout de suite, il me semble
que j'aimerais à l'emporter moi-même, parce qu'il est à Sophie,
Copperfield.»

Peggotty alla chercher le pot à fleurs de très-bon coeur; il
l'accabla de remercîments, et nous le vîmes remonter Tottenham-
Court-Road avec le pot à fleurs serré tendrement dans ses bras,
d'un air de jubilation que je n'ai jamais vu à personne.

Nous reprîmes ensuite le chemin de chez moi. Comme les magasins
possédaient pour Peggotty des charmes que je ne leur ai jamais vu
exercer sur personne au même degré, je marchais lentement, en
m'amusant à la voir regarder les étalages, et en l'attendant
toutes les fois qu'il lui convenait de s'y arrêter. Nous fûmes
donc assez longtemps avant d'arriver aux Adelphi.

En montant l'escalier, je lui fis remarquer que les embûches de
mistress Crupp avaient soudainement disparu, et qu'en outre on
distinguait des traces récentes de pas. Nous fûmes tous deux fort
surpris, en montant toujours, de voir ouverte la première porte
que j'avais fermée en sortant, et d'entendre des voix chez moi.

Nous nous regardâmes avec étonnement sans savoir que penser, et
nous entrâmes dans le salon. Quelle fut ma surprise d'y trouver
les gens du monde que j'attendais le moins, ma tante et M. Dick!
Ma tante était assise sur une quantité de malles, la cage de ses
oiseaux devant elle, et son chat sur ses genoux, comme un Robinson
Crusoé féminin, buvant une tasse de thé! M. Dick s'appuyait d'un
air pensif sur un grand cerf-volant pareil à ceux que nous avions
souvent enlevés ensemble, et il était entouré d'une autre
cargaison de caisses!

«Ma chère tante! m'écriai-je; quel plaisir inattendu!»

Nous nous embrassâmes tendrement; je donnai une cordiale poignée
de main à M. Dick, et mistress Crupp, qui était occupée à faire le
thé et à nous prodiguer ses attentions, dit vivement qu'elle
savait bien d'avance quelle serait la joie de M. Copperfield en
voyant ses chers parents.

«Allons, allons! dit ma tante à Peggotty qui frémissait en sa
terrible présence, comment vous portez-vous?

-- Vous vous souvenez de ma tante, Peggotty? lui dis-je.

-- Au nom du ciel, mon garçon! s'écria ma tante, ne donnez plus à
cette femme ce nom sauvage! Puisqu'en se mariant elle s'en est
débarrassée, et c'est ce qu'elle avait de mieux à faire, pourquoi
ne pas lui accorder au moins les avantages de ce changement?
Comment vous appelez-vous maintenant, P.? dit ma tante en usant de
ce compromis abréviatif pour éviter le nom qui lui déplaisait
tant.

-- Barkis, madame, dit Peggotty en faisant la révérence.

-- Allons, voilà qui est plus humain, dit ma tante: ce nom-là n'a
pas comme l'autre de ces airs païens qu'il faut réparer par le
baptême d'un missionnaire; comment vous portez-vous, Barkis?
J'espère que vous allez bien?»

Encouragée par ces gracieuses paroles et par l'empressement de ma
tante à lui tendre la main, Barkis s'avança pour la prendre avec
une révérence de remercîment.

«Nous avons vieilli depuis ce temps-là, voyez-vous, dit ma tante.
Nous ne nous sommes jamais vues qu'une seule fois, vous savez. La
belle besogne que nous avons faite ce jour-là! Trot, mon enfant,
donnez-moi une seconde tasse de thé!»

Je versai à ma tante le breuvage qu'elle me demandait, toujours
aussi droite et aussi roide que de coutume, et je m'aventurai à
lui faire remarquer qu'on était mal assis sur une malle.

«Laissez-moi vous approcher le canapé ou le fauteuil, ma tante,
lui dis-je; vous êtes bien mal là.

-- Merci, Trot, répliqua-t-elle; j'aime mieux être assise sur ma
propriété.» Là-dessus ma tante regarda mistress Crupp en face et
lui dit: «Vous n'avez pas besoin de vous donner la peine
d'attendre, madame.

-- Voulez-vous que je remette un peu de thé dans la théière,
madame? dit mistress Crupp.

-- Non, merci, madame, répliqua ma tante.

-- Voulez-vous me permettre d'aller chercher encore un peu de
beurre, madame? ou bien puis-je vous offrir un oeuf frais, ou
voulez-vous que je fasse griller un morceau de lard? Ne puis-je
rien faire de plus pour votre chère tante, monsieur Copperfield?

-- Rien du tout, madame, répliqua ma tante; je me tirerai très-
bien d'affaire toute seule, je vous remercie.»

Mistress Crupp, qui souriait sans cesse pour figurer une grande
douceur de caractère, et qui tenait toujours sa tête de côté pour
donner l'idée d'une grande faiblesse de constitution, et qui se
frottait à tout moment les mains pour manifester son désir d'être
utile à tous ceux qui le méritaient, finit par sortir de la
chambre, la tête de côté en se frottant les mains et en souriant.

«Dick, reprit ma tante, vous savez ce que je vous ai dit des
courtisans et des adorateurs de la fortune?»

M. Dick répondit affirmativement, mais d'un air un peu effaré, et
comme s'il avait oublié ce qu'il devait se rappeler si bien.

«Eh bien! mistress Crupp est du nombre, dit ma tante. Barkis,
voulez-vous me faire le plaisir de vous occuper du thé, et de m'en
donner une autre tasse; je ne me souciais pas de l'avoir de la
main de cette intrigante.»

Je connaissais assez ma tante pour savoir qu'elle avait quelque
chose d'important à m'apprendre, et que son arrivée en disait plus
long qu'un étranger n'eût pu le supposer. Je remarquai que ses
regards étaient constamment attachés sur moi, lorsqu'elle me
croyait occupé d'autre chose, et qu'elle était dans un état
d'indécision et d'agitation intérieures mal dissimulées par le
calme et la raideur qu'elle conservait extérieurement. Je
commençai à me demander si j'avais fait quelque chose qui pût
l'offenser, et ma conscience me dit tout bas que je ne lui avais
pas encore parlé de Dora. Ne serait-ce pas cela, par hasard?

Comme je savais bien qu'elle ne parlerait que lorsque cela lui
conviendrait, je m'assis à côté d'elle, et je me mis à parler avec
les oiseaux et à jouer avec le chat, comme si j'étais bien à mon
aise; mais je n'étais pas à mon aise du tout, et mon inquiétude
augmenta en voyant que M. Dick, appuyé sur le grand cerf-volant,
derrière ma tante, saisissait toutes les occasions où l'on ne
faisait pas attention à nous, pour me faire des signes de tête
mystérieux, en me montrant ma tante.

«Trot, me dit-elle enfin, quand elle eut fini son thé, et qu'après
s'être essuyé les lèvres, elle eut soigneusement arrangé les plis
de sa robe; ... vous n'avez pas besoin de vous en aller,
Barkis!... Trot, avez-vous acquis plus de confiance en vous-même?

-- Je l'espère, ma tante.

-- Mais en êtes-vous bien sûr?

-- Je le crois, ma tante.

-- Alors, mon cher enfant, me dit-elle en me regardant fixement,
savez-vous pourquoi je tiens tant à rester assise ce soir sur mes
bagages?»

Je secouai la tête comme un homme qui jette sa langue aux chiens.

«Parce que c'est tout ce qui me reste, dit ma tante; parce que je
suis ruinée, mon enfant!»

Si la maison était tombée dans la rivière avec nous dedans, je
crois que le coup n'eût pas été, pour moi, plus violent.

«Dick le sait, dit ma tante en me posant tranquillement la main
sur l'épaule; je suis ruinée, mon cher Trot. Tout ce qui me reste
dans le monde est ici, excepté ma petite maison, que j'ai laissé à
Jeannette le soin de louer. Barkis, il faudrait un lit à ce
monsieur, pour la nuit. Afin d'éviter la dépense, peut-être
pourriez-vous arranger ici quelque chose pour moi, n'importe quoi.
C'est pour cette nuit seulement; nous parlerons de ceci plus au
long.»

Je fus tiré de mon étonnement et du chagrin que j'éprouvais pour
elle... pour elle, j'en suis certain, en la voyant tomber dans mes
bras, s'écriant qu'elle n'en était fâchée qu'à cause de moi; mais
une minute lui suffit pour dompter son émotion, et elle me dit
d'un air plutôt triomphant qu'abattu:

«Il faut supporter bravement les revers, sans nous laisser
effrayer, mon enfant; il faut soutenir son rôle jusqu'au bout, il
faut braver le malheur jusqu'à la fin, Trot.»



CHAPITRE V.

Abattement.


Dès que j'eus retrouvé ma présence d'esprit, qui m'avait
complètement abandonné au premier moment, sous le coup accablant
que m'avaient porté les nouvelles de ma tante, je proposai à
M. Dick de venir chez le marchand de chandelles, et de prendre
possession du lit que M. Peggotty avait récemment laissé vacant.
Le magasin de chandelles se trouvait dans le marché d'Hungerford,
qui ne ressemblait guère alors à ce qu'il est maintenant, et il y
avait devant la porte un portique bas, composé de colonnes de
bois, qui ne ressemblait pas mal à celui qu'on voyait jadis sur le
devant de la maison du petit bonhomme avec sa petite bonne femme,
dans les anciens baromètres. Ce chef-d'oeuvre d'architecture plut
infiniment à M. Dick, et l'honneur d'habiter au-dessus de la
colonnade l'eût consolé, je crois, de beaucoup de désagréments;
mais comme il n'y avait réellement d'autre objection au logement
que je lui proposais, que la variété des parfums dont j'ai déjà
parlé, et peut-être aussi le défaut d'espace dans la chambre, il
fut charmé de son établissement. Mistress Crupp lui avait déclaré,
d'un air indigné, qu'il n'y avait pas seulement la place de faire
danser un chat, mais comme me disait très-justement M. Dick, en
s'asseyant sur le pied du lit et en caressant une de ses jambes:
«Vous savez bien, Trotwood, que je n'ai aucun besoin de faire
danser un chat; je ne fais jamais danser de chat; par conséquent,
qu'est-ce que cela me fait, à moi?»

J'essayai de découvrir si M. Dick avait quelque connaissance des
causes de ce grand et soudain changement dans l'état des affaires
de ma tante; comme j'aurais pu m'y attendre, il n'en savait rien
du tout. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que ma tante l'avait
ainsi apostrophé l'avant-veille: «Voyons, Dick, êtes-vous vraiment
aussi philosophe que je le crois?» Oui, avait-il répondu, je m'en
flatte. Là-dessus, ma tante lui avait dit: «Dick, je suis ruinée.»
Alors, il s'était écrié: «Oh! vraiment!» Puis ma tante lui avait
donné de grands éloges, ce qui lui avait fait beaucoup de plaisir.
Et ils étaient venus me retrouver, en mangeant des sandwiches et
en buvant du porter en route.

M. Dick avait l'air tellement radieux sur le pied de son lit, en
caressant sa jambe, et en me disant tout cela, les yeux grands
ouverts et avec un sourire de surprise, que je regrette de dire
que je m'impatientai, et que je me laissai aller à lui expliquer
qu'il ne savait peut-être pas que le mot de ruine entraînait à sa
suite la détresse, le besoin, la faim; mais je fus bientôt
cruellement puni de ma dureté, en voyant son teint devenir pâle,
son visage s'allonger tout à coup, et des larmes couler sur ses
joues, pendant qu'il jetait sur moi un regard empreint d'un tel
désespoir, qu'il eût adouci un coeur infiniment plus dur que le
mien. J'eus beaucoup plus de peine à le remonter que je n'en avais
eu à l'abattre, et je compris bientôt ce que j'aurais dû deviner
dès le premier moment, à savoir que, s'il avait montré d'abord
tant de confiance, c'est qu'il avait une foi inébranlable dans la
sagesse merveilleuse de ma tante, et dans les ressources infinies
de mes facultés intellectuelles; car je crois qu'il me regardait
comme capable de lutter victorieusement contre toutes les
infortunes qui n'entraînaient pas la mort.

«Que pouvons-nous faire, Trotwood? dit M. Dick. Il y a le
mémoire...

-- Certainement, il y a le mémoire, dis-je; mais pour le moment,
la seule chose que nous ayons à faire, M. Dick, est d'avoir l'air
serein, et de ne pas laisser voir à ma tante combien nous sommes
préoccupés de ses affaires.»

Il convint de cette vérité, de l'air le plus convaincu, et me
supplia, dans le cas où je le verrais s'écarter d'un pas de la
bonne voie, de l'y ramener par un de ces moyens ingénieux que
j'avais toujours sous la main. Mais je regrette de dire que la
peur que je lui avais faite était apparemment trop forte pour
qu'il pût la cacher. Pendant toute la soirée, il regardait sans
cesse ma tante avec une expression de la plus pénible inquiétude,
comme s'il s'attendait à la voir maigrir du coup sur place. Quand
il s'en apercevait, il faisait tous ses efforts pour ne pas bouger
la tête, mais il avait beau la tenir immobile et rouler les yeux
comme une pagode en plâtre, cela n'arrangeait pas du tout les
choses. Je le vis regarder, pendant le souper, le petit pain qui
était sur la table, comme s'il ne restait plus que cela, entre
nous et la famine. Lorsque ma tante insista pour qu'il mangeât
comme à l'ordinaire, je m'aperçus qu'il mettait dans sa poche des
morceaux de pain et de fromage, sans doute pour se ménager, dans
ces épargnes, le moyen de nous rendre à l'existence quand nous
serions exténués par la faim.

Ma tante, au contraire, était d'un calme qui pouvait nous servir
de leçon à tous, à moi tout le premier. Elle était très-aimable
pour Peggotty, excepté quand je lui donnais ce nom par mégarde, et
elle avait l'air de se trouver parfaitement à son aise, malgré sa
répugnance bien connue pour Londres. Elle devait prendre ma
chambre, et moi coucher dans le salon pour lui servir de garde du
corps. Elle insistait beaucoup sur l'avantage d'être si près de la
rivière, en cas d'incendie, et je crois qu'elle trouvait
véritablement quelque satisfaction dans cette circonstance
rassurante.

«Non, Trot, non, mon enfant, dit ma tante quand elle me vit faire
quelques préparatifs pour composer son breuvage du soir.

-- Vous ne voulez rien, ma tante?

-- Pas de vin, mon enfant, de l'ale.

-- Mais j'ai du vin, ma tante, et c'est toujours du vin que vous
employez.

-- Gardez votre vin pour le cas où il y aurait quelqu'un de
malade, me dit-elle; il ne faut pas le gaspiller, Trot. Donnez-moi
de l'ale, une demi-bouteille.»

Je crus que M. Dick allait s'évanouir. Ma tante étant très-décidée
dans son refus, je sortis pour aller chercher l'ale moi-même;
comme il se faisait tard, Peggotty et M. Dick saisirent cette
occasion pour prendre ensemble le chemin du magasin de chandelles.
Je quittai le pauvre homme au coin de la rue, et il s'éloigna, son
grand cerf-volant sur le dos, portant dans ses traits la véritable
image de la misère humaine.

À mon retour, je trouvai ma tante occupée à se promener de long en
large dans la chambre, ou plissant avec ses doigts les garnitures
de son bonnet de nuit. Je fis chauffer l'ale, et griller le pain
d'après les principes adoptés. Quand le breuvage fut prêt, ma
tante se trouva prête aussi, son bonnet de nuit sur la tête, et la
jupe de sa robe relevée sur ses genoux.

«Mon cher, me dit-elle, après avoir avalé une cuillerée de
liquide; c'est infiniment meilleur que le vin, et beaucoup moins
bilieux.»

Je suppose que je n'avais pas l'air bien convaincu, car elle
ajouta:

«Ta... ta... ta... mon garçon, s'il ne nous arrive rien de pis que
de boire de l'ale, nous n'aurons pas à nous plaindre.

-- Je vous assure, ma tante, lui dis-je, que s'il ne s'agissait
que de moi, je serais loin de dire le contraire.

-- Eh bien! alors, pourquoi n'est-ce pas votre avis?

-- Parce que vous et moi, ce n'est pas la même chose, repartis-je.

-- Allons donc, Trot, quelle folie!» répliqua-t-elle.

Ma tante continua avec une satisfaction tranquille, qui ne
laissait percer aucune affectation, je vous assure, à boire son
ale chaude, par petites cuillerées, en y trempant ses rôties.

«Trot, dit-elle, je n'aime pas beaucoup les nouveaux visages, en
général; mais votre Barkis ne me déplaît pas, savez-vous?

-- On m'aurait donné deux mille francs, ma tante, qu'on ne
m'aurait pas fait tant de plaisir; je suis heureux de vous voir
l'apprécier.

-- C'est un monde bien extraordinaire que celui où nous vivons,
reprit ma tante en se frottant le nez; je ne puis m'expliquer où
cette femme est allée chercher un nom pareil. Je vous demande un
peu, s'il n'était pas cent fois plus facile de naître une Jakson,
ou une Robertson, ou n'importe quoi du même genre.

-- Peut-être est-elle de votre avis, ma tante; mais enfin ce n'est
pas sa faute.

-- Je pense que non, repartit ma tante, un peu contrariée d'être
obligée d'en convenir; mais ce n'en est pas moins désespérant.
Enfin, à présent elle s'appelle Barkis, c'est une consolation.
Barkis vous aime de tout son coeur, Trot.

-- Il n'y a rien au monde qu'elle ne fût prête à faire pour m'en
donner la preuve.

-- Rien, c'est vrai, je le crois, dit ma tante; croiriez-vous que
la pauvre folle était là, tout à l'heure, à me demander, à mains
jointes, d'accepter une partie de son argent, parce qu'elle en a
trop? Voyez un peu l'idiote!»

Des larmes de plaisir coulaient des yeux de ma tante presque dans
son ale.

-- Je n'ai jamais vu personne de si ridicule, ajouta-t-elle. J'ai
deviné dès le premier moment, quand elle était auprès de votre
pauvre petite mère, chère enfant! que ce devait être la plus
ridicule créature qu'on puisse voir; mais il y a du bon chez
elle.»

Ma tante fit semblant de rire, et profita de cette occasion pour
porter la main à ses yeux; puis elle reprit sa rôtie et son
discours tout ensemble:

«Ah! miséricorde! dit ma tante en soupirant; je sais tout ce qui
s'est passé, Trot. J'ai eu une grande conversation avec Barkis
pendant que vous étiez sorti avec Dick. Je sais tout ce qui s'est
passé. Pour mon compte, je ne comprends pas ce que ces misérables
filles ont dans la tête; je me demande comment elles ne vont pas
plutôt se la casser contre... contre une cheminée! dit ma tante,
en regardant la mienne, qui lui suggéra probablement cette idée.

-- Pauvre Émilie! dis-je.

-- Oh! ne l'appelez pas pauvre Émilie, dit ma tante; elle aurait
dû penser à cela avant de causer tant de chagrins. Embrassez-moi,
Trot; je suis fâchée de ce que vous faites, si jeune, la triste
expérience de la vie.»

Au moment où je me penchais vers elle, elle posa son verre sur mes
genoux, pour me retenir, et me dit:

«Oh! Trot! Trot! vous vous figurez donc que vous êtes amoureux,
n'est-ce pas?

-- Comment! je me figure, ma tante! m'écriai-je en rougissant. Je
l'adore de toute mon âme.

-- Dora? vraiment! répliqua ma tante. Et je suis sûre que vous
trouvez cette petite créature très-séduisante?

-- Ma chère tante, répliquai-je, personne ne peut se faire une
idée de ce qu'elle est.

-- Ah! et elle n'est pas trop niaise? dit ma tante.

-- Niaise, ma tante!»

Je crois sérieusement qu'il ne m'était jamais entré dans la tête
de demander si elle l'était, ou non. Cette supposition m'offensa
naturellement, mais j'en fus pourtant frappé comme d'une idée
toute nouvelle.

«Comme cela, ce n'est pas une petite étourdie, dit ma tante.

-- Une petite étourdie, ma tante! Je me bornai à répéter cette
question hardie avec le même sentiment que j'avais répété la
précédente.

-- C'est bien! c'est bien! dit ma tante. Je voulais seulement le
savoir; je ne dis pas de mal d'elle. Pauvres enfants! ainsi vous
vous croyez faits l'un pour l'autre, et vous vous voyez déjà
traversant une vie pleine de douceurs et de confitures, comme les
deux petites figures de sucre qui décorent le gâteau de la mariée,
à un dîner de noces, n'est-ce pas, Trot.»

Elle parlait avec tant de bonté, d'un air si doux, presque
plaisant, que j'en fus tout à fait touché.

«Je sais bien que nous sommes jeunes et sans expérience, ma tante,
répondis-je; et je ne doute pas qu'il nous arrive de dire et de
penser des choses qui ne sont peut-être pas très-raisonnables;
mais je suis certain que nous nous aimons véritablement. Si je
croyais que Dora pût en aimer un autre, ou cesser de m'aimer, ou
que je pusse jamais aimer une autre femme, ou cesser de l'aimer
moi-même, je ne sais ce que je deviendrais... je deviendrais fou,
je crois.

-- Ah! Trot! dit ma tante en secouant la tête, et en souriant
tristement, aveugle, aveugle, aveugle! -- Il y a quelqu'un que je
connais, Trot, reprit ma tante après un moment de silence, qui,
malgré la douceur de son caractère, possède une vivacité
d'affection qui me rappelle sa pauvre mère. Ce quelqu'un-là doit
rechercher un appui fidèle et sûr qui puisse le soutenir et
l'aider: un caractère sérieux, sincère, constant.

-- Si vous connaissiez la constance et la sincérité de Dora, ma
tante! m'écriai-je.

-- Oh! Trot, dit-elle encore, aveugle, aveugle! et sans savoir
pourquoi, il me sembla vaguement que je perdais à l'instant
quelque chose, quelque promesse de bonheur qui se dérobait à mes
yeux derrière un nuage.

-- Pourtant, dit ma tante, je n'ai pas envie de désespérer ni de
rendre malheureux ces deux enfants: ainsi, quoique ce soit une
passion de petit garçon et de petite fille, et que ces passions-là
très-souvent... faites-bien attention, je ne dis pas toujours,
mais très-souvent n'aboutissent à rien, cependant nous n'en
plaisanterons pas: nous en parlerons sérieusement, et nous
espérons que cela finira bien, un de ces jours. Nous avons tout le
temps devant nous.»

Ce n'était pas là une perspective très-consolante pour un amant
passionné, mais j'étais enchanté pourtant d'avoir ma tante dans ma
confidence. Me rappelant en même temps qu'elle devait être
fatiguée, je la remerciai tendrement de cette preuve de son
affection et de toutes ses bontés pour moi, puis après un tendre
bonsoir, ma tante et son bonnet de nuit allèrent prendre
possession de ma chambre à coucher.

Comme j'étais malheureux ce soir-là dans mon lit! Comme mes
pensées en revenaient toujours à l'effet que produirait ma
pauvreté sur M. Spenlow, car je n'étais plus ce que je croyais
être quand j'avais demandé la main de Dora, et puis je me disais
qu'en honneur je devais apprendre à Dora ma situation dans le
monde, et lui rendre sa parole si elle voulait la reprendre; je me
demandais comment j'allais faire pour vivre pendant tout le temps
que je devais passer chez M. Spenlow, sans rien gagner; je me
demandais comment je pourrais soutenir ma tante, et je me creusais
la tête sans rien trouver de satisfaisant; puis je me disais que
j'allais bientôt ne plus avoir d'argent dans ma poche, qu'il
faudrait porter des habite râpés, renoncer aux jolis coursiers
gris, aux petits présents que j'avais tant de plaisir à offrir à
Dora, enfin à me montrer sous un jour agréable! Je savais que
c'était de l'égoïsme, que c'était une chose indigne, de penser
toujours à mes propres malheurs, et je me le reprochais amèrement;
mais j'aimais trop Dora pour pouvoir faire autrement. Je savais
bien que j'étais un misérable de ne pas penser infiniment plus à
ma tante qu'à moi-même; mais pour le moment mon égoïsme et Dora
étaient inséparables, et je ne pouvais mettre Dora de côté pour
l'amour d'aucune autre créature humaine. Ah! que je fus
malheureux, cette nuit-là!

Quant à mon sommeil, il fut agité par mille rêves pénibles sur ma
pauvreté, mais il me semblait que je rêvais sans avoir accompli la
cérémonie préalable de m'endormir. Tantôt je me voyais en haillons
voulant obliger Dora à aller vendre des allumettes chimiques, à un
sou le paquet; tantôt je me trouvais dans l'étude, revêtu de ma
chemise de nuit et d'une paire de bottes, et M. Spenlow me faisait
des reproches sur la légèreté de costume dans lequel je me
présentais à ses clients; puis je mangeais avidement les miettes
qui tombaient du biscuit que le vieux Tiffey mangeait
régulièrement tous les jours au moment où l'horloge de Saint-Paul
sonnait une heure; ensuite je faisais une foule d'efforts inutiles
pour l'autorisation officielle nécessaire à mon mariage avec Dora,
sans avoir, pour la payer, autre chose à offrir en échange qu'un
des gants d'Uriah Heep que la Cour tout entière refusait, d'un
accord unanime; enfin, ne sachant trop où j'en étais, je me
retournais sans cesse ballotté comme un vaisseau en détresse, dans
un océan de draps et de couvertures.

Ma tante ne dormait pas non plus: je l'entendais qui se promenait
en long et en large. Deux ou trois fois pendant la nuit, elle
apparut dans ma chambre comme une âme en peine, revêtue d'un long
peignoir de flanelle qui lui donnait l'air d'avoir six pieds, et
elle s'approcha du canapé sur lequel j'étais couché. La première
fois, je bondis avec effroi, à la nouvelle qu'elle avait tout lieu
de croire, d'après la lueur qui apparaissait dans le ciel, que
l'abbaye de Westminster était en feu. Elle voulait savoir si les
flammes ne pouvaient pas arriver jusqu'à Buckingham-Street dans le
cas où le vent changerait. Lorsqu'elle reparut plus tard, je ne
bougeai pas, mais elle s'assit près de moi en disant tout bas:
«Pauvre garçon!» et je me sentis plus malheureux encore en voyant
combien elle pensait peu à elle-même pour s'occuper de moi, tandis
que moi, j'étais absorbé comme un égoïste, dans mes propres
soucis.

J'avais quelque peine à croire qu'une nuit qui me semblait si
longue pût être courte pour personne. Aussi je me mis à penser à
un bal imaginaire où les invités passaient la nuit à danser: puis
tout cela devint un rêve, et j'entendais les musiciens qui
jouaient toujours le même air, pendant que je voyais Dora danser
toujours le même pas sans faire la moindre attention à moi.
L'homme qui avait joué de la harpe toute la nuit essayait en vain
de recouvrir son instrument avec un bonnet de coton d'une taille
ordinaire, au moment où je me réveillai, ou plutôt au moment où je
renonçai à essayer de m'endormir, en voyant le soleil briller
enfin à ma fenêtre.

Il y avait alors au bas d'une des rues attenant au Strand
d'anciens bains romains (ils y sont peut-être encore) où j'avais
l'habitude d'aller me plonger dans l'eau froide. Je m'habillai le
plus doucement qu'il me fut possible, et, laissant à Peggotty le
soin de s'occuper de ma tante, j'allai me précipiter dans l'eau la
tête la première, puis je pris le chemin de Hampstead. J'espérais
que ce traitement énergique me rafraîchirait un peu l'esprit, et
je crois réellement que j'en éprouvai quelque bien, car je ne
tardai pas à décider que la première chose à faire était de voir
si je ne pouvais pu faire résilier mon traité avec M. Spenlow et
recouvrer la somme convenue. Je déjeunai à Hampstead, puis je
repris le chemin de la Cour, à travers les routes encore humides
de rosée, au milieu du doux parfum des fleurs qui croissaient dans
les jardins environnants ou qui passaient dans des paniers sur la
tête des jardiniers, ne songeant à rien autre chose qu'à tenter ce
premier effort, pour faire face au changement survenu dans notre
position.

J'arrivai pourtant de si bonne heure à l'étude que j'eus le temps
de me promener une heure dans les cours, avant que le vieux
Tiffey, qui était toujours le premier à son poste, apparût enfin
avec sa clef. Alors je m'assis dans mon coin, à l'ombre, à
regarder le reflet du soleil sur les tuyaux de cheminée d'en face,
et à penser à Dora, quand M. Spenlow entra frais et dispos.

«Comment allez-vous, Copperfield! me dit-il. Quelle belle matinée!

-- Charmante matinée, monsieur! repartis-je. Pourrais-je vous dire
un mot avant que vous vous rendiez à la Cour?

-- Certainement, dit-il, venez dans mon cabinet.»

Je le suivis dans son cabinet, où il commença par mettre sa robe,
et se regarder dans un petit miroir accroché derrière la porte
d'une armoire.

«Je suis fâché d'avoir à vous apprendre, lui dis-je, que j'ai reçu
de mauvaises nouvelles de ma tante!

-- Vraiment! dit-il, j'en suis bien fâché; ce n'est pas une
attaque de paralysie, j'espère?

-- Il ne s'agit pas de sa santé, monsieur, répliquai-je. Elle a
fait de grandes pertes, ou plutôt il ne lui reste presque plus
rien.

-- Vous m'é... ton... nez, Copperfield!» s'écria M. Spenlow.

Je secouai la tête.

«Sa situation est tellement changée, monsieur, que je voulais vous
demander s'il ne serait pas possible... en sacrifiant une partie
de la somme payée pour mon admission ici, bien entendu (je n'avais
point médité cette offre généreuse, mais je l'improvisai en voyant
l'expression d'effroi qui se peignait sur sa physionomie)... s'il
ne serait pas possible d'annuler les arrangements que nous avions
pris ensemble.»

Personne ne peut s'imaginer tout ce qu'il m'en coûtait de faire
cette proposition. C'était demander comme une grâce qu'on me
déportât loin de Dora.

«Annuler nos arrangements, Copperfield! annuler!»

J'expliquai avec une certaine fermeté que j'étais aux expédients,
que je ne savais comment subsister, si je n'y pourvoyais pas moi-
même, que je ne craignais rien pour l'avenir, et j'appuyai là-
dessus pour prouver que je serais un jour un gendre fort à
rechercher, mais que, pour le moment, j'en étais réduit à me tirer
d'affaire tout seul.

«Je suis bien fâché de ce que vous me dites là, Copperfield,
répondit M. Spenlow; extrêmement fâché. Ce n'est pas l'habitude
d'annuler une convention pour des raisons semblables. Ce n'est pas
ainsi qu'on procède en affaires. Ce serait un très-mauvais
précédent... Pourtant.

-- Vous êtes bien bon, monsieur, murmurai-je, dans l'attente d'une
concession.

-- Pas du tout, ne vous y trompez pas, continua M. Spenlow;
j'allais vous dire que, si j'avais les mains libres, si je n'avais
pas un associé, M. Jorkins!...»

Mes espérances s'écroulèrent à l'instant: je fis pourtant encore
un effort.

«Croyez-vous, monsieur que si je m'adressais à M. Jorkins...?»

M. Spenlow secoua la tête d'un air découragé, «Le ciel me
préserve, Copperfield, dit-il, d'être injuste envers personne,
surtout envers M. Jorkins. Mais je connais mon associé,
Copperfield. M. Jorkins n'est pas homme à accueillir une
proposition si insolite. M. Jorkins ne connaît que les traditions
reçues: il ne déroge point aux usages. Vous le connaissez!»

Je ne le connaissais pas du tout. Je savais seulement que
M. Jorkins avait été autrefois l'unique patron de céans, et qu'à
présent il vivait seul dans une maison tout près de Montagu-
Square, qui avait terriblement besoin d'un coup de badigeon; qu'il
arrivait au bureau très-tard, et partait de très-bonne heure;
qu'on n'avait jamais l'air de le consulter sur quoi que ce fût;
qu'il avait un petit cabinet sombre pour lui tout seul au premier;
qu'on n'y faisait jamais d'affaires, et qu'il y avait sur son
bureau un vieux cahier de papier buvard, jauni par l'âge, mais
sans une tâche d'encre, et qui avait la réputation d'être là
depuis vingt ans.

«Auriez-vous quelque objection à ce que je parlasse de mon affaire
à M. Jorkins? demandai-je.

-- Pas le moins du monde, dit M. Spenlow. Mais j'ai quelque
expérience de Jorkins, Copperfield. Je voudrais qu'il en fût
autrement, car je serais heureux de faire ce que vous désirez. Je
n'ai pas la moindre objection à ce que vous en parliez à
M. Jorkins, Copperfield, si vous croyez que ce soit la peine.»

Profitant de sa permission qu'il accompagna d'une bonne poignée de
main, je restai dans mon coin, à penser à Dora, et à regarder le
soleil qui quittait les tuyaux des cheminées pour éclairer le mur
de la maison en face, jusqu'à l'arrivée de M. Jorkins. Je montai
alors chez lui: et vous n'avez jamais vu un homme plus étonné de
recevoir une visite.

«Entrez, monsieur Copperfield, dit M. Jorkins, entrez donc.»

J'entrai, je m'assis, et je lui exposai ma situation, à peu près
comme je l'avais fait à M. Spenlow. M. Jorkins n'était pas, à
beaucoup près, aussi terrible qu'on eût pu s'y attendre. C'était
un gros homme de soixante ans, à l'air doux et bénin, qui prenait
une telle quantité de tabac qu'on disait parmi nous que ce
stimulant était sa principale nourriture, vu qu'il ne lui restait
plus guère de place après, dans tout son corps, pour absorber
d'autres articles de subsistance.

«Vous en avez parlé à M. Spenlow, je suppose? dit M. Jorkins,
après m'avoir écouté jusqu'au bout avec quelque impatience.

-- Oui, monsieur, c'est lui qui m'a objecté votre nom.

-- Il vous a dit que je ferais des objections?» demanda
M. Jorkins.

Je fus obligé d'admettre que M. Spenlow avait regardé la chose
comme très-vraisemblable.

«Je suis bien fâché, monsieur Copperfield, dit M. Jorkins, très-
embarrassé, mais je ne puis rien faire pour vous. Le fait est...
Mais j'ai un rendez-vous à la Banque, si vous voulez bien
m'excuser.»

Là-dessus il se leva précipitamment et allait quitter la chambre
quand je m'enhardis jusqu'à lui dire que je craignais bien alors
qu'il n'y eût pas moyen d'arranger l'affaire.

«Non, dit Jorkins en s'arrêtant à la porte pour hocher la tête,
non, non, j'ai des objections, vous savez bien, continua-t-il en
parlant très-vite, puis il sortit, vous comprenez, monsieur
Copperfield, dit-il, en rentrant d'un air agité, que si M. Spenlow
a des objections...

-- Personnellement, il n'en a pas, monsieur.

-- Oh! personnellement, répète M. Jorkins d'un air d'impatience;
je vous assure qu'il y a des objections, monsieur Copperfield,
insurmontables: ce que vous désirez est impossible... j'ai
vraiment un rendez-vous à la Banque.» Là-dessus il se sauva en
courant, et, d'après ce que j'ai su, il se passa trois jours avant
qu'il reparût à l'étude.

J'étais décidé à remuer ciel et terre, s'il le fallait. J'attendis
donc le retour de M. Spenlow, pour lui raconter mon entrevue avec
son associé, en lui laissant entendre que je n'étais pas sans
espérances qu'il fût possible d'adoucir l'inflexible Jorkins, s'il
voulait bien entreprendre cette tâche.

«Copperfield, repartit M. Spenlow avec un sourire fin, vous ne
connaissez pas mon associé M. Jorkins depuis aussi longtemps que
moi. Rien n'est plus loin de mon esprit que la pensée de supposer
M. Jorkins capable d'aucun artifice, mais M. Jorkins a une manière
de poser ses objections qui trompe souvent les gens. Non,
Copperfield! ajouta-t-il en secouant la tête, il n'y a, croyez-
moi, aucun moyen d'ébranler M. Jorkins.»

Je commençai à ne pas trop savoir lequel des deux, de M. Spenlow
ou de M. Jorkins, était réellement l'associé d'où venaient les
difficultés, mais je voyais très-clairement qu'il y avait quelque
part chez l'un ou l'autre un endurcissement invincible et qu'il ne
fallait plus compter le moins du monde sur le remboursement des
mille livres sterling de ma tante. Je quittai donc l'étude dans un
état de découragement que je ne me rappelle pas sans remords, car
je sais que c'était l'égoïsme (l'égoïsme à nous deux Dora) qui en
faisait le fond, et je m'en retournai chez nous!

Je travaillais à familiariser mon esprit avec ce qui pourrait
arriver de pis, et je tâchais de me représenter les arrangements
qu'il faudrait prendre, si l'avenir se présentait à nous sous les
couleurs les plus sombres, quand un fiacre qui me suivait s'arrêta
juste à côté de moi et me fit lever les yeux. On me tendait une
main blanche par la portière, et j'aperçus le sourire de ce visage
que je n'avais jamais vu sans éprouver un sentiment de repos et de
bonheur, depuis le jour où je l'avais contemplé sur le vieil
escalier de chêne à large rampe, et que j'avais associé dans mon
esprit sa beauté sereine avec le doux coloris des vitraux
d'église.

«Agnès! m'écriai-je avec joie. Oh! ma chère Agnès, quel plaisir de
vous voir; vous plutôt que toute autre créature humaine!

-- Vraiment? dit-elle du ton le plus cordial.

-- J'ai si grand besoin de causer avec vous! lui dis-je. J'ai le
coeur soulagé, rien qu'en vous regardant! Si j'avais eu la
baguette d'un magicien, vous êtes la première personne que
j'aurais souhaité de voir!

-- Allons donc! repartit Agnès.

-- Ah! Dora d'abord, peut-être, avouai-je en rougissant.

-- Dora d'abord, bien certainement, j'espère, dit Agnès en riant.

-- Mais vous, la seconde, lui dis-je; où donc allez-vous?»

Elle allait chez moi pour voir ma tante. Il faisait très-beau, et
elle fut bien aise de sortir du fiacre, qui avait l'odeur d'une
écurie conservée sous cloche; je ne le sentais que trop, ayant
passé la tête par la portière pour causer tout ce temps-là avec
Agnès. Je renvoyai le cocher, elle prit mon bras et nous partîmes
ensemble. Elle me faisait l'effet de l'espérance en personne; en
un moment je ne me sentis plus le même, ayant Agnès à mes côtés.

Ma tante lui avait écrit un de ces étranges et comiques petits
billets qui n'étaient pas beaucoup plus longs qu'un billet de
banque: elle poussait rarement plus loin sa verve épistolaire.
C'était pour lui annoncer qu'elle avait eu des malheurs, à la
suite desquels elle quittait définitivement Douvres, mais qu'elle
en avait très-bien pris son parti et qu'elle se portait trop bien
pour que personne s'inquiétât d'elle. Là-dessus Agnès était venue
à Londres pour voir ma tante, qu'elle aimait et qui l'aimait
beaucoup depuis de longues années, c'est-à-dire depuis le moment
où je m'étais établi chez M. Wickfield. Elle n'était pas seule, me
dit-elle. Son papa était avec elle et... Uriah Heep.

«Ils sont associés maintenant? lui dis-je: que le ciel le
confonde!

-- Oui, dit Agnès. Ils avaient quelques affaires ici, et j'ai
saisi cette occasion pour venir aussi à Londres. Il ne faut pas
que vous croyiez que c'est de ma part une visite tout à fait
amicale et désintéressée, Trotwood, car... j'ai peur d'avoir des
préjugés bien injustes..., mais je n'aime pas à laisser papa aller
seul avec lui.

-- Exerce-t-il toujours la même influence sur M. Wickfield,
Agnès?»

Agnès secoua tristement la tête.

«Tout est tellement changé chez nous, dit-elle, que vous ne
reconnaîtriez plus notre chère vieille maison. Ils demeurent avec
nous, maintenant.

-- Qui donc? demandai-je.

-- M. Heep et sa mère. Il occupe votre ancienne chambre, dit Agnès
en me regardant.

-- Je voudrais être chargé de lui fournir ses rêves, répliquai-je,
il n'y coucherait pas longtemps.

-- J'ai gardé mon ancienne petite chambre, dit Agnès, celle où
j'apprenais mes leçons. Comme le temps passe! vous souvenez-vous?
La petite pièce lambrissée qui donne dans le salon.

-- Si je me souviens, Agnès? C'est là que je vous ai vue pour la
première fois; vous étiez debout à cette porte, votre petit panier
de clefs au côté.

-- Précisément, dit Agnès en souriant; je suis bien aise que vous
en ayez gardé un si bon souvenir; comme nous étions heureux alors!

-- Oh! oui! Je garde cette petite pièce pour moi, mais je ne puis
pas toujours laisser là mistress Heep, vous savez? Ce qui fait,
dit Agnès avec calme, que je me sens quelquefois obligée de lui
tenir compagnie quand j'aimerais mieux être seule. Mais je n'ai
pas d'autre sujet de plainte contre elle. Si elle me fatigue
quelquefois par ses éloges de son fils, quoi de plus naturel chez
une mère? C'est un très-bon fils!»

Je regardai Agnès pendant qu'elle me parlait ainsi, sans découvrir
dans ses traits aucun soupçon des intentions d'Uriah. Ses beaux
yeux, si doux et si assurés en même temps, soutenaient mon regard
avec leur franchise accoutumée, et sans aucune altération visible
sur son visage.

«Le plus grand inconvénient de leur présence chez nous, dit Agnès,
c'est que je ne puis pas être aussi souvent avec papa que je le
voudrais, car Uriah Heep est constamment entre nous. Je ne puis
donc pas veiller sur lui, si ce n'est pas une expression un peu
hardie, d'aussi près que je le désirerais. Mais, si on emploie
envers lui la fraude ou la trahison, j'espère que mon affection
fidèle finira toujours par en triompher. J'espère que la véritable
affection d'une fille vigilante et dévouée est plus forte, au bout
du compte, que tous les dangers du monde.»

Ce sourire lumineux que je n'ai jamais vu sur aucun autre visage
disparut alors du sien, au moment où j'en admirais la douceur et
où je me rappelais le bonheur que j'avais autrefois à le voir, et
elle me demanda avec un changement marqué de physionomie, quand
nous approchâmes de la rue que j'habitais, si je savais comment
les revers de fortune de ma tante lui étaient arrivés. Sur ma
réponse négative, Agnès devint pensive, et il me sembla que je
sentais trembler le bras qui reposait sur le mien.

Nous trouvâmes ma tante toute seule et un peu agitée. Il s'était
élevé entre elle et mistress Crupp une discussion sur une question
abstraite (la convenance de la résidence du beau sexe dans un
appartement de garçon), et ma tante, sans s'inquiéter des spasmes
de mistress Crupp, avait coupé court à la dispute en déclarant à
cette dame qu'elle sentait l'eau-de-vie, qu'elle me volait et
qu'elle eût à sortir à l'instant. Mistress Crupp, regardant ces
deux expressions comme injurieuses, avait annoncé son intention
d'en appeler au «Jurique anglais,» voulant parler, à ce qu'on
pouvait croire, du boulevard de nos libertés nationales.

Cependant ma tante ayant eu le temps de se remettre, pendant que
Peggotty était sortie pour montrer à M. Dick les gardes à cheval,
et, de plus, enchantée de voir Agnès, ne pensait plus à sa
querelle que pour tirer une certaine vanité de la manière dont
elle en était sortie à son honneur; aussi nous reçut-elle de la
meilleure humeur possible. Quand Agnès eut posé son chapeau sur la
table et se fut assise près d'elle, je ne pus m'empêcher de me
dire, en regardant son front radieux et ses yeux sereins, qu'elle
me semblait là à sa place; qu'elle y devrait toujours être; que ma
tante avait en elle, malgré sa jeunesse et son peu d'expérience,
une confiance entière. Ah! elle avait bien raison de compter pour
sa force sur sa simple affection, dévouée et fidèle.

Nous nous mîmes à causer des affaires de ma tante, à laquelle je
dis la démarche inutile que j'avais faite le matin même.

«Ce n'était pas judicieux, Trot, mais l'intention était bonne.
Vous êtes un brave enfant, je crois que je devrais dire plutôt à
présent un brave jeune homme, et je suis fière de vous, mon ami.
Il n'y a rien à dire, jusqu'à présent. Maintenant, Trot et Agnès,
regardons en face la situation de Betsy Trotwood, et voyons où
elle en est.»

Je vis Agnès pâlir, en regardant attentivement ma tante. Ma tante
ne regardait pas moins attentivement Agnès, tout en caressant son
chat.

«Betsy Trotwood, dit ma tante, qui avait toujours gardé pour elle
ses affaires d'argent, je ne parle pas de votre soeur, Trot, mais
de moi, avait une certaine fortune. Peu importe ce qu'elle avait,
c'était assez pour vivre: un peu plus même, car elle avait fait
quelques économies, qu'elle ajoutait au capital. Betsy plaça sa
fortune en rentes pendant quelque temps, puis, sur l'avis de son
homme d'affaires, elle le plaça sur hypothèque. Cela allait très-
bien, le revenu était considérable, mais on purgea les hypothèques
et on remboursa Betsy. Ne trouvez-vous pas, quand je parle de
Betsy, qu'on croirait entendre raconter l'histoire d'un vaisseau
de guerre? Si bien donc que Betsy, obligée de chercher un autre
placement, se figura qu'elle était plus habile cette fois que son
homme d'affaires, qui n'était plus si avisé que par le passé... Je
parle de votre père, Agnès, et elle se mit dans la tête de gérer
sa petite fortune toute seule. Elle mena donc, comme on dit, ses
cochons bien loin au marché, dit ma tante, et elle n'en fut pas la
bonne marchande. D'abord elle fit des pertes dans les mines, puis
dans des pêcheries particulières où il s'agissait d'aller chercher
dans la mer les trésors perdus ou quelque autre folie de ce genre,
continua-t-elle, par manière d'explication, en se frottant le nez,
puis elle perdit encore dans les mines, et, à la fin des fins,
elle perdit dans une banque. Je ne sais ce que valaient les
actions de cette banque, pendant un temps, dit ma tante, cent pour
cent au moins, je crois; mais la banque était à l'autre bout du
monde, et s'est évanouie dans l'espace, à ce que je crois; en tout
cas, elle a fait faillite et ne payera jamais un sou; or tous les
sous de Betsy étaient là, et les voilà finis. Ce qu'il y a de
mieux à faire, c'est de n'en plus parler!»

Ma tante termina ce récit sommaire et philosophique en regardant
avec un certain air de triomphe Agnès, qui reprenait peu à peu ses
couleurs.

«Est-ce là toute l'histoire, chère miss Trotwood? dit Agnès.

-- J'espère que c'est bien suffisant, ma chère, dit ma tante. S'il
y avait eu plus d'argent à perdre, ce ne serait pas tout peut-
être. Betsy aurait trouvé moyen d'envoyer cet argent-là rejoindre
le reste, et de faire un nouveau chapitre à cette histoire, je
n'en doute pas. Mais il n'y avait plus d'argent, et l'histoire
finit là.»

Agnès avait écouté d'abord sans respirer. Elle pâlissait et
rougissait encore, mais elle avait le coeur plus léger. Je croyais
savoir pourquoi. Elle avait craint, sans doute, que son malheureux
père ne fût pour quelque chose dans ce revers de fortune. Ma tante
prit sa main entre les siennes et se mit à rire.

«Est-ce tout? répéta ma tante; mais oui, vraiment, c'est tout, à
moins qu'on n'ajoute comme à la fin d'un conte: «Et depuis ce
temps-là, elle vécut toujours heureuse.» Peut-être dira-t-on cela
de Betsy un de ces jours. Maintenant, Agnès, vous avez une bonne
tête: vous aussi, sous quelques rapports, Trot, quoique je ne
puisse pas vous faire toujours ce compliment.» Là-dessus ma tante
secoua la tête avec l'énergie qui lui était propre. «Que faut-il
faire? Ma maison pourra rapporter l'un dans l'autre soixante-dix
livres sterling par an. Je crois que nous pouvons compter là-
dessus d'une manière positive. Eh bien! c'est tout ce que nous
avons, a dit ma tante, qui était, révérence gardée, comme certains
chevaux qu'on voit s'arrêter tout court, au moment où ils ont
l'air de prendre le mors aux dents.

«De plus, dit-elle, après un moment de silence, il y a Dick. Il a
mille livres sterling par an, mais il va sans dire qu'il faut que
ce soit réservé pour sa dépense personnelle. J'aimerais mieux le
renvoyer, quoique je sache bien que je suis la seule personne qui
l'apprécie, plutôt que de le garder, à la condition de ne pas
dépenser son argent pour lui jusqu'au dernier sou. Comment ferons-
nous, Trot et moi, pour nous tirer d'affaire avec nos ressources?
Qu'en dites-vous, Agnès?

-- Je dis, ma tante, devançant la réponse d'Agnès, qu'il faut que
je fasse quelque chose.

-- Vous enrôler comme soldat, n'est-ce pas? repartit ma tante
alarmée, ou entrer dans la marine? Je ne veux pas entendre parler
de cela. Vous serez procureur. Je ne veux pas de tête cassée dans
la famille, avec votre permission, monsieur.»

J'allais expliquer que je ne tenais pas à introduire le premier
dans la famille ce procédé simplifié de se tirer d'affaire, quand
Agnès me demanda si j'avais un long bail pour mon appartement.

«Vous touchez au coeur de la question, ma chère, dit ma tante;
nous avons l'appartement sur les bras pour six mois, à moins qu'on
ne pût le sous-louer, ce que je ne crois pas. Le dernier occupant
est mort ici, et il mourrait bien cinq locataires sur six, rien
que de demeurer sous le même toit que cette femme en nankin, avec
son jupon de flanelle. J'ai un peu d'argent comptant, et je crois,
comme vous, que ce qu'il y a de mieux à faire est de finir le
terme ici, en louant tout près une chambre à coucher pour Dick.»

Je crus de mon devoir de dire un mot des ennuis que ma tante
aurait à souffrir, en vivant dans un état constant de guerre et
d'embuscades avec mistress Crupp; mais elle répondit à cette
objection d'une manière sommaire et péremptoire, en déclarant
qu'au premier signal d'hostilité elle était prête à faire à
mistress Crupp une peur dont elle garderait un tremblement jusqu'à
la fin de ses jours.

«Je pensais, Trotwood, dit Agnès en hésitant, que si vous aviez du
temps...

-- J'ai beaucoup de temps à moi, Agnès. Je suis toujours libre
après quatre ou cinq heures, et j'ai du loisir le matin de bonne
heure. De manière ou d'autre, dis-je, en sentant que je rougissais
un peu au souvenir des heures que j'avais passées à flâner dans la
ville ou sur la route de Norwood, j'ai du temps plus qu'il ne m'en
faut.

-- Je pense que vous n'auriez pas de goût, dit Agnès en
s'approchant de moi, et en me parlant à voix basse, d'un accent si
doux et si consolant que je l'entends encore, pour un emploi de
secrétaire?

-- Pas de goût, ma chère Agnès, et pourquoi?

-- C'est que, reprit Agnès, le docteur Strong a mis à exécution
son projet de se retirer; il est venu s'établir à Londres, et je
sais qu'il a demandé à papa s'il ne pourrait pas lui recommander
un secrétaire. Ne pensez-vous pas qu'il lui serait plus agréable
d'avoir auprès de lui son élève favori plutôt que tout autre?

-- Ma chère Agnès, m'écriai-je, que serais-je sans vous? Vous êtes
toujours mon bon ange. Je vous l'ai déjà dit. Je ne pense jamais à
vous que comme à mon bon ange.»

Agnès me répondit en riant gaiement qu'un bon ange (elle voulait
parler de Dora) me suffisait bien, que je n'avais pas besoin d'en
avoir davantage; et elle me rappela que le docteur avait coutume
de travailler dans son cabinet de grand matin et pendant la
soirée, et que probablement les heures dont je pouvais disposer
lui conviendraient à merveille. Si j'étais heureux de penser que
j'allais gagner moi-même mon pain, je ne l'étais pas moins de
l'idée que je travaillerais avec mon ancien maître; et, suivant à
l'instant l'avis d'Agnès, je m'assis pour écrire au docteur une
lettre où je lui exprimais mon désir, en lui demandant la
permission de me présenter chez lui le lendemain, à dix heures du
matin. J'adressai mon épître à Highgate, car il demeurait dans ce
lieu si plein de souvenirs pour moi, et j'allai la mettre moi-même
à la poste sans perdre une minute.

Partout où passait Agnès, on trouvait derrière elle quelque trace
précieuse du bien qu'elle faisait sans bruit en passant. Quand je
revins, la cage des oiseaux de ma tante était suspendue exactement
comme elle l'avait été si longtemps à la fenêtre de son salon; mon
fauteuil, placé comme l'était le fauteuil infiniment meilleur de
ma tante, près de la croisée ouverte; et l'écran vert qu'elle
avait apporté était déjà attaché au haut de la fenêtre. Je n'avais
pas besoin de demander qui est-ce qui avait fait tout cela. Rien
qu'à voir comme les choses avaient l'air de s'être faites toutes
seules, il n'y avait qu'Agnès qui pût avoir pris ce soin. Quelle
autre qu'elle aurait songé à prendre mes livres mal arrangés sur
ma table, pour les disposer dans l'ordre où je les plaçais
autrefois, du temps de mes études? Quand j'aurais cru Agnès à cent
lieues, je l'aurais reconnue tout de suite: je n'avais pas besoin
de la voir occupée à tout remettre en place, souriant du désordre
qui s'était introduit chez moi.

Ma tante mit beaucoup de bonne grâce à parler favorablement de la
Tamise, qui faisait véritablement un bel effet aux rayons du
soleil, quoique cela ne valût pas la mer qu'elle voyait à Douvres;
mais elle gardait une rancune inexorable à la fumée de Londres qui
poivrait tout, disait-elle. Heureusement il se fit une prompte
révolution à cet égard, grâce au soin minutieux avec lequel
Peggotty faisait la chasse à ce poivre malencontreux dans tous les
coins de mon appartement. Seulement je ne pouvais m'empêcher, en
la regardant, de me dire que Peggotty elle-même faisait beaucoup
de bruit et peu de besogne, en comparaison d'Agnès, qui faisait
tant de choses sans le moindre bruit. J'en étais là quand on
frappa à la porte.

«Je pense que c'est papa, dit Agnès en devenant pâle, il m'a
promis de venir.»

J'ouvris la porte, et je vis entrer non-seulement M. Wickfield
mais Uriah Heep. Il y avait déjà quelque temps que je n'avais vu
M. Wickfield. Je m'attendais déjà à le trouver très-changé,
d'après ce qu'Agnès m'avait dit, mais je fus douloureusement
surpris en le voyant.

Ce n'était pas tant parce qu'il était bien vieilli, quoique
toujours vêtu avec la même propreté scrupuleuse; ce n'était pas
non plus parce qu'il avait un teint échauffé, qui donnait mauvaise
idée de sa santé; ce n'était pas parce que ses mains étaient
agitées d'un mouvement nerveux, j'en savais mieux la cause que
personne, pour l'avoir vue opérer pendant plusieurs années; ce
n'est pas qu'il eût perdu la grâce de ses manières ni la beauté de
ses traits, toujours la même; mais ce qui me frappa, c'est qu'avec
tous ces témoignages évidents de distinction naturelle, il pût
subir la domination impudente de cette personnification de la
bassesse, Uriah Heep. Le renversement des deux natures dans leurs
relations respectives, de puissance de la part d'Uriah, et de
dépendance du côté de M. Wickfield, offrait le spectacle le plus
pénible qu'on pût imaginer. J'aurais vu un singe conduire un homme
en laisse, que je n'aurais pas été plus humilié pour l'homme.

Il n'en avait que trop conscience lui-même. Quand il entra, il
s'arrêta la tête basse comme s'il le sentait bien. Ce fut
l'affaire d'un moment, car Agnès lui dit très-doucement: «Papa,
voilà miss Trotwood et Trotwood que vous n'avez pas vus depuis
longtemps,» et alors il s'approcha, tendit la main à ma tante d'un
air embarrassé, et serra les miennes plus cordialement. Pendant
cet instant de trouble rapide, je vis un sourire de malignité sur
les lèvres d'Uriah. Agnès le vit aussi, je crois, car elle fit un
mouvement en arrière, comme pour s'éloigner de lui.

Quant à ma tante, le vit-elle, ne le vit-elle pas? j'aurais défié
toute la science des physionomistes de le deviner sans sa
permission. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu personne doué
d'une figure plus impénétrable qu'elle, lorsqu'elle voulait. Sa
figure ne parlait pas plus qu'un mur de ses secrètes pensées,
jusqu'au moment où elle rompit le silence avec le ton brusque qui
lui était ordinaire:

«Eh bien! Wickfield, dit ma tante, et il la regarda pour la
première fois. J'ai raconté à votre fille le bel usage que j'ai
fait de mon argent, parce que je ne pouvais plus vous le confier
depuis que vous vous étiez un peu rouillé en affaires. Nous nous
sommes donc consultées avec elle, et, tout considéré, nous nous
tirerons de là. Agnès, à elle seule, vaut les deux associés, à mon
avis.

-- S'il m'est permis de faire une humble remarque, dit Uriah Heep
en se tortillant, je suis parfaitement d'accord avec miss Betsy
Trotwood, et je serais trop heureux d'avoir aussi miss Agnès pour
associée.

-- Contentez-vous d'être associé vous-même, repartit ma tante; il
me semble que cela doit vous suffire. Comment vous portez-vous,
monsieur?»

En réponse à cette question, qui lui était adressée du ton le plus
sec, M. Heep secouant d'un air embarrassé le sac de papiers qu'il
portait, répliqua qu'il se portait bien, et remercia ma tante en
lui disant qu'il espérait qu'elle se portait bien aussi.

«Et vous, Copperfield... je devrais dire monsieur Copperfield,
continua Uriah, j'espère que vous allez bien. Je suis heureux de
vous voir, monsieur Copperfield, même dans les circonstances
actuelles: et en effet les circonstances actuelles avaient l'air
d'être assez de son goût. Elles ne sont pas tout ce que vos amis
pourraient désirer pour vous, monsieur Copperfield; mais ce n'est
pas l'argent qui fait l'homme, c'est... je ne suis vraiment pas en
état de l'expliquer avec mes faibles moyens, dit Uriah faisant un
geste de basse complaisance; mais ce n'est pas l'argent!...»

Là-dessus il me donna une poignée de main, non pas d'après le
système ordinaire, mais en se tenant à quelques pas, comme s'il en
avait peur, et en soulevant ma main ou la baissant tour à tour
comme la poignée d'une pompe.

«Que dites-vous de notre santé, Copperfield... pardon, je devrais
dire monsieur Copperfield? reprit Uriah; M. Wickfield n'a-t-il pas
bonne mine, monsieur? Les années passent inaperçues chez nous,
monsieur Copperfield; si ce n'est qu'elles élèvent les humbles,
c'est-à-dire ma mère et moi, et qu'elles développent, ajouta-t-il
en se ravisant, la beauté et les grâces, particulièrement chez
miss Agnès.»

Il se tortilla après ce compliment d'une façon si intolérable que
ma tante qui le regardait en face perdit complètement patience.

«Que le diable l'emporte! dit-elle brusquement. Qu'est-ce qu'il a
donc? Pas de mouvements galvaniques, monsieur!

-- Je vous demande pardon, miss Trotwood, dit Uriah; je sais bien
que vous êtes nerveuse.

-- Laissez-nous tranquilles, reprit ma tante qui n'était rien
moins qu'apaisée par cette impertinence: je vous prie de vous
taire. Sachez que je ne suis pas nerveuse du tout. Si vous êtes
une anguille, monsieur, à la bonne heure! mais si vous êtes un
homme, maîtrisez un peu vos mouvements, monsieur! Vive Dieu!
continua-t-elle dans un élan d'indignation, je n'ai pas envie
qu'on me fasse perdre la tête à se tortiller comme un serpent ou
comme un tire-bouchon!»

M. Heep, comme on peut le penser, fut un peu troublé par cette
explosion, qui recevait une nouvelle force de l'air indigné dont
ma tante recula sa chaise en secouant la tête, comme si elle
allait se jeter sur lui pour le mordre. Mais il me dit à part
d'une voix douce:

«Je sais bien, monsieur Copperfield, que miss Trotwood, avec
toutes ses excellentes qualités, est très-vive; j'ai eu le plaisir
de la connaître avant vous, du temps que j'étais encore pauvre
petit clerc, et il est naturel qu'elle ne soit pas adoucie par les
circonstances actuelles. Je m'étonne au contraire que ce ne soit
pas encore pis. J'étais venu ici vous dire que, si nous pouvions
vous être bons à quelque chose, ma mère et moi, ou Wickfield-et-
Heep, nous en serions ravis. Je ne m'avance pas trop, je suppose?
dit-il avec un affreux sourire à son associé.

-- Uriah Heep, dit M. Wickfield d'une voix forcée et monotone, est
très-actif en affaires, Trotwood. Ce qu'il dit, je l'approuve
pleinement. Vous savez que je vous porte intérêt de longue date;
mais, indépendamment de cela, ce qu'il dit, je l'approuve
pleinement.

-- Oh! quelle récompense! dit Uriah en relevant l'une de ses
jambes, au risque de s'attirer une nouvelle incartade de la part
de ma tante, que je suis heureux de cette confiance absolue! Mais
j'espère, il est vrai, que je réussis un peu à le soulager du
poids des affaires, monsieur Copperfield.

-- Uriah Heep est un grand soulagement pour moi, dit M. Wickfield
de la même voix sourde et triste; c'est un grand poids de moins
pour moi, Trotwood, que de l'avoir pour associé.»

Je savais que c'était ce vilain renard rouge qui lui faisait dire
tout cela, pour justifier ce qu'il m'avait dit lui-même, le soir
où il avait empoisonné mon repos. Je vis le même sourire faux et
sinistre errer sur ses traits, pendant qu'il me regardait avec
attention.

«Vous ne nous quittez pas, papa? dit Agnès d'un ton suppliant. Ne
voulez-vous pas revenir à pied avec Trotwood et moi?»

Je crois qu'il aurait regardé Uriah avant de répondre, si ce digne
personnage ne l'avait pas prévenu.

«J'ai un rendez-vous d'affaires, dit Uriah, sans quoi j'aurais été
heureux de rester avec mes amis. Mais je laisse mon associé pour
représenter la maison. Miss Agnès, votre très-humble serviteur! Je
vous souhaite le bonsoir, monsieur Copperfield, et je présente mes
humbles respects à miss Betsy Trotwood.»

Il nous quitta là-dessus, en nous envoyant des baisers de sa
grande main de squelette, avec un sourire de satyre.

Nous restâmes encore une heure ou deux à causer du bon vieux temps
et de Canterbury. M. Wickfield, laissé seul avec Agnès, reprit
bientôt quelque gaieté, quoique toujours en proie à un abattement
dont il ne pouvait s'affranchir. Il finit pourtant par s'animer et
prit plaisir à nous entendre rappeler les petits événements de
notre vie passée, dont il se souvenait très-bien. Il nous dit
qu'il se croyait encore à ses bons jours, en se retrouvant seul
avec Agnès et moi, et qu'il voudrait bien qu'il n'y eût rien de
changé. Je suis sûr qu'en voyant le visage serein de sa fille et
en sentant la main qu'elle posait sur son bras, il en éprouvait un
bien infini.

Ma tante, qui avait été presque tout le temps occupée avec
Peggotty dans la chambre voisine, ne voulut pas nous accompagner à
leur logement, mais elle insista pour que j'y allasse, et j'obéis.
Nous dînâmes ensemble. Après le dîner, Agnès s'assit auprès de lui
comme autrefois, et lui versa du vin. Il prit ce qu'elle lui
donnait, pas davantage, comme un enfant; et nous restâmes tous les
trois assis près de la fenêtre tant qu'il fit jour. Quand la nuit
vint, il s'étendit sur un canapé; Agnès arrangea les coussins et
resta penchée sur lui un moment. Quand elle revint près de la
fenêtre, il ne faisait pas assez obscur encore pour que je ne
visse pas briller des larmes dans ses yeux.

Je demande au ciel de ne jamais oublier l'amour constant et fidèle
de ma chère Agnès à cette époque de ma vie, car, si je l'oubliais,
ce serait signe que je serais bien près de ma fin, et c'est le
moment où je voudrais me souvenir d'elle plus que jamais. Elle
remplit mon coeur de tant de bonnes résolutions, elle fortifia si
bien ma faiblesse, elle sut diriger si bien par son exemple, je ne
sais comment, car elle était trop douce et trop modeste pour me
donner beaucoup de conseils, l'ardeur sans but de mes vagues
projets, que si j'ai fait quelque chose de bien, si je n'ai pas
fait quelque chose de mal, je crois en conscience que c'est à elle
que je le dois.

Et comme elle me parla de Dora, pendant que nous étions assis près
de la fenêtre! comme elle écouta mes éloges, en y ajoutant les
siens! comme elle jeta sur la petite fée qui m'avait ensorcelé des
rayons de sa pure lumière, qui la faisaient paraître encore plus
innocente et plus précieuse à mes yeux! Agnès, soeur de mon
adolescence si j'avais su alors ce que j'ai su plus tard!

Il y avait un mendiant dans la rue quand je descendis, et, au
moment où je me retournais du côté de la fenêtre, en pensant au
regard calme et pur de ma jeune amie, à ses yeux angéliques, il me
fit tressaillir en murmurant, comme un écho du matin:

«Aveugle! aveugle! aveugle!»



CHAPITRE VI.

Enthousiasme.


Je commençai la journée du lendemain en allant me plonger encore
dans l'eau des bains romains, puis je pris le chemin de Highgate.
J'étais sorti de mon abattement; je n'avais plus peur des habits
râpés, et je ne soupirais plus après les jolis coursiers gris.
Toute ma manière de considérer nos malheurs était changée. Ce que
j'avais à faire, c'était de prouver à ma tante que ses bontés
passées n'avaient pas été prodiguées à un être ingrat et
insensible. Ce que j'avais à faire, c'était de profiter maintenant
de l'apprentissage pénible de mon enfance et de me mettre à
l'oeuvre avec courage et résolution. Ce que j'avais à faire,
c'était de prendre résolument la hache du bûcheron à la main pour
m'ouvrir un chemin à travers la forêt des difficultés où je me
trouvais égaré, en abattant devant moi les arbres enchantés qui me
séparaient encore de Dora: et je marchais à grands pas somme si
c'était un moyen d'arriver plus tôt à mon but.

Quand je me retrouvai sur cette route de Highgate qui m'était si
familière, et que je suivais aujourd'hui dans des dispositions si
différentes de mes anciennes idées de plaisir, il me sembla qu'un
changement complet venait de s'opérer dans ma vie; mais je n'étais
pas découragé. De nouvelles espérances, un nouveau but, m'étaient
apparus en même temps que ma vie nouvelle. Le travail était grand,
mais la récompense était sans prix. C'était Dora qui était la
récompense, et il fallait bien conquérir Dora.

J'étais dans de tels transports de courage que je regrettais que
mon habit ne fût pas déjà un peu râpé; il me tardait de commencer
à abattre des arbres dans la forêt des difficultés, et cela avec
assez de peine, pour prouver ma vigueur. J'avais bonne envie de
demander à un vieux bonhomme qui cassait des pierres sur la route
avec des lunettes de fil de fer, de me prêter un moment son
marteau et de me permettre de commencer ainsi à m'ouvrir un chemin
dans le granit pour arriver jusqu'à Dora. Je m'agitais si bien,
j'étais si complètement hors d'haleine, et j'avais si chaud, qu'il
me semblait que j'avais gagné je ne sais combien d'argent. J'étais
dans cet état, quand j'entrai dans une petite maison qui était à
louer, et je l'examinai scrupuleusement, sentant qu'il était
nécessaire de devenir un homme pratique. C'était précisément tout
ce qu'il nous fallait pour Dora et moi; il y avait un petit jardin
devant la maison pour que Jip pût y courir à son aise et aboyer
contre les marchands à travers les palissades. Je sortis de là
plus échauffé que jamais, et je repris d'un pas si précipité la
route de Highgate que j'y arrivai une heure trop tôt; au reste,
quand je n'aurais pas été si fort en avance, j'aurais toujours été
obligé de me promener un peu pour me rafraîchir, avant d'être tant
soit peu présentable. Mon premier soin, après quelques préparatifs
pour me calmer, fut de découvrir la demeure du docteur. Ce n'était
pas du côté de Highgate où demeurait mistress Steerforth, mais
tout à fait à l'autre bout de la petite ville. Quand je me fus
assuré de ce fait, je revins, par un attrait auquel je ne pus
résister, à une petite ruelle qui passait près de la maison de
mistress Steerforth, et je regardai par-dessus le mur du jardin.
Les fenêtres de la chambre de Steerforth étaient fermées. Les
portes de la serre étaient ouvertes et Rosa Dartle, nu-tête,
marchait en long et en large, d'un pas brusque et précipité, dans
une allée sablée qui longeait la pelouse. Elle me fit l'effet
d'une bête fauve qui fait toujours le même chemin, jusqu'au bout
de la chaîne qu'elle traîne sur son sentier battu, en se rongeant
le coeur.

Je quittai doucement mon poste d'observation, fuyant ce voisinage
et regrettant de l'avoir seulement approché, puis je me promenai
jusqu'à dix heures loin de là. L'église, surmontée d'un clocher
élancé qui se voit maintenant du sommet de la colline, n'était pas
là, à cette époque, pour m'indiquer l'heure. Il y avait à la place
une vieille maison en briques rouges qui servait d'école, une
belle maison, ma foi! on devait avoir du plaisir à y aller à
l'école, autant qu'il m'en souvient.

En approchant de la demeure du docteur, joli cottage un peu
ancien, et où il avait dû dépenser de l'argent, à en juger par les
réparations et les embellissements qui semblaient encore tout
frais, je l'aperçus qui se promenait dans le jardin avec ses
guêtres et tout le reste, comme s'il n'avait jamais cessé de se
promener depuis le temps où j'étais son écolier. Il était entouré
aussi de ses anciens compagnons, car il ne manquait pas de grands
arbres dans le voisinage, et je vis sur le gazon deux ou trois
corbeaux qui le regardaient comme s'ils avaient reçu des lettres
de leurs camarades de Canterbury sur son compte, et qu'ils le
surveillassent de près en conséquence.

Je savais bien que ce serait peine perdue de chercher à attirer
son attention à cette distance; je pris donc la liberté d'ouvrir
la barrière et d'aller à sa rencontre, afin de me trouver en face
de lui, au moment où il viendrait à se retourner. Quand il se
retourna en effet, et qu'il s'approcha de moi, il me regarda d'un
air pensif pendant un moment, évidemment sans me voir, puis sa
physionomie bienveillante exprima la plus grande satisfaction, et
il me prit les deux mains:

«Comment, mon cher Copperfield, mais vous voilà un homme! Vous
vous portez bien? Je suis ravi de vous voir. Mais comme vous avez
gagné, mon cher Copperfield! Vous voilà vraiment... Est-il
possible?»

Je lui demandai de ses nouvelles, et de celles de mistress Strong.

«Très-bien! dit le docteur, Annie va très-bien; elle sera
enchantée de vous voir. Vous avez toujours été son favori. Elle me
le disait encore hier au soir, quand je lui ai montré votre
lettre. Et... oui, certainement... vous vous rappelez M. Jack
Maldon, Copperfield?

-- Parfaitement, monsieur.

-- Je me doutais bien, dit le docteur, que vous ne l'aviez pas
oublié; lui aussi va assez bien.

-- Est-il de retour, monsieur? demandai-je.

-- Des Indes? dit le docteur, oui. M. Jack Maldon n'a pas pu
supporter le climat, mon ami. Mistress Markleham... vous vous
rappelez mistress Markleham?

-- Si je me rappelle le Vieux-Troupier! tout comme si c'était
hier.

-- Eh bien! mistress Markleham était très-inquiéte de lui, la
pauvre femme: aussi nous l'avons fait revenir, et nous lui avons
acheté une petite place qui lui convient beaucoup mieux.»

Je connaissais assez M. Jack Maldon pour soupçonner, d'après cela,
que c'était une place où il ne devait pas y avoir beaucoup
d'ouvrage, et qui était bien payée. Le docteur continua, en
appuyant toujours la main sur mon épaule et en me regardant d'un
air encourageant:

«Maintenant, mon cher Copperfield, causons de votre proposition.
Elle me fait grand plaisir et me convient parfaitement; mais
croyez-vous que vous ne pourriez rien faire de mieux? Vous avez eu
de grands succès chez nous, vous savez; vous avez des facultés qui
peuvent vous mener loin. Les fondements sont bons: on y peut
élever n'importe quel édifice; ne serait-ce pas grand dommage de
consacrer le printemps de votre vie à une occupation comme celle
que je puis vous offrir?»

Je repris une nouvelle ardeur, et je pressai le docteur avec de
nombreuses fleurs de rhétorique, je le crains, de céder à ma
demande, en lui rappelant que j'avais déjà, d'ailleurs, une
profession.

«Oui, oui, dit le docteur, c'est vrai; certainement cela fait une
différence, puisque vous avez une profession et que vous étudiez
pour y réussir. Mais, mon cher ami, qu'est-ce que c'est que
soixante-dix livres sterling par an?

-- Cela double notre revenu, docteur Strong!

-- Vraiment! dit le docteur. Qui aurait cru cela! Ce n'est pas que
je veuille dire que le traitement sera strictement réduit à
soixante-dix livres sterling, parce que j'ai toujours eu
l'intention de faire, en outre, un présent à celui de mes jeunes
amis que j'occuperais de cette manière. Certainement, dit le
docteur en se promenant toujours de long en large, la main sur mon
épaule, j'ai toujours fait entrer en ligne de compte un présent
annuel.

«Mon cher maître, lui dis-je simplement, et sans phrases cette
fois, j'ai contracté envers vous des obligations que je ne pourrai
jamais reconnaître.

-- Non, non, dit le docteur, pardonnez-moi! vous vous trompez.

-- Si vous voulez accepter mes services pendant le temps que j'ai
de libre, c'est-à-dire le matin et le soir, et que vous croyiez
que cela vaille soixante-dix livres sterling par an, vous me ferez
un plaisir que je ne saurais exprimer.

-- Vraiment! dit le docteur d'un air naïf. Que si peu de chose
puisse faire tant de plaisir! vraiment! vraiment! Mais promettez-
moi que le jour où vous trouverez quelque chose de mieux vous le
prendrez, n'est-ce pas? Vous m'en donnez votre parole? dit le
docteur du ton avec lequel il en appelait autrefois à notre
honneur, en classe, quand nous étions petits garçons.

-- Je vous en donne ma parole, monsieur, répliquai-je aussi comme
nous répondions en classe autrefois.

-- En ce cas, c'est une affaire faite, dit le docteur en me
frappant sur l'épaule et en continuant de s'y appuyer pendant
notre promenade.

-- Et je serais encore vingt fois plus heureux de penser, lui dis-
je avec une petite flatterie innocente, j'espère..., si vous
m'occupez au Dictionnaire.»

Le docteur s'arrêta, ma frappa de nouveau sur l'épaule en
souriant, et s'écria d'un air de triomphe ravissant à voir, comme
si j'étais un puits de sagacité humaine:

«Vous l'avez deviné, mon cher ami. C'est le Dictionnaire.»

Comment aurait-il pu être question d'autre chose? Ses poches en
étaient pleines comme sa tête. Le Dictionnaire lui sortait par
tous les pores. Il me dit que depuis qu'il avait renoncé à sa
pension, son travail avançait de la manière la plus rapide, et que
rien ne lui convenait mieux que les heures de travail que je lui
proposais, attendu qu'il avait l'habitude de se promener dans le
milieu du jour en méditant à son aise. Ses papiers étaient un peu
en désordre pour le moment, grâce à M. Jack Maldon qui lui avait
offert dernièrement ses services comme secrétaire, et qui n'avait
pas l'habitude de cette occupation; mais nous aurions bientôt
remis tout cela en état, et nous marcherions rondement. Je trouvai
plus tard, quand nous fûmes tout de bon à l'oeuvre, que les
efforts de M. Jack Maldon me donnaient plus de peine que je ne m'y
étais attendu, vu qu'il ne s'était pas borné à faire de nombreuses
méprises, mais qu'il avait dessiné tant de soldats et de têtes de
femmes sur les manuscrits du docteur, que je me trouvais parfois
plongé dans un dédale inextricable.

Le docteur était enchanté de la perspective de m'avoir pour
collaborateur de son fameux ouvrage, et il fut convenu que nous
commencerions dès le lendemain à sept heures. Nous devions
travailler deux heures tous les matins et deux ou trois heures
tous les soirs, excepté le samedi qui serait un jour de congé pour
moi. Je devais naturellement me reposer aussi le dimanche; la
besogne n'était donc pas bien pénible.

Nos arrangements faits ainsi, à notre mutuelle satisfaction, le
docteur m'emmena dans la maison pour me présenter à mistress
Strong que je trouvai dans le nouveau cabinet de son mari, occupée
à épousseter ses livres, liberté qu'il ne permettait qu'à elle de
prendre avec ces précieux favoris.

Ils avaient retardé leur déjeuner pour moi, et nous nous mîmes à
table ensemble. Nous venions à peine d'y prendre place quand je
devinai, d'après la figure de mistress Strong, qu'il allait venir
quelqu'un, avant même d'entendre aucun bruit qui annonçât
l'approche d'un visiteur. Un monsieur à cheval arriva à la grille,
fit entrer son cheval par la bride, dans la petite cour, comme
s'il était chez lui, l'attacha à un anneau sous la remise vide, et
entra dans la salle à manger, son fouet à la main. C'était M. Jack
Maldon, et je trouvai que M. Jack Maldon n'avait rien gagné à son
voyage aux Indes. Il est vrai de dire que j'étais d'une humeur
vertueuse et farouche contre tous les jeunes gens qui n'abattaient
pas des arbres dans la forêt des difficultés, de sorte qu'il faut
faire la part de ces impressions peu bienveillantes.

«Monsieur Jack, dit le docteur, je vous présente Copperfield!»

M. Jack Maldon me donna une poignée de main, un peu froidement à
ce qu'il me sembla, et d'un air de protection languissante qui me
choqua fort en secret. Du reste, son air de langueur était curieux
à voir, excepté pourtant quand il parlait à sa cousine Annie.

«Avez-vous déjeuné, monsieur Jack? dit le docteur.

-- Je ne déjeune presque jamais, monsieur, répliqua-t-il en
laissant aller sa tête sur le dossier de son fauteuil. Cela
m'ennuie.

-- Y a-t-il des nouvelles aujourd'hui? demanda le docteur.

-- Rien du tout, monsieur, repartit M. Maldon. Quelques histoires
de gens qui meurent de faim en Écosse, et qui sont assez
mécontents. Mais il y a toujours de ces gens qui meurent de faim
et qui ne sont jamais contents.»

Le docteur lui dit d'un air grave et pour changer de conversation:

«Alors il n'y a pas de nouvelles du tout? Eh bien! pas de
nouvelles, bonnes nouvelles, comme on dit.

-- Il y a une grande histoire dans les journaux à propos d'un
meurtre, monsieur, reprit M. Maldon, mais il y a tous les jours
des gens assassinés, et je ne l'ai pas lu.»

On ne regardait pas dans ce temps-là une indifférence affectée
pour toutes les notions et les passions de l'humanité comme une
aussi grande preuve d'élégance qu'on l'a fait plus tard. J'ai vu,
depuis, ces maximes-là très à la mode. Je les ai vu pratiquer avec
un tel succès que j'ai rencontré de beaux messieurs et de belles
dames, qui, pour l'intérêt qu'ils prenaient au genre humain,
auraient aussi bien fait de naître chenilles. Peut-être
l'impression que me fit alors M. Maldon ne fut-elle si vive que
parce qu'elle m'était nouvelle, mais je sais que cela ne contribua
pas à le rehausser dans mon estime, ni dans ma confiance.

«Je venais savoir si Annie voulait aller ce soir à l'Opéra, dit
M. Maldon en se tournant vers elle. C'est la dernière
représentation de la saison qui en vaille la peine, et il y a une
cantatrice qu'elle ne peut pas se dispenser d'entendre. C'est une
femme qui chante d'une manière ravissante, sans compter qu'elle
est d'une laideur délicieuse.»

Là-dessus il retomba dans sa langueur.

Le docteur, toujours enchanté de ce qui pouvait être agréable à sa
jeune femme, se tourna vers elle et lui dit:

«Il faut y aller, Annie, il faut y aller.

-- Non, je vous en prie, dit-elle au docteur. J'aime mieux rester
à la maison. J'aime beaucoup mieux rester à la maison.»

Et sans regarder son cousin, elle m'adressa la parole, me demanda
des nouvelles d'Agnès, s'informa si elle ne viendrait pas la voir;
s'il n'était pas probable qu'elle vint dans la journée; le tout
d'un air si troublé que je me demandais comment il se faisait que
le docteur lui-même, occupé pour le moment à étaler du beurre sur
son pain grillé, ne voyait pas une chose qui sautait aux yeux.

Mais il ne voyait rien. Il lui dit en riant qu'elle était jeune,
et qu'il fallait qu'elle s'amusât, au lieu de s'ennuyer avec un
vieux bonhomme comme lui. D'ailleurs, disait-il, il comptait sur
elle pour lui chanter tous les airs de la nouvelle cantatrice, et
comment s'en tirerait-elle si elle n'allait pas l'entendre? Le
docteur persista donc à arranger la soirée pour elle. M. Jack
Maldon devait revenir dîner à Highgate. Ceci conclu, il retourna à
sa sinécure, je suppose, mais en tout cas il s'en alla à cheval,
sans se presser.

J'étais curieux, le lendemain matin, de savoir si elle était allée
à l'Opéra. Elle n'y avait pas été, elle avait envoyé à Londres
pour se dégager auprès de son cousin, et, dans la journée, elle
avait fait visite à Agnès. Elle avait persuadé au docteur de
l'accompagner, et ils étaient revenus à pied à travers champs, à
ce qu'il me raconta lui-même, par une soirée magnifique. Je me dis
à part moi qu'elle n'aurait peut-être pas manqué le spectacle, si
Agnès n'avait pas été à Londres; Agnès était bien capable
d'exercer aussi sur elle une heureuse influence!

On ne pouvait pas dire qu'elle eût l'air très-enchanté, mais enfin
elle paraissait satisfaite, ou sa physionomie était donc bien
trompeuse. Je la regardais souvent, car elle était assise près de
la fenêtre pendant que nous étions à l'ouvrage, et elle préparait
notre déjeuner que nous mangions tous en travaillant. Quand je
partis à neuf heures, elle était à genoux aux pieds du docteur,
pour lui mettre ses souliers et ses guêtres. Les feuilles de
quelques plantes grimpantes qui croissaient près de la fenêtre
jetaient de l'ombre sur son visage, et je pensai tout le long du
chemin, en me rendant à la Cour, à cette soirée où je l'avais vue
regarder son mari pendant qu'il lisait.

J'avais donc maintenant fort affaire: j'étais sur pied à cinq
heures du matin, et je ne rentrais qu'à neuf ou dix heures du
soir. Mais j'avais un plaisir infini à me trouver à la tête de
tant de besogne, et je ne marchais jamais lentement; il me
semblait que plus je me fatiguais, plus je faisais d'efforts pour
mériter Dora. Elle ne m'avait pas encore vu dans cette nouvelle
phase de mon caractère, parce qu'elle devait venir chez miss Mills
prochainement; j'avais retardé jusqu'à ce moment tout ce que
j'avais à lui apprendre, me bornant à lui dire dans mes lettres,
qui passaient toutes secrètement par les mains de miss Mills, que
j'avais beaucoup de choses à lui conter. En attendant, j'avais
fort réduit ma consommation de graisse d'ours; j'avais absolument
renoncé au savon parfumé et à l'eau de lavande, et j'avais vendu
avec une perte énorme, trois gilets que je regardais comme trop
élégants pour une vie aussi austère que la mienne.

Je n'étais pas encore satisfait: je brûlais de faire plus encore,
et j'allai voir Traddles qui demeurait pour le moment sur le
derrière d'une maison de Castle-Street-Holborn. J'emmenai avec moi
M. Dick, qui m'avait déjà accompagné deux fois à Highgate et qui
avait repris ses habitudes d'intimité avec le docteur.

J'emmenai M. Dick parce qu'il était si sensible aux revers de
fortune de ma tante, et si profondément convaincu qu'il n'y avait
pas d'esclave ou de forçat à la chaîne qui travaillât autant que
moi, qu'il en perdait à la fois l'appétit et sa belle humeur, dans
son désespoir de ne pouvoir rien y faire. Bien entendu qu'il se
sentait plus incapable que jamais d'achever son mémoire, et plus
il y travaillait, plus cette malheureuse tête du roi Charles
venait l'importuner de ses fréquentes incursions. Craignant
successivement que son état ne vint à s'aggraver si nous ne
réussissions pas, par quelque tromperie innocente, à lui faire
accroire qu'il nous était très-utile, ou si nous ne trouvions pas,
ce qui aurait encore mieux valu, un moyen de l'occuper
véritablement, je pris le parti de demander à Traddles s'il ne
pourrait pas nous y aider. Avant d'aller le voir je lui avais
écrit un long récit de tout ce qui était arrivé, et j'avais reçu
de lui en réponse une excellente lettre où il m'exprimait toute sa
sympathie et toute son amitié pour moi.

Nous le trouvâmes plongé dans son travail, avec son encrier et ses
papiers, devant le petit guéridon et le pot à fleurs qui étaient
dans un coin de sa chambrette pour rafraîchir ses yeux et son
courage. Il nous fit l'accueil le plus cordial, et, en moins de
rien, Dick et lui furent une paire d'amis. M. Dick déclara même
qu'il était sûr de l'avoir déjà vu, et nous répondîmes tous les
deux que c'était bien possible.

La première question que j'avais posée à Traddles était celle-ci:
j'avais entendu dire que plusieurs hommes, distingués plus tard
dans diverses carrières, avaient commencé par rendre compte des
débats du parlement. Traddles m'avait parlé des journaux comme de
l'une de ses espérances; partant de ces deux données, j'avais
témoigné à Traddles dans ma lettre que je désirais savoir comment
je pourrais arriver à rendre compte des discussions des chambres.
Traddles me répondit alors, que, d'après ses informations, la
condition mécanique, nécessaire pour cette occupation, excepté
peut-être dans des cas fort rares, pour garantir l'exactitude du
compte rendu, c'est-à-dire la connaissance complète de l'art
mystérieux de la sténographie, offrait à elle seule, à peu près
les mêmes difficultés que s'il s'agissait d'apprendre six langues,
et qu'avec beaucoup de persévérance, on ne pouvait pas espérer d'y
réussir en moins de plusieurs années. Traddles pensait
naturellement que cela tranchait la question, mais je ne voyais là
que quelques grands arbres de plus à abattre pour arriver jusqu'à
Dora, et je pris à l'instant le parti de m'ouvrir un chemin à
travers ce fourré, la hache à la main.

«Je vous remercie beaucoup, mon cher Traddles, lui dis-je, je vais
commencer demain.»

Traddles me regarda d'un air étonné, ce qui était naturel, car il
ne savait pas encore à quel degré d'enthousiasme j'étais arrivé.

«J'achèterai un livre qui traite à fond de cet art, lui dis-je,
j'y travaillerai à la Cour, où je n'ai pas moitié assez d'ouvrage
et je sténographierai les plaidoyers pour m'exercer. Traddles, mon
ami, j'en viendrai à bout.

-- Maintenant, dit Traddles en ouvrant les yeux de toute sa force,
je n'avais pas l'idée que vous fussiez doué de tant de décision,
Copperfield!»

Je ne sais comment il eût pu en avoir l'idée, car c'était encore
un problème pour moi. Je changeai la conversation et je mis
M. Dick sur le tapis.

«Voyez-vous, dit M. Dick d'un air convaincu, je voudrais pouvoir
être bon à quelque chose, monsieur Traddles: à battre du tambour,
par exemple, ou à souffler dans quelque chose!»

Pauvre homme! au fond du coeur, je crois bien qu'il eût préféré en
effet une occupation de ce genre. Mais Traddles, qui n'eût pas
souri pour tout au monde, répliqua gravement:

«Mais vous avez une belle main, monsieur; c'est vous qui me l'avez
dit, Copperfield.

-- Très-belle,» répliquai-je. Et le fait est que la netteté de son
écriture était admirable.

«Ne pensez-vous pas, dit Traddles, que vous pourriez copier des
actes, monsieur, si je vous en procurais?»

M. Dick me regarda d'un air de doute. «Qu'en dites-vous,
Trotwood?»

Je secouai la tête. M. Dick secoua la sienne et soupira.

«Expliquez-lui ce qui se passe pour le mémoire,» dit M. Dick.

J'expliquai à Traddles qu'il était très-difficile d'empêcher le
roi Charles Ier de faire des excursions dans les manuscrits de
M. Dick, qui, pendant ce temps-là, suçait son pouce en regardant
Traddles de l'air le plus respectueux et le plus sérieux.

«Mais vous savez que les actes dont je parle sont rédigés et
terminés, dit Traddles après un moment de réflexion. M. Dick
n'aurait rien à y faire. Cela ne serait-il pas différent,
Copperfield? En tout cas, il me semble qu'on pourrait en essayer.»

Nous conçûmes là-dessus de nouvelles espérances, après un moment
de conférence secrète entre Traddles et moi pendant lequel M. Dick
nous regardait avec inquiétude de son siège. Bref, nous digérâmes
un plan en vertu duquel il se mit à l'ouvrage le lendemain avec le
plus grand succès.

Nous plaçâmes sur une table près de la fenêtre, à Buckingham-
Street, l'ouvrage que Traddles s'était procuré; il fallait faire
je ne sais plus combien de copies d'un document quelconque relatif
à un droit de passage. Sur une autre table on étendit le dernier
projet en train du grand mémoire. Nous donnâmes pour instructions
à M. Dick de copier exactement ce qu'il avait devant lui sans se
détourner le moins du monde de l'original, et, s'il éprouvait le
besoin de faire la plus légère allusion au roi Charles Ier, il
devait voler à l'instant vers le mémoire. Nous l'exhortâmes à
suivre avec résolution ce plan de conduite, et nous laissâmes ma
tante pour le surveiller. Elle nous raconta plus tard, qu'au
premier moment, il était comme un timbalier entre ses deux
tambours, et qu'il partageait sans cesse son attention entre les
deux tables, mais, qu'ayant trouvé ensuite que cela le troublait
et le fatiguait, il avait fini par se mettre tout simplement à
copier le papier qu'il avait sous les yeux, remettant le mémoire à
une autre fois. En un mot, quoique nous eussions grand soin qu'il
ne travaillât pas plus que de raison, et quoiqu'il ne se fût pas
mis à l'oeuvre au commencement de la semaine, il avait gagné le
samedi suivant dix shillings, neuf pence, et je n'oublierai de ma
vie ses courses dans toutes les boutiques des environs pour
changer ce trésor en pièces de six pence, qu'il apporta ensuite à
ma tante sur un plateau où il les avait arrangées en coeur; ses
yeux étaient remplis de larmes de joie et d'orgueil. Depuis le
moment où il fut occupé d'une manière utile, il ressemblait à un
homme qui se sent sous l'influence d'un charme propice, et s'il y
eut au monde ce soir-là une heureuse créature, c'était l'être
reconnaissant qui regardait ma tante comme la femme la plus
remarquable, et moi comme le jeune homme le plus extraordinaire
qu'il y eût sur la terre.

«Il n'y a pas de danger qu'elle meure de faim maintenant,
Trotwood, me dit M. Dick en me donnant une poignée de main dans un
coin; je me charge de suffire à ses besoins, monsieur,» et il
agitait en l'air ses dix doigts triomphants comme si c'eût été
autant de banques à sa disposition.

Je ne sais pas quel était le plus content de Traddles ou de moi.
«Vraiment, me dit-il tout d'un coup, en sortant une lettre de sa
poche, cela m'a complètement fait oublier M. Micawber.»

La lettre m'était adressée (M. Micawber ne perdait jamais une
occasion d'écrire une lettre), et portait: «Confiée aux bons soins
de T. Traddles, esq., du Temple.»

«Mon cher Copperfield,

«Vous ne serez peut-être pas très-étonné d'apprendre que j'ai
rencontré une bonne chance, car, si vous vous le rappelez, je vous
avais prévenu, il y a quelque temps, que j'attendais incessamment
quelque événement de ce genre.

«Je vais m'établir dans une ville de province de notre île
fortunée. La société de cette cité peut être décrite comme un
heureux mélange des éléments agricoles et ecclésiastiques, et j'y
aurai des rapports directs avec l'une des professions savantes.
Mistress Micawber et notre progéniture m'accompagneront. Nos
cendres se trouveront probablement déposées un jour dans le
cimetière dépendant d'un vénérable sanctuaire, qui a porté la
réputation du lieu dont je parle, de la Chine au Pérou, si je puis
m'exprimer ainsi.

«En disant adieu à la moderne Babylone où nous avons supporté bien
des vicissitudes avec quelque courage, mistress Micawber et moi ne
nous dissimulons pas que nous quittons peut-être pour bien des
années, peut-être pour toujours, une personne qui se rattache par
des souvenirs puissants à l'autel de nos dieux domestiques. Si, à
la veille de notre départ, vous voulez bien accompagner notre ami
commun, M. Thomas Traddles, à notre résidence présente, pour
échanger les voeux ordinaires en pareil cas, vous ferez le plus
grand honneur.

«à
    «un
         «homme
                «qui
                     «vous
                           «sera
                                 «toujours fidèle,

«Wilkins Micawber.»

Je fus bien aise de voir que M. Micawber avait enfin secoué son
cilice et véritablement rencontré une bonne chance. J'appris de
Traddles que l'invitation était justement pour ce soir même, et,
avant qu'elle fût plus avancée, j'exprimai mon intention d'y faire
honneur: nous prîmes donc ensemble le chemin de l'appartement que
M. Micawber occupait sous le nom de M. Mortimer, et qui était
situé en haut de Gray's-Inn-Road.

Les ressources du mobilier loué à M. Micawber étaient si limitées,
que nous trouvâmes les jumeaux, qui avaient alors quelque chose
comme huit ou neuf ans, endormis sur un lit-armoire dans le salon,
où M. Micawber nous attendait avec un pot-à-l'eau rempli du fameux
breuvage qu'il excellait à faire. J'eus le plaisir, dans cette
occasion, de renouveler connaissance avec maître Micawber, jeune
garçon de douze ou treize ans qui promettait beaucoup, s'il
n'avait pas été sujet déjà à cette agitation convulsive dans tous
les membres qui n'est pas un phénomène sans exemple chez les
jeunes gens de son âge. Je revis aussi sa soeur, miss Micawber, en
qui «sa mère ressuscitait sa jeunesse passée, comme le phénix,» à
ce que nous apprit M. Micawber.

«Mon cher Copperfield, me dit-il, M. Traddles et vous, vous nous
trouvez sur le point d'émigrer; vous excuserez les petites
incommodités qui résultent de la situation.»

En jetant un coup d'oeil autour de moi, avant de faire une réponse
convenable, je vis que les effets de la famille étaient déjà
emballés, et que leur volume n'avait rien d'effrayant. Je fis mes
compliments à mistress Micawber sur le changement qui allait avoir
lieu dans sa position.

«Mon cher monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, je sais
tout l'intérêt que vous voulez bien prendre à nos affaires. Ma
famille peut regarder cet éloignement comme un exil, si cela lui
convient, mais je suis femme et mère, et je n'abandonnerai jamais
M. Micawber.»

Traddles, au coeur duquel les yeux de mistress Micawber faisaient
appel, donna son assentiment d'un ton pénétré.

«C'est au moins, continua-t-elle, ma manière de considérer
l'engagement que j'ai contracté, mon cher monsieur Copperfield, et
vous aussi, monsieur Traddles, le jour où j'ai prononcé ces mots
irrévocables: «Moi, Emma, je prends pour mari Wilkins.» J'ai lu
d'un bout à l'autre l'office du mariage, à la chandelle, la veille
de ce grand acte, et j'en ai tiré la conclusion que je
n'abandonnerais jamais M. Micawber. Aussi, poursuivit-elle, je
peux me tromper dans ma manière d'interpréter le sens de cette
pieuse cérémonie, mais je ne l'abandonnerai pas.

-- Ma chère, dit M. Micawber avec un peu d'impatience, qui vous a
jamais parlé de cela?

-- Je sais, mon cher monsieur Copperfield, reprit mistress
Micawber, que c'est maintenant au milieu des étrangers que je dois
planter ma tente; je sais que les divers membres de ma famille,
auxquels M. Micawber a écrit dans les termes les plus polis pour
leur annoncer ce fait, n'ont pas seulement répondu à sa
communication. À vrai dire, c'est peut-être superstition de ma
part, mais je crois M. Micawber prédestiné à ne jamais recevoir de
réponse à la grande majorité des lettres qu'il écrit. Je suppose,
d'après le silence de ma famille, qu'elle a des objections à la
résolution que j'ai prise, mais je ne me laisserais pas détourner
de la voie du devoir, même par papa et maman, s'ils vivaient
encore, monsieur Copperfield.»

J'exprimai l'opinion que c'était là ce qui s'appelait marcher dans
le droit chemin.

«On me dira que c'est s'immoler, dit mistress Micawber, que
d'aller m'enfermer dans une ville presque ecclésiastique. Mais
certes, monsieur Copperfield, pourquoi ne m'immolerais-je pas,
quand je vois un homme doué des facultés que possède M. Micawber
consommer un sacrifice bien plus grand encore?

-- Oh! vous allez vivre dans une ville ecclésiastique?» demandai-
je.

M. Micawber, qui venait de nous servir à la ronde avec son pot-à-
l'eau, répliqua:

«À Canterbury. Le fait est, mon cher Copperfield, que j'ai pris
des arrangements en vertu desquels je suis lié par un contrat à
notre ami Heep, pour l'aider et le servir en qualité de... clerc
de confiance.»

Je regardai avec étonnement M. Micawber, qui jouissait grandement
de ma surprise.

«Je dois vous dire, reprit-il d'un air officiel, que les habitudes
pratiques et les prudents avis de mistress Micawber ont
puissamment contribué à ce résultat. Le gant dont mistress
Micawber vous avait parlé naguère a été jeté à la société sous la
forme d'une annonce, et notre ami Heep l'a relevé, de là une
reconnaissance mutuelle. Je veux parler avec tout le respect
possible de mon ami Heep, qui est un homme d'une finesse
remarquable. Mon ami Heep, continua M. Micawber, n'a pas fixé le
salaire régulier à une somme très-considérable, mais il m'a rendu
de grands services pour me délivrer des embarras pécuniaires qui
pesaient sur moi, comptant d'avance sur mes services, et il a
raison: je mets mon honneur à lui rendre des services sérieux.
L'intelligence et l'adresse que je puis posséder, dit M. Micawber
d'un air de modestie orgueilleuse et de son ancien ton d'élégance,
seront consacrées tout entières au service de mon ami Heep. J'ai
déjà quelque connaissance du droit, comme ayant eu à soutenir pour
mon compte plusieurs procès civils, et je vais m'occuper
immédiatement d'étudier les commentaires de l'un des plus éminents
et des plus remarquables juristes anglais; il est inutile, je
crois, d'ajouter que je parle de M. le juge de paix Blackstone.»

Ces observations furent souvent interrompues par des
représentations de mistress Micawber à maître Micawber, son fils,
sur ce qu'il était assis sur ses talons, ou qu'il tenait sa tête à
deux mains comme s'il avait peur de la perdre, ou bien qu'il
donnait des coups de pieds à Traddles sous la table; d'autres fois
il posait ses pieds l'un sur l'autre, ou étendait ses jambes à des
distances contre nature; ou bien il se couchait de côté sur la
table, trempant ses cheveux dans les verres; enfin il manifestait
l'agitation qui régnait dans tous ses membres par une foule de
mouvements incompatibles avec les intérêts généraux de la société,
prenant d'ailleurs en mauvaise part les remarques que sa mère lui
faisait à ce propos. Pendant tout ce temps, j'étais à me demander
ce que signifiait la révélation de M. Micawber, dont je n'étais
pas encore bien remis jusqu'à ce qu'enfin mistress Micawber reprit
le fil de son discours et réclama toute mon attention.

«Ce que je demande à M. Micawber d'éviter surtout, dit-elle, c'est
en se sacrifiant à cette branche secondaire du droit, de
s'interdire les moyens de s'élever un jour jusqu'au faite. Je suis
convaincue que M. Micawber, en se livrant à une profession qui
donnera libre carrière à la fertilité de ses ressources et à sa
facilité d'élocution, ne peut manquer de se distinguer. Voyons,
monsieur Traddles, s'il s'agissait, par exemple, de devenir un
jour juge ou même chancelier, ajouta-t-elle d'un air profond, ne
se placerait-on pas en dehors de ces postes importants en
commençant par un emploi comme celui que M. Micawber vient
d'accepter?

-- Ma chère, dit M. Micawber tout en regardant aussi Traddles d'un
air interrogateur, nous avons devant nous tout le temps de
réfléchir à ces questions-là.

-- Non, Micawber! répliqua-t-elle. Votre tort, dans la vie, est
toujours de ne pas regarder assez loin devant vous. Vous êtes
obligé, ne fût-ce que par sentiment de justice envers votre
famille, si ce n'est envers vous-même, d'embrasser d'un regard les
points les plus éloignés de l'horizon auxquels peuvent vous porter
vos facultés.»

M. Micawber toussa et but son punch de l'air le plus satisfait en
regardant toujours Traddles, comme s'il attendait son opinion.

«Voyez-vous, la vraie situation, mistress Micawber, dit Traddles
en lui dévoilant doucement la vérité, je veux dire le fait dans
toute sa nudité la plus prosaïque...

-- Précisément, mon cher monsieur Traddles, dit mistress Micawber,
je désire être aussi prosaïque et aussi littéraire que possible
dans une affaire de cette importance.

-- C'est que, dit Traddles, cette branche de la carrière, quand
même M. Micawber serait avoué dans toutes les règles...

-- Précisément, repartit mistress Micawber... Wilkins, vous
louchez, et après cela vous ne pourrez plus regarder droit.

-- Cette partie de la carrière n'a rien à faire avec la
magistrature. Les avocats seuls peuvent prétendre à ces postes
importants, et M. Micawber ne peut pas être avocat sans avoir fait
cinq ans d'études dans l'une des écoles de droit.

-- Vous ai-je bien compris? dit mistress Micawber de son air le
plus capable et le plus affable. Vous dites, mon cher monsieur
Traddles, qu'à l'expiration de ce terme, M. Micawber pourrait
alors occuper la situation de juge ou de chancelier?

-- À la rigueur, il le _pourrait_, repartit Traddles en appuyant
sur le dernier mot.

-- Merci, dit mistress Micawber, c'est tout ce que je voulais
savoir. Si telle est la situation, et si M. Micawber ne renonce à
aucun privilège en se chargeant de semblables devoirs, mes
inquiétudes cessent. Vous me direz que je parle là comme une
femme, dit mistress Micawber, mais j'ai toujours cru que
M. Micawber possédait ce que papa appelait l'esprit judiciaire, et
j'espère qu'il entre maintenant dans une carrière où ses facultés
pourront se développer et l'élever à un poste important.»

Je ne doute pas que M. Micawber ne se vit déjà, avec les yeux de
son esprit judiciaire, assis sur le sac de laine. Il passa la main
d'un air de complaisance sur sa tête chauve, et dit avec une
résignation orgueilleuse:

«N'anticipons pas sur les décrets de la fortune, ma chère. Si je
suis destiné à porter perruque, je suis prêt, extérieurement du
moins, ajouta-t-il en faisant allusion à sa calvitie, à recevoir
cette distinction. Je ne regrette pas mes cheveux, et qui sait si
je ne les ai pas perdus dans un but déterminé. Mon intention, mon
cher Copperfield, est d'élever mon fils pour l'Église; j'avoue que
c'est surtout pour lui que je serais bien aise d'arriver aux
grandeurs.

-- Pour l'Église? demandai-je machinalement, car je ne pensais
toujours qu'à Uriah Heep.

-- Oui, dit M. Micawber. Il a une belle voix de tête, et il
commencera dans les choeurs. Notre résidence à Canterbury et les
relations que nous y possédons déjà, nous permettront sans doute
de profiter des vacances qui pourront se présenter parmi les
chanteurs de la cathédrale.»

En regardant de nouveau maître Micawber, je trouvai qu'il avait
une certaine expression de figure qui semblait plutôt indiquer que
sa voix partait de derrière ses sourcils, ce qui me fut bientôt
démontré quand je lui entendis chanter (on lui avait donné le
choix, de chanter ou d'aller se coucher) _le Pivert au bec
perçant_. Après de nombreux compliments sur l'exécution de ce
morceau, on retomba dans la conversation générale, et comme
j'étais trop préoccupé de mes intentions désespérées pour taire le
changement survenu dans ma situation, je racontai le tout à M. et
mistress Micawber. Je ne puis dire combien ils furent enchantés
tous les deux d'apprendre les embarras de ma tante, et comme cela
redoubla leur cordialité et l'aisance de leurs manières.

Quand nous fûmes presque arrivés au fond du pot à l'eau, je
m'adressai à Traddles et je lui rappelai que nous ne pouvions nous
séparer sans souhaiter à nos amis une bonne santé et beaucoup de
bonheur et de succès dans leur nouvelle carrière. Je priai
M. Micawber de remplir les verres, et je portai leur santé avec
toutes les formes requises: je serrai la main de M. Micawber à
travers la table, et j'embrassai mistress Micawber en
commémoration de cette grande occasion. Traddles m'imita pour le
premier point, mais ne se crut pas assez intime dans la maison
pour me suivre plus loin.

«Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber en se levant, les pouces
dans les poches de son gilet, compagnon de ma jeunesse, si cette
expression m'est permise, et vous, mon estimable ami Traddles, si
je puis vous appeler ainsi, permettez-moi, au nom de mistress
Micawber, au mien et au nom de notre progéniture, de vous
remercier de vos bons souhaits dans les termes les plus chaleureux
et les plus spontanés. On peut s'attendre à ce qu'à la veille
d'une émigration qui ouvre devant nous une existence toute
nouvelle (M. Micawber parlait toujours comme s'il allait s'établir
à deux cents lieues de Londres), je tienne à adresser quelques
mots d'adieu à deux amis comme ceux que je vois devant moi. Mais
j'ai dit là-dessus tout ce que j'avais à dire. Quelque situation
dans la société que je puisse atteindre en suivant la profession
savante dont je vais devenir un membre indigne, j'essayerai de ne
point démériter et de faire honneur à mistress Micawber. Sous le
poids d'embarras pécuniaires temporaires, qui venaient
d'engagements contractés dans l'intention d'y répondre
immédiatement, mais dont je n'ai pu me libérer par suite de
circonstances diverses, je me suis vu dans la nécessité de revêtir
un costume qui répugne à mes instincts naturels, je veux dire des
lunettes, et de prendre possession d'un surnom sur lequel je ne
pouvais établir aucune prétention légitime. Tout ce que j'ai à
dire sur ce point, c'est que le nuage a disparu du sombre horizon,
et que le Dieu du jour règne de nouveau sur le sommet des
montagnes. Lundi, à quatre heures, à l'arrivée de la diligence à
Canterbury, mon pied foulera ses bruyères natales, et mon nom
sera... Micawber!»

M. Micawber reprit son siège après ces observations et but de
suite deux verres de punch de l'air le plus grave; puis il ajouta
d'un ton solennel:

«Il me reste encore quelque chose à faire avant de nous séparer,
il me reste un acte de justice à accomplir. Mon ami, M. Thomas
Traddles, a, dans deux occasions différentes, apposé sa signature,
si je puis employer cette expression vulgaire, à des billets
négociés pour mon usage. Dans la première occasion, M. Thomas
Traddles a été... je dois dire qu'il a été pris au trébuchet.
L'échéance du second billet n'est pas encore arrivée. Le premier
effet montait (ici M. Micawber examina soigneusement des papiers),
montait, je crois, à vingt-trois livres sterling, quatre
shillings, neuf pence et demi; le second, d'après mes notes sur
cet article, était de dix-huit livres, six shillings, deux pence.
Ces deux sommes font ensemble un total de quarante une livres, dix
shillings, onze pence et demi, si mes calculs sont exacts. Mon ami
Copperfield veut-il me faire le plaisir de vérifier l'addition?»

Je le fis et je trouvai le compte exact.

«Ce serait un fardeau insupportable pour moi, dit M. Micawber, que
de quitter cette métropole et mon ami M. Thomas Traddles, sans
m'acquitter de la partie pécuniaire de mes obligations envers lui.
J'ai donc préparé, et je tiens, en ce moment, à la main un
document qui répondra à mes désirs sur ce point. Je demande à mon
ami M. Thomas Traddles la permission de lui remettre mon billet
pour la somme de quarante une livres, dix shillings onze pence et
demi, et, cela fait, je rentre avec bonheur en possession de toute
ma dignité morale, car je sens que je puis marcher la tête levée
devant les hommes mes semblables!»

Après avoir débité cette préface avec une vive émotion,
M. Micawber remit son billet entre les mains de Traddles, et
l'assura de ses bons souhaits pour toutes les circonstances de sa
vie. Je suis persuadé que non-seulement cette transaction faisait
à M. Micawber le même effet que s'il avait payé l'argent, mais que
Traddles lui-même ne se rendit bien compte de la différence que
lorsqu'il eut eu le temps d'y penser.

Fortifié par cet acte de vertu, M. Micawber marchait la tête si
haute devant les hommes ses semblables que sa poitrine semblait
s'être élargie de moitié quand il nous éclaira pour descendre
l'escalier. Nous nous séparâmes très-cordialement, et quand j'eus
accompagné Traddles jusqu'à sa porte, en retournant tout seul chez
moi, entre autres pensées étranges et contradictoires qui me
vinrent à l'esprit, je me dis que probablement c'était à quelque
souvenir de compassion pour mon enfance abandonnée que je devais
que M. Micawber, avec toute ses excentricités, ne m'eût jamais
demandé d'argent. Je n'aurais certainement pas eu assez de courage
moral pour lui en refuser, et je ne doute pas, soit dit à sa
louange, qu'il le sût aussi bien que moi.



CHAPITRE VII.

Un peu d'eau froide jetée sur mon feu.


Ma nouvelle vie durait depuis huit jours déjà, et j'étais plus que
jamais pénétré de ces terribles absolutions pratiques que je
regardais comme impérieusement exigées par la circonstance. Je
continuais à marcher extrêmement vite, dans une vague idée que je
faisais mon chemin. Je m'appliquais à dépenser ma force, tant que
je pouvais, dans l'ardeur avec laquelle j'accomplissais tout ce
que j'entreprenais. J'étais enfin une véritable victime de moi-
même; j'en vins jusqu'à me demander si je ne ferais pas bien de me
borner à manger des légumes, dans l'idée vague qu'en devenant un
animal herbivore, ce serait un sacrifice que j'offrirais sur
l'autel de Dora.

Jusqu'alors ma petite Dora ignorait absolument mes efforts
désespérés et ne savait que ce que mes lettres avaient pu
confusément lui laisser entrevoir. Mais le samedi arriva, et c'est
ce soir-là qu'elle devait rendre visite à miss Mills, chez
laquelle je devais moi-même aller prendre le thé, quand M. Mills
se serait rendu à son cercle pour jouer au whist, événement dont
je devais être averti par l'apparition d'une cage d'oiseau à la
fenêtre du milieu du salon.

Nous étions alors complètement établis à Buckingham-Street, et
M. Dick continuait ses copies avec une joie sans égale. Ma tante
avait remporté une victoire signalée sur mistress Crupp en la
soldant, en jetant par la fenêtre la première cruche qu'elle avait
trouvée en embuscade sur l'escalier, et en protégeant de sa
personne l'arrivée et le départ d'une femme de ménage qu'elle
avait prise au dehors. Ces mesures de vigueur avaient fait une
telle impression sur mistress Crupp, qu'elle s'était retirée dans
sa cuisine, convaincue que ma tante était atteinte de la rage. Ma
tante, à qui l'opinion de mistress Crupp comme celle du monde
entier était parfaitement indifférente, n'était pas fâchée
d'ailleurs d'encourager cette idée, et mistress Crupp, naguère si
hardie, perdit bientôt si visiblement tout courage que, pour
éviter de rencontrer ma tante sur l'escalier, elle tâchait
d'éclipser sa volumineuse personne derrière les portes ou de se
cacher dans des coins obscurs, laissant toutefois paraître, sans
s'en douter, un ou deux lés de jupon de flanelle. Ma tante
trouvait une telle satisfaction à l'effrayer que je crois qu'elle
s'amusait à monter et à descendre tout exprès, son chapeau posé
effrontément sur le sommet de sa tête, toutes les fois qu'elle
pouvait espérer de trouver mistress Crupp sur son chemin.

Ma tante, avec ses habitudes d'ordre et son esprit inventif,
introduisit tant d'améliorations dans nos arrangements intérieurs
qu'on aurait dit que nous avions fait un héritage au lieu d'avoir
perdu notre argent. Entre autres choses, elle convertit l'office
en un cabinet de toilette à mon usage, et m'acheta un bois de lit
qui faisait l'effet d'une bibliothèque dans le jour, autant qu'un
bois de lit peut ressembler à une bibliothèque. J'étais l'objet de
toute sa sollicitude, et ma pauvre mère elle-même n'eût pu m'aimer
davantage, ni se donner plus de peine pour me rendre heureux.

Peggotty avait regardé comme une haute faveur le privilège de se
faire accepter pour participer à tous ces travaux, et, quoiqu'elle
conservât à l'égard de ma tante un peu de son ancienne terreur,
elle avait reçu d'elle, dans les derniers temps, de si grandes
preuves de confiance et d'estime, qu'elles étaient les meilleures
amies du monde. Mais le temps était venu, pour Peggotty (je parle
du samedi où je devais prendre le thé chez miss Mills), de
retourner chez elle pour aller remplir auprès de Ham les devoirs
de sa mission.

«Ainsi donc, adieu, Barkis! dit ma tante; soignez-vous bien. Je
n'aurais jamais cru que je dusse éprouver tant de regrets à vous
voir partir!»

Je conduisis Peggotty au bureau de la diligence et je la mis en
voiture. Elle pleura en partant et confia son frère à mon amitié
comme Ham l'avait déjà fait. Nous n'avions pas entendu parler de
lui depuis qu'il était parti par cette belle soirée.

«Et maintenant, mon cher David, dit Peggotty, si pendant votre
stage vous aviez besoin d'argent pour vos dépenses, ou si, votre
temps expiré, mon cher enfant, il vous fallait quelque chose pour
vous établir, dans l'un ou l'autre cas, ou dans l'un et l'autre,
qui est-ce qui aurait autant de droit à vous le prêter que la
pauvre vieille bonne de ma pauvre chérie?»

Je n'étais pas possédé d'une passion d'indépendance tellement
sauvage que je ne voulusse pas au moins reconnaître ses offres
généreuses, en l'assurant que, si j'empruntais jamais de l'argent
à personne, ce serait à elle que je voudrais m'adresser et je
crois, qu'à moins de lui faire à l'instant même l'emprunt d'une
grosse somme, je ne pouvais pas lui faire plus de plaisir qu'en
lui donnant cette assurance.

«Et puis, mon cher, dit Peggotty tout bas, dites à votre joli
petit ange que j'aurais bien voulu la voir, ne fût-ce qu'une
minute; dites-lui aussi qu'avant son mariage avec mon garçon, je
viendrai vous arranger votre maison comme il faut, si vous le
permettez.»

Je lui promis que personne autre n'y toucherait qu'elle, et elle
en fut si charmée qu'elle était, en partant, à la joie de son
coeur.

Je me fatiguai le plus possible ce jour-là à la Cour par une
multitude de moyens pour trouver le temps moins long, et le soir,
à l'heure dite, je me rendis dans la rue qu'habitait M. Mills.
C'était un homme terrible pour s'endormir toujours après son
dîner; il n'était pas encore sorti, et la cage n'était pas à la
fenêtre.

Il me fit attendre si longtemps que je me mis à souhaiter, par
forme de consolation, que les joueurs de whist, qui faisaient sa
partie, le missent à l'amende pour lui apprendre à venir si tard.
Enfin, il sortit, et je vis ma petite Dora suspendre elle-même la
cage et faire un pas sur le balcon pour voir si j'étais là, puis,
quand elle m'aperçut, elle rentra en courant pendant que Jip
restait dehors pour aboyer de toutes ses forces contre un énorme
chien de boucher qui était dans la rue et qui l'aurait avalé comme
une pilule.

Dora vint à la porte du salon pour me recevoir; Jip arriva aussi
en se roulant et en grognant, dans l'idée que j'étais un brigand,
et nous entrâmes tous les trois dans la chambre d'un air très-
tendre et très-heureux. Mais je jetai bientôt le désespoir au
milieu de notre joie (hélas! c'était sans le vouloir, mais j'étais
si plein de mon sujet!) en demandant à Dora, sans la moindre
préface, si elle pourrait se décider à aimer un mendiant.

Ma chère petite Dora jugez de son épouvante! La seule idée que ce
mot éveillât dans son esprit, c'était celle d'un visage ridé,
surmonté d'un bonnet de coton, avec accompagnement de béquilles,
d'une jambe de bois ou d'un chien tenant une sébile dans la
gueule; aussi me regarda-t-elle tout effarée avec un air
d'étonnement le plus drôle du monde.

«Comment pouvez-vous me faire cette folle question? dit-elle en
faisant la moue; aimer un mendiant!

-- Dora, ma bien-aimée, lui dis-je, je suis un mendiant!

-- Comment pouvez-vous être assez fou, me répliqua-t-elle en me
donnant une tape sur la main, pour venir nous faire de pareils
contes! Je vais vous faire mordre par Jip.»

Ses manières enfantines me plaisaient plus que tout au monde, mais
il fallait absolument m'expliquer, et je répétai d'un ton
solennel:

«Dora, ma vie, mon amour, votre David est ruiné!

-- Je vous assure que je vais vous faire mordre par Jip si vous
continuez vos folies,» reprit Dora en secouant ses boucles de
cheveux.

Mais j'avais l'air si grave que Dora cessa de secouer ses boucles,
posa sa petite main tremblante sur mon épaule, me regarda d'abord
d'un air de trouble et d'épouvante, puis se mit à pleurer. C'était
terrible. Je tombai à genoux à côté du canapé, la caressant et la
conjurant de ne pas me déchirer le coeur; mais pendant un moment
ma pauvre petite Dora ne savait que répéter:

«Ô mon Dieu! mon Dieu! J'ai peur, j'ai peur! Où est Julia Mills?
Menez-moi à Julia Mills et allez-vous-en, je vous en prie!»

Je ne savais pas plus moi-même où j'en étais.

Enfin, à force de prières et de protestations, je décidai Dora à
me regarder. Elle avait l'air terrifié, mais je la ramenai peu à
peu par mes caresses à me regarder tendrement, et elle appuya sa
bonne petite joue contre la mienne. Alors je lui dis, en la tenant
dans mes bras, que je l'aimais de tout mon coeur, mais que je me
croyais obligé en conscience de lui offrir de rompre notre
engagement puisque j'étais devenu pauvre; que je ne pourrais
jamais m'en consoler, ni supporter l'idée de la perdre; que je ne
craignais pas la pauvreté si elle ne la craignait pas non plus;
que mon coeur et mes bras puiseraient de la force dans mon amour
pour elle; que je travaillais déjà avec un courage que les amants
seuls peuvent connaître; que j'avais commencé à entrer dans la vie
pratique et à songer à l'avenir; qu'une croûte de pain gagnée à la
sueur de notre front était plus doux au coeur qu'un festin dû à un
héritage; et beaucoup d'autres belles choses comme celles-là,
débitées avec une éloquence passionnée qui m'étonna moi-même,
quoique je me fusse préparé à ce moment-là nuit et jour depuis
l'instant où ma tante m'avait surpris par son arrivée imprévue.

«Votre coeur est-il toujours à moi, Dora, ma chère? lui dis-je
avec transport, car je savais qu'il m'appartenait toujours en la
sentant se presser contre moi.

-- Oh oui, s'écria Dora, tout à vous, mais ne soyez pas si
effrayant!»

_Moi_ effrayant! Pauvre Dora!

«Ne me parlez pas de devenir pauvre et de travailler comme un
nègre, me dit-elle en se serrant contre moi, je vous en prie, je
vous en prie!

-- Mon amour, dis-je, une croûte de pain... gagnée à la sueur...

-- Oui, oui, mais je ne veux plus entendre parler de croûtes de
pain, et il faut à Jip tous les jours sa côtelette de mouton à
midi, sans quoi il mourra!»

J'étais sous le charme séduisant de ses manières enfantines. Je
lui expliquai tendrement que Jip aurait sa côtelette de mouton
avec toute la régularité accoutumée. Je lui dépeignis notre vie
modeste, indépendante, grâce à mon travail; je lui parlai de la
petite maison que j'avais vue à Highgate, avec la chambre au
premier pour ma tante.

«Suis-je encore bien effrayant, Dora? lui dis-je avec tendresse.

-- Oh non, non! s'écria Dora. Mais j'espère que votre tante
restera souvent dans sa chambre, et puis aussi que ce n'est pas
une vieille grognon.»

S'il m'eût été possible d'aimer Dora davantage, à coup sûr je
l'eusse fait alors. Mais pourtant je sentais qu'elle n'était pas
bonne à grand'chose dans le cas présent. Ma nouvelle ardeur se
refroidissait en voyant qu'il était si difficile de la lui
communiquer. Je fis un nouvel effort. Quand elle fut tout à fait
remise et qu'elle eut pris Jip sur ses genoux pour rouler ses
oreilles autour de ses doigts, je repris ma gravité:

«Ma bien-aimée, puis-je vous dire un mot?

-- Oh! je vous en prie, ne parlons pas de la vie pratique, me dit-
elle d'un ton caressant; si vous saviez comme cela me fait peur!

-- Mais, ma chérie, il n'y a pas de quoi vous effrayer dans tout
ceci. Je voudrais vous faire envisager la chose autrement. Je
voudrais, au contraire, que cela vous inspirât du nerf et du
courage.

-- Oh! mais c'est précisément ce qui me fait peur, cria Dora.

-- Non, ma chérie. Avec de la persévérance et de la force de
caractère, on supporte des choses bien plus pénibles.

-- Mais je n'ai pas de force du tout, dit Dora en secouant ses
boucles. N'est-ce pas Jip? Oh! voyons! embrassez Jip et soyez
aimable!»

Il était impossible de refuser d'embrasser Jip quand elle me le
tendait exprès, en arrondissant elle-même, pour l'embrasser aussi,
sa jolie petite bouche rose, tout en dirigeant l'opération qui
devait s'accomplir avec une précision mathématique sur le milieu
du nez de son bichon. Je fis exactement ce qu'elle voulait, puis
je réclamai la récompense de mon obéissance; et Dora réussit
pendant assez longtemps à tenir ma gravité en échec.

«Mais, Dora, ma chérie, lui dis-je en reprenant mon air solennel,
j'ai encore quelque chose à vous dire!»

Le juge de la Cour des prérogatives lui-même en serait tombé
amoureux rien que de la voir joindre ses petites mains qu'elle
tendait vers moi en me suppliant de ne plus lui faire peur.

«Mais je ne veux pas vous faire peur, mon amour, répétais-je;
seulement, Dora, ma bien-aimée, si vous vouliez quelquefois
penser, sans découragement, bien loin de là; mais si vous vouliez
quelquefois penser, pour vous encourager au contraire, que vous
êtes fiancée à un homme pauvre...

-- Non, non, je vous en prie! criait Dora. C'est trop effrayant!

-- Mais pas du tout, ma chère petite, lui dis-je gaiement; si vous
vouliez seulement y penser quelquefois, et vous occuper de temps
en temps des affaires du ménage de votre papa, pour tâcher de
prendre quelque habitude... des comptes, par exemple...»

Ma pauvre Dora accueillit cette idée par un petit cri qui
ressemblait à un sanglot.

«... Cela vous serait bien utile un jour, continuai-je. Et si vous
vouliez me promettre de lire... un petit livre de cuisine que je
vous enverrai, comme ce serait excellent pour vous et pour moi!
Car notre chemin dans la vie est rude et raboteux pour le moment,
ma Dora, lui dis-je en m'échauffant, et c'est à nous à l'aplanir.
Nous avons à lutter pour arriver. Il nous faut du courage. Nous
avons bien des obstacles à affronter: et il faut les affronter
sans crainte, les écraser sous nos pieds.»

J'allais toujours, le poing fermé et l'air résolu, mais il était
bien inutile d'aller plus loin, j'en avais dit bien assez. J'avais
réussi... à lui faire peur une fois de plus! Oh! où était Julia
Mills! «Oh! menez-moi à Julia Mills, et allez-vous-en, s'il vous
plaît!» En un mot, j'étais à moitié fou et je parcourais le salon
dans tous les sens.

Je croyais l'avoir tuée cette fois. Je lui jetai de l'eau à la
figure. Je tombai à genoux. Je m'arrachai les cheveux. Je
m'accusai d'être une bête brute sans remords et sans pitié. Je lui
demandai pardon. Je la suppliai d'ouvrir les yeux. Je ravageai la
boite à ouvrage de miss Mills pour y trouver un flacon, et dans
mon désespoir je pris un étui d'ivoire à la place et je versai
toutes les aiguilles sur Dora. Je montrai le poing à Jip qui était
aussi éperdu que moi. Je me livrai à toutes les extravagances
imaginables, et il y avait longtemps que j'avais perdu la tête
quand miss Mills entra dans la chambre.

«Qu'y a-t-il! que vous a-t-on fait? s'écria miss Mills en venant
au secours de son amie.»

Je répondis: «C'est moi, miss Mills, c'est moi qui suis le
coupable! Oui, vous voyez le criminel!» et un tas de choses dans
le même genre; puis, détournant ma tête, pour la dérober à la
lumière, je la cachai contre le coussin du canapé.

Miss Mills crut d'abord que c'était une querelle, et que nous
étions égarés dans le désert du Sahara, mais elle ne fut pas
longtemps dans cette incertitude, car ma chère petite Dora s'écria
en l'embrassant que j'étais un pauvre manoeuvre; puis elle se mit
à pleurer pour mon compte en me demandant si je voulais lui
permettre de me donner tout son argent à garder, et finit par se
jeter dans les bras de miss Mills en sanglotant comme si son
pauvre petit coeur allait se briser.

Heureusement miss Mills semblait née pour être notre bénédiction.
Elle s'assura par quelques mots de la situation, consola Dora, lui
persuada peu à peu que je n'étais pas un manoeuvre. D'après ma
manière de raconter les choses, je crois que Dora avait supposé
que j'étais devenu terrassier, et que je passais et repassais
toute la journée sur une planche avec une brouette. Miss Mills,
mieux informée, finit par rétablir la paix entre nous. Quand tout
fut rentré dans l'ordre, Dora monta pour baigner ses yeux dans de
l'eau de rose, et miss Mills demanda le thé. Dans l'intervalle, je
déclarai à cette demoiselle qu'elle serait toujours mon amie, et
que mon coeur cesserait de battre avant d'oublier sa sympathie.

Je lui développai alors le plan que j'avais essayé avec si peu de
succès de faire comprendre à Dora. Miss Mills me répliqua d'après
des principes généraux que la chaumière du contentement valait
mieux que le palais de la froide splendeur, et que l'amour
suffisait à tout.

Je dis à miss Mills que c'était bien vrai, et que personne ne
pouvait le savoir mieux que moi, qui aimais Dora comme jamais
mortel n'avait aimé avant moi. Mais sur la mélancolique
observation de miss Mills qu'il serait heureux pour certains
coeurs qu'ils n'eussent pas aimé autant que moi, je lui demandai
par amendement la permission de restreindre ma remarque au sexe
masculin seulement.

Je posai ensuite à miss Mills la question de savoir s'il n'y avait
pas en effet quelque avantage pratique dans la proposition que
j'avais voulu faire touchant les comptes, la tenue du ménage et
les livres de cuisine?

Après un moment de réflexion, voici ce que miss Mills me répondit:

«Monsieur Copperfield, je veux être franche avec vous. Les
souffrances et les épreuves morales suppléent aux années chez de
certaines natures, et je vais vous parler aussi franchement que si
nous étions à confesse. Non, votre proposition ne convient pas à
notre Dora. Notre chère Dora est l'enfant gâté de la nature. C'est
une créature de lumière, de gaieté et de joie. Je ne puis pas vous
dissimuler que, si cela se pouvait, ce serait très-bien sans
doute, mais...» Et miss Mills secoua la tête.

Cette demi-concession de miss Mills m'encouragea à lui demander
si, dans le cas où il se présenterait une occasion d'attirer
l'attention de Dora sur les conditions de ce genre nécessaires à
la vie pratique, elle serait assez bonne pour en profiter? Miss
Mills y consentit si volontiers que je lui demandai encore si elle
ne voudrait pas bien se charger du livre de cuisine, et me rendre
le service éminent de le faire accepter à Dora sans lui causer
trop d'effroi. Miss Mills voulut bien se charger de la commission,
mais on voyait bien qu'elle n'en attendait pas grand'chose.

Dora reparut, et elle était si séduisante que je me demandai si
véritablement il était permis de l'occuper de détails si
vulgaires. Et puis elle m'aimait tant, elle était si séduisante,
surtout quand elle faisait tenir Jip debout pour demander sa
rôtie, et qu'elle faisait semblant de lui brûler le nez avec la
théière parce qu'il refusait de lui obéir, que je me regardais
comme un monstre qui serait venu épouvanter de sa vue subite la
fée dans son bosquet quand je songeais à l'effroi que je lui avais
causé et aux pleurs que je lui avais fait répandre.

Après le thé, Dora prit sa guitare et chanta ses vieilles chansons
françaises sur l'impossibilité absolue de cesser de danser sous
aucun prétexte, tra la la, tra la la, et je sentis plus que jamais
que j'étais un monstre.

Il n'y eut qu'un nuage sur notre joie; un moment avant de me
retirer, miss Mills fit par hasard une allusion au lendemain
matin, et j'eus le malheur de dire que j'étais obligé de
travailler et que je me levais maintenant à cinq heures du matin.
Je ne sais si Dora en conçut l'idée que j'étais veilleur dans
quelque établissement particulier, mais cette nouvelle fit une
grande impression sur son esprit, et elle cessa de jouer du piano
et de chanter.

Elle y pensait encore quand je lui dis adieu, et elle me dit, de
son petit air câlin, comme si elle parlait à sa poupée, à ce qu'il
me semblait:

«Voyons, méchant, ne vous levez pas à cinq heures! Cela n'a pas de
bon sens!

-- J'ai à travailler, ma chérie.

-- Eh bien! ne travaillez pas, dit Dora. Pourquoi faire?»

Il était impossible de dire autrement qu'en riant à ce joli petit
visage étonné qu'il faut bien travailler pour vivre.

«Oh! que c'est ridicule! s'écria Dora.

-- Et comment vivrions-nous sans cela, Dora?

-- Comment? n'importe comment!» dit Dora.

Elle avait l'air convaincu qu'elle venait de trancher la question,
et elle me donna un baiser triomphant qui venait si naturellement
de son coeur innocent que je n'aurais pas voulu pour tout l'or du
monde discuter avec elle sa réponse.

Car je l'aimais, et je continuai de l'aimer de toute mon âme, de
toute ma force. Mais tout en travaillant beaucoup, tout en battant
le fer pendant qu'il était chaud, cela n'empêchait pas que parfois
le soir, quand je me trouvais en face de ma tante, je
réfléchissais à l'effroi que j'avais causé à Dora ce jour-là, et
je me demandais comment je ferais pour percer au travers de la
forêt des difficultés, une guitare à la main, et à force d'y rêver
il me semblait que mes cheveux en devenaient tout blancs.



CHAPITRE VIII.

Dissolution de société.


Je m'empressai de mettre immédiatement à exécution le plan que
j'avais formé relativement aux débats du Parlement. C'était un des
fers de ma forge qu'il fallait battre tandis qu'il était chaud, et
je me mis à l'oeuvre avec une persévérance, qu'il doit m'être
permis d'admirer. J'achetai un traité célèbre sur l'art de la
sténographie (il me coûta bien dix bons shillings), et je me
plongeai dans un océan de difficultés, qui, au bout de quelques
semaines, m'avaient rendu presque fou. Tous les changements que
pouvait apporter un de ces petits accents, qui, placés d'une façon
signifiaient telle chose, et telle autre dans une autre position;
tous ces caprices merveilleux figurés par des cercles
indéchiffrables; les conséquences énormes d'une figure grosse
comme une patte de mouche, les terribles effets d'une courbe mal
placée ne me troublaient pas seulement pendant mes heures d'étude,
elles me poursuivaient même pendant mes heures de sommeil. Quand
je fus enfin venu à bout de m'orienter tant bien que mal, à
tâtons, au milieu de ce labyrinthe, et de posséder à peu près
l'alphabet qui, à lui seul, était tout un temple d'hiéroglyphes
égyptiens, je fus assailli après cela par une procession
d'horreurs nouvelles, appelées des caractères arbitraires. Jamais
je n'ai vu de caractères aussi despotiques: par exemple ils
voulaient absolument qu'une ligne plus fine qu'une toile
d'araignée signifiât _attente_, et qu'une espèce de chandelle
romaine se traduisit par _désavantageux_. À mesure que je
parvenais à me fourrer dans la tête ce misérable grimoire, je
m'apercevais que je ne savais plus du tout mon commencement. Je le
rapprenais donc, et alors j'oubliais le reste; si je cherchais à
le retrouver, c'était aux dépens de quelque autre bribe du système
qui m'échappait. En un mot c'était navrant, c'est-à-dire, cela
m'aurait paru navrant, si Dora n'avait été là pour me rendre du
courage: Dora, ancre fidèle de ma barque agitée par la tempête!
Chaque progrès dans le système me semblait un chêne noueux à jeter
à bas dans la forêt des difficultés, et je me mettais à les
abattre l'un après l'autre avec un tel redoublement d'énergie,
qu'au bout de trois ou quatre mois je me crus en état de tenter
une épreuve sur un de nos braillards de la Chambre des communes.
Jamais je n'oublierai comment, pour mon début, mon braillard
s'était déjà rassis avant que j'eusse seulement commencé, et
laissa mon crayon imbécile se trémousser sur le papier, comme s'il
avait des convulsions!

Cela ne pouvait pas aller: c'était bien évident, j'avais visé trop
haut, il fallait en rabattre. Je recourus à Traddles pour quelques
conseils; il me proposa de me dicter des discours, tout doucement,
en s'arrêtant de temps en temps pour me faciliter la chose.
J'acceptai son offre avec la plus vive reconnaissance, et, tous
les soirs, pendant bien longtemps, nous eûmes dans Buckingham-
Street, une sorte de parlement privé, lorsque j'étais revenu de
chez le docteur.

Je voudrais bien voir quelque part un parlement de cette espèce.
Ma tante et M. Dick représentaient le gouvernement ou l'opposition
(suivant les circonstances), et Traddles, à l'aide de l'_Orateur_
d'Enfield ou d'un volume des _Débats parlementaires_, les
accablait des plus foudroyantes invectives. Debout, à côté de la
table, une main sur le volume pour ne pas perdre sa page, et le
bras droit levé au devant de sa tête, Traddles représentant
alternativement M. Pitt, M. Fox, M. Sheridan, M. Burke, lord
Castlereagh, le vicomte Sidmouth, ou M. Canning, se livrait à la
plus violente colère; il accusait ma tante et M. Dick d'immoralité
et de corruption; et moi, assis non loin de lui, mon cahier de
notes à la main, j'essoufflais ma plume à le suivre dans ses
déclamations. L'inconstance et la légèreté de Traddles ne
sauraient être surpassées par aucune politique au monde. En huit
jours il avait embrassé toutes les opinions les plus différentes,
il avait arboré vingt drapeaux. Ma tante, immobile comme un
chancelier de l'Échiquier, lançait parfois une interruption:
«très-bien,» ou «Non!» ou: «Oh!» quand le texte semblait l'exiger,
et M. Dick (véritable type du gentilhomme campagnard) lui servait
immédiatement d'écho. Mais M. Dick fut accusé durant sa carrière
parlementaire de choses si odieuses, et on lui en montra dans
l'avenir de si redoutables conséquences qu'il finit par en être
effrayé. Je crois même qu'il finit par se persuader qu'il fallait
qu'il eût décidément commis quelque chose qui devait amener la
ruine de la constitution de la Grande-Bretagne et la décadence
inévitable du pays.

Bien souvent nous continuions nos débats jusqu'à ce que la pendule
sonnât minuit et que les bougies fussent brûlées jusqu'au bout. Le
résultat de tant de travaux fut que je finis par suivre assez bien
Traddles; il ne manquait plus qu'une chose à mon triomphe, c'était
de reconnaître après ce que signifiaient mes notes. Mais je n'en
avais pas la moindre idée. Une fois qu'elles étaient écrites, loin
de pouvoir en rétablir le sens, c'était comme si j'avais copié les
inscriptions chinoises qu'on trouve sur les caisses de thé, ou les
lettres d'or qu'on peut lire sur toutes les grandes fioles rouges
et vertes qui ornent la boutique des apothicaires.

Je n'avais autre chose à faire que de me remettre courageusement à
l'oeuvre. C'était bien dur, mais je recommençai, en dépit de mon
ennui, à parcourir de nouveau laborieusement et méthodiquement
tout le chemin que j'avais déjà fait, marchant à pas de tortue,
m'arrêtant pour examiner minutieusement la plus petite marque, et
faisant des efforts désespérés pour déchiffrer ces caractères
perfides, partout où je les rencontrais. J'étais très-exact à mon
bureau, très-exact aussi chez le docteur, enfin je travaillais
comme un vrai cheval de fiacre.

Un jour que je me rendais à la Chambre des communes comme à
l'ordinaire, je trouvai sur le seuil de la porte M. Spenlow, l'air
très-grave et se parlant à lui-même. Comme il se plaignait souvent
de maux de tête, et qu'il avait le cou très-court avec des cols de
chemise trop empesés, j'eus d'abord l'idée qu'il avait le cerveau
un peu pris, mais je fus bientôt rassuré sur ce point.

Au lieu de me rendre mon «Bonjour, monsieur,» avec son affabilité
accoutumée, il me regarda d'un air hautain et cérémonieux, et
m'engagea froidement à le suivre dans un certain café, qui, dans
ce temps-là, donnait sur les _Doctors'-Commons_, dans la petite
arcade près du cimetière de Saint-Paul. Je lui obéis, l'esprit
tout troublé; je me sentais couvert d'une sueur éruptive, comme si
toutes mes appréhensions allaient aboutir à la peau. Il marchait
devant moi, le passage étant fort étroit, et la façon dont il
portait la tête ne me présageait rien de bon: je me doutai qu'il
avait découvert mes sentiments pour ma chère petite Dora.

Si je ne l'avais pas deviné en le suivant pour nous rendre au café
dont j'ai parlé, je n'aurais pu me méprendre longtemps sur le fait
dont il s'agissait, lorsqu'après être monté dans une pièce au
premier étage, j'y trouvai miss Murdstone appuyée sur une sorte de
buffet où étaient rangés divers carafons contenant des citrons et
deux de ces boîtes extraordinaires toutes pleines de coins et de
recoins, où jadis on piquait les couteaux et les fourchettes, mais
qui, heureusement pour l'humanité, sont à présent entièrement
passées de mode.

Miss Murdstone me tendit ses ongles glacés, et se rassit de l'air
le plus austère. M. Spenlow ferma la porte, me fit signe de
prendre une chaise, et se plaça debout sur le tapis devant la
cheminée.

«Ayez la bonté, miss Murdstone, dit M. Spenlow, de montrer à
M. Copperfield ce que contient votre sac.»

Je crois vraiment que c'était identiquement le même ridicule à
fermoir d'acier que je lui avais vu dans mon enfance. Les lèvres
aussi serrées que le fermoir pouvait l'être, miss Murdstone poussa
le ressort, entrouvrit un peu la bouche du même coup, tira de son
sac ma dernière lettre à Dora, toute pleine des expressions de la
plus tendre affection.

«Je crois que c'est votre écriture, monsieur Copperfield? dit
M. Spenlow.»

J'avais le front brûlant, et la voix qui résonna à mes oreilles ne
ressemblait guère à la mienne lorsque je répondis:

«Oui, monsieur.

-- Si je ne me trompe, dit M. Spenlow, tandis que miss Murdstone
tirait de son sac un paquet de lettres, attaché avec un charmant
petit ruban bleu, ces lettres sont aussi de votre écriture,
monsieur Copperfield?»

Je pris le paquet avec un sentiment de désolation; et, en voyant
d'un coup d'oeil au haut des pages: «Ma bien-aimée Dora, mon ange
chéri, ma chère petite,» je rougis profondément et j'inclinai la
tête.

«Non, merci, me dit froidement M. Spenlow, comme je lui tendais
machinalement le paquet de lettres, je ne veux pas vous en priver.
Miss Murdstone, soyez assez bonne pour continuer.»

Cette aimable créature, après avoir un moment réfléchi, les yeux
baissés sur le papier, raconta ce qui suit, avec l'onction la plus
glaciale:

«Je dois avouer que, depuis quelque temps déjà, j'avais mes
soupçons sur miss Spenlow en ce qui concerne David Copperfield.
J'avais l'oeil sur miss Spenlow et sur David Copperfield la
première fois qu'ils se virent, et l'impression que j'en conçus
alors ne fut pas agréable. La dépravation du coeur humain est
telle...

-- Vous me rendrez service, madame, fit remarquer M. Spenlow, en
vous bornant à raconter les faits.»

Miss Murdstone baissa les yeux, hocha la tête comme pour protester
contre cette interruption inconvenante, puis reprit d'un air de
dignité offensée:

«Alors, si je dois me borner à raconter les faits, je les dirai
aussi brièvement que possible, puisque c'est là tout ce qu'on
demande. Je disais donc, monsieur, que, depuis quelque temps déjà,
j'avais mes soupçons sur miss Spenlow et sur David Copperfield.
J'ai souvent essayé, mais en vain, d'en trouver des preuves
décisives. C'est ce qui m'a empêché d'en faire confidence au père
de miss Spenlow (et elle le regarda d'un air sévère): je savais
combien, en pareil cas, on est peu disposé à croire avec
bienveillance ceux qui remplissent en cela fidèlement leur
devoir.»

M. Spenlow semblait anéanti par la noble sévérité du ton de miss
Murdstone; il fit de la main un geste de conciliation.

«Lors de mon retour à Norwood, après m'être absentée à l'occasion
du mariage de mon frère, poursuivit miss Murdstone d'un ton
dédaigneux, je crus m'apercevoir que la conduite de miss Spenlow,
également de retour d'une visite chez son amie miss Mills, que sa
conduite, dis-je, donnait plus de fondement à mes soupçons; je la
surveillai donc de plus près.»

Ma pauvre, ma chère petite Dora, qu'elle était loin de se douter
que ces yeux de dragon étaient fixés sur elle!

«Cependant, reprit miss Murdstone, c'est hier au soir seulement
que j'en ai acquis la preuve positive. J'étais d'avis que miss
Spenlow recevait trop de lettres de son amie miss Mills, mais miss
Mills était son amie, du plein consentement de son père (encore un
coup d'oeil bien amer à M. Spenlow), je n'avais donc rien à dire.
Puisqu'il ne m'est pas permis de faire allusion à la dépravation
naturelle du coeur humain, il faut du moins qu'on me permette de
parler d'une confiance mal placée.

-- À la bonne heure, murmura M. Spenlow, en forme d'apologie.

-- Hier au soir, reprit miss Murdstone, nous venions de prendre le
thé, lorsque je remarquai que le petit chien courait, bondissait,
grognait dans le salon, en mordillant quelque chose. Je dis à miss
Spenlow: «Dora, qu'est-ce que c'est que ce papier que votre chien
tient dans sa gueule?» Miss Spenlow tâta immédiatement sa
ceinture, poussa un cri et courut vers le chien. Je l'arrêtai en
lui disant: «Dora, mon amour, permettez!...»

-- Oh! Jip, misérable épagneul, c'est donc toi qui es l'auteur de
tant d'infortunes!

-- Miss Spenlow essaya, dit miss Murdstone, de me corrompre à
force de baisers, de nécessaires à ouvrage, de petits bijoux, de
présents de toutes sortes: je passe rapidement là-dessus. Le petit
chien courut se réfugier sous le canapé, et j'eus beaucoup de
peine à l'en faire sortir avec l'aide des pincettes. Une fois tiré
de là-dessous, la lettre était toujours dans sa gueule; et quand
j'essayai de la lui arracher, au risque de me faire mordre, il
tenait le papier si bien serré entre ses dents que tout ce que je
pouvais faire c'était d'enlever le chien en l'air à la suite de ce
précieux document. J'ai pourtant fini par m'en emparer. Après
l'avoir lu, j'ai dit à miss Spenlow qu'elle devait avoir en sa
possession d'autres lettres de même nature, et j'ai enfin obtenu
d'elle le paquet qui est maintenant entre les mains de David
Copperfield.»

Elle se tut, et, après avoir fermé son sac, elle ferma la bouche,
de l'air d'une personne résolue à se laisser briser plutôt que de
ployer.

«Vous venez d'entendre miss Murdstone, dit M. Spenlow, en se
tournant vers moi. Je désire savoir, monsieur Copperfield, si vous
avez quelque chose à répondre.»

Le peu de dignité dont j'aurais pu essayer de me parer était
malheureusement fort compromis par le tableau qui venait sans
cesse se présenter à mon esprit; je voyais celle que j'adorais, ma
charmante petite Dora, pleurant et sanglotant toute la nuit; je me
la représentais seule, effrayée, malheureuse, ou bien je songeais
qu'elle avait supplié, mais en vain, cette mégère au coeur de
rocher de lui pardonner; qu'elle lui avait offert des baisers, des
nécessaires à ouvrage, des bijoux, le tout en pure perte; enfin,
qu'elle était au désespoir, et tout cela pour moi; je tremblais
donc d'émotion et de chagrin, bien que je fisse tout mon possible
pour le cacher.

«Je n'ai rien à dire, monsieur, repris-je, si ce n'est que je suis
le seul à blâmer... Dora...

-- Miss Spenlow, je vous prie, repartit son père avec majesté...

-- A été entraînée par moi, continuai-je, sans répéter après
M. Spenlow ce nom froid et cérémonieux, à me promettre de vous
cacher notre affection, et je le regrette amèrement.

-- Vous avez eu le plus grand tort, monsieur, me dit M. Spenlow,
en se promenant de long en large sur le tapis et en gesticulant
avec tout son corps, au lieu de remuer seulement la tête, à cause
de la raideur combinée de sa cravate et de son épine dorsale. Vous
avez commis une action frauduleuse et immorale, monsieur
Copperfield. Quand je reçois chez moi un gentleman, qu'il ait dix-
neuf, ou vingt neuf, ou quatre-vingt-dix ans, je le reçois avec
pleine confiance. S'il abuse de ma confiance, il commet une action
malhonnête, monsieur Copperfield!

-- Je ne le vois que trop maintenant, monsieur, vous pouvez en
être sûr, repris-je, mais je ne le croyais pas auparavant. En
vérité, monsieur Spenlow, dans toute la sincérité de mon coeur, je
ne le croyais pas auparavant, j'aime tellement miss Spenlow...

-- Allons donc! quelle sottise! dit M. Spenlow en rougissant. Ne
venez pas me dire en face que vous aimez ma fille, monsieur
Copperfield!

-- Mais, monsieur, comment pourrais-je défendre ma conduite si
cela n'était pas? répondis-je du ton le plus humble.

-- Et comment pouvez-vous défendre votre conduite, si cela est,
monsieur? dit M. Spenlow en s'arrêtant tout court sur le tapis.
Avez-vous réfléchi à votre âge et à l'âge de ma fille, monsieur
Copperfield? Savez-vous ce que vous avez fait en venant détruire
la confiance qui devait exister entre ma fille et moi? Avez-vous
songé au rang que ma fille occupe dans le monde, aux projets que
j'ai pu former pour son avenir, aux intentions que je puis
exprimer en sa faveur dans mon testament? Avez-vous songé à tout
cela, monsieur Copperfield?

-- Bien peu, monsieur, j'en ai peur, répondis-je d'un ton humble
et triste, mais je vous prie de croire que je n'ai point méconnu
ma propre position dans le monde. Quand je vous en ai parlé, nous
étions déjà engagés l'un à l'autre.

-- Je vous prie de ne pas prononcer ce mot devant moi, monsieur
Copperfield!» et, au milieu de mon désespoir, je ne pus m'empêcher
de remarquer qu'il ressemblait tout à fait à Polichinelle par la
manière dont il frappait tour à tour ses mains l'une contre
l'autre avec la plus grande énergie.

L'immobile miss Murdstone fit entendre un rire sec et dédaigneux.

«Lorsque je vous ai expliqué le changement qui était survenu dans
ma situation, monsieur, repris-je voulant changer le mot qui
l'avait choqué, il y avait déjà, par ma faute, un secret entre
miss Spenlow et moi. Depuis que ma position a changé, j'ai lutté,
j'ai fait tout mon possible pour l'améliorer: je suis sûr d'y
parvenir un jour. Voulez-vous me donner du temps? Nous sommes si
jeunes, elle et moi, monsieur...

-- Vous avez raison, dit M. Spenlow en hochant plusieurs fois la
tête et en fronçant le sourcil, vous êtes tous deux très-jeunes.
Tout cela c'est des bêtises; il faut que ça finisse! Prenez ces
lettres et jetez-les au feu. Rendez-moi les lettres de miss
Spenlow, que je les jette au feu de mon côté. Et bien que nous
devions, à l'avenir, nous borner à nous rencontrer ici ou à la
Cour, il sera convenu que nous ne parlerons pas du passé. Voyons,
monsieur Copperfield, vous ne manquez pas de raison, et vous voyez
bien que c'est là la seule chose raisonnable à faire.»

Non, je ne pouvais pas être de cet avis. Je le regrettais
beaucoup, mais il y avait une considération qui l'emportait sur la
raison. L'amour passe avant tout, et j'aimais Dora à la folie, et
Dora m'aimait. Je ne le dis pas tout à fait dans ces termes; mais
je le fis comprendre, et j'y étais bien résolu. Je ne m'inquiétais
guère de savoir si je jouais en cela un rôle ridicule, mais je
sais que j'étais bien résolu.

«Très-bien, monsieur Copperfield, dit M. Spenlow, j'userai de mon
influence auprès de ma fille.»

Miss Murdstone fit entendre un son expressif, une longue
aspiration qui n'était ni un soupir ni un gémissement, mais qui
tenait des deux, comme pour faire sentir à M. Spenlow que c'était
par là qu'il aurait du commencer.

«J'userai de mon influence auprès de ma fille, dit M. Spenlow,
enhardi par cette approbation. Refusez-vous de prendre ces
lettres, monsieur Copperfield?»

J'avais posé le paquet sur la table.

Oui, je le refusai. J'espérais qu'il voudrait bien m'excuser, mais
il m'était impossible de recevoir ces lettres de la main de miss
Murdstone.

«Ni des miennes? dit M. Spenlow.

-- Pas davantage, répondis-je avec le plus profond respect.

-- À merveille!» dit M. Spenlow.

Il y eut un moment de silence. Je ne savais si je devais rester ou
m'en aller. À la fin, je me dirigeai tranquillement vers la porte,
avec l'intention de lui dire que je croyais répondre à ses
sentiments en me retirant. Il m'arrêta pour me dire d'un air
sérieux et presque dévot, en enfonçant ses mains dans les poches
de son paletot, et c'était bien tout au plus s'il pouvait les y
faire entrer:

«Vous savez probablement, monsieur Copperfield, que je ne suis pas
absolument dépourvu des biens de ce monde, et que ma fille est ma
plus chère et ma plus proche parente?»

Je lui répondis avec précipitation que j'espérais que, si un amour
passionné m'avait fait commettre une erreur, il ne me supposait
pas pour cela une âme avide et mercenaire.

«Ce n'est pas de cela que je parle, dit M. Spenlow. Il vaudrait
mieux pour vous et pour nous tous, monsieur Copperfield, que vous
fussiez un peu plus mercenaire, je veux dire que vous fussiez plus
prudent, et moins facile à entraîner à ces folies de jeunesse;
mais, je vous le répète, à un tout autre point de vue, vous savez
probablement que j'ai quelque fortune à laisser à ma fille?»

Je répondis que je le supposais bien.

«Et vous ne pouvez pas croire qu'en présence des exemples qu'on
voit ici tous les jours, dans cette Cour, de l'étrange négligence
des hommes pour les arrangements testamentaires, car c'est peut-
être le cas où l'on rencontre les plus étranges révélations de la
légèreté humaine, vous ne pouvez pas croire que moi je n'aie pas
fait mes dispositions?»

J'inclinai la tête en signe d'assentiment.

«Je ne souffrirai pas, dit M. Spenlow en se balançant
alternativement sur la pointe des pieds ou sur les talons, tandis
qu'il hochait lentement la tête comme pour donner plus de poids à
ses pieuses observations, je ne souffrirai pas que les
dispositions que j'ai cru devoir prendre pour mon enfant soient en
rien modifiées par une folie de jeunesse; car c'est une vraie
folie; tranchons le mot, une sottise. Dans quelque temps, tout
cela ne pèsera pas plus qu'une plume. Mais il serait possible, il
se pourrait... que, si cette sottise n'était pas complètement
abandonnée, je me visse obligé, dans un moment d'anxiété, à
prendre mes précautions pour annuler les conséquences de quelque
mariage imprudent. J'espère, monsieur Copperfield, que vous ne me
forcerez pas à rouvrir, même pour un quart d'heure, cette page
close dans le livre de la vie, et à déranger, même pour un quart
d'heure, de graves affaires réglées depuis longtemps déjà.»

Il y avait dans toute sa manière une sérénité, une tranquillité,
un calme qui me touchaient profondément Il était si paisible et si
résigné, après avoir mis ordre à ses affaires, et réglé ses
dispositions dernières comme un papier de musique, qu'on voyait
bien qu'il ne pouvait y penser lui-même sans attendrissement. Je
crois même en vérité avoir vu monter du fond de sa sensibilité, à
cette pensée, quelques larmes involontaires dans ses yeux.

Mais qu'y faire? je ne pouvais pas manquer à Dora et à mon propre
coeur. Il me dit qu'il me donnait huit jours pour réfléchir.
Pouvais-je répondre que je ne voulais pas y réfléchir pendant huit
jours? Mais aussi ne devais-je pas croire que toutes les semaines
du monde ne changeraient rien à la violence de mon amour?

«Vous ferez bien d'en causer avec miss Trotwood, ou avec quelque
autre personne qui connaisse la vie, me dit M. Spenlow en
redressant sa cravate. Prenez une semaine, monsieur Copperfield.»

Je me soumis et je me retirai, tout en donnant à ma physionomie
l'expression d'un abattement désespéré qui ne pouvait changer en
rien mon inébranlable constance. Les sourcils de miss Murdstone
m'accompagnèrent jusqu'à la porte; je dis ses sourcils plutôt que
ses yeux, parce qu'ils tenaient beaucoup plus de place dans son
visage. Elle avait exactement la même figure que jadis, lorsque,
dans notre petit salon, à Blunderstone, je récitais mes leçons en
sa présence. Avec un peu de bonne volonté, j'aurais pu croire par
souvenir que le poids qui oppressait mon coeur, c'était encore cet
abominable alphabet d'autrefois avec ses vignettes ovales, que je
comparais dans mon enfance à des verres de lunettes.

Quand j'arrivai à mon bureau, je me cachai le visage dans mes
mains, et là, devant mon pupitre, assis dans mon coin, sans
apercevoir ni le vieux Tiffey ni mes autres camarades; je me mis à
réfléchir au tremblement de terre qui venait d'avoir lieu sous mes
pieds; et, dans l'amertume de mon âme, je maudissais Jip, et
j'étais si inquiet de Dora que je me demande encore comment je ne
pris pas mon chapeau pour me diriger comme un fou vers Norwood.
L'idée qu'on la tourmentait, qu'on la faisait pleurer, et que je
n'étais pas là pour la consoler, m'était devenue tellement odieuse
que je me mis à écrire une lettre insensée à M. Spenlow, où je le
conjurais de ne pas faire peser sur elle les conséquences de ma
cruelle destinée. Je le suppliais d'épargner cette douce nature,
de ne pas briser une fleur si fragile. Bref, si j'ai bonne
mémoire, je lui parlais comme si, au lieu d'être le père de Dora,
il avait été un ogre ou un croque-mitaine. Je la cachetai et je la
posai sur son pupitre avant son retour. Quand il rentra, je le
vis, par la porte de son cabinet, qui était entrebâillée, prendre
ma lettre et l'ouvrir.

Il ne m'en parla pas dans la matinée; mais le soir, avant de
partir, il m'appela et me dit que je n'avais pas besoin de
m'inquiéter du bonheur de sa fille. Il lui avait dit simplement
que c'était une bêtise, et il ne comptait plus lui en reparler. Il
se croyait un père indulgent (et il avait raison): je n'avais donc
nul besoin de m'inquiéter à ce sujet.

«Vous pourriez m'obliger, par votre folie ou votre obstination,
monsieur Copperfield, ajouta-t-il, à éloigner pendant quelque
temps ma fille de moi; mais j'ai de vous une meilleure opinion.
J'espère que dans quelques jours vous serez plus raisonnable.
Quant à miss Murdstone, car j'avais parlé d'elle dans ma lettre,
je respecte la vigilance de cette dame, et je lui en suis
reconnaissant; mais je lui ai expressément recommandé d'éviter ce
sujet. La seule chose que je désire, monsieur Copperfield, c'est
qu'il n'en soit plus question. Tout ce que vous avez à faire,
c'est de l'oublier.»

Tout ce que j'avais à faire! tout! Dans un billet que j'écrivis à
miss Mills, je relevai ce mot avec amertume. Tout ce que j'avais à
faire, disais-je avec une sombre dérision, c'était d'oublier Dora!
C'était là tout! ne semblait-il pas que ce ne fût rien! Je
suppliai miss Mills de me permettre de la voir ce soir-là même. Si
miss Mills ne pouvait y consentir, je lui demandais de me recevoir
en cachette dans la pièce de derrière, où on faisait la lessive.
Je lui déclarai que ma raison chancelait sur sa base et qu'elle
seule pouvait la remettre dans son assiette. Je finissais, dans
mon égarement, par me dire à elle pour la vie, avec ma signature
au bout; et en relisant ma lettre avant de la confier à un
commissionnaire, je ne pus pas m'empêcher moi-même de lui trouver
beaucoup de rapport avec le style de M. Micawber.

Je l'envoyai pourtant. Le soir, je me dirigeai vers la rue de miss
Mills, et je l'arpentai dans tous les sens jusqu'à ce que sa
servante vint m'avertir, à la dérobée, de la suivre par un chemin
détourné. J'ai eu depuis des raisons de croire qu'il n'y avait
aucun motif de m'empêcher d'entrer par la grande porte, ni même
d'être reçu dans le salon, si ce n'est que miss Mills aimait tout
ce qui avait un air de mystère.

Une fois dans l'arrière-cuisine, je m'abandonnai à tout mon
désespoir. Si j'étais venu là dans l'intention de me rendre
ridicule, je suis bien sûr d'y avoir réussi. Miss Mills avait reçu
de Dora un billet écrit à la hâte, où elle lui disait que tout
était découvert. Elle ajoutait: «Oh! venez me trouver, Julie, je
vous en supplie!» Mais miss Mills n'avait pas encore été la voir,
dans la crainte que sa visite ne fût pas du goût des autorités
supérieures; nous étions tous comme des voyageurs égarés dans le
désert du Sahara.

Miss Mills avait une prodigieuse volubilité, et elle s'y
complaisait. Je ne pouvais m'empêcher de sentir, tandis qu'elle
mêlait ses larmes aux miennes, que nos afflictions étaient pour
elle une bonne occasion. Elle les choyait, je peux le dire, pour
s'en faire du bien. Elle me faisait remarquer «qu'un abîme immense
venait de s'ouvrir entre Dora et moi, et que l'amour pouvait seul
le combler avec son arc-en-ciel. L'amour était fait pour souffrir
dans ce bas monde: cela avait toujours été, et cela serait
toujours. N'importe, reprenait-elle. Les coeurs ne se laissent pas
enchaîner longtemps par ces toiles d'araignée: ils sauront bien
les rompre, et l'amour sera vengé.»

Tout cela n'était pas très-consolant, mais miss Mills ne voulait
pas encourager des espérances mensongères. Elle me renvoya bien
plus malheureux que je n'étais en arrivant, ce qui ne m'empêcha
pas de lui dire (et ce qu'il y a de plus fort, c'est que je le
pensais) que je lui avais une profonde reconnaissance et que je
voyais bien qu'elle était véritablement notre amie. Il fut résolu
que le lendemain matin elle irait trouver Dora, et qu'elle
inventerait quelque moyen de l'assurer, soit par un mot, soit par
un regard, de toute mon affection et de mon désespoir. Nous nous
séparâmes accablés de douleur; comme miss Mills devait être
satisfaite!

En arrivant chez ma tante, je lui confiai tout; et, en dépit de ce
qu'elle put me dire, je me couchai au désespoir. Je me levai au
désespoir, et je sortis au désespoir. C'était le samedi matin, je
me rendis immédiatement à mon bureau. Je fus surpris, en y
arrivant, de voir les garçons de caisse devant la porte et causant
entre eux; quelques passants regardaient les fenêtres qui étaient
toutes fermées. Je pressai le pas, et, surpris de ce que je
voyais, j'entrai en toute hâte.

Les employés étaient à leur poste, mais personne ne travaillait.
Le vieux Tiffey était assis, peut-être pour la première fois de sa
vie, sur la chaise d'un de ses collègues, et il n'avait pas même
accroché son chapeau.

«Quel affreux malheur, monsieur Copperfield! me dit-il, au moment
où j'entrais.

-- Quoi donc? m'écriai-je. Qu'est-ce qu'il y a?

-- Vous ne savez donc pas? cria Tiffey, et tout le monde
m'entoura.

-- Non! dis-je en les regardant tous l'un après l'autre.

-- M. Spenlow, dit Tiffey.

-- Eh bien?

-- Il est mort!»

Je crus que la terre me croulait sous les pieds; je chancelai, un
des commis me soutint dans ses bras. On me fit asseoir, on dénoua
ma cravate, on me donna un verre d'eau. Je n'ai aucune idée du
temps que tout cela dura.

«Mort? répétai-je.

-- Il a dîné en ville hier, et il conduisait lui-même son phaéton,
dit Tiffey. Il avait renvoyé son groom par la diligence, comme il
faisait quelquefois, vous savez...

-- Eh bien!

-- Le phaéton est arrivé vide. Les chevaux se sont arrêtés à la
porte de l'écurie. Le palfrenier est accouru avec une lanterne. Il
n'y avait personne dans la voiture.

-- Est-ce que les chevaux s'étaient emportés?

-- Ils n'avaient pas chaud, dit Tiffey en mettant ses lunettes,
pas plus chaud, dit-on, qu'à l'ordinaire quand ils rentrent. Les
guides étaient brisées, mais elles avaient évidemment traîné par
terre. Toute la maison a été aussitôt sur pied; trois domestiques
ont parcouru la route qu'ils avaient suivie. On l'a retrouvé à un
mille de la maison.

-- À plus d'un mille, monsieur Tiffey, insinua un jeune employé.

-- Croyez-vous? Vous avez peut-être raison dit Tiffey, à plus d'un
mille, pas loin de l'église: il était étendu, le visage contre
terre; une partie de son corps reposait sur la grande route, une
autre sur la contre-allée. Personne ne sait s'il a eu une attaque
qui l'a fait tomber de voiture, ou s'il en est descendu, parce
qu'il se sentait indisposé; on ne sait même pas s'il était tout à
fait mort quand on l'a retrouvé: ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il
était parfaitement insensible. Peut-être respirait-il encore, mais
il n'a pas prononcé une seule parole. On s'est procuré des
médecins aussitôt qu'on a pu, mais tout a été inutile.»

Comment dépeindre ma situation d'esprit à cette nouvelle! Tout le
monde comprend assez mon trouble, en apprenant un tel événement,
et si subit, dont la victime était précisément l'homme avec lequel
je venais d'avoir une discussion. Ce vide soudain qu'il laissait
dans sa chambre encore occupée la veille, où sa chaise et sa table
avaient l'air de l'attendre: ces lignes tracées par lui de sa main
et laissées sur son bureau comme les dernières traces du spectre
disparu: l'impossibilité de le séparer dans notre pensée du lieu
où nous étions, au point que, quand la porte s'ouvrait, on
s'attendait à le voir entrer; le silence morne et le désoeuvrement
de ses bureaux, l'insatiable avidité de nos gens à en parler et
celle des gens du dehors qui ne faisaient qu'entrer et sortir
toute la journée pour se gorger de quelques détails nouveaux: quel
spectacle navrant! Mais ce que je ne saurais décrire, c'est
comment, dans les replis cachés de mon coeur, je ressentais une
secrète jalousie de la mort même; comment je lui reprochais de me
refouler au second plan dans les pensées de Dora; comment l'humeur
injuste et tyrannique qui me possédait me rendait envieux même de
son chagrin; comment je souffrais de la pensée que d'autres
pourraient la consoler, qu'elle pleurerait loin de moi; enfin
comment j'étais dominé par un désir avare et égoïste de la séparer
du monde entier, à mon profit, pour être, moi seul, tout pour
elle, dans ce moment si mal choisi pour ne songer qu'à moi.

Dans le trouble de cette situation d'esprit (j'espère que je ne
suis pas le seul à l'avoir ressentie, et que d'autres pourront le
comprendre), je me rendis le soir même à Norwood: j'appris par un
domestique que miss Mills était arrivée; je lui écrivis une lettre
dont je fis mettre l'adresse par ma tante. Je déplorais de tout
mon coeur la mort si inattendue de M. Spenlow, et en écrivant je
versai des larmes. Je la suppliais de dire à Dora, si elle était
en état de l'entendre, qu'il m'avait traité avec une bonté et une
bienveillance infinies, et n'avait prononcé le nom de sa fille
qu'avec la plus grande tendresse, sans l'ombre d'un reproche. Je
sais bien que c'était encore pur égoïsme de ma part. C'était un
moyen de faire parvenir mon nom jusqu'à elle; mais je cherchais à
me faire accroire que c'était un acte de justice envers sa
mémoire. Et peut-être l'ai-je cru.

Ma tante reçut le lendemain quelques lignes en réponse; l'adresse
était pour elle; mais la lettre était pour moi. Dora était
accablée de douleur, et quand son amie lui avait demandé s'il
fallait m'envoyer ses tendresses, elle s'était écriée en pleurant,
car elle pleurait sans interruption: «Oh! mon cher papa, mon
pauvre papa!» Mais elle n'avait pas dit non, ce qui me fit le plus
grand plaisir.

M. Jorkins vint au bureau quelques jours après: il était resté à
Norwood depuis l'événement. Tiffey et lui restèrent enfermés
ensemble quelque temps, puis Tiffey ouvrit la porte, et me fit
signe d'entrer.

«Oh! dit M. Jorkins, monsieur Copperfield, nous allons, monsieur
Tiffey et moi, examiner le pupitre, les tiroirs et tous les
papiers du défunt, pour mettre les scellés sur ses papiers
personnels, et chercher son testament. Nous n'en trouvons de trace
nulle part. Soyez assez bon pour nous aider.»

J'étais, depuis l'événement, dans des transes mortelles pour
savoir dans quelle situation se trouverait ma Dora, quel serait
son tuteur, etc., etc., et la proposition de M. Jorkins me donnait
l'occasion de dissiper mes doutes. Nous nous mîmes tout de suite à
l'oeuvre; M. Jorkins ouvrait les pupitres et les tiroirs, et nous
en sortions tous les papiers. Nous placions d'un côté tous ceux du
bureau, de l'autre tous ceux qui étaient personnels au défunt, et
ils n'étaient pas nombreux. Tout se passait avec la plus grande
gravité; et quand nous trouvions un cachet ou un porte-crayon, ou
une bague, ou les autres menus objets à son usage personnel, nous
baissions instinctivement la voix.

Nous avions déjà scellé plusieurs paquets, et nous continuions au
milieu du silence et de la poussière, quand M. Jorkins me dit en
se servant exactement des termes dans lesquels son associé,
M. Spenlow, nous avait jadis parlé de lui:

«M. Spenlow n'était pas homme à se laisser facilement détourner
des traditions et des sentiers battus. Vous le connaissiez. Eh
bien! je suis porté à croire qu'il n'avait pas fait de testament.

-- Oh, je suis sûr du contraire!» dis-je.

Tous deux s'arrêtèrent pour me regarder.

«Le jour où je l'ai vu pour la dernière fois, repris-je, il m'a
dit qu'il avait fait un testament, et qu'il avait depuis longtemps
mis ordre à ses affaires.»

M. Jorkins et le vieux Tiffey secouèrent la tête d'un commun
accord.

«Cela ne promet rien de bon, dit Tiffey.

-- Rien de bon du tout, dit M. Jorkins.

-- Vous ne doutez pourtant pas? repartis-je.

-- Mon bon monsieur Copperfield, me dit Tiffey, et il posa la main
sur mon bras, tout en fermant les yeux et en secouant la tête; si
vous aviez été aussi longtemps que moi dans cette étude, vous
sauriez qu'il n'y a point de sujet sur lequel les hommes soient
aussi imprévoyants, et pour lequel on doive moins les croire sur
parole.

-- Mais, en vérité, ce sont ses propres expressions! répliquai-je
avec instance.

-- Voilà qui est décisif, reprit Tiffey. Mon opinion alors,
c'est... qu'il n'y a pas de testament.»

Cela me parut d'abord la chose du monde la plus bizarre, mais le
fait est qu'il n'y avait pas de testament. Les papiers ne
fournissaient pas le moindre indice qu'il eût voulu jamais en
faire un; on ne trouva ni le moindre projet, ni le moindre
mémorandum qui annonçât qu'il en eût jamais eu l'intention. Ce qui
m'étonna presque autant, c'est que ses affaires étaient dans le
plus grand désordre. On ne pouvait se rendre compte ni de ce qu'il
devait, ni de ce qu'il avait payé, ni de ce qu'il possédait. Il
était très-probable que, depuis des années, il ne s'en faisait pas
lui-même la moindre idée. Peu à peu on découvrit que, poussé par
le désir de briller parmi les procureurs des _Doctors'-Commons_,
il avait dépensé plus que le revenu de son étude qui ne s'élevait
pas bien haut, et qu'il avait fait une brèche importante à ses
ressources personnelles qui probablement n'avaient jamais été bien
considérables. On fit une vente de tout le mobilier de Norwood: on
sous-loua la maison, et Tiffey me dit, sans savoir tout l'intérêt
que je prenais à la chose, qu'une fois les dettes du défunt
payées, et déduction faite de la part de ses associés dans
l'étude, il ne donnerait pas de tout le reste mille livres
sterling. Je n'appris tout cela qu'au bout de six semaines.
J'avais été à la torture pendant tout ce temps-là, et j'étais sur
le point de mettre un terme à mes jours, chaque fois que miss
Mills m'apprenait que ma pauvre petite Dora ne répondait,
lorsqu'on parlait de moi, qu'en s'écriant: «Oh, mon pauvre papa!
Oh, mon cher papa!» Elle me dit aussi que Dora n'avait d'autres
parents que deux tantes, soeurs de M. Spenlow, qui n'étaient pas
mariées, et qui vivaient à Putney. Depuis longues années elles
n'avaient que de rares communications avec leur frère. Ils
n'avaient pourtant jamais eu rien ensemble; mais M. Spenlow les
ayant invitées seulement à prendre le thé, le jour du baptême de
Dora, au lieu de les inviter au dîner, comme elles avaient la
prétention d'en être, elles lui avaient répondu par écrit, que,
«dans l'intérêt des deux parties, elles croyaient devoir rester
chez elles.» Depuis ce jour leur frère et elles avaient vécu
chacun de leur côté.

Ces deux dames sortirent pourtant de leur retraite, pour venir
proposer à Dora d'aller demeurer avec elles à Putney. Dora se
suspendit à leur cou, en pleurant et en souriant. «Oh oui, mes
bonnes tantes; je vous en prie, emmenez-moi à Putney, avec Julia
Mills et Jip!» Elles s'en retournèrent donc ensemble, peu de temps
après l'enterrement.

Je ne sais comment je trouvai le temps d'aller rôder du côté de
Putney, mais le fait est que, d'une manière ou de l'autre, je me
faufilai très-souvent dans le voisinage. Miss Mills, pour mieux
remplir tous les devoirs de l'amitié, tenait un journal de ce qui
se passait chaque jour; souvent elle venait me trouver, dans la
campagne, pour me le lire, ou me le prêter, quand elle n'avait pas
le temps de me le lire. Avec quel bonheur je parcourais les divers
articles de ce registre consciencieux, dont voici un échantillon!

«Lundi. -- Ma chère Dora est toujours très-abattue. -- Violent mal
de tête. -- J'appelle son attention sur la beauté du poil de Jip.
D. caresse J. -- Associations d'idées qui ouvrent les écluses de
la douleur. -- Torrent de larmes. (Les larmes ne sont-elles pas la
rosée du coeur? J. M.)

«Mardi. -- Dora faible et agitée. -- Belle dans sa pâleur. (Même
remarque à faire pour la lune. J. M.) D. J. M. et J. sortent en
voiture. J. met le nez hors de la portière, il aboie violemment
contre un balayeur. -- Un léger sourire paraît sur les lèvres de
D. -- (Voilà bien les faibles anneaux dont se compose la chaîne de
la vie! J. M.)

«Mercredi. -- D. gaie en comparaison des jours précédents. -- Je
lui ai chanté une mélodie touchante, _Les cloches du soir_, qui ne
l'ont point calmée, bien au contraire. -- D. émue au dernier
point. -- Je l'ai trouvée plus tard qui pleurait dans sa chambre;
je lui ai cité des vers où je la comparais à une jeune gazelle. --
Résultat médiocre. -- Fait allusion à l'image de la patience sur
un tombeau. (Question. Pourquoi sur un tombeau? J. M.)

«Jeudi. -- D. mieux certainement. -- Meilleure nuit. -- Légère
teinte rosée sur les joues. -- Je me suis décidée à prononcer le
nom de D. C. -- Ce nom est encore insinué avec précaution, pendant
la promenade. -- D. immédiatement bouleversée. «Oh! chère, chère
Julia! Oh! j'ai été un enfant désobéissant!» -- Je l'apaise par
mes caresses. -- Je fais un tableau idéal de D. C. aux portes du
tombeau. -- D. de nouveau bouleversée. «Oh! que faire? que faire?
Emmenez-moi quelque part!» -- Grande alarme! -- Évanouissement de
D. -- Verre d'eau apporté d'un café. (Ressemblance poétique. Une
enseigne bigarrée sur la porte du café. La vie humaine aussi est
bigarrée. Hélas! J. M.)

«Vendredi. -- Jour plein d'événements. -- Un homme se présente à
la cuisine, porteur d'un sac bleu: il demande les brodequins
qu'une dame a laissés pour qu'on les raccommode. La cuisinière
répond qu'elle n'a pas reçu d'ordres. L'homme insiste. La
cuisinière se retire pour demander ce qu'il en est; elle laisse
l'homme seul avec Jip. Au retour de la cuisinière, l'homme insiste
encore, puis il se retire. J. a disparu; D. est au désespoir. On
fait avertir la police. L'homme a un gros nez, et les jambes en
cerceau, comme les arches d'un pont. On cherche dans toutes les
directions. Pas de J. -- D. pleure amèrement; elle est
inconsolable. -- Nouvelle allusion à une jeune gazelle, à propos,
mais sans effet. -- Vers le soir, un jeune garçon inconnu se
présente. On le fait entrer au salon. Il a un gros nez, mais pas
les jambes en cerceau. Il demande une guinée, pour un chien qu'il
a trouvé. Il refuse de s'expliquer plus clairement. D. lui donne
la guinée; il emmène la cuisinière dans une petite maison, où elle
trouva J. attaché au pied de la table. -- Joie de D. qui danse
tout autour de J. pendant qu'il mange son souper. -- Enhardie par
cet heureux changement, je parle de D. C. quand nous sommes au
premier étage. D. se remet à sangloter. «Oh, non, non. C'est si
mal de penser à autre chose qu'à mon papa!» Elle embrasse J. et
s'endort en pleurant. (D. C. ne doit-il pas se confier aux vastes
ailes du temps? J. M.)»

Miss Mills et son journal étaient alors ma seule consolation. Je
n'avais d'autre ressource dans mon chagrin, que de la voir, elle
qui venait de quitter Dora, de retrouver la lettre initiale du nom
de Dora, à chaque ligne de ces pages pleines de sympathies, et
d'augmenter encore par là ma douleur. Il me semblait que
jusqu'alors j'avais vécu dans un château de cartes qui venait de
s'écrouler, nous laissant miss Mills et moi au milieu des ruines!
Il me semblait qu'un affreux magicien avait entouré la divinité de
mon coeur d'un cercle magique, que les ailes du temps, ces ailes
qui transportent si loin tant de créatures humaines, pourraient
seules m'aider à franchir.



CHAPITRE IX.

Wickfield-et-Heep.


Ma tante commençant, je suppose, à s'inquiéter sérieusement de mon
abattement prolongé, imagina de m'envoyer à Douvres, sous prétexte
de voir si tout se passait bien dans son cottage qu'elle avait
loué, et dans le but de renouveler le bail avec le locataire
actuel. Jeannette était entrée au service de mistress Strong, où
je la voyais tous les jours. Elle avait été indécise en quittant
Douvres, si elle confirmerait ou renierait une bonne fois ce
renoncement dédaigneux au sexe masculin, qui faisait le fond de
son éducation. Il s'agissait pour elle d'épouser un pilote. Mais,
ma foi! elle ne voulut pas s'y risquer, moins, pour l'honneur du
principe en lui-même, je suppose, que parce que le pilote n'était
pas de son goût.

Bien qu'il m'en coûtât de quitter miss Mills, j'entrai assez
volontiers dans les intentions de ma tante; cela me permettait de
passer quelques heures paisibles auprès d'Agnès. Je consultai le
bon docteur pour savoir si je pouvais faire une absence de trois
jours; il me conseilla de la prolonger un peu, mais j'avais le
coeur trop à l'ouvrage pour prendre un si long congé. Enfin je me
décidai à partir.

Quant à mon bureau des Doctors'-Commons, je n'avais pas grande
raison de m'inquiéter de ce que je pouvais y avoir à faire. À vrai
dire, nous n'étions pas en odeur de sainteté parmi les procureurs
de première volée, et nous étions même tombés dans une position
équivoque. Les affaires n'avaient pas été brillantes du temps de
M. Jorkins, avant M. Spenlow, et bien qu'elles eussent été plus
animées depuis que cet associé avait renouvelé, par une infusion
de jeune sang, la vieille routine de l'étude, et qu'il lui eût
donné quelque éclat par le train qu'il menait, cependant elle ne
reposait pas sur des bases assez solides, pour que la mort
soudaine de son principal directeur ne vint pas l'ébranler. Les
affaires diminuèrent sensiblement. M. Jorkins, en dépit de la
réputation qu'on lui faisait chez nous, était un homme faible et
incapable, et sa réputation au dehors n'était pas de nature à
relever son crédit. J'étais placé auprès de lui, depuis la mort de
M. Spenlow, et chaque fois que je lui voyais prendre sa prise de
tabac, et laisser là son travail, je regrettais plus que jamais
les mille livres sterling de ma tante.

Ce n'était pas encore là le plus grand mal. Il y avait dans les
_Doctors'-Commons_ une quantité d'oisifs et de coulissiers qui,
sans être procureurs eux-mêmes, s'emparaient d'une partie des
affaires, pour les faire exécuter ensuite par de véritables
procureurs disposés à prêter leurs noms en échange d'une part dans
la curée. Comme il nous fallait des affaires à tout prix, nous
nous associâmes à cette noble corporation de procureurs marrons,
et nous cherchâmes à attirer chez nous les oisifs et les
coulissiers. Ce que nous demandions surtout, parce que cela nous
rapportait plus que le reste, c'étaient les autorisations de
mariage ou les actes probatoires pour valider un testament; mais
chacun voulait les avoir, et la concurrence était si grande, qu'on
mettait en planton, à l'entrée de toutes les avenues qui
conduisaient aux _Commons_, des forbans et des corsaires chargés
d'amener à leurs bureaux respectifs toutes les personnes en deuil
ou tous les jeunes gens qui avaient l'air embarrassés de leur
personne. Ces instructions étaient si fidèlement exécutées, qu'il
m'arriva par deux fois, avant que je fusse bien connu, d'être
enlevé moi-même pour l'étude de notre rival le plus redoutable.
Les intérêts contraires de ces recruteurs d'un nouveau genre étant
de nature à mettre en jeu leur sensibilité, cela finissait souvent
par des combats corps à corps, et notre principal agent, qui avait
commencé par le commerce des vins en détail, avant de passer au
brocantage judiciaire, donna même à la Cour le scandaleux
spectacle, pendant quelques jours, d'un oeil au beurre noir. Ces
vertueux personnages ne se faisaient pas le moindre scrupule quand
ils offraient la main, pour descendre de sa voiture, à quelque
vieille dame en noir, de tuer sur le coup le procureur qu'elle
demandait, représentant leur patron comme le légitime successeur
du défunt, et de lui amener en triomphe la vieille dame, souvent
encore très-émue de la triste nouvelle qu'elle venait d'apprendre.
C'est ainsi qu'on m'amena à moi-même bien des prisonniers. Quant
aux autorisations de mariage, la concurrence était si formidable,
qu'un pauvre monsieur timide, qui venait dans ce but de notre
côté, n'avait rien de mieux à faire que de s'abandonner au premier
agent qui venait à le happer, s'il ne voulait pas devenir le
théâtre de la guerre et la proie du vainqueur. Un de nos commis,
employé à cette spécialité, ne quittait jamais son chapeau quand
il était assis, afin d'être toujours prêt à s'élancer sur les
victimes qui se montraient à l'horizon. Ce système de persécution
est encore en vigueur, à ce que je crois. La dernière fois que je
me rendis aux _Commons_, un homme très-poli, revêtu d'un tablier
blanc, me sauta dessus tout à coup, murmurant à mon oreille les
mots sacramentels: «Une autorisation de mariage?» et ce fut à
grand'peine que je l'empêchai de m'emporter à bras jusque dans une
étude de procureur.

Mais après cette digression passons à Douvres.

Je trouvai tout dans un état très-satisfaisant, et je pus flatter
les passions de ma tante en lui racontant que son locataire avait
hérité de ses antipathies et faisait aux ânes une guerre acharnée.
Je passai une nuit à Douvres pour terminer quelques petites
affaires, puis je me rendis le lendemain matin de bonne heure à
Canterbury. Nous étions en hiver; le temps frais et le vent
piquant ranimèrent un peu mes esprits.

J'errai lentement au milieu des rues antiques de Canterbury avec
un plaisir tranquille, qui me soulagea le coeur. J'y revoyais les
enseignes, les noms, les figures que j'avais connus jadis. Il me
semblait qu'il y avait si longtemps que j'avais été en pension
dans cette ville, que je n'aurais pu comprendre qu'elle eût subi
si peu de changements, si je n'avais songé que j'avais bien peu
changé moi-même. Ce qui est étrange, c'est que l'influence douce
et paisible qu'exerçait sur moi la pensée d'Agnès, semblait se
répandre sur le lieu même qu'elle habitait. Je trouvais à toutes
choses un air de sérénité, une apparence calme et pensive aux
tours de la vénérable cathédrale comme aux vieux corbeaux dont les
cris lugubres semblaient donner à ces bâtiments antiques quelque
chose de plus solitaire que n'aurait pu le faire un silence
absolu; aux portes en ruines, jadis décorées de statues,
aujourd'hui renversées et réduites en poussière avec les pèlerins
respectueux qui leur rendaient hommage, comme aux niches
silencieuses où le lierre centenaire rampait jusqu'au toit le long
des murailles pendantes aux vieilles maisons, comme au paysage
champêtre; au verger comme au jardin: tout semblait porter en soi,
comme Agnès, l'esprit de calme innocent, baume souverain d'une âme
agitée.

Arrivé à la porte de M. Wickfield, je trouvai M. Micawber qui
faisait courir sa plume avec la plus grande activité dans la
petite pièce du rez-de-chaussée, où se tenait autrefois Uriah
Heep. Il était tout de noir habillé, et sa massive personne
remplissait complètement le petit bureau où il travaillait.

M. Micawber parut à la fois charmé et un peu embarrassé de me
voir. Il voulait me mener immédiatement chez Uriah, mais je m'y
refusai.

«Je connais cette maison de vieille date, lui dis-je, je saurai
bien trouver mon chemin. Eh bien! qu'est-ce que vous dites du
droit, M. Micawber?

-- Mon cher Copperfield, me répondit-il, pour un homme doué d'une
imagination transcendante, les études de droit ont un très-mauvais
côté: elles le noient dans les détails. Même dans notre
correspondance d'affaires, dit M. Micawber en jetant les yeux sur
des lettres qu'il écrivait, l'esprit n'est pas libre de prendre un
essor d'expression sublime qui puisse le satisfaire. Malgré ça,
c'est un grand travail! un grand travail!»

Il me dit ensuite qu'il était devenu locataire de la vieille
maison d'Uriah Heep, et que mistress Micawber serait ravie de me
recevoir encore une fois sous son toit.

«C'est une humble demeure, dit M. Micawber, pour me servir d'une
expression favorite de mon ami Heep; mais, peut être nous servira-
t-elle de marchepied pour nous élever à des agencements
domiciliaires plus ambitieux.»

Je lui demandai s'il était satisfait de la façon dont le traitait
son ami Heep. Il commenta par s'assurer si la porte était bien
fermée, puis il me répondit à voix basse:

«Mon cher Copperfield, quand on est sous le coup d'embarras
pécuniaires, on est, vis-à-vis de la plupart des gens, dans une
position très-fâcheuse, et ce qui n'améliore pas cette situation,
c'est lorsque ces embarras pécuniaires vous obligent à demander
vos émoluments avant leur échéance légale. Tout ce que je puis
vous dire, c'est que mon ami Heep a répondu à des appels auxquels
je ne veux pas faire plus ample allusion, d'une façon qui fait
également honneur et à sa tête et à son coeur.

-- Je ne le supposais pas si prodigue de son argent! remarquai-je.

-- Pardonnez-moi! dit M. Micawber d'un air contraint, j'en parle
par expérience.

-- Je suis charmé que l'expérience vous ait si bien réussi,
répondis-je.

-- Vous êtes bien bon, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, et
il se mit à fredonner un air.

-- Voyez-vous souvent M. Wickfield? demandai-je pour changer de
sujet.

-- Pas très-souvent, dit M. Micawber d'un air méprisant;
M. Wickfield est à coup sûr rempli des meilleures intentions,
mais... mais... Bref, il n'est plus bon à rien.

-- J'ai peur que son associé ne fasse tout ce qu'il faut pour
cela.

-- Mon cher Copperfield! reprit M. Micawber après plusieurs
évolutions qu'il exécutait sur son escabeau d'un air embarrassé.
Permettez-moi de vous faire une observation. Je suis ici sur un
pied d'intimité: j'occupe un poste de confiance; mes fonctions ne
sauraient me permettre de discuter certains sujets, pas même avec
mistress Micawber (elle qui a été si longtemps la compagne des
vicissitudes de ma vie, et qui est une femme d'une lucidité
d'intelligence remarquable). Je prendrai donc la liberté de vous
faire observer que, dans nos rapports amicaux qui ne seront jamais
troublés, j'espère, je désire faire deux parts. D'un côté, dit
M. Micawber en traçant une ligne sur son pupitre, nous placerons
tout ce que peut atteindre l'intelligence humaine, avec une seule
petite exception; de l'autre, se trouvera cette seule exception,
c'est-à-dire les affaires de MM. Wickfield-et-Heep et tout ce qui
y a trait. J'ai la confiance que je n'offense pas le compagnon de
ma jeunesse, en faisant à son jugement éclairé et discret une
semblable proposition.»

Je voyais bien que M. Micawber avait changé d'allures; il semblait
que ses nouveaux devoirs lui imposassent une gêne pénible, mais
cependant je n'avais pas le droit de me sentir offensé. Il en
parut soulagé et me tendit la main.

«Je suis enchanté de miss Wickfield, Copperfield, je vous le jure,
dit M. Micawber. C'est une charmante jeune personne, pleine de
charmes, de grâce et de vertu. Sur mon honneur, dit M. Micawber en
faisant le salut le plus galant, comme pour envoyer un baiser, je
rends hommage à miss Wickfield! Hum!

-- J'en suis charmé, lui dis-je.

-- Si vous ne nous aviez pas assuré, mon cher Copperfield, le jour
où nous avons eu le plaisir de passer la matinée avec vous, que le
_D_ était votre lettre de prédilection, j'aurais été convaincu que
c'était l'_A_ que vous préfériez.»

Il y a des moments, tout le monde a passé par là, où ce que nous
disons, ce que nous faisons, nous croyons l'avoir déjà dit,
l'avoir déjà fait à une époque éloignée, il y a bien, bien
longtemps; où nous nous rappelons que nous ayons été, il y a des
siècles, entourés des mêmes personnes, des mêmes objets, des mêmes
incidents; où nous savons parfaitement d'avance ce qu'on va nous
dire après, comme si nous nous en souvenions tout à coup! Jamais
je n'avais éprouvé plus vivement ce sentiment mystérieux, qu'avant
d'entendre ces paroles de la bouche de M. Micawber.

Je le quittai bientôt en le priant de transmettre tous mes
souvenirs à sa famille. Il reprit sa place et sa plume, se frotta
le front comme pour se remettre à son travail; je voyais bien
qu'il y avait dans ses nouvelles fonctions quelque chose qui nous
empêcherait d'être désormais aussi intimes que par le passé.

Il n'y avait personne dans le vieux salon, mais mistress Heep y
avait laissé des traces de son passage. J'ouvris la porte de la
chambre d'Agnès: elle était assise près du feu et écrivait devant
son vieux pupitre en bois sculpté.

Elle leva la tête pour voir qui venait d'entrer. Quel plaisir pour
moi d'observer l'air joyeux que prit à ma vue ce visage réfléchi,
et d'être reçu avec tant de bonté et d'affection!

«Ah! lui dis-je, Agnès, quand nous fumes assis à côté l'un de
l'autre, vous m'avez bien manqué depuis quelque temps!

-- Vraiment? répondit-elle. Il n'y a pourtant pas longtemps que
vous nous avez quittés!»

Je secouai la tête.

«Je ne sais pas comment cela se fait, Agnès; mais il me manque
évidemment quelque faculté que je voudrais avoir. Vous m'aviez si
bien habitué à vous laisser penser pour moi dans le bon vieux
temps; je venais si naturellement m'inspirer de vos conseils et
chercher votre aide, que je crains vraiment d'avoir perdu l'usage
d'une faculté dont je n'avais pas besoin près de vous.

-- Mais qu'est-ce donc? dit gaiement Agnès.

-- Je ne sais pas quel nom lui donner, répondis-je, je crois que
je suis sérieux et persévérant!

-- J'en suis sûre, dit Agnès.

-- Et patient, Agnès? repris-je avec un peu d'hésitation.

-- Oui, dit Agnès en riant, assez patient!

-- Et cependant, dis-je, je suis quelquefois si malheureux et si
agité, je suis si irrésolu et si incapable de prendre un parti,
qu'évidemment il me manque, comment donc dire?... qu'il me manque
un point d'appui!

-- Soit, dit Agnès.

-- Tenez! repris-je, vous n'avez qu'à voir vous-même. Vous venez à
Londres, je me laisse guider par vous; aussitôt je trouve un but
et une direction. Ce but m'échappe, je viens ici, et en un instant
je suis un autre homme. Les circonstances qui m'affligeaient n'ont
pas changé, depuis que je suis entré dans cette chambre: mais,
dans ce court espace de temps, j'ai subi une influence qui me
transforme, qui me rend meilleur! Qu'est-ce donc, Agnès, quel est
votre secret?»

Elle avait la tête penchée, les yeux fixés vers le feu.

«C'est toujours ma vieille histoire,» lui dis-je. Ne riez pas si
je vous dis que c'est maintenant pour les grandes choses, comme
c'était jadis pour les petites. Mes chagrins d'autrefois étaient
des enfantillages, aujourd'hui ils sont sérieux; mais toutes les
fois que j'ai quitté ma soeur adoptive...

Agnès leva la tête: quel céleste visage! et me tendit sa main, que
je baisai.

«Toutes les fois, Agnès, que vous n'avez pas été près de moi pour
me conseiller et me donner, au début, votre approbation, je me
suis égaré, je me suis engagé dans une foule de difficultés. Quand
je suis venu vous retrouver, à la fin (comme je fais toujours),
j'ai retrouvé en même temps la paix et le bonheur. Aujourd'hui
encore, me voilà revenu au logis, pauvre voyageur fatigué, et vous
ne vous figurez pas la douceur du repos que je goûte déjà près de
vous.»

Je sentais si profondément ce que je disais, et j'étais si
véritablement ému, que la voix me manqua; je cachai ma tête dans
mes mains, et je me mis à pleurer. Je n'écris ici que l'exacte
vérité! Je ne songeais ni aux contradictions ni aux inconséquences
qui se trouvaient dans mon coeur, comme dans celui de la plupart
des hommes; je ne me disais pas que j'aurais pu faire tout
autrement et mieux que je n'avais fait jusque-là, ni que j'avais
eu grand tort de fermer volontairement l'oreille au cri de ma
conscience: non, tout ce que je savais, c'est que j'étais de bonne
foi, quand je lui disais avec tant de ferveur que près d'elle je
retrouvais le repos et la paix.

Elle calma bientôt cet élan de sensibilité, par l'expression de sa
douce et fraternelle affection, par ses yeux rayonnants, par sa
voix pleine de tendresse; et, avec ce calme charmant qui m'avait
toujours fait regarder sa demeure comme un lieu béni, elle releva
mon courage et m'amena naturellement à lui raconter tout ce qui
s'était passé depuis notre dernière entrevue.

«Et je n'ai rien de plus à vous dire, Agnès, ajoutai-je, quand ma
confidence fut terminée, si ce n'est que, maintenant, je compte
entièrement sur vous.

-- Mais ce n'est pas sur moi qu'il faut compter, Trotwood, reprit
Agnès, avec un doux sourire; c'est sur une autre.

-- Sur Dora? dis-je.

-- Assurément.

-- Mais, Agnès, je ne vous ai pas dit, répondis-je avec un peu
d'embarras, qu'il est difficile, je ne dirai pas de compter sur
Dora, car elle est la droiture et la fermeté mêmes; mais enfin
qu'il est difficile, je ne sais comment m'exprimer, Agnès... Elle
est timide, elle se trouble et s'effarouche aisément. Quelque
temps avant la mort de son père, j'ai cru devoir lui parler...
Mais si vous avez la patience de m'écouter, je vous raconterai
tout.»

En conséquence, je racontai à Agnès ce que j'avais dit à Dora de
ma pauvreté, du livre de cuisine, du livre des comptes, etc.,
etc., etc...

«Oh! Trotwood! reprit-elle avec un sourire, vous êtes bien
toujours le même. Vous aviez raison de vouloir chercher à vous
tirer d'affaire en ce monde: mais fallait-il y aller si
brusquement avec une jeune fille timide, aimante et sans
expérience! Pauvre Dora!»

Jamais voix humaine ne put parler avec plus de bonté et de douceur
que la sienne, en me faisant cette réponse. Il me semblait que je
la voyais prendre avec amour Dora dans ses bras, pour l'embrasser
tendrement; il me semblait qu'elle me reprochait tacitement, par
sa généreuse protection, de m'être trop hâté de troubler ce petit
coeur; il me semblait que je voyais Dora, avec toute sa grâce
naïve, caresser Agnès, la remercier, et en appeler doucement à sa
justice pour s'en faire une auxiliaire contre moi, sans cesser de
m'aimer de toute la force de son innocence enfantine.

Comme j'étais reconnaissant envers Agnès, comme je l'admirais! Je
les voyais toutes deux, dans une ravissante perspective,
intimement unies, plus charmantes encore, par cette union, l'une
et l'autre.

«Que dois-je faire maintenant, Agnès? lui demandai-je, après avoir
contemplé le feu. Que me conseillez-vous de faire.

-- Je crois, dit Agnès, que la marche honorable à suivre, c'est
d'écrire à ces deux dames. Ne croyez-vous pas qu'il serait indigne
de vous de faire des cachotteries?

-- Certainement, puisque vous le croyez, lui dis-je.

-- Je suis mauvais juge en ces matières, répondit Agnès avec une
modeste hésitation; mais il me semble... en un mot je trouve que
ce ne serait pas vous montrer digne de vous-même, que de recourir
à des moyens clandestins.

-- Vous avez trop bonne opinion de moi, Agnès, j'en ai peur!

-- Ce ne serait pas digne de votre franchise habituelle, répliqua-
t-elle. J'écrirais à ces deux dames; je leur raconterais aussi
simplement et aussi ouvertement que possible, tout ce qui s'est
passé, et je leur demanderais la permission de venir quelquefois
chez elles. Comme vous êtes jeune, et que vous n'avez pas encore
de position dans le monde, je crois que vous feriez bien de dire
que vous vous soumettez volontiers à toutes les conditions
qu'elles voudront vous imposer. Je les conjurerais de ne pas
repousser ma demande, sans en avoir fait part à Dora, et de la
discuter avec elle, quand cela leur paraîtrait convenable. Je ne
serais pas trop ardent, dit Agnès doucement, ni trop exigeant;
j'aurais foi en ma fidélité, en ma persévérance, et en Dora!

-- Mais si Dora allait s'effaroucher, Agnès, quand on lui parlera
de cela; si elle allait se mettre encore à pleurer, sans vouloir
rien dire de moi!

-- Est-ce vraisemblable? demanda Agnès, avec le plus affectueux
intérêt.

-- Ma foi, je n'en jurerais pas! elle prend peur et s'effarouche
comme un petit oiseau. Et si les miss Spenlow ne trouvent pas
convenable qu'on s'adresse à elles (les vieilles filles sont
parfois si bizarres)...

-- Je ne crois pas, Trotwood, dit Agnès, en levant doucement les
yeux vers moi; qu'il faille se préoccuper beaucoup de cela. Il
vaut mieux, selon moi, se demander simplement s'il est bien de le
faire, et, si c'est bien, ne pas hésiter.»

Je n'hésitai pas plus longtemps. Je me sentais le coeur plus
léger, quoique très-pénétré de l'immense importance de ma tâche,
et je me promis d'employer toute mon après-midi à composer ma
lettre. Agnès m'abandonna son pupitre, pour composer mon
brouillon: Mais je commençai d'abord par descendre voir
M. Wickfield et Uriah Heep.

Je trouvai Uriah installé dans un nouveau cabinet, qui exhalait
une odeur de plâtre encore frais, et qu'on avait construit dans le
jardin. Jamais mine plus basse ne figura au milieu d'une masse
pareille de livres et de papiers. Il me reçut avec sa servilité
accoutumée, faisant semblant de ne pas avoir su, de M. Micawber,
mon arrivée, ce dont je me permis de douter. Il me conduisit dans
le cabinet de M. Wickfield, ou plutôt dans l'ombre de son ancien
cabinet, car on l'avait dépouillé d'une foule de commodités au
profit du nouvel associé. M. Wickfield et moi nous échangeâmes nos
salutations mutuelles tandis qu'Uriah se tenait debout devant le
feu, se frottant le menton de sa main osseuse.

«Vous allez demeurer chez nous, Trotwood, tout le temps que vous
comptez passer à Canterbury? dit M. Wickfield, non sans jeter à
Uriah un regard qui semblait demander son approbation.

-- Avez-vous de la place pour moi? lui dis-je.

-- Je suis prêt, maître Copperfield, je devrais dire monsieur,
mais c'est un mot de camaraderie qui me vient naturellement à la
bouche, dit Uriah; je suis prêt à vous rendre votre ancienne
chambre, si cela peut vous être agréable.

-- Non, non, dit M. Wickfield, pourquoi vous déranger? il y a une
autre chambre; il y a une autre chambre.

-- Oh! mais, reprit Uriah, en faisant une assez laide grimace, je
serais véritablement enchanté!»

Pour en finir, je déclarai que j'accepterais l'autre chambre, ou
que j'irais loger ailleurs; on se décida donc pour l'autre
chambre, puis je pris congé des associés, et je remontai.

J'espérais ne trouver en haut d'autre compagnie qu'Agnès, mais
mistress Heep avait demandé la permission de venir s'établir près
du feu, elle et son tricot, sous prétexte que la chambre d'Agnès
était mieux exposée. Dans le salon, ou dans la salle à manger,
elle souffrait cruellement de ses rhumatismes. Je l'aurais bien
volontiers, et sans le moindre remords, exposée à toute la furie
du vent sur le clocher de la cathédrale, mais il fallait faire de
nécessité vertu, et je lui dis bonjour d'un ton amical.

«Je vous remercie bien humblement, monsieur, dit mistress Heep,
quand je lui eus demandé des nouvelles de sa santé; je vais tout
doucement. Il n'y a pas de quoi se vanter. Si je pouvais voir mon
Uriah bien casé, je ne demanderais plus rien, je vous assure!
Comment avez-vous trouvé mon petit Uriah, monsieur?»

Je l'avais trouvé tout aussi affreux qu'à l'ordinaire; je répondis
qu'il ne m'avait pas paru changé.

«Ah! vous ne le trouvez pas changé? dit mistress Heep; je vous
demande humblement la permission de ne pas être de votre avis.
Vous ne le trouvez pas maigre?

-- Pas plus qu'à l'ordinaire, répondis-je.

-- Vraiment! dit mistress Heep; c'est que vous ne le voyez pas
avec l'oeil d'une mère.»

L'oeil d'une mère me parut être un mauvais oeil pour le reste de
l'espèce humaine, quand elle le dirigea sur moi, quelque tendre
qu'il pût être pour lui, et je crois qu'elle et son fils
s'appartenaient exclusivement l'un à l'autre. L'oeil de mistress
Heep passa de moi à Agnès.

«Et vous, miss Wickfield, ne trouvez-vous pas qu'il est bien
changé? demanda mistress Heep.

-- Non, dit Agnès, tout en continuant tranquillement à travailler.
Vous vous inquiétez trop; il est très-bien!»

Mistress Heep renifla de toute sa force, et se remit à tricoter.

Elle ne quitta un seul instant ni nous, ni son tricot. J'étais
arrivé vers midi, et nous avions encore bien des heures devant
nous avant celle du dîner; mais elle ne bougeait pas, ses
aiguilles se remuaient avec la monotonie d'un sablier qui se vide.
Elle était assise à un coin de la cheminée: j'étais établi au
pupitre en face du foyer: Agnès était de l'autre côté, pas loin de
moi. Toutes les fois que je levais les yeux, tandis que je
composais lentement mon épître, je voyais devant moi le pensif
visage d'Agnès, qui m'inspirait du courage, par sa douce et
angélique expression; mais je sentais en même temps le mauvais
oeil qui me regardait, pour se diriger de là sur Agnès, et revenir
ensuite à moi, pour retomber furtivement sur son tricot. Je ne
suis pas assez versé dans l'art du tricot, pour pouvoir dire ce
qu'elle fabriquait, mais, assise là, près du feu, faisant mouvoir
ses longues aiguilles, mistress Heep ressemblait à une mauvaise
fée, momentanément retenue dans ses mauvais desseins par l'ange
assis en face d'elle, mais toute prête à profiter d'un bon moment
pour enlacer sa proie dans ses odieux filets.

Pendant le dîner, elle continua à nous surveiller avec le même
regard. Après le dîner, son fils prit sa place, et une fois que
nous fûmes seuls, au dessert, M. Wickfield, lui et moi, il se mit
à m'observer, du coin de l'oeil, tout en se livrant aux plus
odieuses contorsions. Dans le salon, nous retrouvâmes la mère,
fidèle à son tricot et à sa surveillance. Tant qu'Agnès chanta et
fit de la musique, la mère était installée à côté du piano. Une
fois, elle demanda à Agnès de chanter une ballade, que son Ury
aimait à la folie (pendant ce temps-là, ledit Ury bâillait dans
son fauteuil); puis elle le regardait, et racontait à Agnès qu'il
était dans l'enthousiasme. Elle n'ouvrait presque jamais la bouche
sans prononcer le nom de son fils. Il devint évident pour moi, que
c'était une consigne qu'on lui avait donnée.

Cela dura jusqu'à l'heure de se coucher. Je me sentais si mal à
l'aise, à force d'avoir vu la mère et le fils obscurcir cette
demeure de leur atroce présence, comme deux grandes chauves-souris
planant sur la maison, que j'aurais encore mieux aimé rester
debout toute la nuit, avec le tricot et le reste, que d'aller me
coucher. Je fermai à peine les yeux. Le lendemain, nouvelle
répétition du tricot et de la surveillance, qui dura tout le jour.

Je ne pus trouver dix minutes pour parler à Agnès: c'est à peine
si j'eus le temps de lui montrer ma lettre. Je lui proposai de
sortir avec moi, mais mistress Heep répéta tant de fois qu'elle
était très-souffrante, qu'Agnès eut la charité de rester pour lui
tenir compagnie. Vers le soir, je sortis seul, pour réfléchir à ce
que je devais faire, embarrassé de savoir s'il m'était permis de
taire plus longtemps à Agnès ce qu'Uriah Heep m'avait dit à
Londres; car cela commençait à m'inquiéter extrêmement.

Je n'étais pas encore sorti de la ville, du côté de la route de
Ramsgate, où il faisait bon se promener, quand je m'entendis
appeler, dans l'obscurité, par quelqu'un qui venait derrière moi.
Il était impossible de se méprendre à cette redingote râpée, à
cette démarche dégingandée; je m'arrêtai pour attendre Uriah Heep.

«Eh bien? dis-je.

-- Comme vous marchez vite! dit-il; j'ai les jambes assez longues,
mais vous les avez joliment exercées!

-- Où allez-vous?

-- Je viens avec vous, maître Copperfield, si vous voulez
permettre à un ancien camarade de vous accompagner.» Et en disant
cela, avec un mouvement saccadé, qui pouvait être pris pour une
courbette ou pour une moquerie, il se mit à marcher à côté de moi.

«Uriah! lui dis-je aussi poliment que je pus, après un moment de
silence.

-- Maître Copperfield! me répondit Uriah.

-- À vous dire vrai (n'en soyez pas choqué), je suis sorti seul,
parce que j'étais un peu fatigué d'avoir été si longtemps en
compagnie.»

Il me regarda de travers, et me dit avec une horrible grimace:

«C'est de ma mère que vous voulez parler?

-- Mais oui.

-- Ah! dame! vous savez, nous sommes si humbles, reprit-il; et
connaissant, comme nous le faisons, notre humble condition, nous
sommes obligés de veiller à ce que ceux qui ne sont pas humbles
comme nous, ne nous marchent pas sur le pied. En amour, tous les
stratagèmes sont de bonne guerre, monsieur.»

Et se frottant doucement le menton de ses deux grandes mains, il
fit entendre un petit grognement. Je n'avais jamais vu une
créature humaine qui ressemblât autant à un mauvais babouin.

«C'est que, voyez-vous, dit-il, tout en continuant de se caresser
ainsi le visage et en hochant la tête, vous êtes un bien dangereux
rival, maître Copperfield, et vous l'avez toujours été, convenez-
en!

-- Quoi! c'est à cause de moi que vous montez la garde autour de
miss Wickfield, et que vous lui ôtez toute liberté dans sa propre
maison? lui dis-je.

-- Oh! maître Copperfield! voilà des paroles bien dures, répliqua-
t-il.

-- Vous pouvez prendre mes paroles comme bon vous semble; mais
vous savez aussi bien que moi ce que je veux vous dire, Uriah.

-- Oh non! il faut que vous me l'expliquiez, dit-il; je ne vous
comprends pas.

-- Supposez-vous, lui dis-je, en m'efforçant, à cause d'Agnès, de
rester calme; supposez-vous que miss Wickfield soit pour moi autre
chose qu'une soeur tendrement aimée?

-- Ma foi! Copperfield, je ne suis pas forcé de répondre à cette
question. Peut-être que oui, peut-être que non.»

Je n'ai jamais rien vu de comparable à l'ignoble expression de ce
visage, à ces yeux chauves, sans l'ombre d'un cil.

«Alors venez! lui dis-je; pour l'amour de miss Wickfield...

-- Mon Agnès! s'écria-t-il, avec un tortillement anguleux plus que
dégoûtant. Soyez assez bon pour l'appeler Agnès, maître
Copperfield!

-- Pour l'amour d'Agnès Wickfield... que Dieu bénisse!

-- Je vous remercie de ce souhait, maître Copperfield!

-- Je vais vous dire ce que, dans toute autre circonstance,
j'aurais autant songé à dire à... Jacques Retch.

-- À qui, monsieur? dit Uriah, tendant le cou, et abritant son
oreille de sa main, pour mieux entendre.

-- Au bourreau, repris-je; c'est-à-dire à la dernière personne à
qui l'on dût penser... Et pourtant il faut être franc, c'était le
visage d'Uriah qui m'avait suggéré naturellement cette allusion.
Je suis fiancé à une autre personne. J'espère que cela vous
satisfait?

-- Parole d'honneur?» dit Uriah.

J'allais répéter ma déclaration avec une certaine indignation,
quand il s'empara de ma main, et la pressa fortement.

«Oh, maître Copperfield! dit-il; si vous aviez seulement daigné me
témoigner cette confiance, quand je vous ai révélé l'état de mon
âme, le jour où je vous ai tant dérangé en venant coucher dans
votre salon, jamais je n'aurais songé à douter de vous. Puisqu'il
en est ainsi, je m'en vais renvoyer immédiatement ma mère; trop
heureux de vous donner cette marque de confiance. Vous excuserez,
j'espère, des précautions inspirées par l'affection. Quel dommage,
maître Copperfield, que vous n'ayez pas daigné me rendre
confidence pour confidence! je vous en ai pourtant offert bien des
occasions; mais vous n'avez jamais eu pour moi toute la
bienveillance que j'aurais souhaitée. Oh non! bien sûr, vous ne
m'avez jamais aimé, comme je vous aimais!»

Et, tout en disant cela, il me serrait la main entre ses doigts
humides et visqueux. En vain, je m'efforçai de me dégager. Il
passa mon bras sous la manche de son paletot chocolat, et je fus
ainsi forcé de l'accompagner.

«Revenons-nous à la maison? dit Uriah, en reprenant le chemin de
la ville.» La lune commençait à éclairer les fenêtres de ses
rayons argentés.

«Avant de quitter ce sujet, lui dis-je après un assez long
silence, il faut que vous sachiez bien, qu'à mes yeux, Agnès
Wickfield est aussi élevée au-dessus de vous et aussi loin de
toutes vos prétentions, que la lune qui nous éclaire!

-- Elle est si paisible, n'est-ce pas? dit Uriah; mais avouez,
maître Copperfield, que vous ne m'avez jamais aimé comme je vous
aimais. Vous me trouviez trop humble, j'en suis sûr.

-- Je n'aime pas qu'on fasse tant profession d'humilité, pas plus
que d'autre chose, répondis-je.

-- Là! dit Uriah, le visage plus pâle et plus terne encore que de
coutume; j'en étais sûr. Mais vous ne savez pas, maître
Copperfield, à quel point l'humilité convient à une personne dans
ma situation. Mon père et moi nous avons été élevés dans une école
de charité; ma mère a été aussi élevée dans un établissement de
même nature. Du matin au soir, on nous enseignait à être humbles,
et pas grand'chose avec. Nous devions être humbles envers celui-
ci, et humbles envers celui-là; ici, il fallait ôter notre
casquette; là, il fallait faire la révérence, ne jamais oublier
notre situation, et toujours nous abaisser devant nos supérieurs;
Dieu sait combien nous en avions de supérieurs! Si mon père a
gagné la médaille de moniteur, c'est à force d'humilité; et moi de
même. Si mon père est devenu sacristain, c'est à force d'humilité.
Il avait la réputation, parmi les gens bien élevés, de savoir si
bien se tenir à sa place, qu'on était décidé à le pousser. «Soyez
humble, Uriah, disait mon père, et vous ferez votre chemin.» C'est
ce qu'on nous a rabâché, à vous comme à moi, à l'école; et c'est
ce qui réussit le mieux. «Soyez humble, disait-il, et vous
parviendrez.» Et réellement, ça n'a pas trop mal tourné.

Pour la première fois, j'apprenais que ce détestable semblant
d'humilité était héréditaire dans la famille Heep; j'avais vu la
récolte, mais je n'avais jamais pensé aux semailles.

«Je n'étais pas plus grand que ça, dit Uriah, que j'appris à
apprécier l'humilité et à en faire mon profit. Je mangeais mon
humble chausson de pommes de bon appétit. Je n'ai pas voulu
pousser trop loin mes humbles études, et je me suis dit: «Tiens
bon!» Vous m'avez offert de m'enseigner le latin, mais pas si
bête! Mon père me disait toujours: «Les gens aiment à vous
dominer, courbez la tête et laissez faire.» En ce moment, par
exemple, je suis bien humble, maître Copperfield, mais ça
n'empêche pas que j'ai déjà acquis quelque pouvoir!»

Tout ce qu'il me disait là, je lisais bien sur son visage, au
clair de la lune, que c'était tout bonnement pour me faire
comprendre qu'il était décidé à se servir de ce pouvoir-là. Je
n'avais jamais mis en doute sa bassesse, sa ruse et sa malice;
mais je commençais seulement alors à comprendre tout ce que la
longue contrainte de sa jeunesse avait amassé dans cette âme vile
et basse de vengeance impitoyable.

Ce qu'il y eut de plus satisfaisant dans ce récit dégoûtant qu'il
venait de me faire, c'est qu'il me lâcha le bras pour pouvoir
encore se prendre le menton à deux mains. Une fois séparé de lui,
j'étais décidé à garder cette position. Nous marchâmes à une
certaine distance l'un de l'autre, n'échangeant que quelques mots.

Je ne sais ce qui l'avait mis en gaieté, si c'était la
communication que je lui avais faite, ou le récit qu'il m'avait
prodigué de son passé; mais il était beaucoup plus en train que de
coutume. À dîner, il parla beaucoup; il demanda à sa mère (qu'il
avait relevée de faction à notre retour de la promenade) s'il
n'était pas bien temps qu'il se mariât, et une fois il jeta sur
Agnès un tel regard que j'aurais donné tout au monde pour qu'il me
fût permis de l'assommer.

Lorsque nous restâmes seuls après le dîner, M. Wickfield, lui et
moi, Uriah se lança plus encore. Il n'avait bu que très-peu de
vin; ce n'était donc pas là ce qui pouvait l'exciter; il fallait
que ce fût l'ivresse de son triomphe insolent, et le désir d'en
faire parade en ma présence.

La veille, j'avais remarqué qu'il cherchait à faire boire
M. Wickfield; et, sur un regard que m'avait lancé Agnès en
quittant la chambre, j'avais proposé, au bout de cinq minutes, que
nous allassions rejoindre miss Wickfield au salon. J'étais sur le
point d'en faire autant, mais Uriah me devança.

«Nous voyons rarement notre visiteur d'aujourd'hui, dit-il en
s'adressant à M. Wickfield assis à l'autre bout de la table (quel
contraste dans les deux pendants!), et si vous n'y aviez pas
d'objection, nous pourrions vider un ou deux verres de vin à sa
santé. Monsieur Copperfield, je bois à votre santé et à votre
prospérité!»

Je fus obligé de toucher, pour la forme, la main qu'il me tendait
à travers la table, puis je pris, avec une émotion bien
différente, la main de sa pauvre victime.

«Allons, mon brave associé, dit Uriah, permettez-moi de vous
donner l'exemple, en buvant encore à la santé de quelque ami de
Copperfield!»

Je passe rapidement sur les divers toasts proposés par
M. Wickfield, à ma tante, à M. Dick, à la Cour des Doctors'-
Commons, à Uriah. À chaque santé il vidait deux fois son verre,
tout en sentant sa faiblesse et en luttant vainement contre cette
misérable passion: pauvre homme! comme il souffrait de la conduite
d'Uriah, et pourtant comme il cherchait à se le concilier. Heep
triomphait et se tordait de plaisir, il faisait trophée du vaincu,
dont il étalait la honte à mes yeux. J'en avais le coeur serré;
maintenant encore, ma main répugne à l'écrire.

«Allons, mon brave associé, dit enfin Uriah; à mon tour à vous en
proposer une; mais je demande humblement qu'on nous donne de
grands verres: buvons à la plus divine de son sexe.»

Le père d'Agnès avait à la main son verre vide. Il le posa, fixa
les yeux sur le portrait de sa fille, porta la main à son front,
puis retomba dans son fauteuil.

«Je ne suis qu'un bien humble personnage pour vous proposer sa
santé, reprit Uriah; mais je l'admire, ou plutôt je l'adore!»

Quelle angoisse que celle de ce père qui pressait convulsivement
sa tête grise dans ses deux mains pour y comprimer une souffrance
intérieure plus cruelle à voir mille fois que toutes les douleurs
physiques qu'il put jamais endurer!

«Agnès, dit Uriah sans faire attention à l'état de M. Wickfield ou
sans vouloir paraître le comprendre, Agnès Wickfield est, je puis
le dire, la plus divine des femmes. Tenez, on peut parler
librement, entre amis, eh bien! on peut être fier d'être son père,
mais être son mari...»

Dieu m'épargne d'entendre jamais un cri comme celui que poussa
M. Wickfield en se relevant tout à coup.

«Qu'est-ce qu'il a donc? dit Uriah qui devint pâle comme la mort.
Ah çà! ce n'est pas un accès de folie, j'espère, monsieur
Wickfield? J'ai tout autant de droit qu'un autre à dire, ce me
semble, qu'un jour votre Agnès sera mon Agnès! J'y ai même plus de
droit que personne.»

Je jetai mes bras autour de M. Wickfield, je le conjurai, au nom
de tout ce que je pus imaginer, de se calmer, mais surtout au nom
de son affection pour Agnès. Il était hors de lui, il s'arrachait
les cheveux, il se frappait le front, il essayait de me repousser
loin de lui, sans répondre un seul mot, sans voir qui que ce fût,
sans savoir, hélas! dans son désespoir aveugle, ce qu'il voulait,
le visage fixe et bouleversé. Quel spectacle effrayant!

Je le conjurai, dans ma douleur, de ne pas s'abandonner à cette
angoisse et de vouloir bien m'écouter. Je le suppliai de songer à
Agnès; à Agnès et à moi; de se rappeler comment Agnès et moi nous
avions grandi ensemble, elle que j'aimais et que je respectais,
elle qui était son orgueil et sa joie. Je m'efforçai de remettre
sa fille devant ses yeux; je lui reprochai même de ne pas avoir
assez de fermeté pour lui épargner la connaissance d'une pareille
scène. Je ne sais si mes paroles eurent quelque effet, ou si la
violence de sa passion finit par s'user d'elle-même; mais peu à
peu il se calma, il commença à me regarder, d'abord avec
égarement, puis avec une lueur de raison. Enfin il me dit: «Je le
sais, Trotwood! ma fille chérie et vous... je le sais! Mais lui,
regardez-le!»

Il me montrait Uriah, pâle et tremblant dans un coin. Évidemment
le drôle avait fait une école: il s'était attendu à toute autre
chose.

«Regardez mon bourreau, reprit M. Wickfield. Voilà l'homme qui m'a
fait perdre, petit à petit, mon nom, ma réputation, ma paix, le
bonheur de mon foyer domestique.

-- Dites plutôt que c'est moi qui vous ai conservé votre nom,
votre réputation, votre paix et le bonheur de votre foyer, dit
Uriah en cherchant d'un air maussade, boudeur et déconfit, à
raccommoder les choses. Ne vous fâchez pas, monsieur Wickfield: si
j'ai été un peu plus loin que vous ne vous y attendiez, je peux
bien reculer un peu, je pense! Après tout, où est donc le mal?

-- Je savais que chacun avait son but dans la vie, dit
M. Wickfield, et je croyais me l'être attaché par des motifs
d'intérêt. Mais, voyez!... oh! voyez ce que c'est que cet homme-
là!

-- Vous ferez bien de le faire taire, Copperfield, si vous pouvez,
s'écria Uriah en tournant vers moi ses mains osseuses. Il va dire,
faites-y bien attention, il va dire des choses qu'il sera fâché
d'avoir dites après, et que vous serez fâché vous-même d'avoir
entendues!

-- Je dirai tout! s'écria M. Wickfield d'un air désespéré. Puisque
je suis à votre merci, pourquoi ne me mettrais-je pas à la merci
du monde entier?

-- Prenez garde, vous dis-je, reprit Uriah en continuant de
s'adresser à moi; si vous ne le faites pas taire, c'est que vous
n'êtes pas son ami. Vous demandez pourquoi vous ne vous mettriez
pas à la merci du monde entier, monsieur Wickfield? parce que vous
avez une fille. Vous et moi nous savons ce que nous savons, n'est-
ce pas? Ne réveillons pas le chat qui dort! Ce n'est pas moi qui
en aurais l'imprudence; vous voyez bien que je suis aussi humble
que faire se peut. Je vous dis que, si j'ai été trop loin, j'en
suis fâché. Que voulez-vous de plus, monsieur?

-- Oh! Trotwood, Trotwood! s'écria M. Wickfield en se tordant les
mains. Je suis tombé bien bas depuis que je vous ai vu pour la
première fois dans cette maison! J'étais déjà sur cette fatale
pente, mais, hélas! que de chemin, quel triste chemin j'ai
parcouru depuis! C'est ma faiblesse qui m'a perdu. Ah! si j'avais
eu la force de moins me rappeler ou de moins oublier! Le souvenir
douloureux de la perte que j'avais faite en perdant la mère de mon
enfant est devenu une maladie; mon amour pour mon enfant, poussé
jusqu'à l'oubli de tout le reste, m'a porté le dernier coup. Une
fois atteint de ce mal incurable, j'ai infecté à mon tour tout ce
que j'ai touché. J'ai causé le malheur de tout ce que j'aime si
tendrement: vous savez si je l'aime! J'ai cru possible d'aimer une
créature au monde à l'exclusion de toutes les autres; j'ai cru
possible d'en pleurer une qui avait quitté le monde, sans pleurer
avec ceux qui pleurent. Voilà comme j'ai gâté ma vie. Je me suis
dévoré le coeur dans une lâche tristesse, et il se venge en me
dévorant à son tour. J'ai été égoïste dans ma douleur! égoïste
dans mon amour, égoïste dans le soin avec lequel je me suis fait
ma part de la douleur et de l'affection communes. Et maintenant,
je ne suis plus qu'une ruine; voyez, oh! voyez ma misère! Fuyez-
moi! haïssez-moi!

Il tomba sur une chaise et se mit à sangloter. Il n'était plus
soutenu par l'exaltation de son chagrin. Uriah sortit de son coin.

«Je ne sais pas tout ce que j'ai pu faire dans ma folie, dit
M. Wickfield en étendant les mains comme pour me conjurer de ne
pas le condamner encore; mais il le sait, lui qui s'est toujours
tenu à mon côté pour me souffler ce que je devais faire. Vous
voyez le boulet qu'il m'a mis au pied; vous le trouvez installé
dans ma maison, vous le trouvez fourré dans toutes mes affaires.
Vous l'avez entendu, il n'y a qu'un moment! Que pourrais-je vous
dire de plus?

-- Vous n'avez pas besoin de rien dire de plus, vous auriez même
mieux fait de ne rien dire du tout, repartit Uriah d'un air à la
fois arrogant et servile. Vous ne vous seriez pas mis dans ce bel
état si vous n'aviez pas tant bu; vous vous en repentirez demain,
monsieur. Si j'en ai dit moi-même un peu plus que je ne voulais
peut-être, le beau malheur! Vous voyez bien que je n'y ai pas mis
d'obstination.»

La porte s'ouvrit, Agnès entra doucement, pâle comme une morte;
elle passa son bras autour du cou de son père, et lui dit avec
fermeté:

«Papa, vous n'êtes pas bien, venez avec moi!»

Il laissa tomber sa tête sur l'épaule de sa fille, comme accablé
de honte, et ils sortirent ensemble. Les yeux d'Agnès
rencontrèrent les miens: je vis qu'elle savait ce qui s'était
passé.

«Je ne croyais pas qu'il prît la chose de travers comme cela,
maître Copperfield, dit Uriah, mais ce n'est rien. Demain nous
serons raccommodés. C'est pour son bien. Je désire humblement son
bien.»

Je ne lui répondis pas un mot, et je montai dans la tranquille
petite chambre où Agnès était venue si souvent s'asseoir près de
moi pendant que je travaillais: J'y restai assez tard, sans que
personne vint m'y tenir compagnie. Je pris un livre et j'essayai
de lire; j'entendis les horloges sonner minuit, et je lisais
encore sans savoir ce que je lisais, quand Agnès me toucha
doucement l'épaule.

«Vous partez de bonne heure demain, Trotwood, je viens vous dire
adieu.»

Elle avait pleuré, mais son visage était redevenu beau et calme.

«Que Dieu vous bénisse! dit-elle en me tendant la main.

-- Ma chère Agnès, répondis-je, je vois que vous ne voulez pas que
je vous en parle ce soir; mais n'y a-t-il rien à faire?

-- Se confier en Dieu! reprit-elle.

-- Ne puis-je rien faire... moi qui viens vous ennuyer de mes
pauvres chagrins?

-- Vous en rendez les miens moins amers, répondit-elle, mon cher
Trotwood!

-- Ma chère Agnès, c'est une grande présomption de ma part que de
prétendre à vous donner un conseil, moi qui ai si peu de ce que
vous possédez à un si haut degré, de bonté, de courage, de
noblesse; mais vous savez combien je vous aime et tout ce que je
vous dois. Agnès, vous ne vous sacrifierez jamais à un devoir mal
compris?»

Elle recula d'un pas et quitta ma main. Jamais je ne l'avais vue
si agitée.

«Dites-moi que vous n'avez pas une telle pensée, chère Agnès. Vous
qui êtes pour moi plus qu'une soeur, pensez à ce que valent un
coeur comme le vôtre, un amour comme le vôtre.»

Ah! que de fois depuis j'ai revu en pensée cette douce figure et
ce regard d'un instant, ce regard où il n'y avait ni étonnement,
ni reproche, ni regret! Que de fois depuis j'ai revu le charmant
sourire avec lequel elle me dit qu'elle était tranquille sur elle-
même, qu'il ne fallait donc pas craindre pour elle; puis elle
m'appela son frère et disparut!

Il faisait encore nuit le lendemain matin quand je montai sur la
diligence à la porte de l'auberge. Nous allions partir et le jour
commençait à poindre, lorsqu'au moment où ma pensée se reportait
vers Agnès, j'aperçus la tête d'Uriah qui grimpait à côté de moi.

«Copperfield, me dit-il à voix basse tout en s'accrochant à la
voiture, j'ai pensé que vous seriez bien aise d'apprendre, avant
votre départ, que tout était arrangé. J'ai déjà été dans sa
chambre, et je vous l'ai rendu doux comme un agneau. Voyez-vous,
j'ai beau être humble, je lui suis utile; et quand il n'est pas en
ribote, il comprend ses intérêts! Quel homme aimable, après tout,
n'est-ce pas, maître Copperfield?»

Je pris sur moi de lui dire que j'étais bien aise qu'il eût fait
ses excuses.

«Oh! certainement, dit Uriah; quand on est humble, vous savez,
qu'est-ce que ça fait de demander excuse? C'est si facile. À
propos, je suppose, maître Copperfield, ajouta-t-il avec une
légère contorsion, qu'il vous est arrivé quelquefois de cueillir
une poire avant qu'elle fut mûre?

-- C'est assez probable, répondis-je.

-- C'est ce que j'ai fait hier soir, dit Uriah; mais la poire
mûrira! Il n'y a qu'à y veiller. Je puis attendre.»

Et tout en m'accablant d'adieux, il descendit au moment où le
conducteur montait sur son siège. Autant que je puis croire, il
mangeait sans doute quelque chose pour éviter de humer le froid du
matin; du moins, à voir le mouvement de sa bouche, on aurait dit
que la poire était déjà mûre et qu'il la savourait en faisant
claquer ses lèvres.



CHAPITRE X.

Triste voyage à l'aventure.


Nous eûmes ce soir-là à Buckingham-Street une conversation très-
sérieuse sur les événements domestiques que j'ai racontés en
détail, dans le dernier chapitre. Ma tante y prenait le plus grand
intérêt, et, pendant plus de deux heures, elle arpenta la chambre,
les bras croisés. Toutes les fois qu'elle avait quelque sujet
particulier de déconvenue, elle accomplissait une prouesse
pédestre de ce genre, et l'on pouvait toujours mesurer l'étendue
de cette déconvenue à la durée de sa promenade. Ce jour-là, elle
était tellement émue qu'elle jugea à propos d'ouvrir la porte de
sa chambre à coucher, pour se donner du champ, parcourant les deux
pièces d'un bout à l'autre, et tandis qu'avec M. Dick, nous étions
paisiblement assis près du feu, elle passait et repassait à côté
de nous, toujours en ligne droite, avec la régularité d'un
balancier de pendule.

M. Dick nous quitta bientôt pour aller se coucher; je me mis à
écrire une lettre aux deux vieilles tantes de Dora. Ma tante, à
moi, fatiguée de tant d'exercice, finit par venir s'asseoir près
du feu, sa robe relevée comme de coutume. Mais au lieu de poser
son verre sur son genou, comme elle faisait souvent, elle le plaça
négligemment sur la cheminée, et le coude gauche appuyé sur le
bras droit, tandis que son menton reposait sur sa main gauche,
elle me regardait d'un air pensif. Toutes les fois que je levais
les yeux, j'étais sûr de rencontrer les siens.

«Je vous aime de tout mon coeur, Trotwood, me répétait-elle, mais
je suis agacée et triste.»

J'étais trop occupé de ce que j'écrivais, pour avoir remarqué,
avant qu'elle se fût retirée pour se coucher, qu'elle avait laissé
ce soir-là sur la cheminée, sans y toucher, ce qu'elle appelait sa
potion pour la nuit. Quand elle fut rentrée dans sa chambre,
j'allai frapper à sa porte pour lui faire part de cette
découverte; elle vint m'ouvrir et me dit avec plus de tendresse
encore que de coutume:

«Merci, Trot, mais je n'ai pas le courage de la boire ce soir.»
Puis elle secoua la tête et rentra chez elle.

Le lendemain matin, elle lut ma lettre aux deux vieilles dames, et
l'approuva. Je la mis à la poste; il ne me restait plus rien à
faire que d'attendre la réponse, aussi patiemment que je pourrais.
Il y avait déjà près d'une semaine que j'attendais, quand je
quittai un soir la maison du docteur pour revenir chez moi.

Il avait fait très-froid dans la journée, avec un vent de nord-est
qui vous coupait la figure. Mais le vent avait molli dans la
soirée, et la neige avait commencé à tomber par gros flocons; elle
couvrait déjà partout le sol: on n'entendait ni le bruit des
roues, ni le pas des piétons; on eût dit que les rues étaient
rembourrées de plume.

Le chemin le plus court pour rentrer chez moi (ce fut
naturellement celui que je pris ce soir-là) me menait par la
ruelle Saint-Martin. Dans ce temps-là, l'église qui a donné son
nom à cette ruelle étroite n'était pas dégagée comme aujourd'hui;
il n'y avait seulement pas d'espace ouvert devant le porche, et la
ruelle faisait un coude pour aboutir au Strand. En passant devant
les marches de l'église, je rencontrai au coin une femme. Elle me
regarda, traversa la rue, et disparut. Je reconnus ce visage-là,
je l'avais vu quelque part, sans pouvoir dire où. Il se liait dans
ma pensée avec quelque chose qui m'allait droit au coeur. Mais,
comme au moment où je la rencontrai, je pensais à autre chose, ce
ne fut pour moi qu'une idée confuse.

Sur les marches de l'église, un homme venait de déposer un paquet
au milieu de la neige; il se baissa pour arranger quelque chose:
je le vis en même temps que cette femme. J'étais à peine remis de
ma surprise, quand il se releva et se dirigea vers moi. Je me
trouvai vis-à-vis de M. Peggotty.

Alors je me rappelai qui était cette femme. C'était Marthe, celle
à qui Émilie avait remis de l'argent un soir dans la cuisine,
Marthe Endell, à côté de laquelle M. Peggotty n'aurait jamais
voulu voir sa nièce chérie, pour tous les trésors que l'océan
recelait dans son sein. Ham me l'avait dit bien des fois.

Nous nous serrâmes affectueusement la main. Nous ne pouvions
parler ni l'un ni l'autre.

«Monsieur Davy! dit-il en pressant ma main entre les siennes, cela
me fait du bien de vous revoir. Bonne rencontre, monsieur, bonne
rencontre!

-- Oui, certainement, mon vieil ami, lui dis-je.

-- J'avais eu l'idée de vous aller trouver ce soir, monsieur, dit-
il; mais sachant que votre tante vivait avec vous, car j'ai été de
ce côté-là, sur la route de Yarmouth, j'ai craint qu'il ne fût
trop tard. Je comptais vous voir demain matin, monsieur, avant de
repartir. Oui, monsieur, répétait-il, en secouant patiemment la
tête, je repars demain.

-- Et où allez-vous? lui demandai-je.

-- Ah! répliqua-t-il en faisant tomber la neige qui couvrait ses
longs cheveux, je m'en vais faire encore un voyage.»

Dans ce temps-là il y avait une allée qui conduisait de l'église
Saint-Martin à la cour de la Croix-d'Or, cette auberge qui était
si étroitement liée dans mon esprit au malheur de mon pauvre ami.
Je lui montrai la grille; je pris son bras et nous entrâmes. Deux
ou trois des salles de l'auberge donnaient sur la cour; nous vîmes
du feu dans l'une de ces pièces, et je l'y menai.

Quand on nous eut apporté de la lumière, je remarquai que ses
cheveux étaient longs et en désordre. Son visage était brûlé par
le soleil. Les rides de son front étaient plus profondes, comme
s'il avait péniblement erré sous les climats les plus divers; mais
il avait toujours l'air très-robuste, et si décidé à accomplir son
dessein qu'il comptait pour rien la fatigue. Il secoua la neige de
ses vêtements et de son chapeau, s'essuya le visage qui en était
couvert, puis s'asseyant en face de moi près d'une table, le dos
tourné à la porte d'entrée, il me tendit sa main ridée et serra
cordialement la mienne.

«Je vais vous dire, maître Davy, où j'ai été, et ce que j'ai
appris. J'ai été loin, et je n'ai pas appris grand'chose, mais je
vais vous le dire!»

Je sonnai pour demander à boire. Il ne voulut rien prendre que de
l'ale, et, tandis qu'on la faisait chauffer, il paraissait
réfléchir. Il y avait dans toute sa personne une gravité profonde
et imposante que je n'osais pas troubler.

«Quand elle était enfant, me dit-il en relevant la tête lorsque
nous fûmes seuls, elle me parlait souvent de la mer; du pays où la
mer était couleur d'azur, et où elle étincelait au soleil. Je
pensais, dans ce temps-là, que c'était parce que son père était
noyé, qu'elle y songeait tant. Peut-être croyait-elle ou espérait-
elle, me disais-je, qu'il avait été entraîné vers ces rives, où
les fleurs sont toujours épanouies, et le soleil toujours
brillant.

-- Je crois bien que c'était plutôt une fantaisie d'enfant,
répondis-je.

-- Quand elle a été... perdue, dit M. Peggotty, j'étais sûr qu'il
l'emmènerait dans ces pays-là. Je me doutais qu'il lui en aurait
conté merveille pour se faire écouter d'elle, surtout en lui
disant qu'il en ferait une dame par là-bas. Quand nous sommes
allés voir sa mère, j'ai bien vu tout de suite que j'avais raison.
J'ai donc été en France, et j'ai débarqué là comme si je tombais
des nues.»

En ce moment, je vis la porte s'entr'ouvrir, et la neige tomber
dans la chambre. La porte s'ouvrit un peu plus; il y avait une
main qui la tenait doucement entrouverte.

«Là, reprit M. Peggotty, j'ai trouvé un monsieur, un Anglais qui
avait de l'autorité, et je lui ai dit que j'allais chercher ma
nièce. Il m'a procuré les papiers dont j'avais besoin pour
circuler, je ne sais pas bien comment on les appelle: il voulait
même me donner de l'argent, mais heureusement je n'en avais pas
besoin. Je le remerciai de tout mon coeur pour son obligeance.
«J'ai déjà écrit des lettres pour vous recommander à votre
arrivée, me dit-il, et je parlerai de vous à des personnes qui
prennent le même chemin. Cela fait que, quand vous voyagerez tout
seul, loin d'ici, vous vous trouverez en pays de connaissance.» Je
lui exprimai de mon mieux ma gratitude, et je me remis en route à
travers la France.

-- Tout seul, et à pied? lui dis-je.

-- En grande partie à pied, répondit-il, et quelquefois dans des
charrettes qui se rendaient au marché, quelquefois dans des
voitures qui s'en retournaient à vide. Je faisais bien des milles
à pied dans une journée, souvent avec des soldats ou d'autres
pauvres diables qui allaient revoir leurs amis. Nous ne pouvions
pas nous parler; mais, c'est égal, nous nous tenions toujours
compagnie tout le long de la route, dans la poussière du chemin.»

Comment, en effet, cette voix si bonne et si affectueuse ne lui
aurait-elle pas fait trouver des amis partout?

-- Quand j'arrivais dans une ville, continua-t-il, je me rendais à
l'auberge, et j'attendais dans la cour qu'il passât quelqu'un qui
sût l'anglais (ce n'était pas rare). Alors je leur racontais que
je voyageais pour chercher ma nièce, et je me faisais dire quelle
espèce de voyageurs il y avait dans la maison puis j'attendais
pour voir si elle ne serait pas parmi ceux qui entraient ou qui
sortaient. Quand je voyais qu'Émilie n'y était pas, je repartais.
Petit à petit, en arrivant dans de nouveaux villages, je
m'apercevais qu'on leur avait parlé de moi. Les paysans me
priaient d'entrer chez eux, ils me faisaient manger et boire, et
me donnaient la couchée. J'ai vu plus d'une femme, maître David,
qui avait une fille de l'âge d'Émilie, venir m'attendre à la
sortie du village, au pied de la croix de notre Sauveur, pour me
faire toute sorte d'amitiés. Il y en avait dont les filles étaient
mortes. Dieu seul sait comme ces mères-là étaient bonnes pour
moi.»

C'était Marthe qui était à la porte. Je voyais distinctement à
présent son visage hagard, avide de nous entendre. Tout ce que je
craignais, c'était qu'il ne tournât la tête, et qu'il ne
l'aperçût.

«Et bien souvent, dit M. Peggotty, elles mettaient leurs enfants,
surtout leurs petites filles, sur mes genoux; et bien souvent vous
auriez pu me voir assis devant leurs portes, le soir, presque
comme si c'étaient les enfants de mon Émilie. Oh! ma chère petite
Émilie!»

Il se mit à sangloter dans un soudain accès de désespoir. Je
passai en tremblant ma main sur la sienne, dont il cherchait à se
couvrir le visage.

«Merci, monsieur, me dit-il, ne faites pas attention.»

Au bout d'un moment, il se découvrit les yeux, et continua son
récit.

«Souvent, le matin, elles m'accompagnaient un petit bout de
chemin, et quand nous nous séparions, et que je leur disais dans
ma langue: «Je vous remercie bien! Dieu vous bénisse!» elles
avaient toujours l'air de me comprendre, et me répondaient d'un
air affable. À la fin, je suis arrivé au bord de la mer. Ce
n'était pas difficile, pour un marin comme moi, de gagner son
passage jusqu'en Italie. Quand j'ai été arrivé là, j'ai erré comme
j'avais fait auparavant. Tout le monde était bon pour moi, et
j'aurais peut-être voyagé de ville en ville, ou traversé la
campagne, si je n'avais pas entendu dire qu'on l'avait vue dans
les montagnes de la Suisse. Quelqu'un qui connaissait son
domestique, à lui, les avait vus là tous les trois; on me dit même
comment ils voyageaient, et où ils étaient. J'ai marché jour et
nuit, maître David, pour aller trouver ces montagnes. Plus
j'avançais, plus les montagnes semblaient s'éloigner de moi. Mais
je les ai atteintes et je les ai franchies. Quand je suis arrivé
près du lieu dont on m'avait parlé, j'ai commencé à me dire dans
mon coeur: «Qu'est-ce que je vais faire quand je la reverrai?»

Le visage qui était resté à nous écouter, insensible à la rigueur
de la nuit, se baissa, et je vis cette femme, à genoux devant la
porte et les mains jointes, comme pour me prier, me supplier de ne
pas la renvoyer.

«Je n'ai jamais douté d'elle, dit M. Peggotty, non, pas une
minute. Si j'avais seulement pu lui faire voir ma figure, lui
faire entendre ma voix, représenter à sa pensée la maison d'où
elle avait fui, lui rappeler son enfance, je savais bien que, lors
même qu'elle serait devenue une princesse du sang royal, elle
tomberait à mes genoux. Je le savais bien. Que de fois, dans mon
sommeil, je l'ai entendue crier: «Mon oncle!» et l'ai vue tomber
comme morte à mes pieds! Que de fois, dans mon sommeil, je l'ai
relevée en lui disant tout doucement: «Émilie, ma chère, je viens
pour vous pardonner et vous emmener avec moi!»

Il s'arrêta, secoua la tête, puis reprit avec un soupir:

«_Lui_, il n'était plus rien pour moi, Émilie était tout.
J'achetai une robe de paysanne pour elle; je savais bien qu'une
fois que je l'aurais retrouvée, elle viendrait avec moi le long de
ces routes rocailleuses; qu'elle irait où je voudrais, et qu'elle
ne me quitterait plus jamais, non jamais. Tout ce que je voulais
maintenant, c'était de lui faire passer cette robe, et fouler aux
pieds celle qu'elle portait; c'était de la prendre comme autrefois
dans mes bras, et puis de retourner vers notre demeure, en nous
arrêtant parfois sur la route, pour laisser reposer ses pieds
malades, et son coeur, plus malade encore! Mais lui, je crois que
je ne l'aurais seulement pas regardé. À quoi bon? Mais tout cela
ne devait pas être, maître David, non pas encore! J'arrivai trop
tard, ils étaient partis. Je ne pus pas même savoir où ils
allaient. Les uns disaient par ici, les autres par là. J'ai voyagé
par ici et par là, mais je n'ai pas trouvé Émilie, et alors je
suis revenu.

-- Y a-t-il longtemps? demandai-je.

-- Peu de jours seulement. J'aperçus dans le lointain mon vieux
bateau, et la lumière qui brillait dans la cabine, et en
m'approchant je vis la fidèle mistress Gummidge, assise toute
seule au coin du feu. Je lui criai: «N'ayez pas peur, c'est
Daniel!» et j'entrai. Je n'aurais jamais cru qu'il pût m'arriver
d'être si étonné de me retrouver dans ce vieux bateau!»

Il tira soigneusement d'une poche de son gilet un petit paquet de
papiers qui contenait deux ou trois lettres et les posa sur la
table.

«Cette première lettre est venue, dit-il, en la triant parmi les
autres, quand il n'y avait pas huit jours que j'étais parti. Il y
avait dedans, à mon nom, un billet de banque de cinquante livres
sterling; on l'avait déposée une nuit sous la porte. Elle avait
cherché à déguiser son écriture, mais c'était bien impossible avec
moi.»

Il replia lentement et avec soin le billet de banque, et le plaça
sur la table.

«Cette autre lettre, adressée à mistress Gummidge, est arrivée il
y a deux ou trois mois.» Après l'avoir contemplée un moment, il me
la passa, ajoutant à voix basse: «Soyez assez bon pour la lire,
monsieur.»

Je lus ce qui suit:

«Oh! que penserez-vous quand vous verrez cette écriture, et que
vous saurez que c'est ma main coupable qui trace ces lignes. Mais
essayez, essayez, non par amour pour moi, mais par amour pour mon
oncle, essayez d'adoucir un moment votre coeur envers moi!
Essayez, je vous en prie, d'avoir pitié d'une pauvre infortunée;
écrivez-moi sur un petit morceau de papier pour me dire s'il se
porte bien, et ce qu'il a dit de moi avant que vous ayez renoncé à
prononcer mon nom entre vous. Dites-moi, si le soir, vers l'heure
où je rentrais autrefois, il a encore l'air de penser à celle
qu'il aimait tant. Oh! mon coeur se brise quand je pense à tout
cela! Je tombe à vos genoux, je vous supplie de ne pas être aussi
sévère pour moi que je le mérite... je sais bien que je le mérite,
mais soyez bonne et compatissante, écrivez-moi un mot, et envoyez-
le moi. Ne m'appelez plus «ma petite,» ne me donnez plus le nom
que j'ai déshonoré; mais ayez pitié de mon angoisse, et soyez
assez miséricordieuse pour me parler un peu de mon oncle, puisque
jamais, jamais dans ce monde, je ne le reverrai de mes yeux.

«Chère mistress Gummidge, si vous n'avez pas pitié de moi, vous en
avez le droit, je le sais, oh! alors, demandez à celui avec lequel
je suis le plus coupable, à celui dont je devais être la femme,
s'il faut repousser ma prière. S'il est assez généreux pour vous
conseiller le contraire (et je crois qu'il le fera, il est si bon
et si indulgent!), alors, mais alors seulement, dites-lui que,
quand j'entends la nuit souffler la brise, il me semble qu'elle
vient de passer près de lui et de mon oncle, et qu'elle remonte à
Dieu pour lui reporter le mal qu'ils ont dit de moi. Dites-lui que
si je mourais demain (oh! comme je voudrais mourir, si je me
sentais préparée!) mes dernières paroles seraient pour le bénir
lui et mon oncle, et ma dernière prière pour son bonheur!»

Il y avait aussi de l'argent dans cette lettre: cinq livres
sterling. M. Peggotty l'avait laissée intacte comme l'autre, et il
replia de même le billet. Il y avait aussi des instructions
détaillées sur la manière de lui faire parvenir une réponse; on
voyait bien que plusieurs personnes s'en étaient mêlées pour mieux
dissimuler l'endroit où elle était cachée; cependant il paraissait
assez probable qu'elle avait écrit du lieu même où on avait dit à
M. Peggotty qu'on l'avait vue.

«Et quelle réponse a-t-on faite?

-- Mistress Gummidge n'est pas forte sur l'écriture, reprit-il, et
Ham a bien voulu se charger de répondre pour elle. On lui a écrit
que j'étais parti pour la chercher, et ce que j'avais dit en m'en
allant.

-- Est-ce encore une lettre que vous tenez là?

-- Non, c'est de l'argent, monsieur, dit M. Peggotty en le
dépliant à demi: dix livres sterling, comme vous voyez; et il y a
écrit en dedans de l'enveloppe «de la part d'une amie véritable.»
Mais la première lettre avait été mise sous la porte, et celle-ci
est venue par la poste, avant-hier. Je vais aller chercher Émilie
dans la ville dont cette lettre porte le timbre.»

Il me le montra. C'était une ville sur les bords du Rhin. Il avait
trouvé à Yarmouth quelques marchands étrangers qui connaissaient
ce pays-là; on lui en avait dessiné une espèce de carte, pour
mieux lui faire comprendre la chose. Il la posa entre nous sur la
table, et me montra son chemin d'une main, tout en appuyant son
menton sur l'autre.

Je lui demandai comment allait Ham? Il secoua la tête:

«Il travaille d'arrache-pied, me dit-il: son nom est dans toute la
contrée connu et respecté autant qu'un nom peut l'être en ce
monde. Chacun est prêt à lui venir en aide, vous comprenez, il est
si bon avec tout le monde! On ne l'a jamais entendu se plaindre.
Mais ma soeur croit, entre nous, qu'il a reçu là un rude coup.

-- Pauvre garçon; je le crois facilement.

-- Maître David, reprit M. Peggotty à voix basse, et d'un ton
solennel, Ham ne tient plus à la vie. Toutes les fois qu'il faut
un homme pour affronter quelque péril en mer, il est là; toutes
les fois qu'il y a un poste dangereux à remplir, le voilà parti de
l'avant. Et pourtant, il est doux comme un enfant; il n'y a pas un
enfant dans tout Yarmouth qui ne le connaisse.»

Il réunit ses lettres d'un air pensif, les replia doucement, et
replaça le petit paquet dans sa poche. On ne voyait plus personne
à la porte. La neige continuait de tomber; mais voilà tout.

«Eh bien! me dit-il, en regardant son sac, puisque je vous ai vu
ce soir, maître David, et cela m'a fait du bien, je partirai de
bonne heure demain matin. Vous avez vu ce que j'ai là, et il
mettait sa main sur le petit paquet; tout ce qui m'inquiète, c'est
la pensée qu'il pourrait m'arriver quelque malheur avant d'avoir
rendu cet argent. Si je venais à mourir, et que cet argent fut
perdu ou volé, et qu'il pût croire que je l'ai gardé, je crois
vraiment que l'autre monde ne pourrait pas me retenir; oui,
vraiment, je crois que je reviendrais!»

Il se leva, je me levai aussi, et nous nous serrâmes de nouveau la
main.

«Je ferais dix mille milles, dit-il, je marcherais jusqu'au jour
où je tomberais mort de fatigue, pour pouvoir lui jeter cet argent
à la figure. Que je puisse seulement faire cela et retrouver mon
Émilie, et je serai content. Si je ne la retrouve pas, peut-être
un jour apprendra-t-elle que son oncle, qui l'aimait tant, n'a
cessé de la chercher que quand il a cessé de vivre; et, si je la
connais bien, il n'en faudra pas davantage pour la ramener alors
au bercail!»

Quand nous sortîmes, la nuit était froide et sombre, et je vis
fuir devant nous cette apparition mystérieuse. Je retins
M. Peggotty encore un moment, jusqu'à ce qu'elle eut disparu.

Il me dit qu'il allait passer la nuit dans une auberge, sur la
route de Douvres, où il trouverait une bonne chambre. Je
l'accompagnai jusqu'au pont de Westminster, puis nous nous
séparâmes. Il me semblait que tout dans la nature gardait un
silence religieux, par respect pour ce pieux pèlerin qui reprenait
lentement sa course solitaire à travers la neige.

Je retournai dans la cour de l'auberge, je cherchai des yeux celle
dont le visage m'avait fait une si profonde impression; elle n'y
était plus. La neige avait effacé la trace de nos pas, on ne
voyait plus que ceux que je venais d'y imprimer; encore la neige
était si forte qu'ils commençaient à disparaître, le temps
seulement de tourner la tête pour les regarder par derrière.



CHAPITRE XI.

Les tantes de Dora.


À la fin, je reçus une réponse des deux vieilles dames. Elles
présentaient leurs compliments à M. Copperfield et l'informaient
qu'elles avaient lu sa lettre avec la plus sérieuse attention,
«dans l'intérêt des deux parties.» Cette expression me parut assez
alarmante, non-seulement parce qu'elles s'en étaient déjà servies
autrefois dans leur discussion avec leur frère, mais aussi parce
que j'avais remarqué que les phrases de convention sont comme ces
bouquets de feu d'artifice dont on ne peut prévoir, au départ, la
variété de formes et de couleurs qui les diversifient, sans le
moindre égard pour leur forme originelle. Ces demoiselles
ajoutaient qu'elles ne croyaient pas convenable d'exprimer, «par
lettre,» leur opinion sur le sujet dont les avait entretenues
M. Copperfield; mais que si M. Copperfield voulait leur faire
l'honneur d'une visite, à un jour désigné, elles seraient
heureuses d'en converser avec lui; M. Copperfield pouvait, s'il le
jugeait à propos, se faire accompagner d'une personne de
confiance.

M. Copperfield répondit immédiatement à cette lettre qu'il
présentait à mesdemoiselles Spenlow ses compliments respectueux,
qu'il aurait l'honneur de leur rendre visite au jour désigné, et
qu'il serait accompagné, comme elles avaient bien voulu le lui
permettre, de son ami M. Thomas Traddles, du Temple. Une fois
cette lettre expédiée, M. Copperfield tomba dans un état
d'agitation nerveuse qui dura jusqu'au jour fixé.

Ce qui augmentait beaucoup mon inquiétude, c'était de ne pouvoir,
dans une crise aussi importante, avoir recours aux inestimables
services de miss Mills. Mais M. Mills qui semblait prendre à tâche
de me contrarier (du moins je le croyais, ce qui revenait au
même). M. Mills, dis-je, venait de prendre un parti extrême, en se
mettant dans la tête de partir pour les Indes. Je vous demande un
peu ce qu'il voulait aller faire aux Indes, si ce n'était pour me
vexer? Vous me direz à cela qu'il n'avait rien à faire dans aucune
autre partie du monde, et que celle-là l'intéressait
particulièrement, puisque tout son commerce se faisait avec
l'Inde. Je ne sais trop quel pouvait être ce commerce (j'avais,
sur ce sujet, des notions assez vagues de châles lamés d'or et de
dents d'éléphants); il avait été à Calcutta dans sa jeunesse, et
il voulait retourner s'y établir, en qualité d'associé résident.
Mais tout cela m'était bien égal: il n'en était pas moins vrai
qu'il allait partir, qu'il emmenait Julia, et que Julia était en
voyage pour dire adieu à sa famille; leur maison était affichée à
vendre ou à louer; leur mobilier (la machine à lessive comme le
reste) devait se vendre sur estimation. Voilà donc encore un
tremblement de terre sous mes pieds, avant que je fusse encore
bien remis du premier.

J'hésitais fort sur la question de savoir comment je devais
m'habiller pour le jour solennel: j'étais partagé entre le désir
de paraître à mon avantage, et la crainte que quelque apprêt dans
ma toilette ne vînt altérer ma réputation d'homme sérieux aux yeux
des demoiselles Spenlow. J'essayai un heureux _mezzo termine_ dont
ma tante approuva l'idée, et, pour assurer le succès de notre
entreprise, M. Dick, selon les usages matrimoniaux du pays, jeta
son soulier en l'air derrière Traddles et moi, comme nous
descendions l'escalier.

Malgré toute mon estime pour les bonnes qualités de Traddles, et
malgré toute l'affection que je lui portais, je ne pouvais
m'empêcher, dans une occasion aussi délicate, de souhaiter qu'il
n'eût pas pris l'habitude de se coiffer en brosse, comme il
faisait toujours: ses cheveux, dressés en l'air sur sa tête, lui
donnaient un air effaré, je pourrais même dire une mine de balai
de crin dont mes appréhensions superstitieuses ne me faisaient
augurer rien de bon.

Je pris la liberté de le lui dire en chemin et de lui insinuer
que, s'il pouvait seulement les aplatir un peu...

«Mon cher Copperfield, dit Traddles en ôtant son chapeau, et en
lissant ses cheveux dans tous les sens, rien ne saurait m'être
plus agréable, mais ils ne veulent pas.

-- Ils ne veulent pas se tenir lisses?

-- Non, dit Traddles. Rien ne peut les y décider. J'aurais beau
porter sur ma tête un poids de cinquante livres d'ici à Putney,
que mes cheveux se redresseraient aussitôt derechef, dès que le
poids aurait disparu. Vous ne pouvez vous faire une idée de leur
entêtement, Copperfield. Je suis comme un porc-épic en colère.»

J'avoue que je fus un peu désappointé, tout en lui sachant gré de
sa bonhomie. Je lui dis que j'adorais son bon caractère, et que
certainement il fallait que tout l'entêtement qu'on peut avoir
dans sa personne eût passé dans ses cheveux, car pour lui, il ne
lui en restait pas trace.

«Oh! reprit Traddles, en riant, ce n'est pas d'aujourd'hui que
j'ai à me plaindre de ces malheureux cheveux. La femme de mon
oncle ne pouvait pas les souffrir. Elle disait que ça
l'exaspérait. Et cela m'a beaucoup nui, aussi, dans les
commencements, quand je suis devenu amoureux de Sophie. Oh! mais
beaucoup!

-- Vos cheveux lui déplaisaient?

-- Pas à elle, reprit Traddles, mais, sa soeur aînée, la beauté de
la famille, ne pouvait se lasser d'en rire, à ce qu'il paraît. Le
fait est que toutes ses soeurs en font des gorges chaudes.

-- C'est agréable!

-- Oh! oui, reprit Traddles avec une innocence adorable, cela nous
amuse tous. Elles prétendent que Sophie a une mèche de mes cheveux
dans son pupitre, et que, pour les tenir aplatis, elle est obligée
de les enfermer dans un livre à fermoir. Nous en rions bien,
allez!

-- À propos, mon cher Traddles, votre expérience pourra m'être
utile. Quand vous avez été fiancé à la jeune personne dont vous
venez de me parler, avez-vous eu à faire à la famille une
proposition en forme? Par exemple, avez-vous eu à accomplir la
cérémonie par laquelle nous allons passer aujourd'hui? ajoutai-je
d'une voix émue.

-- Voyez-vous, Copperfield, dit Traddles, et son visage devint
plus sérieux, c'est une affaire qui m'a donné bien du tourment.
Vous comprenez, Sophie est si utile dans sa famille qu'on ne
pouvait pas supporter l'idée qu'elle pût jamais se marier. Ils
avaient même décidé, entre eux, qu'elle ne se marierait jamais, et
on l'appelait d'avance la vieille fille. Aussi, quand j'en ai dit
un mot à mistress Crewler, avec toutes les précautions
imaginables...

-- C'est la mère?

-- Oui; son père est le révérend Horace Crewler. Quand j'ai dit un
mot à mistress Crewler, en dépit de toutes mes précautions
oratoires, elle a poussé un grand cri, et s'est évanouie. Il m'a
fallu attendre des mois entiers avant de pouvoir aborder le même
sujet.

-- Mais à la fin, pourtant, vous y êtes revenu?

-- C'est le révérend Horace, dit Traddles; l'excellent homme!
exemplaire dans tous ses rapports; il lui a représenté que, comme
chrétienne, elle devait se soumettre à ce sacrifice, d'autant plus
que ce n'en était peut-être pas un, et se garder de tout sentiment
contraire à la charité à mon égard. Quant à moi, Copperfield, je
vous en donne ma parole d'honneur, je me faisais horreur: je me
regardais comme un vautour qui venait de fondre sur cette
estimable famille.

-- Les soeurs ont pris votre parti, Traddles, j'espère?

-- Mais je ne peux pas dire ça. Quand mistress Crewler fut un peu
réconciliée avec cette idée, nous eûmes à l'annoncer à Sarah. Vous
vous rappelez ce que je vous ai dit de Sarah? c'est celle qui a
quelque chose dans l'épine dorsale!

-- Oh! parfaitement.

-- Elle s'est mise à croiser les mains avec angoisse, en me
regardant d'un air désolé; puis elle a fermé les yeux, elle est
devenue toute verte; son corps était roide comme un bâton, et
pendant deux jours elle n'a pu prendre que de l'eau panée, par
cuillerées à café.

-- C'est donc une fille insupportable, Traddles?

-- Je vous demande pardon, Copperfield. C'est une personne
charmante, mais elle a tant de sensibilité! Le fait est qu'elles
sont toutes comme ça. Sophie m'a dit ensuite que rien ne pourrait
jamais me donner une idée des reproches qu'elle s'était adressés à
elle-même, tandis qu'elle soignait Sarah. Je suis sûr qu'elle en a
dû bien souffrir, Copperfield; j'en juge par moi, car j'étais là
comme un vrai criminel. Quand Sarah a été guérie, il a fallu
l'annoncer aux huit autres, et sur chacune d'elles l'effet a été
des plus attendrissants. Les deux petites que Sophie élève
commencent seulement maintenant à ne pas me détester.

-- Mais enfin, ils sont tous maintenant réconciliés avec cette
idée, j'espère?

-- Oui... oui, à tout prendre, je crois qu'ils se sont résignés,
dit Traddles d'un ton de doute. À vrai dire, nous évitons d'en
parler: ce qui les console beaucoup, c'est l'incertitude de mon
avenir et la médiocrité de ma situation. Mais, si jamais nous nous
marions, il y aura une scène déplorable. Cela ressemblera bien
plus à un enterrement qu'à une noce, et ils m'en voudront tous à
la mort de la leur ravir.»

Son visage avait une expression de candeur à la fois sérieuse et
comique, dont le souvenir me frappe peut-être plus encore à
présent que sur le moment, car j'étais alors dans un tel état
d'anxiété et de tremblement pour moi-même, que j'étais tout à fait
incapable de fixer mon attention sur quoi que ce fût. À mesure que
nous approchions de la maison des demoiselles Spenlow, je me
sentais si peu rassuré sur mes dehors personnels et sur ma
présence d'esprit, que Traddles me proposa, pour me remettre, de
boire quelque chose de légèrement excitant, comme un verre d'ale.
Il me conduisit à un café voisin, puis, au sortir de là, je me
dirigeai d'un pas tremblant vers la porte de ces demoiselles.

J'eus comme une vague sensation que nous étions arrivés, quand je
vis une servante nous ouvrir la porte. Il me sembla que j'entrais
en chancelant dans un vestibule où il y avait un baromètre, et qui
donnait sur un tout petit salon au rez-de-chaussée. Le salon
ouvrait sur un joli petit jardin. Puis, je crois que je m'assis
sur un canapé, que Traddles ôta son chapeau, et que ses cheveux,
en se redressant, lui donnèrent l'air d'une de ces petites figures
d'épouvantail à ressort qui sortent d'une boîte quand on lève le
couvercle. Je crois avoir entendu une vieille pendule rococo qui
ornait la cheminée faire tic tac, et que j'essayai de mettre celui
de mon coeur à l'unisson; mais bah! il battait trop fort. Je crois
que je cherchai des yeux quelque chose qui me rappelât Dora, et
que je ne vis rien. Je crois aussi que j'entendis Jip aboyer dans
le lointain et que quelqu'un étouffa aussitôt ses cris. Enfin, je
manquai de pousser du coup Traddles dans la cheminée, en faisant
la révérence, avec une extrême confusion, à deux vieilles petites
dames habillées en noir, qui ressemblaient à deux diminutifs
ratatinés de feu M. Spenlow.

«Asseyez-vous, je vous prie, dit l'une des deux petites dames.»

Quand j'eus cessé de faire tomber Traddles et que j'eus trouvé un
autre siège qu'un chat sur lequel je m'étais premièrement
installé, je recouvrai suffisamment mes sens pour m'apercevoir que
M. Spenlow devait évidemment être le plus jeune de la famille; il
devait y avoir six ou huit ans de différence entre les deux
soeurs. La plus jeune paraissait chargée de diriger la conférence,
d'autant qu'elle tenait ma lettre à la main (ma pauvre lettre! je
la reconnaissais bien, et pourtant je tremblais de la
reconnaître), et qu'elle la consultait de temps en temps avec son
lorgnon. Les deux soeurs étaient habillées de même, mais la plus
jeune avait pourtant dans sa personne je ne sais quoi d'un peu
plus juvénile; et aussi dans sa toilette quelque dentelle de plus
à son col ou à sa chemisette, peut-être une broche ou un bracelet,
ou quelque chose comme cela qui lui donnait un air plus lutin.
Toutes deux étaient roides, calmes et compassées. La soeur qui ne
tenait pas ma lettre avait les bras croisés sur la poitrine, comme
une idole.

«M. Copperfield, je pense? dit la soeur qui tenait ma lettre, en
s'adressant à Traddles.»

Quel effroyable début! Traddles, obligé d'expliquer que c'était
moi qui étais M. Copperfield, et moi réduit à réclamer ma
personnalité! et elles forcées à leur tour de se défaire d'une
opinion préconçue que Traddles était M. Copperfield. Jugez comme
c'était agréable! et par-dessus le marché nous entendions très-
distinctement deux petits aboiements de Jip, puis sa voix fut
encore étouffée.

«Monsieur Copperfield!» dit la soeur qui tenait la lettre.

Je fis je ne sais quoi, je saluai probablement, puis je prêtai
l'oreille la plus attentive à ce que me dit l'autre soeur.

«Ma soeur Savinia étant plus versée que moi dans de pareilles
matières va vous dire ce que nous croyons qu'il y ait de mieux à
faire dans l'intérêt des deux parties.»

Je découvris plus tard que miss Savinia faisait autorité pour les
affaires de coeur, parce qu'il avait existé jadis un certain
M. Pidger, qui jouait au whist, et qui avait été, à ce qu'on
croyait, amoureux d'elle. Mon opinion personnelle, c'est que la
supposition était entièrement gratuite et que Pidger était
parfaitement innocent d'un tel sentiment; ce qu'il y a de sûr,
c'est que je n'ai jamais entendu dire qu'il en eût donné la
moindre atteinte. Mais enfin, miss Savinia et miss Clarissa
croyaient comme un article de foi qu'il aurait déclaré sa passion
s'il n'avait été emporté, à la fleur de l'âge (il avait environ
soixante ans), par l'abus des liqueurs fortes, corrigé ensuite mal
à propos par l'abus des eaux de Bath, comme antidote. Elles
avaient même un secret soupçon qu'il était mort d'un amour rentré,
celui qu'il portait à Savinia. Je dois dire que le portrait
qu'elles avaient conservé de lui présentait un nez cramoisi qui ne
paraissait pas avoir autrement souffert de cet amour dissimulé.

«Nous ne voulons pas, dit miss Savinia, remonter dans le passé
jusqu'à l'origine de la chose. La mort de notre pauvre frère
Francis a effacé tout cela.

-- Nous n'avions pas, dit miss Clarissa, de fréquents rapports
avec notre frère Francis; mais il n'y avait point de division ni
de désunion positive entre nous. Francis est resté de son côté,
nous du nôtre. Nous avons trouvé que c'était ce qu'il y avait de
mieux à faire dans l'intérêt des deux parties, et c'était vrai.»

Les deux soeurs se penchaient également en avant pour parler, puis
elles secouaient la tête et se redressaient quand elles avaient
fini. Miss Clarissa ne remuait jamais les bras. Elle jouait
quelquefois du piano dessus avec ses doigts, des menuets et des
marches, je suppose, mais ses bras n'en restaient pas moins
immobiles.

«La position de notre nièce, du moins sa position supposée, est
bien changée depuis la mort de notre frère Francis. Nous devons
donc croire, dit miss Savinia, que l'avis de notre frère sur la
position de sa fille n'a plus la même importance. Nous n'avons pas
de raison de douter, M. Copperfield, que vous ne possédiez une
excellente réputation et un caractère honorable, ni que vous ayez
de l'attachement pour notre nièce, ou du moins que vous ne croyiez
fermement avoir de l'attachement pour elle.»

Je répondis, comme je n'avais garde en aucun cas d'en laisser
échapper l'occasion, que jamais personne n'avait aimé quelqu'un
comme j'aimais Dora. Traddles me prêta main-forte par un murmure
confirmatif.

Miss Savinia allait faire quelque remarque quand miss Clarissa,
qui semblait poursuivie sans cesse du besoin de faire allusion à
son frère Francis, reprit la parole.

«Si la mère de Dora, dit-elle, nous avait dit, le jour où elle
épousa notre frère Francis, qu'il n'y avait pas de place pour nous
à sa table, cela aurait mieux valu dans l'intérêt des deux
parties.

-- Ma soeur Clarissa, dit miss Savinia, peut-être vaudrait-il
mieux laisser cela de côté.

-- Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa, cela a rapport au sujet.
Je ne me permettrai pas de me mêler de la branche du sujet qui
vous regarde. Vous seule êtes compétente pour en parler. Mais,
quant à cette autre branche du sujet, je me réserve ma voix et mon
opinion. Il aurait mieux valu, dans l'intérêt des deux parties,
que la mère de Dora nous exprimât clairement ses intentions le
jour où elle a épousé notre frère Francis. Nous aurions su à quoi
nous en tenir. Nous lui aurions dit: «Ne prenez pas la peine de
nous inviter jamais,» et tout malentendu aurait été évité.»

Quand miss Clarissa eut fini de secouer la tête, miss Savinia
reprit la parole, tout en consultant ma lettre à travers son
lorgnon. Les deux soeurs avaient de petits yeux ronds et brillants
qui ressemblaient à des yeux d'oiseau. En général, elles avaient
beaucoup de rapport avec de petits oiseaux, et il y avait dans
leur ton bref, prompt et brusque, comme aussi dans le soin propret
avec lequel elles rajustaient leur toilette, quelque chose qui
rappelait la nature et les moeurs des canaris.

Miss Savinia reprit donc la parole.

«Vous nous demandez, monsieur Copperfield, à ma soeur Clarissa et
à moi, l'autorisation de venir nous visiter, comme fiancé de notre
nièce?

-- S'il a convenu à notre frère Francis, dit miss Clarissa qui
éclata de nouveau (si tant est qu'on puisse dire éclater en
parlant d'une interruption faite d'un air si calme), s'il lui a
plu de s'entourer de l'atmosphère des _Doctors'-Commons_, avions-
nous le droit ou le désir de nous y opposer? Non, certainement.
Nous n'avons jamais cherché à nous imposer à personne. Mais
pourquoi ne pas le dire? mon frère Francis et sa femme étaient
bien maîtres de choisir leur société, comme ma soeur Clarissa et
moi de choisir la nôtre. Nous sommes assez grandes pour ne pas
nous en laisser manquer, je suppose!»

Comme cette apostrophe semblait s'adresser à Traddles et à moi,
nous nous crûmes obligés d'y faire quelque réponse. Traddles parla
trop bas, on ne put l'entendre; moi, je dis, à ce que je crois,
que cela faisait le plus grand honneur à tout le monde. Je ne sais
pas du tout ce que je voulais dire par là.

«Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa maintenant qu'elle venait de
se soulager le coeur, continuez.»

Miss Savinia continua:

«Monsieur Copperfield, ma soeur Clarissa et moi nous avons
mûrement réfléchi au sujet de votre lettre; et, avant d'y
réfléchir, nous avons commencé par la montrer à notre nièce et par
la discuter avec elle. Nous ne doutons pas que vous ne croyiez
l'aimer beaucoup.

-- Si je crois l'aimer, madame! oh!...»

J'allais entrer en extase; mais miss Clarissa me lança un tel
regard (exactement celui d'un petit serin), comme pour me prier de
ne pas interrompre l'oracle, que je me tus en demandant pardon.

«L'affection, dit miss Savinia en regardant sa soeur comme pour
lui demander de l'appuyer de son assentiment, et miss Clarissa n'y
manquait pas à la fin de chaque phrase par un petit hochement de
tête _ad hoc_, l'affection solide, le respect, le dévouement ont
de la peine à s'exprimer. Leur voix est faible. Modeste et
réservé, l'amour se cache, il attend, il attend toujours. C'est
comme un fruit qui attend sa maturité. Souvent la vie se passe, et
il reste encore à mûrir à l'ombre.»

Naturellement, je ne compris pas alors que c'était une allusion
aux souffrances présumées du malheureux Pidger; je vis seulement,
à la gravité avec laquelle miss Clarissa remuait la tête, qu'il y
avait un grand sens dans ces paroles.

«Les inclinations légères (car je ne saurais les comparer avec les
sentiments solides dont je parle), continua miss Savinia, les
inclinations légères des petits jeunes gens ne sont auprès de cela
que ce que la poussière est au roc. Il est si difficile de savoir
si elles ont un fondement solide, que ma soeur Clarissa et moi
nous ne savions que faire, en vérité, monsieur Copperfield, et
vous monsieur...

-- Traddles, dit mon ami en voyant qu'on le regardait.

-- Je vous demande pardon, monsieur Traddles du Temple, je crois?
dit miss Clarissa en lorgnant encore la lettre.

-- Précisément,» dit Traddles, et il devint rouge comme un coq.

«Je n'avais encore reçu aucun encouragement positif, mais il me
semblait remarquer que les deux petites soeurs, et surtout miss
Savinia, se complaisaient dans cette nouvelle question d'intérêt
domestique; qu'elles cherchaient à en tirer tout le parti
possible, à la faire durer le plus possible, et cela me donnait
bon espoir. Je croyais voir que miss Savinia serait ravie d'avoir
à gouverner deux jeunes amants, comme Dora et moi, et que miss
Clarissa serait presque aussi contente de la voir nous gouverner,
en se donnant de temps à autre le plaisir de disserter sur la
branche de la question qu'elle s'était réservée pour sa part. Cela
me donna le courage de déclarer avec la plus grande chaleur que
j'aimais Dora plus que je ne pouvais le dire, ou qu'on ne pouvait
le croire; que tous mes amis savaient combien je l'aimais; que ma
tante, Agnès, Traddles, tous ceux qui me connaissaient, savaient
combien mon amour pour elle m'avait rendu sérieux. J'appelai
Traddles en témoignage. Traddles prit feu comme s'il se plongeait
à corps perdu dans un débat parlementaire, et vint noblement à mon
aide; évidemment, ses paroles simples, sensées et pratiques
produisirent une impression favorable.

«J'ai, s'il m'est permis de le dire, une certaine expérience en
cette matière, dit Traddles; je suis fiancé à une jeune personne
qui est l'aînée de dix enfants, en Devonshire, et même pour le
moment je ne vois aucune probabilité que nous puissions nous
marier.

-- Vous pourrez donc confirmer ce que j'ai dit, M. Traddles,
repartit miss Savinia, à laquelle il inspirait évidemment un
intérêt tout nouveau, sur l'affection modeste et réservée qui sait
attendre, et toujours attendre.

-- Entièrement,» madame, dit Traddles.

Miss Clarissa regarda miss Savinia en lui faisant un signe de tête
plein de gravité. Miss Savinia regarda miss Clarissa d'un air
sentimental et poussa un léger soupir.

«Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa, prenez mon flacon.»

Miss Savinia se réconforta au moyen des sels de sa soeur, puis
elle continua d'une voix plus faible, tandis que Traddles et moi
nous la regardions avec sollicitude.

«Nous avons eu de grands doutes, ma soeur et moi, monsieur
Traddles, sur la marche qu'il convenait de suivre quant à
l'attachement, ou du moins quant à l'attachement supposé de deux
petite jeunes gens comme votre ami M. Copperfield et notre nièce.

-- L'enfant de notre frère Francis, fit remarquer miss Clarissa.
Si la femme de notre frère Francis avait, de son vivant, jugé
convenable (bien qu'elle eût certainement le droit d'agir
différemment) d'inviter la famille à dîner chez elle, nous
connaîtrions mieux aujourd'hui l'enfant de notre frère Francis. Ma
soeur Savinia, continuez.»

Miss Savinia retourna ma lettre, pour en remettre l'adresse sous
ses yeux, puis elle parcourut avec son lorgnon quelques notes bien
alignées qu'elle y avait inscrites.

«Il nous semble prudent, monsieur Traddles, dit-elle, de juger par
nous-mêmes de la profondeur de tels sentiments. Pour le moment
nous n'en savons rien, et nous ne pouvons savoir ce qu'il en est
réellement; tout ce que nous croyons donc pouvoir faire, c'est
d'autoriser M. Copperfield à nous venir voir.

-- Je n'oublierai jamais votre bonté, mademoiselle, m'écriai-je,
le coeur soulagé d'un grand poids.

-- Mais, pour le moment, reprit miss Savinia, nous désirons,
monsieur Traddles, que ces visites s'adressent à nous. Nous ne
voulons sanctionner aucun engagement positif entre M. Copperfield
et notre nièce, avant que nous ayons eu l'occasion...

-- Avant que vous ayez eu l'occasion, ma soeur Savinia, dit miss
Clarissa.

-- Je le veux bien, répondit miss Savinia, avec un soupir, avant
que j'aie eu l'occasion d'en juger.

-- Copperfield, dit Traddles en se tournant vers moi, vous sentez,
j'en suis sûr, qu'on ne saurait rien dire de plus raisonnable ni
de plus sensé.

-- Non, certainement, m'écriai-je, et j'y suis on ne peut plus
sensible.

-- Dans l'état actuel des choses, dit miss Savinia, qui eut de
nouveau recours à ses notes, et une fois qu'il est établi sur quel
pied nous autorisons les visites de M. Copperfield, nous lui
demandons de nous donner sa parole d'honneur qu'il n'aura avec
notre nièce aucune communication, de quelque espèce que ce soit,
sans que nous en soyons prévenues; et qu'il ne formera, par
rapport à notre nièce, aucun projet, sans nous le soumettre
préalablement...

-- Sans vous le soumettre, ma soeur Savinia, interrompit miss
Clarissa.

-- Je le veux bien, Clarissa, répondit miss Savinia d'un ton
résigné, à moi personnellement... et sans qu'il ait obtenu notre
approbation. Nous en faisons une condition expresse et absolue qui
ne devra être enfreinte sous aucun prétexte. Nous avions prié
M. Copperfield de se faire accompagner aujourd'hui d'une personne
de confiance (et elle se tourna vers Traddles qui salua), afin
qu'il ne pût y avoir ni doute ni malentendu sur ce point.
M. Copperfield, si vous ou M. Traddles vous avez le moindre
scrupule à nous faire cette promesse, je vous prie de prendre du
temps pour y réfléchir.»

Je m'écriai, dans mon enthousiasme, que je n'avais pas besoin d'y
réfléchir un seul instant de plus. Je jurai solennellement, et, du
ton le plus passionné, j'appelai Traddles à me servir de témoin;
je me déclarai d'avance le plus atroce et le plus pervers des
hommes si jamais je manquais le moins du monde à cette promesse.

«Attendez, dit miss Savinia en levant la main: avant d'avoir le
plaisir de vous recevoir, messieurs, nous avions résolu de vous
laisser seuls un quart d'heure, pour vous donner le temps de
réfléchir à ce sujet. Permettez-nous de nous retirer.»

En vain je répétai que je n'avais pas besoin d'y réfléchir; elles
persistèrent à se retirer pour un quart d'heure. Les deux petits
oiseaux s'en allèrent en sautillant avec dignité, et nous restâmes
seuls: moi, transporté dans des régions délicieuses, et Traddles
occupé à m'accabler de ses félicitations. Au bout du quart
d'heure, ni plus ni moins, elles reparurent, toujours avec la même
dignité! À leur sortie le froissement de leurs robes avait fait un
léger bruissement comme si elles étaient composées de feuilles
d'automne; quand elles revinrent, le même frémissement se fit
encore entendre.

Je promis de nouveau d'observer fidèlement la prescription.

«Ma soeur Clarissa, dit miss Savinia, le reste vous regarde.»

Miss Clarissa cessa, pour la première fois, de laisser ses bras
croisés, prit ses notes et les regarda.

«Nous serons heureux, dit miss Clarissa, de recevoir
M. Copperfield à dîner tous les dimanches, si cela lui convient.
Nous dînons à trois heures.»

Je saluai.

«Dans le courant de la semaine, dit miss Clarissa, nous serons
charmées que M. Copperfield vienne prendre le thé avec nous. Nous
prenons le thé à six heures et demie.»

Je saluai de nouveau.

«Deux fois par semaine, dit miss Clarissa, mais pas plus souvent.»

Je saluai de nouveau.

«Miss Trotwood, dont M. Copperfield fait mention dans sa lettre,
dit miss Clarissa, viendra peut-être nous voir. Quand les visites
sont utiles, dans l'intérêt des deux parties, nous sommes charmées
de recevoir des visites et de les rendre. Mais quand il vaut
mieux, dans l'intérêt des deux parties, qu'on ne se fasse point de
visites (comme cela nous est arrivé avec mon frère Francis et sa
famille) alors c'est tout à fait différent.»

J'assurai que ma tante serait heureuse et fière de faire leur
connaissance, et pourtant je dois dire que je n'étais pas bien
certain qu'elles dussent toujours s'entendre parfaitement. Toutes
les conditions étant donc arrêtées, j'exprimai mes remercîments
avec chaleur, et prenant la main, d'abord de miss Clarissa, puis
de miss Savinia, je les portai successivement à mes lèvres.

Miss Savinia se leva alors, et priant M. Traddles de nous attendre
un instant, elle me demanda de la suivre. J'obéis en tremblant;
elle me conduisit dans une antichambre. Là je trouvai ma bien-
aimée Dora, la tête appuyée contre le mur, et Jip enfermé dans le
réchaud pour les assiettes, la tête enveloppée d'une serviette.

Oh! qu'elle était belle dans sa robe de deuil! Comme elle pleura
d'abord, et comme j'eus de la peine à la faire sortir de son coin!
Et comme nous fûmes heureux tous deux quand elle finit par s'y
décider! Quelle joie de tirer Jip du réchaud, de lui rendre la
lumière du jour, et de nous trouver tous trois réunis!

«Ma chère Dora! À moi maintenant pour toujours.

-- Oh laissez-moi, dit-elle d'un ton suppliant, je vous en prie!

-- N'êtes-vous pas à moi pour toujours, Dora?

-- Oui, certainement, cria Dora, mais j'ai si peur!

-- Peur, ma chérie!

-- Oh oui, je ne l'aime pas, dit Dora. Que ne s'en va-t-il?

-- Mais qui, mon trésor?

-- Votre ami, dit Dora. Est-ce que ça le regarde? Il faut être
bien stupide.

-- Mon amour! (Jamais je n'ai rien vu de plus séduisant que ses
manières enfantines.) C'est le meilleur garçon!

-- Mais qu'avons-nous besoin de bon garçon? dit-elle avec une
petite moue.

-- Ma chérie, repris-je, vous le connaîtrez bientôt et vous
l'aimerez beaucoup. Ma tante aussi va venir vous voir, et je suis
sûr que vous l'aimerez aussi de tout votre coeur.

-- Oh non, ne l'amenez pas, dit Dora en m'embrassant d'un petit
air épouvanté, et en joignant les mains. Non. Je sais bien que
c'est une mauvaise petite vieille. Ne l'amenez pas ici, mon bon
petit Dody.» (C'était une corruption de David qu'elle employait
par amitié.)

Les remontrances n'auraient servi à rien; je me mis à rire, à la
contempler avec amour, avec bonheur: elle me montra comme Jip
savait bien se tenir dans un coin sur ses jambes de derrière, et
il est vrai de dire qu'en effet il y restait bien le temps que
dure un éclair et retombait aussitôt. Enfin, je ne sais combien de
temps j'aurais pu rester ainsi, sans penser le moins du monde à
Traddles, si miss Savinia n'était pas venue me chercher. Miss
Savinia aimait beaucoup Dora (elle me dit que Dora était tout son
portrait du temps qu'elle était jeune. Dieu! comme elle avait dû
changer!) et elle la traitait comme un joujou. Je voulus persuader
à Dora de venir voir Traddles; mais, sur cette proposition, elle
courut s'enfermer dans sa chambre; j'allai donc sans elle
retrouver Traddles, et nous sortîmes ensemble.

«Rien ne saurait être plus satisfaisant, dit Traddles, et ces deux
vieilles dames sont très-aimables. Je ne serais pas du tout
surpris que vous fussiez marié plusieurs années avant moi,
Copperfield.

-- Votre Sophie joue-t-elle de quelque instrument, Traddles?
demandai-je, dans l'orgueil de mon coeur.

-- Elle sait assez bien jouer du piano pour l'enseigner à ses
petites soeurs, dit Traddles.

-- Est-ce qu'elle chante?

-- Elle chante quelquefois des ballades pour amuser les autres,
quand elles ne sont pas en train, dit Traddles, mais elle
n'exécute rien de bien savant.

-- Elle ne chante pas en s'accompagnant de la guitare?

-- Oh ciel! non!»

-- Est-ce qu'elle peint?

-- Non, pas du tout,» dit Traddles.

Je promis à Traddles qu'il entendrait chanter Sophie et que je lui
montrerais de ses peintures de fleurs.

Il dit qu'il en serait enchanté, et nous rentrâmes bras dessus
bras dessous, le plus gaiement du monde. Je l'encourageai à me
parler de Sophie; il le fit avec une tendre confiance en elle qui
me toucha fort. Je la comparais à Dora dans mon coeur, avec une
grande satisfaction d'amour-propre; mais, c'est égal, je
reconnaissais bien volontiers en moi-même que ça ferait évidemment
une excellente femme pour Traddles.

Naturellement ma tante fut immédiatement instruite de l'heureux
résultat de notre conférence, et je la mis au courant de tous les
détails. Elle était heureuse de me voir si heureux, et elle me
promit d'aller très-prochainement voir les tantes de Dora. Mais,
ce soir-là, elle arpenta si longtemps le salon, pendant que
j'écrivais à Agnès, que je commençais à croire qu'elle avait
l'intention de continuer jusqu'au lendemain matin.

Ma lettre à Agnès était pleine d'affection et de reconnaissance,
elle lui détaillait tous les bons effets des conseils qu'elle
m'avait donnés. Elle m'écrivit par le retour du courrier. Sa
lettre à elle était pleine de confiance, de raison et de bonne
humeur, et à dater de ce jour, elle montra toujours la même
gaieté.

J'avais plus de besogne que jamais. Putney était loin de Highgate
où je me rendais tous les jours, et pourtant je voulais y aller le
plus souvent possible. Comme il n'y avait pas moyen que je pusse
me rendre chez Dora à l'heure du thé, j'obtins, par capitulation,
de miss Savinia, la permission de venir tous les samedis dans
l'après-midi, sans que cela fit tort au dimanche. J'avais donc
deux beaux jours à la fin de chaque semaine, et les autres se
passaient tout doucement dans l'attente de ceux-là.

Je fus extrêmement soulagé de voir que ma tante et les tantes de
Dora s'accommodèrent les unes des autres, à tout prendre, beaucoup
mieux que je ne l'avais espéré. Ma tante fit sa visite quatre ou
cinq jours après la conférence, et deux ou trois jours après, les
tantes de Dora lui rendirent sa visite, dans toutes les règles, en
grande cérémonie. Ces visites se renouvelèrent, mais d'une manière
plus amicale, de trois en trois semaines. Je sais bien que ma
tante troublait toutes les idées des tantes de Dora, par son
dédain pour les fiacres, dont elle n'usait guère, préférant de
beaucoup venir à pied jusqu'à Putney, et qu'on trouvait qu'elle
avait bien peu d'égards pour les préjugés de la civilisation, en
arrivant à des heures indues, tout de suite après le déjeuner, ou
un quart d'heure avant le thé, ou bien en mettant son chapeau de
la façon la plus bizarre, sous prétexte que cela lui était
commode. Mais les tantes de Dora s'habituèrent bientôt à regarder
ma tante comme une personne excentrique et tant soit peu
masculine, mais d'une grande intelligence; et, quoique ma tante
exprimât parfois, sur certaines convenances sociales, des opinions
hérétiques qui étourdissaient les tantes de Dora, cependant elle
m'aimait trop pour ne pas sacrifier à l'harmonie générale
quelques-unes de ses singularités.

Le seul membre de notre petit cercle qui refusât positivement de
s'adapter aux circonstances, ce fut Jip. Il ne voyait jamais ma
tante sans aller se fourrer sous une chaise en grinçant des dents,
et en grognant constamment; de temps à autre il faisait entendre
un hurlement lamentable, comme si elle lui portait sur les nerfs.
On essaya de tout, on le caressa, on le gronda, on le battit, on
l'amena à Buckingham-Street (où il s'élança immédiatement sur les
deux chats, à la grande terreur des spectateurs); mais jamais on
ne put l'amener à supporter la société de ma tante. Parfois il
semblait croire qu'il avait fini par se raisonner et vaincre son
antipathie; il faisait même l'aimable un moment, mais bientôt il
retroussait son petit nez, et hurlait si fort qu'il fallait bien
vite le fourrer dans le réchaud aux assiettes pour qu'il ne pût
rien voir. À la fin, Dora prit le parti de l'envelopper tout prêt
dans une serviette, pour le mettre dans le réchaud dès qu'on
annonçait l'arrivée de ma tante.

Il y avait une chose qui m'inquiétait beaucoup, même au milieu de
cette douce vie, c'était que Dora semblait passer, aux yeux de
tout le monde, pour un charmant joujou. Ma tante, avec laquelle
elle s'était peu à peu familiarisée, l'appelait sa petite fleur;
et miss Savinia passait son temps à la soigner, à refaire ses
boucles, à lui préparer de jolies toilettes: on la traitait comme
un enfant gâté. Ce que miss Savinia faisait, sa soeur
naturellement le faisait aussi de son côté. Cela me paraissait
singulier; mais tout le monde avait, jusqu'à un certain point,
l'air de traiter Dora, à peu près comme Dora traitait Jip.

Je me décidai à lui en parler, et un jour que nous étions seuls
ensemble (car miss Savinia nous avait, au bout de peu de temps,
permis de sortir seuls), je lui dis que je voudrais bien qu'elle
pût leur persuader de la traiter autrement.

«Parce que, voyez-vous, ma chérie! vous n'êtes pas un enfant.

-- Allons! dit Dora; est-ce que vous allez devenir grognon, à
présent?

-- Grognon? mon amour!

-- Je trouve qu'ils sont tous très-bons pour moi, dit Dora, et je
suis très-heureuse.

-- À la bonne heure; mais, ma chère petite, vous n'en sériez pas
moins heureuse, quand on vous traiterait en personne raisonnable.»

Dora me lança un regard de reproche. Quel charmant petit regard!
et elle se mit à sangloter, en disant que, «puisque je ne l'aimais
pas, elle ne savait pas pourquoi j'avais tant désiré d'être son
fiancé? et que, puisque je ne pouvais pas la souffrir, je ferais
mieux de m'en aller.»

Que pouvais-je faire, que d'embrasser ces beaux yeux pleins de
larmes, et de lui répéter que je l'adorais?

«Et moi qui vous aime tant, dit Dora; vous ne devriez pas être si
cruel pour moi, David!

-- Cruel? mon amour! comme si je pouvais être cruel pour vous!

-- Alors ne me grondez pas, dit Dora avec cette petite moue qui
faisait de sa bouche un bouton de rose, et je serai très-sage.»

Je fus ravi un instant après de l'entendre me demander d'elle-
même, si je voulais lui donner le livre de cuisine dont je lui
avais parlé une fois, et lui montrer à tenir des comptes comme je
le lui avais promis. À la visite suivante, je lui apportai le
volume, bien relié, pour qu'il eût l'air moins sec et plus
engageant; et tout en nous promenant dans les champs, je lui
montrai un vieux livre de comptes à ma tante, et je lui donnai un
petit carnet, un joli porte-crayon et une boîte de mine de plomb
pour qu'elle pût s'exercer au ménage.

Mais le livre de cuisine fit mal à la tête à Dora, et les chiffres
la firent pleurer. Ils ne voulaient pas s'additionner, disait-
elle; aussi se mit-elle à les effacer tous, et à dessiner à la
place sur son carnet des petits bouquets, ou bien le portait de
Jip et le mien.

J'essayai ensuite de lui donner verbalement quelques conseils sur
les affaires du ménage, dans nos promenades du samedi.
Quelquefois, par exemple, quand nous passions devant la boutique
d'un boucher, je lui disais:

«Voyons, ma petite, si nous étions mariés, et que vous eussiez à
acheter une épaule de mouton pour notre dîner, sauriez-vous
l'acheter?»

Le joli petit visage de Dora s'allongeait, et elle avançait ses
lèvres, comme si elle voulait fermer les miennes par un de ses
baisers.

«Sauriez-vous l'acheter, ma petite?» répétais-je alors d'un air
inflexible.

Dora réfléchissait un moment, puis elle répondait d'un air de
triomphe:

«Mais le boucher saurait bien me la vendre; est-ce que ça ne
suffit pas? Oh! David que vous êtes niais!»

Une autre fois, je demandai à Dora, en regardant le livre de
cuisine, ce qu'elle ferait si nous étions mariés, et que je lui
demandasse de me faire manger une bonne étuvée à l'irlandaise.
Elle me répondit qu'elle dirait à sa cuisinière: «Faites-moi une
étuvée.» Puis elle battit des mains en riant si gaiement qu'elle
me parut plus charmante que jamais.

En conséquence, le livre de cuisine ne servit guère qu'à mettre
dans le coin, pour faire tenir dessus tout droit maître Jip. Mais
Dora fut tellement contente le jour où elle parvint à l'y faire
rester, avec le porte crayon entre les dents, que je ne regrettai
pas de l'avoir acheté.

Nous en revînmes à la guitare, aux bouquets de fleurs, aux
chansons sur le plaisir de danser toujours, tra la la! et toute la
semaine se passait en réjouissances. De temps en temps j'aurais
voulu pouvoir insinuer à miss Savinia qu'elle traitait un peu trop
ma chère Dora comme un jouet, et puis je finissais par m'avouer
quelquefois, que moi aussi je cédais à l'entraînement général, et
que je la traitais comme un jouet aussi bien que les autres;
quelquefois, mais pas souvent.



CHAPITRE XII.

Une noirceur.


Je sais qu'il ne m'appartient pas de raconter, bien que ce
manuscrit ne soit destiné qu'à moi seul, avec quelle ardeur je
m'appliquai à faire des progrès dans tous les menus détails de
cette malheureuse sténographie, pour répondre à l'attente de Dora
et à la confiance de ses tantes. J'ajouterai seulement, à ce que
j'ai dit déjà de ma persévérance à cette époque et de la patiente
énergie qui commençait alors à devenir le fond de mon caractère,
que c'est à ces qualités surtout que j'ai dû plus tard le bonheur
de réussir. J'ai eu beaucoup de bonheur dans les affaires de cette
vie; bien des gens ont travaillé plus que moi, sans avoir autant
de succès; mais je n'aurais jamais pu faire ce que j'ai fait sans
les habitudes de ponctualité, d'ordre et de diligence que je
commençai à contracter, et surtout sans la faculté que j'acquis
alors de concentrer toutes mes attentions sur un seul objet à la
fois, sans m'inquiéter de celui qui allait lui succéder peut-être
à l'instant même. Dieu sait que je n'écris pas cela pour me
vanter! Il faudrait être véritablement un saint pour n'avoir pas à
regretter, en repassant toute sa vie comme je le fais ici, page
par page, bien des talents négligés, bien des occasions favorables
perdues, bien des erreurs et bien des fautes. Il est probable que
j'ai mal usé, comme un autre, de tous les dons que j'avais reçus.
Ce que je veux dire simplement, c'est que, depuis ce temps-là,
tout ce que j'ai eu à faire dans ce monde, j'ai essayé de le bien
faire; que je me suis dévoué entièrement à ce que j'ai entrepris,
et que dans les petites comme dans les grandes choses, j'ai
toujours sérieusement marché à mon but. Je ne crois pas qu'il soit
possible, même à ceux qui ont de grandes familles, de réussir
s'ils n'unissent pas à leur talent naturel des qualités simples,
solides, laborieuses, et surtout une légitime confiance dans le
succès: il n'y a rien de tel en ce monde que de vouloir. Des
talents rares, ou des occasions favorables, forment pour ainsi
dire les deux montants de l'échelle où il faut grimper, mais,
avant tout, que les barreaux soient d'un bois dur et résistant;
rien ne saurait remplacer, pour réussir, une volonté sérieuse et
sincère. Au lieu de toucher à quelque chose du bout du doigt, je
m'y donnais corps et âme, et, quelle que fût mon oeuvre, je n'ai
jamais affecté de la déprécier. Voilà des règles dont je me suis
trouvé bien.

Je ne veux pas répéter ici combien je dois à Agnès de
reconnaissance dans la pratique de ces préceptes. Mon récit
m'entraîne vers elle comme ma reconnaissance et mon amour.

Elle vint faire chez le docteur une visite de quinze jours.
M. Wickfield était un vieil ami de cet excellent homme qui
désirait le voir pour tâcher de lui faire du bien. Agnès lui avait
parlé de son père à sa dernière visite à Londres, et ce voyage
était le résultat de leur conversation. Elle accompagna
M. Wickfield. Je ne fus pas surpris d'apprendre qu'elle avait
promis à mistress Heep de lui trouver un logement dans le
voisinage; ses rhumatismes exigeaient, disait-elle, un changement
d'air, et elle serait charmée de se trouver en si bonne compagnie.
Je ne fus pas surpris non plus de voir le lendemain Uriah arriver,
comme un bon fils qu'il était, pour installer sa respectable mère.

«Voyez-vous, maître Copperfield, dit-il en m'imposant sa société
tandis que je me promenais dans le jardin du docteur, quand on
aime, on est jaloux, ou tout au moins on désire pouvoir veiller
sur l'objet aimé.

-- De qui donc êtes-vous jaloux, maintenant? lui dis-je.

-- Grâce à vous, maître Copperfield, reprit-il, de personne en
particulier pour le moment, pas d'un homme, au moins!

-- Seriez-vous par hasard jaloux d'une femme?»

Il me lança un regard de côté avec ses sinistres yeux rouges et se
mit à rire.

«Réellement, maître Copperfield, dit-il... je devrais dire
monsieur Copperfield, mais vous me pardonnerez cette habitude
invétérée; vous êtes si adroit, vrai, vous me débouchez comme avec
un tire-bouchon! Eh bien! je n'hésite pas à vous le dire, et il
posa sur moi sa main gluante et poissée, je n'ai jamais été
l'enfant chéri des dames, je n'ai jamais beaucoup plu à mistress
Strong.»

Ses yeux devenaient verts, tandis qu'il me regardait avec une ruse
infernale.

«Que voulez-vous dire? lui demandai-je.

-- Mais bien que je sois procureur, maître Copperfield, reprit-il
avec un petit rire sec, je veux dire, pour le moment, exactement
ce que je dis.

-- Et que veut dire votre regard? continuai-je avec calme.

-- Mon regard? Mais Copperfield, vous devenez bien exigeant. Que
veut dire mon regard?

-- Oui, dis-je, votre regard?»

Il parut enchanté, et rit d'aussi bon coeur qu'il savait rire.
Après s'être gratté le menton, il reprit lentement et les yeux
baissés:

«Quand je n'étais qu'un humble commis, elle m'a toujours méprisé.
Elle voulait toujours attirer mon Agnès chez elle, et elle avait
bien de l'amitié pour vous, maître Copperfield. Mais moi, j'étais
trop au-dessous d'elle pour qu'elle me remarquât.

-- Eh bien! dis-je, quand cela serait?

-- Et au-dessous de _lui_ aussi, poursuivit Uriah très-
distinctement et d'un ton de réflexion, tout en continuant à se
gratter le menton.

-- Vous devriez connaître assez le docteur, dis-je, pour savoir
qu'avec son esprit distrait il ne songeait pas à vous quand vous
n'étiez pas sous ses yeux.»

Il me regarda de nouveau de côté, allongea son maigre visage pour
pouvoir se gratter plus commodément, et me répondit:

«Oh! je ne parle pas du docteur; oh! certes non; pauvre homme! Je
parle de M. Maldon.»

Mon coeur se serra; tous mes doutes, toutes mes appréhensions sur
ce sujet, toute la paix et tout le bonheur du docteur, tout ce
mélange d'innocence et d'imprudence dont je n'avais pu pénétrer le
mystère, tout cela, je vis en un moment que c'était à la merci de
ce misérable grimacier.

«Jamais il n'entrait dans le bureau sans me dire de m'en aller et
me pousser dehors, dit Uriah; ne voilà-t-il pas un beau monsieur!
Moi j'étais doux et humble comme je le suis toujours. Mais, c'est
égal, je n'aimais pas ça dans ce temps-là, pas plus que je ne
l'aime aujourd'hui.»

Il cessa de se gratter le menton et se mit à sucer ses joues de
manière qu'elles devaient se toucher à l'intérieur, toujours en me
jetant le même regard oblique et faux.

«C'est ce que vous appelez une jolie femme, continua-t-il quand sa
figure eut repris peu à peu sa forme naturelle; et je comprends
qu'elle ne voie pas d'un très-bon oeil un homme comme moi. Elle
aurait bientôt, j'en suis sûr, donné à mon Agnès le désir de viser
plus haut; mais si je ne suis pas un godelureau à plaire aux
dames, maître Copperfield, cela n'empêche pas qu'on ait des yeux
pour voir. Nous autres, avec notre humilité, en général, nous
avons des yeux, et nous nous en servons!»

J'essayai de prendre un air libre et dégagé, mais je voyais bien,
à sa figure, que je ne lui donnais pas le change sur mes
inquiétudes.

«Je ne veux pas me laisser battre, Copperfield, continua-t-il tout
en fronçant, avec un air diabolique, l'endroit où auraient dû se
trouver ses sourcils roux, s'il avait eu des sourcils, et je ferai
ce que je pourrai pour mettre un terme à cette liaison. Je ne
l'approuve pas. Je ne crains pas de vous avouer que je ne suis
pas, de ma nature, un mari commode, et que je veux éloigner les
intrus. Je n'ai pas envie de m'exposer à ce qu'on vienne comploter
contre moi.

-- C'est vous qui complotez toujours, et vous vous figurez que
tout le monde fait comme vous, lui dis-je.

-- C'est possible, maître Copperfield, répondit-il; mais j'ai un
but, comme disait toujours mon associé, et je ferai des pieds et
des mains pour y parvenir. J'ai beau être humble, je ne veux pas
me laisser faire. Je n'ai pas envie qu'on vienne en mon chemin.
Tenez, réellement, il faudra que je leur fasse tourner les talons,
maître Copperfield.

-- Je ne vous comprends pas, dis-je.

-- Vraiment! répondit-il avec un de ses soubresauts habituels.
Cela m'étonne, maître Copperfield, vous qui avez tant d'esprit. Je
tâcherai d'être plus clair une autre fois. Tiens! n'est-ce pas
M. Maldon que je vois là-bas à cheval? Il va sonner à la grille,
je crois!

-- Il en a l'air,» répondis-je aussi négligemment que je pus.

Uriah s'arrêta tout court, mit ses mains entre ses genoux, et se
courba en deux, à force de rire; c'était un rire parfaitement
silencieux: on n'entendait rien. J'étais tellement indigné de son
odieuse conduite, et surtout de ses derniers propos, que je lui
tournai le dos sans plus de cérémonie, le laissant là, courbé en
deux, rire à son aise dans le jardin, où il avait l'air d'un
épouvantail pour les moineaux.

Ce ne fut pas ce soir-là, mais deux jours après, un samedi, je me
le rappelle bien, que je menai Agnès voir Dora. J'avais arrangé
d'avance la visite avec miss Savinia, et on avait invité Agnès à
prendre le thé.

J'étais également fier et inquiet, fier de ma chère petite
fiancée, inquiet de savoir si elle plairait à Agnès. Tout le long
de la route de Putney (Agnès était dans l'omnibus et moi sur
l'impériale) je cherchais à me représenter Dora sous un de ces
charmants aspects que je lui connaissais si bien; tantôt je me
disais que je voudrais la trouver exactement comme elle était tel
jour; puis je me disais que j'aimerais peut-être mieux la voir
comme tel autre; je m'en donnais la fièvre.

En tout cas, j'étais sûr qu'elle serait très-jolie; mais il arriva
que jamais elle ne m'avait paru si charmante. Elle n'était pas
dans le salon quand je présentai Agnès à ses deux petites tantes;
elle s'était sauvée par timidité. Mais maintenant, je savais où il
fallait aller la chercher, et je la retrouvai qui se bouchait les
oreilles, la tête appuyée contre le même mur que le premier jour.

D'abord elle me dit qu'elle ne voulait pas venir, puis elle me
demanda de lui accorder cinq minutes à ma montre. Puis enfin elle
passa son bras dans le mien; son gentil petit minois était couvert
d'une modeste rougeur; jamais elle n'avait été si jolie; mais,
quand nous entrâmes dans le salon, elle devint toute pâle, ce qui
la rendait dix fois plus jolie encore.

Dora avait peur d'Agnès. Elle m'avait dit qu'elle savait bien
qu'Agnès «avait trop d'esprit.» Mais quand elle la vit qui la
regardait de ses yeux à la fois si sérieux et si gais, si pensifs
et si bons, elle poussa un petit cri de joyeuse surprise, se jeta
dans les bras d'Agnès, et posa doucement sa joue innocente contre
la sienne.

Jamais je n'avais été si heureux, jamais je n'avais été si content
que quand je les vis s'asseoir tout près l'une de l'autre. Quel
plaisir de voir ma petite chérie regarder si simplement les yeux
si affectueux d'Agnès! Quelle joie de voir la tendresse avec
laquelle Agnès la couvait de son regard incomparable.

Miss Savinia et miss Clarissa partageaient ma joie à leur manière;
jamais vous n'avez vu un thé si gai. C'était miss Clarissa qui y
présidait; moi je coupais et je faisais circuler le pudding glacé
au raisin de Corinthe: les deux petites soeurs aimaient, comme les
oiseaux, à en becqueter les grains et le sucre; miss Savinia nous
regardait d'un air de bienveillante protection, comme si notre
amour et notre bonheur étaient son ouvrage; nous étions tous
parfaitement contents de nous et des autres.

La douce sérénité d'Agnès leur avait gagné le coeur à toutes. Elle
semblait être venue compléter notre heureux petit cercle. Avec
quel tranquille intérêt elle s'occupait de tout ce qui intéressait
Dora! avec quelle gaieté elle avait su se faire bien venir tout de
suite de Jip! avec quel aimable enjouement elle plaisantait Dora,
qui n'osait pas venir s'asseoir à côté de moi! avec quelle grâce
modeste et simple elle arrachait à Dora enchantée une foule de
petites confidences qui la faisaient rougir jusque dans le blanc
des yeux!

«Je suis si contente que vous m'aimiez, dit Dora quand nous eûmes
fini de prendre le thé! Je n'en étais pas sûre, et maintenant que
Julia Mills est partie, j'ai encore plus besoin qu'on m'aime.»

Je me rappelle que j'ai oublié d'annoncer ce fait important. Miss
Mills s'était embarquée, et nous avions été, Dora et moi, lui
rendre visite à bord du bâtiment en rade à Gravesend; on nous
avait donné, pour le goûter, du gingembre confit, du guava, et
toute sorte d'autres friandises de ce genre; nous avions laissé
miss Mills en larmes, assise sur un pliant à bord. Elle avait sous
le bras un gros registre où elle se proposait de consigner jour
par jour, et de soigneusement renfermer sous clef, les réflexions
que lui inspirerait le spectacle de l'océan.

Agnès dit qu'elle avait bien peur que je n'eusse fait d'elle un
portrait peu agréable, mais Dora l'assura aussitôt du contraire.

«Oh! non, dit-elle en secouant ses jolies petites boucles, au
contraire, il ne tarissait pas en louanges sur votre compte. Il
fait même tant de cas de votre opinion, que je la redoutais
presque pour moi.

-- Ma bonne opinion ne peut rien ajouter à son affection pour
certaines personnes, dit Agnès en souriant: il n'en a que faire.

-- Oh! mais, dites-le-moi tout de même, reprit Dora de sa voix la
plus caressante, si cela se peut.»

Nous nous divertîmes fort de ce que Dora tenait tant à ce qu'on
l'aimât.

Là-dessus, pour se venger, elle me dit des sottises, déclarant
qu'elle ne m'aimait pas du tout; et, dans tous ces heureux
enfantillages, la soirée nous sembla bien courte. L'omnibus allait
passer, il fallait partir. J'étais tout seul devant le feu. Dora
entra tout doucement pour m'embrasser avant mon départ, selon sa
coutume.

«N'est-ce pas, Dody, que si j'avais eu une pareille amie depuis
bien longtemps, me dit-elle avec ses yeux pétillants et sa petite
main occupée après les boutons de mon habit, n'est-ce pas que
j'aurais peut-être plus d'esprit que je n'en ai?

-- Mon amour! lui dis-je; quelle folie!

-- Croyez-vous que ce soit une folie? reprit Dora sans me
regarder. En êtes-vous bien sûr?

-- Mais parfaitement sûr!

-- J'ai oublié, dit Dora tout en continuant à tourner et retourner
mon bouton, quel est votre degré de parenté avec Agnès, méchant?

-- Elle n'est pas ma parente, répondis-je, mais nous avons été
élevés ensemble, comme frère et soeur.

-- Je me demande comment vous avez jamais pu devenir amoureux de
moi, dit Dora, en s'attaquant à un autre bouton de mon habit.

-- Peut-être parce qu'il n'était pas possible de vous voir sans
vous aimer, Dora.

-- Mais si vous ne m'aviez jamais vue? dit Dora, en passant à un
autre bouton.

-- Mais si nous n'étions nés ni l'un ni l'autre, lui répondis-je
gaiement.»

Je me demandais à quoi elle pensait, tandis que j'admirais en
silence la douce petite main qui passait en revue successivement
tous les boutons de mon habit, les boucles ondoyantes qui
tombaient sur mon épaule, ou les longs cils qui abritaient ses
yeux baissés. À la fin elle les leva vers moi, se dressa sur la
pointe des pieds pour me donner, d'un air plus pensif que de
coutume, son précieux petit baiser une fois, deux fois, trois
fois; puis elle sortit de la chambre.

Tout le monde rentra cinq minutes après: Dora avait repris sa
gaieté habituelle. Elle était décidée à faire exécuter à Jip tous
ses exercices avant l'arrivée de l'omnibus. Cela fut si long (non
pas par la variété des évolutions, mais par la mauvaise volonté de
Jip) que la voiture était devant la porte avant qu'on en eût vu
seulement la moitié. Agnès et Dora se séparèrent à la hâte, mais
fort tendrement; il fut convenu que Dora écrirait à Agnès (à
condition qu'elle ne trouverait pas ses lettres trop niaises) et
qu'Agnès lui répondrait. Il y eut de nouveaux adieux à la porte de
l'omnibus, qui se répétèrent quand Dora, en dépit des remontrances
de miss Savinia, courut encore une fois à la portière de la
voiture, pour rappeler à Agnès sa promesse, et pour faire voltiger
devant moi ses charmantes petites boucles.

L'omnibus devait nous déposer près de Covent-Garden, et là nous
avions à prendre une autre voiture pour arriver à Highgate.
J'attendais impatiemment le moment où je me trouverais seul avec
Agnès, pour savoir ce qu'elle me dirait de Dora. Ah! quel éloge
elle m'en fit! avec quelle tendresse et quelle bonté elle me
félicita d'avoir gagné le coeur de cette charmante petite
créature, qui avait déployé devant elle toute sa grâce innocente!
avec quel sérieux elle me rappela, sans en avoir l'air, la
responsabilité qui pesait sur moi!

Jamais, non jamais, je n'avais aimé Dora si profondément ni si
efficacement que ce jour-là. Lorsque nous fûmes descendus de
voiture, et que nous fûmes entrés dans le tranquille sentier qui
conduisait à la maison du docteur, je dis à Agnès que c'était à
elle que je devais ce bonheur.

«Quand vous étiez assise près d'elle, lui dis-je, vous aviez l'air
d'être son ange gardien, comme vous êtes le mien, Agnès.

-- Un pauvre ange, reprit-elle, mais fidèle.»

La douceur de sa voix m'alla au coeur; je repris tout
naturellement:

«Vous semblez avoir retrouvé toute cette sérénité qui n'appartient
qu'à vous, Agnès; cela me fait espérer que vous êtes plus heureuse
dans votre intérieur.

-- Je suis plus heureuse dans mon propre coeur, dit-elle; il est
tranquille et joyeux.»

Je regardai ce beau visage à la lueur des étoiles: il me parut
plus noble encore.

«Il n'y a rien de changé chez nous, dit Agnès, après un moment de
silence.

-- Je ne voudrais pas faire une nouvelle allusion... je ne
voudrais pas vous tourmenter, Agnès, mais je ne puis m'empêcher de
vous demander... vous savez bien ce dont nous avons parlé la
dernière fois que je vous ai vue?

-- Non, il n'y a rien de nouveau, répondit-elle.

-- J'ai tant pensé à tout cela!

-- Pensez-y moins. Rappelez-vous que j'ai confiance dans
l'affection simple et fidèle: ne craignez rien pour moi, Trotwood,
ajouta-t-elle au bout d'un moment; je ne ferai jamais ce que vous
craignez de me voir faire.»

Je ne l'avais jamais craint dans les moments de tranquille
réflexion, et pourtant ce fut pour moi un soulagement inexprimable
que d'en recevoir l'assurance de cette bouche candide et sincère.
Je le lui dis avec vivacité.

«Et quand cette visite sera finie, lui dis-je, car nous ne sommes
pas sûrs de nous retrouver seuls une autre fois; serez-vous bien
longtemps sans revenir à Londres, ma chère Agnès?

-- Probablement, répondit-elle. Je crois qu'il vaut mieux, pour
mon père que nous restions chez nous. Nous ne nous verrons donc
pas souvent d'ici à quelque temps, mais j'écrirai à Dora, et
j'aurai par elle de vos nouvelles.»

Nous arrivions dans la cour de la petite maison du docteur. Il
commentait à être tard. On voyait briller une lumière à la fenêtre
de la chambre de mistress Strong, Agnès me la montra et me dit
bonsoir.

«Ne soyez pas troublé, me dit-elle en me donnant la main; par la
pensée de nos chagrins et de nos soucis. Rien ne peut me rendre
plus heureuse que votre bonheur. Si jamais vous pouvez me venir en
aide, soyez sûr que je vous le demanderai. Que Dieu continue de
vous bénir!»

Son sourire était si tendre, sa voix était si gaie qu'il me
semblait encore voir et entendre auprès d'elle ma petite Dora. Je
restai un moment sous le portique, les yeux fixés sur les étoiles,
le coeur plein d'amour et de reconnaissance, puis je rentrai
lentement. J'avais loué une chambre tout près, et j'allais passer
la grille, lorsque, en tournant par hasard la tête, je vis de la
lumière dans le cabinet du docteur. Il me vint à l'esprit que
peut-être il avait travaillé au Dictionnaire sans mon aide. Je
voulus m'en assurer, et, en tout cas, lui dire bonsoir, pendant
qu'il était encore au milieu de ses livres; traversant donc
doucement le vestibule, j'entrai dans son cabinet.

La première personne que je vis à la faible lueur de la lampe, ce
fut Uriah. J'en fus surpris. Il était debout près de la table du
docteur, avec une de ses mains de squelette étendue sur sa bouche.
Le docteur était assis dans son fauteuil, et tenait sa tête cachée
dans ses mains. M. Wickfield, l'air cruellement troublé et
affligé, se penchait en avant, osant à peine toucher le bras de
son ami.

Un instant, je crus que le docteur était malade. Je fis un pas
vers lui avec empressement, mais je rencontrai le regard d'Uriah;
alors je compris de quoi il s'agissait. Je voulais me retirer,
mais le docteur fit un geste pour me retenir: je restai.

«En tout cas, dit Uriah, se tordant d'une façon horrible, nous
ferons aussi bien de fermer la porte: il n'y a pas besoin d'aller
crier ça par-dessus les toits.»

En même temps, il s'avança vers la porte sur la pointe du pied, et
la ferma soigneusement. Il revint ensuite reprendre la même
position. Il y avait dans sa voix et dans toutes ses manières un
zèle et une compassion hypocrites qui m'étaient plus intolérables
que l'impudence la plus hardie.

«J'ai cru de mon devoir, maître Copperfield, dit Uriah, de faire
connaître au docteur Strong ce dont nous avons déjà causé, vous et
moi, vous savez, le jour où vous ne m'avez pas parfaitement
compris?»

Je lui lançai un regard sans dire un seul mot, et je m'approchai
de mon bon vieux maître pour lui murmurer quelques paroles de
consolation et d'encouragement. Il posa sa main sur mon épaule,
comme il avait coutume de le faire quand je n'étais qu'un tout
petit garçon, mais il ne releva pas sa tête blanchie.

«Comme vous ne m'avez pas compris, maître Copperfield, reprit
Uriah du même ton officieux, je prendrai la liberté de dire
humblement ici, où nous sommes entre amis, que j'ai appelé
l'attention du docteur Strong sur la conduite de mistress Strong.
C'est bien malgré moi, je vous assure, Copperfield, que je me
trouve mêlé à quelque chose de si désagréable; mais le fait est
qu'on se trouve toujours mêlé à ce qu'on voudrait éviter. Voilà ce
que je voulais dire, monsieur, le jour où vous ne m'avez pas
compris.»

Je ne sais comment je résistai au désir de le prendre au collet et
de l'étrangler.

«Je ne me suis probablement pas bien expliqué, ni vous non plus,
continua-t-il. Naturellement, nous n'avions pas grande envie de
nous étendre sur un pareil sujet. Cependant, j'ai enfin pris mon
parti de parler clairement, et j'ai dit au docteur Strong que...
Ne parliez-vous pas, monsieur?»

Ceci s'adressait au docteur, qui avait fait entendre un
gémissement. Nul coeur n'aurait pu s'empêcher d'en être touché!
excepté pourtant celui d'Uriah.

«Je disais au docteur Strong, reprit-il, que tout le monde pouvait
s'apercevoir qu'il y avait trop d'intimité entre M. Meldon et sa
charmante cousine. Réellement le temps est venu (puisque nous nous
trouvons mêlés à des choses qui ne devraient pas être) où le
docteur Strong doit apprendre que cela était clair comme le jour
pour tout le monde, dès avant le départ de M. Meldon pour les
Indes; que M. Meldon n'est pas revenu pour autre chose, et que ce
n'est pas pour autre chose qu'il est toujours ici. Quand vous êtes
entré, monsieur, je priais mon associé, et il se tourna vers
M. Wickfield, de bien vouloir dire en son âme et conscience, au
docteur Strong, s'il n'avait pas été depuis longtemps du même
avis. M. Wickfield, voulez-vous être assez bon pour nous le dire?
Oui, ou non, monsieur? Allons, mon associé!

-- Pour l'amour de Dieu, mon cher ami, dit M. Wickfield en posant
de nouveau sa main d'un air indécis sur le bras du docteur,
n'attachez pas trop d'importance à des soupçons que j'ai pu
former.

-- Ah! cria Uriah, en secouant la tête, quelle triste confirmation
de mes paroles, n'est-ce pas? lui! un si ancien ami! Mais,
Copperfield, je n'étais encore qu'un petit commis dans ses
bureaux, que je le voyais déjà, non pas une fois, mais vingt fois,
tout troublé (et il avait bien raison en sa qualité de père, ce
n'est pas moi qui l'en blâmerai) à la pensée que miss Agnès se
trouvait mêlée avec des choses qui ne doivent pas être.

-- Mon cher Strong, dit M. Wickfield d'une voix tremblante, mon
bon ami, je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai toujours eu le
défaut de chercher chez tout le monde un mobile dominant, et de
juger toutes les actions des hommes par ce principe étroit. C'est
peut-être bien ce qui m'a trompé encore dans cette circonstance,
en me donnant des doutes téméraires.

-- Vous avez eu des doutes, Wickfield, dit le docteur, sans
relever la tête, vous avez eu des doutes?

-- Parlez, mon associé, dit Uriah.

-- J'en ai eu certainement quelquefois, dit M. Wickfield, mais,
... que Dieu me pardonne, je croyais que vous en aviez aussi.

-- Non, non, non! répondit le docteur du ton le plus pathétique.

-- J'avais cru, dit M. Wickfield, que, lorsque vous aviez désiré
envoyer Meldon à l'étranger, c'était dans le but d'amener une
séparation désirable.

-- Non, non, non! répondit le docteur, c'était pour faire plaisir
à Annie, que j'ai cherché à caser le compagnon de son enfance.
Rien de plus.

-- Je l'ai bien vu après, dit M. Wickfield, et je n'en pouvais
douter, mais je croyais... rappelez-vous, je vous prie, que j'ai
toujours eu le malheur de tout juger à un point de vue trop
étroit... je croyais que, dans un cas où il y avait une telle
différence d'âge...

-- C'est comme cela qu'il faut envisager la chose, n'est-ce pas,
maître Copperfield? fit observer Uriah, avec une hypocrite et
insolente pitié.

-- Il ne me semblait pas impossible qu'une personne si jeune et si
charmante, pût, malgré tout son respect pour vous, avoir cédé, en
vous épousant, à des considérations purement mondaines. Je ne
songeais pas à une foule d'autres raisons et de sentiments qui
pouvaient l'avoir décidée. Pour l'amour du ciel, n'oubliez pas
cela!

-- Quelle charité d'interprétation! dit Uriah, en secouant ta
tête.

-- Comme je ne la considérais qu'à mon point de vue, dit
M. Wickfield, au nom de tout ce qui vous est cher, mon vieil ami,
je vous supplie de bien y réfléchir par vous-même; je suis forcé
de vous avouer, car je ne puis m'en empêcher...

-- Non, c'est impossible, monsieur Wickfield, dit Uriah, une fois
que vous en êtes venu là.

-- Je suis forcé d'avouer, dit M. Wickfield, en regardant son
associé d'un air piteux et désolé, que j'ai eu des doutes sur
elle, que j'ai cru qu'elle manquait à ses devoirs envers vous; et
que, s'il faut tout vous dire, j'ai été parfois inquiet de la
pensée qu'Agnès était assez liée avec elle pour voir ce que je
voyais, ou du moins ce que croyait voir mon esprit prévenu. Je ne
l'ai jamais dit à personne. Je me serais bien gardé d'en donner
l'idée à personne. Et, quelque terrible que cela puisse être pour
vous à entendre, dit M. Wickfield, vaincu par son émotion, si vous
saviez quel mal cela me fait de vous le dire, vous auriez pitié de
moi!»

Le docteur, avec sa parfaite bonté, lui tendit la main.
M. Wickfield la tint un moment dans les siennes, et resta la tête
baissée tristement.

«Ce qu'il y a de bien sûr, dit Uriah qui, pendant tout ce temps-
là, se tortillait en silence comme une anguille, c'est que c'est
pour tout le monde un sujet fort pénible. Mais, puisque nous avons
été aussi loin, je prendrai la liberté de faire observer que
Copperfield s'en était également aperçu.»

Je me tournai vers lui, et je lui demandai comment il osait me
mettre en jeu.

«Oh! c'est très-bien à vous, Copperfield, reprit Uriah, et nous
savons tous combien vous êtes bon et aimable; mais vous savez que
l'autre soir, quand je vous en ai parlé, vous avez compris tout de
suite ce que je voulais dire. Vous le savez, Copperfield, ne le
niez pas! Je sais bien que, si vous le niez, c'est dans
d'excellentes intentions; mais ne le niez pas, Copperfield!»

Je vis s'arrêter un moment sur moi le doux regard du bon vieux
docteur, et je sentis qu'il ne pourrait lire que trop clairement
sur mon visage l'aveu de mes soupçons et de mes doutes. Il était
inutile de dire le contraire; je n'y pouvais rien; je ne pouvais
pas me contredire moi-même.

Tout le monde s'était tu: le docteur se leva et traversa deux ou
trois fois la chambre, puis il se rapprocha de l'endroit où était
son fauteuil, et s'appuya sur le dossier, enfin, essuyant de temps
en temps ses larmes, il nous dit avec une droiture simple qui lui
faisait, selon moi, beaucoup plus d'honneur que s'il avait cherché
à cacher son émotion:

«J'ai eu de grands torts. Je crois sincèrement que j'ai eu de
grands torts. J'ai exposé une personne qui tient la première place
dans mon coeur, à des difficultés et à des soupçons dont, sans
moi, elle n'aurait jamais été l'objet.»

Uriah Heep fit entendre une sorte de reniflement: Je suppose que
c'était pour exprimer sa sympathie.

«Jamais, sans moi, dit le docteur, mon Annie n'aurait été exposés
à de tels soupçons. Je suis vieux, messieurs, vous le savez; je
sens, ce soir, que je n'ai plus guère de liens qui me rattachent à
la vie. Mais, je réponds sur ma vie, oui, sur ma vie, de la
fidélité et de l'honneur de la chère femme qui a été le sujet de
cette conversation!»

Je ne crois pas qu'on eut pu trouver ni parmi les plus nobles
chevaliers, ni parmi les plus beaux types inventés jamais par
l'imagination des peintres, un vieillard capable de parler avec
une dignité plus émouvante que ce bon vieux docteur.

«Mais, continua-t-il, si j'ai pu me faire illusion auparavant là-
dessus, je ne puis me dissimuler maintenant, en y réfléchissant,
que c'est moi qui ai eu le tort de faire tomber cette jeune femme
dans les dangers d'un mariage imprudent et funeste. Je n'ai pas
l'habitude de remarquer ce qui se passe, et je suis forcé de
croire que les observations de diverses personnes, d'âge et de
position différentes, qui, toutes, ont cru voir la même chose,
valent naturellement mieux que mon aveugle confiance.»

J'avais souvent admiré, je l'ai déjà dit, la bienveillance de ses
manières envers sa jeune femme, mais, à mes yeux, rien ne pouvait
être plus touchant que la tendresse respectueuse avec laquelle il
parlait d'elle dans cette occasion, et la noble assurance avec
laquelle il rejetait loin de lui le plus léger doute sur sa
fidélité.

«J'ai épousé cette jeune femme, dit le docteur, quand elle était
encore presque enfant. Je l'ai prise avant que son caractère fût
seulement formé. Les progrès qu'elle avait pu faire, j'avais eu le
bonheur d'y contribuer. Je connaissais beaucoup son père; je la
connaissais beaucoup elle-même. Je lui avais enseigné tout ce que
j'avais pu, par amour pour ses belles et grandes qualités. Si je
lui ai fait du mal, comme je le crains, en abusant, sans le
vouloir, de sa reconnaissance et de son affection, je lui en
demande pardon du fond du coeur!»

Il traversa la chambre, puis revint à la même place; sa main
serrait son fauteuil en tremblant: sa voix vibrait d'une émotion
contenue.

«Je me considérais comme propre à lui servir de refuge contre les
dangers et les vicissitudes de la vie; je me figurais que, malgré
l'inégalité de nos âges, elle pourrait vivre tranquille et
heureuse auprès de moi. Mais, ne croyez pas que j'aie jamais perdu
de vue qu'un jour viendrait où je la laisserais libre, encore
belle et jeune; j'espérais seulement qu'alors je la laisserais
aussi avec un jugement plus mûr pour la diriger dans son choix.
Oui, messieurs, voilà la vérité, sur mon honneur!»

Son honnête visage s'animait et rajeunissait sous l'inspiration de
tant de noblesse et de générosité. Il y avait dans chacune de ses
paroles, une force et une grandeur que la hauteur de ces
sentiments pouvait seule leur donner.

«Ma vie avec elle a été bien heureuse. Jusqu'à ce soir, j'ai
constamment béni le jour où j'ai commis envers elle, à mon insu,
une si grande injustice.»

Sa voix tremblait toujours de plus en plus; il s'arrêta un moment,
puis reprit:

«Une fois sorti de ce beau rêve (de manière ou d'autre j'ai
beaucoup rêvé dans ma vie), je comprends qu'il est naturel qu'elle
songe avec un peu de regret à son ancien ami, à son camarade
d'enfance. Il n'est que trop vrai, j'en ai peur, qu'elle pense à
lui avec un peu d'innocent regret, qu'elle songe parfois à ce qui
aurait pu être, si je ne m'étais pas trouvé là. Durant cette heure
si douloureuse que je viens de passer avec vous, je me suis
rappelé et j'ai compris bien des choses auxquelles je n'avais pas
fait attention auparavant. Mais, messieurs, souvenez-vous que pas
un mot, pas un souffle de doute ne doit souiller le nom de cette
jeune femme.»

Un instant son regard s'enflamma, sa voix s'affermit, puis il se
tut de nouveau. Ensuite, il reprit:

«Il ne me reste plus qu'à supporter avec autant de soumission que
je pourrai, le sentiment du malheur dont je suis cause. C'est à
elle de m'adresser des reproches; ce n'est pas à moi à lui en
faire. Mon devoir, à cette heure, ce sera de la protéger contre
tout jugement téméraire, jugement cruel dont mes amis eux-mêmes
n'ont pas été à l'abri. Plus nous vivrons loin du monde, et plus
ce devoir me sera facile. Et quand viendra le jour (que le
Seigneur ne tarde pas trop, dans sa grande miséricorde!), où ma
mort la délivrera de toute contrainte, je fermerai mes yeux après
avoir encore contemplé son cher visage, avec une confiance et un
amour sans bornes, et je la laisserai, sans tristesse alors, libre
de vivre plus heureuse et plus satisfaite!»

Mes larmes m'empêchaient de le voir; tant de bonté, de simplicité
et de force m'avaient ému jusqu'au fond du coeur. Il se dirigeait
vers la porte, quand il ajouta:

«Messieurs, je vous ai montré tout mon coeur. Je suis sûr que vous
le respecterez. Ce que nous avons dit ce soir ne doit jamais se
répéter. Wickfield, mon vieil ami, donnez-moi le bras pour
remonter.»

M. Wickfield s'empressa d'accourir vers lui. Ils sortirent
lentement sans échanger une seule parole, Uriah les suivait des
yeux.

«Eh bien! maître Copperfield! dit-il en se tournant vers moi d'un
air bénin. La chose n'a pas tourné tout à fait comme on aurait pu
s'y attendre, car ce vieux savant, quel excellent homme! il est
aveugle comme une chauve-souris; mais, c'est égal, voilà une
famille à laquelle j'ai fait tourner les talons.»

Je n'avais besoin que d'entendre le son de sa voix pour entrer
dans un tel accès de rage que je n'en ai jamais eu de pareil ni
avant, ni après.

«Misérable! lui dis-je, pourquoi prétendez-vous me mêler à vos
perfides intrigues? Comment avez-vous osé, tout à l'heure, en
appeler à mon témoignage, vil menteur, comme si nous avions
discuté ensemble la question?»

Nous étions en face l'un de l'autre. Je lisais clairement sur son
visage son secret triomphe: je ne savais que trop qu'il m'avait
forcé à l'entendre uniquement pour me désespérer, et qu'il m'avait
exprès attiré dans un piège. C'en était trop: sa joue flasque
était à ma portée; je lui donnai un tel soufflet que mes doigts en
frissonnèrent, comme si je venais de les mettre dans le feu.

Il saisit la main qui l'avait frappé, et nous restâmes longtemps à
nous regarder en silence, assez longtemps pour que les traces
blanches que mes doigts avaient imprimées sur sa joue fussent
remplacées par des marques d'un rouge violet.

«Copperfield, dit-il enfin, d'une voix étouffée, avez-vous perdu
l'esprit?

-- Laissez-moi, lui dis-je, en arrachant ma main de la sienne,
laissez-moi, chien que vous êtes, je ne vous connais plus.

-- Vraiment! dit-il, en posant sa main sur sa joue endolorie, vous
aurez beau faire; vous ne pourrez peut-être pas vous empêcher de
me connaître. Savez-vous que vous êtes un ingrat?

-- Je vous ai assez souvent laissé voir, dis-je, que je vous
méprise. Je viens de vous le prouver plus clairement que jamais.
Pourquoi craindrais-je encore, en vous traitant comme vous le
méritez, de vous pousser à nuire à tous ceux qui vous entourent?
ne leur faites-vous pas déjà tout le mal que vous pouvez leur
faire?»

Il comprit parfaitement cette allusion aux motifs qui jusque-là
m'avaient forcé à une certaine modération dans mes rapports avec
lui. Je crois que je ne me serais laissé aller ni à lui parler
ainsi, ni à le châtier de ma propre main, si je n'avais reçu, ce
soir-là, d'Agnès, l'assurance qu'elle ne serait jamais à lui. Mais
peu importe!

Il y eut encore un long silence. Tandis qu'il me regardait, ses
yeux semblaient prendre les nuances les plus hideuses qui paissent
enlaidir des yeux.

«Copperfield, dit-il en cessant d'appuyer la main sur sa joue,
vous m'avez toujours été opposé. Je sais que chez M. Wickfield,
vous étiez toujours contre moi.

-- Vous pouvez croire ce que bon vous semble, lui dis-je avec
colère. Si ce n'est pas vrai, vous n'en êtes encore que plus
coupable.

-- Et pourtant, je vous ai toujours aimé, Copperfield, reprit-il.»

Je ne daignai pas lui répondre, et je prenais mon chapeau pour
sortir de la chambre, quand il vint se planter entre moi et la
porte.

«Copperfield, dit-il, pour se disputer, il faut être deux. Je ne
veux pas être un de ces deux-là.

-- Allez au diable!

-- Ne dites pas ça! répondit-il, vous en seriez fâché plus tard.
Comment pouvez-vous me donner sur vous tout l'avantage, en
montrant à mon égard un si mauvais caractère? Mais je vous
pardonne!

-- Vous me pardonnez! répétai-je avec dédain.

-- Oui, et vous ne pouvez pas m'en empêcher, répondit Uriah. Quand
on pense que vous venez m'attaquer, moi qui ai toujours été pour
vous un ami véritable! Mais, pour se disputer, il faut être deux,
et je ne veux pas être un de ces deux-là. Je veux être votre ami,
en dépit de vous. Maintenant, vous connaissez mes sentiments, et
ce que vous avez à en attendre.»

Nous étions forcés de baisser la voix pour ne pas troubler la
maison à cette heure avancée, et jusque-là, plus sa voix était
humble, plus la mienne était ardente, et cette nécessité de me
contenir n'était guère propre à me rendre de meilleure humeur;
pourtant ma passion commençait à se calmer. Je lui dis tout
simplement que j'attendrais de lui ce que j'en avais toujours
attendu, et que jamais il ne m'avait trompé. Puis j'ouvris la
porte par-dessus lui, comme s'il eût été une grosse noix que je
voulusse écraser contre le mur, et je quittai la maison. Mais il
allait aussi coucher dehors dans l'appartement de sa mère, et je
n'avais pas fait cent pas, que je l'entendis marcher derrière moi.

«Vous savez bien, Copperfield, me dit-il, en se penchant vers moi,
car je ne retournais pas même la tête, vous savez bien que vous
vous mettez dans une mauvaise situation.»

Je sentais que c'était vrai, et cela ne faisait que m'irriter
davantage.

«Vous ne pouvez pas faire que ce soit là une action qui vous fasse
honneur, et vous ne pouvez pas m'empêcher de vous pardonner. Je ne
compte pas en parler à ma mère, ni à personne au monde. Je suis
décidé à vous pardonner, mais je m'étonne que vous ayez levé la
main contre quelqu'un que vous connaissiez si humble.»

Je me sentais presque aussi méprisable que lui. Il me connaissait
mieux que je ne me connaissais moi-même. S'il s'était plaint
amèrement, ou qu'il eût cherché à m'exaspérer, cela m'aurait un
peu soulagé et justifié à mes propres yeux; mais il me faisait
brûler à petit feu, et je fus sur le gril plus de la moitié de la
nuit.

Le lendemain quand je sortis, la cloche sonnait pour appeler à
l'église; il se promenait en long et en large avec sa mère. Il me
parla comme s'il ne s'était rien passé, et je fus bien obligé de
lui répondre. Je l'avais frappé assez fort, je crois, pour lui
donner une rage de dents. En tout cas, il avait le visage
enveloppé d'un mouchoir de soie noire, avec son chapeau perché sur
le tout: ce n'était pas fait pour l'embellir. J'appris, le lundi
matin, qu'il était allé à Londres se faire arracher une dent.
J'espère bien que c'était une grosse dent.

Le docteur nous avait fait dire qu'il n'était pas bien, et resta
seul, pendant une grande partie du temps que dura encore notre
séjour. Agnès et son père étaient partis depuis une huitaine,
quand nous reprîmes notre travail accoutumé. La veille du jour où
nous nous remîmes à l'oeuvre, le docteur me donna lui-même un
billet qui n'était pas cacheté, et qui m'était adressé. Il m'y
suppliait, dans les termes les plus affectueux, de ne jamais faire
allusion au sujet de la conversation qui avait eu lieu entre nous
quelques jours auparavant. Je l'avais confié à ma tante, mais je
n'en avais rien dit à personne autre. C'était une question que je
ne pouvais pas discuter avec Agnès; et elle n'avait certainement
pas le plus léger soupçon de ce qui s'était passé.

Mistress Strong ne s'en doutait pas non plus, j'en suis convaincu.
Plusieurs semaines s'écoulèrent avant que je visse en elle le
moindre changement. Cela vint lentement, comme un nuage, quand il
n'y a pas de vent. D'abord, elle sembla s'étonner de la tendre
compassion avec laquelle le docteur lui parlait, et du désir qu'il
lui exprimait qu'elle fit venir sa mère auprès d'elle, pour rompre
un peu la monotonie de sa vie. Souvent, quand nous étions au
travail et qu'elle était assise près de nous, je la voyais
s'arrêter pour regarder son mari, avec une expression d'étonnement
et d'inquiétude. Puis, je la voyais quelquefois se lever et sortir
de la chambre, les yeux pleins de larmes. Peu à peu, une ombre de
tristesse vint planer sur son beau visage, et cette tristesse
augmentait chaque jour. Mistress Markleham était installée chez le
docteur, mais elle parlait tant qu'elle n'avait le temps de rien
voir.

À mesure qu'Annie changeait ainsi, elle qui jadis était comme un
rayon de soleil dans la maison du docteur, le docteur devenait
plus vieux d'apparence, et plus grave; mais la douceur de son
caractère, la tranquille bonté de ses manières, et sa
bienveillante sollicitude pour elle, avaient encore augmenté, si
c'était possible. Je le vis encore une fois, le matin de
l'anniversaire de sa femme, s'approcher de la fenêtre où elle
était assise pendant que nous travaillions (c'était jadis son
habitude, mais maintenant elle ne prenait cette place que d'un air
timide et incertain qui me fendait le coeur); il prit la tête
d'Annie entre ses mains, l'embrassa, et s'éloigna rapidement, pour
lui cacher son émotion. Je la vis rester immobile, comme une
statue, à l'endroit où il l'avait laissée; puis elle baissa la
tête, joignit les mains, et se mit à pleurer avec angoisse.

Quelques jours après, il me sembla qu'elle désirait me parler,
dans les moments où nous nous trouvions seuls, mais elle ne me dit
jamais un mot. Le docteur inventait toujours quelque nouveau
divertissement pour l'éloigner de chez elle, et sa mère qui aimait
beaucoup à s'amuser, ou plutôt qui n'aimait que cela, s'y
associait de grand coeur, et ne tarissait pas en éloges de son
gendre. Quant à Annie, elle se laissait conduire où on voulait la
mener, d'un air triste et abattu; mais elle semblait ne prendre
plaisir à rien.

Je ne savais que penser. Ma tante n'était pas plus habile, et je
suis sûr que cette incertitude lui a fait faire plus de trente
lieues dans sa chambre. Ce qu'il y avait de plus bizarre, c'est
que la seule personne qui semblât apporter un peu de véritable
soulagement au milieu de tout ce chagrin intérieur et mystérieux,
c'était M. Dick.

Il m'aurait été tout à fait impossible, et peut-être à lui-même,
d'expliquer ce qu'il pensait de tout cela, ou les observations
qu'il avait pu faire. Mais, comme je l'ai déjà rapporté en
racontant ma vie de pension, sa vénération pour le docteur était
sans bornes; et il y a, dans une véritable affection, même de la
part de quelque pauvre petit animal, un instinct sublime et
délicat, qui laisse bien loin derrière elle l'intelligence la plus
élevée. M. Dick avait ce qu'on pourrait appeler l'esprit du coeur,
et c'est avec cela qu'il entrevoyait quelque rayon de la vérité.

Il avait repris l'habitude, dans ses heures de loisir, d'arpenter
le petit jardin avec le docteur, comme jadis il arpentait avec lui
la grande allée du jardin de Canterbury. Mais les choses ne furent
pas plutôt dans cet état, qu'il consacra toutes ses heures de
loisir (qu'il allongeait exprès en se levant de meilleure heure) à
ces excursions. Autrefois il n'était jamais aussi heureux que
quand le docteur lui lisait son merveilleux ouvrage, le
Dictionnaire; maintenant il était positivement malheureux tant que
le docteur n'avait pas tiré le Dictionnaire de sa poche pour
reprendre sa lecture. Lorsque nous étions occupés, le docteur et
moi, il avait pris l'habitude de se promener avec mistress Strong,
de l'aider à soigner ses fleurs de prédilection ou à nettoyer ses
plates-bandes. Ils ne se disaient pas, j'en suis sûr, plus de
douze paroles par heure, mais son paisible intérêt et son
affectueux regard trouvaient toujours un écho tout prêt dans leurs
deux coeurs; chacun d'eux savait que l'autre aimait M. Dick, et
que lui, il les aimait aussi tous deux; c'est comme cela qu'il
devint ce que nul autre ne pouvait être..., un lien entre eux.

Quand je pense à lui et que je le vois, avec sa figure
intelligente, mais impénétrable, marchant en long et en large à
côté du docteur, ravi de tous les mots incompréhensibles du
Dictionnaire, portant pour Annie d'immenses arrosoirs, ou bien, à
quatre pattes avec des gants fabuleux, pour nettoyer avec une
patience d'ange de petites plantes microscopiques; faisant
comprendre délicatement à mistress Strong, dans chacune de ses
actions, le désir de lui être agréable, avec une sagesse que nul
philosophe n'aurait su égaler; faisant jaillir de chaque petit
trou de son arrosoir, sa sympathie, sa fidélité et son affection;
quand je me dis que, dans ces moments-là, son âme, tout entière au
muet chagrin de ses amis, ne s'égara plus dans ses anciennes
folies, et qu'il n'introduisit pas une fois dans la jardin
l'infortuné roi Charles; qu'il ne broncha pas un moment dans sa
bonne volonté reconnaissante; que jamais il n'oublia qu'il y avait
là quelque malentendu qu'il fallait réparer, je me sens presque
confus d'avoir pu croire qu'il n'avait pas toujours son bon sens,
surtout en songeant au bel usage que j'ai fait de ma raison, moi
qui me flatte de ne pas l'avoir perdue.

«Personne que moi ne sait ce que vaut cet homme, Trot! me disait
fièrement ma tante, quand nous en causions. Dick se distinguera
quelque jour!»

Il faut qu'avant de finir ce chapitre je passe à un autre sujet.
Tandis que le docteur avait encore ses hôtes chez lui, je
remarquai que le facteur apportait tous les matins deux ou trois
lettres à Uriah Heep, qui était resté à Highgate aussi longtemps
que les autres, vu que c'était le moment des vacances, l'adresse
était toujours de l'écriture officielle de M. Micawber, il avait
adopté la ronde pour les affaires. J'avais conclu avec plaisir, de
ces légers indices, que M. Micawber allait bien; je fus donc très-
surpris de recevoir un jour la lettre suivante de son aimable
femme:

«Canterbury, lundi soir.

«Vous serez certainement bien étonné, mon cher M. Copperfield, de
recevoir cette lettre. Peut-être le serez-vous encore plus du
contenu, et peut-être plus encore de la demande de secret absolu
que je vous adresse. Mais, en ma double qualité d'épouse et de
mère, j'ai besoin d'épancher mon coeur, et comme je ne veux pas
consulter ma famille (déjà peu favorable à M. Micawber), je ne
connais personne à qui je puisse m'adresser avec plus de confiance
qu'à mon ami et ancien locataire.

«Vous savez peut-être, mon cher monsieur Copperfield, qu'il y a
toujours eu une parfaite confiance entre moi et M. Micawber (que
je n'abandonnerai jamais). Je ne dis pas que M. Micawber n'a pas
parfois signé un billet sans me consulter, ou ne m'a pas induit en
erreur sur l'époque de l'échéance. C'est possible, mais en général
M. Micawber n'a rien eu de caché pour le giron de son affection
(c'est sa femme dont je parle), il a toujours, à l'heure de notre
repos, récapitulé devant elle les événements de sa journée.

«Vous pouvez vous représenter, mon cher monsieur Copperfield,
toute l'amertume de mon coeur, quand je vous apprendrai que
M. Micawber est entièrement changé. Il fait le réservé. Il fait le
discret. Sa vie est un mystère pour la compagne de ses joies et de
ses chagrins (c'est encore de sa femme que je parle), et je puis
vous dire que je ne sais pas plus ce qu'il fait tout le jour dans
son bureau, que je ne suis au courant de l'existence de cet homme
miraculeux, dont on raconte aux petits enfants qu'il vivait de
lécher les murs. Encore sait-on bien que ceci n'est qu'une fable
populaire, tandis que ce que je vous raconte de M. Micawber n'est
malheureusement que trop vrai.

«Mais ce n'est pas tout: M. Micawber est morose; il est sévère; il
vit éloigné de notre fils aîné, de notre fille; il ne parle plus
avec orgueil de ses jumeaux; il jette même un regard glacial sur
l'innocent étranger qui est venu dernièrement s'ajouter à notre
cercle de famille. Je n'obtiens de lui qu'avec la plus grande
difficulté les ressources pécuniaires qui me sont indispensables
pour subvenir à des dépenses bien réduites, je vous assure; il me
menace sans cesse d'aller se faire planteur (c'est son
expression), et il refuse avec barbarie de me donner la moindre
raison d'une conduite qui me navre.

«C'est bien dur à supporter; mon coeur se brise. Si vous voulez me
donner quelques avis, vous ajouterez une obligation de plus à
toutes celles que je vous ai déjà. Vous connaissez mes faibles
ressources: dites-moi comment je puis les employer dans une
situation si équivoque. Mes enfants me chargent de mille
tendresses; le petit étranger qui a le bonheur, hélas! d'ignorer
encore toutes choses, vous sourit, et moi, mon cher
M. Copperfield, je suis

«Votre amie bien affligée,
«EMMA MICAWBER.»

Je ne me sentais pas le droit de donner à une femme aussi pleine
d'expérience que mistress Micawber d'autre conseil que celui de
chercher à regagner la confiance de M. Micawber à force de
patience et de bonté (et j'étais bien sûr qu'elle n'y manquerait
pas), mais cette lettre ne m'en donnait pas moins à penser.



CHAPITRE XIII.

Encore un regard en arrière.


Permettez-moi, encore une fois, de m'arrêter sur un moment si
mémorable de ma vie. Laissez-moi me ranger pour voir défiler
devant moi dans une procession fantastique l'ombre de ce que je
fus, escorté par les fantômes des jours qui ne sont plus.

Les semaines, les mois, les saisons s'écoulent. Elles ne
m'apparaissent guère que comme un jour d'été et une soirée
d'hiver. Tantôt la prairie que je foule aux pieds avec Dora est
tout en fleurs, c'est un tapis parsemé d'or; et tantôt nous sommes
sur une bruyère aride ensevelie sous des monticules de neige.
Tantôt la rivière qui coule le long de notre promenade du dimanche
étincelle aux rayons du soleil d'été, tantôt elle s'agite sous le
souffle du vent d'hiver et s'épaissit au contact des blocs de
glace qui viennent envahir son cours. Elle bondit, elle se
précipite, elle s'élance vers la mer plus vite que ne saurait le
faire aucune autre rivière au monde.

Il n'y a rien de changé dans la maison des deux vieilles petites
dames. La pendule fait tic tac sur la cheminée, le baromètre est
suspendu dans le vestibule. La pendule ni le baromètre ne vont
jamais bien, mais la foi nous sauve.

J'ai atteint ma majorité! J'ai vingt et un ans. Mais c'est là une
sorte de dignité qui peut être le partage de tout le monde; voyons
plutôt ce que j'ai fait par moi-même.

J'ai apprivoisé cet art sauvage qu'on appelle la sténographie:
j'en tire un revenu très-respectable. J'ai acquis une grande
réputation dans cette spécialité, et je suis au nombre des douze
sténographes qui recueillent les débats du parlement pour un
journal de matin. Tous les soirs je prends note de prédictions qui
ne s'accompliront jamais; de professions de foi auxquelles on
n'est jamais fidèle; d'explications qui n'ont pas d'autre but que
de mystifier le bon public. Je n'y vois plus que du feu. La
Grande-Bretagne, cette malheureuse vierge qu'on met à toute sauce,
je la vois toujours devant moi comme une volaille à la broche,
bien plumée et bien troussée, traversée de part en part avec des
plumes de fer et ficelée bel et bien avec une faveur rouge. Je
suis assez au courant des mystères de la coulisse pour apprécier à
sa valeur la vie politique: aussi je suis à cet égard un incrédule
fini; jamais on ne me convertira là-dessus.

Mon cher ami Traddles s'est essayé au même travail, mais ce n'est
pas son affaire. Il prend son échec de la meilleure humeur du
monde, et me rappelle qu'il a toujours eu la tête dure. Les
éditeurs de mon journal l'emploient parfois à recueillir des
faits, qu'ils donnent ensuite à des metteurs en oeuvre plus
habiles. Il entre au barreau, et, à force de patience et de
travail, il parvient à réunir cent livres sterling, pour offrir à
un procureur dont il fréquente l'étude. On a consommé bien du vin
de Porto pour son jour de bienvenue, et je crois que les étudiants
du Temple ont dû bien se régaler à ses dépens, ce jour-là.

J'ai fait une autre tentative: j'ai tâté avec crainte et
tremblement du métier d'auteur. J'ai envoyé mon premier essai à
une revue, qui l'a publié. Depuis lors, j'ai pris courage, et j'ai
publié quelques autres petits travaux; ils commencent à me
rapporter quelque chose. En tout, mes affaires marchent bien, et
quand je compte mon revenu sur les doigts de ma main gauche, je
passe le troisième doigt et je m'arrête à la seconde jointure du
quatrième; trois cent cinquante livres sterling, ce n'est, ma foi,
pas une plaisanterie.

Nous avons quitté Buckingham-Street pour nous établir dans une
jolie petite maison, tout près de celle que j'admirais tant jadis.
Ma tante a bien vendu sa maison de Douvres, mais elle ne compte
pourtant pas rester avec nous, elle veut aller s'installer dans un
cottage du voisinage, plus modeste que le nôtre. Qu'est-ce que
tout cela veut dire? s'agirait-il de mon mariage? Oui-da!

Oui! Je vais épouser Dora! miss Savinia et miss Clarissa ont donné
leur consentement, et si jamais vous avez vu des petits serins se
trémousser, ce sont elles. Miss Savinia s'est chargée de la
surintendance du trousseau de ma chère petite; elle passe son
temps à couper la ficelle d'une foule de paquets enveloppés de
papier gris, et à se disputer avec quelque jeune Calicot de l'air
le plus respectable, qui porte un gros paquet avec son mètre sous
le bras. Il y a dans la maison une couturière dont le sein est
toujours transpercé d'une aiguille enfilée, piquée à sa robe; elle
mange et couche dans la maison, et je crois, en vérité, qu'elle
garde son dé pour dîner, pour boire, pour dormir. Elles font de ma
petite Dora un vrai mannequin. On est toujours à l'appeler pour
venir essayer quelque chose. Nous ne pouvons pas être ensemble
cinq minutes, le soir, sans que quelque femme importune vienne
taper à la porte.

«Miss Dora, pourriez-vous monter un moment?»

Miss Clarissa et ma tante parcourent tous les magasins de Londres
pour nous mener ensuite voir quelques articles mobiliers après
elles. Elles feraient bien mieux de les choisir elles-mêmes, sans
nous obliger, Dora et moi, à aller les inspecter en cérémonie, car
en allant examiner des casseroles ou un garde-feu, Dora aperçoit
un petit pavillon chinois pour Jip, avec des petites clochettes en
haut, et l'achète de préférence. Jip est très-long à s'habituer à
sa nouvelle résidence, il ne peut pas entrer dans sa niche ou en
sortir sans que les petites clochettes se mettent en branle, ce
qui lui fait une peur horrible.

Peggotty arrive pour se rendre utile, et elle se met aussitôt à
l'oeuvre. Son département, c'est le nettoyage à perpétuité; elle
frotte tout ce qu'on peut frotter, jusqu'à ce qu'elle le voie
reluire, bon gré, mal gré, comme son front luisant. Et de temps à
autre, je vois son frère errer seul le soir à travers les rues
sombres, où il s'arrête pour regarder toutes les femmes qui
passent. Je ne lui parle jamais à cette heure-là: je ne sais que
trop, quand je le rencontre grave et solitaire, ce qu'il cherche
et ce qu'il redoute de trouver.

Pourquoi Traddles a-t-il l'air si important ce matin en venant me
trouver aux _Doctors' Commons_, où je vais encore parfois, quand
j'ai le temps? C'est que mes rêves d'autrefois vont se réaliser,
je vais prendre une licence de mariage.

Jamais si petit document n'a représenté tant de choses; et
Traddles le contemple sur mon pupitre avec une admiration mêlée
d'épouvante. Voilà bien ces noms enlacés selon l'usage des vieux
temps, comme leurs deux coeurs, David Copperfield et Dora Spenlow
avec un trait d'union; voilà, dans le coin l'institution
paternelle du timbre qui ne dédaigne pas de jeter un regard sur
notre hymen, elle s'intéresse avec tant de bonté à toutes les
cérémonies de la vie humaine! voilà l'archevêque de Canterbury qui
nous donne sa bénédiction imprimée, à aussi bas prix que possible.

Et cependant, c'est un rêve pour moi, un rêve agité, heureux,
rapide. Je ne puis croire que ce soit vrai: pourtant il me semble
que tous ceux que je rencontre dans la rue doivent s'apercevoir
que je vais me marier après-demain. Le délégué de l'archevêque me
reconnaît quand je vais pour prêter serment, et me traite avec
autant de familiarité que s'il y avait entre nous quelque lien de
franc-maçonnerie. Traddles n'est nullement nécessaire, mais il
m'accompagne partout, comme mon ombre.

«J'espère, mon cher ami, dis-je à Traddles, que la prochaine fois
vous viendrez ici pour votre compte, et que ce sera bientôt.

-- Merci de vos bons souhaits, mon cher Copperfield, répond-il, je
l'espère aussi. C'est toujours une satisfaction de savoir qu'elle
m'attendra tant que cela sera nécessaire et que c'est bien la
meilleure fille du monde.

-- À quelle heure allez-vous l'attendre à la voiture ce soir?

-- À sept heures, dit Traddles, en regardant à sa vieille montre
d'argent, cette montre dont jadis, à la pension, il avait enlevé
une roue pour en faire un petit moulin. Miss Wickfield arrive à
peu près à la même heure, n'est-ce pas?

-- Un peu plus tard, à huit heures et demie.

-- Je vous assure, mon cher ami, me dit Traddles, que je suis
presque aussi content que si j'allais me marier moi-même. Et puis,
je ne sais comment vous remercier de la bonté que vous avez mise à
associer personnellement Sophie à ce joyeux événement, en
l'invitant à venir servir de demoiselle d'honneur avec miss
Wickfield. J'en suis bien touché.»

Je l'écoute et je lui serre la main; nous causons, nous nous
promenons, et nous dînons. Mais je ne crois pas un mot de tout
cela; je sais bien que c'est un rêve.

Sophie arrive chez les tantes de Dora, à l'heure convenue. Elle a
une figure charmante; elle n'est pas positivement belle, mais
extrêmement agréable; je n'ai jamais vu personne de plus naturel,
de plus franc, de plus attachant. Traddles nous la présente avec
orgueil; et, pendant dix minutes, il se frotte les mains devant la
pendule, tous ses cheveux hérissés en brosse sur sa tête de loup,
tandis que je le félicite de son choix.

Agnès est aussi arrivée de Canterbury, et nous revoyons parmi nous
ce beau et doux visage. Agnès a un grand goût pour Traddles; c'est
un plaisir de les voir se retrouver et d'observer comme Traddles
est fier de faire faire sa connaissance à la meilleure fille du
monde.

C'est égal, je ne crois pas un mot de tout cela. Toujours ce rêve!
Nous passons une soirée charmante, nous sommes heureux, ravis; il
ne me manque que d'y croire. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne
peux contenir ma joie. Je me sens dans une sorte de rêvasserie
nébuleuse, comme si je m'étais levé de très-grand matin il y a
quinze jours, et que je ne me fusse pas recouché depuis. Je ne
puis pas me rappeler s'il y a bien longtemps que c'était hier. Il
me semble que voilà des mois que je suis à faire le tour du monde,
avec une licence de mariage dans ma poche.

Le lendemain, quand nous allons, tous en corps, voir la maison,
notre maison, la maison de Dora et la mienne, je ne m'en considère
nullement comme le propriétaire. Il me semble que j'y suis par la
permission de quelqu'un. Je m'attends à voir le maître, le
véritable possesseur, paraître tout à l'heure, pour me dire qu'il
est bien aise de me voir chez lui. Une si belle petite maison!
Tout y est si gai et si neuf! Les fleurs du tapis ont l'air de
s'épanouir et le feuillage du papier est comme s'il venait de
pousser sur les branches. Voilà des rideaux de mousseline blanche
et des meubles de perse rose! Voilà le chapeau de jardin de Dora,
déjà accroché le long du mur! Elle en avait un tout pareil quand
je l'ai vue pour la première fois! La guitare se carre déjà à sa
place dans son coin, et tout le monde va se cogner, au risque de
se jeter par terre, contre la pagode de Jip, qui est beaucoup trop
grande pour notre établissement.

Encore une heureuse soirée, un rêve de plus, comme tout le reste;
je me glisse comme de coutume dans la salle à manger avant de
partir. Dora n'y est pas. Je suppose qu'elle est encore à essayer
quelque chose. Miss Savinia met la tête à la porte et m'annonce
d'un air de mystère que ce ne sera pas long. C'est pourtant très-
long; mais j'entends enfin le frôlement d'une robe à la porte; on
tape.

Je dis: «Entrez!» On tape encore. Je vais ouvrir la porte, étonné
qu'on n'entre pas, et là j'aperçois deux yeux très-brillants et
une petite figure rougissante: c'est Dora. Miss Savinia lui a mis
sa robe de noce, son chapeau, etc., etc., pour me la faire voir en
toilette de mariée. Je serre ma petite femme sur mon coeur, et
miss Savinia pousse un cri parce que je la chiffonne, et Dora rit
et pleure tout à la fois de me voir si content; mais je crois à
tout cela moins que jamais.

«Trouvez-vous cela joli, mon cher Dody? me dit Dora.

-- Joli! je le crois bien que je le trouve joli!

-- Et êtes-vous bien sûr de m'aimer beaucoup?» dit Dora.

Cette question fait courir de tels dangers au chapeau que miss
Savinia pousse un autre petit cri, et m'avertit que Dora est là
seulement pour que je la regarde, mais que, sous aucun prétexte,
il ne faut y toucher. Dora reste donc devant moi, charmante et
confuse, tandis que je l'admire; puis elle ôte son chapeau (comme
elle a l'air gentil sans ce chapeau) et elle se sauve en
l'emportant; puis elle revient dans sa robe de tous les jours, et
elle demande à Jip si j'ai une belle petite femme, et s'il
pardonne à sa maîtresse de se marier; et, pour la dernière fois de
sa vie de jeune fille, elle se met à genoux pour le faire tenir
debout sur le livre de cuisine.

Je vais me coucher, plus incrédule que jamais, dans une petite
chambre que j'ai là tout près; et le lendemain matin je me lève de
très-bonne heure pour aller à Highgate, chercher ma tante.

Jamais je n'avais vu ma tante dans une pareille tenue. Elle a une
robe de soie gris perle, avec un chapeau bleu; elle est superbe.
C'est Jeannette qui l'a habillée, et elle reste là à me regarder.
Peggotty est prête à partir pour l'église, et compte voir la
cérémonie du haut des tribunes. M. Dick, qui doit servir de père à
Dora, et me la «donner pour femme» au pied de l'autel, s'est fait
friser. Traddles, qui est venu me trouver à la barrière, m'éblouit
par le plus éclatant mélange de couleur de chair et de bleu de
ciel; M. Dick et lui me font l'effet d'avoir des gants de la tête
aux pieds.

Sans doute je vois ainsi les choses, parce que je sais que c'est
toujours comme cela; mais ce n'en est pas moins un rêve, et tout
ce que je vois n'a rien de réel. Et pourtant, pendant que nous
nous dirigeons vers l'église en calèche découverte, ce mariage
féerique est assez réel pour me remplir d'une sorte de compassion
pour les infortunés qui ne se marient pas comme moi et qui sont là
à balayer le devant de leurs boutiques, ou qui se rendent à leurs
travaux accoutumés.

Ma tante tient, tout le long du chemin, ma main dans la sienne.
Quand nous nous arrêtons à une petite distance de l'église, pour
faire descendre Peggotty qui est venue sur le siège, elle
m'embrasse bien fort.

«Que Dieu vous bénisse, Trot! Je n'aimerais pas davantage mon
propre fils. Je pense bien à votre mère, la pauvre petite, ce
matin.

-- Et moi aussi: et à tout ce que je vous dois, ma chère tante.

-- Bah, bah!» dit ma tante; et, dans son excès d'affection, elle
tend la main à Traddles, qui la tend à M. Dick, qui me la tend, et
je la tends à Traddles; enfin nous voilà à la porte de l'église.

L'église est bien calme certainement, mais il faudrait, pour me
calmer, une machine à forte pression; je suis trop ému pour cela.

Tout le reste me semble un rêve plus ou moins incohérent.

Je rêve bien sûr que les voilà qui entrent avec Dora; que
l'ouvreuse des bancs nous aligne devant l'autel comme un vieux
sergent; je rêve que je me demande pourquoi ce genre de femme-là
est toujours si maussade. La bonne humeur serait elle donc d'une
si dangereuse contagion pour le sentiment religieux qu'il soit
nécessaire de placer ces vases de fiel et de vinaigre sur la route
du paradis.

Je rêve que le pasteur et son clerc font leur entrée, que quelques
bateliers et quelques autres personnes viennent flâner par là, que
j'ai derrière moi un vieux marin qui parfume toute l'église d'une
forte odeur de rhum; que l'on commence d'une voix grave à lire le
service, et que nous sommes tous recueillis.

Que miss Savinia, qui joue le rôle de demoiselle d'honneur
supplémentaire, est la première qui se mette à pleurer, rendant
hommage par ses sanglots, autant que je puis croire, à la mémoire
de Pidger; que miss Clarissa lui met sous le nez son flacon;
qu'Agnès prend soin de Dora; que ma tante fait tout ce qu'elle
peut pour se donner un air inflexible, tandis que des larmes
coulent le long de ses joues; que ma petite Dora tremble de toutes
ses forces, et qu'on l'entend murmurer faiblement ses réponses.

Que nous nous agenouillons à côté l'un de l'autre: que Dora
tremble un peu moins, mais qu'elle ne lâche pas la main d'Agnès;
que le service continue sérieux et tranquille; que lorsqu'il est
fini, nous nous regardons à travers nos larmes et nos sourires;
que, dans la sacristie, ma chère petite femme sanglote, en
appelant son papa, son pauvre papa!

Que bientôt elle se remet, et que nous signons sur le grand livre
chacun notre tour; que je vais chercher Peggotty dans les tribunes
pour qu'elle vienne signer aussi, et qu'elle m'embrasse dans un
coin, en me disant qu'elle a vu marier ma pauvre mère; que tout
est fini et que nous nous en allons.

Que je sors de l'église joyeux et fier, en donnant le bras à ma
charmante petite femme; que j'entrevois, à travers un nuage, des
visages amis, et la chaire, et les tombeaux, et les bancs, et
l'orgue, et les vitraux de l'église, et qu'à tout cela vient se
mêler le souvenir de l'église où j'allais avec ma mère, quand
j'étais enfant; ah! qu'il y a longtemps!

Que j'entends dire tout bas aux curieux, en nous voyant passer:
«Ah! le jeune et beau petit couple! quelle jolie petite mariée!»
Que nous sommes tous gais et expansifs, tandis que nous retournons
à Putney; que Sophie nous raconte comme quoi elle a manqué de se
trouver mal, quand on a demandé à Traddles la licence que je lui
avais confiée; elle était convaincue qu'il se la serait laissé
voler dans sa poche s'il ne l'avait pas perdue avant; qu'Agnès rit
de tout son coeur, et que Dora l'aime tant qu'elle ne veut pas se
séparer d'elle, et lui tient toujours la main.

Qu'il y a un grand déjeuner avec une foule de bonnes et de jolies
choses, dont je mange, sans me douter le moins du monde du goût
qu'elles peuvent avoir (c'est naturel, quand on rêve); que je ne
mange et ne bois, pour ainsi dire, qu'amour et mariage; car je ne
crois pas plus à la solidité des comestibles qu'à la réalité du
reste.

Que je fais un discours dans le genre des rêves, sans avoir la
moindre idée de ce que je veux dire: je suis même convaincu que je
n'ai rien dit du tout, que nous sommes tout simplement et tout
naturellement aussi heureux qu'on peut l'être, en rêve, bien
entendu; que Jip mange de notre gâteau de noces, ce qui plus tard
ne lui réussit pas merveilleusement.

Que les chevaux de poste sont prêts; que Dora va changer de robe;
que ma tante et miss Clarissa restent avec nous; que nous nous
promenons dans le jardin; que ma tante a fait, à déjeuner, un vrai
petit discours sur les tantes de Dora; qu'elle est ravie, et même
un peu fière de ce tour de force.

Que Dora est toute prête, que miss Savinia voltige partout autour
d'elle, regrettant de perdre le charmant jouet qui lui a donné,
depuis quelque temps, une occupation si agréable; qu'à sa grande
surprise, Dora découvre à chaque instant qu'elle a oublié une
quantité de petites choses, et que tout le monde court de tout
côté pour aller les lui chercher.

Qu'on entoure Dora, qu'elle commence à dire adieu; qu'elles ont
toutes l'air d'une corbeille de fleurs, avec leurs rubans si frais
et leurs couleurs si gaies; qu'on étouffe à moitié ma chère petite
femme, au milieu de toutes ces fleurs embrassantes et qu'elle
vient se jeter dans mes bras jaloux, riant et pleurant tout à la
fois.

Que je veux emporter Jip (qui doit nous accompagner) et que Dora
dit que non: parce que c'est elle qui le portera; sans cela, il
croira qu'elle ne l'aime plus, à présent qu'elle est mariée, ce
qui lui brisera le coeur; que nous sortons, bras dessus bras
dessous; que Dora s'arrête et se retourne pour dire: «Si j'ai
jamais été maussade ou ingrate pour vous, ne vous le rappelez pas,
je vous en prie!» et qu'elle fond en larmes.

Qu'elle agite sa petite main, et que, pour la vingtième fois, nous
allons partir; qu'elle s'arrête encore, se retourne encore, court
encore vers Agnès, car c'est à elle qu'elle veut donner ses
derniers baisers, adresser ses derniers adieux.

Enfin nous voilà en voiture, à côté l'un de l'autre. Nous voilà
partis. Je sors de mon rêve; j'y crois maintenant. Oui, c'est bien
là ma chère, chère petite femme qui est à côté de moi, elle que
j'aime tant!

«Êtes-vous heureux, maintenant, méchant garçon? me dit Dora. Et
êtes-vous bien sûr de ne pas vous repentir?»

Je me suis rangé pour voir défiler devant moi les fantômes de ces
jours qui ne sont plus. Maintenant qu'ils sont disparus je
reprends le voyage de ma vie!



CHAPITRE XIV.

Notre ménage.


Ce ne fut pas sans étonnement qu'une fois la lune de miel écoulée,
et les demoiselles d'honneur rentrées au logis, nous nous
retrouvâmes seuls dans notre petite maison, Dora et moi; désormais
destitués pour ainsi dire du charmant et délicieux emploi qui
consiste à faire ce qu'on appelle sa cour.

Je trouvais si extraordinaire d'avoir toujours Dora près de moi;
il me semblait si étrange de ne pas avoir à sortir pour aller la
voir; de ne plus avoir à me tourmenter l'esprit à son sujet; de ne
plus avoir à lui écrire, de ne plus me creuser la tête pour
chercher quelque occasion d'être seul avec elle! Parfois le soir,
quand je quittais un moment mon travail, et que je la voyais
assise en face de moi, je m'appuyais sur le dossier de ma chaise
et je me mettais à penser que c'était pourtant bien drôle que nous
fussions là, seuls ensemble, comme si c'était la chose du monde la
plus naturelle que personne n'eût plus à se mêler de nos affaires;
que tout le roman de nos fiançailles fut bien loin derrière nous,
que nous n'eussions plus qu'à nous plaire mutuellement, qu'à nous
plaire toute la vie.

Quand il y avait à la Chambre des communes un débat qui me
retenait tard, il me semblait si étrange, en reprenant le chemin
du logis, de songer que Dora m'y attendait! Je trouvais si
merveilleux de la voir s'asseoir doucement près de moi pour me
tenir compagnie, tandis que je prenais mon souper! Et de savoir
qu'elle mettait des papillottes! Bien mieux que ça, de les lui
voir mettre tous les soirs. N'était-ce pas bien extraordinaire?

Je crois que deux tout petits oiseaux en auraient su autant sur la
tenue d'un ménage, que nous en savions, ma chère petite Dora et
moi. Nous avions une servante, et, comme de raison, c'était elle
qui tenait notre ménage. Je suis encore intérieurement convaincu
que ce devait être une fille de mistress Crupp déguisée. Comme
elle nous rendait la vie dure. Marie-Jeanne!

Son nom était Parangon. Lorsque nous la prîmes à notre service, on
nous assura que ce nom n'exprimait que bien faiblement ses
qualités: c'était le parangon de toutes les vertus. Elle avait un
certificat écrit, grand comme une affiche; à en croire ce
document, elle savait faire tout au monde, et bien d'autres choses
encore. C'était une femme dans la force de l'âge, d'une
physionomie rébarbative, et sujette à une sorte de rougeole
perpétuelle, surtout sur les bras, qui la mettait en combustion.
Elle avait un cousin dans les gardes, avec de si longues jambes
qu'il avait l'air d'être l'ombre de quelque autre personne, vue au
soleil, après midi. Sa veste était beaucoup trop petite pour lui,
comme il était beaucoup trop grand pour notre maison; il la
faisait paraître dix fois plus petite qu'elle n'était réellement.
En outre, les murs n'étaient pas épais, et toutes les fois qu'il
passait la soirée chez nous, nous en étions avertis par une sorte
de grognement continu que nous entendions dans la cuisine.

On nous avait garanti que notre trésor était sobre et honnête. Je
suis donc disposé à croire qu'elle avait une attaque de nerfs, le
jour où je la trouvai couchée sous la marmite, et que c'était le
boueur qui avait mis de la négligence à ne pas nous rendre les
cuillers à thé qui nous manquaient.

Mais elle nous faisait une peur terrible. Nous sentions notre
inexpérience, et nous étions hors d'état de nous tirer d'affaire:
je dirais que nous étions à sa merci, si le mot merci ne rappelait
pas l'indulgence, et c'était une femme sans pitié. C'est elle qui
fut la cause de la première castille que j'eus avec Dora.

«Ma chère amie, lui dis-je un jour, croyez-vous que Marie-Jeanne
connaisse l'heure?

-- Pourquoi, David? demanda Dora, en levant innocemment la tête.

-- Mon amour, parce qu'il est cinq heures, et que nous devions
dîner à quatre.»

Dora regarda la pendule d'un petit air inquiet, et insinua qu'elle
croyait bien que la pendule avançait.

«Au contraire, mon amour, lui dis-je en regardant à ma montre,
elle retarde de quelques minutes.»

Ma petite femme vint s'asseoir sur mes genoux, pour essayer de me
câliner, et me fit une ligne au crayon sur le milieu du nez,
c'était charmant, mais cela ne me donnait pas à dîner.

«Ne croyez-vous pas, ma chère, que vous feriez bien d'en parler à
Marie-Jeanne?

-- Oh, non, je vous en prie, David! Je ne pourrais jamais, dit
Dora.

-- Pourquoi donc, mon amour? lui demandai-je doucement.

-- Oh, parce que je ne suis qu'une petite sotte, dit Dora, et
qu'elle le sait bien!»

Cette opinion de Marie-Jeanne me paraissait si incompatible avec
la nécessité, selon moi, de la gronder que je fronçai le sourcil.

«Oh! la vilaine ride sur le front! méchant que vous êtes!» dit
Dora, et toujours assise sur mon genou, elle marqua ces odieuses
rides avec son crayon, qu'elle portait à ses lèvres roses pour le
faire mieux marquer; puis elle faisait semblant de travailler
sérieusement sur mon front, d'un air si comique, que j'en riais en
dépit de tous mes efforts.

«À la bonne heure, voilà un bon garçon! dit Dora; vous êtes bien
plus joli quand vous riez.

-- Mais, mon amour...

-- Oh non, non! je vous en prie! cria Dora en m'embrassant. Ne
faites pas la Barbe-Bleue, ne prenez pas cet air sérieux!

-- Mais, ma chère petite femme, lui dis-je, il faut pourtant être
sérieux quelquefois. Venez-vous asseoir sur cette chaise tout près
de moi! Donnez-moi ce crayon! Là! Et parlons un peu raison. Vous
savez, ma chérie (quelle bonne petite main à tenir dans là mienne!
et quel précieux anneau à voir au doigt de ma nouvelle mariée!),
vous savez, ma chérie, qu'il n'est pas très-agréable d'être obligé
de s'en aller sans avoir dîné. Voyons, qu'en pensez-vous?

-- Non, répondit faiblement Dora.

-- Mon amour, comme vous tremblez!

-- Parce que je sais que vous allez me gronder, s'écria Dora, d'un
ton lamentable.

-- Mon amour, je vais seulement tâcher de vous parler raison.

-- Oh! mais c'est bien pis que de gronder! s'écria Dora, au
désespoir. Je ne me suis pas mariée pour qu'on me parle raison. Si
vous voulez raisonner avec une pauvre petite chose comme moi, vous
auriez dû m'en prévenir, méchant que vous êtes!»

J'essayai de calmer Dora, mais elle se cachait le visage et elle
secouait de temps en temps ses boucles, en disant: «Oh! méchant!
méchant que vous êtes!» Je ne savais plus que faire: je me mis à
marcher dans la chambre, puis je me rapprochai d'elle.

«Dora, ma chérie!

-- Non, je ne suis pas votre chérie. Vous êtes certainement fâché
de m'avoir épousée, sans cela vous ne voudriez pas me parler
raison!»

Ce reproche me parut d'une telle inconséquence, que cela me donna
le courage de lui dire:

«Allons, ma Dora, ne soyez pas si enfant, vous dites là des choses
qui n'ont pas de bon sens. Vous vous rappelez certainement qu'hier
j'ai été obligé de sortir avant la fin du dîner et que la veille,
le veau m'a fait mal, parce qu'il n'était pas cuit et que j'ai été
obligé de l'avaler en courant; aujourd'hui je ne dîne pas du tout,
et je n'ose pas dire combien de temps nous avons attendu le
déjeuner; et encore l'eau ne bouillait seulement pas pour le thé.
Je ne veux pas vous faire de reproches, ma chère petite! mais tout
ça n'est pas très-agréable.

-- Oh, méchant, méchant que vous êtes, comment pouvez-vous me dire
que je suis une femme désagréable!

-- Ma chère Dora, vous savez bien que je n'ai jamais dit ça!

-- Vous avez dit que tout ça n'était pas très-agréable.

-- J'ai dit que la manière dont on tenait notre ménage n'était pas
agréable.

-- C'est exactement la même chose!» cria Dora. Et évidemment elle
le croyait, car elle pleurait amèrement.

Je fis de nouveau quelques pas dans la chambre, plein d'amour pour
ma jolie petite femme, et tout prêt à me casser la tête contre les
murs, tant je sentais de remords. Je me rassis, et je lui dis:

«Je ne vous accuse pas, Dora. Nous avons tous deux beaucoup à
apprendre. Je voudrais seulement vous prouver qu'il faut
véritablement, il le faut (j'étais décidé à ne point céder sur ce
point), vous habituer à surveiller Marie-Jeanne, et aussi un peu à
agir par vous-même dans votre intérêt comme dans le mien.

-- Je suis vraiment étonnée de votre ingratitude, dit Dora, en
sanglotant. Vous savez bien que l'autre jour vous aviez dit que
vous voudriez bien avoir un petit morceau de poisson et que j'ai
été moi-même, bien loin, en commander pour vous faire une
surprise.

-- C'était très-gentil à vous, ma chérie, et j'en ai été si
reconnaissant que je me suis bien gardé de vous dire que vous
aviez eu tort d'acheter un saumon, parce que c'est beaucoup trop
gros pour deux personnes: et qu'il avait coûté une livre six
shillings, ce qui était trop cher pour nous.

-- Vous l'avez trouvé très-bon, dit Dora, en pleurant toujours, et
vous étiez si content que vous m'avez appelée votre petite chatte.

-- Et je vous appellerai encore de même, bien des fois, mon
amour.» répondis-je.

Mais j'avais blessé ce tendre petit coeur, et il n'y avait pas
moyen de la consoler. Elle pleurait si fort, elle avait le coeur
si gros, qu'il me semblait que je lui avais dit je ne sais pas
quoi d'horrible qui avait dû lui faire de la peine. J'étais obligé
de partir bien vite: je ne revins que très-tard, et pendant toute
la nuit, je me sentis accablé de remords. J'avais la conscience
bourrelée comme un assassin; j'étais poursuivi par le sentiment
vague d'un crime énorme dont j'étais coupable.

Il était plus de deux heures du matin. Quand je rentrai, je
trouvai chez moi ma tante qui m'attendait.

«Est-ce qu'il y a quelque chose, ma tante, lui dis-je, avec
inquiétude.

-- Non, Trot, répondit-elle. Asseyez-vous, asseyez-vous. Seulement
petite Fleur était un peu triste, et je suis restée pour lui tenir
compagnie, voilà tout.»

J'appuyai ma tête sur ma main, et demeurai les yeux fixés sur le
feu; je me sentais plus triste et plus abattu que je ne l'aurais
cru possible, sitôt, presque au moment où venaient de s'accomplir
mes plus doux rêves. Je rencontrai enfin les yeux de ma tante
fixés sur moi. Elle avait l'air inquiet, mais son visage devint
bientôt serein.

«Je vous assure, ma tante, lui dis-je, que j'ai été malheureux
toute la nuit, de penser que Dora avait du chagrin. Mais je
n'avais d'autre intention que de lui parler doucement et
tendrement de nos petites affaires.»

Ma tante fit un signe de tête encourageant.

«Il faut y mettre de la patience, Trot, dit-elle.

-- Certainement. Dieu sait que je ne veux pas être déraisonnable,
ma chère tante.

-- Non, non, dit ma tante, mais petite Fleur est très-délicate, il
faut que le vent souffle doucement sur elle.»

Je remerciai, au fond du coeur, ma bonne tante de sa tendresse
pour ma femme, et je suis sûr qu'elle s'en aperçut bien.

«Ne croyez-vous pas, ma tante, lui dis-je après avoir de nouveau
contemplé le feu, que vous puissiez de temps en temps donner
quelques conseils à Dora. Cela nous serait bien utile.

-- Trot, reprit ma tante, avec émotion. Non! Ne me demandez jamais
cela!»

Elle parlait d'un ton si sérieux que je levai les yeux avec
surprise.

«Voyez-vous, mon enfant, me dit ma tante, quand je regarde en
arrière dans ma vie passée, je me dis qu'il y a maintenant dans
leur tombe des personnes avec lesquelles j'aurais mieux fait de
vivre en bons termes. Si j'ai jugé sévèrement les erreurs d'autrui
en fait de mariage, c'est peut-être parce que j'avais de tristes
raisons d'en juger sévèrement pour mon propre compte. N'en parlons
plus. J'ai été pendant bien des années une vieille femme grognon
et insupportable. Je le suis encore. Je le serai toujours. Mais
nous nous sommes fait mutuellement du bien, Trot; du moins vous
m'en avez fait, mon ami, et il ne faut pas que maintenant la
division vienne se mettre entre nous.

-- La division entre nous! m'écriai-je.

-- Mon enfant, mon enfant, dit ma tante, en lissant sa robe avec
sa main, il n'y a pas besoin d'être prophète pour prévoir combien
cela serait facile, ou combien je pourrais rendre notre petite
Fleur malheureuse, si je me mêlais de votre ménage; je veux que ce
cher bijou m'aime et qu'elle soit gaie comme un papillon.
Rappelez-vous votre mère et son second mariage; et ne me faites
jamais une proposition qui me rappelle pour elle et pour moi de
trop cruels souvenirs.»

Je compris tout de suite que ma tante avait raison, et je ne
compris pas moins toute l'étendue de ses scrupules généreux pour
ma chère petite femme.

«Vous en êtes au début, Trot, continua-t-elle, et Paris ne s'est
pas fait en un jour, ni même en un an. Vous avez fait votre choix
en toute liberté vous-même (et ici je crus voir un nuage se
répandre un moment sur sa figure). Vous avez même choisi une
charmante petite créature qui vous aime beaucoup. Ce sera votre
devoir, et ce sera aussi votre bonheur, je n'en doute pas, car je
ne veux pas avoir l'air de vous faire un sermon, ce sera votre
devoir, comme aussi votre bonheur, de l'apprécier, telle que vous
l'avez choisie, pour les qualités qu'elle a, et non pour les
qualités qu'elle n'a pas. Tâchez de développer celles qui lui
manquent. Et si vous ne réussissez pas, mon enfant (ici ma tante
se frotta le nez), il faudra vous accoutumer à vous en passer.
Mais rappelez-vous, mon ami, que votre avenir est une affaire à
régler entre vous deux. Personne ne peut vous aider; c'est à vous
à faire comme pour vous. C'est là le mariage, Trot, et que Dieu
vous bénisse l'un et l'autre, car vous êtes un peu comme deux
babies perdus au milieu des bois!»

Ma tante me dit tout cela d'un ton enjoué, et finit par un baiser
pour ratifier la bénédiction.

«Maintenant, dit-elle, allumez-moi une petite lanterne, et
conduisez-moi jusqu'à ma petite niche par le sentier du jardin:
car nos deux maisons communiquaient par là. Présentez à petite
Fleur toutes les tendresses de Betsy Trotwood, et, quoiqu'il
arrive, Trot, ne vous mettez plus dans la tête de faire de Betsy
un épouvantail, car je l'ai vue assez souvent dans la glace, pour
pouvoir vous dire qu'elle est déjà naturellement bien assez
maussade et assez rechignée comme cela.»

Là-dessus ma tante noua un mouchoir autour de sa tête selon sa
coutume, et je l'escortai jusque chez elle. Quand elle s'arrêta
dans son jardin, pour éclairer mes pas au retour avec sa petite
lanterne, je vis bien qu'elle me regardait de nouveau d'un air
soucieux, mais je n'y fis pas grande attention, j'étais trop
occupé à réfléchir sur ce qu'elle m'avait dit, trop pénétré, pour
la première fois, de la pensée que nous avions à faire nous-mêmes
notre avenir à nous deux, Dora et moi, et que personne ne pourrait
nous venir en aide.

Dora descendit tout doucement en pantoufles, pour me retrouver
maintenant que j'étais seul; elle se mit à pleurer sur mon épaule,
et me dit que j'avais été bien dur, et qu'elle avait été aussi
bien méchante; je lui en dis, je crois, à peu près autant de mon
côté, et cela fut fini; nous décidâmes que cette petite dispute
serait la dernière, et que nous n'en aurions plus jamais, quand
nous devrions vivre cent ans.

Quelle épreuve que les domestiques! C'est encore là l'origine de
la première querelle que nous eûmes après. Le cousin de Marie-
Jeanne déserta, et vint se cacher chez nous dans le trou au
charbon; il en fut retiré, à notre grand étonnement, par un piquet
de ses camarades qui l'emmenèrent les fers aux mains; notre jardin
en fut couvert de honte. Cela me donna le courage de me
débarrasser de Marie-Jeanne, qui prit si doucement, si doucement
son renvoi que j'en fus surpris: mais bientôt je découvris où
avaient passé nos cuillers; et de plus on me révéla qu'elle avait
l'habitude d'emprunter, sous mon nom, de petites sommes à nos
fournisseurs. Elle fut remplacée momentanément par mistress
Kidgerbury, vieille bonne femme de Kentishtown qui allait faire
des ménages au dehors, mais qui était trop faible pour en venir à
bout; puis nous trouvâmes un autre trésor, d'un caractère
charmant; mais malheureusement ce trésor-là ne faisait pas autre
chose que de dégringoler du haut en bas de l'escalier avec le
plateau dans les mains, ou de faire le plongeon par terre dans le
salon avec le service à thé, comme on pique une tête dans un bain.
Les ravages commis par cette infortunée nous obligèrent à la
renvoyer; elle fut suivie, avec de nombreux intermèdes de mistress
Kidgerbury, d'une série d'êtres incapables. À la fin nous tombâmes
sur une jeune fille de très-bonne mine qui se rendit à la foire de
Greenwich, avec le chapeau de Dora. Ensuite je ne me rappelle plus
qu'une foule d'échecs successifs.

Nous semblions destinés à être attrapés par tout le monde. Dès que
nous paraissions dans une boutique, on nous offrait des
marchandises avariées. Si nous achetions un homard, il était plein
d'eau. Notre viande était coriace, et nos pains n'avaient que de
la mie. Dans le but d'étudier le principe de la cuisson d'un
rosbif pour qu'il soit rôti à point, j'eus moi-même recours au
livre de cuisine, et j'y appris qu'il fallait accorder un quart
d'heure de broche par livre de viande, plus un quart d'heure en
sus pour le tout. Mais il fallait que nous fussions victimes d'une
bizarre fatalité, car jamais nous ne pouvions attraper le juste
milieu entre de la viande saignante ou de la viande calcinée.

J'étais bien convaincu que tous ces désastres nous coûtaient
beaucoup plus cher que si nous avions accompli une série de
triomphes. En étudiant nos comptes, je m'apercevais que nous
avions dépensé du beurre de quoi bitumer le rez-de-chaussée de
notre maison. Quelle consommation! Je ne sais si c'est que les
contributions indirectes de cette année-là avaient fait renchérir
le poivre, mais, au train dont nous y allions, il fallut, pour
entretenir nos poivrières, que bien des familles fussent obligées
de s'en passer, pour nous céder leur part. Et ce qu'il y avait de
plus merveilleux dans tout cela, c'est que nous n'avions jamais
rien dans la maison.

Il nous arriva aussi plusieurs fois que la blanchisseuse mît notre
linge en gage, et vint dans un état d'ivresse pénitente implorer
notre pardon; mais je suppose que cela a dû arriver à tout le
monde. Nous eûmes encore à subir un feu de cheminée, la pompe de
la paroisse et le faux serment du bedeau qui nous mit en frais;
mais ce sont encore là des malheurs ordinaires. Ce qui nous était
personnel, c'était notre guignon en fait de domestiques; l'une
d'entre elles avait une passion pour les liqueurs fortes, qui
augmentait singulièrement notre compte de _porter_ et de
spiritueux au café qui nous les fournissait. Nous trouvions sur
les mémoires des articles inexplicables, comme «un quart de litre
de rhum (Mistress C.),» et «un demi-quart de genièvre (Mistress
C.),» et «un verre de rhum et d'eau-de-vie de lavande (Mistress
C.);» la parenthèse s'appliquait toujours à Dora, qui passait, à
ce que nous apprîmes ensuite, pour avoir absorbé tous ces
liquides.

L'un de nos premiers exploits, ce fut de donner à dîner à
Traddles. Je le rencontrai un matin, et je l'engageai à venir nous
trouver dans la soirée. Il y consentit volontiers, et j'écrivis un
mot à Dora, pour lui dire que j'amènerais notre ami. Il faisait
beau, et en chemin nous causâmes tout le temps de mon bonheur.
Traddles en était plein, et il me disait que, le jour où il
saurait que Sophie l'attendait le soir dans une petite maison
comme la nôtre, rien ne manquerait à son bonheur.

Je ne pouvais souhaiter d'avoir une plus charmante petite femme
que celle qui s'assit ce soir-là en face de moi; mais ce que
j'aurais bien pu désirer, c'est que la chambre fût un peu moins
petite. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais nous avions
beau n'être que deux, nous n'avions jamais de place, et pourtant
la chambre était assez grande pour que notre mobilier pût s'y
perdre: Je soupçonne que c'était parce que rien n'avait de place
marquée, excepté la pagode de Jip qui encombrait toujours la voie
publique. Ce soir-là, Traddles était si bien enfermé entre la
pagode, la boîte à guitare, le chevalet de Dora et mon bureau, que
je craignais toujours qu'il n'eût pas assez de place pour se
servir de son couteau et de sa fourchette; mais il protestait avec
sa bonne humeur habituelle, et me répétait: «J'ai beaucoup de
place, Copperfield! beaucoup de place, je vous assure!»

Il y avait une autre chose que j'aurais voulu empêcher; j'aurais
voulu qu'on n'encourageât pas la présence de Jip sur la nappe
pendant le dîner. Je commençais à trouver peu convenable qu'il y
vînt jamais, quand même il n'aurait pas eu la mauvaise habitude de
fourrer la patte dans le sel ou dans le beurre. Cette fois-là, je
ne sais pas si c'est qu'il se croyait spécialement chargé de
donner la chasse à Traddles, mais il ne cessait d'aboyer après lui
et de sauter sur son assiette mettant à ces diverses manoeuvres
une telle obstination, qu'il accaparait à lui seul toute la
conversation.

Mais je savais combien ma chère Dora avait la coeur tendre à
l'endroit de son favori; aussi je ne fis aucune objection: je ne
me permis même pas une allusion aux assiettes dont Jip faisait
carnage sur le parquet, ni au défaut de symétrie dans
l'arrangement des salières qui étaient toutes groupées par trois
ou quatre, va comme je te pousse; je ne voulus pas non plus faire
observer que Traddles était absolument bloqué par des plats de
légumes égarés et par les carafes. Seulement je ne pouvais
m'empêcher de me demander en moi-même, tout en contemplant le
gigot à l'eau que j'allais découper, comment il se faisait que nos
gigots avaient toujours des formes si extraordinaires, comme si
notre boucher n'achetait que des moutons contrefaits; mais je
gardai pour moi mes réflexions.

«Mon amour, dis-je à Dora, qu'avez-vous dans ce plat?»

Je ne pouvais comprendre pourquoi Dora me faisait depuis un moment
de gentilles petites grimaces, comme si elle voulait m'embrasser.

«Des huîtres, mon ami, dit-elle timidement.

-- Est-ce de votre invention? dis-je d'un ton ravi.

-- Oui, David, dit Dora.

-- Quelle bonne idée! m'écriai-je en posant le grand couteau et la
fourchette pour découper notre gigot. Il n'y a rien que Traddles
aime autant.

-- Oui, oui, David, dit Dora; j'en ai acheté un beau petit baril
tout entier, et l'homme m'a dit qu'elles étaient très-bonnes. Mais
j'ai... j'ai peur qu'elles n'aient quelque chose
d'extraordinaire.» Ici Dora secoua la tête et des larmes
brillèrent dans ses yeux.

«Elles ne sont ouvertes qu'à moitié, lui dis-je; ôtez l'écaille du
dessus, ma chérie.

-- Mais elle ne veut pas s'en aller, dit Dora qui essayait de
toutes ses forces, de l'air le plus infortuné.

-- Savez-vous, Copperfield? dit Traddles en examinant gaiement le
plat, je crois que c'est parce que... ces huîtres sont
parfaites... mais je crois que c'est parce que... parce qu'on ne
les a jamais ouvertes.»

En effet, on ne les avait jamais ouvertes; et nous n'avions pas de
couteaux pour les huîtres; d'ailleurs nous n'aurions pas su nous
en servir; nous regardâmes donc les huîtres, et nous mangeâmes le
mouton: du moins nous mangeâmes tout ce qui était cuit, en
l'assaisonnant avec des câpres. Si je le lui avais permis, je
crois que Traddles, passant à l'état sauvage, se serait volontiers
fait cannibale, et nourri de viande presque crue, pour exprimer
combien il était satisfait du repas; mais j'étais décidé à ne pas
lui permettre de s'immoler ainsi sur l'autel de l'amitié, et nous
eûmes au lieu de cela un morceau de lard; fort heureusement il y
avait du lard froid dans le garde-manger.

Ma pauvre petite femme était tellement désolée à la pensée que je
serais contrarié, et sa joie fut si vive quand elle vit qu'il n'en
était rien, que j'oubliai bien vite mon ennui d'un moment. La
soirée se passa à merveille; Dora était assise près de moi, son
bras appuyé sur mon fauteuil, tandis que Traddles et moi nous
discutions sur la qualité de mon vin, et à chaque instant elle se
penchait vers mon oreille pour me remercier de n'avoir pas été
grognon et méchant. Ensuite elle nous fit du thé, et j'étais si
ravi de la voir à l'oeuvre, comme si elle faisait la dînette de sa
poupée, que je ne fis pas le difficile sur la qualité douteuse du
breuvage. Ensuite, Traddles et moi, nous jouâmes un moment aux
cartes, tandis que Dora chantait en s'accompagnant sur la guitare,
et il me semblait que notre mariage n'était qu'un beau rêve et que
j'en étais encore à la première soirée où j'avais prêté l'oreille
à sa douce voix.

Quand Traddles fut parti, je l'accompagnai jusqu'à la porte puis
je rentrai dans le salon; ma femme vint mettre sa chaise tout près
de la mienne.

«Je suis si fâchée! dit-elle. Voulez-vous m'enseigner un peu à
faire quelque chose, David?

-- Mais d'abord il faudrait que j'apprisse moi-même, Dora, lui
dis-je. Je n'en sais pas plus long que vous, ma petite.

-- Oh! mais vous, vous pouvez apprendre, reprit-elle, vous avez
tant d'esprit!

-- Quelle folie, ma petite chatte!

-- J'aurais dû, reprit-elle après un long silence, j'aurais dû
aller m'établir à la campagne, et passer un an avec Agnès!»

Ses mains jointes étaient placées sur mon épaule, elle y reposait
sa tête, et me regardait doucement de ses grands yeux bleus.

«Pourquoi donc? demandai-je.

-- Je crois qu'elle m'aurait fait du bien, et qu'avec elle
j'aurais pu apprendre bien des choses.

-- Tout vient en son temps, mon amour. Depuis de longues années,
vous savez, Agnès a eu à prendre soin de son père: même dans le
temps où ce n'était encore qu'une toute petite fille, c'était déjà
l'Agnès que vous connaissez.

-- Voulez-vous m'appeler comme je vais vous le demander? demanda
Dora sans bouger.

-- Comment donc? lui dis-je en souriant.

-- C'est un nom stupide, dit-elle en secouant ses boucles, mais
c'est égal, appelez-moi votre _femme-enfant_.»

Je demandai en riant à ma femme-enfant pourquoi elle voulait que
je l'appelasse ainsi. Elle me répondit sans bouger, seulement mon
bras passé autour de sa taille rapprochait encore de moi ses beaux
yeux bleus:

«Mais, êtes-vous nigaud! Je ne vous demande pas de me donner ce
nom-là, au lieu de m'appeler Dora. Je vous prie seulement, quand
vous songez à moi, de vous dire que je suis votre femme-enfant.
Quand vous avez envie de vous fâcher contre moi, vous n'avez qu'à
vous dire: «Bah! c'est ma femme-enfant.» Quand je vous mettrai la
tête à l'envers, dites-vous encore: «Ne savais-je pas bien depuis
longtemps que ça ne ferait jamais qu'une petite femme-enfant!»
Quand je ne serai pas pour vous tout ce que je voudrais être, et
ce que je ne serai peut-être jamais, dites-vous toujours: «Cela
n'empêche pas que cette petite sotte de femme-enfant m'aime tout
de même,» car c'est la vérité, David, je vous aime bien.»

Je ne lui avais pas répondu sérieusement; l'idée ne m'était pas
venue jusque-là qu'elle parlât sérieusement elle-même. Mais elle
fut si heureuse de ce que je lui répondis, que ses yeux n'étaient
pas encore secs qu'elle riait déjà. Et bientôt je vis ma femme-
enfant assise par terre, à côté de la pagode chinoise, faisant
sonner toutes les petites cloches les unes après les autres, pour
punir Jip de sa mauvaise conduite, et Jip restait nonchalamment
étendu sur le seuil de sa niche, la regardant du coin de l'oeil
comme pour lui dire: «Faites, faites, vous ne parviendrez pas à me
faire bouger de là avec toutes vos taquineries: je suis trop
paresseux, je ne me dérange pas pour si peu.»

Cet appel de Dora fit sur moi une profonde impression. Je me
reporte à ce temps lointain; je me représente cette douce créature
que j'aimais tant; je la conjure de sortir encore une fois des
ombres du passé, et de tourner vers moi son charmant visage, et je
puis assurer que son petit discours résonnait sans cesse dans mon
coeur. Je n'en ai peut-être pas tiré le meilleur parti possible,
j'étais jeune et sans expérience; mais jamais son innocente prière
n'est venue frapper en vain mon oreille.

Dora me dit, quelques jours après, qu'elle allait devenir une
excellente femme de ménage. En conséquence, elle sortit du tiroir
son ardoise, tailla son crayon, acheta un immense livre de
comptes, rattacha soigneusement toutes les feuilles du livre de
cuisine que Jip avait déchirées, et fit un effort désespéré «pour
être sage,» comme elle disait. Mais les chiffres avaient toujours
le même défaut: ils ne voulaient pas se laisser additionner. Quand
elle avait accompli deux ou trois colonnes de son livre de
comptes, et ce n'était pas sans peine, Jip venait se promener sur
la page et barbouiller tout avec sa queue; et puis, elle imbibait
d'encre son joli doigt jusqu'à l'os: c'est ce qu'il y avait de
plus clair dans l'affaire.

Quelquefois le soir, quand j'étais rentré et à l'ouvrage (car
j'écrivais beaucoup et je commençais à me faire un nom comme
auteur), je posais ma plume et j'observais ma femme-enfant qui
tâchait «d'être sage.» D'abord elle posait sur la table son
immense livre de comptes, et poussait un profond soupir; puis elle
l'ouvrait à l'endroit effacé par Jip la veille au soir, et
appelait Jip pour lui montrer les traces de son crime: c'était le
signal d'une diversion en faveur de Jip, et on lui mettait de
l'encre sur le bout du nez, comme châtiment. Ensuite elle disait à
Jip de se coucher sur la table, «tout de suite, comme un lion,»
c'était un de ses tours de force, bien qu'à mes yeux l'analogie ne
fût pas frappante. S'il était de bonne humeur, Jip obéissait.
Alors elle prenait une plume et commençait à écrire, mais il y
avait un cheveu dans sa plume; elle en prenait donc une autre et
commençait à écrire; mais celle-là faisait des pâtés; alors elle
en prenait une troisième et recommençait à écrire, en se disant à
voix basse: «Oh! mais, celle-là grince, elle va déranger David!»
Bref, elle finissait par y renoncer et par reporter le livre de
comptes à sa place, après avoir fait mine de le jeter à la tête du
lion.

Une autre fois, quand elle se sentait d'humeur plus grave, elle
prenait son ardoise et un petit panier plein de notes et d'autres
documents qui ressemblaient plus à des papillotes qu'à toute autre
chose, et elle essayait d'en tirer un résultat quelconque. Elle
les comparait très-sérieusement, elle posait sur l'ardoise des
chiffres qu'elle effaçait, elle comptait dans tous les sens les
doigts de sa main gauche, après quoi elle avait l'air si vexé, si
découragé et si malheureux, que j'avais du chagrin de voir
s'assombrir, pour me satisfaire, ce charmant petit visage; alors
je m'approchais d'elle tout doucement, et je lui disais:

«Qu'est-ce que vous avez, Dora?»

Elle me regardait d'un air désolé et répondait: «Ce sont ces
vilains comptes qui ne veulent pas aller comme il faut; j'en ai la
migraine: ils s'obstinent à ne pas faire ce que je veux!»

Alors je lui disais: «Essayons un peu ensemble; je vais vous
montrer, ma Dora.»

Puis je commençais une démonstration pratique; Dora m'écoutait
pendant cinq minutes avec la plus profonde attention, auprès quoi
elle commençait à se sentir horriblement fatiguée, et cherchait à
s'égayer en roulant mes cheveux autour de ses doigts, ou en
rabattant le col de ma chemise pour voir si cela m'allait bien.
Quand je voulais un peu réprimer son enjouement et que je
continuais mes raisonnements, elle avait l'air si désolé et si
effarouché, que je me rappelais tout à coup comme un reproche, en
la voyant si triste, sa gaieté naturelle le jour où je l'avais vue
pour la première fois: je laissais tomber le crayon en me répétant
que c'était une femme-enfant, et je la priais de prendre sa
guitare.

J'avais beaucoup à travailler et de nombreux soucis, mais je
gardais tout cela pour moi. Je suis loin de croire maintenant que
j'aie eu raison d'agir ainsi, mais je le faisais par tendresse
pour ma femme-enfant. J'examine mon coeur, et c'est sans la
moindre réserve que je confie à ces pages mes plus secrètes
pensées. Je sentais bien qu'il me manquait quelque chose, mais
cela n'allait pas jusqu'à altérer le bonheur de ma vie. Quand je
me promenais seul par un beau soleil, et que je songeais aux jours
d'été où la terre entière semblait remplie de ma jeune passion, je
sentais que mes rêves ne s'étaient pas parfaitement réalisés, mais
je croyais que ce n'était qu'une ombre adoucie de la douce gloire
du passé. Parfois, je me disais bien que j'aurais préféré trouver
chez ma femme un conseiller plus sûr, plus de raison, de fermeté
et de caractère; j'aurais désiré qu'elle pût me soutenir et
m'aider, qu'elle possédât le pouvoir de combler les lacunes que je
sentais en moi, mais je me disais aussi qu'un tel bonheur n'était
pas de ce monde, et qu'il ne devait pas, ne pouvait pas exister.

J'étais encore, pour l'âge, un jeune garçon plutôt qu'un mari. Je
n'avais connu, pour me former par leur salutaire influence,
d'autres chagrins que ceux qu'on a pu lire dans ce récit. Si je me
trompais, et cela m'arrivait peut-être bien souvent, c'étaient mon
amour et mon peu d'expérience qui m'égaraient. Je dis l'exacte
vérité. À quoi me servirait maintenant la dissimulation?

C'était donc sur moi que retombaient toutes les difficultés et les
soucis de notre vie; elle n'en prenait pas sa part. Notre ménage
était à peu près dans le même gâchis qu'au début; seulement je m'y
étais habitué, et j'avais au moins le plaisir de voir que Dora
n'avait presque jamais de chagrin. Elle avait retrouvé toute sa
gaieté folâtre; elle m'aimait de tout son coeur et s'amusait comme
autrefois c'est-à-dire comme un enfant.

Quand les débats des Chambres avaient été assommants (je ne parle
que de leur longueur, et non de leur qualité, car, sous ce dernier
rapport, ils n'étaient jamais autrement), et que je rentrais tard,
Dora ne voulait jamais s'endormir avant que je fusse rentré, et
descendait toujours pour me recevoir. Quand je n'avais pas à
m'occuper du travail qui m'avait coûté tant de labeur
sténographique, et que je pouvais écrire pour mon propre compte,
elle venait s'asseoir tranquillement près de moi, si tard que ce
pût être, et elle était tellement silencieuse que souvent je la
croyais endormie. Mais en général, quand je levais la tête, je
voyais ses yeux bleus fixés sur moi avec l'attention tranquille
dont j'ai déjà parlé.

«Ce pauvre garçon! doit-il être fatigué! dit-elle un soir, au
moment où je fermais mon pupitre.

-- Cette pauvre petite fille! doit-elle être fatiguée! répondis-
je. Ce serait à moi à vous dire cela, Dora. Une autre fois, vous
irez vous coucher, mon amour; il est beaucoup trop tard pour vous.

-- Oh! non! ne m'envoyez pas coucher, dit Dora d'un ton suppliant.
Je vous en prie, ne faites pas ça!

-- Dora!»

À mon grand étonnement, elle pleurait sur mon épaule.

«Vous n'êtes donc pas bien, ma petite; vous n'êtes pas heureuse?

-- Si, je suis très-bien, et très-heureuse, dit Dora. Mais
promettez-moi que vous me laisserez rester près de vous pour vous
voir écrire.

-- Voyez un peu la belle vue pour ces jolis yeux, et à minuit
encore! répondis-je.

-- Vrai? est-ce que vous les trouvez jolis? reprit Dora en riant;
je suis si contente qu'ils soient jolis!

-- Petite glorieuse!» lui dis-je.

Mais non, ce n'était pas de la vanité, c'était une joie naïve de
se sentir admirée par moi. Je le savais bien avant qu'elle me le
dit:

«Si vous les trouvez jolis, dites-moi que vous me permettrez
toujours de vous regarder écrire! dit Dora; les trouvez-vous
jolis?

-- Très-jolis!

-- Alors laissez-moi vous regarder écrire.

-- J'ai peur que cela ne les embellisse pas, Dora.

-- Mais si certainement! parce que voyez-vous, monsieur le savant,
cela vous empêchera de m'oublier, pendant que vous êtes plongé
dans vos méditations silencieuses. Est-ce que vous serez fâché si
je vous dis quelque chose de bien niais, plus niais encore qu'à
l'ordinaire?

-- Voyons donc cette merveille?

-- Laissez-moi vous donner vos plumes à mesure que vous en aurez
besoin, me dit Dora. J'ai envie d'avoir quelque chose à faire pour
vous pendant ces longues heures où vous êtes si occupé. Voulez-
vous que je les prenne pour vous les donner?»

Le souvenir de sa joie charmante quand je lui dis oui me fait
venir les larmes aux yeux. Lorsque je me remis à écrire le
lendemain, elle était établie près de moi avec un gros paquet de
plumes; cela se renouvela régulièrement chaque fois. Le plaisir
qu'elle avait à s'associer ainsi à mon travail, et son ravissement
chaque fois que j'avais besoin d'une plume, ce qui m'arrivait sans
cesse, me donnèrent l'idée de lui donner une satisfaction plus
grande encore. Je faisais semblant, de temps à autre, d'avoir
besoin d'elle pour me copier une ou deux pages de mon manuscrit.
Alors elle était dans toute sa gloire. Il fallait la voir se
préparer pour cette grande entreprise, mettre son tablier,
emprunter des chiffons à la cuisine pour essuyer sa plume, et le
temps qu'elle y mettait, et le nombre de fois qu'elle en lisait
des passages à Jip, comme s'il pouvait comprendre; puis enfin elle
signait sa page comme si l'oeuvre fût restée incomplète sans le
nom du copiste, et me l'apportait, toute joyeuse d'avoir achevé
son devoir, en me jetant les bras autour du cou. Souvenir charmant
pour moi, quand les autres n'y verraient que des enfantillages!

Peu de temps après, elle prit possession des clefs, qu'elle
promenait par toute la maison dans un petit panier attaché à sa
ceinture. En général, les armoires auxquelles elles appartenaient
n'étaient pas fermées, et les clefs finirent par ne plus servir
qu'à amuser Jip, mais Dora était contente, et cela me suffisait.
Elle était convaincue que cette mesure devait produire le meilleur
effet, et nous étions joyeux comme deux enfants qui font tenir
ménage à leur poupée pour de rire.

C'est ainsi que se passait notre vie; Dora témoignait presque
autant de tendresse à ma tante qu'à moi, et lui parlait souvent du
temps où elle la regardait comme «une vieille grognon.» Jamais ma
tante n'avait pris autant de peine pour personne. Elle faisait la
cour à Jip, qui n'y répondait nullement; elle écoutait tous les
jours Dora jouer de la guitare, elle qui n'aimait pas la musique;
elle ne parlait jamais mal de notre série d'_Incapables_, et
pourtant la tentation devait être bien grande pour elle; elle
faisait à pied des courses énormes pour rapporter à Dora toutes
sortes de petites choses dont elle avait envie, et chaque fois
qu'elle nous arrivait par le jardin et que Dora n'était pas en
bas, on l'entendait dire, au bas de l'escalier, d'une voix qui
retentissait joyeusement par toute la maison:

«Mais où est donc Petite-Fleur?»



CHAPITRE XV.

M. Dick justifie la prédiction de ma tante.


Il y avait déjà quelque temps que j'avais quitté le docteur. Nous
vivions dans son voisinage, je le voyais souvent, et deux ou trois
fois nous avions été dîner ou prendre le thé chez lui. Le Vieux-
Troupier était établi à demeure chez lui. Elle était toujours la
même, avec les mêmes papillons immortels voltigeant toujours au-
dessus de son bonnet.

Semblable à bien d'autres mères que j'ai connues durant ma vie,
mistress Markleham tenait beaucoup plus à s'amuser que sa fille.
Elle avait besoin de se divertir, et comme un rusé vieux troupier
qu'elle était, elle voulait faire croire, en consultant ses
propres inspirations, qu'elle s'immolait à son enfant. Cette
excellente mère était donc toute disposée à favoriser le désir du
docteur, qui voulait qu'Annie s'amusât, et elle exprimait tout
haut son approbation de la sagacité de son gendre.

Je se doute pas qu'elle ne fit saigner la plaie du coeur du
docteur sans le savoir, sans y mettre autre chose qu'un certain
degré d'égoïsme et de frivolité qu'on rencontre parfois chez des
personnes d'un âge mûr; elle le confirmait, je crois, dans la
pensée qu'il en imposait à la jeunesse de sa femme, et qu'il n'y
avait point entre eux de sympathie naturelle, à force de le
féliciter de chercher à adoucir à Annie le fardeau de la vie.

«Mon cher ami, lui disait-elle un jour en ma présence, vous savez
bien, sans doute, que c'est un peu triste pour Annie d'être
toujours enfermée ici.»

Le docteur fit un bienveillant signe de tête.

«Quand elle aura l'âge de sa mère, dit mistress Markleham en
agitant son éventail, ce sera une autre affaire. Vous pourriez me
mettre dans un cachot, pourvu que j'eusse bonne compagnie et que
je pusse faire mon rubber, jamais je ne demanderais à sortir. Mais
je ne suis pas Annie, vous savez, et Annie n'est pas sa mère.

-- Certainement, certainement, dit le docteur.

-- Vous êtes le meilleur homme du monde. Non, je vous demande bien
pardon, continua-t-elle en voyant le docteur faire un geste
négatif, il faut que je le dise devant vous, comme je le dis
toujours derrière votre dos, vous êtes le meilleur homme du monde;
mais naturellement, vous ne pouvez pas, n'est-il pas vrai, avoir
les mêmes goûts et les mêmes soins qu'Annie?

-- Non! dit le docteur d'une voix attristée.

-- Non, c'est tout naturel, reprit le Vieux-Troupier. Voyez, par
exemple, votre Dictionnaire! Quelle chose utile qu'un
dictionnaire! quelle chose indispensable! le sens des mots! Sans
le docteur Johnson, ou des gens comme ça, qui sait si, à l'heure
qu'il est, nous ne donnerions pas à un fer à repasser le nom d'un
manche à balai. Mais nous ne pouvons demander à Annie de
s'intéresser à un dictionnaire, quand il n'est pas même fini,
n'est-il pas vrai?»

Le docteur secoua la tête.

«Et voilà pourquoi j'approuve tant vos attentions délicates, dit
mistress Markleham, en lui donnant sur l'épaule un petit coup
d'éventail. Cela prouve que vous n'êtes pas comme tant de
vieillards qui voudraient trouver de vieilles têtes sur de jeunes
épaules. Vous avez étudié le caractère d'Annie et vous le
comprenez. C'est ce que je trouve en vous de charmant.»

Le docteur Strong semblait, en dépit de son calme et de sa
patience habituelle, ne supposer qu'avec peine tous ces
compliments.

«Aussi, mon cher docteur, continua le Vieux-Troupier en lui
donnant plusieurs petites tapes d'amitié, vous pouvez disposer de
moi en tout temps. Sachez que je suis entièrement à votre service.
Je suis prête à aller avec Annie au spectacle, aux concerts, à
l'exposition, partout enfin; et vous verrez que je ne me plaindrai
seulement pas de la fatigue, le devoir, mon cher docteur, le
devoir avant tout!»

Elle tenait parole. Elle était de ces gens qui peuvent supporter
une quantité de plaisirs, sans que jamais leur persévérance soit à
bout. Jamais elle ne lisait le journal (et elle le lisait tous les
jours pendant deux heures dans un bon fauteuil, à travers son
lorgnon), sans y découvrir quelque chose à voir qui amuserait
certainement Annie. En vain Annie protestait qu'elle était lasse
de tout cela, sa mère lui répondait invariablement:

«Ma chère Annie, je vous croyais plus raisonnable, et je dois vous
dire, mon amour, que c'est bien mal reconnaître la bonté du
docteur Strong.»

Ce reproche lui était généralement adressé en présence du docteur,
et il me semblait que c'était là principalement ce qui décidait
Annie à céder. Elle se résignait presque toujours à aller partout
où l'emmenait le Vieux-Troupier.

Il arrivait bien rarement que M. Maldon les accompagnât.
Quelquefois elles engageaient ma tante et Dora à se joindre à
elles; d'autres fois c'était Dora toute seule. Jadis j'aurais
hésité à la laisser aller, mais, en réfléchissant à ce qui s'était
passé le soir dans le cabinet du docteur, je n'avais plus la même
défiance. Je croyais que le docteur avait raison, et je n'avais
pas plus de soupçons que lui.

Quelquefois ma tante se grattait le nez, quand nous étions seuls,
en me disant qu'elle n'y comprenait rien, qu'elle voudrait les
voir plus heureux, et qu'elle ne croyait pas du tout que notre
militaire amie (c'est ainsi qu'elle appelait toujours le Vieux-
Troupier) contribuât à raccommoder les choses. Elle me disait
encore que le premier acte du retour au bon sens de notre
militaire amie, ce devrait être d'arracher tous ses papillons et
d'en faire cadeau à quelque ramoneur pour se déguiser un jour de
mascarade.

Mais c'était surtout sur M. Dick qu'elle comptait. Évidemment, cet
homme avait une idée, disait-elle, et s'il pouvait seulement la
serrer de près quelque jour, dans un coin de son cerveau, ce qui
était pour lui la grande difficulté, il se distinguerait de
quelque façon extraordinaire.

Ignorant qu'il était de cette prédiction, M. Dick restait toujours
dans la même position vis-à-vis du docteur et de mistress Strong.
Il semblait n'avancer ni reculer d'une semelle, immobile sur sa
base comme un édifice solide, et j'avoue qu'en effet j'aurais été
aussi étonné de lui voir faire un pas que de voir marcher une
maison.

Mais un soir, quelques mois après notre mariage, M. Dick
entr'ouvrit la porte de notre salon; j'étais seul à travailler
(Dora et ma tante étant allées prendre le thé chez les deux petits
serins), et il me dit avec une toux significative:

«Cela vous dérangerait, j'en ai peur, de causer un moment avec
moi, Trotwood?

-- Mais non, certainement, monsieur Dick; donnez-vous la peine
d'entrer.

-- Trotwood, me dit-il en appuyant son doigt sur son nez, après
m'avoir donné une poignée de main, avant de m'asseoir je voudrais
vous faire une observation. Vous connaissez votre tante?

-- Un peu, répondis-je.

-- C'est la femme du monde la plus remarquable, monsieur!»

Et après m'avoir fait cette communication qu'il lança comme un
boulet de canon, M. Dick s'assit d'un air plus grave que de
coutume et me regarda.

«Maintenant, mon enfant, ajouta-t-il, je vais vous faire une
question.

-- Vous pouvez m'en faire autant qu'il vous plaira.

-- Que pensez-vous de moi, monsieur? me demanda-t-il en se
croisant les bras.

-- Que vous êtes mon bon et vieil ami.

-- Merci, Trotwood, répondit M. Dick en riant et en me serrant la
main avec une gaieté expansive. Mais ce n'est pas là ce que je
veux dire, mon enfant, continua-t-il d'un ton plus grave: que
pensez-vous de moi sous ce point de vue?» Et il se touchait le
front.

Je ne savais comment répondre, mais il vint à mon aide.

«Que j'ai l'esprit faible, n'est-ce pas?

-- Mais... lui dis-je d'un ton indécis, peut-être un peu.

-- Précisément! cria M. Dick, qui semblait enchanté de ma réponse.
C'est que, voyez-vous, monsieur Trotwood, quand ils ont retiré un
peu du désordre qui était dans la tête de... vous savez bien
qui... pour le mettre vous savez bien où, il y a eu...» Ici
M. Dick fit faire à ses mains le moulinet plusieurs fois en les
tournant autour l'une de l'autre, puis il les frappa l'une contre
l'autre et recommença l'exercice du moulinet, pour exprimer une
grande confusion. «Voilà ce qu'on m'a fait! Voilà!»

Je lui fis un signe d'approbation qu'il me rendit.

«En un mot, mon enfant, dit M. Dick, baissant tout d'un coup la
voix, je suis un peu simple.»

J'allais nier le fait, mais il m'arrêta.

«Si, si! Elle prétend que non. Elle ne veut pas en entendre
parler, mais cela est. Je le sais. Si je ne l'avais pas eue pour
amie, monsieur, il y a bien des années qu'on m'aurait enfermé et
que je mènerais la plus triste vie. Mais je le lui rendrai bien,
n'ayez pas peur! Jamais je ne dépense ce que je gagne à faire des
copies. Je le mets dans une tirelire. J'ai fait mon testament; je
lui laisse tout! Elle sera riche, elle aura une noble existence.»

M. Dick tira son mouchoir et s'essuya les yeux. Mais il le replia
soigneusement, le lissa entre ses deux mains, le mit dans sa
poche, et parut du même coup faire disparaître ma tante.

«Vous êtes instruit, Trotwood, dit M. Dick. Vous êtes très-
instruit. Vous savez combien le docteur est savant; vous savez
l'honneur qu'il m'a toujours fait. La science ne l'a pas rendu
fier. Il est humble, humble, plein de condescendance même pour le
pauvre Dick, qui a l'esprit borné et qui ne sait rien. J'ai fait
monter son nom sur un petit bout de papier le long de la corde du
cerf-volant, il est arrivé jusqu'au ciel, parmi les alouettes. Le
cerf-volant a été charmé de le recevoir, monsieur, et le ciel en
est devenu plus brillant.»

Je l'enchantai en lui disant avec effusion que le docteur méritait
tout notre respect et toute notre estime.

«Et sa belle femme est une étoile, dit M. Dick, une brillante
étoile; je l'ai vue dans tout son éclat, monsieur. Mais (il
rapprocha sa chaise et posa sa main sur mon genou) il y a des
nuages, monsieur, il y a des nuages.»

Je répondis à la sollicitude qu'exprimait sa physionomie en
donnant à la mienne la même expression et en secouant la tête.

«Quels nuages?» dit monsieur Dick.

Il me regardait d'un air si inquiet et il paraissait si désireux
de savoir ce que c'était que ces nuages, que je pris la peine de
lui répondre lentement et distinctement, comme si j'avais voulu
expliquer quelque chose à un enfant:

«Il y a entre eux quelque malheureux sujet de division, répondis-
je, quelque triste cause de désunion. C'est un secret. Peut-être
est-ce une suite inévitable de la différence d'âge qui existe
entre eux. Peut-être cela tient à la chose du monde la plus
insignifiante.»

M. Dick accompagnait chacune de mes phrases d'un signe
d'attention; il s'arrêta quand j'eus fini, et resta à réfléchir,
les yeux fixés sur moi et la main sur mon genou.

«Le docteur n'est pas fâché contre elle, Trotwood? dit-il au bout
d'un moment.

-- Non. Il l'aime tendrement.

-- Alors, je sais ce que c'est, mon enfant, dit M. Dick.»

Dans un accès de joie soudaine, il me tapa sur le genou et se
renversa dans sa chaise, les sourcils relevés tout en haut de son
front; je le crus tout à fait fou. Mais il reprit bientôt sa
gravité, et, se penchant en avant, il me dit, après avoir tiré son
mouchoir d'un air respectueux, comme s'il lui représentait
réellement ma tante:

«C'est la femme du monde la plus extraordinaire, Trotwood.
Pourquoi n'a-t-elle rien fait pour remettre l'ordre dans cette
maison?

-- C'est un sujet trop délicat et trop difficile pour qu'elle
puisse s'en mêler, répondis-je.

-- Et vous qui êtes si instruit, dit M. Dick en me touchant du
bout du doigt, pourquoi n'avez-vous rien fait?

-- Par la même raison, répondis-je encore.

-- Alors j'y suis, mon enfant» repartit M. Dick. Et il se redressa
devant moi d'un air encore plus triomphant, en hochant la tête et
en se frappant la poitrine à coups redoublés; on aurait dit qu'il
avait juré de s'arracher l'âme du corps.

«Un pauvre homme légèrement timbré, dit M. Dick, un idiot, un
esprit faible, c'est de moi que je parle, vous savez, peut faire
ce que ne peuvent tenter les gens les plus distingués du monde. Je
les raccommoderai, mon enfant: j'essayerai, moi; ils ne m'en
voudront pas. Ils ne me trouveront pas indiscret. Ils se moquent
bien de ce que je puis dire, moi; quand j'aurais tort, je ne suis
que Dick. Qui est-ce qui fait attention à Dick? Dick, ce n'est
personne. Peuh!» Et il souffla, par mépris de son chétif individu,
comme s'il jetait une paille au vent.

Heureusement il avançait dans ses explications, car nous
entendions la voiture s'arrêter à la porte du jardin. Dora et ma
tante allaient rentrer.

«Pas un mot, mon enfant! continua-t-il à voix basse; laissez
retomber tout cela sur Dick, sur ce benêt de Dick... ce fou de
Dick! Voilà déjà quelque temps, monsieur, que j'y pensais; j'y
suis maintenant. Après ce que vous m'avez dit, je le tiens, j'en
suis sûr. Tout va bien!»

M. Dick ne prononça plus un mot sur ce sujet; mais pendant une
demi-heure il me fit des signes télégraphiques, dont ma tante ne
savait que penser, pour m'enjoindre de garder le plus profond
secret.

À ma grande surprise, je n'entendis plus parler de rien pendant
trois semaines, et pourtant je prenais un véritable intérêt au
résultat de ses efforts; j'entrevoyais une lueur étrange de bon
sens dans la conclusion à laquelle il était arrivé: quant à son
bon coeur, je n'en avais jamais douté. Mais je finis par croire
que, mobile et changeant comme il était, il avait oublié ou laissé
là son projet.

Un soir que Dora n'avait pas envie de sortir, nous nous
dirigeâmes, ma tante et moi, jusqu'à la petite maison du docteur.
C'était en automne, il n'y avait pas de débats du Parlement pour
me gâter la fraîche brise du soir, et l'odeur des feuilles sèches
me rappelait celles que je foulais jadis aux pieds dans notre
petit jardin de Blunderstone; le vent, en gémissant, semblait
m'apporter encore une vague tristesse, comme autrefois.

Il commençait à faire nuit quand nous arrivâmes chez le docteur.
Mistress Strong sortait du jardin, où M. Dick errait encore, tout
en aidant le jardinier à planter quelques piquets. Le docteur
avait une visite dans son cabinet, mais mistress Strong nous dit
qu'il serait bientôt libre, et nous pria de l'attendre. Nous la
suivîmes dans le salon, et nous nous assîmes dans l'obscurité,
près de la fenêtre. Nous ne faisions point de cérémonie entre
nous; nous vivions librement ensemble, comme de vieux amis et de
bons voisins.

Nous n'étions là que depuis un moment, quand mistress Markleham,
qui était toujours à faire des embarras à propos de tout, entra
brusquement, son journal à la main, en disant d'une voix
entrecoupée: «Bon Dieu, Annie, que ne me disiez-vous qu'il y avait
quelqu'un dans le cabinet?

-- Mais, ma chère maman, reprit-elle tranquillement, je ne pouvais
pas deviner que vous eussiez envie de le savoir.

-- Envie de le savoir! dit mistress Markleham en se laissant
tomber sur le canapé. Jamais je n'ai été aussi émue.

-- Vous êtes donc entrée dans le cabinet, maman? demanda Annie.

-- Si je suis entrée dans le cabinet! ma chère, reprit-elle avec
une nouvelle énergie. Oui, certainement! Et je suis tombée sur cet
excellent homme: jugez de mon émotion, mademoiselle Trotwood, et
vous aussi, monsieur David, juste au moment où il faisait son
testament.»

Sa fille tourna vivement la tête.

«Juste au moment, ma chère Annie, où il faisait son testament,
l'acte de ses volontés dernières, répéta mistress Markleham, en
étendant le journal sur ses genoux comme une nappe. Quelle
prévoyance et quelle affection! Il faut que je vous raconte
comment ça se passait! Vraiment oui, il le faut, quand ce ne
serait que pour rendre justice à ce mignon, car c'est un vrai
mignon que le docteur! Peut-être savez-vous, miss Trotwood, que
dans cette maison on a l'habitude de n'allumer les bougies que
lorsqu'on s'est littéralement crevé les yeux à lire son journal;
et aussi que ce n'est que dans le cabinet qu'on trouve un siège où
l'on puisse lire, ce que j'appelle à son aise. C'est donc pour
cela que je me rendais dans le cabinet, où j'avais aperçu de la
lumière. J'ouvre la porte. Auprès de ce cher docteur je vois deux
messieurs, vêtus de noir, évidemment des jurisconsultes; tous
trois debout devant la table; le cher docteur avait la plume à la
main, «C'est simplement pour exprimer, dit le docteur... Annie,
mon amour, écoutez bien... C'est simplement pour exprimer toute la
confiance que j'ai en mistress Strong que je lui laisse toute ma
fortune, sans condition.» Un des messieurs répète: «Toute votre
fortune, sans condition». Sur quoi, émue comme vous pensez que
peut l'être une mère en pareille circonstance, je m'écrie: «Grands
dieux! je vous demande bien pardon!» je trébuche sur le seuil de
la porte et j'accours par le petit corridor sur lequel donne
l'office.»

Mistress Strong ouvrit la fenêtre et sortit sur le balcon, où elle
se tint appuyée contre la balustrade.

«Mais n'est-ce pas un spectacle qui fait du bien, miss Trotwood,
et vous, monsieur David, dit mistress Markleham, de voir un homme
de l'âge du docteur Strong avoir la force d'âme nécessaire pour
faire pareille chose? Cela prouve combien j'avais raison. Lorsque
le docteur Strong me fit une visite des plus flatteuses et me
demanda la main d'Annie, je dis à ma fille: «Je ne doute pas, mon
enfant, que le docteur Strong ne vous assure dans l'avenir bien
plus encore qu'il ne promet de faire aujourd'hui.»

Ici on entendit sonner, et les visiteurs sortirent du cabinet du
docteur.

«Voilà qui est fini probablement, dit le Vieux-Troupier après
avoir prêté l'oreille; le cher homme a signé, cacheté, remis le
testament, et il a l'esprit en repos; il en a bien le droit. Quel
homme! Annie, mon amour, je vais lire mon journal dans le cabinet,
car je ne sais pas me passer des nouvelles du jour. Miss Trotwood,
et vous, monsieur David, venez voir le docteur, je vous prie.»

J'aperçus M. Dick debout dans l'ombre, fermant son canif lorsque
nous suivîmes mistress Markleham dans le cabinet et ma tante qui
se grattait violemment le nez, comme pour faire un peu diversion à
sa fureur contre notre militaire amie; mais ce que je ne saurais
dire, je l'ai oublié sans doute, c'est qui est-ce qui entra le
premier dans le cabinet, ou comment mistress Markleham se trouva
en un moment installée dans son fauteuil. Je ne saurais dire non
plus comment il se fit que nous nous trouvâmes, ma tante et moi,
près de la porte; peut-être ses yeux furent-ils plus prompts que
les miens et me retint-elle exprès, je n'en sais rien. Mais ce que
je sais bien c'est que nous vîmes le docteur avant qu'il nous eut
aperçus; il était au milieu des gros livres qu'il aimait tant, la
tête tranquillement appuyée sur sa main. Au même instant, nous
vîmes entrer mistress Strong, pâle et tremblante. M. Dick la
soutenait. Il posa la main sur le bras du docteur qui releva la
tête d'un air distrait. Alors Annie tomba à genoux à ses pieds, et
les mains jointes, d'un air suppliant, elle fixa sur lui un regard
que je n'ai jamais oublié. À ce spectacle, mistress Markleham
laissa tomber son journal, avec une expression d'étonnement tel
qu'on aurait pu prendre sa figure pour la mettre à la proue, en
tête de quelque navire nommé _la Surprise_.

Mais quant à la douceur que montra le docteur dans son étonnement,
quant à la dignité de sa femme dans son attitude suppliante, à
l'émotion touchante de M. Dick, au sérieux dont ma tante se
répétait à elle-même: «Cet homme-là, fou!» car elle triomphait en
ce moment de la position misérable dont elle l'avait tiré, je
vois, j'entends tout cela bien plus que je ne me le rappelle au
moment même où je le raconte.

«Docteur! dit M. Dick, qu'est-ce que c'est donc que ça? Regardez à
vos pieds!»

-- Annie! cria le docteur, relevez-vous, ma femme chérie.

-- Non! dit-elle. Je vous supplie tous de ne pas quitter la
chambre. Ô mon mari, mon père, rompons enfin ce long silence.
Sachons enfin l'un et l'autre ce qu'il peut y avoir entre nous!»

Mistress Markleham avait retrouvé la parole, et, pleine d'orgueil
pour sa famille et d'indignation maternelle, elle s'écriait:

«Annie, levez-vous à l'instant, et ne faites pas honte à tous vos
amis en vous humiliant ainsi, si vous ne voulez pas que je
devienne folle à l'instant.

-- Maman, répondit Annie, veuillez ne pas m'interrompez, c'est à
mon mari que je m'adresse; je ne vois que lui ici: il est tout
pour moi.

-- C'est-à-dire, s'écria mistress Markleham, que je ne suis rien!
Il faut que cette enfant ait perdu la tête! Soyez assez bons pour
me procurer un verre d'eau!»

J'étais trop occupé du docteur et de sa femme pour obéir à cette
prière, et comme personne n'y fit la moindre attention, mistress
Markleham fut forcée de continuer à soupirer, à s'éventer et à
ouvrir de grands yeux.

«Annie! dit le docteur en la prenant doucement dans ses bras, ma
bien-aimée! S'il est survenu dans notre vie un changement
inévitable, vous n'en êtes pas coupable. C'est ma faute, à moi
seul. Mon affection, mon admiration, mon respect pour vous n'ont
pas changé. Je désire vous rendre heureuse. Je vous aime et je
vous estime. Levez-vous, Annie, je vous en prie!»

Mais elle ne se releva pas. Elle le regarda un moment, puis, se
serrant encore plus contre lui, elle posa son bras sur les genoux
de son mari, et y appuyant sa tête, elle dit:

«Si j'ai ici un ami qui puisse dire un mot à ce sujet, pour mon
mari ou pour moi; si j'ai ici un ami qui puisse faire entendre un
soupçon que mon coeur m'a parfois murmuré; si j'ai ici un ami qui
respecte mon mari ou qui m'aime; si cet ami sait quelque chose qui
puisse nous venir en aide, je le conjure de parler.»

Il y eut un profond silence. Après quelques instants d'une pénible
hésitation, je me décidai enfin:

«Mistress Strong, dis-je, je sais quelque chose que le docteur
Strong m'avait ordonné de taire; j'ai gardé le silence jusqu'à ce
jour. Mais je crois que le moment est venu où ce serait une fausse
délicatesse que de continuer à le cacher; votre appel me relève de
ma promesse.»

Elle tourna les yeux vers moi, et je vis que j'avais raison. Je
n'aurais pu résister à ce regard suppliant, lors même que ma
confiance n'aurait pas été si inébranlable.

«Notre paix à venir, dit-elle, est peut-être entre vos mains. J'ai
la certitude que vous ne tairez rien; je sais d'avance que ni
vous, ni personne au monde ne pourrez jamais rien dire qui nuise
au noble coeur de mon mari. Quoi que vous ayez à dire qui me
touche, parlez hardiment. Je parlerai tout à l'heure à mon tour
devant lui, comme plus tard devant Dieu?»

Je ne demandai pas au docteur son autorisation, et je me mis à
raconter ce qui s'était passé un soir dans cette même chambre, en
me permettant seulement d'adoucir un peu les grossières
expressions d'Uriah Heep. Impossible de peindre les yeux effarés
de mistress Markleham durant tout mon récit, ni les interjections
aiguës qu'elle faisait entendre.

Quand j'eus fini, Annie resta encore un moment silencieuse, la
tête baissée comme je l'ai dépeinte, puis elle prit la main du
docteur, qui n'avait pas changé d'attitude depuis que nous étions
entrés dans la chambre, la pressa contre son coeur et la baisa.
M. Dick la releva doucement, et elle resta immobile appuyée sur
lui, les yeux fixés sur son mari.

«Je vais mettre à nu devant vous, dit-elle d'une voix modeste,
soumise et tendre, tout ce qui a rempli mon coeur depuis mon
mariage. Je ne saurais vivre en paix, maintenant que je sais tout,
s'il restait la moindre obscurité sur ce point.

-- Non, Annie, dit le docteur doucement, je n'ai jamais douté de
vous, mon enfant. Ce n'est pas nécessaire, ma chérie, ce n'est
vraiment pas nécessaire.

-- Il est nécessaire, répondit-elle, que j'ouvre mon coeur devant
vous qui êtes la vérité et la générosité mêmes, devant vous que
j'ai aimé et respecté toujours davantage depuis que je vous ai
connu, Dieu m'en est témoin!

-- Réellement, dit mistress Markleham, si j'ai le moindre bon
sens...

-- (Mais vous n'en avez pas l'ombre, vieille folle! murmura ma
tante avec indignation.)

-- ... Il doit m'être permis de dire qu'il est inutile d'entrer
dans tous ces détails.

-- Mon mari peut seul en être juge, dit Annie, sans cesser un
instant de regarder le docteur, et il veut bien m'entendre. Maman,
si je dis quelque chose qui vous fasse de la peine, pardonnez-le-
moi. J'ai bien souffert moi-même, souvent et longtemps.

-- Sur ma parole! marmotta mistress Markleham.

-- Quand j'étais très-jeune, dit Annie, une petite, petite fille,
mes premières notions sur toute chose m'ont été données par un ami
et un maître bien patient. L'ami de mon père qui était mort, m'a
toujours été cher. Je ne me souviens pas d'avoir rien appris que
son souvenir n'y soit mêlé. C'est lui qui a mis dans mon âme ses
premiers trésors, il les avait gravés de son sceau; enseignés par
d'autres, j'en aurais reçu, je crois, une moins salutaire
influence.

-- Elle compte sa mère absolument pour rien! s'écria mistress
Markleham.

-- Non, maman, dit Annie; mais lui, je le mets à sa place. Il le
faut. À mesure que je grandissais, il restait toujours le même
pour moi. J'étais fière de son intérêt, je lui étais profondément,
sincèrement attachée. Je le regardais comme un père, comme un
guide dont les éloges m'étaient plus précieux que tout autre éloge
au monde, comme quelqu'un auquel je me serais fiée, lors même que
j'aurais douté du monde entier. Vous savez, maman, combien j'étais
jeune et inexpérimentée, quand tout d'un coup vous me l'avez
présenté comme mon mari.

-- J'ai déjà dit ça plus de cinquante fois à tous ceux qui sont
ici, dit mistress Markleham.

-- (Alors, pour l'amour de Dieu, taisez-vous, et qu'il n'en soit
plus question, murmura ma tante.)

-- C'était pour moi un si grand changement, une si grande perte, à
ce qu'il me semblait, dit Annie toujours du même ton, que d'abord
je fus agitée et malheureuse. Je n'étais encore qu'une petite
fille, et je crois que je fus un peu attristée de songer au
changement subit qu'allait faire mon mariage dans la nature des
sentiments que je lui avais portés jusqu'alors. Mais puisque rien
ne pouvait plus désormais le laisser tel à mes yeux que je l'avais
toujours connu, quand je n'étais que son écolière, je me sentis
fière de ce qu'il me jugeait digne de lui: je l'épousai.

-- Dans l'église Saint-Alphage, à Canterbury, fit remarquer
mistress Markleham.

-- (Que le diable emporte cette femme! dit ma tante; elle ne veut
donc pas rester tranquille?)

-- Je ne songeai pas un moment, continua Annie en rougissant, aux
biens de ce monde que mon mari possédait. Mon jeune coeur ne
s'occupait pas d'un pareil souci. Maman, pardonnez-moi si je dis
que c'est vous qui me fîtes la première entrevoir la pensée qu'il
y avait des gens dans le monde qui pourraient être assez injustes
envers lui et envers moi pour se permettre ce cruel soupçon.

-- Moi? cria mistress Markleham.

-- (Ah! certainement, que c'est vous, remarqua ma tante; et cette
fois, vous aurez beau jouer de l'éventail, vous ne pouvez pas le
nier, ma militaire amie!)

-- Ce fut le premier malheur de ma nouvelle vie, dit Annie. Ce fut
la première source de tous mes chagrins. Ils ont été si nombreux
depuis quelque temps, que je ne saurais les compter, mais non pas,
ô mon généreux ami, non pas pour la raison que vous supposez; car
il n'y a pas dans mon coeur une pensée, un souvenir, une espérance
qui ne se rattachent à vous!»

Elle leva les yeux au ciel, et, les mains jointes, elle
ressemblait, dans sa noble beauté, à un esprit bienheureux. Le
docteur, à partir de ce moment, la contempla fixement en silence,
et les yeux d'Annie soutinrent fixement ses regards.

«Je ne reproche pas à maman de vous avoir jamais rien demandé pour
elle-même. Ses intentions ont toujours été irréprochables, je le
sais, mais je ne puis dire tout ce que j'ai souffert lorsque j'ai
vu les appels indirects qu'on vous faisait en mon nom, le trafic
qu'on a fait de mon nom près de vous, lorsque j'ai été témoin de
votre générosité, et du chagrin qu'en ressentait M. Wickfield, qui
avait tant de sollicitude pour vos légitimes intérêts. Comment
vous dire ce que j'éprouvai la première fois que je me suis vue
exposée à l'odieux soupçon de vous avoir vendu mon amour, à vous,
l'homme du monde que j'estimais le plus! Tout cela m'a accablée
sous le poids d'une honte imméritée dont je vous infligeais votre
part. Oh! non, personne ne peut savoir tout ce que j'ai souffert:
maman pas plus qu'une autre. Songez à ce que c'est que d'avoir
toujours sur le coeur cette crainte et cette angoisse, et de
savoir pourtant, dans mon âme et conscience, que le jour de mon
mariage n'avait fait que couronner l'amour et l'honneur de ma vie.

-- Et voilà ce qu'on gagne, cria mistress Markleham en pleurs, à
se dévouer pour ses enfants! Je voudrais être turque!

-- (Ah! plût à Dieu, et que vous fussiez restée dans votre pays
natal! dit ma tante.)

-- C'est à ce moment que maman s'est tant occupée de mon cousin
Maldon. J'avais eu, dit-elle à voix basse, mais sans la moindre
hésitation, de l'amitié pour lui. Nous étions, dans notre enfance,
des petits amoureux. Si les circonstances n'en avaient pas ordonné
autrement, j'aurais peut-être fini par me persuader que je
l'aimais réellement; je l'aurais peut-être épousé pour mon
malheur. Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il
y a si peu de rapports d'idées et de caractère.»

Je réfléchissais sur ces paroles, tout en continuant d'écouter
attentivement, comme si elles avaient un intérêt particulier, ou
quelque application secrète que je ne pouvais deviner encore: «Il
n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il y a si peu
de rapports d'idées et de caractère.»

«Nous n'avons rien de commun, dit Annie; il y a longtemps que je
m'en suis aperçue. Quand même je n'aurais pas d'autres raisons
d'aimer avec reconnaissance mon mari, moi qui en ai tant, je le
remercierais de toute mon âme pour m'avoir sauvé du premier
mouvement d'un coeur indiscipliné qui allait s'égarer.»

Elle se tenait immobile devant le docteur, sa voix vibrait d'une
émotion qui me fit tressaillir, tout en restant parfaitement calme
et ferme comme auparavant.

«Lorsqu'il sollicitait des marques de votre munificence, que vous
lui dispensiez si généreusement, à cause de moi, je souffrais de
l'apparence mercenaire qu'on donnait à ma tendresse; je trouvais
qu'il eût été, pour lui, plus honorable de faire tout seul son
chemin; je me disais que, si j'avais été à sa place, rien ne
m'aurait coûté pour essayer d'y réussir. Mais enfin je lui
pardonnais encore, jusqu'au soir où il nous dit adieu avant de
partir pour l'Inde. C'est ce soir-là que j'eus la preuve que
c'était un ingrat et un perfide; je m'aperçus aussi que
M. Wickfield m'observait avec méfiance, et, pour la première fois,
j'entrevis le cruel soupçon qui était venu assombrir ma vie.

-- Un soupçon, Agnès! dit le docteur; non, non, non!

-- Il n'existait pas dans votre coeur, mon mari, je le sais!
répondit-elle. Et quand je vins, ce soir-là, vous trouver, pour
verser à vos pieds cette coupe de tristesse et de honte, pour vous
dire qu'il s'était trouvé sous votre toit, un homme de mon sang,
que vous aviez comblé pour l'amour de moi, et que cet homme avait
osé me dire des choses qu'il n'aurait jamais dû me faire entendre,
lors même que j'aurais été ce qu'il croyait, une faible et
mercenaire créature, mon coeur s'est soulevé à la pensée de
souiller vos oreilles d'une telle infamie; mes lèvres se sont
refusées à vous la faire entendre alors, comme depuis.»

Mistress Markleham se renversa dans son fauteuil avec un sourd
gémissement, et se cacha derrière son éventail.

«Je n'ai jamais échangé un mot avec lui, depuis ce jour, qu'en
votre présence, et seulement quand cela était nécessaire pour
éviter une explication. Des années se sont passées depuis qu'il a
su de moi quelle était ici sa situation. Le soin que vous mettiez
à le faire avancer, la joie avec laquelle vous m'annonciez que
vous aviez réussi, toute votre bonté à son égard, n'étaient pour
moi qu'un redoublement de douleur, mon secret n'en devenait que
plus pesant.»

Elle se laissa tomber doucement aux pieds du docteur, bien qu'il
s'efforçât de l'en empêcher; et les yeux pleins de larmes, elle
lui dit encore:

«Ne me parlez pas! laissez-moi encore vous dire quelque chose! Que
j'aie eu tort ou raison, si j'avais à recommencer, je crois que je
le ferais. Vous ne pouvez pas comprendre ce que c'était que de
vous aimer, et de savoir que d'anciens souvenirs pouvaient faire
croire le contraire; de savoir qu'on avait pu me supposer perfide,
et d'être entourée d'apparences qui confirmaient un pareil
soupçon. J'étais très-jeune, et je n'avais personne pour me
conseiller; entre maman et moi, il y a toujours eu un abîme pour
ce qui avait rapport à vous. Si je me suis repliée sur moi-même,
si j'ai caché l'outrage que j'avais subi, c'est parce que je vous
honorais de toute mon âme, parce que je souhaitais ardemment que
vous pussiez m'honorer aussi.

-- Annie, mon noble coeur! dit le docteur; mon enfant chérie!

-- Un mot! encore un mot! Je me disais souvent que vous auriez pu
épouser une femme qui ne vous aurait pas causé tant de peine et de
soucis, une femme qui aurait mieux tenu sa place à votre foyer; je
me disais que j'aurais mieux fait de rester votre élève, presque
votre enfant; je me disais que je n'étais pas à la hauteur de
votre sagesse, de votre science: c'était tout cela qui me faisait
garder le silence; mais c'était parce que je vous honorais de
toute mon âme, parce que j'espérais qu'un jour vous pourriez
m'honorer aussi.

-- Ce jour est venu depuis longtemps, Annie, dit le docteur; et il
ne finira jamais.

-- Encore un mot! J'avais résolu de porter seule mon fardeau, de
ne jamais révéler à personne l'indignité de celui pour qui vous
étiez si bon. Plus qu'un mot, ô le meilleur des amis! J'ai appris
aujourd'hui la cause du changement que j'avais remarqué en vous,
et dont j'ai tant souffert; tantôt, je l'attribuais à mes
anciennes craintes, tantôt, j'étais sur le point de comprendre la
vérité; enfin, un hasard m'a révélé, ce soir, toute l'étendue de
votre confiance en moi, lors même que vous étiez dans l'erreur sur
mon compte. Je n'espère pas que tout mon amour, ni tout mon
respect puissent jamais me rendre digne de cette confiance
inestimable; mais je puis au moins lever les yeux sur le noble
visage de celui que j'ai vénéré comme un père, aimé comme un mari,
respecté depuis les jours de mon enfance comme un ami; et déclarer
solennellement que, jamais dans mes pensées les plus passagères,
je ne vous ai fait tort, que je n'ai jamais varié dans l'amour et
la fidélité que je vous dois!»

Elle avait jeté ses bras autour du cou du docteur: la tête du
vieillard reposait sur celle de sa femme, ses cheveux gris se
mêlaient aux tresses brunes d'Annie.

«Gardez-moi, pressée contre votre coeur, mon mari! ne me repoussez
jamais loin de vous! ne songez pas, ne dites pas qu'il y a trop de
distance entre nous; mes imperfections seules nous séparent, je le
sais mieux tous les jours et je vous en aine toujours davantage.
Oh! recueillez-moi sur votre coeur, mon mari, car mon amour est
bâti sur le roc, et il durera éternellement.»

Il y eut un long silence. Ma tante se leva gravement, s'approcha
lentement de M. Dick, et l'embrassa sur les deux joues. Cela fut
fort heureux pour lui, car il allait se compromettre; je voyais le
moment où, dans l'excès de sa joie, en face de cette scène, il
allait certainement se tenir sur une jambe et sauter à cloche-
pied.

«Vous êtes un homme très-remarquable, Dick, lui dit ma tante d'un
ton d'approbation très-décidé; et n'ayez pas l'air de me dire
jamais le contraire, je le sais mieux que vous!»

Puis, ma tante le saisit par sa manche, me fit un signe, et nous
nous glissâmes doucement, tous trois, hors de la chambre.

«Voilà qui calmera notre militaire amie, dit ma tante; cela va me
procurer une bonne nuit, quand je n'aurais pas, d'ailleurs,
d'autres sujets de satisfaction.

-- Elle était bouleversée, j'en ai peur, dit M. Dick, d'un ton de
grande commisération.

-- Comment! avez-vous jamais vu un crocodile bouleversé? demanda
ma tante.

-- Je ne crois pas avoir jamais vu de crocodile du tout, reprit
doucement M. Dick.

-- Il n'y aurait jamais eu la moindre chose sans cette vieille
folle, dit ma tante d'un ton pénétré. Si les mères pouvaient
seulement laisser leurs filles tranquilles, quand elles sont une
fois mariées, au lieu de faire tant de tapage de leur tendresse
prétendue! Il semble que le seul secours qu'elles puissent rendre
aux malheureuses jeunes femmes qu'elles ont mises au monde (Dieu
sait si les infortunées avaient jamais témoigné le désir d'y
venir!), ce soit de les en faire repartir le plus vite possible, à
force de tourments! Mais à quoi pensez-vous donc, Trot?»

Je pensais à tout ce que je venais d'entendre. Quelques-unes des
phrases dont on s'était servi me revenaient sans cesse à l'esprit:
«Il n'y a pas de mariage plus mal assorti, que celui où il y a si
peu de rapports d'idées et de caractère... Le premier mouvement
d'un coeur indiscipliné!... Mon amour est bâti sur le roc.» Mais
j'arrivais chez moi; les feuilles séchées craquaient sous mes
pieds, et le vent d'automne sifflait.



CHAPITRE XVI.

Des nouvelles.


J'étais marié depuis un an environ, si j'en crois ma mémoire,
assez mal sûre pour les dates, lorsqu'un soir que je revenais seul
au logis, en songeant au livre que j'écrivais (car mon succès
avait suivi le progrès de mon application, et je travaillais alors
à mon premier roman), je passai devant la maison de mistress
Steerforth. Cela m'était arrivé déjà plusieurs fois durant ma
résidence dans le voisinage, quoique en général je préférasse de
beaucoup prendre un autre chemin. Mais, comme cela m'obligeait à
faire un long détour, je finissais par passer assez souvent par
là.

Je n'avais jamais fait autre chose que de jeter sur cette maison
un rapide coup d'oeil: elle avait l'air sombre et triste; les
grands appartements ne donnaient pas sur la route, et les fenêtres
étroites, vieilles et massives, qui n'étaient jamais bien gaies à
voir, semblaient surtout lugubres lorsqu'elles étaient fermées,
avec tous les stores baissés. Il y avait une allée couverte à
travers une petite cour pavée, aboutissant à une porte d'entrée
qui ne servait jamais, avec une fenêtre cintrée, celle de
l'escalier, en harmonie avec le reste, et, quoique ce fût la seule
qui ne fût pas ombragée au dedans par un store, elle ne laissait
pas d'avoir l'air aussi triste et aussi abandonné que les autres.
Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu une lumière dans la
maison. Si j'avais passé par là, comme tant d'autres, avec un
coeur indifférent, j'aurais probablement supposé que le
propriétaire de cette résidence y était mort sans laisser
d'enfants. Si j'avais eu le bonheur de ne rien savoir qui
m'intéressât à cet endroit, et que je l'eusse vu toujours le même
dans son immobilité, mon imagination aurait probablement bâti à ce
sujet les plus ingénieuses suppositions.

Malgré tout, je cherchais à y penser le moins possible. Mais mon
esprit ne pouvait passer devant comme mon corps sans s'y arrêter,
et je ne pouvais me soustraire aux pensées qui venaient
m'assaillir en foule. Ce soir là, en particulier, tout en
poursuivant mon chemin, j'évoquais sans le vouloir les ombres de
mes souvenirs d'enfance, des rêves plus récents, des espérances
vagues, des chagrins trop réels et trop profonds; il y avait dans
mon âme un mélange de réalité et d'imagination qui, se confondant
avec le plan du sujet dont je venais d'occuper mon esprit, donnait
à mes idées un tour singulièrement romanesque. Je méditais donc
tristement en marchant, quand une voix tout près de moi me fit
soudainement tressaillir.

De plus, c'était une voix de femme, et je reconnus bientôt la
petite servante de mistress Steerforth, celle qui jadis portait un
bonnet à rubans bleus. Elle les avait ôtés, probablement pour
mieux s'accommoder à l'apparence lamentable de la maison, et
n'avait plus qu'un ou deux noeuds désolés d'un brun modeste.

«Voulez-vous avoir la bonté, monsieur, de venir parler à miss
Dartle?

-- Miss Dartle me fait-elle demander?

-- Non, monsieur, pas ce soir, mais c'est tout de même. Miss
Dartle vous a vu passer il y a un jour ou deux, et elle m'a dit de
m'asseoir sur l'escalier pour travailler, et de vous prier de
venir lui parler, la première fois que je vous verrais passer.»

Je la suivis, et je lui demandai, en chemin, comment allait
mistress Steerforth; elle me répondit qu'elle était toujours
souffrante, et sortait peu de sa chambre.

Lorsque nous arrivâmes à la maison, on me conduisit dans le
jardin, où se trouvait miss Dartle. Je m'avançai seul vers elle.
Elle était assise sur un banc, au bout d'une espèce de terrasse,
d'où l'on apercevait Londres. La soirée était sombre, une lueur
rougeâtre éclairait seule l'horizon, et la grande ville qu'on
entrevoyait dans le lointain, à l'aide de cette clarté sinistre,
me semblait une compagnie appropriée au souvenir de cette femme
ardente et fière.

Elle me vit approcher, et se leva pour me recevoir. Je la trouvai
plus pâle et plus maigre encore qu'à notre dernière entrevue; ses
yeux étaient plus étincelants, sa cicatrice plus visible.

Nous nous saluâmes froidement. La dernière fois que je l'avais
vue, nous nous étions quittés après une scène assez violente, et
il y avait, dans toute sa personne, un air de dédain qu'elle ne se
donnait pas la peine de dissimuler.

«On me dit que vous désirez me parler, miss Dartle, lui dis-je, en
me tenant d'abord près d'elle, la main appuyée sur le dossier du
banc.

-- Oui, dit-elle. Faites-moi le plaisir de me dire si on a
retrouvé cette fille?

-- Non.

-- Et pourtant elle s'est sauvée?»

Je voyais ses lèvres minces se contracter en me parlant, comme si
elle mourait d'envie d'accabler Émilie de reproches.

«Sauvée? répétai-je.

-- Oui! elle l'a laissé! dit-elle en riant; si on ne l'a pas
retrouvée maintenant, peut-être qu'on ne la retrouvera jamais.
Elle est peut-être morte!»

Jamais je n'ai vu, sur aucun autre visage, une pareille expression
de cruauté triomphante.

«La mort serait peut-être le plus grand bonheur que pût lui
souhaiter une femme, lui dis-je; je suis bien aise de voir que le
temps vous ait rendue si indulgente, miss Dartle.»

Elle ne daigna pas me répondre, et se tourna vers moi avec un
sourire méprisant.

«Les amis de cette excellente et vertueuse personne sont vos amis;
vous êtes leur champion, et vous défendez leurs droits. Voulez-
vous que je vous dise tout ce qu'on sait d'elle?

-- Oui,» répondis-je.

Elle se leva avec un sourire méchant, et s'avança vers une haie de
houx qui était tout près, et qui séparait la pelouse du potager,
puis elle se mit à crier: «Venez ici!» comme si elle appelait
quelque animal immonde.

«J'espère que vous ne vous permettrez aucun acte de vengeance ou
de représailles en ce lieu, monsieur Copperfield?» dit-elle en me
regardant toujours avec la même expression.

Je m'inclinai sans comprendre ce qu'elle voulait dire, et elle
répéta une seconde fois: «Venez ici!» Alors je vis apparaître le
respectable M. Littimer, qui, toujours aussi respectable, me fit
un profond salut, et se plaça derrière elle. Miss Dartle s'étendit
sur le banc, et me regarda d'un air de triomphe et de malice, dans
lequel il y avait pourtant, chose bizarre, quelque grâce féminine,
quelque attrait singulier; elle avait l'air de ces cruelles
princesses qu'on ne trouve que dans les contes de fées.

«Et maintenant, lui dit-elle d'un ton impérieux, sans même le
regarder, et en passant sa main sur sa cicatrice, peut-être, en
cet instant, avec plus de plaisir que de peine; dites à
M. Copperfield tout ce que vous savez sur la fuite.

-- M. James et moi, madame...

-- Ne vous adressez pas à moi, dit-elle en fronçant le sourcil.

-- M. James et moi, monsieur...

-- Ni à moi, je vous prie, dis-je.»

M. Littimer, sans paraître le moins du monde déconcerté s'inclina
légèrement, comme pour faire entendre que tout ce qui nous
plairait lui était également agréable, et il reprit:

«M. James et moi, nous avons voyagé avec cette jeune femme depuis
le jour où elle a quitté Yarmouth, sous la protection de M. James.
Nous avons été dans une multitude d'endroits, et nous avons vu
beaucoup de pays; nous avons été en France, en Suisse, en Italie,
enfin presque partout.»

Il fixait ses yeux sur le dossier du banc, comme si c'était à lui
qu'il fût réduit à s'adresser, et y promenait doucement ses
doigts, comme s'il jouait sur un piano muet.

«M. James s'était beaucoup attaché à cette jeune personne, et
pendant longtemps il a mené une vie plus régulière que depuis que
j'étais à son service. La jeune femme avait fait de grands
progrès, elle parlait les langues des pays où nous nous étions
établis. Ce n'était plus du tout la petite paysanne d'autrefois.
J'ai remarqué qu'on l'admirait beaucoup partout où nous allions.»

Miss Dartle porta la main à son côté. Je le vis jeter un regard
sur elle, et sourire à demi.

«On l'admirait vraiment beaucoup; peut-être son costume, peut-être
l'effet du soleil et du grand air sur son teint, peut-être les
soins dont elle était l'objet; que ce fût ceci ou cela, le fait
est que sa personne avait un charme qui attirait l'attention
générale.»

Il s'arrêta un moment. Les yeux de miss Dartle erraient, sans
repos, d'un point de l'horizon à l'autre; elle se mordait
convulsivement les lèvres.

M. Littimer joignit les mains, se plaça en équilibre sur une seule
jambe, et les yeux baissés, il avança sa respectable tête puis il
continua:

«La jeune femme vécut ainsi pendant quelque temps, avec un peu
d'abattement par intervalles, jusqu'à ce qu'enfin, elle commença à
fatiguer M. James de ses gémissements et de ses scènes répétées.
Cela n'allait plus si bien; M. James commençait à se déranger
comme autrefois. Plus il se dérangeait, plus elle devenait triste,
et je peux bien dire que je n'étais pas à mon aise entre eux deux.
Cependant ils se raccommodèrent bien des fois, et cela,
véritablement, a duré plus longtemps qu'on n'aurait pu s'y
attendre.»

Miss Dartle ramena sur moi ses regards avec la même expression
victorieuse. M. Littimer toussa une ou deux fois pour s'éclaircir
la voix, changea de jambe, et reprit:

«À la fin, après beaucoup de reproches et de larmes de la jeune
femme, M. James partit un matin (nous occupions une villa dans le
voisinage de Naples, parce qu'elle aimait beaucoup la mer), et
sous prétexte de faire une longue absence, il me chargea de lui
annoncer que, dans l'intérêt de tout le monde, il était... Ici
M. Littimer toussa de nouveau, ... il était parti. Mais M. James,
je dois le dire, s'était conduit de la façon la plus honorable;
car il proposait à la jeune femme de lui faire épouser un homme
très-respectable, qui était tout prêt à passer l'éponge sur le
passé, et qui valait bien tous ceux auxquels elle aurait pu
prétendre par une voie régulière, car elle était d'une famille
très-vulgaire.»

Il changea de nouveau de jambe, et passa sa langue sur ses lèvres.
J'étais convaincu que c'était de lui que ce scélérat voulait
parler, et je voyais que miss Dartle partageait mon opinion.

«J'étais également chargé de cette communication; je ne demandais
pas mieux que de faire tout au monde pour tirer M. James
d'embarras, et pour rétablir la bonne entente entre lui et une
excellente mère, qu'il a fait tant souffrir; voilà pourquoi je me
suis chargé de cette commission. La violence de la jeune femme,
lorsqu'elle apprit son départ, dépassa tout ce qu'on pouvait
attendre; elle était folle, et si on n'avait pas employé la force,
elle se serait poignardée ou jetée dans la mer, ou bien elle se
serait cassé la tête contre les murs.»

Miss Dartle se renversait sur son banc, avec une expression de
joie, comme si elle eût voulu mieux savourer les termes dont se
servait ce misérable.

«Mais c'est, lorsque j'en vins au second point, dit M. Littimer
avec une certaine gêne, que la jeune femme se montra sous son
véritable jour. On devait croire qu'elle aurait au moins senti
toute la généreuse bonté de l'intention; mais jamais je n'ai vu
une pareille fureur. Sa conduite dépassa tout ce qu'on peut en
dire. Une bûche, un caillou, auraient montré plus de
reconnaissance, plus de coeur, plus de patience, plus de raison.
Si je n'avais pas été sur mes gardes, je suis convaincu qu'elle
aurait attenté à ma vie.

-- Je l'en estime davantage,» dis-je avec indignation.

M. Littimer pencha la tête comme pour dire: «Vraiment, monsieur!
vous êtes si jeune!» Puis il reprit son récit.

«En un mot, on fut obligé pendant quelque temps de ne pas lui
laisser sous la main tous les objets avec lesquels elle aurait pu
se faire mal, ou faire mal aux autres, et de la tenir enfermée.
Mais, malgré tout, elle sortit une nuit, brisa les volets d'une
croisée que j'avais moi-même fermée avec des clous, se laissa
glisser le long d'une vigne, et jamais, que je sache, on n'a plus
entendu reparler d'elle.

-- Elle est peut-être morte! dit miss Dartle avec un sourire,
comme si elle eût voulu pousser du pied le cadavre de la
malheureuse fille.

-- Elle s'est peut-être noyée, mademoiselle, reprit M. Littimer,
trop heureux de pouvoir s'adresser à quelqu'un. C'est très-
possible. Ou bien, elle a peut-être reçu quelque assistance des
bateliers ou de leurs femmes. Elle aimait beaucoup la mauvaise
compagnie, miss Dartle, et elle allait s'asseoir près de leurs
bateaux, sur la plage, pour causer avec eux. Je l'ai vue faire ça
des jours entiers, quand M. James était absent. Et un jour
M. James a été très-mécontent d'apprendre qu'elle avait dit aux
enfants, qu'elle aussi était la fille d'un batelier, et que jadis,
dans son pays, elle courait comme eux sur la plage.»

Oh, Émilie! pauvre fille! Quel tableau se présenta à mon
imagination! Je la voyais assise sur le lointain rivage, au milieu
d'enfants qui lui rappelaient les jours de son innocence, écoutant
ces petites voix qui lui parlaient d'amour maternel, des pures et
douces joies qu'elle aurait connues, si elle était devenue la
femme d'un honnête matelot; ou bien prêtant l'oreille à la voix
solennelle de l'Océan, qui murmure éternellement: «Plus jamais!»

«Quand il a été évident qu'il n'y avait plus rien à faire, miss
Dartle...

-- Ne vous ai-je pas dit de ne pas me parler? répondit-elle avec
une dureté méprisante.

-- C'est que vous m'aviez parlé, mademoiselle, répondit-il! Je
vous demande pardon; je sais bien que mon devoir est d'obéir.

-- En ce cas, faites votre devoir, répondit-elle. Finissez votre
histoire, et allez-vous-en.

-- Quand il a été évident, dit-il du ton le plus respectable et en
faisant un profond salut, qu'on ne la retrouvait nulle part,
j'allai rejoindre M. James à l'endroit où il avait été convenu que
je devais lui écrire, et je l'informai de ce qui s'était passé. Il
y eut une discussion entre nous, et je crus me devoir à moi-même
de le quitter. Je pouvais supporter, et j'avais supporté bien des
choses; mais M. James avait poussé l'insulte jusqu'à me frapper:
c'était trop fort. Sachant donc le malheureux dissentiment qui
existait entre sa mère et lui, et l'angoisse où elle devait être,
je pris la liberté de revenir en Angleterre, pour lui conter...

-- Ne l'écoutez pas; je l'ai payé pour cela, me dit miss Dartle.

-- Précisément, madame... pour lui conter ce que je savais. Je ne
crois pas, dit M. Littimer, après un moment de réflexion, avoir
autre chose à dire. Je suis maintenant sans emploi, et je serais
heureux de trouver quelque part une situation respectable.»

Miss Dartle me regarda, comme pour me demander si je n'avais pas
quelque question à faire. Il m'en était venu une à l'esprit, et je
répondis:

«Je voudrais demander à... cet individu (il me fut impossible de
prononcer un mot plus poli), si on n'a pas intercepté une lettre
écrite à cette malheureuse fille par ses parents, ou s'il suppose
qu'elle l'ait reçue.»

Il resta calme et silencieux, les yeux fixés sur le sol, et le
bout des doigts de sa main gauche délicatement arc-boutés sur le
bout des doigts de sa main droite.

Miss Dartle tourna vers lui la tête d'un air de dédain.

«Je vous demande pardon, mademoiselle; mais, malgré toute ma
soumission pour vous, je connais ma position, bien que je ne sois
qu'un domestique. M. Copperfield et vous, mademoiselle, ce n'est
pas la même chose. Si M. Copperfield désire savoir quelque chose
de moi, je prends la liberté de lui rappeler que, s'il veut une
réponse, il peut m'adresser à moi-même ses questions. J'ai ma
position à garder.»

Je fis un violent effort sur mon mépris, et, me tournant vers lui,
je lui dis:

«Vous avez entendu ma question. Mettez, si vous voulez, que c'est
à vous qu'elle s'adresse. Que me répondrez-vous?

-- Monsieur, reprit-il en joignant et en écartant alternativement
le bout de ses doigts, je ne peux pas répondre à la légère. Trahir
la confiance de M. James vis-à-vis de sa mère, ou vis-à-vis de
vous, c'est bien différent. Il n'était pas probable, je crois, que
M. James voulût encourager une correspondance propre à redoubler
l'abattement ou les reproches de mademoiselle; mais, monsieur, je
désire ne pas aller plus loin.

-- Est-ce tout?» me demanda miss Dartle.

Je répondis que je n'avais rien de plus à ajouter.

«Seulement, repris-je en le voyant s'éloigner, je comprends le
rôle qu'a joué ce misérable dans toute cette coupable affaire, et
je vais le faire savoir à celui qui a servi de père à Émilie
depuis son enfance. Si j'ai un conseil à donner à ce drôle, c'est
de ne pas trop se montrer en public.»

Il s'était arrêté en m'entendant parler, pour m'écouter avec son
calme habituel.

«Merci, monsieur, mais permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'il
n'y a dans ce pays ni esclaves ni maîtres d'esclaves, et que
personne ici n'a le droit de se faire justice lui-même; quand on
s'avise de le faire, je crois qu'on n'en est pas le bon marchand.
C'est pour vous dire, monsieur, que j'irai où bon me semblera.»

Il me salua poliment, en fit autant à miss Dartle, et sortit par
le sentier qu'il avait pris en venant. Miss Dartle et moi nous
nous regardâmes un moment sans mot dire; elle paraissait dans la
même disposition d'esprit que lorsqu'elle avait fait paraître cet
homme devant moi.

«Il dit de plus, remarqua-t-elle en serrant lentement les lèvres,
que son maître voyage sur les côtes d'Espagne, et qu'il continuera
probablement longtemps ses excursions maritimes. Mais cela ne vous
intéresse pas. Il y a entre ces deux natures orgueilleuses, entre
cette mère et ce fils, un abîme plus profond que jamais, et qui ne
saurait se combler, car ils sont de la même race; le temps ne fait
que les rendre plus obstinés et plus impérieux. Mais cela ne vous
intéresse pas davantage. Voici ce que je voulais vous dire. Ce
démon, dont vous faites un ange; cette basse créature qu'il a
tirée de la boue, et elle tournait vers moi ses yeux noirs pleins
de passion, elle vit peut-être encore. Ces viles créatures-là, ça
a la vie dure. Si elle n'est pas morte, vous tiendrez certainement
à retrouver cette perle précieuse pour l'enchâsser dans un écrin.
Nous le désirons aussi, pour qu'il ne puisse jamais redevenir sa
proie. Ainsi donc nous avons le même intérêt, et voilà pourquoi,
moi qui voudrais lui faire tout le mal auquel peut être sensible
une si méprisable créature, je vous ai prié de venir entendre ce
que vous avez entendu.»

Je vis, au changement de son expression, que quelqu'un s'avançait
derrière moi. C'était mistress Steerforth qui me tendit la main
plus froidement que de coutume, et d'un air plus solennel encore
qu'autrefois; mais pourtant je m'aperçus, non sans émotion,
qu'elle ne pouvait oublier ma vieille amitié pour son fils. Elle
était très-changée. Sa noble taille s'était courbée, de profondes
rides sillonnaient son beau visage, et ses cheveux étaient presque
blancs, mais elle était encore belle, et je retrouvais en elle les
yeux étincelants et l'air imposant qui jadis faisaient
l'admiration de mes rêves enfantins, à la pension.

«Monsieur Copperfield sait-il tout, Rosa?

-- Oui.

-- Il a vu Littimer?

-- Oui; et je lui ai dit pourquoi vous en aviez exprimé le désir.

-- Vous êtes une bonne fille. J'ai eu, depuis que je ne vous ai
vu, quelques rapports avec votre ancien ami, monsieur, dit-elle en
s'adressant à moi; mais il n'est pas encore revenu au sentiment de
son devoir envers moi. Je n'ai d'autre objet en ceci que celui que
Rosa vous a fait connaître. Si l'on peut en même temps consoler
les peines du brave homme que vous m'avez amené, car je ne lui en
veux pas, et c'est déjà beau de ma part, et sauver mon fils du
danger de retomber dans les pièges de cette intrigante, à la bonne
heure!»

Elle se redressa et s'assit en regardant droit devant elle, bien
loin, bien loin.

«Madame, lui dis-je d'un ton respectueux, je comprends. Je vous
assure que je n'ai nulle envie de vous attribuer d'autres motifs;
mais je dois vous dire, moi qui ai connu depuis mon enfance cette
malheureuse famille, que vous vous méprenez. Si vous vous imaginez
que cette pauvre fille, indignement traitée, n'a pas été
cruellement trompée, et qu'elle n'aimerait pas mille fois mieux
mourir que d'accepter aujourd'hui un verre d'eau de la main de
votre fils, vous faites là une terrible méprise.

-- Chut, Rosa! chut! dit mistress Steerforth, qui vit que sa
compagne allait répliquer: c'est inutile, n'en parlons plus. On me
dit, monsieur, que vous êtes marié?»

Je répondis qu'en effet je m'étais marié l'année précédente.

«Et que vous réussissez? je vis si loin du monde que je ne sais
que peu de chose; mais j'entends dire que vous commencez à devenir
célèbre.

-- J'ai eu beaucoup de bonheur, dis-je, et mon nom a déjà quelque
réputation.

-- Vous n'avez pas de mère? dit-elle d'une voix plus douce.

-- Non.

-- C'est dommage, reprit-elle, elle aurait été fière de vous.
Adieu.»

Je pris la main qu'elle me tendit avec une dignité mêlée de
raideur; elle était aussi calme de visage que si son âme avait été
en repos. Son orgueil était assez fort pour imposer silence aux
battements mêmes de son coeur, et pour abaisser sur sa face le
voile d'insensibilité menteuse à travers lequel elle regardait, du
siège où elle était assise, tout droit devant elle, bien loin,
bien loin.

En m'éloignant d'elles, le long de la terrasse, je ne pus
m'empêcher de me retourner pour voir ces deux femmes dont les yeux
restaient fixés sur l'horizon toujours plus sombre autour d'elles.
Çà et là, on voyait scintiller quelques lueurs dans la lointaine
cité, une clarté rougeâtre éclairait encore l'orient de ses
reflets; mais il s'élevait dans la vallée un brouillard qui se
répandait comme la mer au milieu des ténèbres, pour envelopper
dans ses replis ces deux statues vivantes que je venais de
quitter. Je ne pus y songer sans épouvante, car lorsque je les
revis, une mer en furie s'était véritablement soulevée sous leurs
pieds.

En réfléchissant à ce que je venais d'entendre, je crus devoir en
faire part à M. Peggotty. Le lendemain soir j'allai à Londres pour
le voir. Il errait sans cesse d'une ville à l'autre, toujours
uniquement préoccupé de la même idée; mais il restait à Londres
plus qu'ailleurs. Que de fois je l'ai vu au milieu des ombres de
la nuit traverser les rues, pour découvrir parmi les rares ombres
qui avaient l'air de chercher fortune à ces heures indues, ce
qu'il redoutait de trouver!

Il avait loué une chambre au-dessus de la petite boutique du
marchand de chandelles de Hungerford Market, dont j'ai déjà eu
occasion de parler. C'était de là qu'il était parti la première
fois, lorsqu'il entreprit son pieux pèlerinage. J'allai l'y
chercher. On me dit qu'il n'était pas encore sorti, et que je le
trouverais dans sa chambre.

Il était assis près d'une fenêtre où il cultivait quelques fleurs.
La chambre était propre et bien rangée. Je vis en un clin d'oeil
que tout était prêt pour la recevoir, et qu'il ne sortait jamais
sans se dire que peut-être il la ramènerait là le soir. Il ne
m'avait pas entendu frapper à la porte, et il ne leva les yeux que
quand je posai la main sur son épaule.

«Maître Davy! merci, monsieur; merci mille fois de votre visite!
Asseyez-vous. Soyez le bienvenu, monsieur.

-- Monsieur Peggotty, lui dis-je en prenant la chaise qu'il
m'offrait, je ne voudrais pas vous donner trop d'espoir, mais j'ai
appris quelque chose.

-- Sur Émilie?»

Il posa sa main sur sa bouche avec une agitation fiévreuse, et,
les yeux fixés sur moi, il devint d'une pâleur mortelle.

«Cela ne vous donne aucun indice sur l'endroit où elle se trouve,
mais enfin elle n'est plus avec lui.»

Il s'assit, sans cesser de me regarder, et entendit dans le plus
profond silence tout ce que j'avais à lui dire. Je n'oublierai
jamais la dignité de ce grave et patient visage; il m'écoutait,
puis, les yeux baissés, il appuyait sa tête sur sa main; il resta
tout ce temps immobile sans m'interrompre une seule fois. Il
semblait qu'il n'y eût dans tout cela qu'une figure qu'il
poursuivait à travers mon récit; il laissait passer à mesure
toutes les autres comme des ombres vulgaires dont il ne se
souciait point.

Quand j'eus fini, il se cacha la tête un moment entre ses deux
mains et garda le silence. Je me tournai du côté de la fenêtre
comme pour examiner les pots de fleurs.

«Qu'en pensez-vous, maître Davy? me demanda-t-il enfin.

-- Je crois qu'elle vit, répondis-je.

-- Je ne sais pas. Peut-être le premier choc a-t-il été trop rude,
et dans l'angoisse de son âme!... cette mer bleue dont elle
parlait tant, peut-être n'y pensait-elle depuis si longtemps que
parce que ce devait être son tombeau!»

Il parlait d'une voix basse et émue en marchant dans la chambre.

«Et pourtant, maître Davy, ajouta-t-il, j'étais bien sûr qu'elle
vivait: jour et nuit, en y pensant, je savais que je la
retrouverais; cela m'a donné tant de force, tant de confiance, que
je ne crois pas m'être trompé. Non, non, Émilie est vivante!»

Il appuya fermement sa main sur la table, et son visage hâlé prit
une expression de résolution indicible.

«Ma nièce Émilie est vivante, monsieur, dit-il d'un ton énergique.
Je ne sais ni d'où cela me vient ni comment cela se fait, mais
j'entends quelque chose qui me dit qu'elle est vivante!»

Il avait presque l'air inspiré en disant cela. J'attendis un
moment qu'il fût en état de m'écouter; puis je cherchai à lui
suggérer une idée qui m'était venue la veille au soir.

«Mon cher ami, lui dis-je.

-- Merci, merci, monsieur, et il serrait mes mains dans les
siennes.

-- Si elle venait à Londres, ce qui est probable, car elle ne peut
espérer de se cacher nulle part aussi facilement que dans cette
grande ville; et que peut-elle faire de mieux que de se cacher aux
yeux de tous, si elle ne retourne pas chez vous...

-- Elle ne retournera pas chez moi, répondit-il en secouant
tristement la tête. Si elle était partie de son plein gré, peut-
être y reviendrait-elle, mais pas comme ça, monsieur.

-- Si elle venait à Londres, dis-je, il y a, je crois, une
personne qui aurait plus de chance de la découvrir que toute autre
au monde. Vous rappelez-vous... écoutez-moi avec fermeté, songez à
votre grand but: vous rappelez-vous Marthe?

-- Notre payse?»

Je n'avais pas besoin de réponse, il suffisait de le regarder.

«Savez-vous qu'elle est à Londres?

-- Je l'ai vue dans les rues, me répondit-il en frissonnant.

-- Mais vous ne savez pas, dis-je, qu'Émilie a été pleine de bonté
pour elle, avec le concours de Ham, longtemps avant qu'elle ait
abandonné votre demeure. Vous ne savez pas, non plus, que le soir
où je vous ai rencontré et où nous avons causé dans cette chambre,
là-bas, de l'autre côté de la rue, elle écoutait à la porte.

-- Maître Davy? répondit-il avec étonnement. Le soir où il
neigeait si fort?

-- Précisément. Je ne l'ai pas revue depuis. Après vous avoir
quitté, je l'ai cherchée, mais elle était partie. Je ne voulais
pas vous parler d'elle: aujourd'hui même, je ne le fais qu'avec
répugnance, mais c'est elle que je voulais vous dire, c'est à elle
qu'il faut, je crois, vous adresser. Comprenez-vous?»

-- Je ne comprends que trop, monsieur,» répondit-il. Nous parlions
à voix basse l'un et l'autre.

«Vous dites que vous l'avez vue? Croyez-vous pouvoir la retrouver?
car, pour moi, je ne pourrais la rencontrer que par hasard.

-- Je crois, maître Davy, que je sais où il faut la chercher.

-- Il fait nuit. Puisque nous voilà, voulez-vous que nous
essayions ce soir de la trouver?»

Il y consentit et se prépara à m'accompagner. Sans avoir l'air de
remarquer ce qu'il faisait, je vis avec quel soin il rangeait la
petite chambre; il prépara une bougie et mit des allumettes sur la
table, tint le lit tout prêt, sortit d'un tiroir une robe que je
me souvenais d'avoir vu jadis porter à Émilie, la plia
soigneusement avec quelques autres vêtements de femme, mit à côté
un chapeau et déposa le tout sur une chaise. Du reste, il ne fit
pas la moindre allusion à ces préparatifs, et je me tus comme lui.
Sans doute il y avait bien longtemps que cette robe attendait,
chaque soir, Émilie!

«Autrefois, maître Davy, me dit-il en descendant l'escalier, je
regardais cette fille, cette Marthe, comme la boue des souliers de
mon Émilie. Que Dieu me pardonne, nous n'en sommes plus là,
aujourd'hui!»

Tout en marchant, je lui parlai de Ham: c'était un moyen de le
forcer à causer, et en même temps je désirais savoir des nouvelles
de ce pauvre garçon. Il me répéta, presque dans les mêmes termes
qu'auparavant, que Ham était toujours de même, «qu'il usait sa vie
sans en avoir nul souci, mais qu'il ne se plaignait jamais et
qu'il se faisait aimer de tout le monde.»

Je lui demandai s'il savait les dispositions de Ham à l'égard de
l'auteur de tant d'infortunes? N'avait-on pas à craindre quelque
chose de ce côté?

«Qu'arriverait-il, par exemple, si Ham se rencontrait, par hasard,
avec Steerforth?

-- Je n'en sais rien, monsieur, répondit-il. J'y ai pensé souvent,
et je ne sais qu'en dire. Mais qu'est-ce que ça fait?»

Je lui rappelai le jour où nous avions parcouru tous trois la
grève, le lendemain du départ d'Émilie.

«Vous souvenez-vous, lui dis-je, de la façon dont il regardait la
mer et comme il murmurait entre ses dents: «On verra comment tout
ça finira!»

-- Certainement, je m'en souviens!

-- Que croyez-vous qu'il voulût dire?

-- Maître Davy, répondit-il, je me le suis demandé bien souvent et
jamais je n'ai trouvé de réponse satisfaisante. Ce qu'il y a de
curieux, c'est qu'en dépit de toute sa douceur, je crois que
jamais je n'oserais le lui demander; jamais il ne m'a dit le plus
petit mot qui s'écartât du respect le plus profond, et il n'est
guère probable qu'il voulût commencer aujourd'hui; mais ce n'est
pas une eau tranquille que celle où dorment de telles pensées.
C'est une eau bien profonde, allez! je ne peux pas voir ce qu'il y
a au fond.

-- Vous avez raison, lui dis-je, et c'est ce qui m'inquiète
quelquefois.

-- Et moi aussi, monsieur Davy, répliqua-t-il. Cela me tourmente
encore plus, je vous assure, que ses goûts aventureux, et pourtant
tout cela vient de la même source. Je ne puis dire à quelles
extrémités il se porterait en pareil cas, mais j'espère que ces
deux hommes ne se rencontreront jamais.»

Nous étions arrivés dans la Cité. Nous ne causions plus; il
marchait à côté de moi, absorbé dans une seule pensée, dans une
préoccupation constante qui lui aurait fait trouver la solitude au
milieu de la foule la plus bruyante. Nous n'étions pas loin du
pont de Black-Friars, quand il tourna la tête pour me montrer du
regard une femme qui marchait seule de l'autre côté de la rue. Je
reconnus aussitôt celle que nous cherchions.

Nous traversâmes la rue, et nous allions l'aborder, quand il me
vint à l'esprit qu'elle serait peut-être plus disposée à nous
laisser voir sa sympathie pour la malheureuse jeune fille, si nous
lui parlions dans un endroit plus paisible, et loin de la foule.
Je conseillai donc à mon compagnon de la suivre sans lui parler;
d'ailleurs, sans m'en rendre bien compte, je désirais savoir où
elle allait.

Il y consentit, et nous la suivîmes de loin, sans jamais la perdre
de vue, mais sans non plus l'approcher de très-près; à chaque
instant elle regardait de côté et d'autre. Une fois, elle s'arrêta
pour écouter une troupe de musiciens. Nous nous arrêtâmes aussi.

Elle marchait toujours: nous la suivions. Il était évident qu'elle
se rendait en un lieu déterminé; cette circonstance, jointe au
soin que je lui voyais prendre de continuer à suivre les rues
populeuses, et peut-être une espèce de fascination étrange que
m'inspirait cette mystérieuse poursuite, me confirmèrent de plus
en plus dans ma résolution de ne point l'aborder. Enfin elle entra
dans une rue sombre et triste; là il n'y avait plus ni monde ni
bruit; je dis à M. Peggotty: «Maintenant, nous pouvons lui
parler,» et pressant le pas, nous la suivîmes de plus près.



CHAPITRE XVII.

Marthe.


Nous étions entrés dans le quartier de Westminster. Comme nous
avions rencontré Marthe venant dans un sens opposé, nous étions
retournés sur nos pas pour la suivre, et c'était près de l'abbaye
de Westminster qu'elle avait quitté les rues bruyantes et
passagères. Elle marchait si vite, qu'une fois hors de la foule
qui traversait le pont en tout sens, nous ne parvînmes à la
rejoindre que dans l'étroite ruelle qui longe la rivière près de
Millbank. À ce même moment, elle traversa la chaussée, comme pour
éviter ceux qui s'attachaient à ses pas, et, sans prendre
seulement le temps de regarder derrière elle, elle accéléra encore
sa marche.

La rivière m'apparut à travers un sombre passage où étaient
remisés quelques chariots, et cette vue me fit changer de dessein.
Je touchai le bras de mon compagnon sans dire un mot, et, au lieu
de traverser le chemin comme venait de le faire Marthe, nous
continuâmes à suivre le même côté de la route, nous cachant le
plus possible à l'ombre des maisons, mais toujours tout près
d'elle.

Il existait alors, et il existe encore aujourd'hui, au bout de
cette ruelle, un petit hangar en ruines, jadis, sans doute,
destiné à abriter les mariniers du bac. Il est placé tout juste à
l'endroit où la rue cesse, et où la route commence à s'étendre
entre la rivière et une rangée de maisons. Aussitôt qu'elle arriva
là et qu'elle aperçut le fleuve, elle s'arrêta comme si elle avait
atteint sa destination, et puis elle se mit à descendre lentement
le long de la rivière, sans la perdre de vue un seul instant.

J'avais cru d'abord qu'elle se rendait dans quelque maison;
j'avais même vaguement espéré que nous y trouverions quelque chose
qui nous mettrait sur la trace de celle que nous cherchions. Mais
en apercevant l'eau verdâtre, à travers la ruelle, j'eus un secret
instinct qu'elle n'irait pas plus loin.

Tout ce qui nous entourait était triste, solitaire et sombre ce
soir-là. Il n'y avait ni quai ni maisons sur la route monotone qui
avoisinait la vaste étendue de la prison. Un étang d'eau saumâtre
déposait sa vase aux pieds de cet immense bâtiment. De mauvaises
herbes à demi pourries couvraient le terrain marécageux. D'un
côté, des maisons en ruines, mal commencées et qui n'avaient
jamais été achevées; de l'autre, un amas de pièces de fer
informes, de roues, de crampons, de tuyaux, de fourneaux,
d'ancres, de cloches à plongeur, de cabestans et je ne sais
combien d'autres objets honteux d'eux-mêmes, qui semblaient
vainement chercher à se cacher sous la poussière et la boue dont
ils étaient recouverts. Sur la rive opposée, la lueur éclatante et
le fracas des usines semblaient prendre à tâche de troubler le
repos de la nuit, mais l'épaisse fumée que vomissaient leurs
cheminées massives ne s'en émouvait pas et continuait de s'élever
en une colonne incessante. Des trouées et des jetées limoneuses
serpentaient entre des blocs de bois tout recouverts d'une mousse
verdâtre, semblable à une perruque de chiendent, et sur lesquels
on pouvait encore lire des fragments d'affiches de l'année
dernière offrant une récompense à ceux qui recueilleraient des
noyés apportés là par la marée, à travers la vase et la bourbe. On
disait que jadis, dans le temps de la grande peste, on avait
creusé là une fosse pour y jeter les morts, et cette croyance
semblait avoir répandu sur tout le voisinage une fatale influence;
il semblait que la peste eût fini graduellement par se décomposer
en cette forme nouvelle, et qu'elle se fût combinée là avec
l'écume du fleuve souillée par son contact pour former ce bourbier
immonde et gluant.

C'est là que, se croyant sans doute pétrie du même limon et se
regardant comme le rebut de la nature réclamé par ce cloaque de
pourriture et de corruption, la jeune fille que nous avions suivie
dans sa course égarée se tenait au milieu de cette scène nocturne,
seule et triste, regardant l'eau.

Quelques barques étaient jetées çà et là sur la vase du rivage;
nous pûmes, en les longeant, nous glisser près d'elle sans être
vus. Je fis signe à M. Peggotty de rester où il était, et je
m'approchai d'elle. Je ne m'avançais pas sans trembler, car, en la
voyant terminer si brusquement sa course rapide, en l'observant
là, debout, sous l'ombre du pont caverneux, toujours absorbée dans
le spectacle de ces ondes mugissantes, je ne pouvais réprimer en
moi une secrète épouvante.

Je crois qu'elle se parlait à elle-même. Je la vis ôter son châle
et s'envelopper les mains dedans avec l'agitation nerveuse d'une
somnambule. Jamais je n'oublierai que, dans toute sa personne, il
y avait un trouble sauvage qui me tint dans une transe mortelle de
la voir s'engloutir à mes yeux, jusqu'au moment où enfin je sentis
que je tenais son bras serré dans ma main.

Au même instant, je criai: «Marthe!» Elle poussa un cri d'effroi,
et chercha à m'échapper; seul, je n'aurais pas eu la force de la
retenir, mais un bras plus vigoureux que le mien la saisit; et
quand elle leva les yeux, et qu'elle vit qui c'était, elle ne fit
plus qu'un seul effort pour se dégager, avant de tomber à nos
pieds. Nous la transportâmes hors de l'eau, dans un endroit où il
y avait quelques grosses pierres, et nous la fîmes asseoir; elle
ne cessait de pleurer et de gémir, la tête cachée dans ses mains.

«Oh! la rivière! répétait-elle avec angoisse. Oh! la rivière!

-- Chut! chut! lui dis-je. Calmez-vous.»

Mais elle répétait toujours les mêmes paroles, et s'écriait avec
rage: «Oh! la rivière!»

«Elle me ressemble! disait-elle; je lui appartiens. C'est la seule
compagnie digne de moi maintenant. Comme moi, elle descend d'un
lieu champêtre et paisible, où ses eaux coulaient innocentes; à
présent, elle coule, informe et troublée, au milieu des rues
sombres, elle s'en va, comme ma vie, vers un immense océan sans
cesse agité, et je sens bien qu'il faut que j'aille avec elle!»

Jamais je n'ai entendu une voix ni des paroles aussi pleines de
désespoir.

«Je ne peux pas y résister. Je ne peux pas m'empêcher d'y penser
sans cesse. Elle me hante nuit et jour. C'est la seule chose au
monde à laquelle je convienne, ou qui me convienne. Oh! l'horrible
rivière!»

En regardant le visage de mon compagnon, je me dis alors que
j'aurais deviné dans ses traits toute l'histoire de sa nièce si je
ne l'avais pas sue d'avance. En voyant l'air dont il observait
Marthe, sans dire un mot et sans bouger, jamais je n'ai vu, ni en
réalité ni en peinture, l'horreur et la compassion mêlées d'une
façon plus frappante. Il tremblait comme la feuille et sa main
était froide comme le marbre. Son regard m'alarma. «Elle est dans
un accès d'égarement, murmurai-je à l'oreille de M. Peggotty. Dans
un moment elle parlera différemment.»

Je ne sais ce qu'il voulut me répondre; il remua les lèvres, et
crut sans doute m'avoir parlé, mais il n'avait fait autre chose
que de me la montrer en étendant la main.

Elle éclatait de nouveau en sanglots, la tête cachée au milieu des
pierres, image lamentable de honte et de ruine. Convaincu qu'il
fallait lui laisser le temps de se calmer avant de lui adresser la
parole, j'arrêtai M. Peggotty qui voulait la relever, et nous
attendîmes en silence qu'elle fût devenue plus tranquille.

«Marthe, lui dis-je alors en me penchant pour la relever, car elle
semblait vouloir s'éloigner, mais dans sa faiblesse elle allait
retomber à terre; Marthe, savez-vous qui est là avec moi?»

Elle me dit faiblement: «Oui.»

«Savez-vous que nous vous avons suivie bien longtemps, ce soir?»

Elle secoua la tête; elle ne regardait ni lui ni moi, mais elle se
tenait humblement penchée, son chapeau et son châle à la main,
tandis que de l'autre elle se pressait convulsivement le front.

«Êtes-vous assez calme, lui dis-je, pour causer avec moi d'un
sujet qui vous intéressait si vivement (Dieu veuille vous en
garder le souvenir!), un soir, par la neige?»

Elle recommença à sangloter, et murmura d'une voix entrecoupée
qu'elle me remerciait de ne pas l'avoir alors chassée de la porte.

«Je ne veux rien dire pour me justifier, reprit-elle au bout d'un
moment; je suis coupable, je suis perdue. Je n'ai point d'espoir.
Mais dites-lui, monsieur, et elle s'éloignait de M. Peggotty, si
vous avez quelque pitié de moi, dites-lui que ce n'est pas moi qui
ai causé son malheur.

-- Jamais personne n'en a eu la pensée, repris-je avec émotion.

-- C'est vous, si je ne me trompe, dit-elle d'une voix tremblante,
qui êtes venu dans la cuisine, le soir où elle a eu pitié de moi,
où elle a été si bonne pour moi; car elle ne me repoussait pas
comme les autres, elle venait à mon secours. Était-ce vous,
monsieur?

-- Oui, répondis-je.

-- Il y a longtemps que je serais dans la rivière, reprit-elle en
jetant sur l'eau un terrible regard, si j'avais eu à me reprocher
de lui avoir jamais fait le moindre tort. Dès la première nuit de
cet hiver je me serais rendu justice, si je ne m'étais pas sentie
innocente de ce qu'elle a fait.

-- On ne sait que trop bien la cause de sa fuite, lui dis-je. Nous
croyons, nous sommes sûrs que vous en êtes, en effet, entièrement
innocente.

-- Oh! si je n'avais pas eu un si mauvais coeur, reprit la pauvre
fille avec un regret navrant, j'aurais dû changer par ses
conseils: elle était si bonne pour moi! Jamais elle ne m'a parlé
qu'avec sagesse et douceur. Comment est-il possible de croire que
j'eusse envie de la rendre semblable à moi, me connaissant comme
je me connais? Moi qui ai perdu tout ce qui pouvait m'attacher à
la vie, moi dont le plus grand chagrin a été de penser que, par ma
conduite, j'étais séparée d'elle pour toujours!»

M. Peggotty se tenait les yeux baissés, et, la main droite appuyée
sur le rebord d'une barque, il porte l'autre devant son visage.

«Et quand j'ai appris de quelqu'un du pays ce qui était arrivé,
s'écria Marthe, ma plus grande angoisse a été de me dire qu'on se
souviendrait que jadis elle avait été bonne pour moi, et qu'on
dirait que je l'avais pervertie. Oh! Dieu sait, bien au contraire,
que j'aurais donné ma vie pour lui rendre plutôt son honneur et sa
bonne renommée!»

Et la pauvre fille, peu habituée à se contraindre, s'abandonnait à
toute l'agonie de sa douleur et de ses remords.

«J'aurais donné ma vie! non, j'aurais fait plus encore, s'écria-t-
elle, j'aurais vécu! j'aurais vécu vieille et abandonnée, dans ces
rues si misérables! j'aurais erré dans les ténèbres! j'aurais vu
le jour se lever sur ces murailles blanchies, je me serais
souvenue que jadis se même soleil brillait dans ma chambre et me
réveillait jeune et... Oui, j'aurais fait cela, pour la sauver!»

Elle se laissa retomber au milieu des pierres, et, les saisissant
à deux mains dans son angoisse, elle semblait vouloir les broyer.
À chaque instant elle changeait de posture: tantôt elle raidissait
ses bras amaigris; tantôt elle les tordait devant sa tête pour
échapper au peu de jour dont elle avait honte; tantôt elle
penchait son front vers la terre comme s'il était trop lourd pour
elle, sous le poids de tant de douloureux souvenirs.

«Que voulez-vous que je devienne? dit-elle enfin, luttant avec son
désespoir. Comment pourrai-je continuer à vivre ainsi, moi qui
porte avec moi la malédiction de moi-même, moi qui ne suis qu'une
honte vivante pour tout ce qui m'approche?» Tout à coup elle se
tourna vers mon compagnon. «Foulez-moi aux pieds, tuez-moi! Quand
elle était encore votre orgueil, vous auriez cru que je lui
faisais du mal en la coudoyant dans la rue. Mais à quoi bon! vous
ne me croirez pas... et pourquoi croiriez-vous une seule des
paroles qui sortent de la bouche d'une misérable comme moi? Vous
rougiriez de honte, même en ce moment, si elle échangeait une
parole avec moi. Je ne me plains pas. Je ne dis pas que nous
soyons semblables, elle et moi, je sais qu'il y a une grande...
grande distance entre nous. Je dis seulement, en sentant tout le
poids de mon crime et de ma misère, que je lui suis reconnaissante
du fond du coeur, et que je l'aime. Oh! ne croyez pas que je sois
devenue incapable d'aimer! Rejetez-moi comme le monde me rejette!
Tuez-moi, pour me punir de l'avoir recherchée et connue,
criminelle comme je suis, mais ne pensez pas cela de moi!»

Pendant qu'elle lui adressait ses supplications, il la regardait
l'âme navrée. Quand elle se tut, il la releva doucement.

«Marthe, dit-il, Dieu me préserve de vous juger! Dieu m'en
préserve, moi plus que tout autre homme au monde! Vous ne savez
pas combien je suis changé. Enfin!» Il s'arrêta un moment, puis il
reprit: «Vous ne comprenez pas pourquoi M. Copperfield et moi nous
désirons vous parler. Vous ne savez pas ce que nous voulons.
Écoutez-moi!»

Son influence sur elle fut complète. Elle resta devant lui, sans
bouger, comme si elle craignait de rencontrer son regard, mais sa
douleur exaltée devint muette.

Puisque vous avez entendu ce qui s'est passé entre maître Davy et
moi, le soir où il neigeait si fort, vous savez que j'ai été
(hélas! où n'ai-je pas été?...) chercher bien loin ma chère nièce.
Ma chère nièce, répéta-t-il d'un ton ferme, car elle m'est plus
chère aujourd'hui, Marthe, qu'elle ne l'a jamais été.»

Elle mit ses mains sur ses yeux, mais elle resta tranquille.

«J'ai entendu dire à Émilie, continua M. Peggotty, que vous étiez
restée orpheline toute petite, et que pas un ami n'était venu
remplacer vos parents. Peut-être si vous aviez eu un ami, tout
rude et tout bourru qu'il pût être, vous auriez fini par l'aimer,
peut-être seriez-vous devenue pour lui ce que ma nièce était pour
moi.»

Elle tremblait en silence; il l'enveloppa soigneusement de son
châle, qu'elle avait laissé tomber.

«Je sais, dit-il, que si elle me revoyait une fois, elle me
suivrait au bout du monde, mais aussi qu'elle fuirait au bout du
monde pour éviter de me revoir. Elle n'a pas le droit de douter de
mon amour, elle n'en doute pas; non, elle n'en doute pas, répéta-
t-il avec une calme certitude de la vérité de ses paroles, mais il
y a de la honte entre nous, et c'est là ce qui nous sépare!»

Il était évident, à la façon ferme et claire dont il parlait,
qu'il avait étudié à fond chaque détail de cette question qui
était tout pour lui.

«Nous croyons probable, reprit-il, maître Davy que voici et moi,
qu'un jour elle dirigera vers Londres sa pauvre course égarée et
solitaire. Nous croyons, maître Davy et moi, et nous tous, que
vous êtes aussi innocente que l'enfant qui vient de naître de tout
le mal qui lui est arrivé. Vous disiez qu'elle avait été bonne et
douce pour vous. Que Dieu la bénisse, je le sais bien! Je sais
qu'elle a toujours été bonne pour tout le monde. Vous lui avez de
la reconnaissance, et vous l'aimez. Aidez-nous à la retrouver, et
que le ciel vous récompense!»

Pour la première fois elle leva rapidement les yeux sur lui, comme
si elle n'en pouvait croire ses oreilles.

«Vous voulez vous fier à moi? demanda-t-elle avec étonnement et à
voix basse.

-- De tout notre coeur, dit M. Peggotty.

-- Vous me permettez de lui parler si je la retrouve; de lui
donner un abri, si j'ai un abri à partager avec elle, et puis de
venir, sans le lui dire, vous chercher pour vous amener auprès
d'elle?» demanda-t-elle vivement.

Nous répondîmes au même instant: «Oui!»

Elle leva les yeux au ciel et déclara solennellement qu'elle se
vouait à cette tâche, ardemment et fidèlement; qu'elle ne
l'abandonnerait pas, qu'elle ne s'en laisserait jamais distraire,
tant qu'il y aurait une lueur d'espoir. Elle prit le ciel à témoin
que, si elle chancelait dans son oeuvre, elle consentait à être
plus misérable et plus désespérée, si c'était possible, qu'elle ne
l'avait été ce soir-là, au bord de cette rivière, et qu'elle
renonçait à tout jamais à implorer le secours de Dieu ou des
hommes!

Elle parlait à voix basse, sans se tourner de notre côté, comme si
elle s'adressait au ciel qui était au-dessus de nous; puis elle
fixait de nouveau les yeux sur l'eau sombre.

Nous crûmes nécessaire de lui dire tout ce que nous savions, et je
le lui racontai tout au long. Elle écoutait avec une grande
attention, en changeant souvent de visage, mais dans toutes ses
diverses expressions on lisait le même dessein. Parfois ses yeux
se remplissaient de larmes, mais elle les réprimait à l'instant.
Il semblait que son exaltation passée eût fait place à un calme
profond.

Quand j'eus cessé de parler, elle demanda où elle pourrait venir
nous chercher, si l'occasion s'en présentait. Un faible réverbère
éclairait la route, j'écrivis nos deux adresses sur une feuille de
mon agenda, je la lui remis, elle la cacha dans son sein. Je lui
demandai où elle demeurait. Après un moment de silence, elle me
dit qu'elle n'habitait pas longtemps le même endroit; mieux valait
peut-être ne pas le savoir.

M. Peggotty me suggéra, à voix basse, une pensée qui déjà m'était
venue; je tirai ma bourse, mais il me fut impossible de lui
persuader d'accepter de l'argent, ni d'obtenir d'elle la promesse
qu'elle y consentirait plus tard. Je lui représentai que, pour un
homme de sa condition, M. Peggotty n'était pas pauvre, et que nous
ne pouvions nous résoudre à la voir entreprendre une pareille
tâche à l'aide de ses seules ressources. Elle fut inébranlable.
M. Peggotty n'eut pas, auprès d'elle, plus de succès que moi; elle
le remercia avec reconnaissance, mais sans changer de résolution.

«Je trouverai de l'ouvrage, dit-elle, j'essayerai.

-- Acceptez au moins, en attendant, notre assistance, lui disais-
je.

-- Je ne peux pas faire pour de l'argent ce que je vous ai promis,
répondit-elle; lors même que je mourrais de faim, je ne pourrais
l'accepter. Me donner de l'argent, ce serait me retirer votre
confiance, m'enlever le but auquel je veux tendre, me priver de la
seule chose au monde qui puisse m'empêcher de me jeter dans cette
rivière.

-- Au nom du grand Juge, devant lequel nous paraîtrons tous un
jour, bannissez cette terrible idée. Nous pouvons tous faire du
bien en ce monde, si nous le voulons seulement.»

Elle tremblait, son visage était plus pâle, lorsqu'elle répondit:

«Peut-être avez-vous reçu d'en haut la mission de sauver une
misérable créature. Je n'ose le croire, je ne mérite pas cette
grâce. Si je parvenais à faire un peu de bien, je pourrais
commencer à espérer; mais jusqu'ici ma conduite n'a été que
mauvaise. Pour la première fois, depuis bien longtemps, je désire
de vivre pour me dévouer à l'oeuvre que vous m'avez donnée à
faire. Je n'en sais pas davantage, et je n'en peux rien dire de
plus.»

Elle retint ses larmes qui recommençaient à couler, et, avançant
vers M. Peggotty sa main tremblante, elle le toucha comme s'il
possédait quelque vertu bienfaisante, puis elle s'éloigna sur la
route solitaire. Elle avait été malade; on le voyait à son maigre
et pâle visage, à ses yeux enfoncés qui révélaient de longues
souffrances et de cruelles privations.

Nous la suivîmes de loin, jusqu'à ce que nous fussions de retour
au milieu des quartiers populeux. J'avais une confiance si absolue
dans ses promesses, que j'insinuai à M. Peggotty qu'il vaudrait
peut-être mieux ne pas aller plus loin; elle croirait que nous
voulions la surveiller. Il fut de mon avis, et laissant Marthe
suivre sa route, nous nous dirigeâmes vers Highgate. Il
m'accompagna quelque temps encore, et lorsque nous nous séparâmes,
en priant Dieu de bénir ce nouvel effort, il y avait dans sa voix
une tendre compassion bien facile à comprendre.

Il était minuit quand j'arrivai chez moi. J'allais rentrer, et
j'écoutais le son des cloches de Saint-Paul qui venait jusqu'à moi
au milieu du bruit des horloges de la ville, lorsque je remarquai
avec surprise que la porte du cottage de ma tante était ouverte et
qu'on apercevait une faible lueur devant la maison.

Je m'imaginai que ma tante avait repris quelqu'une de ses terreurs
d'autrefois, et qu'elle observait au loin les progrès d'un
incendie imaginaire; je m'avançai donc pour lui parler. Quel ne
fut pas mon étonnement quand je vis un homme debout dans son petit
jardin!

Il tenait à la main une bouteille et un verre et était occupé à
boire. Je m'arrêtai au milieu des arbres, et, à la lueur de la
lune qui paraissait à travers les nuages, je reconnus l'homme que
j'avais rencontré une fois avec ma tante dans les rues de la cité,
après avoir cru longtemps auparavant que cet être fantastique
n'était qu'une hallucination de plus du pauvre cerveau de M. Dick.

Il mangeait et buvait de bon appétit, et en même temps il
observait curieusement le cottage, comme si c'était la première
fois qu'il l'eût vu. Il se baissa pour poser la bouteille sur le
gazon, puis regarda autour de lui d'un oeil inquiet, comme un
homme pressé de s'éloigner.

La lumière du corridor s'obscurcit un moment, quand ma tante passa
devant. Elle paraissait agitée, et j'entendis qu'elle lui mettait
de l'argent dans la main.

«Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de cela? demanda-t-il?

-- Je ne peux pas vous en donner plus, répondit ma tante.

-- Alors je ne m'en vais pas, dit-il; tenez! reprenez ça.

-- Méchant homme, reprit ma tante avec une vive émotion, comment
pouvez-vous me traiter ainsi? Mais je suis bien bonne de vous le
demander. C'est parce que vous connaissez ma faiblesse! Si je
voulais me débarrasser à tout jamais de vos visites, je n'aurais
qu'à vous abandonner au sort que vous méritez!

-- Eh bien! pourquoi ne pas m'abandonner au sort que je mérite?

-- Et c'est vous qui me faites cette question! reprit ma tante. Il
faut que vous ayez bien peu de coeur.»

Il restait là à faire sonner en rechignant l'argent dans sa main,
et à secouer la tête d'un air mécontent; enfin:

«C'est tout ce que vous voulez me donner? dit-il.

-- C'est tout ce que je peux vous donner, dit ma tante. Vous savez
que j'ai fait des pertes, je suis plus pauvre que je n'étais. Je
vous l'ai dit. Maintenant que vous avez ce que vous vouliez,
pourquoi me faites-vous le chagrin de rester près de moi un
instant de plus et de me montrer ce que vous êtes devenu?

-- Je suis devenu bien misérable, répondit-il. Je vis comme un
hibou.

-- Vous m'avez dépouillée de tout ce que je possédais, dit ma
tante, vous m'avez, pendant de longues années, endurci le coeur.
Vous m'avez traitée de la manière la plus perfide, la plus
ingrate, la plus cruelle. Allez, et repentez-vous; n'ajoutez pas
de nouveaux torts à tous les torts que vous vous êtes déjà donnés
avec moi.

-- Voyez-vous! reprit-il. Tout cela est très-joli, ma foi! Enfin!
puisqu'il faut que je m'en accommode pour le quart d'heure!...»

En dépit de lui-même, il parut honteux des larmes de ma tante et
sortit en tapinois du jardin. Je m'avançai rapidement, comme si je
venais d'arriver, et je le rencontrai qui s'éloignait. Nous nous
jetâmes un coup d'oeil peu amical.

«Ma tante, dis-je vivement, voilà donc encore cet homme qui vient
vous faire peur? Laissez-moi lui parler. Qui est-ce?

-- Mon enfant! répondit-elle en me prenant le bras, entrez et ne
me parlez pas, de dix minutes d'ici.»

Nous nous assîmes dans son petit salon. Elle s'abrita derrière son
vieil écran vert, qui était vissé au dos d'une chaise, et, pendant
un quart d'heure environ, je la vis s'essuyer souvent les yeux.
Puis elle se leva et vint s'asseoir à côté de moi.

«Trot, me dit-elle avec calme, c'est mon mari.

-- Votre mari, ma tante? je croyais qu'il était mort!

-- Il est mort pour moi, répondit ma tante, mais il vit.»

J'étais muet d'étonnement.

«Betsy Trotwood n'a pas l'air très-propre à se laisser séduire par
une tendre passion, dit-elle avec tranquillité; mais il y a eu un
temps, Trot, où elle avait mis en cet homme sa confiance tout
entière; un temps, Trot, où elle l'aimait sincèrement, et où elle
n'aurait reculé devant aucune preuve d'attachement et d'affection.
Il l'en a récompensée en mangeant sa fortune et en lui brisant le
coeur. Alors elle a pour toujours enterré toute espèce de
sensibilité, une bonne fois et à tout jamais, dans un tombeau dont
elle a creusé, comblé et aplani la fosse.

-- Ma chère, ma bonne tante!

-- J'ai été généreuse envers lui, continua-t-elle, en posant sa
main sur les miennes. Je puis le dire maintenant, Trot, j'ai été
généreuse envers lui. Il avait été si cruel pour moi que j'aurais
pu obtenir une séparation très-profitable à mes intérêts: je ne
l'ai pas voulu. Il a dissipé en un clin d'oeil tout ce que je lui
avais donné, il est tombé plus bas de jour en jour: je ne sais pas
s'il n'a pas épousé une autre femme, c'est devenu un aventurier,
un joueur, un fripon. Vous venez de le voir tel qu'il est
aujourd'hui, mais c'était un bien bel homme lorsque je l'ai
épousé, dit ma tante, dont la voix contenait encore quelque trace
de son admiration passée, et, pauvre folle que j'étais, je le
croyais l'honneur incarné.»

Elle me serra la main et secoua la tête.

«Il n'est plus rien pour moi maintenant, Trot, il est moins que
rien. Mais, plutôt que de le voir punir pour ses fautes (ce qui
lui arriverait infailliblement s'il séjournait dans ce pays), je
lui donne de temps à autre plus que je ne puis, à condition qu'il
s'éloigne. J'étais folle quand je l'ai épousé, et je suis encore
si incorrigible que je ne voudrais pas voir maltraiter l'homme sur
lequel j'ai pu me faire une fois de si bizarres illusions, car je
croyais en lui, Trot, de toute mon âme.»

Ma tante poussa un profond soupir, puis elle lissa soigneusement
avec sa main les plis de sa robe.

«Voilà! mon ami, dit-elle. Maintenant vous savez tout, le
commencement, le milieu et la fin. Nous n'en parlerons plus; et,
bien entendu, vous n'en ouvrirez la bouche à personne. C'est
l'histoire de mes sottises, Trot, gardons-la pour nous!»



CHAPITRE XVIII.

Événement domestique.


Je travaillais activement à mon livre, sans interrompre mes
occupations de sténographe, et, quand il parut, il obtint un grand
succès. Je ne me laissai point étourdir par les louanges qui
retentirent à mes oreilles, et pourtant j'en jouis vivement et je
pensai plus de bien encore de mon oeuvre, sans nul doute, que tout
le monde. J'ai souvent remarqué que ceux qui ont des raisons
légitimes d'estimer leur propre talent n'en font pas parade aux
yeux des autres pour se recommander à l'estime publique. C'est
pour cela que je restais modeste, par respect pour moi-même. Plus
on me donnait d'éloges, plus je m'efforçais de les mériter.

Mon intention n'est pas de raconter, dans ce récit complet
d'ailleurs de ma vie, l'histoire aussi des romans que j'ai mis au
jour. Ils peuvent parler pour eux et je leur en laisserai le soin;
je n'y fais allusion ici en passant que parce qu'ils servent à
faire connaître en partie le développement de ma carrière.

J'avais alors quelque raison de croire que la nature, aidée par
les circonstances, m'avait destiné à être auteur; je me livrais
avec assurance à ma vocation. Sans cette confiance, j'y aurais
certainement renoncé pour donner quelque autre but à mon énergie.
J'aurais cherché à découvrir ce que la nature et les circonstances
pouvaient réellement faire de moi pour m'y vouer exclusivement.

J'avais si bien réussi depuis quelque temps dans mes essais
littéraires, que je crus pouvoir raisonnablement, après un nouveau
succès, échapper enfin à l'ennui de ces terribles débats. Un soir
donc (quel heureux soir!) j'enterrai bel et bien cette
transcription musicale des trombones parlementaires. Depuis ce
jour, je n'ai même plus jamais voulu les entendre; c'est bien
assez d'être encore poursuivi, quand je lis le journal, par ce
bourdonnement éternel et monotone tout le long de la session, sans
autre variation appréciable qu'un peu plus de bavardage, je crois,
et partant plus d'ennui.

Au moment dont je parle, il y avait à peu près un an que nous
étions mariés. Après diverses expériences, nous avions fini par
trouver que ce n'était pas la peine de diriger notre maison. Elle
se dirigeait toute seule, pourtant avec l'aide d'un page, dont la
principale fonction était de se disputer avec la cuisinière, et,
sous ce rapport, c'était un parfait Wittington; toute la
différence, c'est qu'il n'avait pas de chat ni la moindre chance
de devenir jamais lord-maire comme lui.

Il vivait, au milieu d'une averse continuelle de casseroles. Sa
vie était un combat. On l'entendait crier au secours dans les
occasions les plus incommodes, par exemple quand nous avions du
monde à dîner ou quelques amis le soir, ou bien il sortait en
hurlant de la cuisine, et tombait sous le poids d'une partie de
nos ustensiles de ménage, que son ennemie jetait après lui. Nous
désirions nous en débarrasser, mais il nous était si attaché qu'il
ne voulait pas nous quitter. Il larmoyait sans cesse, et quand il
était question de nous séparer de lui, il poussait de telles
lamentations que nous étions contraints de le garder. Il n'avait
pas de mère, et pour tous parents, il ne possédait qu'une soeur
qui s'était embarquée pour l'Amérique le jour où il était entré à
notre service; il nous restait donc sur les bras, comme un petit
idiot que sa famille est bien obligée d'entretenir. Il sentait
très-vivement son infortune et s'essuyait constamment les yeux
avec la manche de sa veste, quand il n'était pas occupé à se
moucher dans un coin de son petit mouchoir, qu'il n'aurait pas
voulu pour tout au monde tirer tout entier de sa poche, par
économie et par discrétion.

Ce diable de page, que nous avions eu le malheur, dans une heure
néfaste, d'engager à notre service, moyennant six livres sterling
par an, était pour moi une source continuelle d'anxiété. Je
l'observais, je le regardais grandir, car, vous savez, la mauvaise
herbe... et je songeais avec angoisse au temps où il aurait de la
barbe, puis au temps où il serait chauve. Je ne voyais pas la
moindre perspective de me défaire de lui, et, rêvant à l'avenir,
je pensais combien il nous gênerait quand il serait vieux.

Je ne m'attendais guère au procédé qu'employa l'infortuné pour me
tirer d'embarras. Il vola la montre de Dora, qui naturellement
n'était jamais à sa place, comme tout ce qui nous appartenait. Il
en fit de l'argent et dépensa le produit (pauvre idiot!) à se
promener toujours et sans cesse sur l'impériale de l'omnibus de
Londres à Cambridge. Il allait accomplir son quinzième voyage
quand un _policeman_ l'arrêta; on ne trouva plus sur lui que
quatre shillings, avec un flageolet d'occasion dont il ne savait
pas jouer.

Cette découverte et toutes ses conséquences ne m'auraient pas
aussi désagréablement surpris, s'il n'avait pas été repentant.
Mais c'est qu'il l'était, au contraire, d'une façon toute
particulière... pas en gros, si vous voulez, c'était plutôt en
détail. Par exemple, le lendemain du jour où je fus obligé de
déposer contre lui, il fit certains aveux concernant un panier de
vin, que nous supposions plein, et qui ne contenait plus que des
bouteilles vides. Nous espérions que c'était fini cette fois,
qu'il s'était déchargé la conscience, et qu'il n'avait plus rien à
nous apprendre sur le compte de la cuisinière; mais, deux ou trois
jours après, ne voilà-t-il pas un nouveau remords de conscience
qui le prend et le pousse à nous confesser qu'elle avait une
petite fille qui venait tous les jours, de grand matin, dérober
notre pain, et qu'on l'avait suborné lui-même pour fournir de
charbon le laitier. Deux ou trois jours après, les magistrats
m'informèrent qu'il avait fait découvrir des aloyaux entiers au
milieu des restes de rebut, et des draps dans le panier aux
chiffons. Puis, au bout de quelque temps, le voilà reparti dans
une direction pénitente toute différente, et il se met à nous
dénoncer le garçon du café voisin comme ayant l'intention de faire
une descente chez nous. On arrête le garçon. J'étais tellement
confus du rôle de victime qu'il me faisait par ces tortures
répétées, que je lui aurais donné tout l'argent qu'il m'aurait
demandé pour se taire; ou que j'aurais offert volontiers une somme
ronde pour qu'on lui permît de se sauver. Ce qu'il y avait de pis,
c'est qu'il n'avait pas la moindre idée du désagrément qu'il me
causait, et qu'il croyait, au contraire, me faire une réparation
de plus à chaque découverte nouvelle. Dieu me pardonne! je ne
serais pas étonné qu'il s'imaginât multiplier ainsi ses droits à
ma reconnaissance.

À la fin je pris le parti de me sauver moi-même, toutes les fois
que j'apercevais un émissaire de la police chargé de me
transmettre quelque révélation nouvelle, et je vécus, pour ainsi
dire, en cachette, jusqu'à ce que ce malheureux garçon fût jugé et
condamné à la déportation. Même alors il ne pouvait pas se tenir
en repos, et nous écrivait constamment. Il voulut absolument voir
Dora avant de s'en aller; Dora se laissa faire; elle y alla, et
s'évanouit en voyant la grille de fer de la prison se refermer sur
elle. En un mot, je fus malheureux comme les pierres jusqu'au
moment de son départ; enfin il partit, et j'appris depuis qu'il
était devenu berger «là-bas, dans la campagne» quelque part, je ne
sais où. Mes connaissances géographiques sont en défaut.

Tout cela me fit faire de sérieuses réflexions, et me présenta nos
erreurs sous un nouvel aspect; je ne pus m'empêcher de le dire à
Dora un soir, en dépit de ma tendresse pour elle.

«Mon amour, lui dis-je, il m'est très-pénible de penser que la
mauvaise administration de nos affaires ne nuit pas à nous
seulement (nous en avons pris notre parti), mais qu'elle fait tort
à d'autres.

-- Voilà bien longtemps que vous n'aviez rien dit, n'allez-vous
pas maintenant redevenir grognon! dit Dora.

-- Non, vraiment, ma chérie! Laissez-moi vous expliquer ce que je
veux dire.

-- Je n'ai pas envie de le savoir.

-- Mais il faut que vous le sachiez, mon amour. Mettez Jip par
terre.»

Dora posa le nez de Jip sur le mien, en disant: «Boh! boh!» pour
tâcher de me faire rire; mais voyant qu'elle n'y réussissait pas,
elle renvoya le chien dans sa pagode, et s'assit devant moi, les
mains jointes, de l'air le plus résigné.

«Le fait est, repris-je, mon enfant, que voilà notre mal qui se
gagne; nous le donnons à tout le monde autour de nous!»

J'allais continuer dans ce style figuré, si le visage de Dora ne
m'avait pas averti qu'elle s'attendait à me voir lui proposer
quelque nouveau mode de vaccine, ou quelque autre remède médical,
pour guérir ce mal contagieux dont nous étions atteints. Je me
décidai donc à lui dire tout bonnement:

«Non-seulement, ma chérie, nous perdons de l'argent et du bien-
être, par notre négligence; non seulement notre caractère en
souffre parfois, mais encore nous avons le tort grave de gâter
tous ceux qui entrent à notre service, ou qui ont affaire à nous.
Je commence à craindre que tout le tort ne soit pas d'un seul
côté, et que, si tous ces individus tournent mal, ce ne soit parce
que nous ne tournons pas bien non plus nous-mêmes.

-- Oh! quelle accusation! s'écria Dora en écarquillant les yeux,
comment! voulez-vous dire que vous m'ayez jamais vue voler des
montres en or? Oh!

-- Ma chérie, répondis-je, ne disons pas de bêtises! Qui est-ce
qui vous parle de montres le moins du monde?

-- C'est vous! reprit Dora, vous le savez bien. Vous avez dit que
je n'avais pas bien tourné non plus, et vous m'avez comparée à
lui.

-- À qui? demandai-je.

-- À notre page! dit-elle en sanglotant. Oh! quel méchant homme
vous faites, de comparer une femme qui vous aime tendrement à un
page qu'on vient de déporter! Pourquoi ne pas m'avoir dit ce que
vous pensiez de moi avant de m'épouser? Pourquoi ne pas m'avoir
prévenue que vous me trouviez plus mauvaise qu'un page qu'on vient
de déporter? Oh! quelle horrible opinion vous avez de moi, Dieu du
ciel!

-- Voyons, Dora, mon amour, repris-je en essayant tout doucement
de lui ôter le mouchoir qui cachait ses yeux, non-seulement ce que
vous dites là est ridicule, mais c'est mal. D'abord, ce n'est pas
vrai.

-- C'est cela. Vous l'avez toujours accusé en effet de dire des
mensonges; et elle pleurait de plus belle, et voilà que vous dites
la même chose de moi. Oh! que vais-je devenir? Que vais-je
devenir?

-- Ma chère enfant, repris-je, je vous supplie très-sérieusement
d'être un peu raisonnable, et d'écouter ce que j'ai à vous dire.
Ma chère Dora, si nous ne remplissons pas nos devoirs vis-à-vis de
ceux qui nous servent, ils n'apprendront jamais à faire leur
devoir envers nous. J'ai peur que nous ne donnions aux autres des
occasions de mal faire. Lors même que ce serait par goût que nous
serions aussi négligents (et cela n'est pas); lors même que cela
nous paraîtrait agréable (et ce n'est pas du tout le cas), je suis
convaincu que nous n'avons pas le droit d'agir ainsi. Nous
corrompons véritablement les autres. Nous sommes obligés, en
conscience, d'y faire attention. Je ne puis m'empêcher d'y songer,
Dora. C'est une pensée que je ne saurais bannir, et qui me
tourmente beaucoup. Voilà tout, ma chérie. Venez ici, et ne faites
pas l'enfant!»

Mais Dora m'empêcha longtemps de lui enlever son mouchoir. Elle
continuait à sangloter, en murmurant que, puisque j'étais si
tourmenté, j'aurais bien mieux fait de ne pas me marier. Que ne
lui avais-je dit, même la veille de notre mariage, que je serais
trop tourmenté et que j'aimais mieux y renoncer? Puisque je ne
pouvais pas la souffrir, pourquoi ne pas la renvoyer auprès de ses
tantes, à Putney, ou auprès de Julia Mills, dans l'Inde? Julia
serait enchantée de la voir, et elle ne la comparerait pas à un
page déporté; jamais elle ne lui avait fait pareille injure. En un
mot, Dora était si affligée, et son chagrin me faisait tant de
peine, que je sentis qu'il était inutile de répéter mes
exhortations, quelque douceur que je pusse y mettre, et qu'il
fallait essayer d'autre chose.

Mais que pouvais-je faire? tâcher de «former son esprit?» Voilà de
ces phrases usuelles qui promettent; je résolus de former l'esprit
de Dora.

Je me mis immédiatement à l'oeuvre. Quand je voyais Dora faire
l'enfant, et que j'aurais eu grande envie de partager son humeur,
j'essayais d'être grave... et je ne faisais que la déconcerter et
moi aussi. Je lui parlais des sujets qui m'occupaient dans ce
temps-là; je lui lisais Shakespeare, et alors je la fatiguais au
dernier point. Je tâchais de lui insinuer, comme par hasard,
quelques notions utiles, ou quelques opinions sensées, et, dès que
j'avais fini, vite elle se dépêchait de m'échapper, comme si je
l'avais tenue dans un étau. J'avais beau prendre l'air le plus
naturel quand je voulais former l'esprit de ma petite femme, je
voyais qu'elle devinait toujours où je voulais en arriver, et
qu'elle en tremblait par avance. En particulier, il m'était
évident qu'elle regardait Shakespeare comme un terrible fâcheux.
Décidément elle ne se formait pas vite.

J'employai Traddles à cette grande entreprise, sans l'en prévenir,
et, toutes les fois qu'il venait nous voir, j'essayais sur lui mes
machines de guerre, pour l'édification de Dora, par voie
indirecte. J'accablais Traddles d'une foule d'excellentes maximes;
mais toute ma sagesse n'avait d'autre effet que d'attrister Dora;
elle avait toujours peur que ce ne fût bientôt son tour. Je jouais
le rôle d'un maître d'école, ou d'une souricière, ou d'une trappe
obstinée; j'étais devenu l'araignée de cette pauvre petite mouche
de Dora, toujours prêt à fondre sur elle du fond de ma toile: je
le voyais bien à son trouble.

Cependant je persévérai pendant des mois, espérant toujours qu'il
viendrait un temps où il s'établirait entre nous une sympathie
parfaite, et où j'aurais enfin «formé son esprit» à mon entier
contentement. À la fin je crus m'apercevoir qu'en dépit de toute
ma résolution, et quoique je fusse devenu un hérisson, un
véritable porc-épic, je n'y avais rien gagné, et je me dis que
peut-être «l'esprit de Dora était déjà tout formé.»

En y réfléchissant plus mûrement, cela me parut si vraisemblable
que j'abandonnai mon projet, qui était loin d'avoir répondu à mes
espérances, et je résolus de me contenter à l'avenir d'avoir une
femme-enfant, au lieu de chercher à la changer sans succès.
J'étais moi-même las de ma sagesse et de ma raison solitaires; je
souffrais de voir la contrainte habituelle à laquelle j'avais
réduit ma chère petite femme. Un beau jour, je lui achetai une
jolie paire de boucles d'oreilles avec un collier pour Jip, et je
retournai chez moi décidé à rentrer dans ses bonnes grâces.

Dora fut enchantée des petits présents et m'embrassa tendrement,
mais il y avait entre nous un nuage, et, quelque léger qu'il fut,
je ne voulais absolument pas le laisser subsister: j'avais pris le
parti de porter à moi seul tous les petits ennuis de la vie.

Je m'assis sur le canapé, près de ma femme, et je lui mis ses
boucles d'oreilles, puis je lui dis que, depuis quelque temps,
nous n'étions pas tout à fait aussi bons amis que par le passé, et
que c'était ma faute, que je le reconnaissais sincèrement; et
c'était vrai.

«Le fait est, repris-je, ma Dora, que j'ai essayé de devenir
raisonnable.

-- Et aussi de me rendre raisonnable, dit timidement Dora, n'est-
ce pas, David?»

Je lui fis un signe d'assentiment, tandis qu'elle levait doucement
sur moi ses jolis yeux, et je baisai ses lèvres entrouvertes.

«C'est bien inutile, dit Dora en secouant la tête et en agitant
ses boucles d'oreilles; vous savez que je suis une pauvre petite
femme, et vous avez oublié le nom que je vous avais prié de me
donner dès le commencement. Si vous ne pouvez pas vous y résigner,
je crois que vous ne m'aimerez jamais. Êtes-vous bien sûr de ne
pas penser quelquefois que... peut-être... il aurait mieux valu...

-- Mieux valu quoi, ma chérie?» car elle s'était tue.

-- Rien! dit Dora.

-- Rien? répétai-je.»

Elle jeta ses bras autour de mon cou, en riant, se traitant elle-
même comme toujours de petite niaise, et cacha sa tête sur mon
épaule, au milieu d'une belle forêt de boucles que j'eus toutes
les peines du monde à écarter de son visage pour la regarder en
face.

«Vous voulez me demander si je ne crois pas qu'il aurait mieux
valu ne rien faire que d'essayer de former l'esprit de ma petite
femme? dis-je en riant moi-même de mon heureuse invention. N'est-
ce pas là votre question? Eh bien! oui, vraiment, je le crois.

-- Comment, c'était donc là ce que vous essayiez? cria Dora. Oh!
le méchant garçon!

-- Mais je n'essayerai plus jamais, dis-je, car je l'aime
tendrement telle qu'elle est.

-- Vrai? bien vrai? demanda-t-elle en se serrant contre moi.

-- Pourquoi voudrais-je essayer de changer ce qui m'est si cher
depuis longtemps? Vous ne pouvez jamais vous montrer plus à votre
avantage que lorsque vous restez vous-même, ma bonne petite Dora;
nous ne ferons donc plus d'essais téméraires; reprenons nos
anciennes habitudes pour être heureux.

-- Pour être heureux! repartit Dora... Oh oui! toute la journée.
Et vous me promettez de ne pas être fâché si les choses vont
quelquefois un peu de travers?

-- Non, non! dis-je. Nous tâcherons de faire de notre mieux.

-- Et vous ne me direz plus que nous gâtons ceux qui nous
approchent, dit-elle d'un petit air câlin, n'est-ce pas? c'est si
méchant!

-- Non, non, dis-je.

-- Mieux vaut encore que je sois stupide que désagréable, n'est-ce
pas? dit Dora.

-- Mieux vaut être tout simplement Dora, que si vous étiez
n'importe qui en ce monde.

-- En ce monde! Ah! mon David, c'est un grand pays!»

Et, secouant gaiement la tête, elle tourna vers moi des yeux
ravis, se mit à rire, m'embrassa, et sauta pour attraper Jip, afin
de lui essayer son nouveau collier.

Ainsi finit mon dernier essai. J'avais eu tort de tenter de
changer Dora; je ne pouvais supporter ma sagesse solitaire; je ne
pouvais oublier comment jadis elle m'avait demandé de l'appeler ma
petite femme-enfant. J'essayerais à l'avenir, me disais-je,
d'améliorer le plus possible les choses, mais sans bruit. Cela
même n'était guère facile; je risquais toujours de reprendre mon
rôle d'araignée et de me mettre aux aguets au fond de ma toile.

Et l'ombre d'autrefois ne devait plus descendre entre nous; ce
n'était plus que sur mon coeur qu'elle devait peser désormais.
Vous allez voir comment:

Le sentiment pénible que j'avais conçu jadis se répandit dès lors
sur ma vie tout entière, plus profond peut-être que par le passé,
mais aussi vague que jamais, comme l'accent plaintif d'une musique
triste que j'entendais vibrer au milieu de la nuit. J'aimais
tendrement ma femme, et j'étais heureux, mais le bonheur dont je
jouissais n'était pas celui que j'avais rêvé autrefois: il me
manquait toujours quelque chose.

Décidé à tenir la promesse que je me suis faite à moi-même, de
faire de ce papier le récit fidèle de ma vie, je m'examine
soigneusement, sincèrement, pour mettre à nu tous les secrets de
mon coeur. Ce qui me manquait, je le regardais encore, je l'avais
toujours regardé comme un rêve de ma jeune imagination; un rêve
qui ne pouvait se réaliser. Je souffrais, comme le font plus ou
moins tous les hommes, de sentir que c'était une chimère
impossible. Mais, après tout, je ne pouvais m'empêcher de me dire
qu'il aurait mieux valu que ma femme me vînt plus souvent en aide,
qu'elle partageât toutes mes pensées, au lieu de m'en laisser seul
le poids. Elle aurait pu le faire: elle ne le faisait pas. Voilà
ce que j'étais bien obligé de reconnaître.

J'hésitais donc entre deux conclusions qui ne pouvaient se
concilier. Ou bien ce que j'éprouvais était général, inévitable;
ou bien c'était un fait qui m'était particulier, et dont on aurait
pu m'épargner le chagrin. Quand je revoyais en esprit ces châteaux
en l'air, ces rêves de ma jeunesse, qui ne pouvaient se réaliser,
je reprochais à l'âge mûr d'être moins riche en bonheur que
l'adolescence; et alors ces jours de bonheur auprès d'Agnès, dans
sa bonne vieille maison, se dressaient devant moi comme des
spectres du temps passé qui pourraient ressusciter peut-être dans
un autre monde, mais que je ne pouvais espérer de voir revivre
ici-bas.

Parfois une autre pensée me traversait l'esprit: que serait-il
arrivé si Dora et moi nous ne nous étions jamais connus? Mais elle
était tellement mêlée à toute ma vie que c'était une idée fugitive
qui bientôt s'envolait loin de moi, comme le fil de la bonne
Vierge qui flotte et disparaît dans les airs.

Je l'aimais toujours. Les sentiments que je dépeins ici
sommeillaient au fond de mon coeur; j'en avais à peine conscience.
Je ne crois pas qu'ils eussent aucune influence sur mes paroles ou
sur mes actions. Je portais le poids de tous nos petits soucis, de
tous nos projets: Dora me tenait mes plumes, et nous sentions tous
deux que les choses étaient aussi bien partagées qu'elles
pouvaient l'être. Elle m'aimait et elle était fière de moi; et
quand Agnès lui écrivait que mes anciens amis se réjouissaient de
mes succès, quand elle disait qu'en me lisant on croyait entendre
ma voix, Dora avait des larmes de joie dans les yeux, et
m'appelait son cher, son illustre, son bon vieux petit mari.

«Le premier mouvement d'un coeur indiscipliné!» Ces paroles de
mistress Strong me revenaient sans cesse à l'esprit; elles
m'étaient toujours présentes. La nuit, je les retrouvais à mon
réveil; dans mes rêves, je les lisais inscrites sur les murs des
maisons. Car maintenant je savais que mon propre coeur n'avait
point connu de discipline lorsqu'il s'était attaché jadis à Dora;
et que, si aujourd'hui même il était mieux discipliné, je n'aurais
pas éprouvé, après notre mariage, les sentiments dont il faisait
la secrète expérience.

«Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il n'y a
pas de rapports d'idées et de caractère.» Je n'avais pas oublié
non plus ces paroles. J'avais essayé de façonner Dora à mon
caractère, et je n'avais pas réussi. Il ne me restait plus qu'à me
façonner au caractère de Dora, à partager avec elle ce que je
pourrais et à m'en contenter; à porter le reste sur mes épaules, à
moi tout seul, et de m'en contenter encore. C'était là la
discipline à laquelle il fallait soumettre mon coeur. Grâce à
cette résolution, ma seconde année de mariage fut beaucoup plus
heureuse que la première, et, ce qui valait mieux encore, la vie
de Dora n'était qu'un rayon de soleil.

Mais, en s'écoulant, cette année avait diminué la force de Dora.
J'avais espéré que des mains plus délicates que les miennes
viendraient m'aider à modeler son âme, et que le sourire d'un baby
ferait de «ma femme-enfant» une femme. Vaine espérance! Le petit
esprit qui devait bénir notre ménage tressaillit un moment sur le
seuil de sa prison, puis s'envola vers les cieux, sans connaître
seulement sa captivité.

«Quand je pourrai recommencer à courir comme autrefois, ma tante,
disait Dora, je ferai sortir Jip; il devient trop lourd et trop
paresseux.

-- Je soupçonne, ma chère, dit ma tante, qui travaillait
tranquillement à côté de ma femme, qu'il a une maladie plus grave
que la paresse: c'est son âge, Dora.

-- Vous croyez qu'il est vieux? dit Dora avec surprise. Oh! comme
c'est drôle que Jip soit vieux!

-- C'est une maladie à laquelle nous sommes tous exposés, petite,
à mesure que nous avançons dans la vie. Je m'en ressens plus
qu'autrefois, je vous assure.

-- Mais Jip, dit Dora en le regardant d'un air de compassion,
quoi! le petit Jip aussi! Pauvre ami!

-- Je crois qu'il vivra encore longtemps, Petite-Fleur,» dit ma
tante en embrassant Dora, qui s'était penchée sur le bord du
canapé pour regarder Jip. Le pauvre animal répondait à ses
caresses en se tenant sur les pattes de derrière, et en
s'efforçant, malgré son asthme, de grimper sur sa maîtresse, «Je
ferai doubler sa niche de flanelle cet hiver, et je suis sûre
qu'au printemps prochain il sera plus frais que jamais, comme les
fleurs. Vilain petit animal! s'écria ma tante, il serait doué
d'autant de vies qu'un chat, et sur le point de les perdre toutes,
que je crois vraiment qu'il userait son dernier souffle à aboyer
contre moi!»

Dora l'avait aidé à grimper sur le canapé, d'où il avait l'air de
défier ma tante avec tant de furie qu'il ne voulait pas se tenir
en place et ne cessait d'aboyer de côté. Plus ma tante le
regardait, et plus il la provoquait, sans doute parce qu'elle
avait récemment adopté des lunettes, et que Jip, pour des raisons
à lui connues, considérait ce procédé comme une insulte
personnelle.

À force de persuasion, Dora était parvenue à le faire coucher près
d'elle, et quand il était tranquille, elle caressait doucement ses
longues oreilles, en répétant, d'un air pensif: «Toi aussi, mon
petit Jip, pauvre chien!

-- Il a encore un bon coeur, dit gaiement ma tante, et la vivacité
de ses antipathies montre bien qu'il n'a rien perdu de sa force.
Il a bien des années devant lui, je vous assure. Mais si vous
voulez un chien qui coure aussi bien que vous, Petite-Fleur, Jip a
trop vécu pour faire ce métier: je vous en donnerai un autre.

-- Merci, ma tante, dit faiblement Dora, mais n'en faites rien, je
vous prie.

-- Non? dit ma tante en ôtant ses lunettes.

-- Je ne veux pas d'autre chien que Jip, dit Dora. Ce serait trop
de cruauté. D'ailleurs, je n'aimerai jamais un autre chien comme
j'aime Jip; il ne me connaîtrait pas depuis mon mariage, ce ne
serait pas lui qui aboyait jadis quand David arrivait chez nous.
J'ai bien peur, ma tante, de ne pas pouvoir aimer un autre chien
comme Jip!

-- Vous avez bien raison, dit ma tante en caressant la joue de
Dora; vous avez bien raison.

-- Vous ne m'en voulez pas? dit Dora, n'est-ce pas?

-- Mais quelle petite sensitive! s'écria ma tante en la regardant
tendrement. Comment pouvez-vous supposer que je vous en veuille?

-- Oh! non, je ne le crois pas, répondit Dora; seulement, je suis
un peu fatiguée, c'est ce qui me rend si sotte; je suis toujours
une petite sotte, vous savez, mais cela m'a rendu plus sotte
encore de parler de Jip. Il m'a connue pendant toute ma vie, il
sait tout ce qui m'est arrivé, n'est-ce pas, Jip? Et je ne veux
pas le mettre de côté, parce qu'il est un peu changé, n'est-il pas
vrai, Jip?»

Jip se tenait contre sa maîtresse et lui léchait languissamment la
main.

«Vous n'êtes pas encore assez vieux pour abandonner votre
maîtresse, n'est-ce pas, Jip? dit Dora. Nous nous tiendrons
compagnie encore quelque temps.»

Ma jolie petite Dora! Quand elle descendit à table, le dimanche
d'après, et qu'elle se montra ravie de revoir Traddles, qui dînait
toujours avec nous le dimanche, nous croyions que dans quelques
jours elle se remettrait à courir partout, comme par le passé. On
nous disait: Attendez encore quelques jours, et puis, quelques
jours encore; mais elle ne se mettait ni à courir, ni à marcher.
Elle était bien jolie et bien gaie; mais ces petits pieds qui
dansaient jadis si joyeusement autour de Jip, restaient faibles et
sans mouvement.

Je pris l'habitude de la descendre dans mes bras tous les matins
et de la remonter tons les soirs. Elle passait ses bras autour de
mon cou et riait tout le long du chemin, comme si c'était une
gageure. Jip nous précédait en aboyant et s'arrêtait tout
essoufflé sur le palier pour voir si nous arrivions. Ma tante, la
meilleure et la plus gaie des gardes-malades, nous suivait, en
portant un chargement de châles et d'oreillers. M. Dick n'aurait
cédé à personne le droit d'ouvrir la marche, un flambeau à la
main. Traddles se tenait souvent au pied de l'escalier, à recevoir
tous les messages folâtres dont le chargeait Dora pour la
meilleure fille du monde. Nous avions l'air d'une joyeuse
procession, et ma femme-enfant était plus joyeuse que personne.

Mais parfois, quand je l'enlevais dans mes bras, et que je la
sentais devenir chaque jour moins lourde, un vague sentiment de
peine s'emparait de moi; il me semblait que je marchais vers une
contrée glaciale qui m'était inconnue, et dont l'idée
assombrissait ma vie. Je cherchais à étouffer cette pensée, je me
la cachais à moi-même; mais un soir, après avoir entendu ma tante
lui crier: «Bonne nuit, Petite-Fleur,» je restai seul assis devant
mon bureau, et je pleurai en me disant: «Nom fatal! si la fleur
allait se flétrir sur sa tige, comme font les fleurs!»



CHAPITRE XIX.

Je suis enveloppé dans un mystère.


Je reçus un matin par la poste la lettre suivante, datée de
Canterbury, et qui m'était adressée aux _Doctors'-Commons_; j'y
lus, non sans surprise, ce qui suit:

«Mon cher monsieur,

«Des circonstances qui n'ont pas dépendu de ma volonté ont depuis
longtemps refroidi une intimité qui m'a toujours causé les plus
douces émotions. Aujourd'hui encore, lorsqu'il m'est possible,
dans les rares instants de loisir que me laisse ma profession, de
contempler les scènes du passé, embellies des couleurs brillantes
qui décorent le prisme de la mémoire, je les retrouve avec
bonheur. Je ne saurais me permettre, mon cher monsieur, maintenant
que vos talents vous ont élevé à une si haute distinction, de
donner au compagnon de ma jeunesse le nom familier de Copperfield!
Il me suffit de savoir que ce nom auquel j'ai l'honneur de faire
allusion restera éternellement entouré d'estime et d'affection
dans les archives de notre maison (je veux parler des archives
relatives à nos anciens locataires, conservées soigneusement par
mistress Micawber).

«Il ne m'appartient pas, à moi qui, par une suite d'erreurs
personnelles et une combinaison fortuite d'événements néfastes, me
trouve dans la situation d'une barque échouée (s'il m'est permis
d'employer cette comparaison nautique), il ne m'appartient pas,
dis-je, de vous adresser des compliments ou des félicitations. Je
laisse ce plaisir à des mains plus pures et plus capables.

«Si vos importantes occupations (je n'ose l'espérer) vous
permettent de parcourir ces caractères imparfaits, vous vous
demanderez certainement dans quel but je trace la présente épître.
Permettez-moi de vous dire que je comprends toute la justesse de
cette demande, et que je vais y faire droit, en vous déclarant
d'abord qu'elle n'a pas trait à des affaires pécuniaires.

«Sans faire d'allusion directe au talent que je puis avoir pour
lancer la foudre ou pour diriger la flamme vengeresse, n'importe
contre qui, je puis me permettre de remarquer en passant que mes
plus brillantes visions sont détruites, que ma paix est anéantie
et que toutes mes joies sont taries, que mon coeur n'est plus à sa
place, et que je ne marche plus la tête levée devant mes
concitoyens. La chenille est dans la fleur, la coupe d'amertume
déborde, le ver est à l'oeuvre, et bientôt il aura rongé sa
victime. Le plus tôt sera le mieux. Mais je ne veux pas m'écarter
de mon sujet.

«Placé, comme je le suis, dans la plus pénible situation d'esprit,
trop malheureux pour que l'influence de mistress Micawber puisse
adoucir ma souffrance, bien qu'elle l'exerce en sa triple qualité
de femme, d'épouse et de mère, j'ai l'intention de me fuir moi-
même pendant quelques instants, et d'employer quarante-huit heures
à visiter dans la capitale les lieux qui ont été jadis le théâtre
de mon contentement. Parmi ces ports tranquilles où j'ai connu la
paix de l'âme, je me dirigerai naturellement vers la prison du
Banc du Roi. J'aurai atteint mon but dans cette communication
épistolaire en vous annonçant que je serai (D. V.) près du mur
extérieur de ce lieu d'emprisonnement pour affaires civiles,
après-demain! à sept heures du soir.

«Je n'ose demander à mon ancien ami monsieur Copperfield, ou à mon
ancien ami M. Thomas Traddles, du Temple, si ce dernier vit
encore, de daigner venir m'y trouver, pour renouer (autant que
cela sera possible) nos relations du bon vieux temps. Je me borne
à jeter aux vents cette indication: à l'heure et au lieu précités,
on pourra trouver les vestiges ruinés de ce qui

«reste
            «d'une
                      «tour écroulée,

«Wilkins Micawber.

«P. S. Il est peut-être sage d'ajouter que je n'ai pas mis
mistress Micawber dans ma confidence.»

Je relus plusieurs fois cette lettre. J'avais beau me rappeler le
style pompeux des compositions de M. Micawber et le goût
extraordinaire qu'il avait toujours eu pour écrire des lettres
interminables dans toutes les occasions possibles ou impossibles,
il me semblait qu'il devait y avoir au fond de ce pathos quelque
chose d'important. Je posai la lettre pour y réfléchir, puis je la
repris pour la lire encore une fois, et j'étais plongé dans cette
nouvelle lecture quand Traddles entra chez moi.

«Mon cher ami, lui dis-je, je n'ai jamais été plus charmé de vous
voir. Vous venez m'aider de votre jugement réfléchi dans un moment
fort opportun. J'ai reçu, mon cher Traddles, la lettre la plus
singulière de M. Micawber.

-- Vraiment? s'écria Traddles. Allons donc! Et moi j'en ai reçu
une de mistress Micawber!»

Là-dessus, Traddles, animé par la marche, et les cheveux hérissés
comme s'il venait de voir apparaître un revenant sous la double
influence d'un exercice précipité et d'une émotion vive, me tendit
sa lettre et prit la mienne. Je le regardais lire, et je vis son
sourire quand il arriva à «lancer la foudre, ou diriger la flamme
vengeresse.» -- «Bon Dieu! Copperfield,» s'écria-t-il. Puis je
m'adonnai à la lecture de la lettre de mistress Micawber.

La voici:

«Je présente tous mes compliments à monsieur Thomas Traddles et,
s'il garde quelque souvenir d'une personne qui a jadis eu le
bonheur d'être liée avec lui, j'ose lui demander de vouloir bien
me consacrer quelques instants. J'assure monsieur Thomas Traddles
que je n'abuserais pas de sa bonté, si je n'étais sur le point de
perdre la raison.

«Il m'est bien douloureux de dire que c'est la froideur de
M. Micawber envers sa femme et ses enfants (lui jadis si tendre!)
qui me force à m'adresser aujourd'hui à monsieur Traddles, et à
solliciter son appui. Monsieur Traddles ne peut se faire une juste
idée du changement qui s'est opéré dans la conduite de
M. Micawber, de sa bizarrerie, de sa violence. Cela a toujours été
croissant, et c'est devenu maintenant une véritable aberration. Je
puis assurer Monsieur Traddles qu'il ne se passe pas un jour sans
que j'aie à supporter quelque paroxysme de ce genre. Monsieur
Traddles n'aura pas besoin que je m'étende sur ma douleur, quand
je lui dirai que j'entends sans cesse M. Micawber affirmer qu'il
s'est vendu au diable. Le mystère et le secret sont devenus depuis
longtemps son caractère habituel, et remplacent une confiance
illimitée. Sur la plus frivole provocation, si, par exemple, je
lui fais seulement cette question: «Qu'est-ce que vous voulez pour
votre dîner?» il me déclare qu'il va demander une séparation de
corps et de biens. Hier soir, ses enfants lui ayant demandé deux
sous pour acheter des pralines au citron, friandise locale, il a
tendu un grand couteau aux petits jumeaux.

«Je supplie monsieur Traddles de me pardonner ces détails, qui
seuls peuvent lui donner une faible idée de mon horrible
situation.

«Puis-je maintenant confier à monsieur Traddles le but de ma
lettre? Me permet-il de m'abandonner à son amitié? Oh! oui, je
connais son coeur!

«L'oeil de l'affection voit clair, surtout chez nous autres
femmes. M. Micawber va à Londres. Quoiqu'il ait cherché ce matin à
se cacher de moi, tandis qu'il écrivait une adresse pour la petite
malle brune qui a connu nos jours de bonheur, le regard d'aigle de
l'anxiété conjugale a su lire la dernière syllabe _dres_. Sa
voiture descend à la Croix d'Or. Puis-je conjurer M. Traddles de
voir mon époux qui s'égare, et de chercher à le ramener? Puis-je
demander à M. Traddles de venir en aide à une famille désespérée?
Oh! non, ce serait trop d'importunité!

«Si M. Copperfield, dans sa gloire, se souvient encore d'une
personne aussi inconnue que moi, M. Traddles voudra-t-il bien lui
transmettre mes compliments et mes prières? En tout cas, je le
prie de bien vouloir _regarder cette lettre comme expressément
particulière_, _et de n'y faire aucune allusion, sous aucun
prétexte, en présence de M. Micawber_. Si M. Traddles daignait
jamais me répondre (ce qui me semble extrêmement improbable), une
lettre adressée à M. E., poste restante, Canterbury, aura, sous
cette adresse, moins de douloureuses conséquences que sous toute
autre, pour celle qui a l'honneur d'être, avec le plus profond
désespoir,

«Très-respectueusement votre amie suppliante,
«Emma Micawber.»

«Que pensez-vous de cette lettre? me dit Traddles en levant les
yeux sur moi.

-- Et vous, que pensez-vous de l'autre? car il la lisait d'un air
d'anxiété.

-- Je crois, Copperfield, que ces deux lettres ensemble sont plus
significatives que ne le sont en général les épîtres de M. et de
mistress Micawber, mais je ne sais pas trop ce qu'elles veulent
dire. Je ne doute pas qu'ils ne les aient écrites de la meilleure
foi du monde. Pauvre femme! dit-il en regardant la lettre de
mistress Micawber, tandis que nous comparions les deux missives;
en tout cas, il faut avoir la charité de lui écrire, et de lui
dire que nous ne manquerons pas de voir M. Micawber.»

J'y consentis d'autant plus volontiers que je me reprochais
d'avoir traité un peu trop légèrement la première lettre de cette
pauvre femme. J'y avais réfléchi dans le temps, comme je l'ai déjà
dit, mais j'étais préoccupé de mes propres affaires, je
connaissais bien les individus, et peu à peu j'avais fini par n'y
plus songer. Le souvenir des Micawber me tracassait souvent
l'esprit, mais c'était surtout pour me demander quels «engagements
pécuniaires» ils étaient en train de contracter à Canterbury, et
pour me rappeler avec quel embarras M. Micawber m'avait reçu
jadis, quand il était devenu le commis d'Uriah Heep.

J'écrivis une lettre consolante à mistress Micawber, en notre nom
collectif, et nous la signâmes tous les deux. Nous sortîmes pour
la mettre à la poste, et chemin faisant nous nous livrâmes,
Traddles et moi, à une foule de suppositions qu'il est inutile de
répéter ici. Nous appelâmes ma tante en conseil, mais le seul
résultat positif de notre conférence fut que nous ne manquerions
pas de nous trouver au rendez-vous fixé par M. Micawber.

En effet, nous arrivâmes au lieu convenu, un quart d'heure
d'avance; M. Micawber y était déjà. Il se tenait debout, les bras
croisés, appuyé contre le mur, et il regardait d'un oeil
sentimental les pointes en fer qui le surmontent, comme si
c'étaient les branches entrelacées des arbres qui l'avaient abrité
durant les jours de sa jeunesse.

Quand nous fûmes près de lui, nous lui trouvâmes l'air plus
embarrassé et moins élégant qu'autrefois. Il avait mis de côté ce
jour-là son costume noir; il portait son vieux surtout et son
pantalon collant, mais non plus avec la même grâce que par le
passé. À mesure que nous causions, il retrouvait un peu ses
anciennes manières; mais son lorgnon ne pendait plus avec la même
aisance, et son col de chemise retombait plus négligemment.

«Messieurs, dit M. Micawber, quand nous eûmes échangé les premiers
saluts, vous êtes vraiment des amis, les amis de l'adversité.
Permettez-moi de vous demander quelques détails sur la santé
physique de mistress Copperfield _in esse_, et de mistress
Traddles _in posse_, en supposant toutefois que M. Traddles ne
soit pas encore uni à l'objet de son affection pour partager le
bien et le mal du ménage.»

Nous répondîmes, comme il convenait, à sa politesse. Puis il nous
montra du doigt la muraille, et il avait déjà commencé son
discours par: «Je vous assure, messieurs...» Quand je me permis de
m'opposer à ce qu'il nous traitât avec tant de cérémonie, et à lui
demander de nous regarder comme de vieux amis, «mon cher
Copperfield, reprit-il en me serrant la main, votre cordialité
m'accable. En recevant avec tant de bonté ce fragment détruit d'un
temple auquel on donnait jadis le nom d'homme, s'il m'est permis
de m'exprimer ainsi, vous faites preuve de sentiments qui honorent
notre commune nature. J'étais sur le point de remarquer que je
revoyais aujourd'hui le lieu paisible où se sont écoulées
quelques-unes des plus belles années de mon existence.

-- Grâce à mistress Micawber, j'en suis convaincu, répondis-je;
j'espère qu'elle se porte bien?

-- Merci, reprit M. Micawber, dont le visage s'était assombri,
elle va comme ci comme ça. Voilà donc, dit M. Micawber en
inclinant tristement la tête, voilà donc le Banc! voilà ce lieu où
pour la première fois, pendant de longues années, le douloureux
fardeau d'engagements pécuniaires n'a pas été proclamé chaque jour
par des voix importunes qui refusaient de me laisser sortir; où il
n'y avait pas à la porte de marteau qui permît aux créanciers de
frapper, où on n'exigeait aucun service personnel, et où ceux qui
vous détenaient en prison attendaient à la grille. Messieurs, dit
M. Micawber, lorsque l'ombre de ces piques de fer qui ornent le
sommet des briques venait se réfléchir sur le sable de la Parade,
j'ai vu mes enfants s'amuser à suivre avec leurs pieds le
labyrinthe compliqué du parquet en évitant les points noirs. Il
n'y a pas une pierre de ce bâtiment qui ne me soit familière. Si
je ne puis vous dissimuler ma faiblesse, veuillez m'excuser.

-- Nous avons tous fait du chemin en ce monde depuis ce temps-là,
monsieur Micawber, lui dis-je.

-- Monsieur Copperfield, me répondit-il avec amertume, lorsque
j'habitais cette retraite, je pouvais regarder en face mon
prochain, je pouvais l'assommer s'il venait à m'offenser. Mon
prochain et moi, nous ne sommes plus sur ce glorieux pied
d'égalité!»

M. Micawber s'éloigna d'un air abattu, et prenant le bras de
Traddles d'un côté, tandis que, de l'autre, il s'appuyait sur le
mien, il continua ainsi:

«Il y a sur la voie qui mène à la tombe des bornes qu'on voudrait
n'avoir jamais franchies, si l'on ne sentait qu'un pareil voeu
serait impie. Tel est le Banc du Roi dans ma vie bigarrée!

-- Vous êtes bien triste, monsieur Micawber, dit Traddles.

-- Oui, monsieur, repartit M. Micawber.

-- J'espère, dit Traddles, que ce n'est pas parce que vous avez
pris du dégoût pour le droit, car je suis avocat, comme vous
savez.»

M. Micawber ne répondit pas un mot.

«Comment va notre ami Heep, monsieur Micawber? lui dis-je après un
moment de silence.

-- Mon cher Copperfield, répondit M. Micawber, qui parut d'abord
en proie à une violente émotion, puis devint tout pâle, si vous
appelez _votre_ ami celui qui m'emploie, j'en suis fâché, si vous
l'appelez _mon_ ami, je vous réponds par un rire sardonique.
Quelque nom que vous donniez à ce monsieur, je vous demande la
permission de vous répondre simplement que, quel que puisse être
son état de santé, il a l'air d'un renard, pour ne pas dire d'un
diable. Vous me permettrez de ne pas m'étendre davantage, comme
individu, sur un sujet qui, comme homme public, m'a entraîné
presque au bord de l'abîme.»

Je lui exprimai mon regret d'avoir bien innocemment abordé un
thème de conversation qui semblait l'émouvoir si vivement.

«Puis-je vous demander, sans courir le risque de commettre la même
faute, comment vont mes vieux amis, M. et miss Wickfield?

-- Miss Wickfield, dit M. Micawber, et son visage se colora d'une
vive rougeur, miss Wickfield est, ce qu'elle a toujours été, un
modèle, un exemple radieux. Mon cher Copperfield, c'est la seule
étoile qui brille au milieu d'une profonde nuit. Mon respect pour
cette jeune fille, mon admiration de sa vertu, mon dévouement à sa
personne... tant de bonté, de tendresse, de fidélité... Emmenez-
moi dans un endroit écarté, dit-il enfin, sur mon âme, je ne suis
plus maître de moi!»

Nous le conduisîmes dans une étroite ruelle: il s'appuya contre le
mur et tira son mouchoir. Si je le regardais d'un air aussi grave
que le faisait Traddles, notre compagnie ne devait pas être propre
à lui rendre beaucoup de courage.

«Je suis condamné, dit M. Micawber en sanglotant, mais sans
oublier de sangloter avec quelque reste de son élégance passée, je
suis condamné, messieurs, à souffrir de tous les bons sentiments
que renferme la nature humaine. L'hommage que je viens de rendre à
miss Wickfield m'a percé le coeur. Tenez! laissez-moi, plutôt,
errer sur la terre, triste vagabond que je suis. Je vous réponds
que les vers ne mettront pas longtemps à régler mon compte.»

Sans répondre à cette invocation, nous attendîmes qu'il eut remis
son mouchoir dans sa poche, tiré le col de sa chemise, et sifflé
de l'air le plus dégagé pour tromper les passants qui auraient pu
remarquer ses larmes. Je lui dis alors, bien décidé à ne pas le
perdre de vue, pour ne pas perdre non plus ce que nous voulions
savoir, que je serais charmé de le présenter à ma tante, s'il
voulait bien nous accompagner jusqu'à Highgate, où nous avions un
lit à son service.

«Vous nous ferez un verre de votre excellent punch d'autrefois,
monsieur Micawber, lui dis-je, et de plus agréables souvenirs vous
feront oublier vos soucis du moment.

-- Ou si vous trouvez quelque soulagement à confier à des amis la
cause de votre anxiété, monsieur Micawber, nous serons tout prêts
à vous écouter, ajouta prudemment Traddles.

-- Messieurs, répondit M. Micawber, faites de moi tout ce que vous
voudrez! Je suis une paille emportée par l'Océan en furie; je suis
ballotté en tout sens par les éléphants, je vous demande pardon,
c'est par les éléments que j'aurais dû dire.»

Nous nous remîmes en marche, bras dessus bras dessous; nous prîmes
bientôt l'omnibus et nous arrivâmes sans encombre à Highgate.
J'étais fort embarrassé, je ne savais que faire ni que dire.
Traddles ne valait pas mieux. M. Micawber était sombre. De temps à
autre il faisait un effort pour se remettre en sifflant quelques
fragments de chansonnettes; mais il retombait bientôt dans une
profonde mélancolie, et plus il semblait abattu, plus il mettait
son chapeau sur l'oreille, plus il tirait son col de chemise
jusqu'à ses yeux.

Nous nous rendîmes chez ma tante plutôt que chez moi, parce que
Dora était souffrante. Ma tante accueillit M. Micawber avec une
gracieuse cordialité. M. Micawber lui baisa la main, se retira
dans un coin de la fenêtre, et, sortant son mouchoir de sa poche,
se livra une lutte intérieure contre lui-même.

M. Dick était à la maison. Il avait naturellement pitié de tous
ceux qui paraissaient mal à leur aise, et il les découvrait si
vite qu'il donna bien dix poignées de main à M. Micawber en cinq
minutes. Cette affection, à laquelle il ne pouvait s'attendre de
la part d'un étranger, toucha tellement M. Micawber, qu'il
répétait à chaque instant: «Mon cher monsieur, c'en est trop!» Et
M. Dick, encouragé par ses succès, revenait à la charge avec une
nouvelle ardeur.

«La bonté de ce monsieur, madame, dit M. Micawber à l'oreille de
ma tante, si vous voulez bien me permettre d'emprunter une figure
fleurie au vocabulaire de nos jeux nationaux un peu vulgaires, me
passe la jambe; une pareille réception est une épreuve bien
sensible pour un homme qui lutte, comme je le fais, contre un tas
de troubles et de difficultés.

-- Mon ami M. Dick, reprit fièrement ma tante, n'est pas un homme
ordinaire.

-- J'en suis convaincu, madame, dit M. Micawber. Mon cher
monsieur, continua-t-il, car M. Dick lui serrait de nouveau les
mains, je sens vivement votre bonté!

-- Comment allez-vous? dit M. Dick d'un air affectueux.

-- Comme ça, monsieur, répondit en soupirant M. Micawber.

-- Il ne faut pas se laisser abattre, dit M. Dick, bien au
contraire; tâchez de vous égayer comme vous pourrez.»

Ces paroles amicales émurent vivement M. Micawber, et il serra la
main de M. Dick entre les siennes.

«J'ai eu l'avantage de rencontrer quelquefois dans le panorama si
varié de l'existence humaine une oasis sur mon chemin, mais jamais
je n'en ai vu de si verdoyante ni de si rafraîchissante que celle
qui s'offre à ma vue!»

À un autre moment j'aurais ri de cette image; mais nous nous
sentions tous gênés et inquiets, et je suivais avec tant d'anxiété
les incertitudes de M. Micawber, partagé entre le désir manifeste
de nous faire une révélation et le contre-désir de ne rien révéler
du tout, que j'en avais véritablement la fièvre. Traddles, assis
sur le bord de sa chaise, les yeux écarquillés et les cheveux plus
droits que jamais, regardait alternativement le plancher et
M. Micawber, sans dire un seul mot. Ma tante, tout en cherchant
avec beaucoup d'adresse à comprendre son nouvel hôte, gardait plus
de présence d'esprit qu'aucun de nous, car elle causait avec lui
et le forçait à causer, bon gré mal gré.

«Vous êtes un ancien ami de mon neveu, monsieur Micawber, dit ma
tante; je regrette de ne pas avoir eu le plaisir de vous connaître
plus tôt.

-- Madame, dit M. Micawber, j'aurais été heureux de faire plus tôt
votre connaissance. Je n'ai pas toujours été le misérable naufragé
que vous pouvez contempler en ce moment.

-- J'espère que mistress Micawber et toute votre famille se
portent bien, monsieur?» dit ma tante.

M. Micawber salua. «Ils sont aussi bien, madame, reprit-il d'un
ton désespéré, que peuvent l'être de malheureux proscrits.

-- Eh bon Dieu! monsieur, s'écria ma tante, avec sa brusquerie
habituelle, qu'est-ce que vous nous dites là?

-- L'existence de ma famille, répondit M. Micawber, ne tient plus
qu'à un fil. Celui qui m'emploie...»

Ici M. Micawber s'arrêta, à mon grand déplaisir, et commença à
peler les citrons que j'avais fait placer sur la table devant lui,
avec tous les autres ingrédients dont il avait besoin pour faire
le punch.

«Celui qui vous emploie, disiez-vous... reprit M. Dick en le
poussant doucement du coude.

-- Je vous remercie, mon cher monsieur, répondit M. Micawber, de
me rappeler ce que je voulais dire. Eh bien! donc, madame, celui
qui m'emploie, M. Heep, m'a fait un jour l'honneur de me dire que,
si je ne touchais pas le traitement attaché aux fonctions que je
remplis auprès de lui, je ne serais probablement qu'un malheureux
saltimbanque, et que je parcourrais les campagnes, faisant métier
d'avaler des lames de sabre ou de dévorer des flammes. Et il n'est
que trop probable, en effet, que mes enfants seront réduits à
gagner leur vie, à faire des contorsions et des tours de force,
tandis que mistress Micawber jouera de l'orgue de Barbarie pour
accompagner ces malheureuses créatures dans leurs atroces
exercices.»

M. Micawber brandit alors son couteau d'un air distrait, mais
expressif, comme s'il voulait dire que, heureusement, il ne serait
plus là pour voir ça; puis il se remit à peler ses citrons d'un
air navré.

Ma tante le regardait attentivement, le coude appuyé sur son petit
guéridon. Malgré ma répugnance à obtenir de lui par surprise les
confidences qu'il ne paraissait pas disposé à nous faire, j'allais
profiter de l'occasion pour le faire parler; mais il n'y avait pas
moyen: il était trop occupé à mettre l'écorce de citron dans la
bouilloire, le sucre dans les mouchettes, l'esprit-de-vin dans la
carafe vide, à prendre le chandelier pour en verser de l'eau
bouillante, enfin à une foule de procédés les plus étranges. Je
voyais que nous touchions à une crise: cela ne tarda pas. Il
repoussa loin de lui tous ses matériaux et ses ustensiles, se leva
brusquement, tira son mouchoir et fondit en larmes.

«Mon cher Copperfield, me dit-il, tout en s'essuyant les yeux,
cette occupation demande plus que toute autre du calme et le
respect de soi-même. Je ne suis pas capable de m'en charger. C'est
une chose indubitable.

-- Monsieur Micawber, lui dis-je, qu'est-ce que vous avez donc?
Parlez, je vous en prie, il n'y a ici que des amis.

-- Des amis! monsieur, répéta M. Micawber; et le secret qu'il
avait contenu jusque-là à grand'peine lui échappa tout à coup!
Grand Dieu, c'est précisément parce que je suis entouré d'amis que
vous me voyez dans cet état. Ce que j'ai, et ce qu'il y a,
messieurs? Demandez-moi plutôt ce que je n'ai pas. Il y a de la
méchanceté, il y a de la bassesse, il y a de la déception, de la
fraude, des complots; et le nom de cette masse d'atrocités,
c'est... HEEP!»

Ma tante frappa des mains, et nous tressaillîmes tous comme des
possédés.

«Non, non, plus de combat, plus de lutte avec moi-même, dit
M. Micawber en gesticulant violemment avec son mouchoir et en
étendant ses deux bras devant lui de temps en temps, en mesure,
comme s'il nageait dans un océan de difficultés surhumaines; je ne
saurais mener plus longtemps cette vie, je suis trop misérable; on
m'a enlevé tout ce qui rend l'existence supportable. J'ai été
condamné à l'excommunication du _Tabou_ tout le temps que je suis
resté au service de ce scélérat. Rendez-moi ma femme, rendez-moi
mes enfants; remettez Micawber à la place du malheureux qui marche
aujourd'hui dans mes bottes, et puis dites-moi d'avaler demain un
sabre, et je le ferai; vous verrez avec quel appétit!»

Je n'avais jamais vu un homme aussi exalté. Je m'efforçai de le
calmer pour tâcher de tirer de lui quelques paroles plus sensées,
mais il montait comme une soupe au lait sans vouloir seulement
écouter un mot.

«Je ne donnerai une poignée de main à personne, continua-t-il en
étouffant un sanglot, et en soufflant comme un homme qui se noie,
jusqu'à ce que j'aie mis en morceaux ce détestable... serpent de
_Heep!_ Je n'accepterai de personne l'hospitalité, jusqu'à ce que
j'aie décidé le mont Vésuve à faire jaillir ses flammes... sur ce
misérable bandit de _Heep!_ Je ne pourrai avaler le... moindre
rafraîchissement... sous ce toit... surtout du punch... avant
d'avoir arraché les yeux... à ce voleur, à ce menteur de _Heep!_
Je ne veux voir personne... je ne veux rien dire... je... ne veux
loger nulle part... jusqu'à ce que j'aie réduit... en une
impalpable poussière cet hypocrite transcendant, cet immortel
parjure de _Heep!_»

Je commençais à craindre de voir M. Micawber mourir sur place. Il
prononçait toutes ces phrases courtes et saccadées d'une voix
suffoquée; puis, quand il approchait du nom de Heep, il redoublait
de vitesse et d'ardeur, son accent passionné avait quelque chose
d'effrayant; mais quand il se laissa retomber sur sa chaise, tout
en nage, hors de lui, nous regardant d'un air égaré, les joues
violettes, la respiration gênée, le front couvert de sueur, il
avait tout l'air d'être à la dernière extrémité. Je m'approchai de
lui pour venir à son aide, mais il m'écarta d'un signe de sa main
et reprit:

«Non, Copperfield!... Point de communication entre nous... jusqu'à
ce que miss Wickfield... ait obtenu réparation... du tort que lui
a causé cet adroit coquin de _Heep_!» Je suis sûr qu'il n'aurait
pas eu la force de prononcer trois mots s'il n'avait pas senti au
bout ce nom odieux qui lui rendait courage... «Qu'un secret
inviolable soit gardé!... Pas d'exceptions!... D'aujourd'hui en
huit, à l'heure du déjeuner... que tous ceux qui sont ici
présents... y compris la tante... et cet excellent monsieur... se
trouvent réunis à l'hôtel de Canterbury... Ils y rencontreront
mistress Micawber et moi... Nous chanterons en choeur le souvenir
des beaux jours enfuis, et... je démasquerai cet épouvantable
scélérat de _Heep!_ Je n'ai rien de plus à dire... rien de plus à
entendre... Je m'élance immédiatement... car la société me pèse...
sur les traces de ce traître, de ce scélérat, de ce brigand de
HEEP!»

Et après cette dernière répétition du mot magique qui l'avait
soutenu jusqu'au bout, après y avoir épuisé tout ce qui lui
restait de force, M. Micawber se précipita hors de la maison, nous
laissant tous dans un tel état d'excitation, d'attente et
d'étonnement, que nous n'étions guère moins haletants, moins
essoufflés que lui. Mais, même alors, il ne put résister à sa
passion épistolaire, car, tandis que nous étions encore dans le
paroxysme de notre excitation, de notre attente et de notre
étonnement, on m'apporta le billet suivant, qu'il venait de
m'écrire dans un café du voisinage:

«très-secret et confidentiel,

«Mon cher Monsieur,

«Je vous prie de vouloir bien transmettre à votre excellente tante
toutes mes excuses pour l'agitation que j'ai laissé paraître
devant elle. L'explosion d'un volcan longtemps comprimé a suivi
une lutte intérieure que je ne saurais décrire. Vous la devinerez.

«J'espère vous avoir fait comprendre, cependant, que d'aujourd'hui
en huit je compte sur vous, au café de Canterbury, là où jadis
nous eûmes l'honneur, mistress Micawber et moi, d'unir nos voix à
la vôtre pour répéter les fameux accents du douanier immortel
nourri et élevé sur l'autre rive de la Tweed.

«Une fois ce devoir rempli et cet acte de réparation accompli, le
seul qui puisse me rendre le courage d'envisager mon prochain en
face, je disparaîtrai pour toujours, et je ne demanderai plus qu'à
être déposé dans ce lieu d'asile universel

_Où dorment pour toujours dans leur étroit caveau
Les ancêtres obscurs de cet humble hameau_

avec cette simple inscription:

«WILKINS MICAWBER.»



CHAPITRE XX.

Le rêve de M. Peggotty se réalise.


Cependant, quelques mois s'étaient écoulés depuis qu'avait eu lieu
notre entrevue avec Marthe, au bord de la Tamise. Je ne l'avais
jamais revue depuis, mais elle avait eu diverses communications
avec M. Peggotty. Son zèle avait été en pure perte, et je ne
voyais dans ce qu'il me disait rien qui nous mît sur la voie du
destin d'Émilie. J'avoue que je commençais à désespérer de la
retrouver, et que je croyais chaque jour plus fermement qu'elle
était morte.

Pour lui, sa conviction restait la même, autant que je pouvais
croire, et son coeur ouvert n'avait rien de caché pour moi. Jamais
il ne chancela un moment, jamais il ne fut ébranlé dans sa
certitude solennelle de finir par la découvrir. Sa patience était
infatigable, et quand parfois je tremblais à l'idée de son
désespoir si un jour cette assurance positive recevait un coup
funeste, je ne pouvais cependant m'empêcher d'estimer et de
respecter tous les jours davantage cette foi si solide, si
religieuse, qui prenait sa source dans un coeur pur et élevé.

Il n'était pas de ceux qui s'endorment dans une espérance et dans
une confiance oisives. Toute sa vie avait été une vie d'action et
d'énergie. Il savait qu'en toutes choses il fallait remplir
fidèlement son rôle et ne pas se reposer sur autrui. Je l'ai vu
partir la nuit, à pied, pour Yarmouth, dans la crainte qu'on
n'oubliât d'allumer le flambeau qui éclairait son bateau. Je l'ai
vu, si par hasard il lisait dans un journal quelque crise qui pût
se rapporter à Émilie, prendre son bâton de voyage et entreprendre
une nouvelle course de trente ou quarante lieues. Lorsque je lui
eus raconté ce que j'avais appris par l'entremise de miss Dartle,
il se rendit à Naples par mer. Tous ces voyages étaient très-
pénibles, car il économisait tant qu'il pouvait pour l'amour
d'Émilie. Mais jamais je ne l'entendis se plaindre, jamais je ne
l'entendis avouer qu'il fût fatigué ou découragé.

Dora l'avait vu souvent depuis notre mariage et l'aimait beaucoup.
Je le vois encore debout près du canapé où elle repose; il tient
son bonnet à la main; ma femme-enfant lève sur lui ses grands yeux
bleus avec une sorte d'étonnement timide. Souvent, le soir, quand
il avait à me parler, je l'emmenais fumer sa pipe dans le jardin:
nous causions en marchant, et alors je me rappelais sa demeure
abandonnée et tout ce que j'avais aimé là dans ce vieux bateau qui
présentait à mes yeux d'enfant un spectacle si étonnant le soir,
quand le feu brûlait gaiement, et que le vent gémissait tout
autour de nous.

Un soir, il me dit qu'il avait trouvé Marthe près de sa maison, la
veille, et qu'elle lui avait demandé de ne quitter Londres en
aucun cas jusqu'à ce qu'elle l'eût revu.

«Elle ne vous a pas dit pourquoi?

-- Je le lui ai demandé, maître Davy, me répondit-il, mais elle
parle très-peu, et dès que je le lui ai eu promis, elle est
repartie.

-- Vous a-t-elle dit quand elle reviendrait?

-- Non, maître Davy, reprit-il en se passant la main sur le front
d'un air grave. Je le lui ai demandé, mais elle m'a répondu
qu'elle ne pouvait pas me le dire.»

J'avais résolu depuis longtemps de ne pas encourager des
espérances qui ne tenaient qu'à un fil; je ne fis donc aucune
réflexion; j'ajoutai seulement que, sans doute, il la reverrait
bientôt. Je gardai pour moi toutes mes suppositions, sans attacher
du reste aux paroles de Marthe une bien grande importance.

Quinze jours après, je me promenais seul un soir dans le jardin.
Je me rappelle parfaitement cette soirée. C'était le lendemain de
la visite de M. Micawber. Il avait plu toute la journée, l'air
était humide, les feuilles semblaient pesantes sur les branches
chargées de pluie, le ciel était encore sombre, mais les oiseaux
recommençaient à chanter gaiement. À mesure que le crépuscule
augmentait, ils se turent les uns après les autres; tout était
silencieux autour de moi: pas un souffle de vent n'agitait les
arbres: je n'entendais que le bruit des gouttes d'eau qui
découlaient lentement des rameaux verts pendant que je me
promenais de long en large dans le jardin.

Il y avait là, contre notre cottage, un petit abri construit avec
du lierre, le long d'un treillage d'où l'on apercevait la route.
Je jetais les yeux de ce côté, tout en pensant à une foule de
choses, quand je vis quelqu'un qui semblait m'appeler.

«Marthe! dis-je en m'avançant vers elle.

-- Pouvez-vous venir avec moi? me demanda-t-elle d'une voix émue.
J'ai été chez lui, je ne l'ai pas trouvé. J'ai écrit sur un
morceau de papier l'endroit où il devait venir nous retrouver,
j'ai posé l'adresse sur sa table. On m'a dit qu'il ne tarderait
pas à rentrer. J'ai des nouvelles à lui donner. Pouvez-vous venir
tout de suite?»

Je ne lui répondis qu'en ouvrant la grille pour la suivre. Elle me
fit un signe de la main, comme pour m'enjoindre la patience et le
silence, et se dirigea vers Londres; à la poussière qui couvrait
ses habits, on voyait qu'elle était venue à pied en toute hâte.

Je lui demandai si nous allions à Londres. Elle me fit signe que
oui. J'arrêtai une voiture qui passait, et nous y montâmes tous
deux. Quand je lui demandai où il fallait aller, elle me répondit:
«Du côté de Golden-Square! et vite! vite!» Puis elle s'enfonça
dans un coin, en se cachant la figure d'une main tremblante, et en
me conjurant de nouveau de garder le silence, comme si elle ne
pouvait pas supporter le son d'une voix.

J'étais troublé, je me sentais partagé entre l'espérance et la
crainte; je la regardais pour obtenir quelque explication; mais
évidemment elle voulait rester tranquille, et je n'étais pas
disposé non plus à rompre le silence. Nous avancions sans nous
dire un mot. Parfois elle regardait à la portière, comme si elle
trouvait que nous allions trop lentement, quoique en vérité la
voiture eût pris un bon pas, mais elle continuait à se taire.

Nous descendîmes au coin du square qu'elle avait indiqué; je dis
au cocher d'attendre, pensant que peut-être nous aurions encore
besoin de lui. Elle me prit le bras et m'entraîna rapidement vers
une de ces rues sombres qui jadis servaient de demeure à de nobles
familles, mais où maintenant on loue séparément des chambres à un
prix peu élevé. Elle entra dans l'une de ces grandes maisons, et,
quittant mon bras, elle me fit signe de la suivre sur l'escalier
qui servait de nombreux locataires, et versait toute une
population d'habitants dans la rue.

La maison était remplie de monde. Tandis que nous montions
l'escalier, les portes s'ouvraient sur notre passage; d'autres
personnes nous croisaient à chaque instant. Avant d'entrer,
j'avais aperçu des femmes et des enfants qui passaient leur tête à
la fenêtre, entre des pots de fleurs; nous avions probablement
excité leur curiosité, car c'étaient eux qui venaient ouvrir leurs
portes pour nous voir passer. L'escalier était large et élevé,
avec une rampe massive de bois sculpté; au-dessus des portes on
voyait des corniches ornées de fleurs et de fruits; les fenêtres
avaient de grandes embrasures. Mais tous ces restes d'une grandeur
déchue étaient en ruines; le temps, l'humidité et la pourriture
avaient attaqué le parquet qui tremblait sous nos pas. On avait
essayé de faire couler un peu de jeune sang dans ce corps usé par
l'âge: en divers endroits les belles sculptures avaient été
réparées avec des matériaux plus grossiers, mais c'était comme le
mariage d'un vieux noble ruiné avec une pauvre fille du peuple:
les deux parties semblaient ne pouvoir se résoudre à cette union
mal assortie. On avait bouché plusieurs des fenêtres de
l'escalier. Il n'y avait presque plus de vitres à celles qui
restaient ouvertes, et, au travers des boiseries vermoulues qui
semblaient aspirer le mauvais air sans le renvoyer jamais, je
voyais d'autres maisons dans le même état, et je plongeais sur une
cour resserrée et obscure qui semblait le tas d'ordures du vieux
manoir.

Nous montâmes presque tout en haut de la maison. Deux ou trois
fois je crus apercevoir dans l'ombre les plis d'une robe de femme;
quelqu'un nous précédait. Nous gravissions le dernier étage quand
je vis cette personne s'arrêter devant une porte, puis elle tourna
la clef et entra.

«Qu'est-ce que cela veut dire? murmura Marthe. Elle entre dans ma
chambre et je ne la connais pas!»

_Moi_, je la connaissais. À ma grande surprise j'avais vu les
traits de miss Dartle.

Je fis comprendre en peu de mots à Marthe que c'était une dame que
j'avais vue jadis, et à peine avais-je cessé de parler que nous
entendîmes sa voix dans la chambre, mais, placés comme nous
l'étions, nous ne pouvions comprendre ce qu'elle disait. Marthe me
regarda d'un air étonné, puis elle me fit monter jusqu'au palier
de l'étage où elle habitait, et là, poussant une petite porte sans
serrure, elle me conduisit dans un galetas vide, à peu près de la
grandeur d'une armoire. Il y avait entre ce recoin et sa chambre
une porte de communication à demi ouverte. Nous nous plaçâmes tout
près. Nous avions marché si vite que je respirais à peine; elle
posa doucement sa main sur mes lèvres. Je pouvais voir un coin
d'une pièce assez grande où se trouvait un lit: sur les murs
quelques mauvaises lithographies de vaisseaux. Je ne voyais pas
miss Dartle, ni la personne à laquelle elle s'adressait. Ma
compagne devait les voir encore moins que moi.

Pendant un instant il régna un profond silence. Marthe continuait
de tenir une main sur mes lèvres et levait l'autre en se penchant
pour écouter.

«Peu m'importe qu'elle ne soit pas ici, dit Rosa Dartle avec
hauteur. Je ne la connais pas. C'est vous que je viens voir.

-- Moi? répondit une douce voix.»

Au son de cette voix, mon coeur tressaillit. C'était la voix
d'Émilie.

«Oui, répondit miss Dartle, je suis venue pour vous regarder.
Comment, vous n'avez pas honte de ce visage qui a fait tant de
mal?»

La haine impitoyable et résolue qui animait sa voix, la froide
amertume et la rage contenue de son ton me la rendaient aussi
présente que si elle avait été vis-à-vis de moi. Je voyais, sans
les voir, ces yeux noirs qui lançaient des éclairs, ce visage
défiguré par la colère; je voyais la cicatrice blanchâtre au
travers de ses lèvres trembler et frémir, tandis qu'elle parlait.

«Je suis venue voir, dit-elle, celle qui a tourné la tête à James
Steerforth; la fille qui s'est sauvée avec lui et qui fait jaser
tout le monde dans sa ville natale; l'audacieuse, la rusée, la
perfide maîtresse d'un individu comme James Steerforth. Je veux
savoir à quoi ressemble une pareille créature!»

On entendit du bruit, comme si la malheureuse femme qu'elle
accablait de ses insultes eût tenté de s'échapper. Miss Dartle lui
barra le passage. Puis elle reprit, les dents serrées et en
frappant du pied:

«Restez là! ou je vous démasque devant tous les habitants de cette
maison et de cette rue! Si vous cherchez à me fuir, je vous
arrête, dussé-je vous prendre par les cheveux et soulever contre
vous les pierres mêmes de la muraille.»

Un murmure d'effroi fut la seule réponse qui arriva jusqu'à moi;
puis il y eut un moment de silence. Je ne savais que faire. Je
désirais ardemment mettre un terme à cette entrevue, mais je
n'avais pas le droit de me présenter; c'était à M. Peggotty seul
qu'il appartenait de la voir et de la réclamer. Quand donc
arriverait-il?

«Ainsi, dit Rosa Dartle avec un rire de mépris, je la vois enfin!
Je n'aurais jamais cru qu'il se laissât prendre à cette fausse
modestie et à ces airs penchés!

-- Oh, pour l'amour du ciel, épargnez-moi! s'écriait Émilie. Qui
que vous soyez, vous savez ma triste histoire; pour l'amour de
Dieu, épargnez-moi, si vous voulez qu'on ait pitié de vous!

-- Si je veux qu'on ait pitié de moi! répondit miss Dartle d'un
ton féroce, et qu'y a-t-il de commun entre nous, je vous prie?

-- Il n'y a que notre sexe, dit Émilie fondant en larmes.

-- Et c'est un lien si fort quand il est invoqué par une créature
aussi infâme que vous, que, si je pouvais avoir dans le coeur
autre chose que du mépris et de la haine pour vous, la colère me
ferait oublier que vous êtes une femme. Notre sexe! Le bel honneur
pour notre sexe!

-- Je n'ai que trop mérité ce reproche, cria Émilie, mais c'est
affreux! Oh! madame, chère madame, pensez à tout ce que j'ai
souffert et aux circonstances de ma chute! Oh! Marthe, revenez!
Oh! quand retrouverai-je l'abri du foyer domestique!»

Miss Dartle se plaça sur une chaise en vue de la porte; elle
tenait ses yeux fixés sur le plancher, comme si Émilie rampait à
ses pieds. Je pouvais voir maintenant ses lèvres pincées et ses
yeux cruellement attachés sur un seul point, dans l'ivresse de son
triomphe.

«Écoutez ce que je vais vous dire, continua-t-elle, et gardez pour
vos dupes toute votre ruse. Vous ne me toucherez pas plus par vos
larmes que vous ne sauriez me séduire par vos sourires, beauté
vénale.

-- Oh! ayez pitié de moi! répétait Émilie. Montrez-moi quelque
compassion, ou je vais mourir folle!

-- Ce ne serait qu'un faible châtiment de vos crimes! dit Rosa
Dartle. Savez-vous ce que vous avez fait? Osez-vous invoquer
encore ce foyer domestique que vous avez désolé?

-- Oh! s'écria Émilie, il ne s'est pas passé un jour ni une nuit
sans que j'y aie pensé: et je la vis tomber à genoux, la tête en
arrière, son pâle visage levé vers le ciel, les mains jointes avec
angoisse, ses longs cheveux flottant sur ses épaules, il ne s'est
pas écoulé un seul instant où je ne l'aie revue, cette chère
maison, présente devant moi, comme dans les jours qui ne sont
plus, quand je l'ai quittée pour toujours! Oh! mon oncle, mon cher
oncle, si vous aviez pu savoir quelle douleur me causerait le
souvenir poignant de votre tendresse, quand je me suis éloignée de
la bonne voie, vous ne m'auriez pas témoigné tant d'amour; vous
auriez, une fois au moins, parlé durement à Émilie, cela lui
aurait servi de consolation. Mais non, je n'ai pas de consolation
en ce monde, ils ont tous été trop bons pour moi!»

Elle tomba le visage contre terre, en s'efforçant de toucher le
bas de la robe du tyran femelle qui se tenait immobile devant
elle.

Rosa Dartle la regardait froidement; une statue d'airain n'eût pas
été plus inflexible. Elle serrait fortement les lèvres comme si
elle était forcée de se retenir pour ne pas fouler aux pieds la
charmante créature qui était si humblement étendue devant elle; je
la voyais distinctement, elle semblait avoir besoin de toute son
énergie pour se contenir. Quand donc arriverait-il?

«Voyez un peu la ridicule vanité qu'ont ces vers de terre! dit-
elle quand elle eut un peu calmé sa fureur qui l'empêchait de
parler. _Votre_ maison, _votre_ foyer domestique! Et vous vous
imaginez que je fais à ces gens-là l'honneur d'y songer ou de
croire que vous ayez pu faire à un pareil gîte quelque tort qu'on
ne puisse payer largement avec de l'argent? Votre famille! mais
vous n'étiez pour elle qu'un objet de négoce, comme tout le reste,
quelque chose à vendre et à acheter.

-- Oh non! s'écria Émilie. Dites de moi tout ce que vous voudrez;
mais ne faites pas retomber ma honte (hélas! elle ne pèse que trop
sur eux déjà!) sur des gens qui sont aussi respectables que vous.
Si vous êtes vraiment une dame, honorez-les du moins, quand vous
n'auriez point pitié de moi.

-- Je parle, dit miss Dartle, sans daigner entendre cet appel, et
elle retirait sa robe comme si Émilie l'eût souillée en y
touchant, je parle de sa demeure à _lui_, celle où j'habite.
Voilà, dit-elle avec un rire de dédain, et en regardant la pauvre
victime d'un air sarcastique, voilà une belle cause de division
entre une mère et un fils! voilà celle qui a mis le désespoir dans
une maison où on n'aurait pas voulu d'elle pour laveuse de
vaisselle! celle qui y a apporté la colère, les reproches, les
récriminations. Vile créature, qu'on a ramassée au bord de l'eau
pour s'en amuser pendant une heure, et la repousser après du pied
dans la fange où elle est née.

-- Non! non! s'écria Émilie, en joignant les mains: la première
fois qu'il s'est trouvé sur mon chemin (ah! si Dieu avait permis
qu'il ne m'eût rencontrée que le jour où on allait me déposer dans
mon tombeau!), j'avais été élevée dans des idées aussi sévères et
aussi vertueuses que vous, ou que toute autre femme; j'allais
épouser le meilleur des hommes. Si vous vivez près de lui, si vous
le connaissez, vous savez peut-être quelle influence il pouvait
exercer sur une pauvre fille, faible et vaine comme moi. Je ne me
défends pas, mais ce que je sais, et ce qu'il sait bien aussi, au
moins ce qu'il saura, à l'heure de sa mort, quand son âme en sera
troublée, c'est qu'il a usé de tout son pouvoir pour me tromper,
et que moi, je croyais en lui, je me confiais en lui, je
l'aimais!»

Rosa Dartle bondit sur sa chaise, recula d'un pas pour la frapper,
avec une telle expression de méchanceté et de rage, que j'étais
sur le point de me jeter entre elles deux. Le coup, mal dirigé, se
perdit dans le vide. Elle resta debout, tremblante de fureur,
toute pantelante des pieds à la tête comme une vraie furie; non,
je n'avais jamais vu, je ne pourrai jamais revoir de rage
pareille.

«_Vous_ l'aimez? _vous?_» criait-elle, en serrant le poing, comme
si elle eût voulu y tenir une arme pour en frapper l'objet de sa
haine.

Je ne pouvais plus voir Émilie. Il n'y eut pas de réponse.

«Et vous me dites cela, à _moi_, ajouta-t-elle, avec cette bouche
dépravée? Ah! que je voudrais qu'on fouettât ces gueuses-là! Oui,
si cela ne dépendait que de moi, je les ferais fouetter à mort.»

Et elle l'aurait fait, j'en suis sûr. Tant que dura ce regard de
Némésis, je n'aurais pas voulu lui confier un instrument de
torture. Puis, petit à petit, elle se mit à rire, mais d'un rire
saccadé, en montrant du doigt Émilie comme un objet de honte et
d'ignominie devant Dieu et devant les hommes.

«Elle l'aime! dit-elle, l'infâme! Et elle voudrait me faire croire
qu'il s'est jamais soucié d'elle! Ah! ah! comme c'est menteur ces
femmes vénales!»

Sa moquerie dépassait encore sa rage en cruauté; c'était plus
atroce que tout: elle ne se déchaînait plus que par moment, et au
risque de faire éclater sa poitrine, elle y refoulait sa rage pour
mieux torturer sa victime.

«Je suis venue ici, comme je vous disais tout à l'heure, ô pure
source d'amour, pour voir à quoi vous pouviez ressembler. J'en
étais curieuse. Je suis satisfaite. Je voulais aussi vous
conseiller de retourner bien vite chez vous, d'aller vous cacher
au milieu de ces excellents parents qui vous attendent et que
votre argent consolera du reste. Quand vous aurez tout dépensé, eh
bien, vous n'aurez qu'à chercher quelque remplaçant pour croire en
lui, vous confier en lui et l'aimer! Je croyais trouver ici un
jouet brisé qui avait fait son temps; un bijou de clinquant terni
par l'usage et jeté au coin de la borne. Mais puisque, au lieu de
cela, je trouve une perle fine, une dame, ma foi! une pauvre
innocente qu'on a trompée, avec un coeur encore tout frais, plein
d'amour et de vertu, car vraiment vous en avez l'air, et vous
jouez bien la comédie, j'ai encore quelque chose à vous dire.
Écoutez-moi, et sachez que ce que je vais vous dire je le ferai;
vous m'entendez, belle fée? Ce que je dis, je veux le faire.»

Elle ne put réprimer alors sa fureur; mais ce fut l'affaire d'un
moment, un simple spasme qui fit place tout de suite à un sourire.

«Allez vous cacher: si se n'est pas dans votre ancienne demeure,
que ce soit ailleurs: cachez-vous bien loin. Allez vivre dans
l'obscurité, ou mieux encore, allez mourir dans quelque coin. Je
m'étonne que vous n'ayez pas encore trouvé un moyen de calmer ce
tendre coeur qui ne veut pas se briser. Il y a pourtant de ces
moyens-là: ce n'est pas difficile à trouver, ce me semble.»

Elle s'interrompit un moment, pendant qu'Émilie sanglotait: elle
l'écoutait pleurer, comme si c'eût été pour elle une ravissante
mélodie.

«Je suis peut-être singulièrement faite, reprit Rosa Dartle; mais
je ne peux pas respirer librement dans le même air que vous, je le
trouve corrompu. Il faut donc que je le purifie, que je le purge
de votre présence. Si vous êtes encore ici demain, votre histoire
et votre conduite seront connues de tous ceux qui habitent cette
maison. On me dit qu'il y a ici des femmes honnêtes; ce serait
dommage qu'elles ne fussent pas mises à même d'apprécier un trésor
tel que vous. Si, une fois partie d'ici, vous revenez chercher un
refuge dans cette ville, en toute autre qualité que celle de femme
perdue (soyez tranquille, pour celle-là, je ne vous empêcherai pas
de la prendre), je viendrai vous rendre le même service, partout
où vous irez. Et je suis sûre de réussir, avec l'aide d'un certain
monsieur qui a prétendu à votre belle main, il n'y a pas bien
longtemps.»

Il n'arriverait donc jamais, jamais! Combien de temps fallait-il
encore supporter cela? Combien de temps pouvais-je être sûr de me
contenir encore?

«Ô mon Dieu!» s'écriait la malheureuse Émilie, d'un ton qui aurait
dû toucher le coeur le plus endurci.

Rosa Dartle souriait toujours.

«Que voulez-vous donc que je fasse!

-- Ce que je veux que vous fassiez! reprit Rosa, mais vous pouvez
vivre heureuse, avec vos souvenirs. Vous pouvez passer votre vie à
vous rappeler la tendresse de James Steerforth; il voulait vous
faire épouser son domestique, n'est-ce pas? Ou bien vous pouvez
songer avec reconnaissance à l'honnête homme qui voulait bien
accepter l'offre de son maître. Vous pouvez encore, si toutes ces
douces pensées, si le souvenir de vos vertus et de la position
honorable qu'elles vous ont acquise, ne suffisent pas à remplir
votre coeur, vous pouvez épouser cet excellent homme, et mettre à
profit sa condescendance. Si cela n'est pas assez pour vous
satisfaire, alors mourez! Il ne manque pas d'allées ou de tas
d'ordures qui sont bons pour aller y mourir quand on a de ces
chagrins-là. Allez en chercher un, pour vous envoler de là vers le
ciel!»

J'entendis marcher. J'en étais bien sûr, c'était lui. Que Dieu
soit loué!

Elle s'approcha lentement de la porte, et disparut à mes yeux.

«Mais rappelez-vous! ajouta-t-elle d'une voix lente et dure, que
je suis bien décidée, par des raisons à moi connues, et des haines
qui me sont personnelles, à vous poursuivre partout, à moins que
vous ne vous enfuyiez loin de moi, ou que vous jetiez ce beau
petit masque d'innocence que vous voulez prendre. Voilà ce que
j'avais à vous dire, et ce que je dis, je veux le faire.»

Les pas se rapprochaient, on venait; on entra, on se précipita
dans la chambre.

«Mon oncle!»

Un cri terrible suivit ces paroles. J'attendis un moment, avant
d'entrer, et je le vis tenant dans ses bras sa nièce évanouie. Un
instant il contempla son visage; puis il se baissa pour
l'embrasser, oh! avec quelle tendresse! et posa doucement un
mouchoir sur la tête d'Émilie.

«Maître Davy, dit-il d'une voix basse et tremblante, quand il eut
couvert le visage de la jeune femme, je bénis notre Père céleste,
mon rêve s'est réalisé. Je lui rends grâces de tout mon coeur pour
m'avoir, selon son bon plaisir, ramené mon enfant!»

Puis il l'enleva dans ses bras, pendant qu'elle restait la face
voilée, la tête penchée sur sa poitrine, et serrant contre la
sienne les joues pâles et froides de sa nièce chérie, il l'emporta
lentement au bas de l'escalier.



CHAPITRE XXI.

Préparatifs d'un plus long voyage.


Le lendemain matin, de bonne heure, je me promenais dans le jardin
avec ma tante (qui ne se promenait plus guère ailleurs, parce
qu'elle tenait presque toujours compagnie à ma chère Dora), quand
on vint me dire que M. Peggotty désirait me parler. Il entra dans
le jardin au moment où j'allais à sa rencontre, et s'avança vers
nous tête nue, comme il faisait toujours quand il voyait ma tante,
pour laquelle il avait un profond respect. Elle savait tout ce qui
s'était passé la veille. Sans dire un mot, elle l'aborda d'un air
cordial, lui donna une poignée de main, et lui frappa
affectueusement sur le bras. Elle y mit tant d'expression, que
toute parole eût été superflue. M. Peggotty l'avait parfaitement
comprise.

«Maintenant, Trot, dit ma tante, je vais rentrer, pour voir ce que
devient Petite-Fleur, qui va se lever bientôt.

-- Ce n'est pas à cause de moi, madame, j'espère? dit M. Peggotty.
Et pourtant, si mon esprit n'a pas pris ce matin la clef du chant,
... il voulait dire la clef des champs, ... j'ai bien peur que ce
ne soit à cause de moi que vous allez nous quitter?

-- Vous avez quelque chose à vous dire, mon bon ami, reprit ma
tante; vous serez plus à votre aise sans moi.

-- Mais, madame, répondit M. Peggotty, si vous étiez assez bonne
pour rester... à moins que mon bavardage ne vous ennuie...

-- Vraiment? dit ma tante, d'un ton affectueux et bref à la fois.
Alors, je reste.»

Elle prit le bras de M. Peggotty et le conduisit jusqu'à une
petite salle de verdure qui se trouvait au fond du jardin; elle
s'assit sur un banc, et je me plaçai à côté d'elle. M. Peggotty
resta debout, la main appuyée sur la table de bois rustique, il
était immobile, les yeux fixés sur son bonnet, et je ne pouvais
m'empêcher d'observer la vigueur de caractère et de résolution que
trahissait la contraction de ses mains nerveuses, si bien en
harmonie avec son front honnête et loyal, et ses cheveux gris de
fer.

«J'ai emporté hier soir ma chère enfant, dit-il en levant les yeux
sur nous, dans le logement que j'avais préparé depuis bien
longtemps pour la recevoir. Des heures se sont passées avant
qu'elle m'ait bien reconnu, et puis elle est venue s'agenouiller à
mes pieds, comme pour dire sa prière, après quoi elle m'a raconté
tout ce qui lui était arrivé. Vous pouvez croire que mon coeur
s'est serré en entendant sa voix larmoyante, cette voix que
j'avais entendue si folâtre à la maison, en la voyant humiliée
dans la poussière où Notre Sauveur écrivait autrefois, de sa main
bénie, des paroles de miséricorde. J'avais le coeur bien navré au
milieu de tous ces témoignages de reconnaissance.»

Il passa sa manche sur ses yeux, sans chercher à dissimuler son
émotion; puis il reprit d'une voix plus ferme: «Mais cela n'a pas
duré longtemps, car je l'avais retrouvée. Je ne pensai plus qu'à
elle, et j'eus bientôt oublié le reste. Je ne sais même pas
pourquoi je vous parle maintenant de ce moment de tristesse. Je ne
comptais pas vous en dire un mot, il n'y a qu'une minute, mais
cela m'est venu si naturellement, que je n'ai pas pu m'en
empêcher.

-- Vous êtes un noble coeur, lui dit ma tante, et un jour vous en
recevrez la récompense.»

Les branches des arbres ombrageaient la figure de M. Peggotty; il
s'inclina d'un air surpris, comme pour la remercier de ce qu'elle
avait si bonne opinion de lui pour si peu de chose, puis il
continua avec un mouvement de colère passagère:

«Quand mon Émilie s'enfuit de la maison où elle était retenue
prisonnière par un serpent à sonnettes que maître Davy connaît
bien (ce qu'il m'a raconté était bien vrai: que Dieu punisse le
traître!); il faisait tout à fait nuit; les étoiles brillaient
dans le ciel. Elle était comme folle. Elle courait le long de la
plage, croyant retrouver notre vieux bateau, et nous criait, dans
son égarement, de nous cacher le visage, parce qu'elle allait
passer. Elle croyait, dans ses cris de douleur, entendre pleurer
une autre personne, et elle se coupait les pieds en courant sur
les pierres et sur les rochers, mais elle ne s'en apercevait pas
plus que si elle avait été elle-même un bloc de pierre. Plus elle
courait, plus elle sentait sa tête devenir brûlante, et plus elle
entendait de bourdonnements dans ses oreilles. Tout d'un coup, ou
du moins elle le crut ainsi, le jour parut, humide et orageux, et
elle se trouva couchée sur un tas de pierres; une femme lui
parlait dans la langue du pays, et lui demandait ce qui lui était
arrivé.»

Il voyait tout ce qu'il racontait. Cette scène lui était tellement
présente, que, dans son émotion, il décrivait chaque particularité
avec une netteté que je ne saurais rendre. Aujourd'hui, il me
semble avoir assisté moi-même à tous ces événements, tant les
récits de M. Peggotty avaient l'apparence fidèle de la réalité.

«Peu à peu, continua-t-il, Émilie reconnut cette femme pour lui
avoir parlé quelque fois sur la plage. Elle avait fait souvent de
longues excursions, à pied, ou en bateau, ou en voiture, et elle
connaissait tout le pays, le long de la côte. Cette femme venait
de se marier et n'avait pas encore d'enfant, mais elle en
attendait bientôt un. Dieu veuille permettre que cet enfant soit
pour elle un appui, une consolation, un honneur toute sa vie!
Qu'il l'aime et qu'il la respecte dans sa vieillesse, qu'il la
serve fidèlement jusqu'à la fin; qu'il soit pour elle un ange, sur
la terre et dans le ciel!

-- Ainsi soit-il, dit ma tante.

-- Les premières fois, elle avait été un peu intimidée, et quand
Émilie parlait aux enfants sur la grève, elle restait à filer,
sans s'approcher. Mais Émilie, qui l'avait remarquée, était allée
lui parler d'elle-même, et comme la jeune femme aimait beaucoup
aussi les enfants, elles furent bientôt bonnes amies ensemble; si
bien que, quand Émilie allait de ce côté, la jeune femme lui
donnait toujours des fleurs. C'était elle qui demandait en ce
moment à Émilie ce qui lui était arrivé. Émilie le lui dit, et
elle... elle l'emmena chez elle. Oui, vraiment, elle l'emmena chez
elle, dit M. Peggotty en se couvrant le visage de ses deux mains.»

Il était plus ému de cet acte de bonté, que je ne l'avais jamais
vu se laisser émouvoir depuis le jour où sa nièce l'avait quitté.
Ma tante et moi, nous ne cherchâmes pas à le distraire.

«C'était une toute petite chaumière, vous comprenez, dit-il
bientôt; mais elle trouva moyen d'y loger Émilie; son mari était
en mer. Elle garda le secret et obtint des voisins (qui n'étaient
pas nombreux) la promesse de n'être pas moins discrets. Émilie
tomba malade, et ce qui m'étonne bien, peut-être des gens plus
savants le comprendraient-ils mieux que moi, c'est qu'elle perdit
tout souvenir de la langue du pays; elle ne se rappelait plus que
sa propre langue, et personne ne l'entendait. Elle se souvient,
comme d'un rêve, qu'elle était couchée dans cette petite cabane,
parlant toujours sa propre langue, et toujours convaincue que le
vieux bateau était là tout près, dans la baie; elle suppliait
qu'on vint nous dire qu'elle allait mourir, et qu'elle nous
conjurait de lui envoyer un mot, un seul mot de pardon. Elle se
figurait à chaque instant que l'individu dont j'ai déjà parlé
l'attendait sous la fenêtre pour l'enlever, ou bien que son
séducteur était dans la chambre, et elle criait à la bonne jeune
femme de ne pas la laisser prendre; mais, en même temps, elle
savait qu'on ne la comprenait pas, et elle craignait toujours de
voir entrer quelqu'un pour l'emmener. Sa tête brûlait comme du
feu, des sons étranges remplissaient ses oreilles, elle ne
connaissait ni aujourd'hui, ni hier, ni demain, et pourtant tout
ce qui s'était passé, ou qui aurait pu se passer dans sa vie, tout
ce qui n'avait jamais eu lieu et ne pouvait jamais avoir lieu, lui
venait en foule à l'esprit: et au milieu de ce trouble pénible,
elle riait et elle chantait! Je ne sais combien de temps cela
dura; mais au jour elle s'endormit. Au lieu de se retrouver après
dix fois plus forte qu'elle n'était, comme pendant sa fièvre, elle
se réveilla faible comme un tout petit enfant.»

Ici il s'arrêta: il se sentait soulagé de n'avoir plus à raconter
cette terrible maladie. Après un moment de silence, il poursuivit:

«Quand elle se réveilla, il faisait beau, et la mer était si
tranquille qu'on n'entendait que le bruit des lames bleues, qui se
brisaient tout doucement sur la grève. D'abord elle crut que
c'était dimanche et qu'elle était chez nous; mais les feuilles de
vigne qui passaient par la fenêtre, et les collines qu'on voyait à
l'horizon lui firent bien voir qu'elle n'était pas chez nous, et
qu'elle se trompait. Alors son amie s'approcha de son lit; et elle
comprit que le vieux bateau n'était pas là tout près, à la pointe
de la baie, mais qu'il était bien loin: et elle se rappela où elle
était, et pourquoi. Alors elle se mit à pleurer sur le sein de
cette bonne jeune femme, là où son enfant repose maintenant,
j'espère, réjouissant sa vue avec ses jolis petits yeux.»

Il avait beau faire, il ne pouvait parler de l'amie de son Émilie
sans fondre en larmes, il se mit à pleurer de nouveau en
murmurant: «Dieu la bénisse!

-- Cela fit du bien à Émilie, dit-il avec une émotion que je ne
pouvais m'empêcher de partager; quant à ma tante, elle pleurait de
tout son coeur. Cela fit du bien à mon Émilie, et elle commença à
se remettre. Mais elle avait oublié le langage du pays et elle en
était réduite à parler par signes. Peu à peu, cependant, elle se
mit à rapprendre le nom des choses usuelles, comme si elle ne
l'avait jamais su: mais un soir qu'elle était à sa fenêtre, à voir
jouer une petite fille sur la grève, l'enfant lui tendit la main
en disant: «Fille de pêcheur, voilà une coquille!» Il faut que
vous sachiez que dans les commencements on l'appelait: «ma jolie
dame,» comme c'est la coutume du pays, et qu'elle leur avait
appris à l'appeler: «Fille de pêcheur.» Tout à coup, l'enfant
s'écria: «Fille de pêcheur, voilà une coquille!» Émilie l'avait
comprise, elle lui répond en fondant en larmes; depuis ce jour,
elle a retrouvé la langue du pays!

«Quand Émilie a eu un peu repris ses forces, dit M. Peggotty après
un court moment de silence, elle s'est décidée à quitter cette
excellente jeune créature et à retourner dans son pays. Le mari
était revenu au logis, et ils la menèrent tous deux à Livourne, où
elle s'embarqua sur un petit bâtiment de commerce, qui devait la
ramener en France. Elle avait un peu d'argent, mais ils ne
voulurent rien accepter en retour de tout ce qu'ils avaient fait
pour elle. Je crois que j'en suis bien aise, quoiqu'ils fussent si
pauvres! Ce qu'ils ont fait est en dépôt là où les vers ni la
rouille ne peuvent rien ronger, et où les larrons n'ont rien à
prendre. Maître Davy, ce trésor-là vaut mieux que tous les trésors
du monde.

«Émilie arriva en France, et elle se plaça dans un hôtel, pour
servir les dames en voyage. Mais voilà qu'un jour arrive ce
serpent. Qu'il ne m'approche jamais; je ne sais pas ce que je lui
ferais! Dès qu'elle l'aperçut (il ne l'avait pas vue), son
ancienne terreur lui revint, et elle fuit loin de cet homme. Elle
vint en Angleterre, et débarqua à Douvres.

«Je ne sais pas bien, dit M. Peggotty, quand est-ce que le courage
commença à lui manquer; mais tout le long du chemin, elle avait
pensé à venir nous retrouver. Dès qu'elle fut en Angleterre, elle
tourna ses pas vers son ancienne demeure. Mais soit qu'elle
craignit qu'on ne lui pardonnât pas, et qu'on ne la montrât
partout au doigt; soit qu'elle eût peur que quelqu'un de nous ne
fût mort, elle ne put pas aller plus loin. «Mon oncle, mon oncle,
m'a-t-elle dit, ce que je redoutais le plus au monde, c'était de
ne pas me sentir digne d'accomplir ce que mon pauvre coeur
désirait si passionnément! Je changeai de route, et pourtant je ne
cessais de prier Dieu, pour qu'il me permît de me traîner jusqu'à
votre seuil, pendant le nuit, de le baiser, d'y reposer ma tête
coupable, pour qu'on m'y retrouvât morte le lendemain matin.

«Elle vint à Londres, dit M. Peggotty d'une voix murmurante,
troublée par l'émotion. Elle qui n'avait jamais vu Londres, elle y
vint, toute seule, sans un sou, jeune et charmante, comme elle
est, vous jugez! Elle était à peine arrivée que, dans son
isolement, elle crut avoir trouvé une amie; une femme à l'air
respectable vint lui offrir de l'ouvrage à l'aiguille, comme elle
en faisait jadis, lui proposa un logement pour la nuit, en lui
promettant de s'enquérir le lendemain de moi et de tout ce qui
l'intéressait. Mon enfant, dit-il avec une reconnaissance si
profonde qu'il tremblait de tout son corps, mon enfant était sur
le bord de l'abîme, je n'ose ni en parler, ni y songer, quand
Marthe, fidèle à sa promesse, est venue la sauver.»

Je ne pus retenir un cri de joie.

«Maître Davy! dit-il en serrant mon bras dans sa robuste main,
c'est vous qui m'avez parlé d'elle; je vous remercie, monsieur!
Elle a été jusqu'au bout. Elle savait par une amère expérience où
il fallait veiller et ce qu'il y avait à faire. Elle l'a fait,
qu'elle soit bénie, et le Seigneur au-dessus de tout! Elle vint,
pâle et tremblante, appeler Émilie pendant son sommeil. Elle lui
dit: «Levez-vous, fuyez un danger pire que la mort, et venez avec
moi!» Ceux à qui appartenait la maison voulaient l'empêcher; mais
ils auraient aussi bien pu tenter d'arrêter les flots de la mer.
«Retirez-vous, leur dit-elle, je suis un fantôme qui vient
l'arracher au sépulcre ouvert devant elle!» Elle dit à Émilie
qu'elle m'avait vu et qu'elle savait que je lui pardonnais et que
je l'aimais. Elle l'aida précipitamment à s'habiller, puis elle
lui prit le bras et l'emmena toute faible et chancelante. Elle
n'écoutait pas plus ce qu'on lui disait que si elle n'avait pas eu
d'oreilles. Elle passa au travers de tous ces gens-là en tenant
mon enfant, ne songeant qu'à elle, et elle l'enleva saine et
sauve, au milieu de la nuit, du fond de l'abîme de perdition!

«Elle soigna mon Émilie, continua-t-il, la main appuyée sur son
coeur qui battait trop vite; elle s'épuisa à la soigner et à
courir pour elle de côté et d'autre, jusqu'au lendemain soir. Puis
elle vint me chercher, et vous aussi, maître Davy. Elle ne dit pas
à Émilie où elle allait, de peur que le courage ne vînt à lui
manquer et qu'elle n'eût l'idée de se dérober à nos yeux. Je ne
sais comment la méchante dame apprit qu'elle était là. Peut-être
l'individu dont je n'ai que trop parlé les avait-il vues entrer;
ou plutôt, peut-être l'avait-il su de cette femme qui avait voulu
la perdre. Mais, qu'importe! ma nièce est retrouvée.

«Toute la nuit, dit M. Peggotty, nous sommes restés ensemble,
Émilie et moi. Elle ne m'a pas dit grand'chose, au milieu de ses
larmes; j'ai à peine vu le cher visage de celle qui a grandi sous
mon toit. Mais, toute la nuit j'ai senti ses bras autour de mon
cou; sa tête a reposé sur mon épaule, et nous savons maintenant
que nous pouvons avoir confiance l'un dans l'autre, et pour
toujours.»

Il cessa de parler et posa sa main sur la table avec une énergie
capable de dompter un lion.

«Quand j'ai pris autrefois la résolution d'être marraine de votre
soeur, Trot, dit ma tante, de Betsy Trotwood, qui, par parenthèse,
m'a fait faux bond, je ne peux pas vous dire quel bonheur je m'en
étais promis. Mais, après cela, rien au monde n'aurait pu me faire
plus de plaisir que d'être marraine de l'enfant de cette bonne
jeune femme!»

M. Peggotty fit un signe d'assentiment, mais il n'osa pas
prononcer de nouveau le nom de celle dont ma tante faisait
l'éloge. Nous gardions tous le silence, absorbés dans nos
réflexions (ma tante s'essuyait les yeux, elle pleurait, elle
riait, elle se moquait de sa propre faiblesse). Enfin je me
hasardai à dire:

«Vous avez pris un parti pour l'avenir, mon bon ami? J'ai à peine
besoin de vous le demander?

-- Oui, maître Davy, répondit-il, et je l'ai dit à Émilie. Il y a
de grands pays, loin d'ici. Notre vie future se passera au delà
des mers!

-- Ils vont émigrer ensemble, ma tante; vous l'entendez!

-- Oui! dit M. Peggotty avec un sourire plein d'espoir; en
Australie, personne n'aura rien à reprocher à mon enfant. Nous
recommencerons là une nouvelle vie.»

Je lui demandai s'il savait déjà à quelle époque ils partiraient.

«J'ai été à la douane ce matin, monsieur, me répondit-il, pour
prendre des renseignements sur les vaisseaux en partance. Dans six
semaines ou deux mois il y en aura un qui mettra à la voile, j'ai
été à bord de ce bâtiment: c'est sur celui-là que nous nous
embarquerons.

-- Tout seuls? demandai-je.

-- Oui, maître Davy! répondit-il; ma soeur, voyez-vous, vous aime
trop vous et les vôtres; elle ne voit rien de si beau que son pays
natal; il ne serait pas juste de la laisser partir. D'ailleurs,
maître Davy, elle a à prendre soin de quelqu'un qu'il ne faut pas
oublier.

-- Pauvre Ham!» m'écriai-je.

-- Ma bonne soeur prend soin de son ménage, voyez-vous, madame, et
lui, il a beaucoup d'amitié pour elle, ajouta-t-il pour mettre ma
tante bien au courant. Il lui parlera peut-être tout
tranquillement, quand il ne pourrait pas ouvrir la bouche à
d'autres. Pauvre garçon! dit M. Peggotty en hochant la tête, il
lui reste si peu de chose! on peut bien au moins lui laisser ce
qu'il a.

-- Et mistress Gummidge? demandai-je.

-- Ah! répondit M. Peggotty, d'un air embarrassé, qui ne tarda pas
à se dissiper, à mesure qu'il parlait, mistress Gummidge m'a donné
bien à penser. Voyez-vous, quand mistress Gummidge se met à broyer
du noir, en songeant à l'ancien, elle n'est pas ce qu'on appelle
d'une compagnie bien agréable. Entre nous, maître Davy, et vous,
madame, quand mistress Gummidge se met à pleurnicher, ceux qui
n'ont pas connu l'ancien la trouvent grognon. Moi qui ai connu
l'ancien, ajouta-t-il, et qui sais tout ce qu'il valait, je puis
la comprendre; mais ce n'est pas la même chose pour les autres,
voyez-vous, c'est tout naturel!»

Nous fîmes un signe d'approbation.

«Ma soeur, reprit M. Peggotty, pourrait bien, ce n'est pas sûr,
mais c'est possible, pourrait bien trouver parfois mistress
Gummidge un peu ennuyeuse. Je n'ai donc pas l'intention de laisser
mistress Gummidge demeurer chez eux; je lui trouverai un endroit
où elle pourra se tirer d'affaire. Et pour cela, dit M. Peggotty,
je compte lui faire une petite pension qui puisse la mettre à son
aise. C'est la meilleure des femmes! Mais, à son âge, on ne peut
s'attendre à ce que cette bonne vieille mère, qui est déjà si
seule et si triste, aille s'embarquer pour venir vivre dans le
désert, au milieu des forêts d'un pays quasi sauvage. Voilà donc
ce que je compte faire d'elle.»

Il n'oubliait personne. Il pensait aux besoins et au bonheur de
tous, excepté au sien.

«Émilie restera avec moi, continua-t-il, pauvre enfant! elle a si
grand besoin de repos et de calme jusqu'au moment de notre départ!
Elle préparera son petit trousseau de voyage, et j'espère qu'une
fois près de son vieil oncle qui l'aime tant, malgré la rudesse de
ses façons, elle finira par oublier le temps où elle était
malheureuse.»

Ma tante confirma cette espérance par un signe de tête, ce qui
causa à M. Peggotty une vive satisfaction.

«Il y a encore une chose, maître Davy, dit-il, en remettant la
main dans la poche de son gilet, pour en tirer gravement le petit
paquet de papiers que j'avais déjà vu, et qu'il déroula sur la
table. Voilà ces billets de banque! l'un de cinquante livres
sterling, l'autre de dix. Je veux y ajouter l'argent qu'elle a
dépensé pour son voyage, je lui ai demandé combien c'était, sans
lui dire pourquoi, et j'ai fait l'addition; mais je ne suis pas
fort en arithmétique. Voulez-vous être assez bon pour voir si
c'est juste?»

Il me tendit un morceau de papier, et ne me quitta pas des yeux,
tandis que j'examinais son addition. Elle était parfaitement
exacte.

«Merci, monsieur, me dit-il, en resserrant le papier. Si vous n'y
voyez pas d'inconvénient, maître Davy, je mettrai cette somme sous
enveloppe, avant de m'en aller, à son adresse à lui, et le tout
dans une autre enveloppe adressée à sa mère; à qui je dirai
seulement ce qu'il en est, et, comme je serai parti, il n'y aura
pas moyen de me le renvoyer.»

Je trouvai qu'il avait raison, parfaitement raison.

«J'ai dit qu'il y avait encore une chose, continua-t-il avec un
grave sourire, en remettant le petit paquet dans sa poche, mais il
y en avait deux. Je ne savais pas bien ce matin si je ne devais
pas aller moi-même annoncer à Ham notre grand bonheur. J'ai fini
par écrire une lettre que j'ai mise à la poste, pour leur dire à
tous ce qui s'était passé; et demain j'irai décharger mon coeur de
ce qui n'a que faire d'y rester, et, probablement, faire mes
adieux à Yarmouth!

-- Voulez-vous que j'aille avec vous? lui dis-je, voyant qu'il
avait encore quelque chose à me demander...

-- Si vous étiez assez bon pour cela, maître Davy, répondit-il, je
sais que ça leur ferait du bien de vous voir.»

Ma petite Dora se sentait mieux et montrait un vif désir que
j'allasse avec M. Peggotty; je lui promis donc de l'accompagner.
Et le lendemain matin nous étions dans la diligence de Yarmouth,
pour parcourir une fois encore ce pays que je connaissais si bien.

Tandis que nous traversions la rue qui m'était familière
(M. Peggotty avait voulu, à toute force se charger de porter mon
sac de nuit), je jetai un coup d'oeil dans la boutique d'Omer et
Joram, et j'y aperçus mon vieil ami M. Omer, qui fumait sa pipe.
J'aimais mieux ne pas assister à la première entrevue de
M. Peggotty avec sa soeur et avec Ham; M. Omer me servit de
prétexte pour rester en arrière.

«Comment va M. Omer? il y a bien longtemps que je ne l'ai vu,»
dis-je en entrant.

Il détourna sa pipe pour mieux me voir, et me reconnut bientôt à
sa grande joie.

«Je devrais me lever, monsieur, pour vous remercier de l'honneur
que vous me faites, dit-il, mais mes jambes ne sont plus très-
alertes, et on me roule dans un fauteuil. Du reste, sauf mes
jambes, et ma respiration qui est un peu courte, je me porte,
grâce à Dieu, aussi bien que possible.»

Je le félicitai de son air de contentement et de ses bonnes
dispositions. Je vis alors qu'il avait un fauteuil à roulettes.

«C'est très-ingénieux, n'est-ce pas? me demanda-t-il, en suivant
la direction de mes yeux, et en passant son bras sur l'acajou pour
le polir. C'est léger comme une plume, et sûr comme une diligence.
Ma petite Minnie, ma petite fille, vous savez, l'enfant de Minnie,
n'a qu'à s'appuyer contre le dossier, et me voilà parti le plus
joyeusement du monde! Et puis, savez-vous, c'est une excellente
chaise pour y fumer sa pipe.»

Jamais je n'ai vu un aussi bon vieillard que M. Omer, toujours
prêt à voir le beau côté des choses, ou à s'en trouver satisfait.
Il avait l'air radieux, comme si son fauteuil, son asthme et ses
mauvaises jambes avaient été les diverses branches d'une grande
invention destinée à ajouter aux agréments d'une pipe.

«Je vous assure que je reçois beaucoup de monde dans ce fauteuil:
beaucoup plus qu'auparavant, reprit M. Omer; vous seriez surpris
de la quantité de gens qui entrent pour faire une petite causette.
Vraiment oui! Et puis, depuis que je me sers de ce fauteuil, le
journal contient dix fois plus de nouvelles qu'auparavant. Je lis
énormément. Voilà ce qui me réconforte, voyez-vous. Si j'avais
perdu les yeux, que serais-je devenu? Mais mes jambes, qu'est-ce
que cela fait? Elles ne servaient qu'à rendre ma respiration
encore plus courte. Et maintenant, si j'ai envie de sortir dans la
rue ou sur la plage, je n'ai qu'à appeler Dick, le plus jeune des
apprentis de Joram, et me voilà parti, dans mon équipage, comme le
lord-maire de Londres.»

Il se pâmait de rire.

«Que le bon Dieu vous bénisse! dit M. Omer, en reprenant sa pipe;
il faut bien savoir prendre le gras et le maigre dont ce monde est
entrelardé. Joram réussit à merveille dans ses affaires.

-- Je suis enchanté de cette bonne nouvelle.

-- J'en étais bien sûr, dit M. Omer. Et Joram et Minnie sont comme
deux tourtereaux! Qu'est-ce qu'on peut demander de plus? Qu'est-ce
que c'est que des _jambes_ au prix de ça?»

Son souverain mépris pour ses jambes me paraissait une des choses
les plus comiques que j'eusse jamais vues.

«Et depuis que je me suis mis à lire, vous vous êtes mis à écrire,
vous, monsieur? dit M. Omer, en m'examinant d'un air d'admiration.
Quel charmant ouvrage vous avez fait! Quels récits intéressants!
Je n'en ai pas sauté une ligne. Et quand à avoir sommeil, oh! pas
le moins du monde!»

J'exprimai ma satisfaction en riant, mais j'avoue que cette
association d'idées me parut significative.

«Je vous donne ma parole d'honneur, monsieur, dit M. Omer, que
quand je pose ce livre sur la table et que j'en regarde le dos,
trois jolis petits volumes compactes, un, deux, trois, je suis
tout fier de penser que j'ai eu jadis l'honneur de connaître votre
famille. Il y a bien longtemps de ça, voyons! C'était à
Blunderstone. Il y avait là un joli petit individu couché près de
l'autre. Vous-même, vous n'étiez pas bien gros non plus. Ce que
c'est! ce que c'est!»

Je changeai de sujet de conversation, en parlant d'Émilie. Après
avoir assuré M. Omer que je n'avais pas oublié avec quelle bonté
et quel intérêt il l'avait toujours traitée, je lui racontai en
gros comment son oncle l'avait retrouvée, avec l'aide de Marthe;
j'étais sûr que cela ferait plaisir au vieillard. Il m'écouta avec
la plus grande attention, puis il me dit d'un ton ému:

«J'en suis enchanté, monsieur! Il y a longtemps que je n'avais
appris de si bonnes nouvelles. Ah! mon Dieu, mon Dieu! Et que va-
t-on faire pour cette pauvre Marthe?

-- Vous touchez là une question qui me préoccupe depuis hier,
M. Omer, mais sur laquelle je ne puis encore vous donner aucun
renseignement. M. Peggotty ne m'en a pas parlé, et je n'ose le
questionner. Mais je suis sûr qu'il ne l'a pas oubliée. Il
n'oublie jamais les gens qui montrent, comme elle, une bonté
désintéressée.

-- Parce que, voyez-vous, dit M. Omer, en reprenant sa phrase là
où il l'avait laissée, quand on fera quelque chose pour elle, je
désire m'y associer. Inscrivez mon nom pour telle somme que vous
jugerez convenable, et faites-le moi savoir, je n'ai jamais pu
croire que cette fille fut aussi odieuse qu'on le disait, et je
suis bien aise de voir que j'avais raison. Ma fille Minnie en sera
contente aussi, les jeunes femmes vous disent souvent des choses
qu'elles ne pensent pas, pour vous contrarier. Sa mère était tout
comme elle: mais avec tout ça leurs coeurs sont bons et tendres;
si Minnie fait la grosse voix quand elle parle de Marthe, ce n'est
que pour le monde. Pourquoi cela? je n'en sais rien; mais au fond
croyez bien que ce n'est sas sérieux. Elle ferait tout, au
contraire, pour lui rendre service en cachette. Ainsi inscrivez
mon nom, je vous prie, pour ce que vous croirez convenable, et
écrivez-moi une ligne pour me dire où je dois vous adresser mon
offrande. Ah! dit M. Omer, quand on arrive à cette époque de la
vie, où les deux extrêmes se touchent, quand on se voit forcé,
quelque robuste qu'on soit, de se faire rouler pour la seconde
fois dans une espèce de chariot, on est trop heureux de rendre
service à quelqu'un. On a soi-même tant besoin des autres! Je ne
parle pas de moi; seulement, dit M. Omer, parce que, monsieur, je
dis que nous descendons tous la colline, quelque âge que nous
ayons; le temps ne reste jamais immobile. Faisons donc du bien aux
autres, ne fût-ce que pour nous rendre heureux nous-mêmes. Voilà
mon opinion.»

Il secoua la cendre de sa pipe, qu'il posa dans un petit coin du
dossier de son fauteuil, adapté à cet usage.

«Voyez le cousin d'Émilie, celui qu'elle devait épouser, dit
M. Omer, en se frottant lentement les mains; un brave garçon comme
il n'y en a pas dans tout Yarmouth! Il vient souvent le soir
causer avec moi, ou me faire la lecture une heure de suite. Voilà
de la bonté, j'espère! mais toute sa vie n'est que bonté parfaite.

-- Je vais le voir de ce pas, lui dis-je.

-- Ah! vraiment, dit M. Omer; dites-lui que je me porte bien, et
que je lui présente mes respects. Minnie et Joram sont à un bal;
ils seraient aussi heureux que moi de vous voir, s'ils étaient au
logis. Minnie ne sort presque jamais, à cause de son père, comme
elle dit; aussi ce soir, je lui avais juré que si elle n'allait
pas au bal, je me coucherais à six heures; et elle est allée au
bal avec Joram!» M. Omer secouait son fauteuil, tout joyeux
d'avoir si bien réussi dans sa ruse innocente.

Je lui serrai la main en lui disant bonsoir.

«Encore une demi-minute, monsieur, dit M. Omer; si vous vous en
alliez sans voir mon petit éléphant, vous perdriez le plus
charmant de tous les spectacles. Vous n'avez jamais vu rien de
pareil!... Minnie!»

On entendit une petite voix mélodieuse, qui répondait de l'étage
supérieur: «Me voilà, grand-père!» Et une jolie petite fille, aux
longues boucles blondes, arriva bientôt en courant.

«Voilà mon petit éléphant, monsieur, me dit M. Omer, en embrassant
l'enfant! pur sang de Siam, monsieur. Allons, petit éléphant!»

Le petit éléphant ouvrit la porte du salon, qu'on avait transformé
en une chambre à coucher pour M. Omer, parce qu'il avait de la
peine à monter; puis il appuya son joli front, et laissa tomber
ses longs cheveux contre le dossier du fauteuil de M. Omer.

«Les éléphants vont tête baissée quand ils se dirigent vers un
objet, vous savez, monsieur, me dit M. Omer en me guignant de
l'oeil. Petit éléphant! un, deux, trois!»

À ce signal, le petit éléphant fit tourner le fauteuil de M. Omer,
avec une dextérité merveilleuse chez un si petit animal, et le fit
entrer dans le salon, sans l'accrocher à la porte, tandis que
M. Omer me regardait avec une joie indicible, à la vue de cette
évolution, comme s'il était tout glorieux de finir par ce tour de
force les succès de sa vie passée.

Après avoir erré dans la ville, je me rendis à la maison de Ham.
Peggotty y habitait avec lui; elle avait loué sa propre chaumière
au successeur de M. Barkis, qui lui avait acheté le fond de
clientèle, la charrette et le cheval. Je crois que c'était
toujours le même coursier pacifique que du temps de M. Barkis.

Je les trouvai dans une petite cuisine très-bien tenue, en
compagnie de mistress Gummidge, que M. Peggotty avait amenée du
vieux bateau. Je doute qu'un autre eût pu la décider à abandonner
son poste. Il leur avait évidemment tout dit. Peggotty et mistress
Gummidge s'essuyaient les yeux avec leurs tabliers. Ham était
sorti pour faire un tour sur la grève. Il rentra bientôt, et parut
charmé de me voir; j'espère que ma visite leur fit du bien. Nous
parlâmes, le plus gaiement qu'il nous fut possible, de la fortune
qu'allait faire M. Peggotty dans son nouveau pays, et des
merveilles qu'il nous décrirait dans ses lettres, nous ne nommâmes
pas Émilie, mais plus d'une fois on fit allusion à elle. Ham avait
l'air plus serein que personne.

Mais Peggotty me dit, quand elle m'eut fait monter dans une petite
chambre, où le livre aux crocodiles m'attendait sur la table, que
Ham était toujours le même; elle était sûre qu'il avait le coeur
brisé (me dit-elle en pleurant); mais il était plein de courage et
de douceur, et il travaillait avec plus d'activité et d'adresse
que tous les constructeurs de barques du port. Parfois, le soir,
il rappelait leur vie passée à bord du vieux bateau; et alors il
parlait d'Émilie, quand elle était toute petite; mais jamais il ne
parlait d'elle, devenue femme.

Je crus lire sur le visage du jeune homme qu'il avait envie de
causer seul avec moi. Je résolus donc de me trouver sur son chemin
le lendemain soir, quand il reviendrait de son travail; puis je
m'endormis. Cette nuit-là, pour la première fois depuis bien
longtemps, on éteignit la lumière qui brillait toujours à la
fenêtre du vieux bateau, et M. Peggotty se coucha dans son vieux
hamac, au son du vent qui gémissait, comme autrefois, autour de
lui.

Le lendemain, il s'occupa à disposer sa barque de pêche et tous
ses filets; à emballer et à diriger sur Londres, par le roulage,
les effets mobiliers qui pouvaient lui servir dans son ménage; à
donner à mistress Gummidge ce dont il croyait ne pas avoir besoin.
Elle ne le quitta pas de tout le jour. J'avais un triste désir de
revoir ce lieu où j'avais vécu jadis, avant qu'on l'abandonnât. Je
convins donc avec eux, de venir les y retrouver le soir; mais je
m'arrangeai pour voir Ham auparavant.

Comme je savais où il travaillait, il m'était facile de le trouver
en chemin. J'allai l'attendre dans un coin retiré de la grève, que
je savais qu'il devait traverser, et je m'en revins avec lui, pour
qu'il eût le temps de me parler, s'il en avait vraiment envie. Je
ne m'étais pas mépris sur l'expression de son visage; nous
n'avions pas fait vingt pas qu'il me dit, sans lever les yeux sur
moi:

«Maître David, vous l'avez vue?

-- Seulement un instant, pendant qu'elle était évanouie, répondis-
je doucement.»

Nous marchâmes un instant en silence, puis il me dit:

«Est-ce que vous la reverrez, monsieur David?

-- Cela lui serait peut-être trop pénible.

-- J'y ai pensé, répondit-il; c'est probable, monsieur, c'est
probable.

-- Mais, Ham, lui dis-je doucement, si vous vouliez que je lui
écrivisse quelque chose de votre part, dans le cas où je ne
pourrais pas le lui dire; si vous aviez quelque chose à lui
communiquer par mon entremise, je regarderais cette confidence
comme un dépôt sacré.

-- J'en suis sûr. Vous êtes bien bon, monsieur, je vous remercie!
je crois qu'il y a quelque chose que je voudrais lui faire dire ou
lui faire écrire.

-- Qu'est-ce donc?

Nous allâmes encore quelques pas, puis il reprit:

«Il ne s'agit pas de dire que je lui pardonne, cela n'en vaudrait
pas la peine; mais c'est que je la prie de me pardonner de lui
avoir presque imposé mon affection. Souvent je me dis, monsieur,
que, si elle ne m'avait pas promis de m'épouser, elle aurait eu
assez de confiance en moi, en raison de notre amitié, pour venir
me dire la lutte qu'elle souffrait dans son coeur, et s'adresser à
mes conseils; je l'aurais peut-être sauvée.»

Je lui serrai la main.

«Est-ce tout?

-- Il y a encore quelque chose, dit-il; si je peux seulement vous
le dire, maître David.»

Nous marchâmes longtemps sans qu'il ouvrît la bouche; enfin, il
parla. Il ne pleurait pas; quand il s'arrêtait aux endroits où le
lecteur verra des points, il se recueillait seulement pour
s'expliquer plus clairement:

«Je l'aimais trop... et sa mémoire... m'est, trop chère... pour
que je puisse chercher à lui faire croire que je suis heureux. Je
ne pourrais être heureux... qu'en l'oubliant, et je crains bien de
ne pouvoir supporter qu'on lui promette pour moi pareille chose;
mais, si vous, maître David, qui êtes si savant, si vous pouviez
trouver quelque chose à lui dire pour lui faire croire que je n'ai
pas trop souffert, que je l'aime toujours, et que je la plains; si
vous pouviez lui faire croire que je ne suis pas las de la vie,
qu'au contraire, j'espère la voir un jour, sans reproches, là où
les méchante cessent de troubler les bons, et où on trouve le
repos de ses peines... Si vous pouviez lui dire quelque chose qui
soulagerait son chagrin, sans pourtant lui faire croire que je me
marierai jamais, ou que jamais une autre me sera de rien, je vous
demanderais de bien vouloir le dire... et encore que je prie pour
elle... elle qui m'était si chère.»

Je serrai encore vivement la main de Ham entre les miennes, et je
lui promis de m'acquitter de mon mieux de sa commission.

«Je vous remercie, monsieur, répondit-il; vous avez été bien bon
de venir me trouver; vous avez été bien bon aussi d'accompagner
mon oncle jusqu'ici, maître Davy; je comprends bien que je ne le
reverrai plus, quoique ma tante doive aller les revoir encore à
Londres, et leur dire adieu avant leur départ. J'y suis bien
décidé; nous ne nous le disons pas, mais c'est sûr, et cela vaut
mieux. La dernière fois que vous le verrez, au dernier moment,
voulez-vous lui dire tous les remercîments, toute la respectueuse
affection de l'orphelin pour lequel il a été plus qu'un père?»

Je le lui promis.

«Merci encore, monsieur, dit-il, en me pressant cordialement la
main; je sais où vous allez. Adieu.»

Il fit un petit signe de la main, comme pour m'expliquer qu'il ne
pouvait pas retourner dans ce lieu qu'il avait aimé autrefois,
puis s'éloigna. Je le vis tourner les yeux vers une bande de
lumière argentée, sur les flots, et passer son chemin en la
regardant, jusqu'au moment où il ne fut plus qu'une ombre dans le
lointain.

La porte du vieux bateau était ouverte lorsque j'en approchai; je
vis qu'il n'y avait plus de meubles, sauf un vieux coffre, sur
lequel était assise mistress Gummidge, avec un panier sur les
genoux. Elle regardait M. Peggotty, qui avait le coude appuyé sur
la cheminée, et semblait examiner les cendres rougeâtres d'un feu
à demi éteint; mais il leva la tête d'un air serein, et me dit:

«Ah! vous voilà, maître Davy; vous venez dire adieu à notre
vieille maison, comme vous l'aviez promis. C'est un peu nu, n'est-
ce pas?

-- Vous n'avez pas perdu votre temps, lui dis-je.

-- Oh non, monsieur, nous avons bien travaillé; mistress Gummidge
a travaillé comme un... je ne sais vraiment pas comme quoi
mistress Gummidge n'a pas travaillé, dit M. Peggotty en la
regardant, sans avoir pu trouver de comparaison assez flatteuse.»

Mistress Gummidge, toujours appuyée sur son panier, ne fit aucune
réflexion.

«Voilà le coffre sur lequel vous vous asseyiez jadis à côté
d'Émilie, dit M. Peggotty à voix basse; je vais l'emporter avec
moi. Et voilà votre ancienne chambre, maître David, elle est aussi
nue qu'on peut le désirer.»

Le vent soufflait doucement, avec un gémissement solennel, qui
enveloppait cette demeure à demi déserte d'une atmosphère pleine
de tristesse. Tout était parti, jusqu'au petit miroir avec son
cadre de nacre. Je pensai au temps où, pour la première fois,
j'avais couché là, tandis qu'un si grand changement
s'accomplissait dans la maison de ma mère. Je pensai à l'enfant
aux yeux bleus qui m'avait charmé. Je pensai à Steerforth, et,
tout d'un coup, je me sentis saisi d'une folle crainte qu'il ne
fût près de là et qu'on ne pût le rencontrer au premier moment.

«Il se passera du temps avant que le bateau soit habité de
nouveau, dit tout bas Peggotty. On le regarde ici à présent comme
un lieu de malédiction.

-- Appartient-il à quelqu'un du pays? demandai-je.

-- À un constructeur de mâts de Yarmouth, dit M. Peggotty. Je
compte lui remettre la clef ce soir.»

Nous entrâmes dans l'autre petite chambre, puis nous vînmes
retrouver mistress Gummidge, qui était toujours assise sur le
coffre. M. Peggotty posa la bougie sur la cheminée, et pria la
bonne femme de se lever pour qu'il pût transporter le coffre
dehors avant d'éteindre la bougie.

«Daniel, dit mistress Gummidge en quittant tout à coup son panier
pour s'attacher au bras de M. Peggotty, mon cher Daniel, voici mes
dernières paroles en m'éloignant de cette maison: c'est que je ne
veux pas me séparer de vous. Ne pensez pas à me laisser là,
Daniel! Oh! non, n'en faites rien.»

M. Peggotty, surpris, regarda mistress Gummidge et puis moi, comme
s'il sortait d'un songe.

«N'en faites rien, mon bon Daniel, je vous en conjure, cria
mistress Gummidge du ton le plus ému. Emmenez-moi avec vous,
Daniel, emmenez-moi avec vous, avec Émilie! Je serai votre
servante, votre constante et fidèle servante. S'il y a des
esclaves dans le pays où vous allez, je serai votre esclave, et
j'en serai bien contente, mais ne m'abandonnez pas, Daniel, je
vous en conjure!

-- Ma chère amie, dit M. Peggotty en secouant la tête, vous ne
savez pas comme le voyage est long et comme la vie sera rude!

-- Si, Daniel, je le sais bien! Je le devine! s'écria mistress
Gummidge. Mais, je vous le répète, voici mes dernières paroles
avant notre séparation: c'est que, si vous me laissez là, je veux
rentrer dans cette maison pour y mourir. Je sais bêcher, Daniel;
je sais travailler; je sais ce que c'est que la peine. Je serai
bonne et patiente, Daniel, plus que vous ne croyez. Voulez-vous
seulement essayer? Je ne toucherai jamais un sou de cette pension,
Daniel Peggotty, non; pas même quand je mourrais de faim; mais si
vous voulez m'emmener, j'irai avec vous et Émilie jusqu'au bout du
monde. Je sais bien ce que c'est; je sais que vous croyez que je
suis maussade et grognon; mais, mon cher ami, ce n'est déjà plus
comme autrefois, je ne suis pas restée toute seule ici sans gagner
quelque chose à penser à tous vos chagrins. Maître David, parlez-
lui pour moi! Je connais ses habitudes et celles d'Émilie; je
connais aussi leurs chagrins, je pourrai les consoler quelquefois,
et je travaillerai toujours pour eux. Daniel, mon cher Daniel,
laissez-moi aller avec vous!»

Mistress Gummidge prit sa main et la baisa avec une émotion et une
tendresse reconnaissante qu'il méritait bien.

Nous transportâmes le coffre hors de la maison, on éteignit les
lumières, on ferma la porte, et on quitta le vieux bateau, qui
resta comme un point noir au milieu d'un ciel chargé d'orages. Le
lendemain, nous retournions à Londres sur l'impériale de la
diligence; mistress Gummidge était installée avec son panier dans
la rotonde, et elle était bien heureuse.



CHAPITRE XXII.

J'assiste à une explosion.


Quand nous fûmes arrivés à la veille du jour pour lequel
M. Micawber nous avait donné un si mystérieux rendez-vous, nous
nous consultâmes, ma tante et moi, pour savoir ce que nous
ferions, car ma tante n'avait nulle envie de quitter Dora. Hélas!
qu'il m'était facile de monter Dora dans mes bras, maintenant!

Nous étions disposés, en dépit du désir exprimé par M. Micawber, à
décider que ma tante resterait à la maison; M. Dick et moi, nous
nous chargerions de représenter la famille. C'était même une chose
convenue, quand Dora vint tout déranger en déclarant que jamais
elle se pardonnerait à elle-même, et qu'elle ne pardonnerait pas
non plus à son méchant petit mari, si ma tante n'allait pas avec
nous à Canterbury.

«Je ne vous adresserai pas la parole, dit-elle à ma tante en
secouant ses boucles; je serai désagréable, je ferai aboyer Jip
toute la journée contre vous. Si vous n'y allez pas, je dirai que
vous êtes une vieille grognon.

-- Bah! bah! Petite-Fleur, dit ma tante en riant, vous savez bien
que vous ne pouvez pas vous passer de moi!

-- Mais si, certainement! dit Dora, vous ne me servez à rien du
tout. Vous ne montez jamais me voir dans ma chambre, toute la
sainte journée; vous ne venez jamais vous asseoir près de moi pour
me raconter comme quoi mon Dody avait des souliers tout percés, et
comment il était couvert de poussière, le pauvre petit homme! Vous
ne faites jamais rien pour me faire plaisir, convenez-en.»

Et Dora s'empressa d'embrasser ma tante en disant: «Non, non,
c'est pour rire,» comme si elle avait peur que ma tante ne pût
croire qu'elle parlait sérieusement.

«Mais, ma tante, reprit-elle d'un ton câlin, écoutez-moi bien: il
faut y aller, je vous tourmenterai jusqu'à ce que vous m'ayez dit
oui, et je rendrai ce méchant garçon horriblement malheureux s'il
ne vous y emmène pas. Je serai insupportable, et Jip aussi! Je ne
veux pas vous laisser un moment de répit, pour vous faire
regretter, tout le temps, de n'y être pas allée. Mais d'ailleurs,
dit-elle, rejetant en arrière ses longs cheveux et nous regardant,
ma tante et moi, d'un air interrogateur, pourquoi n'iriez-vous pas
tous deux? Je ne suis pas si malade, n'est-ce pas?

-- Là! quelle question! s'écria ma tante.

-- Quelle idée! lui dis-je.

-- Oui! je sais bien que je suis une petite sotte! dit Dora en
nous regardant l'un après l'autre, puis elle tendit sa jolie
bouche pour nous embrasser. Eh bien, alors, il faut que vous y
alliez tous les deux, ou bien je ne vous croirai pas, et ça me
fera pleurer.»

Je vis sur le visage de ma tante qu'elle commençait à céder, et
Dora s'épanouit en le voyant aussi.

«Vous aurez tant de choses à me raconter, qu'il me faudra au moins
huit jours pour l'entendre et le comprendre, dit Dora; car je ne
comprendrai pas tout de suite, si ce sont des affaires, comme
c'est bien probable. Et puis, s'il y a des additions à faire, je
n'en viendrai pas à bout, et ce méchant garçon aura l'air
contrarié tout le temps. Allons, vous irez, n'est-ce pas? Vous ne
serez absents qu'une nuit, et Jip prendra soin de moi pendant ce
temps-là. David me portera dans ma chambre avant que vous partiez,
et je ne redescendrai que quand vous serez de retour; vous
porterez aussi à Agnès une lettre de reproches; je veux la gronder
de n'être jamais venue nous voir!»

Nous décidâmes, sans plus de contestations, que nous partirions
tous les deux, et que Dora était une petite rusée qui s'amusait à
faire la malade pour se faire soigner. Elle était enchantée et de
très-bonne humeur; nous prîmes ce soir-là la malle-poste de
Canterbury, ma tante, M. Dick, Traddles et moi.

Je trouvai une lettre de M. Micawber à l'hôtel où il nous avait
priés de l'attendre et où nous eûmes assez de peine à nous faire
ouvrir au milieu de la nuit; il m'écrivait qu'il nous viendrait
voir le lendemain matin à neuf heures et demie précises. Après
quoi, nous allâmes tout frissonnants nous coucher, à cette heure
incommode, passant, pour gagner nos lits respectifs, à travers
d'étroits corridors qu'on aurait dits, d'après l'odeur, confits
dans une solution de soupe et de fumier.

Le lendemain matin, de bonne heure, j'errai dans les rues
paisibles de cette antique cité: je me promenai à l'ombre des
vénérables cloîtres et des églises. Les corbeaux planaient
toujours sur les tours de la cathédrale, et les tours elles-mêmes,
qui dominent tout le riche pays d'alentour avec ses rivières
gracieuses, semblaient fendre l'air du matin, sereines et
paisibles, comme si rien ne changeait sur la terre. Et pourtant
les cloches, en résonnant à mes oreilles, ne me rappelaient que
trop que tout change ici-bas; elles me rappelaient leur propre
vieillesse et la jeunesse de ma charmante Dora; elles me
racontaient la vie de tous ceux qui avaient passé près d'elles
pour aimer, puis pour mourir, tandis que leur son plaintif venait
frapper l'armure rouillée du prince Noir dans la cathédrale, pour
aller se perdre après dans l'espace, comme un cercle qui se forme,
et disparaît sur la surface des eaux.

Je jetai un coup d'oeil sur la vieille maison qui faisait le coin
de la rue, mais j'en restai éloigné: peut-être, si on m'avait
aperçu, aurais-je pu nuire involontairement à la cause que je
venais servir. Le soleil du matin dorait de ses rayons le toit et
les fenêtres de cette demeure, et mon coeur ressentait quelque
chose de la paix qu'il avait connue autrefois.

Je fis un tour aux environs pendant une heure ou deux, puis je
revins par la grande rue, qui commençait à reprendre de
l'activité. Dans une boutique qui s'ouvrait, je vis mon ancien
ennemi, le boucher, qui berçait un petit enfant et semblait devenu
un membre très-paisible de la société.

Nous nous mîmes à déjeuner; l'impatience commençait à nous gagner.
Il était près de neuf heures et demie, nous attendions M. Micawber
avec une extrême agitation. À la fin, nous laissâmes là le
déjeuner; M. Dick seul y avait fait quelque honneur. Ma tante se
mit à arpenter la chambre, Traddles s'assit sur le canapé, sous
prétexte de lire un journal qu'il étudiait, les yeux au plafond;
je me mis à la fenêtre pour avertir les autres, dès que
j'apercevrais M. Micawber. Je n'eus pas longtemps à attendre: neuf
heures et demie sonnaient lorsque je le vis paraître dans la rue.

«Le voilà! m'écriai-je, et il n'a pas son habit noir!»

Ma tante renoua son chapeau (qu'elle avait gardé pendant tout le
temps de son déjeuner) et mit son châle, comme si elle s'apprêtait
à quelque événement qui demandât toute son énergie. Traddles
boutonna sa redingote d'un air déterminé, M. Dick, ne comprenant
rien à ces préparatifs redoutables, mais jugeant nécessaire de les
imiter, enfonça son chapeau sur sa tête, de toutes ses forces,
puis l'ôta immédiatement pour dire bonjour à M. Micawber.

«Messieurs et madame, dit M. Micawber, bonjour! Mon cher monsieur,
dit-il à M. Dick, qui lui avait donné une vigoureuse poignée de
main, vous êtes bien bon.

-- Avez-vous déjeuné? dit M. Dick. Voulez-vous une côtelette?

-- Pour rien au monde, mon cher monsieur! s'écria M. Micawber en
l'empêchant de sonner; depuis longtemps, monsieur Dixon, l'appétit
et moi, nous sommes étrangers l'un à l'autre.»

M. Dixon fut si charmé de son nouveau nom, qu'il donna à
M. Micawber une nouvelle poignée de main en riant comme un enfant.

«Dick, lui dit ma tante, attention!»

M. Dick rougit et se redressa.

«Maintenant, monsieur, dit ma tante à M. Micawber tout en mettant
ses gants, nous sommes prêts à partir pour le mont Vésuve ou
ailleurs, aussitôt qu'il vous plaira.

-- Madame, répondit M. Micawber, j'ai l'espérance, en effet, de
vous faire assister bientôt à une éruption. Monsieur Traddles,
vous me permettez, n'est-ce pas, de dire que nous avons eu
quelques communications, vous et moi?

-- C'est un fait, Copperfield, dit Traddles, que je regardais d'un
air surpris. M. Micawber m'a consulté sur ce qu'il comptait faire,
et je lui ai donné mon avis aussi bien que j'ai pu.

-- À moins que je ne me fasse illusion, monsieur Traddles,
continua M. Micawber, ce que j'ai l'intention de découvrir ici est
très-important?

-- Extrêmement important, dit Traddles.

-- Peut-être, dans de telles circonstances, madame et messieurs,
dit M. Micawber, me ferez-vous l'honneur de vous laisser diriger
par un homme qui, tout indigne qu'il est d'être considéré comme
autre chose qu'un frêle esquif échoué sur la grève de la vie
humaine, est cependant un homme comme vous; des erreurs
individuelles et une fatale combinaison d'événements l'ont seules
fait déchoir de sa position naturelle.

-- Nous avons pleine confiance en vous, monsieur Micawber, lui
dis-je; nous ferons tout ce qu'il vous plaira.

-- Monsieur Copperfield, repartit M. Micawber, votre confiance
n'est pas mal placée pour le moment, je vous demande de vouloir
bien me laisser vous devancer de cinq minutes; puis soyez assez
bons pour venir rendre visite à miss Wickfield, au bureau de
MM. Wickfield-et-Heep, où je suis commis salarié.»

Ma tante et moi, nous regardâmes Traddles qui faisait un signe
d'approbation.

«Je n'ai plus rien à ajouter,» continua M. Micawber.

Puis, à mon grand étonnement, il nous fit un profond salut d'un
air très-cérémonieux, et disparut. J'avais remarqué qu'il était
extrêmement pâle.

Traddles se borna à sourire en hochant la tête, quand je le
regardai pour lui demander ce que tout cela signifiait: ses
cheveux étaient plus indisciplinés que jamais. Je tirai ma montre
pour attendre que le délai de cinq minutes fût expiré. Ma tante,
sa montre à la main, faisait de même. Enfin, Traddles lui offrit
le bras, et nous sortîmes tous ensemble pour nous rendre à la
maison des Wickfield, sans dire un mot tout le long du chemin.

Nous trouvâmes M. Micawber à son bureau du rez-de-chaussée, dans
la petite tourelle; il avait l'air de travailler activement. Sa
grande règle était cachée dans son gilet, mais elle passait, à une
des extrémités, comme un jabot de nouvelle espèce.

Voyant que c'était à moi de prendre la parole, je dis tout haut:

«Comment allez-vous, monsieur Micawber?

-- Monsieur Copperfield, dit gravement M. Micawber, j'espère que
vous vous portez bien?

-- Miss Wickfield est-elle chez elle?

-- M. Wickfield est souffrant et au lit, monsieur, dit-il, il a
une fièvre rhumatismale; mais miss Wickfield sera charmée, j'en
suis sûre, de revoir d'anciens amis. Voulez-vous entrer,
monsieur?»

Il nous précéda dans la salle à manger; c'était là que, pour la
première fois, on m'avait reçu dans cette maison; puis, ouvrant la
porte de la pièce qui servait jadis de bureau à M. Wickfield, il
annonça d'une voix retentissante:

«Miss Trotwood, monsieur David Copperfield, monsieur Thomas
Traddles et monsieur Dick.»

Je n'avais pas revu Uriah Heep depuis le jour où je l'avais
frappé. Évidemment notre visite l'étonnait presque autant qu'elle
nous étonnait nous-mêmes. Il ne fronça pas les sourcils, parce
qu'il n'en avait pas à froncer, mais il plissa son front de
manière à fermer presque complètement ses petits yeux, tandis
qu'il portait sa main hideuse à son menton, d'un air de surprise
et d'anxiété. Ce ne fut que l'affaire d'un moment: je l'entrevis
en le regardant par-dessus l'épaule de ma tante. La minute
d'après, il était aussi humble et aussi rampant que jamais.

«Ah vraiment! dit-il, voilà un plaisir bien inattendu! C'est une
fête sur laquelle je ne comptais guère, tant d'amis à la fois!
Monsieur Copperfield, vous allez bien, j'espère? et si je peux
humblement m'exprimer ainsi, vous êtes toujours bienveillant
envers vos anciens amis? Mistress Copperfield va mieux, j'espère,
monsieur? Nous avons été bien inquiets de sa santé depuis quelque
temps, je vous assure.»

Je me souciais fort peu de lui laisser prendre ma main, mais
comment faire?

«Les choses ont bien changé ici, miss Trotwood, depuis le temps où
je n'étais qu'un humble commis, et où je tenais votre poney;
n'est-ce pas? dit Uriah de son sourire le plus piteux. Mais, moi,
je n'ai pas changé, miss Trotwood.

-- À vous parler franchement, monsieur, dit ma tante, si cela peut
vous être agréable, je vous dirai bien que vous avez tenu tout ce
que vous promettiez dans votre jeunesse.

-- Merci de votre bonne opinion, miss Trotwood, dit Uriah, avec
ses contorsions accoutumées.

-- Micawber, voulez-vous avertir miss Agnès et ma mère! Ma mère va
être dans tous ses états, en voyant si brillante compagnie! dit
Uriah en nous offrant des chaises.

-- Vous n'êtes pas occupé, monsieur Heep? dit Traddles, dont les
yeux venaient de rencontrer l'oeil fauve du renard qui le
regardait à la dérobée d'un air interrogateur.

-- Non, monsieur Traddles, répondit Uriah en reprenant sa place
officielle et en serrant l'une contre l'autre deux mains osseuses,
entre deux genoux également osseux, pas autant que je le voudrais.
Mais les jurisconsultes sont comme les requins ou comme les
sangsues, vous savez: ils ne sont pas aisés à satisfaire! Ce n'est
pas que M. Micawber et moi nous n'ayons assez à faire, monsieur,
grâce à ce que M. Wickfield ne peut se livrer à aucun travail,
pour ainsi dire. Mais c'est pour nous un plaisir aussi bien qu'un
devoir, de travailler pour lui. Vous n'êtes pas lié avec
M. Wickfield, je crois, monsieur Traddles? il me semble que je
n'ai eu moi-même l'honneur de vous voir qu'une seule fois?

-- Non, je ne suis pas lié avec M. Wickfield, répondit Traddles;
sans cela j'aurais peut-être eu l'occasion de vous rendre visite
plus tôt.»

Il y avait dans le ton dont Traddles prononça ces mots quelque
chose qui inquiéta de nouveau Uriah; il jeta les yeux sur lui d'un
air sinistre et soupçonneux. Mais il se remit en voyant le visage
ouvert de Traddles, ses manières simples et ses cheveux hérissés,
et il continua en sautant sur sa chaise:

«J'en suis fâché, monsieur Traddles, vous l'auriez apprécié comme
moi, ses petits défauts n'auraient fait que vous le rendre plus
cher. Mais si vous voulez entendre l'éloge de mon maître,
adressez-vous à Copperfield! D'ailleurs, toute la famille de
M. Wickfield est un sujet sur lequel son éloquence ne tarit pas.»

Je n'eus pas le temps de décliner le compliment, quand j'aurais
été disposé à le faire. Agnès venait d'entrer, suivie de mistress
Heep. Elle n'avait pas l'air aussi calme qu'à l'ordinaire;
évidemment elle avait eu à supporter beaucoup d'anxiété et de
fatigue. Mais sa cordialité empressée et sa sereine beauté n'en
étaient que plus frappantes.

Je vis Uriah l'observer tandis qu'elle nous disait bonjour, il me
rappela la laideur des mauvais génies épiant une bonne fée. Puis
je vis M. Micawber faire un signe à Traddles, qui sortit aussitôt.

«Vous n'avez pas besoin de rester ici, Micawber, dit Uriah.»

Mais M. Micawber restait debout devant la porte, une main appuyée
sur la règle qu'il avait placée dans son gilet. On voyait bien, à
ne pas s'y méprendre, qu'il avait l'oeil fixé sur un individu, et
que cet individu, c'était son abominable patron.

«Qu'est-ce que vous attendez? dit Uriah. Micawber, n'avez-vous pas
entendu que je vous ai dit de ne pas rester ici?

-- Si, dit M. Micawber, toujours immobile.

-- Alors, pourquoi restez-vous? dit Uriah.

-- Parce que... parce que cela me convient, répondit M. Micawber,
qui ne pouvait plus se contenir.»

Les joues d'Uriah perdirent toute leur couleur et se couvrirent
d'une pâleur mortelle, faiblement illuminée par le rouge de ses
paupières. Il regarda attentivement M. Micawber avec une figure
toute haletante.

«Vous n'êtes qu'un pauvre sujet, tout le monde le sait bien, dit-
il en s'efforçant de sourire, et j'ai peur que vous ne m'obligiez
à me débarrasser de vous. Sortez! je vous parlerai tout à l'heure.

-- S'il y a en ce monde un scélérat, dit M. Micawber, en éclatant
tout à coup avec une véhémence inouïe, un coquin auquel je n'ai
que trop parlé en ma vie, ce gredin-là se nomme... Heep!»

Uriah recula, comme s'il avait été piqué par un reptile venimeux.
Il promena lentement ses regards sur nous, de l'air le plus sombre
et le plus méchant; puis il dit à voix basse:

«Ah! ah! c'est un complot! Vous vous êtes donné rendez-vous ici;
vous voulez vous entendre avec mon commis, Copperfield, à ce qu'il
paraît! Mais prenez garde. Vous ne réussirez pas; nous nous
connaissons, vous et moi: nous ne nous aimons guère. Depuis votre
première visite ici, vous avez toujours fait le chien hargneux,
vous êtes jaloux de mon élévation, n'est-ce pas! mais je vous en
avertis, pas de complots contre moi, ou les miens vaudront bien
les vôtres. Micawber, sortez, j'ai deux mots à vous dire.

-- Monsieur Micawber, dis-je, il s'est fait un étrange changement
dans ce drôle, il en est venu à dire la vérité sur un point, c'est
qu'il se sent menacé. Traitez-le comme il le mérite!

-- Vous êtes d'aimables gens, dit Uriah, toujours du même ton, en
essuyant, de sa longue main, les gouttes de sueur gluante qui
coulaient sur son front, de venir acheter mon commis, l'écume de
la société; un homme tel que vous étiez jadis, Copperfield, avant
qu'on vous eût fait la charité; et de le payer pour me diffamer
par des mensonges! Mistress Trotwood, vous ferez bien d'arrêter
tout ça, ou je me charge de faire arrêter votre mari, plutôt qu'il
ne vous conviendra. Ce n'est pas pour des prunes que j'ai étudié à
fond votre histoire, en homme du métier, ma brave dame! Miss
Wickfield, au nom de l'affection que vous avez pour votre père, ne
vous joignez pas à cette bande, si vous ne voulez pas que je le
ruine... Et maintenant, Micawber, venez-y! je vous tiens entre mes
griffes. Regardez-y à deux fois, si vous ne voulez pas être
écrasé. Je vous recommande de vous éloigner, tandis qu'il en est
encore temps. Mais où est ma mère? dit-il, en ayant l'air de
remarquer avec une certaine alarme l'absence de Traddles, et en
tirant brusquement la sonnette. La jolie scène à venir faire chez
les gens!

-- Mistress Heep est ici, monsieur, dit Traddles, qui reparut
suivi de la digne mère de ce digne fils. J'ai pris la liberté de
me faire connaître d'elle.

-- Et qui êtes-vous, pour vous faire connaître? répondit Uriah;
que venez-vous demander ici?

-- Je suis l'ami et l'agent de M. Wickfield, monsieur, dit
Traddles d'un air grave et calme. Et j'ai dans ma poche ses pleins
pouvoirs, pour agir comme procureur en son nom, quoi qu'il arrive.

-- Le vieux baudet aura bu jusqu'à en perdre l'esprit, dit Uriah,
qui devenait toujours de plus en plus affreux à voir, et on lui
aura soutiré cet acte par des moyens frauduleux!

-- Je sais qu'on lui a soutiré quelque chose par des moyens
frauduleux, reprit doucement Traddles; et vous le savez aussi bien
que moi, monsieur Heep. Nous laisserons cette question à traiter à
M. Micawber, si vous le voulez bien.

-- Uriah! dit mistress Heep d'un ton inquiet.

-- Taisez-vous, ma mère, répondit-il, moins on parle, moins on se
trompe.

-- Mais, mon ami...

-- Voulez-vous me faire le plaisir de vous taire, ma mère, et de
me laisser parler?»

Je savais bien depuis longtemps que sa servilité n'était qu'une
feinte, et qu'il n'y avait en lui que fourberie et fausseté; mais,
jusqu'au jour où il laissa tomber son masque, je ne m'étais fait
aucune idée de l'étendue de son hypocrisie. J'avais beau le
connaître depuis de longues années, et le détester cordialement,
je fus surpris de la rapidité avec laquelle il cessa de mentir,
quand il reconnut que tout mensonge lui serait inutile; de la
malice, de l'insolence et de la haine qu'il laissa éclater, de sa
joie en songeant, même alors, à tout le mal qu'il avait fait. Je
croyais savoir à quoi m'en tenir sur son compte, et pourtant ce
fut toute une révélation pour moi, car en même temps qu'il
affectait de triompher, il était au désespoir, et ne savait
comment se tirer de ce mauvais pas.

Je ne dis rien du regard qu'il me lança, pendant qu'il se tenait
là debout, à nous lorgner les uns après les autres, car je
n'ignorais pas qu'il me haïssait, et je me rappelais les marques
que ma main avait laissées sur sa joue. Mais, quand ses yeux se
fixèrent sur Agnès, ils avaient une expression de rage qui me fit
frémir: on voyait qu'il sentait qu'elle lui échappait; il ne
pourrait satisfaire l'odieuse passion qui lui avait fait espérer
de posséder une femme dont il était incapable d'apprécier toutes
les vertus. Était-il possible qu'Agnès eût été condamnée à vivre,
seulement une heure, dans la compagnie d'un pareil homme!

Il se grattait le menton, puis nous regardait avec colère, enfin
il se tourna de nouveau vers moi et me dit d'un ton demi-patelin,
demi-insolent:

«Et vous, Copperfield, qui faites tant de fracas de votre honneur
et de tout ce qui s'ensuit; comment m'expliquerez-vous, monsieur
l'honnête homme, que vous veniez espionner ce qui se passe chez
moi, et suborner mon commis pour qu'il vous contât mes affaires?
Si c'était _moi_, je n'en serais pas surpris, car je n'ai pas la
prétention d'être un _gentleman_ (bien que je n'aie jamais erré
dans les rues, comme vous le faisiez jadis, à ce que raconte
Micawber), mais _vous!_ cela ne vous fait pas peur? Vous ne songez
pas à tout ce que je pourrai faire, en retour, jusqu'à vous faire
poursuivre pour complot, etc., etc.? très-bien. Nous verrons!
monsieur... Comment vous appelez-vous? Vous qui vouliez faire une
question à Micawber, tenez! le voilà. Pourquoi donc ne lui dites-
vous pas de parler? Il sait sa leçon par coeur, à ce que je puis
croire.»

Il s'aperçut que tout ce qu'il disait ne faisait aucun effet sur
nous, et, s'asseyant sur le bord de la table, il mit ses mains
dans ses poches, et, les jambes entrelacées, il attendit d'un air
résolu la suite des événements.

M. Micawber, que j'avais eu beaucoup de peine à contenir, et qui
avait plusieurs fois articulé la première syllabe du mot scélérat!
sans que je lui permisse de prononcer le reste, éclata enfin, tira
de son sein la grande règle (probablement destinée à lui servir
d'arme défensive), et sortit de sa poche un volumineux document
sur papier ministre, plié en forme de grandes lettres. Il ouvrit
ce paquet d'un air dramatique et le contempla avec admiration,
comme s'il était ravi à l'avance de ses talents d'auteur, puis il
commença à lire ce qui suit:

«Chère miss Trotwood, Messieurs...

-- Que le bon Dieu le bénisse! s'écria ma tante, il s'agirait d'un
recours en grâces pour crime capital, qu'il dépenserait une rame
de papier pour écrire sa pétition.»

M. Micawber ne l'avait pas entendue, et continuait:

«En paraissant devant vous pour vous dénoncer le plus abominable
coquin qui, selon moi, ait jamais existé, dit-il sans lever les
yeux de dessus la lettre, mais en brandissant sa règle, comme si
c'était un monstrueux gourdin, dans la direction d'Uriah Heep, je
ne viens pas vous demander de songer à moi. Victime, depuis mon
enfance, d'embarras pécuniaires dont il m'a été impossible de
sortir, j'ai été le jouet des plus tristes circonstances.
L'ignominie, la misère, l'affliction et la folie, ont été,
collectivement ou successivement, mes compagnes assidues pendant
ma douloureuse carrière.»

La satisfaction avec laquelle M. Micawber décrivait tous les
malheurs de sa vie ne saurait être égalée que par l'emphase avec
laquelle il lisait sa lettre, et l'hommage qu'il rendait lui-même
à ce petit chef-d'oeuvre, en roulant la tête chaque fois qu'il
croyait avoir rencontré une expression suffisamment énergique.

«Un jour, sous le coup de l'ignominie, de la misère, de
l'affliction et de la folie combinées, j'entrai dans le bureau de
l'association connue sous le nom de Wickfield-et-_Heep_, mais en
réalité dirigée par _Heep_ tout seul. HEEP, le seul HEEP est le
grand ressort de cette machine. HEEP, le seul HEEP est un
faussaire et un fripon.»

Uriah devint bleu, de pâle qu'il était; il bondit pour s'emparer
de la lettre, et la mettre en morceaux. M. Micawber, avec une
dextérité couronnée de succès, lui attrapa les doigts à la volée,
avec la règle, et mit sa main droite hors de combat. Uriah laissa
tomber son poignet comme si on le lui avait cassé. Le bruit que
fit le coup était aussi sec que s'il avait frappé sur un morceau
de bois.

«Que le diable vous emporte! dit Uriah en se tordant de douleur,
je vous revaudrai ça.

-- Approchez seulement, vous, vous Heep, tas d'infamie, s'écria
M. Micawber, et si votre tête est une tête d'homme et non de
diable, je la mets en pièces. Approchez, approchez!»

Je n'ai jamais rien vu, je crois, de plus risible que cette scène.
M. Micawber faisait le moulinet avec sa règle, en criant:
«Approchez! approchez!» tandis que Traddles et moi, nous le
poussions dans un coin, d'où il faisait des efforts inimaginables
pour sortir.

Son ennemi grommelait entre ses dents en frottant sa main
meurtrie; il prit son mouchoir pour l'envelopper, puis il se
rassit sur sa table, les yeux baissés, d'un air sombre.

Quand M. Micawber se fut un peu calmé, il reprit sa lecture.

«Le traitement qui me décida à entrer au service de... _Heep_ (il
s'arrêtait toujours avant de prononcer ce nom, pour y mettre plus
de vigueur) n'avait été provisoirement fixé qu'à vingt-deux
shillings six pences par semaine. Le reste devait être réglé
d'après mon travail au bureau, ou plutôt, pour dire la vérité,
d'après la bassesse de ma nature, d'après la cupidité de mes
désirs, d'après la pauvreté de ma famille, d'après la ressemblance
morale, ou plutôt immorale, qui pourrait exister entre moi et...
_Heep_! Ai-je besoin de dire que bientôt je me vis contraint de
solliciter de... _Heep_ des secours pécuniaires pour venir en aide
à mistress Micawber et à notre famille infortunée, qui ne faisait
que s'accroître au milieu de nos malheurs! Ai-je besoin de dire
que cette nécessité avait été prévue par... _Heep_ et que les
avances qu'il me faisait étaient garanties par des reconnaissances
conformes aux lois de ce pays? Ai-je besoin d'ajouter que ce fut
ainsi que cette araignée perfide m'attira dans la toile qu'elle
avait tissée pour ma perte?»

M. Micawber était tellement fier de ses talents épistolaires, tout
en décrivant un si douloureux état de choses, qu'il semblait avoir
oublié le chagrin ou l'anxiété que lui avait jadis causé la
réalité. Il continuait:

«Ce fut alors que... _Heep_ commença à me favoriser d'une certaine
dose de confiance qui lui était nécessaire pour que je vinsse en
aide à ses plans infernaux. Ce fut alors que, pour me servir du
langage de Shakespeare, je commençai à languir, à dépérir, à
m'étioler. On me demandait constamment ma coopération pour
falsifier des documents et pour tromper un individu que je
désignerai sous le nom de M. W... M. W... ignorait tout; on
l'abusait de toutes les manières, sans que ce scélérat de...
_Heep_ cessât de témoigner au pauvre malheureux une reconnaissance
et une amitié sans bornes. C'était déjà assez vilain, mais, comme
l'observe le prince de Danemark avec cette hauteur de philosophie
qui distingue l'illustre ornement de l'ère d'Élisabeth, «c'est le
reste qui est le pis.»

M. Micawber fut si charmé de cette heureuse citation que, sous
prétexte de ne plus savoir où il en était de sa lecture, il nous
relut ce passage deux fois de suite.

«Je n'ai pas l'intention, reprit-il, de vous donner le détail de
toutes les petites fraudes qu'on a pratiquées contre l'individu
désigné sous le nom de M. W..., et auxquelles j'ai prêté un
concours tacite; cette lettre ne saurait les contenir, mais je les
ai recueillies ailleurs. Lorsque je cessai de discuter en moi-même
la douloureuse alternative où je me trouvais de toucher ou non mon
traitement, de manger ou de mourir de faim, de vivre ou de ne pas
vivre, je résolus de m'appliquer à découvrir et à exposer tous les
crimes commis par... _Heep_ au détriment de ce malheureux
monsieur. Stimulé par le conseiller silencieux qui veillait au
dedans de ma conscience et par un conseiller non moins touchant,
que je nommerai brièvement miss W..., je cherchai à établir, non
sans peine, une série d'investigations secrètes, remontant, si je
ne me trompe, à une période de plus de douze mois.»

Il lut ce passage comme si c'était un acte du parlement, et parût
singulièrement étonné de la majesté des expressions.

«Voici ce dont j'accuse... _Heep_,» dit-il en regardant Uriah, et
en plaçant sa règle sous son bras gauche, de façon à pouvoir la
retrouver en cas de besoin.

Nous retenions tous notre respiration, _Heep_, je crois, plus que
personne.

«D'abord, dit M. Micawber, quand les facultés de M. W...
devinrent, par des causes qu'il est inutile de rappeler, troubles
et faibles, _Heep_ s'étudia à compliquer toutes les transactions
officielles. Plus M. W... était impropre à s'occuper d'affaires,
plus _Heep_ voulait le contraindre à s'en occuper. Dans de tels
moments, il fit signer à M. W... des documents d'une grande
importance, pour d'autres qui n'en avaient aucune. Il amena
M. W... à lui donner l'autorisation d'employer une somme
considérable qui lui avait été confiée, prétendant qu'on avait à
payer des charges très-onéreuses déjà liquidées ou qui même
n'avaient jamais existé. Et, en même temps, il mettait au compte
de M. W... l'invention d'une indélicatesse si criante; dont il
s'est servi depuis pour torturer et contraindre M. W... à lui
céder sur tous les points.

-- Vous aurez à prouver tout cela, Copperfield! dit Uriah en
secouant la tête d'un air menaçant. Patience!

-- Monsieur Traddles, demandez à... _Heep_ qui est-ce qui a
demeuré dans cette maison après lui, dit M. Micawber en
s'interrompant dans sa lecture; voulez-vous?

-- Un imbécile qui y demeure encore, dit Uriah d'un air
dédaigneux.

-- Demandez à... _Heep_ s'il n'a pas, par hasard, possédé certain
livre de mémorandum dans cette maison, dit M. Micawber; voulez-
vous?»

Je vis Uriah cesser tout à coup de se gratter le menton.

«Ou bien, demandez-lui, dit M. Micawber, s'il n'en a pas brûlé un
dans cette maison. S'il vous dit oui, et qu'il vous demande où
sont les cendres de cet agenda, adressez-le à Wilkins Micawber, et
il apprendra des choses qui lui seront peu agréables.»

M. Micawber prononça ces paroles d'un ton si triomphant qu'il
parvint à alarmer sérieusement la mère, qui s'écria avec la plus
vive agitation:

«Uriah! Uriah! Soyez humble et tentez d'arranger l'affaire, mon
enfant!

-- Mère, répliqua-t-il, voulez-vous vous taire? Vous avez peur, et
vous ne savez ce que vous dites. Humble! répéta-t-il, en me
regardant d'un air méchant. Je les ai humiliés il y a déjà
longtemps, tout humble que je suis!»

M. Micawber rentra tout doucement son menton dans sa cravate, puis
il reprit:

«Secundo. _Heep_ a plusieurs fois, à ce que je puis croire et
savoir...

-- Les belles preuves! murmura Uriah d'un ton de soulagement. Ma
mère, restez donc tranquille.

-- Nous tâcherons d'en trouver de meilleures pour vous achever,
monsieur,» répondit M. Micawber.

«Secundo. _Heep_ a plusieurs fois, à ce que je puis croire et
savoir, fait des faux, en imitant dans divers papiers, livres et
documents, la signature de M. W..., particulièrement dans une
circonstance dont je pourrai donner la preuve, par exemple, de la
manière suivante, à savoir...»

M. Micawber aimait singulièrement à entasser ainsi des formules
officielles, mais cela ne lui était pas particulier, je dois le
dire. C'est plutôt la règle générale. Bien souvent j'ai pu
remarquer que les individus appelés à prêter serment, par exemple,
semblent être dans l'enchantement quand ils peuvent enfiler des
mots identiques à la suite les uns des autres pour exprimer une
seule idée; ils disent qu'ils détestent, qu'ils haïssent et qu'ils
exècrent, etc., etc. Les anathèmes étaient jadis conçus d'après le
même principe. Nous parlons de la tyrannie des mots, mais nous
aimons bien aussi à les tyranniser; nous aimons à nous en faire
une riche provision qui puisse nous servir de cortège dans les
grandes occasions; il nous semble que cela nous donne de
l'importance, que cela a bonne façon. De même que dans les jours
d'apparat nous ne sommes pas très-difficiles sur la qualité des
valets qui endossent notre livrée, pourvu qu'ils la portent bien
et qu'ils fassent nombre; de même nous n'attachons qu'une
importance secondaire au sens ou à l'utilité des mots que nous
employons pourvu qu'ils défilent à la parade. Et, de même qu'on
s'attire des ennemis en affichant trop la magnificence de ses
livrées, ou du moins que des esclaves trop nombreux se révoltent
contre leurs maîtres, de même aussi je pourrais citer un peuple
qui s'est attiré de grands embarras et s'en attirera bien d'autres
pour avoir voulu conserver un répertoire trop riche de synonymes
dans son vocabulaire national.

M. Micawber continua sa lecture en se léchant les barbes.

«... Par exemple, de la manière suivante, à savoir: M. W... était
malade, il était fort probable que sa mort amènerait des
découvertes propres à détruire l'influence de... _Heep_ sur la
famille W... ce que je puis affirmer, moi, soussigné, Wilkins
Micawber... à moins qu'on ne pût obtenir de sa fille de renoncer
par affection filiale à toute investigation du passé; dans cette
prévision, le susdit... _Heep_ jugea prudent d'avoir un acte tout
prêt, comme lui venant de M. W..., établissant que les sommes ci-
dessus mentionnées avaient été avancées par... _Heep_ à M. W...,
pour le sauver du déshonneur. La vérité est que cette somme n'a
jamais été avancée par lui. C'est... _Heep_ qui a forgé les
signatures de ce document; il y a mis le nom de M. W... et, en
dessous, une attestation de Wilkins Micawber. J'ai en ma
possession, dans son agenda, plusieurs imitations de la signature
de M. W... un peu endommagées par les flammes, mais encore
lisibles. Jamais de ma vie je n'ai soussigné un pareil acte. J'ai
en ma possession le document original.»

Uriah Heep tressaillit, puis il tira de sa poche un trousseau de
clefs et ouvrit un tiroir; mais, changeant soudainement de
résolution, il se tourna de nouveau vers nous sans y regarder.

«Et j'ai le document... reprit M. Micawber en jetant les yeux tout
autour de lui, comme s'il relisait le texte d'un sermon... en ma
possession, c'est-à-dire, je l'avais ce matin quand j'ai écrit
ceci! mais, depuis, je l'ai remis à M. Traddles.

-- C'est parfaitement vrai, dit Traddles.

-- Uriah! Uriah! cria sa mère, soyez humble et arrangez-vous avec
ces messieurs. Je sais que mon fils sera humble, si vous lui
donnez le temps de la réflexion. Monsieur Copperfield, vous savez
comme il a toujours été humble!»

Il était curieux de voir la mère rester fidèle à ses vieilles
habitudes de ruse, pendant que le fils les repoussait à présent
comme inutiles.

«Ma mère, dit-il en mordant avec impatience le mouchoir qui
enveloppait sa main, vous feriez mieux de prendre tout de suite un
fusil chargé et de tirer sur moi.

-- Mais je vous aime, Uriah! s'écria mistress Heep.» Et
certainement elle l'aimait et il avait de l'affection pour elle:
quelque étrange que cela puisse paraître, c'était un couple bien
assorti. «Je ne peux pas souffrir de vous entendre insulter ces
messieurs, vous n'y gagnerez rien. Je l'ai dit tout de suite à
monsieur, quand il m'a affirmé, en descendant l'escalier, qu'on
savait tout; j'ai promis que vous seriez humble, et que vous
répareriez vos torts. Oh! voyez comme je suis humble, moi,
messieurs, et ne l'écoutez pas.

-- Mais, ma mère, dit-il d'un air de fureur en tournant vers moi
son doigt long et maigre, voilà Copperfield qui vous aurait
volontiers donné cent livres sterling pour en savoir moitié moins
que vous n'en avez dit depuis un quart d'heure. C'était à moi
qu'il en voulait par-dessus tout, convaincu que j'avais été le
principal moteur de cette affaire: je ne cherchai pas à le
détromper.

-- C'est plus fort que moi, Uriah, cria sa mère. Je ne peux pas
vous voir ainsi vous exposer au danger par fierté. Mieux vaut être
humble comme vous l'avez toujours été.»

Il resta un moment silencieux à dévorer son mouchoir, puis il me
dit avec un grognement sourd:

«Avez-vous encore quelque chose à avancer? S'il y a autre chose,
dites-le. Qu'est-ce que vous attendez?»

M. Micawber reprit sa lettre; il était trop heureux de pouvoir
reprendre un rôle dont il était tellement satisfait.

«Tertio. Enfin je suis en état de prouver, d'après les livres
falsifiés de... _Heep_, et d'après l'agenda authentique de...
_Heep_, que pendant nombre d'années... _Heep_ s'est servi des
faiblesses et des défauts de M. W... pour arriver à ses infâmes
desseins. Dans ce but, il a su même employer les vertus, le
sentiment d'honneur, l'affection paternelle de l'infortuné M. W...
Tout cela sera démontré par moi, grâce au petit carnet, en partie
calciné (que je n'ai pas pu comprendre tout d'abord, lorsque
mistress Micawber le découvrit accidentellement dans notre
domicile, au fond du coffre destiné à contenir les cendres
consumées sur notre foyer domestique). Pendant des années, M. W...
a été trompé et volé de toutes les façons imaginables par l'avare,
le faux, le perfide... _Heep_. Le but suprême de... _Heep_, après
sa passion pour le gain, c'était de prendre un empire absolu sur
M. et miss W... (Je ne dis rien de ses vues ultérieures sur
icelle.) Son dernier acte fut, il y a quelques mois, d'amener
M. W... à abandonner sa part de l'association et même à vendre le
mobilier de sa maison, à condition qu'il recevrait exactement et
fidèlement de... _Heep_ une rente viagère payable tous les trois
mois. Peu à peu, on a si bien embrouillé toutes les affaires, que
l'infortuné M. W... n'a plus été capable de s'y retrouver. On a
établi de faux états du domaine dont M. W... répond, à une époque
où M. W... s'était lancé dans des spéculations hasardeuses, et
n'avait pas entre les mains la somme dont il était moralement et
légalement responsable. On a déclaré qu'il avait emprunté de
l'argent à un intérêt fabuleux, tandis que... _Heep_ avait
frauduleusement soustrait cet argent à M. W... On a dressé un
catalogue inouï de chicanes inconcevables. Enfin le malheureux
M. W... crut à la banqueroute de sa fortune, de ses espérances
terrestres, de son honneur, et ne vit plus de salut que dans le
monstre à forme humaine qui, en se rendant indispensable, avait su
perpétrer la ruine de cette famille infortunée. (M. Micawber
aimait beaucoup l'expression de monstre à figure humaine, qui lui
semblait neuve et originale.) Tout ceci, je puis le prouver, et
probablement bien d'autres choses encore!»

Je murmurai quelques mots à l'oreille d'Agnès qui pleurait de joie
et de tristesse à côté de moi; il se fit un mouvement dans la
chambre, comme si M. Micawber avait fini. Mais il reprit du ton le
plus grave! «Je vous demande pardon,» et continua avec un mélange
d'extrême abattement et d'éclatante joie, la lecture de sa
péroraison:

«J'ai fini. Il me reste seulement à établir la vérité de ces
accusations; puis à disparaître, avec une famille prédestinée au
malheur, d'un lieu où nous semblons être à charge à tout le monde.
Ce sera bientôt un fait accompli. On peut supposer avec quelque
raison que notre plus jeune enfant expirera le premier
d'inanition, lui qui est le plus frêle de tous; les jumeaux le
suivront. Qu'il en soit ainsi! Quant à moi, mon séjour à
Canterbury a déjà bien avancé les choses; la prison pour dettes et
la misère feront le reste. J'ai la confiance que le résultat
heureux d'une enquête longuement et péniblement exécutée, au
milieu de travaux incessants et de craintes douloureuses, au lever
du soleil comme à son coucher, et pendant l'ombre de la nuit, sous
le regard vigilant d'un individu qu'il est superflu d'appeler un
démon, et dans l'angoisse que me causait la situation de mes
infortunés héritiers, répandra sur mon bûcher funèbre quelques
gouttes de miséricorde. Je n'en demande pas davantage. Qu'on me
rende seulement justice, et qu'on dise de moi comme de ce noble
héros maritime, auquel je n'ai pas la prétention de me comparer,
que ce que j'ai fait, je l'ai fait, en dépit d'intérêts égoïstes
ou mercenaires,

_Par amour pour la vérité,
Pour l'Angleterre et la beauté._

«Je suis pour la vie, etc., etc.

«Wilkins Micawber.»

M. Micawber plia sa lettre avec une vive émotion, mais avec une
satisfaction non moins vive, et la tendit à ma tante comme un
document qu'elle aurait sans doute du plaisir à garder.

Il y avait dans la chambre un coffre-fort en fer: je l'avais déjà
remarqué lors de ma première visite. La clef était sur la serrure.
Un soupçon soudain sembla s'emparer d'Uriah; il jeta un regard sur
M. Micawber, s'élança vers le coffre-fort, et l'ouvrit avec
fracas. Il était vide.

«Où sont les livres? s'écria-t-il, avec une effroyable expression
de rage. Un voleur a dérobé mes livres!»

M. Micawber se donna un petit coup de règle sur les doigts:

«C'est moi: vous m'avez remis la clef comme à l'ordinaire, un peu
plus tôt même que de coutume, et j'ai ouvert le coffre.

-- Soyez sans inquiétude, dit Traddles. Ils sont en ma possession.
J'en prendrai soin, d'après les pouvoirs que j'ai reçus.

-- Vous êtes donc un recéleur? cria Uriah.

-- Dans des circonstances comme celles-ci, certainement oui,»
répondit Traddles.

Quel fut mon étonnement quand je vis ma tante, qui jusque-là avait
écouté avec un calme parfait, ne faire qu'un bond vers Uriah Heep
et le saisir au collet!

«Vous savez ce qu'il me faut? dit ma tante.

-- Une camisole de force, dit-il.

-- Non. Ma fortune! répondit ma tante. Agnès, ma chère, tant que
j'ai cru que c'était votre père qui l'avait laissé perdre, je n'ai
pas soufflé mot: Trot lui-même n'a pas su que c'était entre les
mains de M. Wickfield que je l'avais déposée. Mais, maintenant que
je sais que c'est à cet individu de m'en répondre, je veux
l'avoir! Trot, venez la lui reprendre!»

Je suppose que ma tante croyait sur le moment retrouver sa fortune
dans la cravate d'Uriah Heep, car elle la secouait de toutes ses
forces. Je m'empressai de les séparer, en assurant ma tante qu'il
rendrait jusqu'au dernier sou tout ce qu'il avait acquis indûment.
Au bout d'un moment de réflexion, elle se calma et alla se
rasseoir, sans paraître le moins du monde déconcertée de ce
qu'elle venait de faire (je ne saurais en dire autant de son
chapeau).

Pendant le quart d'heure qui venait de s'écouler, mistress Heep
s'était épuisée à crier à son fils d'être «humble;» elle s'était
mise à genoux devant chacun de nous successivement, en faisant les
promesses les plus extravagantes. Son fils la fit rasseoir, puis
se tenant près d'elle d'un air sombre, le bras appuyé sur la main
de sa mère, mais sans rudesse, il me dit avec un regard féroce:

«Que voulez-vous que je fasse?

-- Je m'en vais vous dire ce qu'il faut faire, dit Traddles.

-- Copperfield n'a donc pas de langue? murmura Uriah. Je vous
donnerais quelque chose de bon coeur, si vous pouviez m'affirmer,
sans mentir, qu'on la lui a coupée.

-- Mon Uriah va se faire humble, s'écria sa mère. Ne l'écoutez
pas, mes bons messieurs!

-- Voilà ce qu'il faut faire, dit Traddles. D'abord, vous allez me
remettre, ici même, l'acte par lequel M. Wickfield vous faisait
l'abandon de ses biens.

-- Et si je ne l'ai pas?

-- Vous l'avez, dit Traddles, ainsi nous n'avons pas à faire cette
supposition.»

Je ne puis m'empêcher d'avouer que je rendis pour la première fois
justice, en cette occasion, à la sagacité et au bon sens simple et
pratique de mon ancien camarade.

«Ainsi donc, dit Traddles, il faut vous préparer à rendre gorge, à
restituer jusqu'au dernier sou tout ce que votre rapacité a fait
passer entre vos mains. Nous garderons en notre possession tous
les livres et tous les papiers de l'association; tous vos livres
et tous vos papiers; tous les comptes et reçus; en un mot, tout ce
qui est ici.

-- Vraiment? Je ne suis pas décidé à cela, dit Uriah. Il faut me
donner le temps d'y penser.

-- Certainement, répondit Traddles, mais en attendant, et jusqu'à
ce que tout soit réglé à notre satisfaction, nous prendrons
possession de toutes ces garanties, et nous vous prierons, ou s'il
le faut, nous vous contraindrons de rester dans votre chambre,
sans communiquer avec qui que ce soit.

-- Je ne le ferai pas, dit Uriah en jurant comme un diable.

-- La prison de Maidstone est un lieu de détention plus sûr,
reprit Traddles, et bien que la loi puisse tarder à nous faire
justice, et nous la fasse peut-être moins complète que vous ne le
pourriez, cependant il n'y a pas de doute qu'elle ne vous punisse.
Vous le savez aussi bien que moi. Copperfield, voulez-vous aller à
Guildhall chercher deux policemen?»

Ici mistress Heep tomba de nouveau à genoux, elle conjura Agnès
d'intercéder en leur faveur, elle s'écria qu'il était très-humble,
qu'elle en était bien sûre, et que s'il ne faisait pas ce que nous
voulions, elle le ferait à sa place. Et en effet, elle aurait fait
tout ce qu'on aurait voulu, car elle avait presque perdu la tête,
tant elle tremblait pour son fils chéri; quant à lui, à quoi bon
se demander ce qu'il aurait pu faire, s'il avait eu un peu plus de
hardiesse; autant vaudrait demander ce que ferait un vil roquet
animé de l'audace d'un tigre. C'était un lâche, de la tête aux
pieds; et, en ce moment plus que jamais, il montrait bien la
bassesse de sa nature par son air mortifié et son désespoir
sombre.

«Attendez! cria-t-il d'une voix sourde, en essuyant ses joues
couvertes de sueur. Ma mère, pas tant de bruit! Qu'on leur donne
ce papier! Allez le chercher.

-- Voulez-vous avoir la bonté de lui prêter votre concours,
monsieur Dick? dit Traddles.

Tout fier de cette commission dont il comprenait la portée,
M. Dick accompagna mistress Heep, comme un chien de berger
accompagne un mouton. Mais mistress Heep lui donna peu de peine;
car elle rapporta, non-seulement le document demandé, mais même la
boîte qui le contenait, où nous trouvâmes un livre de banque, et
d'autres papiers qui furent utiles plus tard.

«Bien, dit Traddles en les recevant. Maintenant, monsieur Heep,
vous pouvez vous retirer pour réfléchir; mais dites-vous bien, je
vous prie, que vous n'avez qu'une chose à faire, comme je vous
l'ai déjà expliqué, et qu'il faut la faire sans délai.»

Uriah traversa la chambre sans lever les yeux, en se passant la
main sur le menton, puis s'arrêtant à la porte, il me dit:

«Copperfield, je vous ai toujours détesté. Vous n'avez jamais été
qu'un parvenu, et vous avez toujours été contre moi.

-- Je vous ai déjà dit, répondis-je, que c'est vous qui avez
toujours été contre le monde entier par votre fourberie et votre
avidité. Songez désormais que jamais la fourberie et l'avidité ne
savent s'arrêter à temps, même dans leur propre intérêt. C'est un
fait aussi certain que nous mourrons un jour.

-- C'est peut-être un fait aussi incertain que ce qu'on nous
enseignait à l'école, dit-il avec un ricanement expressif, à cette
même école où j'ai appris à être si humble, de neuf heures à onze
heures, on nous disait que le travail était une malédiction; de
onze heures à une heure, que c'était un bien, une bénédiction, et
que sais-je encore? Vous nous prêchez là des doctrines à peu près
aussi conséquentes que ces gens-là. L'humilité vaut mieux que tout
cela, c'est un excellent système. Je n'aurais pas sans elle si
bien enlacé mon noble associé, je vous en réponds... Micawber,
vieil animal, vous me payerez ça!»

M. Micawber le regarda d'un air de souverain mépris jusqu'à ce
qu'il eut quitté la chambre, puis il se tourna vers moi, et me
proposa de me donner le plaisir de venir voir la confiance se
rétablir entre lui et mistress Micawber. Après quoi, il invita
toute la compagnie à contempler une si touchante cérémonie.

«Le voile qui nous a longtemps séparés, mistress Micawber et moi,
s'est enfin déchiré, dit M. Micawber; mes enfants et l'auteur de
leur existence peuvent maintenant se rapprocher sans rougir les
uns des autres.»

Nous lui avions tous beaucoup de reconnaissance, et nous désirions
lui en donner un témoignage, autant du moins que nous le
permettait le désordre de nos esprits: aussi, aurions-nous tous
volontiers accepté son offre, si Agnès n'avait été forcée d'aller
retrouver son père, auquel on n'avait encore osé que faire
entrevoir une lueur d'espérance; il fallait d'ailleurs que
quelqu'un montât la garde auprès d'Uriah. Traddles se consacra à
cet emploi où M. Dick devait bientôt venir le relayer; ma tante,
M. Dick et moi, nous accompagnâmes M. Micawber. En me séparant si
précipitamment de ma chère Agnès, à qui je devais tant, et en
songeant au danger dont nous l'avions sauvée peut-être ce jour-là,
car qui aurait su si son courage n'aurait pas succombé dans cette
lutte? je me sentais le coeur plein de reconnaissance pour les
malheurs de ma jeunesse qui m'avaient amené à connaître
M. Micawber.

Sa maison n'était pas loin; la porte du salon donnait sur la rue,
il s'y précipita avec sa vivacité habituelle, et nous nous
trouvâmes au milieu de sa famille. Il s'élança dans les bras de
mistress Micawber en s'écriant: «Emma, mon bonheur et ma vie!»
Mistress Micawber poussa un cri perçant et serra M. Micawber sur
son coeur. Miss Micawber, qui était occupée à bercer l'innocent
étranger dont me parlait mistress Micawber dans sa lettre, fut
extrêmement émue. L'étranger sauta de joie. Les jumeaux
témoignèrent leur satisfaction par diverses démonstrations
incommodes, mais naïves. Maître Micawber, dont l'humeur paraissait
aigrie par les déceptions précoces de sa jeunesse, et dont la mine
avait conservé quelque chose de morose, céda à de meilleurs
sentiments et pleurnicha.

«Emma! dit M. Micawber, le nuage qui voilait mon âme s'est
dissipé. La confiance qui a si longtemps existé entre nous revit à
jamais! Salut, pauvreté! s'écria-t-il en versant des larmes.
Salut, misère bénie! que la faim, les haillons, la tempête, la
mendicité soient les bienvenus! Salut! La confiance réciproque
nous soutiendra jusqu'à la fin!»

En parlant ainsi, M. Micawber embrassait tous ses enfants les uns
après les autres, et faisait asseoir sa femme, poursuivant de ses
saluts, avec enthousiasme, la perspective d'une série d'infortunes
qui ne me paraissaient pas trop désirables pour sa famille; et les
invitant tous à venir chanter en choeur dans les rues de
Canterbury, puisque c'était la seule ressource qui leur restât
pour vivre.

Mais mistress Micawber venait de s'évanouir, vaincue par tant
d'émotions; la première chose à faire, même avant de songer à
compléter le choeur en question, c'était de la faire revenir à
elle. Ma tante et M. Micawber s'en chargèrent; puis on lui
présenta ma tante, et mistress Micawber me reconnut.

«Pardonnez-moi, cher monsieur Copperfield, dit la pauvre femme en
me tendant la main, mais je ne suis pas forte, et je n'ai pu
résister au bonheur de voir disparaître tant de désaccord entre
M. Micawber et moi.

-- Sont-ce là tous vos enfants, madame? dit ma tante.

-- C'est tout ce que nous en avons pour le moment, répondit
mistress Micawber...

-- Grand Dieu! ce n'est pas là ce que je veux dire, madame, reprit
ma tante. Ce que je vous demande, c'est si tous ces enfants-là
sont à vous?

-- Madame, répartit M. Micawber, c'est bien le compte exact.

-- Et ce grand jeune homme-là, dit ma tante d'un air pensif,
qu'est-ce que vous en faites?

-- Lorsque je suis venu ici, dit M. Micawber, j'espérais placer
Wilkins dans l'Église, ou, pour parler plus correctement, dans le
choeur. Mais il n'y a pas de place de ténor vacante dans le
vénérable édifice, qui fait à juste titre la gloire de cette cité;
et il a... en un mot, il a pris l'habitude de chanter dans des
cafés, au lieu de s'exercer dans une enceinte consacrée.

-- Mais c'est à bonne intention, dit mistress Micawber avec
tendresse.

-- Je suis sûr, mon amour, reprit M. Micawber, qu'il a les
meilleures intentions du monde; seulement, jusqu'ici, je ne vois
pas trop à quoi cela lui sert.»

Ici maître Micawber reprit son air morose et demanda avec quelque
aigreur ce qu'on voulait qu'il fît. Croyait-on qu'il pût se faire
charpentier de naissance, ou forgeron sans apprentissage? autant
lui demander de voler dans les airs comme un oiseau! Voulait-on
qu'il allât s'établir comme pharmacien dans la rue voisine? Ou
bien pouvait-il se précipiter devant la Cour, aux prochaines
assises, pour y prendre la parole comme avocat? Ou se faire
entendre de force à l'Opéra, et emporter les bravos de haute
lutte? Ne voulait-on pas qu'il fût prêt à tout faire, sans qu'on
lui eût rien appris?

Ma tante réfléchit un instant, puis:

«Monsieur Micawber, dit-elle, je suis surprise que vous n'ayez
jamais songé à émigrer.

-- Madame, répondit M. Micawber, c'était le rêve de ma jeunesse;
c'est encore le trompeur espoir de mon âge mûr;» et à propos de
cela, je suis pleinement convaincu qu'il n'y avait jamais pensé.

«Eh! dit ma tante, en jetant un regard sur moi, quelle excellente
chose ce serait pour vous et pour votre famille, monsieur et
mistress Micawber!

-- Et des fonds? madame, des fonds? s'écria M. Micawber, d'un air
sombre.

-- C'est là la principale, pour ne pas dire la seule difficulté,
mon cher monsieur Copperfield, ajouta sa femme.

-- Des fonds! dit ma tante, mais vous nous rendez, vous nous avez
rendu un grand service. Je puis bien le dire, car on sauvera
certainement bien des choses de ce désastre; et que pourrions-nous
faire de mieux pour vous, que de vous procurer des fonds pour cet
usage?

«-- Je ne saurais l'accepter en pur don, dit M. Micawber avec foi,
mais si on pouvait m'avancer une somme suffisante, à un intérêt de
cinq pour cent, sous ma responsabilité personnelle, je pourrais
rembourser petit à petit, à douze, dix-huit, vingt-quatre mois de
date, par exemple» pour me laisser le temps d'amasser...

-- Si on pouvait? répondit ma tante. On le peut, et on le fera,
pour peu que cela vous convienne. Pensez-y bien tous deux, David a
des amis qui vont partir pour l'Australie: si vous vous décidez à
partir aussi, pourquoi ne profiteriez-vous pas du même bâtiment?
Vous pourriez vous rendre service mutuellement. Pensez-y bien,
monsieur et mistress Micawber. Prenez du temps et pesez mûrement
la chose.

-- Je n'ai qu'une question à vous adresser, dit mistress Micawber:
le climat est sain, je crois?

-- Le plus beau climat du monde, dit ma tante.

-- Parfaitement, reprit mistress Micawber. Alors, voici ce que je
vous demande: l'état du pays est-il tel qu'un homme distingué
comme M. Micawber, puisse espérer de s'élever dans l'échelle
sociale? Je ne veux pas dire, pour l'instant, qu'il pourrait
prétendre à être gouverneur ou à quelque fonction de cette nature,
mais trouverait-il un champ assez vaste pour le développement
expansif de ses grandes facultés?

-- Il ne saurait y avoir nulle part un plus bel avenir, pour un
homme qui a de la conduite et de l'activité, dit ma tante.

-- Pour un homme qui a de la conduite et de l'activité, répéta
lentement mistress Micawber. Précisément il est évident pour moi
que l'Australie est le lieu où M. Micawber trouvera la sphère
d'action légitime pour donner carrière à ses grandes qualités.

-- Je suis convaincu, ma chère madame, dit M. Micawber, que c'est
dans les circonstances actuelles, le pays, le seul pays où je
puisse établir ma famille; quelque chose d'extraordinaire nous est
réservé sur ce rivage inconnu. La distance n'est rien, à
proprement parler; et bien qu'il soit convenable de réfléchir à
votre généreuse proposition, je vous assure que c'est purement une
affaire de forme.»

Jamais je n'oublierai comment, en un instant, il devint l'homme
des espérances les plus folles, et se vit emporté déjà sur la roue
de la fortune, ni comment mistress Micawber se mit à discourir à
l'instant sur les moeurs du kangourou? Jamais je ne pourrai penser
à cette rue de Canterbury, un jour de marché, sans me rappeler en
même temps de quel air délibéré il marchait à nos côtés; il avait
déjà pris les manières rudes, insouciantes et voyageuses d'un
colon lointain; il fallait la voir examiner en passant les bêtes a
cornes, de l'oeil exercé d'un fermier d'Australie.



CHAPITRE XXIII.

Encore un regard en arrière.


Il faut que je fasse encore ici une pause. Ô! ma femme-enfant, je
revois devant moi, sereine et calme, au milieu de la foule mobile
qui agite ma mémoire, une figure qui me dit, avec son innocente
tendresse et sa naïve beauté: «Arrêtez-vous pour songer à moi;
retournez-vous pour jeter un regard sur la petite fleur qui va
tomber et se flétrir!»

Je m'arrête. Tout le reste pâlit et s'efface à mes yeux. Je me
retrouve avec Dora, dans notre petite maison. Je ne sais pas
depuis combien de temps elle est malade, j'ai une si longue
habitude de la plaindre, que je ne compte plus le temps. Il n'est
pas bien long peut-être à le détailler par mois et par jours, mais
pour moi qui en souffre comme elle à tous les moments de la
journée, Dieu! qu'il parait long et pénible!

On ne me dit plus: «Il faut encore quelques jours.» Je commence à
craindre en secret de ne plus voir le jour où ma femme-enfant
reprendra sa course au soleil avec Jip, son vieux camarade.

Chose singulière! il a vieilli presque subitement; peut-être ne
trouve-t-il plus, auprès de sa maîtresse, cette gaieté qui le
rendait plus jeune et plus gaillard; il se traîne lentement, il
voit à peine, il n'a plus de force, et ma tante regrette le temps
où il aboyait à son approche, au lieu de ramper comme il le fait à
présent, jusqu'à elle, sans quitter le lit de Dora et de lécher
doucement la main de son ancienne ennemie, qui est toujours au
chevet du lit de ma femme.

Dora est couchée: elle nous sourit avec son charmant visage;
jamais elle ne se plaint; jamais elle ne prononce un mot
d'impatience. Elle dit que nous sommes tous très-bons pour elle,
que son cher mari se fatigue à la soigner, que ma tante ne dort
plus, qu'elle est toujours, au contraire, près d'elle, bonne,
active et vigilante. Quelquefois les deux petites dames qui
ressemblent à des oiseaux viennent la voir, et alors nous causons
de notre jour de noces et de tout cet heureux temps.

Quel étrange repos dans toute mon existence d'alors, au dedans
comme au dehors! Assis dans cette paisible petite chambre, je vois
ma femme-enfant tourner vers moi ses yeux bleus: ses petits doigts
s'entrelacent dans les miens. Bien des heures s'écoulent ainsi;
mais, dans toutes ces heures uniformes, il y a trois épisodes qui
me sont plus présents encore à l'esprit que les autres.

Nous sommes au matin; Dora est toute belle, grâce aux soins de ma
tante: elle me montre comme ses cheveux frisent encore sur
l'oreiller, comme ils sont longs et brillants, et comme elle aime
à les laisser flotter à l'aise dans son filet.

«Ce n'est pas que j'en sois fière,» dit-elle en me voyant sourire,
vilain moqueur, mais c'est parce que vous les trouviez beaux; et
parce que, quand j'ai commencé à penser à vous, je me regardais
souvent dans la glace, en me demandant si vous ne seriez pas bien
aise d'en avoir une mèche. Oh! comme vous faisiez des folies, mon
Dody, le jour où je vous en ai donné une!

-- C'est le jour où vous étiez en train de copier des fleurs que
je vous avais offertes, Dora, et où je vous ai dit combien je vous
aimais.

-- Ah! mais, moi, je ne vous ai pas dit alors, reprit Dora, comme
j'ai pleuré sur ces fleurs, en pensant que vous aviez vraiment
l'air de m'aimer! Quand je pourrai courir comme autrefois, David,
nous irons revoir les endroits où nous avons fait tant
d'enfantillages, n'est-ce pas? Nous reprendrons nos vieilles
promenades? et nous n'oublierons pas mon pauvre papa.

-- Oui certainement, et nous serons encore bien heureux; mais il
faut vous dépêcher de vous guérir, ma chérie!

-- Oh! ce ne sera pas long! je vais déjà beaucoup mieux, sans que
ça paraisse.»

Maintenant nous sommes au soir; je suis assis dans le même
fauteuil, auprès du même lit, le même doux visage tourné vers moi.
Nous avons gardé un moment le silence; elle me sourit. J'ai cessé
de transporter chaque jour dans le salon mon léger fardeau. Elle
ne quitte plus son lit.

«Dody!

-- Ma chère Dora!

-- Ne me trouvez pas trop déraisonnable, après ce que vous m'avez
appris l'autre jour de l'état de M. Wickfield, si je vous dis que
je voudrais voir Agnès? J'ai bien envie de la voir!

-- Je vais lui écrire, ma chérie.

-- Vraiment?

-- À l'instant même.

-- Comme vous êtes bon, David! soutenez-moi sur votre bras. En
vérité, mon ami, ce n'est pas une fantaisie, un vain caprice, j'ai
vraiment besoin de la voir!

-- Je conçois cela, et je n'ai qu'à le lui dire; elle viendra tout
de suite.

-- Vous êtes bien seul quand vous descendez au salon maintenant,
murmura-t-elle en jetant ses bras autour de mon cou.

-- C'est bien naturel, mon enfant chérie, quand je vois votre
place vide!

-- Ma place vide! Elle me serre contre son coeur, sans rien dire.
Vraiment, je vous manque donc, David? reprend-elle avec un joyeux
sourire. Moi qui suis si sotte, si étourdie, si enfant?

-- Mon trésor, qui donc me manquerait sur la terre comme vous?

-- Oh, mon mari! je suis si contente et si fâchée, pourtant! Elle
se serre encore plus contre moi, et m'entoure de ses deux bras.
Elle rit, puis elle pleure; enfin elle se calme, elle est
heureuse.

«Oui, bien heureuse! dit-elle. Vous enverrez à Agnès toutes mes
tendresses, et vous lui direz que j'ai grande envie de la voir, je
n'ai plus d'autre envie.

-- Excepté de vous guérir, Dora.

-- Oh! David! quelquefois, je me dis... vous savez que j'ai
toujours été une petite sotte!... que ce jour là n'arrivera
jamais!

-- Ne dites pas cela, Dora! Mon amour, ne vous mettez pas de ces
idées-là dans la tête.

-- Je ne peux pas, David, et je ne le voudrais pas d'ailleurs.
Mais cela ne m'empêche pas d'être très-heureuse, quoique j'éprouve
de la peine à penser que mon cher mari se trouve bien seul, devant
la place vide de sa femme-enfant.»

Cette fois, il fait nuit; je suis toujours auprès d'elle. Agnès
est arrivée; elle a passé avec nous un jour entier. Nous sommes
restés la matinée avec Dora: ma tante, elle et moi. Nous n'avons
pas beaucoup causé, mais Dora a eu l'air parfaitement heureux et
paisible. Maintenant nous sommes seuls.

Est-il bien vrai que ma femme-enfant va bientôt me quitter! On me
l'a dit; hélas! ce n'était pas nouveau pour mes craintes; mais je
veux en douter encore. Mon coeur se révolte contre cette pensée.
Bien des fois, aujourd'hui, je l'ai quittée pour aller pleurer à
l'écart. Je me suis rappelé que Jésus pleura sur cette dernière
séparation des vivants et des morts. J'ai repassé dans mon coeur
cette histoire pleine de grâce et de miséricorde. J'ai cherché à
me soumettre, à prendre courage; mais, je le crains, sans y
réussir tout à fait. Non, je ne peux admettre qu'elle touche à sa
fin. Je tiens sa main dans les miennes; son coeur repose sur le
mien; je vois son amour pour moi tout vivant encore. Je ne puis
m'empêcher, me défendre d'une pâle et faible espérance qu'elle me
sera conservée.

«Je veux vous parler, David. Je veux vous dire une chose que j'ai
souvent pensé à vous dire, depuis quelque temps. Vous voulez bien?
ajouta-t-elle avec un doux regard.

-- Oui, certainement, mon enfant. Pourquoi ne le voudrais-je pas?

-- Ah! c'est que je ne sais pas ce que vous en penserez; peut-être
vous l'êtes-vous déjà dit vous-même? peut-être l'avez-vous déjà
pensé? David, mon ami, je crois que j'étais trop jeune.»

Je pose ma tête près de la sienne sur l'oreiller; elle plonge ses
yeux dans les miens et me parle tout doucement. Petit à petit, à
mesure qu'elle avance, je sens, le coeur brisé, qu'elle me parle
d'elle-même comme au passé.

«Je crois, mon ami, que j'étais trop jeune. Je ne parle pas
seulement de mon âge, j'étais trop jeune d'expérience, de pensées,
trop jeune en tout. J'étais une pauvre petite créature. Peut-être
eût-il mieux valu que nous ne nous fussions aimés que comme des
enfants, pour l'oublier ensuite? Je commence à craindre que je ne
fusse pas en état de faire une femme.»

J'essaye d'arrêter mes larmes, et de lui répondre: «Oh! Dora, mon
amour, vous ne l'étiez pas moins que moi de faire un mari!

-- Je n'en sais rien. Et elle secouait comme jadis ses longues
boucles. Peut-être. Mais si j'avais été plus en état de me marier,
cela vous aurait peut-être fait du bien aussi. D'ailleurs, vous
avez beaucoup d'esprit et moi je n'en ai pas.

-- Est-ce que nous n'avons pas été très-heureux, ma petite Dora?»

-- Oh! moi, j'ai été bien heureuse, bien heureuse. Mais, avec le
temps, mon cher mari se serait lassé de sa femme-enfant. Elle
aurait été de moins en moins sa compagne. Il aurait senti tous les
jours davantage ce qui manquait à son bonheur. Elle n'aurait pas
fait de progrès. Cela vaut mieux ainsi.

-- Ô Dora, ma bien-aimée, ne me dites pas cela. Chacune de vos
paroles a l'air d'un reproche!

-- Vous savez bien que non, répond-elle en m'embrassant. Ô mon
ami, vous n'avez jamais mérité cela de moi, et je vous aimais bien
trop pour vous faire, sérieusement, le plus petit reproche;
c'était mon seul mérite, sauf celui d'être jolie, du moins vous le
trouviez... Êtes-vous bien seul en bas David?

-- Oh! oui, bien seul!

-- Ne pleurez pas... Mon fauteuil est-il toujours là!

-- À son ancienne place.

-- Oh! comme mon pauvre ami pleure! Chut! Chut! Maintenant
promettez-moi une chose. Je veux parler à Agnès. Quand vous
descendrez, priez Agnès de monter chez moi, et pendant que je
causerai avec elle, que personne ne vienne, pas même ma tante. Je
veux lui parler à elle seule. Je veux parler à Agnès toute seule!»

Je lui promets de lui envoyer tout de suite Agnès; mais je ne peux
pas la quitter; j'ai trop de chagrin.

«Je vous disais que cela valait mieux ainsi! murmure-t-elle en me
serrant dans ses bras. Oh! David, plus tard vous n'auriez pas pu
aimer votre femme-enfant plus que vous ne le faites; plus tard,
elle vous aurait causé tant d'ennuis et de désagréments, que peut-
être vous l'auriez moins aimée. J'étais trop jeune et trop enfant,
je le sais. Cela vaut bien mieux ainsi!»

Je vais dans le salon et j'y trouve Agnès; je la prie de monter.
Elle disparaît, et je reste seul avec Jip.

Sa petite niche chinoise est près du feu; il est couché sur son
lit de flanelle; il cherche à s'endormir en gémissant. La lune
brille de sa plus douce clarté. Et mes larmes tombent à flots, et
mon triste coeur est plein d'une angoisse rebelle, il lutte
douloureusement contre le coup qui le châtie, oh! oui bien
douloureusement.

Je suis assis au coin du feu, je songe, avec un vague remords, à
tous les sentiments que j'ai nourris en secret depuis mon mariage.
Je pense à toutes les petites misères qui se sont passées entre
Dora et moi, et je sens combien on a raison de dire que ce sont
toutes ces petites misères qui composent la vie. Et je revois
toujours devant moi la charmante enfant, telle que je l'ai d'abord
connue, embellie par mon jeune amour, comme par le sien, de tous
les charmes d'un tel amour. Aurait-il mieux valu, comme elle me le
disait, que nous nous fussions aimés comme des enfants, pour nous
oublier ensuite? Coeur rebelle, répondez.

Je ne sais comment le temps se passe; enfin je suis rappelé à moi
par le vieux compagnon de ma petite femme, il est plus agité, il
se traîne hors de sa niche, il me regarde, il regarde la porte, il
pleure parce qu'il veut monter.

«Pas ce soir, Jip! pas ce soir!» Il se rapproche lentement de moi,
il lèche ma main, et lève vers moi ses yeux qui ne voient plus
qu'à peine.

«Oh, Jip! peut-être plus jamais!» Il se couche à mes pieds,
s'étend comme pour dormir, pousse un gémissement plaintif: il est
mort.

«Oh! Agnès! venez, venez voir!»

Car Agnès vient de descendre en effet. Son visage est plein de
compassion et de douleur, un torrent de larmes s'échappe de ses
yeux, elle me regarde sans me dire un mot, sa main me montre le
ciel!

«Agnès?»

C'est fini. Je ne vois plus rien; mon esprit se trouble, et au
même instant, tout s'efface de mon souvenir.



CHAPITRE XXIV.

Les opérations de M. Micawber.


Ce n'est pas le moment de dépeindre l'état de mon âme sous
l'influence de cet horrible événement. J'en vins à croire que
l'avenir était fermé pour moi, que j'avais perdu à jamais toute
activité et toute énergie, qu'il n'y avait plus pour moi qu'un
refuge: le tombeau, je n'arrivai que par degrés à ce marasme
languissant, qui m'aurait peut-être dominé dès les premiers
moments, si mon affliction n'avait été troublée d'abord, et
augmentée plus tard par des événements que je vais raconter dans
la suite de cette histoire. Quoiqu'il en soit, ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il se passa un certain temps avant que je
comprisse toute l'étendue de mon malheur; je croyais presque que
j'avais déjà traversé mes plus douloureuses angoisses, et je
trouvais une consolation à méditer sur tout ce qu'il y avait de
beau et de pur dans cette histoire touchante qui venait de finir
pour toujours.

À présent même, je ne me rappelle pas distinctement l'époque où on
me parla de faire un voyage, ni comment nous fûmes amenés à penser
que je ne trouverais que dans le changement de lieu et de
distractions, la consolation et le repos dont j'avais besoin.
Agnès exerçait tant d'influence sur tout ce que nous pensions, sur
tout ce que nous disions, sur tout ce que nous faisions, pendant
ces jours de deuil, que je crois pouvoir lui attribuer ce projet.
Mais cette influence s'exerçait si paisiblement, que je n'en sais
pas davantage.

Je commençais à croire que, lorsque j'associais jadis la pensée
d'Agnès au vieux vitrail de l'église, c'était par un instinct
prophétique de ce qu'elle serait pour moi, à l'heure du grand
chagrin qui devait fondre un jour sur ma vie. En effet, à partir
du moment que je n'oublierai jamais, où elle m'apparut debout, la
main levée vers le ciel, elle fut, pendant ces heures si
douloureuses, comme une sainte dans ma demeure solitaire; lorsque
l'ange de la mort descendit près de Dora, ce fut sur le sein
d'Agnès qu'elle s'endormit, le sourire sur les lèvres; je ne le
sus qu'après, lorsque je fus en état d'entendre ces tristes
détails. Quand je revins à moi, je la vis à mes côtés, versant des
larmes de compassion, et ses paroles pleines d'espérance et de
paix, son doux visage qui semblait descendre d'une région plus
pure et plus voisine du ciel, pour se pencher sur moi, vinrent
calmer mon coeur indocile, et adoucir mon désespoir.

Il faut poursuivre mon récit.

Je devais voyager. C'était, à ce qu'il parait, une résolution
arrêtée entre nous dès les premiers moments. La terre ayant reçu
tout ce qui pouvait périr de celle qui m'avait quitté, il ne me
restait plus qu'à attendre ce que M. Micawber appelait le dernier
acte de la pulvérisation de Heeps, et le départ des émigrants.

Sur la demande de Traddles, qui fut pour moi, pendant mon
affliction, le plus tendre et le plus dévoué des amis, nous
retournâmes à Canterbury, ma tante, Agnès et moi. Nous nous
rendîmes tout droit chez M. Micawber qui nous attendait. Depuis
l'explosion de notre dernière réunion, Traddles n'avait cessé de
partager ses soins entre la demeure de M. Micawber et celle de
M. Wickfield. Quand la pauvre mistress Micawber me vit entrer,
dans mes vêtements de deuil, elle fut extrêmement émue, il y avait
encore dans ce coeur-là beaucoup de bon, malgré les tracas et les
souffrances prolongées qu'elle avait subis depuis tant d'années.

«Eh bien! monsieur et mistress Micawber, dit ma tante, dès que
nous fûmes assis, avez-vous songé à la proposition d'émigrer que
je vous ai faite?

-- Ma chère madame, reprit M. Micawber, je ne saurais mieux
exprimer la conclusion à laquelle nous sommes arrivés. Mistress
Micawber, votre humble serviteur, et je puis ajouter nos enfants,
qu'en empruntant le langage d'un poète illustre, et en vous disant
avec lui:

_Notre barque aborda au rivage,
Et de loin je vois sur les flots
Le navire et ses matelots,
Préparer tout pour le voyage._

-- À la bonne heure! dit ma tante. J'augure bien pour vous de
cette décision qui fait honneur à votre bon sens.

-- C'est vous, madame, qui nous faites beaucoup d'honneur,
répondit-il; puis, consultant son carnet: Quant à l'assistance
pécuniaire qui doit nous mettre à même de lancer notre frêle canot
sur l'océan des entreprises, j'ai pesé de nouveau ce point
capital, et je vous propose l'arrangement suivant, que j'ai
libellé, je n'ai pas besoin de le dire, sur papier timbré, d'après
les prescriptions des divers actes du Parlement relatifs à cette
sorte de garanties: j'offre le remboursement aux échéances ci-
dessous indiquées, dix-huit mois, deux ans, et deux ans et demi.
J'avais d'abord proposé un an, dix-huit mois, et deux ans; mais je
craindrais que le temps ne fût un peu court pour amasser quelque
chose. Nous pourrions, à la première échéance, ne pas avoir été
favorisés dans nos récoltes,» et M. Micawber regardait par toute
la chambre comme s'il y voyait quelques centaines d'ares d'une
terre bien cultivée, «ou bien il se pourrait que nous n'eussions
pas encore serré nos grains. On ne trouve pas toujours des bras
comme on veut, je le crains, dans cette partie de nos colonies où
nous devrons désormais lutter contre la fécondité luxuriante d'un
sol vierge encore.

-- Arrangez cela comme il vous plaira, monsieur, dit ma tante.

-- Madame, répliqua-t-il, mistress Micawber et moi, nous sentons
vivement l'extrême bonté de nos amis et de nos parents. Ce que je
désire, c'est d'être parfaitement en règle, et parfaitement exact.
Nous allons tourner un nouveau feuillet du livre de la vie, nous
allons essayer d'un ressort inconnu et prendre en main un levier
puissant: je tiens, pour moi, comme pour mon fils, à ce que ces
arrangements soient conclus, comme cela se doit, d'homme à homme.»

Je ne sais si M. Micawber attachait à cette dernière phrase un
sens particulier. Je ne sais si jamais ceux qui l'emploient sont
bien sûrs que cela veuille dire quelque chose, mais ce qu'il y a
de certain, c'est qu'il aimait beaucoup cette locution, car il
répéta, avec une toux expressive: «Comme cela se doit, d'homme à
homme.»

«Je propose, dit M. Micawber, des lettres de change; elles sont en
usage dans tout le monde commerçant (c'est aux juifs, je crois,
que nous devons en attribuer l'origine, et ils n'ont su que trop y
conserver encore une bonne part, depuis ce jour); je les propose
parce que ce sont des effets négociables. Mais si on préférait
toute autre garantie, je serais heureux de me conformer aux voeux
énoncés à ce sujet: Comme cela se doit d'homme à homme.»

Ma tante déclara que, quand on était décidé des deux côtés à
consentir à tout, il lui semblait qu'il ne pouvait s'élever aucune
difficulté. M. Micawber fut de son avis.

«Quant à nos préparatifs intérieurs, madame, reprit M. Micawber
avec un sentiment d'orgueil, permettez-moi de vous dire comment
nous cherchons à nous rendre propres au sort qui nous sera
désormais dévolu. Ma fille aînée se rend tous les matins à cinq
heures, dans un établissement voisin, pour y acquérir le talent,
si l'on peut ainsi parler, de traire les vaches. Mes plus jeunes
enfants étudient, d'aussi près que les circonstances le leur
permettent, les moeurs des porcs et des volailles qu'on élève dans
les quartiers moins élégants de cette cité: deux fois déjà, on les
a rapportés à la maison, pour ainsi dire, écrasés par des
charrettes. J'ai moi-même, la semaine passée, donné toute mon
attention à l'art de la boulangerie, et mon fils Wilkins s'est
consacré à conduire des bestiaux, lorsque les grossiers
conducteurs payés pour cet emploi lui ont permis de leur rendre
gratis quelques services en ce genre. Je regrette, pour l'honneur
de notre espèce, d'être obligé d'ajouter que de telles occasions
ne se présentent que rarement; en général, on lui ordonne, avec
des jurements effroyables, de s'éloigner au plus vite.

-- Tout cela est à merveille, dit ma tante du ton le plus
encourageant. Mistress Micawber n'est pas non plus restée oisive,
J'en suis persuadée?

-- Chère madame, répondit mistress Micawber, de son air affairé,
je dois avouer que je n'ai pas jusqu'ici pris une grande part à
des occupations qui aient un rapport direct avec la culture ou
l'élevage des bestiaux, bien que je me propose d'y donner toute
mon attention lorsque nous serons là-bas. Le temps que j'ai pu
dérober à mes devoirs domestiques, je l'ai consacré à une
correspondance étendue avec ma famille. Car j'avoue, mon cher
monsieur Copperfield, ajouta mistress Micawber, qui s'adressait
souvent à moi, probablement parce que jadis elle avait l'habitude
de prononcer mon nom au début de ses discours, j'avoue que, selon
moi, le temps est venu d'ensevelir le passé dans un éternel oubli;
ma famille doit aujourd'hui donner la main à M. Micawber,
M. Micawber doit donner la main à ma famille: il est temps que le
lion repose à côté de l'agneau, et que ma famille se réconcilie
avec M. Micawber.

Je déclarai que c'était aussi mon avis.

«C'est du moins sous cet aspect, mon cher monsieur Copperfield,
que j'envisage les choses. Quand je demeurais chez nous avec papa
et maman, papa avait l'habitude de me demander, toutes les fois
qu'on discutait une question dans notre petit cercle: «Que pense
mon Emma de cette affaire?» Peut-être papa me montrait-il plus de
déférence que je n'en méritais, mais cependant, il m'est permis
naturellement d'avoir mon opinion sur la froideur glaciale qui a
toujours régné dans les relations de M. Micawber avec ma famille;
je puis me tromper, mais enfin j'ai mon opinion.

-- Certainement. C'est tout naturel, madame, dit ma tante.

-- Précisément, continua mistress Micawber. Certainement, je puis
me tromper, c'est même très-probable, mais mon impression
individuelle, c'est que le gouffre qui sépare M. Micawber et ma
famille, est venu de ce que ma famille a craint que M. Micawber
n'eût besoin d'assistance pécuniaire. Je ne puis m'empêcher de
croire qu'il y a des membres de ma famille, ajouta-t-elle avec un
air de grande pénétration, qui ont craint de voir M. Micawber leur
demander de s'engager personnellement pour lui, en lui prêtant
leur nom. Je ne parle pas ici de donner leurs noms pour le baptême
de nos enfants; mais ce qu'ils redoutaient, c'était qu'on ne s'en
servît pour des lettres de change, qui auraient ensuite couru le
risque d'être négociées à la Banque.»

Le regard sagace avec lequel mistress Micawber nous annonçait
cette découverte, comme si personne n'y avait jamais songé, sembla
étonner ma tante qui répondit un peu brusquement:

«Eh bien! madame, à tout prendre, je ne serais pas étonnée que
vous eussiez raison.

-- M. Micawber est maintenant sur le point de se débarrasser des
entraves pécuniaires qui ont si longtemps entravé sa marche; il va
prendre un nouvel essor dans un pays où il trouvera une ample
carrière pour déployer ses facultés; point extrêmement important à
mes yeux; les facultés de M. Micawber ont besoin d'espace. Il me
semble donc que ma famille devrait profiter de cette occasion pour
se mettre en avant. Je voudrais que M. Micawber et ma famille se
réunissent dans une fête donnée... aux frais de ma famille; un
membre important de ma famille y porterait un toast à la santé et
à la prospérité de M. Micawber, et M. Micawber y trouverait
l'occasion de leur développer ses vues.

-- Ma chère, dit M. Micawber, avec quelque vivacité, je crois
devoir déclarer tout de suite que, si j'avais à développer mes
vues devant une telle assemblée, elle en serait probablement
choquée: mon avis étant qu'en masse votre famille se compose de
faquins impertinents, et, en détail, de coquins fieffés.

-- Micawber, dit mistress Micawber, en secouant la tête, non! Vous
ne les avez jamais compris, et ils ne vous ont jamais compris,
voilà tout.»

M. Micawber toussa légèrement.

«Ils ne vous ont jamais compris, Micawber, dit sa femme. Peut-être
en sont-ils incapables. Si cela est, il faut les plaindre, et j'ai
compassion de leur infortune.

-- Je suis extrêmement fâché, ma chère Emma, dit M. Micawber, d'un
ton radouci, de m'être laissé aller à des expressions qu'on peut
trouver un peu vives. Tout ce que je veux dire, c'est que je peux
quitter cette contrée sans que votre famille se mette en avant
pour me favoriser... d'un adieu, en me poussant de l'épaule pour
précipiter mon départ; enfin, j'aime autant m'éloigner
d'Angleterre, de mon propre mouvement, que de m'y faire encourager
par ces gens-là. Cependant, ma chère, s'ils daignaient répondre à
votre communication, ce qui d'après notre expérience à tous deux,
me semble on ne peut plus improbable, je serais bien loin d'être
un obstacle à vos désirs.»

La chose étant ainsi décidée à l'amiable, M. Micawber offrit le
bras à mistress Micawber, et jetant un coup d'oeil sur le tas de
livres et de papiers placés sur la table, devant Traddles, il
déclara qu'ils allaient se retirer pour nous laisser libres; ce
qu'ils firent de l'air le plus cérémonieux.

«Mon cher Copperfield, dit Traddles en s'enfonçant dans son
fauteuil, lorsqu'ils furent partis, et en me regardant avec un
attendrissement qui rendait ses yeux plus rouges encore qu'à
l'ordinaire, et donnait à ses cheveux les attitudes les plus
bizarres, je ne vous demande pas pardon de venir vous parler
d'affaires: je sais tout l'intérêt que vous prenez à celles-ci, et
cela pourra d'ailleurs apporter quelque diversion à votre douleur.
Mon cher ami, j'espère que vous n'êtes pas trop fatigué?

-- Je suis tout prêt, lui dis-je après un moment de silence. C'est
à ma tante qu'il faut penser d'abord. Vous savez tout le mal
qu'elle s'est donné?

-- Sûrement, sûrement, répondit Traddles: qui pourrait l'oublier!

-- Mais ce n'est pas tout, repris-je. Depuis quinze jours, elle a
de nouveaux chagrins; elle n'a fait que courir dans Londres tous
les jours. Plusieurs fois elle est sortie le matin de bonne heure,
pour ne revenir que le soir. Hier encore, Traddles, avec ce voyage
en perspective, il était près de minuit quand elle est rentrée.
Vous savez combien elle pense aux autres. Elle ne veut pas me dire
le sujet de ses peines.»

Ma tante, le front pâle et sillonné de rides profondes, resta
immobile à m'écouter. Quelques larmes coulèrent lentement sur ses
joues, elle mit sa main dans la mienne.

«Ce n'est rien, Trot, ce n'est rien. C'est fini. Vous le saurez un
jour. Maintenant, Agnès, ma chère, occupons-nous de nos affaires.

-- Je dois rendre à M. Micawber la justice de dire, reprit
Traddles, que bien qu'il n'ait pas su travailler utilement pour
son propre compte, il est infatigable quand il s'agit des affaires
d'autrui. Je n'ai jamais rien vu de pareil. S'il a toujours eu
cette activité dévorante, il doit avoir à mon compte au moins deux
cents ans, à l'heure qu'il est. C'est quelque chose
d'extraordinaire que l'état dans lequel il se met, que la passion
avec laquelle il se plonge, jour et nuit, dans l'examen des
papiers et des livres de compte: je ne parle pas de l'immense
quantité de lettres qu'il m'a écrites, quoique nous soyons porte à
porte: souvent même il m'en passe à travers la table, quand il
serait infiniment plus court de nous expliquer de vive voix.

-- Des lettres! s'écrie ma tante. Mais je suis sûre qu'il ne rêve
que par lettres!

-- Et M. Dick, dit Traddles, lui aussi il a fait merveille!
Aussitôt qu'il a été délivré du soin de veiller sur Uriah Heep, ce
qu'il a fait avec un soin inouï, il s'est dévoué aux intérêts de
M. Wickfield, et il nous a véritablement rendu les plus grands
services, en nous aidant dans nos recherches, en faisant mille
petites commissions pour nous, en nous copiant tout ce dont nous
avions besoin.

-- Dick est un homme très-remarquable, s'écria ma tante, je l'ai
toujours dit. Trot, vous le savez!

-- Je suis heureux de dire, miss Wickfield, poursuivit Traddles,
avec une délicatesse et un sérieux vraiment touchants, que pendant
votre absence l'état de M. Wickfield s'est grandement amélioré.
Délivré du poids qui l'accablait depuis si longtemps, et des
craintes terribles qui l'éprouvaient, ce n'est plus le même homme.
Il retrouve même souvent la faculté de concentrer sa mémoire et
son attention sur des questions d'affaires, et il nous a aidés à
éclaircir plusieurs points épineux sur lesquels nous n'aurions
peut-être jamais pu nous former un avis sans son aide. Mais je me
hâte d'en venir aux résultats, qui ne seront pas longs à vous
faire connaître; je n'en finirais jamais si je me mettais à vous
conter en détail tout ce qui me donne bon espoir pour l'avenir.»

Il était aisé de voir que cet excellent Traddles disait cela pour
nous faire prendre courage, et pour permettre à Agnès d'entendre
prononcer le nom de son père sans inquiétude; mais nous n'en fûmes
pas moins charmés tous.

«Voyons! dit Traddles, en classant les papiers qui étaient sur la
table. Nous avons examiné l'état de nos fonds, et, après avoir mis
en ordre des comptes dont les uns étaient fort embrouillés sans
mauvaise intention, et dont les autres étaient embrouillés et
falsifiés à dessein, il nous parait évident que M. Wickfield
pourrait aujourd'hui se retirer des affaires, sans rester le moins
du monde en déficit.

-- Que Dieu soit béni! dit Agnès, avec une fervente
reconnaissance.

-- Mais, dit Traddles, il lui resterait si peu de chose pour vivre
(car même à supposer qu'il vendit la maison, il ne posséderait
plus que quelques centaines de livres sterling), que je crois
devoir vous engager à réfléchir, miss Wickfield, s'il ne ferait
pas mieux de continuer à gérer les propriétés dont il a été si
longtemps chargé. Ses amis pourraient, vous sentez, l'aider de
leurs conseils, maintenant qu'il serait affranchi de tout
embarras. Vous-même, miss Wickfield, Copperfield et moi...

-- J'y ai pensé, Trotwood, dit Agnès en me regardant, et je crois
que cela ne peut pas, que cela ne doit pas être; même sur les
instances d'un ami auquel nous devons tant, et auquel nous sommes
si reconnaissants.

-- J'aurais tort de faire des instances, reprit Traddles. J'ai cru
seulement devoir vous en donner l'idée. N'en parlons plus.

-- Je suis heureuse de vous entendre, répondit Agnès avec fermeté,
car cela me donne l'espoir, et presque la certitude que nous
pensons de même, cher monsieur Traddles, et vous aussi, cher
Trotwood. Une fois mon père délivré d'un tel fardeau, que
pourrais-je souhaiter? Rien autre chose que de le voir soulagé
d'un travail si pénible, et de pouvoir lui consacrer ma vie, pour
lui rendre un peu de l'amour et des soins dont il m'a comblée.
Depuis des années, c'est ce que je désire le plus au monde. Rien
ne pourrait me rendre plus heureuse que la pensée d'être chargée
de notre avenir, si ce n'est le sentiment que mon père ne sera
plus accablé par une trop pesante responsabilité.

-- Avez-vous songé à ce que vous pourriez faire, Agnès?

-- Souvent, cher Trotwood. Je ne suis pas inquiète. Je suis
certaine de réussir. Tout le monde me connaît ici, et l'on me veut
du bien, j'en suis sûre. Ne craignez pas pour moi. Nos besoins ne
sont pas grands. Si je peux mettre en location notre chère vieille
maison, et tenir une école, je serai heureuse de me sentir utile.»

En entendant cette voix ardente, émue, mais paisible, j'avais si
présent le souvenir de la vieille et chère maison, autrefois ma
demeure solitaire, que je ne pus répondre un seul mot: j'avais le
coeur trop plein. Traddles fit semblant de chercher une note parmi
ses papiers.

«À présent, miss Trotwood, dit Traddles, nous avons à nous occuper
de votre fortune.

-- Eh bien! monsieur, répondit ma tante en soupirant; tout ce que
je peux vous en dire, c'est que si elle n'existe plus, je saurai
en prendre mon parti; et que si elle existe encore, je serai bien
aise de la retrouver.

-- C'était je crois, originairement, huit mille livres sterling,
dans les consolidés? dit Traddles.

-- Précisément! répondit ma tante.

-- Je ne puis en retrouver que cinq, dit Traddles d'un air
perplexe.

-- Est-ce cinq mille livres ou cinq livres? dit ma tante avec le
plus grand sang-froid.

-- Cinq mille livres, repartit Traddles.

-- C'était tout ce qu'il y avait, répondit ma tante. J'en avais
vendu moi-même trois mille, dont mille pour votre installation,
mon cher Trot; j'ai gardé le reste. Quand j'ai perdu ce que je
possédais, j'ai cru plus sage de ne pas vous parler de cette
dernière somme, et de la tenir en réserve pour parer aux
événements. Je voulais voir comment vous supporteriez cette
épreuve, Trot; vous l'avez noblement supportée, avec persévérance,
avec dignité, avec résignation. Dick a fait de même. Ne me parlez
pas, car je me sens les nerfs un peu ébranlés.»

Personne n'aurait pu le deviner à la voir si droite sur sa chaise,
les bras croisés; elle était au contraire merveilleusement
maîtresse d'elle-même.

«Alors je suis heureux de pouvoir vous dire, s'écrie Traddles d'un
air radieux, que nous avons retrouvé tout votre argent.

-- Surtout que personne ne m'en félicite, je vous prie, dit ma
tante... Et comment cela, monsieur?

-- Vous croyiez que M. Wickfield avait mal à propos disposé de
cette somme? dit Traddles.

-- Certainement, dit ma tante. Aussi je n'ai pas eu de peine à
garder le silence. Agnès, ne me dites pas un mot!

-- Et le fait est, dit Traddles, que vos fonds avaient été vendus
en vertu des pouvoirs que vous lui aviez confiés; je n'ai pas
besoin de vous dire par qui, ni sur quelle signature. Ce misérable
osa plus tard affirmer et même prouver, par des chiffres, à
M. Wickfield, qu'il avait employé la somme (d'après des
instructions générales, disait-il) pour pallier d'autres déficits
et d'autres embarras d'affaires. M. Wickfield n'a pris d'autre
participation à cette fraude, que d'avoir la malheureuse faiblesse
de vous payer plusieurs fois les intérêts d'un capital qu'il
savait ne plus exister.

-- Et à la fin, il s'en attribua tout le blâme, ajouta ma tante;
il m'écrivit alors une lettre insensée où il s'accusait de vol, et
des crimes les plus odieux. Sur quoi je lui fis une visite un
matin, je demandai une bougie, je brûlai sa lettre, et je lui dis
de me payer un jour, si cela lui était possible, mais en
attendant, s'il ne le pouvait pas, de veiller sur ses propres
affaires pour l'amour de sa fille... Si on me parle, je sors de la
chambre!»

Nous restâmes silencieux; Agnès se cachait la tête dans ses mains.

«Eh bien, mon cher ami, dit ma tante après un moment, vous lui
avez donc arraché cet argent?

-- Ma foi! dit Traddles, M. Micawber l'avait si bien traqué et
s'était muni de tant de preuves irrésistibles que l'autre n'a pas
pu nous échapper. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que je
crois en vérité que c'est encore plus par haine pour Copperfield
que pour satisfaire son extrême avarice, qu'il avait dérobé cet
argent. Il me l'a dit tout franchement. Il n'avait qu'un regret,
c'était de n'avoir pas dissipé cette somme, pour vexer Copperfield
et pour lui faire tort.

-- Voyez-vous! dit ma tante en fronçant les sourcils d'un air
pensif, et en jetant un regard sur Agnès. Et qu'est-il devenu?

-- Je n'en sais rien. Il est parti, dit Traddles, avec sa mère,
qui ne faisait que crier, supplier, confesser tout. Ils sont
partis pour Londres, par la diligence de soir, et je ne sais rien
de plus sur son compte, si ce n'est qu'il a montré pour moi en
partant la malveillance la plus audacieuse. Il ne m'en voulait pas
moins qu'à M. Micawber; j'ai pris cette déclaration pour un
compliment, et je me suis fait un plaisir de le lui dire.

-- Croyez-vous qu'il ait quelque argent, Traddles? lui demandai-
je.

-- Oh! oui, j'en suis bien convaincu, répondit-il en secouant la
tête d'un air sérieux. Je suis sûr que, d'une façon ou d'une
autre, il doit avoir empoché un joli petit magot. Mais je crois,
Copperfield, que si vous aviez l'occasion de l'observer plus tard
dans le cours de sa destinée, vous verriez que l'argent ne
l'empêchera pas de mal tourner. C'est un hypocrite fini; quoi
qu'il fasse, soyez sûr qu'il ne marchera jamais que par des voies
tortueuses. C'est le seul plaisir qui le dédommage de la
contrainte extérieure qu'il s'impose. Comme il rampe sans cesse à
plat ventre pour arriver à quelque petit but particulier, il se
fera toujours un monstre de chaque obstacle qu'il rencontrera sur
son chemin; par conséquent il poursuivra de sa haine et de ses
soupçons chacun de ceux qui le gêneront dans ses vues, fût-ce le
plus innocemment du monde. Alors ses voies deviendront de plus en
plus tortueuses, au moindre ombrage qu'il pourra prendre. Il n'y a
qu'à voir sa conduite ici pour s'en convaincre.

-- C'est un monstre de bassesse comme on n'en voit pas, dit ma
tante.

-- Je n'en sais trop rien, répliqua Traddles d'un air pensif. Il
n'est pas difficile de devenir un monstre de bassesse, quand on
veut s'en donner la peine.

-- Et M. Micawber? dit ma tante.

-- Ah! réellement, dit Traddles d'un air réjoui, je ne peux pas
m'empêcher de donner encore les plus grands éloges à M. Micawber.
Sans sa patience et sa longue persévérance, nous n'aurions fait
rien qui vaille. Et il ne faut pas oublier que M. Micawber a bien
agi, par pur dévouement: quand on songe à tout ce qu'il aurait pu
obtenir d'Uriah Heep, en se faisant payer son silence!

-- Vous avez bien raison, lui dis-je.

-- Et maintenant que faut-il lui donner? demanda ma tante.

-- Oh! avant d'en venir là dit Traddles d'un air un peu
déconcerté, j'ai cru devoir, par discrétion, omettre deux points
dans l'arrangement fort peu légal (car il ne faut pas se
dissimuler qu'il est fort peu légal d'un bout à l'autre) de cette
difficile question. Les billets souscrits par M. Micawber au
profit d'Uriah, pour les avances qu'il lui faisait...

-- Eh bien! il faut les lui rembourser, dit ma tante.

-- Oui, mais je ne sais pas quand on voudra s'en servir contre
lui, ni où ils sont, reprit Traddles en écarquillant les yeux; et
je crains fort que d'ici à son départ, M. Micawber ne soit
constamment arrêté ou saisi pour dettes.

-- Alors il faudra le mettre constamment en liberté, et faire
lever chaque saisie, dit ma tante. À quoi cela monte-t-il en tout?

-- Mais, M. Micawber a porté avec beaucoup d'exactitude ces
transactions (il appelle ça des transactions) sur son grand-livre,
reprit Traddles en souriant, et cela monte à cent trois livres
sterling et cinq shillings.

-- Voyons, que lui donnerons-nous, cette somme-là comprise? dit ma
tante. Agnès, ma chère, nous reparlerons plus tard ensemble de
votre part proportionnelle dans ce petit sacrifice... Eh bien!
combien dirons-nous? Cinq cents livres?»

Nous prîmes la parole en même temps, sur cette offre, Traddles et
moi. Nous insistâmes tous deux pour qu'on ne remît à M. Micawber
qu'une petite somme à la fois, et que, sans le lui promettre
d'avance, on soldât à mesure ce qu'il devait à Uriah Heep. Nous
fûmes d'avis qu'on payât le passage et les frais d'installation de
la famille, qu'on leur donnât en outre cent livres sterling, et
qu'on eût l'air de prendre au sérieux l'arrangement proposé par
M. Micawber pour payer ces avances: il lui serait salutaire de se
sentir sous le coup de cette responsabilité. À cela j'ajoutai que
je donnerais sur son caractère quelques détails à M. Peggotty, sur
qui je savais qu'on pouvait compter. On pourrait aussi confier à
M. Peggotty le soin de lui avancer plus tard cent livres sterling
en sus de ce qu'il aurait déjà reçu au départ. Je me proposais
encore d'intéresser M. Micawber à M. Peggotty, en lui confiant, de
l'histoire de ce dernier, ce qu'il me semblerait utile ou
convenable de ne lui point cacher, afin de les amener à
s'entr'aider mutuellement, dans leur intérêt commun. Nous entrâmes
tous chaudement dans ces plans; et je puis dire par avance qu'en
effet la plus parfaite bonne volonté et la meilleure harmonie ne
tardèrent pas à régner entre les deux parties intéressées.

Voyant que Traddles regardait ma tante d'un air soucieux, je lui
rappelai qu'il avait fait allusion à deux questions dont il devait
nous parler.

«Votre tante m'excusera et vous aussi, Copperfield, si j'aborde un
sujet aussi pénible, dit Traddles en hésitant, mais je crois
nécessaire de le rappeler à votre souvenir. Le jour où M. Micawber
nous a fait cette mémorable dénonciation, Uriah Heep a proféré des
menaces contre le mari de votre tante.»

Ma tante inclina la tête, sans changer de position, avec le même
calme apparent.

«Peut-être, continua Traddles, n'était-ce qu'une impertinence en
l'air.

-- Non, répondit ma tante.

-- Il y avait donc... je vous demande bien pardon... une personne
portant ce titre...? dit Traddles, et elle était sous sa coupe?

-- Oui, mon ami,» dit ma tante.

Traddles expliqua, et d'une mine allongée, qu'il n'avait pas pu
aborder ce sujet, et que dans l'arrangement qu'il avait fait, il
n'en était pas question, non plus que des lettres de créance
contre M. Micawber; que nous n'avions plus aucun pouvoir sur Uriah
Heep, et que s'il était à même de nous faire du tort, ou de nous
jouer un mauvais tour, aux uns ou aux autres, il n'y manquerait
certainement pas.

Ma tante gardait le silence; quelques larmes coulaient sur ses
joues.

«Vous avez raison, dit-elle. Vous avez bien fait d'en parler.

-- Pouvons-nous faire quelque chose, Copperfield ou moi? demanda
doucement Traddles.

-- Rien, dit ma tante. Je vous remercie mille fois. Trot, mon
cher, ce n'est qu'une vaine menace. Faites rentrer M. et mistress
Micawber. Et surtout ne me dites rien ni les uns ni les autres.»
En même temps, elle arrangea les plis de sa robe, et se rassit,
toujours droite comme à l'ordinaire, les yeux fixés sur la porte.

«Eh bien, M. et mistress Micawber, dit ma tante en les voyant
entrer, nous avons discuté la question de votre émigration, je
vous demande bien pardon de vous avoir laissés si longtemps seuls;
voici ce que nous vous proposons.»

Puis elle expliqua ce qui avait été convenu, à l'extrême
satisfaction de la famille, petits et grands, là présents.
M. Micawber en particulier fut tellement enchanté de trouver une
si belle occasion de pratiquer ses habitudes de transactions
commerciales, en souscrivant des billets, qu'on ne put l'empêcher
de courir immédiatement chez le marchand de papier timbré. Mais sa
joie reçut tout à coup un rude choc; cinq minutes après, il revint
escorté d'un agent du shériff, nous informer en sanglotant que
tout était perdu. Comme nous étions préparés à cet événement, et
que nous avions prévu la vengeance d'Uriah Heep, nous payâmes
aussitôt la somme, et, cinq minutes après, M. Micawber avait
repris sa place devant la table, et remplissait les blancs de ses
feuilles de papier timbré avec une expression de ravissement, que
nulle autre occupation ne pouvait lui donner, si ce n'est celle de
faire du punch. Rien que de le voir retoucher ses billets avec un
ravissement artistique, et les placer à distance pour mieux en
voir l'effet, les regarder du coin de l'oeil, et inscrire sur son
carnet les dates et les totaux, enfin contempler son oeuvre
terminée, avec la profonde conviction que c'était de l'or en
barre, il ne pouvait y avoir de spectacle plus amusant.

«Et maintenant, monsieur, si vous me permettez de vous le dire, ce
que vous avez de mieux à faire, dit ma tante après l'avoir observé
un moment en silence, c'est de renoncer pour toujours à cette
occupation.

-- Madame, répondit M. Micawber, j'ai l'intention d'inscrire ce
voeu sur la page vierge de notre nouvel avenir. Mistress Micawber
peut vous le dire. J'ai la confiance, ajouta-t-il, d'un ton
solennel, que mon fils Wilkins n'oubliera jamais qu'il vaudrait
mieux pour lui plonger son poing dans les flammes que de manier
les serpents qui ont répandu leur venin dans les veines glacées de
son malheureux père!» Profondément ému, et transformé en une image
du désespoir, M. Micawber contemplait ces serpents invisibles avec
un regard rempli d'une sombre haine (quoi qu'à vrai dire, on y
retrouvât encore quelques traces de son ancien goût pour ces
serpents figurés), puis il plia les feuilles et les mit dans sa
poche.

La soirée avait été bien remplie. Nous étions épuisés de chagrin
et de fatigue; sans compter que ma tante et moi nous devions
retourner à Londres le lendemain. Il fut convenu que les Micawber
nous y suivraient, après avoir vendu leur mobilier; que les
affaires de M. Wickfield seraient réglées le plus promptement
possible, sous la direction de Traddles, et qu'Agnès viendrait
ensuite à Londres. Nous passâmes la nuit dans la vieille maison
qui, délivrée maintenant de la présence des Heep, semblait purgée
d'une pestilence, et je couchai dans mon ancienne chambre, comme
un pauvre naufragé qui est revenu au gîte.

Le lendemain nous retournâmes chez ma tante, pour ne pas aller
chez moi, et nous étions assis tous deux à côté l'un de l'autre,
comme par le passé, avant d'aller nous coucher, quand elle me dit:

«Trot, avez-vous vraiment envie de savoir ce qui me préoccupait
dernièrement?

-- Oui certainement, ma tante, aujourd'hui, moins que jamais, je
ne voudrais vous voir un chagrin ou une inquiétude dont je n'eusse
ma part.

-- Vous avez déjà eu assez de chagrins vous-même, mon enfant, dit
ma tante avec affection, sans que j'y ajoute encore mes petites
misères. Je n'ai pas eu d'autre motif, mon cher Trot, de vous
cacher quelque chose.

-- Je le sais bien. Mais dites-le-moi maintenant.

-- Voulez-vous sortir en voiture avec moi demain matin? me demanda
ma tante.

-- Certainement.

-- À neuf heures, reprit-elle, je vous dirai tout, mon ami.»

Le lendemain matin, nous montâmes en voiture pour nous rendre à
Londres. Nous fîmes un long trajet à travers les rues, avant
d'arriver devant un des grands hôpitaux de la capitale. Près du
bâtiment, je vis un corbillard très-simple. Le cocher reconnut ma
tante, elle lui fit signe de la main de se mettre en marche, il
obéit, nous le suivîmes.

«Vous comprenez maintenant, Trot, dit ma tante. Il est mort.

-- Est-il mort à l'hôpital?

-- Oui.»

Elle était assise, immobile, à côté de moi, mais je voyais de
nouveau de grosses larmes couler sur ses joues.

«Il y était déjà venu une fois, reprit ma tante. Il était malade
depuis longtemps, c'était une santé détruite. Quand il a su son
état, pendant sa dernière maladie, il m'a fait demander. Il était
repentant; très-repentant.

-- Et je suis sûr que vous y êtes allée! ma tante.

-- Oui. Et j'ai passé depuis bien des heures près de lui.

-- Il est mort la veille de notre voyage à Canterbury?»

Ma tante me fit signe que oui. «Personne ne peut plus lui faire de
tort à présent, dit-elle. Vous voyez que c'était une vaine
menace.»

Nous arrivâmes au cimetière d'Hornsey. «J'aime mieux qu'il repose
ici que dans la ville, dit ma tante. Il était né ici.»

Nous descendîmes de voiture, et nous suivîmes à pied le cercueil
jusqu'au coin de terre dont j'ai gardé le souvenir, et où on lut
le service des morts. _Tu es poussière et_...

«Il y a trente-six ans, mon ami, que je l'avais épousé, me dit ma
tante, lorsque nous remontâmes en voiture. Que Dieu nous pardonne
à tous.»

Nous nous rassîmes en silence, et elle resta longtemps sans
parler, tenant toujours ma main serrée dans les siennes. Enfin
elle fondit tout à coup en larmes, et me dit:

«C'était un très-bel homme quand je l'épousai, Trot... Mais grand
Dieu, comme il avait changé!»

Cela ne dura pas longtemps. Ses pleurs la soulagèrent, elle se
calma bientôt, et reprit sa sérénité, «C'est que j'ai les nerfs un
peu ébranlés, me disait-elle, sans cela je ne me serais pas ainsi
laissée aller à mon émotion. Que Dieu nous pardonne à tous!»

Nous retournâmes chez elle à Highgate, et là nous trouvâmes un
petit billet qui était arrivé par le courrier du matin, de la part
de M. Micawber.

«Canterbury, vendredi.

«Chère madame, et vous aussi, mon cher Copperfield, le beau pays
de promesse qui commençait à poindre à l'horizon est de nouveau
enveloppé d'un brouillard impénétrable, et disparaît pour toujours
des yeux d'un malheureux naufragé, dont l'arrêt est porté!

«Un autre mandat d'arrêt vient en effet d'être lancé par Heep
contre Micawber (dans la haute cour du Banc du roi à Westminster),
et le défendeur est la proie du shériff revêtu de l'autorité
légale dans ce bailliage.

_Voici le jour, voici l'heure cruelle.
Le front de bataille chancelle;
D'un air superbe Édouard, victorieux,
M'apporte l'esclavage et des fers odieux._

«Une fois retombé dans les fers, mon existence sera de courte
durée (les angoisses de l'âme ne sauraient se supporter quand une
fois elles ont atteint un certain point; je sens que j'ai dépassé
ces limites). Que Dieu vous bénisse! Qu'il vous bénisse! Un jour
peut-être, quelque voyageur, visitant par des motifs de curiosité,
et aussi, je l'espère, de sympathie, le lieu où l'on renferme les
débiteurs dans cette ville, réfléchira longtemps, en lisant
gravées sur le mur, avec l'aide d'un clou rouillé,
«Ces obscures initiales:
«W.M.

«P. S. Je rouvre cette lettre pour vous dire que notre commun ami,
M. Thomas Traddles qui ne nous a pas encore quittés, et qui paraît
jouir de la meilleure santé, vient de payer mes dettes et
d'acquitter tous les frais, au nom de cette noble et honorable
miss Trotwood; ma famille et moi nous sommes au comble du
bonheur.»



CHAPITRE XXV.

La tempête.


J'arrive maintenant à un événement qui a laissé dans mon âme des
traces terribles et ineffaçables, à un événement tellement uni à
tout ce qui précède cette partie de ma vie que, depuis les
premières pages de mon récit, il a toujours grandi à mes yeux,
comme une tour gigantesque isolée dans la plaine, projetant son
ombre sur les incidents qui ont marqué même les jours de mon
enfance.

Pendant les années qui suivirent cet événement, j'en rêvais sans
cesse. L'impression en avait été si profonde que, durant le calme
des nuits, dans ma chambre paisible, j'entendais encore mugir le
tonnerre de sa furie redoutable. Aujourd'hui même il m'arrive de
revoir cette scène dans mes rêves, bien qu'à de plus rares
intervalles. Elle s'associe dans mon esprit au bruit du vent
pendant l'orage, au nom seul du rivage de l'Océan. Je vais essayer
de la raconter, telle que je la vois de mes yeux, car ce n'est pas
un souvenir, c'est une réalité présente.

Le moment approchait où le navire des émigrants allait mettre à la
voile: ma chère vieille bonne vint à Londres; son coeur se brisa
de douleur à notre première entrevue. J'étais constamment avec
elle, son frère et les Micawber, qui ne les quittaient guère; mais
je ne revis plus Émilie.

Un soir, j'étais seul avec Peggotty et son frère. Nous en vînmes à
parler de Ham. Elle nous raconta avec quelle tendresse il l'avait
quittée, toujours calme et courageux. Il ne l'était jamais plus,
disait-elle, que quand elle le croyait le plus abattu par le
chagrin. L'excellente femme ne se lassait jamais de parler de lui,
et nous mettions à entendre ses récits le même intérêt qu'elle
mettait à nous les faire.

Nous avions renoncé, ma tante et moi, à nos deux petites maisons
de Highgate: moi, pour voyager, et elle pour retourner habiter sa
maison de Douvres. Nous avions pris, en attendant, un appartement
dans Covent-Garden. Je rentrais chez moi ce soir-là, réfléchissant
à ce qui s'était passé entre Ham et moi, lors de ma dernière
visite à Yarmouth, et je me demandais si je ne ferais pas mieux
d'écrire tout de suite à Émilie, au lieu de remettre une lettre
pour elle à son oncle, au moment où je dirais adieu à ce pauvre
homme sur le tillac, comme j'en avais d'abord formé le projet.
Peut-être voudrait-elle, après avoir lu ma lettre, envoyer par moi
quelque message d'adieu à celui qui l'aimait tant. Mieux valait
lui en faciliter l'occasion.

Avant de me coucher, je lui écrivis. Je lui dis que j'avais vu
Ham, et qu'il m'avait prié de lui dire ce que j'ai déjà raconté
plus haut. Je le répétai fidèlement, sans rien ajouter. Lors même
que j'en aurais eu le droit, je n'avais nul besoin de rien dire de
plus. Ni moi, ni personne, nous n'aurions pu rendre plus
touchantes ses paroles simples et vraies. Je donnai l'ordre de
porter cette lettre le lendemain matin, en y ajoutant seulement
pour M. Peggotty la prière de la remettre à Émilie. Je ne me
couchai qu'à la pointe du jour.

J'étais alors plus épuisé que je ne le croyais; je ne m'endormis
que lorsque le ciel paraissait déjà à l'horizon, et la fatigue me
tint au lit assez tard le lendemain. Je fus réveillé par la
présence de ma tante à mon chevet, quoiqu'elle eût gardé le
silence. Je sentis dans mon sommeil qu'elle était là, comme cela
nous arrive quelquefois.

«Trot, mon ami, dit-elle en me voyant ouvrir les yeux, je ne
pouvais pas me décider à vous réveiller. M. Peggotty est ici;
faut-il le faire monter?»

Je répondis que oui; il parut bientôt.

«Maître Davy, dit-il quand il m'eut donné une poignée de main,
j'ai remis à Émilie votre lettre, et voici le billet qu'elle a
écrit après l'avoir lu. Elle vous prie d'en prendre connaissance
et, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, d'être assez bon pour
vous en charger.

-- L'avez-vous lu?» lui dis-je.

Il hocha tristement la tête; je l'ouvris et je lus ce qui suit:

«J'ai reçu votre message. Oh! que pourrais-je vous dire pour vous
remercier de tant de bonté et d'intérêt?

«J'ai serré votre lettre contre mon coeur. Elle y restera jusqu'au
jour de ma mort. Ce sont des épines bien aiguës, mais elles me
font du bien. J'ai prié par là-dessus. Oh! oui, j'ai bien prié.
Quand je songe à ce que vous êtes, et à ce qu'est mon oncle, je
comprends ce que Dieu doit être, et je me sens le courage de crier
vers lui.

«Adieu pour toujours, mon ami; adieu pour toujours dans ce monde.
Dans un autre monde, si j'obtiens mon pardon, peut-être me
retrouverai-je enfant et pourrai-je venir alors vous retrouver?
Merci, et que Dieu vous bénisse! Adieu, adieu pour toujours!»

Voilà tout ce qu'il y avait dans sa lettre, avec la trace de ses
larmes.

«Puis-je lui dire que vous n'y voyez pas d'inconvénient, maître
Davy, et que vous serez assez bon pour vous en charger? me demanda
M. Peggotty quand j'eus fini ma lecture.

-- Certainement, lui dis-je, mais je réfléchissais...

-- Oui, maître Davy?

-- J'ai envie de me rendre à Yarmouth. J'ai plus de temps qu'il ne
m'en faut pour aller et venir avant le départ du bâtiment. _Il_ ne
me sort pas de l'esprit, lui et sa solitude; si je puis lui
remettre la lettre d'Émilie et vous charger de dire à votre nièce,
à l'heure du départ, qu'il l'a reçue, cela leur fera du bien à
tous deux. J'ai accepté solennellement la commission dont il me
chargeait, l'excellent homme, je ne saurais m'en acquitter trop
complètement. Le voyage n'est rien pour moi. J'ai besoin de
mouvement, cela me calmera. Je partirai ce soir.»

Il essaya de me dissuader, mais je vis qu'il était au fond de mon
avis, et cela m'aurait confirmé dans mon intention si j'en avais
eu besoin. Il alla au bureau de la diligence, sur ma demande, et
prit pour moi une place d'impériale. Je partis le soir par cette
même route que j'avais traversée jadis, au milieu de tant de
vicissitudes diverses.

«Le ciel ne vous paraît-il pas bien étrange ce soir? dis-je au
cocher à notre premier relais. Je ne me souviens pas d'en avoir
jamais vu un pareil.

-- Ni moi non plus; je n'ai même jamais rien vu d'approchant,
répondit-il. C'est du vent, monsieur. Il y aura des malheurs en
mer, j'en ai peur, avant longtemps.»

C'était une confusion de nuages sombres et rapides, traversés ça
et là par des bandes d'une couleur comme celle de la fumée qui
s'échappe du bois mouillé: ces nuages s'entassaient en masses
énormes, à des profondeurs telles que les plus profonds abîmes de
la terre n'en auraient pu donner l'idée, et la lune semblait s'y
plonger tête baissée, comme si, dans son épouvante de voir un si
grand désordre dans les lois de la nature, elle eût perdu sa route
à travers le ciel. Le vent, qui avait soufflé avec violence tout
le jour, recommençait avec un bruit formidable. Le ciel se
chargeait toujours de plus en plus.

Mais à mesure que la nuit avançait et que les nuages précipitaient
leur course, noirs et serrés, sur toute la surface du ciel, le
vent redoublait de fureur. Il était tellement violent que les
chevaux pouvaient à peine faire un pas. Plusieurs fois, au milieu
de l'obscurité de la nuit (nous étions à la fin de septembre, et
les nuits étaient déjà longues), le conducteur s'arrêta,
sérieusement inquiet pour la sûreté de ses passagers. Des ondées
rapides se succédaient, tombant comme des lames d'acier, et nous
étions bien aises de nous arrêter chaque fois que nous trouvions
quelque mur ou quelque arbre pour nous abriter, car il devenait
impossible de continuer à lutter contre l'orage.

Au point du jour, le vent redoubla encore de fureur. J'avais vu à
Yarmouth des coups de vent que les marins appelaient des
canonnades, mais jamais je n'avais rien vu de pareil, rien même
qui y ressemblât. Nous arrivâmes très-tard à Norwich, disputant à
la tempête chaque pouce de terrain, à partir de quatre lieues de
Londres, et nous trouvâmes sur la place du marché une quantité de
personnes qui s'étaient levées au milieu de la nuit, et au bruit
de la chute des cheminées. On nous dit, pendant que nous changions
de chevaux, que de grandes feuilles de tôle avaient été enlevées
de la tour de l'église et lancées par le vent dans une rue
voisine, qu'elles barraient absolument; d'autres racontaient que
des paysans, venus des villages d'alentour, avaient vu de grands
arbres déracinés dont les branches éparses jonchaient les routes
et les champs. Et cependant, loin de s'apaiser, l'orage redoublait
toujours de violence.

Nous avançâmes péniblement: nous approchions de la mer, qui nous
envoyait ce vent redoutable. Nous n'étions pas encore en vue de
l'Océan, que déjà des flots d'écume venaient nous inonder d'une
pluie salée. L'eau montait toujours, couvrant jusqu'à plusieurs
milles de distance le pays plat qui avoisine Yarmouth. Tous les
petits ruisseaux, devenus des torrents, se répandaient au loin.
Lorsque nous aperçûmes la mer, les vagues se dressaient à
l'horizon de l'abîme en furie, comme des tours et des édifices,
sur un rivage éloigné. Quand enfin nous entrâmes dans la ville,
tous les habitants, sur le seuil de la porte, venaient d'un air
inquiet, les cheveux au vent, voir passer la malle-poste qui avait
eu le courage de voyager pendant cette terrible nuit.

Je descendis à la vieille auberge, puis je me dirigeai vers la
mer, en trébuchant le long de la rue, couverte de sable et
d'herbes marines encore tout inondées d'écume blanchâtre; à chaque
pas j'avais à éviter de recevoir une tuile sur la tête ou à
m'accrocher à quelque passant, au détour des rues, pour n'être pas
entraîné par le vent. En approchant du rivage, je vis, non-
seulement les marins, mais la moitié de la population de la ville,
réfugiée derrière des maisons; on bravait parfois la furie de
l'orage pour contempler la mer, mais on se dépêchait de revenir à
l'abri, comme on pouvait, en faisant mille zigzags pour couper le
vent.

J'allai me joindre à ces groupes: on y voyait des femmes en
pleurs; leurs maris étaient à la pêche du hareng ou des huîtres;
il n'y avait que trop de raisons de craindre que leurs barques
n'eussent été coulées à fond avant qu'ils pussent chercher quelque
part un refuge. De vieux marins secouaient la tête et se parlaient
à l'oreille, en regardant la mer, d'abord, puis le ciel; des
propriétaires de navires se montraient parmi eux, agités et
inquiets; des enfants, pêle-mêle, dans les groupes, cherchaient à
lire dans les traits des vieux loups de mer; de rigoureux
matelots, troublés et soucieux, se réfugiaient derrière un mur
pour diriger vers l'Océan leurs lunettes d'approche, comme s'ils
étaient en vedette devant l'ennemi.

Lorsque je pus contempler la mer, en dépit du vent qui
m'aveuglait, des pierres et du sable qui volaient de toute part,
et des formidables mugissements des flots, je fus tout confondu de
ce spectacle. On voyait des murailles d'eau qui s'avançaient en
roulant, puis s'écroulaient subitement de toute leur hauteur; on
aurait dit qu'elles allaient engloutir la ville. Les vagues, en se
retirant avec un bruit sourd, semblaient creuser sur la grève des
caves profondes, comme pour miner le sol. Lorsqu'une lame blanche
se brisait avec fracas, avant d'atteindre le rivage, chaque
fragment de ce tout redoutable, animé de la même furie, courait,
dans sa colère, former un autre monstre pour un assaut nouveau.
Les collines se transformaient en vallées, les vallées
redevenaient des collines, sur lesquelles s'abattait tout à coup
quelque oiseau solitaire; l'eau bouillonnante venait bondir sur la
grève, masse tumultueuse qui changeait sans cesse de forme et de
place, pour céder bientôt l'espace à des formes nouvelles; le
rivage idéal qui semblait se dresser à l'horizon montrait et
cachait tour à tour ses clochers et ses édifices; les nuages
s'enfuyaient épais et rapides; on eût cru assister à un
soulèvement, à un déchirement suprême de la nature entière.

Je n'avais pas aperçu Ham parmi les marins que ce vent mémorable
(car on se le rappelle encore aujourd'hui, comme le plus terrible
sinistre qui ait jamais désolé la côte) avait rassemblés sur le
rivage; je me rendis à sa chaumière; elle était fermée, je frappai
en vain. Alors je gagnai par de petits chemins le chantier où il
travaillait. J'appris là qu'il était parti pour Lowestoft où on
l'avait demandé pour un radoub pressé que lui seul pouvait faire,
mais qu'il reviendrait le lendemain matin de bonne heure.

Je retournai à l'hôtel, et, après avoir fait ma toilette de nuit,
j'essayai de dormir, mais en vain; il était cinq heures de
l'après-midi. Je n'étais pas depuis cinq minutes au coin du feu,
dans la salle à manger, quand le garçon entra sous prétexte de
mettre tout en ordre, ce qui lui servait d'excuse pour causer. Il
me dit que deux bateaux de charbon venaient de sombrer, avec leur
équipage, à quelques milles de Yarmouth, et qu'on avait vu
d'autres navires bien en peine à la dérive, qui s'efforçaient de
s'éloigner du rivage: le danger était imminent.

«Que Dieu ait pitié d'eux, et de tous les pauvres matelots! dit-
il; que vont-ils devenir, si nous avons encore une nuit comme la
dernière!»

J'étais bien abattu; mon isolement et l'absence de Ham me
causaient un malaise insurmontable. J'étais sérieusement affecté,
sans bien m'en rendre compte, par les derniers événements, et le
vent violent auquel je venais de rester longtemps exposé avait
troublé mes idées. Tout me semblait si confus que j'avais perdu le
souvenir du temps et de la distance. Je n'aurais pas été surpris,
je crois, de rencontrer dans les rues de Yarmouth quelqu'un que je
savais devoir être à Londres. Il y avait, sous ce rapport, un vide
bizarre dans mon esprit. Et pourtant il ne restait pas oisif, mais
il était absorbé dans les pensées tumultueuses que me suggérait
naturellement ce lieu, si plein pour moi de souvenirs distincts et
vivants.

Dans cet état, les tristes nouvelles que me donnait le garçon sur
les navires en détresse s'associèrent, sans aucun effort de ma
volonté, à mon anxiété au sujet de Ham. J'étais convaincu qu'il
aurait voulu revenir de Lowestoft par mer, et qu'il était perdu.
Cette appréhension devint si forte que je résolus de retourner au
chantier avant de me mettre à dîner, et de demander au
constructeur s'il croyait probable que Ham pût songer à revenir
par mer. S'il me donnait la moindre raison de le croire, je
partirais pour Lowestoft, et je l'en empêcherais en le ramenant
avec moi.

Je commandai mon dîner, et je me rendis au chantier. Il était
temps; le constructeur, une lanterne à la main, en fermait la
porte. Il se mit à rire, quand je lui posai cette question, et me
dit qu'il n'y avait rien à craindre: jamais un homme dans son bon
sens, ni même un fou, ne songerait à s'embarquer par un pareil
coup de vent; Ham Peggotty moins que tout autre, lui qui était né
dans le métier.

Je m'en doutais d'avance, et pourtant je n'avais pu résister au
besoin de faire cette question, quoique je fusse tout honteux en
moi-même de la faire. J'avais repris le chemin de l'hôtel. Le vent
semblait encore augmenter de violence, s'il est possible. Ses
hurlements, et le fracas des vagues, le claquement des portes et
des fenêtres, le gémissement étouffé des cheminées, le balancement
apparent de la maison qui m'abritait, et le tumulte de la mer en
furie, tout cela était plus effrayant encore que le matin, la
profonde obscurité venait ajouter à l'ouragan ses terreurs réelles
et imaginaires.

Je ne pouvais pas manger, je ne pouvais pas me tenir tranquille,
je ne pouvais me fixer à rien: il y avait en moi quelque chose qui
répondait à l'orage extérieur, et bouleversait vaguement mes
pensées orageuses. Mais au milieu de cette tempête de mon âme, qui
s'élevait comme les vagues rougissantes, je retrouvais constamment
en première ligne mon inquiétude sur le sort de Ham.

On emporta mon dîner sans que j'y eusse pour ainsi dire touché, et
j'essayai de me remonter avec un ou deux verres de vin. Tout était
inutile. Je m'assoupis devant le feu sans perdre le sentiment ni
du bruit extérieur, ni de l'endroit où j'étais. C'était une
horreur indéfinissable qui me poursuivait dans mon sommeil, et
lorsque je me réveillai, ou plutôt lorsque je sortis de la
léthargie qui me clouait sur ma chaise, je tremblais de tout mon
corps, saisi d'une crainte inexplicable.

Je marchai dans la chambre, j'essayai de lire un vieux journal, je
prêtai l'oreille au bruit du vent, je regardai les formes bizarres
que figurait la flamme du foyer. À la fin, le tic-tac monotone de
la pendule contre la muraille m'agaça tellement les nerfs, que je
résolus d'aller me coucher.

Je fus bien aise de savoir, par une nuit pareille, que quelques-
uns des domestiques de l'hôtel étaient décidés à rester sur pied
jusqu'au lendemain matin. Je me couchai horriblement las et la
tête lourde; mais, à peine dans mon lit, ces sensations
disparurent comme par enchantement, et je restai parfaitement
réveillé, avec la plénitude de mes sens.

Pendant des heures j'écoutai le bruit du vent et de la mer; tantôt
je croyais entendre des cris dans le lointain, tantôt c'était le
canon d'alarme qu'on tirait, tantôt des maisons qui s'écroulaient
dans la ville. Plusieurs fois je me levai, et je m'approchai de la
fenêtre, mais je n'apercevais à travers les vitres que la faible
lueur de ma bougie, et ma figure pâle et bouleversée qui s'y
réfléchissait au milieu des ténèbres.

À la fin, mon agitation devint telle que je me rhabillai en toute
hâte, et je redescendis. Dans la vaste cuisine, où pendaient aux
solives de longues rangées d'oignons et de tranches de lard, je
vis les gens qui veillaient, groupés ensemble autour d'une table
qu'on avait exprès enlevée de devant la grande cheminée pour la
placer près de la porte. Une jolie servante qui se bouchait les
oreilles avec son tablier, tout en tenant les yeux fixés sur la
porte, se mit à crier quand elle m'aperçut, me prenant pour un
esprit; mais les autres eurent plus de courage, et furent charmés
que je vinsse leur tenir compagnie. L'un d'eux me demanda si je
croyais que les âmes des pauvres matelots qui venaient de périr
avec les bateaux de charbon, n'auraient pas, en s'envolant, été
éteintes par l'orage.

Je restai là, je crois, deux heures. Une fois, j'ouvris la porte
de la cour et je regardai dans la rue solitaire. Le sable, les
herbes marines et les flaques d'écume encombrèrent le passage en
un moment; je fus obligé de me faire aider pour parvenir à
refermer la porte et la barricader contre le vent.

Il y avait une sombre obscurité dans ma chambre solitaire, quand
je finis par y rentrer; mais j'étais fatigué, et je me recouchai;
bientôt je tombai dans un profond sommeil, comme on tombe, en
songe, du haut d'une tour au fond d'un précipice. J'ai le souvenir
que pendant longtemps j'entendais le vent dans mon sommeil; bien
que mes rêves me transportassent en d'autres lieux et au milieu de
scènes bien différentes. À la fin, cependant, tout sentiment de la
réalité disparut, et je me vis, avec deux de mes meilleurs amis
dont je ne sais pas le nom, au siège d'une ville qu'on canonnait à
outrance.

Le bruit du canon était si fort et si continu, que je ne pouvais
parvenir à entendre quelque chose que j'avais le plus grand désir
de savoir; enfin, je fis un dernier effort et je me réveillai. Il
était grand jour, huit ou neuf heures environ: c'était l'orage que
j'entendais et non plus les batteries; on frappait à ma porte et
on m'appelait.

«Qu'y a-t-il? m'écriai-je.

-- Un navire qui s'échoue tout près d'ici.»

Je sautai à bas de mon lit et je demandai quel navire c'était?

«Un schooner qui vient d'Espagne ou de Portugal avec un chargement
de fruits et de vin. Dépêchez-vous, monsieur, si vous voulez le
voir! On dit qu'il va se briser à la côte, au premier moment.»

Le garçon redescendit l'escalier quatre à quatre; je m'habillai
aussi vite que je pus, et je m'élançai dans la rue.

Le monde me précédait en foule; tous couraient dans la même
direction, vers la plage. J'en dépassai bientôt un grand nombre,
et j'arrivai en présence de la mer en furie.

Le vent s'était plutôt un peu calmé, mais quel calme! C'était
comme si une demi-douzaine de canons se fussent tus, parmi les
centaines de bouches à feu qui résonnaient à mon oreille pendant
mon rêve. Quant à la mer, toujours plus agitée, elle avait une
apparence bien plus formidable encore que la veille au soir. Elle
semblait s'être gonflée de toutes parts; c'était quelque chose
d'effrayant que de voir à quelle hauteur s'élevaient ses vagues
immenses qui grimpaient les unes sur les autres pour rouler au
rivage et s'y briser avec bruit.

Au premier moment, le rugissement du vent et des flots, la foule
et la confusion universelle, joints à la difficulté que
j'éprouvais à résister à la tempête, troublèrent tellement mes
sens que je ne vis nulle part le navire en danger: je n'apercevais
que le sommet des grandes vagues. Un matelot à demi nu, debout à
côté de moi, me montra, de son bras tatoué, où l'on voyait l'image
d'une flèche, la pointe vers la main, le côté gauche de la plage.
Mais alors, grand Dieu! je ne le vis que trop, ce malheureux
navire, et tout près de nous.

Un des mâts était brisé à six ou huit pieds du pont, et gisait,
étendu de côté, au milieu d'une masse de voiles et de cordages. À
mesure que le bateau était ballotté par le roulis et le tangage
qui ne lui laissaient pas un moment de repos, ces ruines
embarrassantes battaient le flanc du bâtiment comme pour en crever
la carcasse; on faisait même quelques efforts pour les couper tout
à fait et les jeter à la mer, car, lorsque le roulis nous ramenait
en vue le tillac, je voyais clairement l'équipage à l'oeuvre, la
hache à la main. Il y en avait un surtout, avec de longs cheveux
bouclés, qui se distinguait des autres par son activité
infatigable. Mais en ce moment, un grand cri s'éleva du rivage,
dominant le vent et la mer: les vagues avaient balayé le pont,
emportant avec elles, dans l'abîme bouillonnant, les hommes, les
planches, les cordages, faibles jouets pour sa fureur!

Le second mât restait encore debout, enveloppé de quelques débris
de voiles et de cordes à demi détachées qui venaient le frapper en
tous sens. Le vaisseau avait déjà touché, à ce que me dit à
l'oreille la voix rauque du marin; il se releva, puis il toucha de
nouveau. J'entendis bientôt la même voix m'annoncer que le
bâtiment craquait par le travers, et ce n'était pas difficile à
comprendre, on voyait bien que l'assaut livré au navire était trop
violent pour que l'oeuvre de la main des hommes pût y résister
longtemps. Au moment où il me parlait, un autre cri, un long cri
de pitié partit du rivage, en voyant quatre hommes sortir de
l'abîme avec le vaisseau naufragé, s'accrocher au tronçon du mât
encore debout, et, au milieu d'eux, ce personnage aux cheveux
frisés dont on avait admiré tout à l'heure l'énergie.

Il y avait une cloche à bord, et, tandis que le vaisseau se
démenait comme une créature réduite à la folie par le désespoir,
nous montrant tantôt toute l'étendue du pont dévasté qui regardait
la grève, tantôt sa quille qui se retournait vers nous pour se
replonger dans la mer, la cloche sonnait sans repos le glas
funèbre de ces infortunés que le vent portait jusqu'à nous. Le
navire s'abîma de nouveau dans les eaux, puis il reparut: deux des
hommes avaient été engloutis. L'angoisse des témoins de cette
scène déchirante augmentait toujours. Les hommes gémissaient en
joignant les mains; les femmes criaient et détournaient la tête.
On courait çà et là sur la plage en appelant du secours, là où
tout secours était impossible. Moi-même, je conjurais un groupe de
matelots que je connaissais, de ne pas laisser ces deux victimes
périr ainsi sous nos yeux.

Ils me répondirent, dans leur agitation (je ne sais comment, dans
un pareil moment, je pus seulement les comprendre), qu'une heure
auparavant on avait essayé, mais sans succès, de mettre à la mer
le canot de sauvetage, et que, comme personne n'aurait l'audace de
se jeter à l'eau avec une corde dont l'extrémité resterait sur le
rivage, il n'y avait absolument rien à tenter. Tout à coup je vis
le peuple s'agiter sur la grève, il s'entr'ouvrait pour laisser
passer quelqu'un. C'était Ham qui arrivait en courant de toutes
ses forces.

J'allai à lui; je crois en vérité que c'était pour le conjurer
d'aller au secours de ces infortunés. Mais, quelque ému que je
fusse d'un spectacle si nouveau et si terrible, l'expression de
son visage, et son regard dirigé vers la mer, ce regard que je ne
lui avais vu qu'une fois, le jour de la fuite d'Émilie,
réveillèrent en moi le sentiment de son danger. Je jetai mes bras
autour de lui; je criai à ceux qui m'entouraient de ne pas
l'écouter, que ce serait un meurtre, qu'il fallait l'empêcher de
quitter le rivage.

Un nouveau cri retentit autour de nous; nous vîmes la voile
cruelle envelopper à coups répétés celui des deux qu'elle put
atteindre et s'élancer triomphant vers l'homme au courage
indomptable qui restait seul au mât.

En présence d'un tel spectacle, et devant la résolution calme et
désespérée du brave marin accoutumé à exercer tant d'empire sur la
plupart des gens qui se pressaient autour de lui, je compris que
je ne pouvais rien contre sa volonté; autant aurait valu implorer
les vents et les vagues.

«Maître David, me dit-il en me serrant affectueusement les mains,
si mon heure est venue, qu'elle vienne; si elle n'est pas venue,
vous me reverrez. Que le Dieu du ciel vous bénisse! qu'il vous
bénisse tous, camarades! Apprêtez tout: je pars!»

On me repoussa doucement, on me pria de m'écarter; puisqu'il
voulait y aller, à tort ou à raison; je ne ferais, par ma
présence, que compromettre les mesures de sûreté qu'il y avait à
prendre, en troublant ceux qui en étaient chargés. Dans la
confusion de mes sentiments et de mes idées, je ne sais ce que je
répondis ou ce qu'on me répondit, mais je vis qu'on courait sur la
grève; on détacha les cordes d'un cabestan, plusieurs groupes
s'interposèrent entre lui et moi. Bientôt seulement je le revis
debout, seul, en costume de matelot, une corde à la main, enroulée
autour du poignet, une autre à la ceinture, pendant que les plus
vigoureux se saisissaient de celle qu'il venait de leur jeter à
ses pieds.

Le navire allait se briser; il n'y avait pas besoin d'être du
métier pour s'en apercevoir. Je vis qu'il allait se fendre par le
milieu, et que la vie de cet homme, abandonné au haut du mât, ne
tenait plus qu'à un fil; pourtant il y restait fermement attaché.
Il avait un béret de forme singulière, d'un rouge plus éclatant
que celui des marins; et, tandis que les faibles planches qui le
séparaient de la mort roulaient et craquaient sous ses pieds,
tandis que la cloche sonnait d'avance son chant de mort, il nous
saluait en agitant son bonnet. Je le vis, en ce moment, et je crus
que j'allais devenir fou, en retrouvant dans ce geste le vieux
souvenir d'un ami jadis bien cher.

Ham regardait la mer, debout et immobile, avec le silence d'une
foule sans haleine derrière lui, et devant lui la tempête,
attendant qu'une vague énorme se retirât pour l'emporter. Alors il
fit un signe à ceux qui tenaient la corde attachée à sa ceinture,
puis s'élança au milieu des flots, et en un moment, il commençait
contre eux la lutte, s'élevant avec leurs collines, retombant au
fond de leurs vallées, perdu sous des monceaux d'écume, puis
rejeté sur la grève. On se dépêcha de le retirer.

Il était blessé. Je vis d'où j'étais du sang sur son visage, mais
lui, il ne sembla pas s'en apercevoir. Il eut l'air de leur donner
à la hâte quelques instructions pour qu'on le laissât plus libre,
autant que je pus en juger par un mouvement de son bras, puis il
s'élança de nouveau.

Il s'avança vers le navire naufragé, luttant contre les flots,
s'élevant avec leurs collines, retombant au fond de leurs vallées,
perdu sous les monceaux d'écume, repoussé vers le rivage, puis
ramené vers le vaisseau, hardiment et vaillamment. La distance
n'était rien, mais la force du vent et de la mer rendait la lutte
mortelle. Enfin, il approchait du navire, il en était si près,
qu'encore un effort et il allait s'y accrocher, lorsque, voyant
une montagne immense, verte, impitoyable, rouler de derrière le
vaisseau vers le rivage, il s'y précipita d'un bond puissant; le
vaisseau avait disparu!

Je vis sur la mer quelques fragments épars; en courant à l'endroit
où on l'attirait sur le rivage, je n'aperçus plus que de faibles
débris, comme si c'étaient seulement les fragments de quelque
misérable futaille. La consternation était peinte sur tous les
visages. On tira Ham à mes pieds... insensible... mort. On le
porta dans la maison la plus voisine, et maintenant, personne ne
m'empêcha plus de rester près de lui, occupé avec tous les autres
à tenter tout au monde pour le ramener à la vie; mais la grande
vague l'avait frappé à mort; son noble coeur avait pour toujours
cessé de battre.

J'étais assis près du lit, longtemps après que tout espoir avait
cessé; un pêcheur qui m'avait connu jadis, lorsque Émilie et moi
nous étions des enfants, et qui m'avait revu depuis, vint
m'appeler à voix basse.

«Monsieur, me dit-il avec de grosses larmes qui coulaient sur ses
joues bronzées, sur ses lèvres tremblantes, pâles comme la mort;
monsieur, pouvez-vous sortir un moment?»

Dans son regard, je retrouvai le souvenir qui m'avait frappé tout
à l'heure. Frappé de terreur, je m'appuyai sur le bras qu'il
m'offrait pour me soutenir.

«Est-ce qu'il y a, lui dis-je, un autre corps sur le rivage?

-- Oui, me répondit-il.

-- Est-ce quelqu'un que je connais?»

Il ne répondit rien.

Mais il me conduisit sur la grève, et là, où jadis, enfants tous
deux, elle et moi nous cherchions des coquilles, là où quelques
débris du vieux bateau détruit par l'ouragan de la nuit
précédente, étaient épars au milieu des galets; parmi les ruines
de la demeure qu'il avait désolée, je le vis couché, la tête
appuyée sur son bras, comme tant de fois jadis je l'avais vu
s'endormir dans le dortoir de Salem-House.



CHAPITRE XXVI.

La nouvelle et l'ancienne blessure.


Vous n'aviez pas besoin, ô Steerforth, de me dire le jour où je
vous vis pour la dernière fois, ce jour que je ne croyais guère
celui de nos derniers adieux; non, vous n'aviez plus besoin de me
dire «quand vous penserez à moi, que ce soit avec indulgence!» Je
l'avais toujours fait; et ce n'est pas à la vue d'un tel spectacle
que je pouvais changer.

On apporta une civière, on l'étendit dessus, on le couvrit d'un
pavillon, on le porta dans la ville. Tous les hommes qui lui
rendaient ce triste devoir l'avaient connu, ils avaient navigué
avec lui, ils l'avaient vu joyeux et hardi. Ils le transportèrent,
au bruit des vagues, au bruit des cris tumultueux qu'on entendait
sur leur passage, jusqu'à la chaumière où l'autre corps était
déjà.

Mais, quand ils eurent déposé la civière sur le seuil, ils se
regardèrent, puis se tournèrent vers moi, en parlant à voix basse.
Je compris pourquoi ils sentaient qu'on ne pouvait les placer côte
à côte dans le même lieu de repos.

Nous entrâmes dans la ville, pour le porter à l'hôtel. Aussitôt
que je pus recueillir mes pensées, j'envoyai chercher Joram, pour
le prier de me procurer une voiture funèbre, qui pût l'emporter à
Londres cette nuit même. Je savais que moi seul je pouvais
m'acquitter de ce soin et remplir le douloureux devoir d'annoncer
à sa mère l'affreuse nouvelle, et je voulais remplir avec fidélité
ce devoir pénible.

Je choisis la nuit pour mon voyage, afin d'échapper à la curiosité
de toute la ville au moment du départ. Mais, bien qu'il fût près
de minuit quand je partis de l'hôtel, dans ma chaise de poste,
suivi par derrière de mon précieux dépôt, il y avait beaucoup de
monde qui attendait. Tout le long des rues, et même à une certaine
distance sur la route, je vis des groupes nombreux; mais enfin je
n'aperçus plus que la nuit sombre, la campagne paisible, et les
cendres d'une amitié qui avait fait les délices de mon enfance.

Par un beau jour d'automne, à peu près vers midi, lorsque le sol
était déjà parfumé de feuilles tombées, tandis que les autres,
nombreuses encore, avec leurs teintes nuancées de jaune, de rouge
et de violet, toujours suspendues à leurs rameaux, laissaient
briller le soleil au travers, j'arrivai à Highgate. J'achevai le
dernier mille à pied, songeant en chemin à ce que je devais faire,
et laissant derrière moi la voiture qui m'avait suivi toute la
nuit, en attendant que je lui fisse donner l'ordre d'avancer.

Lorsque j'arrivai devant la maison, je la revis telle que je
l'avais quittée. Tous les stores étaient baissés, pas un signe de
vie dans la petite cour pavée, avec sa galerie couverte qui
conduisait à une porte depuis longtemps inutile. Le vent s'était
apaisé, tout était silencieux et immobile.

Je n'eus pas d'abord le courage de sonner à la porte; et lorsque
je m'y décidai, il me sembla que la sonnette même, par son bruit
lamentable, devait annoncer le triste message dont j'étais
porteur. La petite servante vint m'ouvrir, et me regardant d'un
air inquiet, tandis qu'elle me faisait passer devant elle, elle me
dit:

«Pardon, monsieur, seriez-vous malade?

-- Non, c'est que j'ai été très-agité, et je suis fatigué.

-- Est-ce qu'il y a quelque chose, monsieur? Monsieur James?

-- Chut! lui dis-je. Oui, il est arrivé quelque chose, que j'ai à
annoncer à mistress Steerforth. Est-elle chez elle?»

La jeune fille répondit d'un air inquiet que sa maîtresse sortait
très-rarement à présent, même en voiture; qu'elle gardait la
chambre, et ne voyait personne, mais qu'elle me recevrait. Sa
maîtresse était dans sa chambre, ajouta-t-elle, et miss Dartle
était près d'elle. «Que voulez-vous que je monte leur dire de
votre part?»

Je lui recommandai de s'observer pour ne pas les effrayer, de
remettre seulement ma carte et de dire que j'attendais en bas.
Puis je m'arrêtai dans le salon, je pris un fauteuil. Le salon
n'avait plus cet air animé qu'il avait autrefois, et les volets
étaient à demi fermés. La harpe n'avait pas servi depuis bien
longtemps. Le portrait de Steerforth, enfant, était là. À côté, le
secrétaire où sa mère serrait les lettres de son fils. Les
relisait-elle jamais? les relirait-elle encore?

La maison était si calme, que j'entendis dans l'escalier le pas
léger de la petite servante. Elle venait me dire que mistress
Steerforth était trop malade pour descendre; mais, que si je
voulais l'excuser et prendre la peine de monter, elle serait
charmée de me voir. En un instant, je fus près d'elle.

Elle était dans la chambre de Steerforth; et non pas dans la
sienne: je sentais qu'elle l'occupait, un souvenir de lui, et que
c'était aussi pour la même raison qu'elle avait laissé là, à leur
place accoutumée, une foule d'objets dont elle était entourée,
souvenirs vivants des goûts et des talents de son fils. Elle
murmura, en me disant bonjour, qu'elle avait quitté sa chambre,
parce que, dans son état de santé, elle ne lui était pas commode,
et prit un air imposant qui semblait repousser tout soupçon de la
vérité.

Rosa Dartle se tenait, comme toujours, auprès de son fauteuil. Du
moment où elle fixa sur moi ses yeux noirs, je vis qu'elle
comprenait que j'apportais de mauvaises nouvelles. La cicatrice
parut au même instant. Elle recula d'un pas, comme pour échapper à
l'observation de mistress Steerforth, et m'épia d'un regard
perçant et obstiné qui ne me quitta plus.

«Je regrette de voir que vous êtes en deuil, monsieur, me dit
mistress Steerforth.

-- J'ai eu le malheur de perdre ma femme, lui dis-je.

-- Vous êtes bien jeune pour avoir éprouvé un si grand chagrin,
répondit-elle. Je suis fâchée, très-fâchée de cette nouvelle.
J'espère que le temps vous apportera quelque soulagement.

-- J'espère, dis-je en la regardant, que le temps nous apportera à
tous quelque soulagement. Chère mistress Steerforth, c'est une
espérance qu'il faut toujours nourrir, même au milieu de nos plus
douloureuses épreuves.»

La gravité de mes paroles et les larmes qui remplissaient mes yeux
l'alarmèrent. Ses idées parurent tout à coup s'arrêter, pour
prendre un autre cours.

J'essayai de maîtriser mon émotion, quand je prononçai doucement
le nom de son fils, mais ma voix tremblait. Elle se le répéta deux
ou trois fois à elle-même à voix basse. Puis, se tournant vers
moi, elle me dit, avec un calme affecté:

«Mon fils est malade?

-- Très-malade.

-- Vous l'avez vu?

-- Je l'ai vu.

-- Vous êtes réconciliés?»

Je ne pouvais pas dire oui, je ne pouvais pas dire non. Elle
tourna légèrement la tête vers l'endroit où elle croyait retrouver
à ses côtés Rosa Dartle, et je profitai de ce moment pour murmurer
à Rosa, du bout des lèvres: «Il est mort.»

Pour que mistress Steerforth n'eût pas l'idée de regarder derrière
elle et de lire sur le visage ému de Rosa la vérité qu'elle
n'était pas encore préparée à savoir, je me hâtai de rencontrer
son regard, car j'avais vu Rosa Dartle lever les mains au ciel
avec une expression violente d'horreur et de désespoir, puis elle
s'en était voilé la figure avec angoisse.

La belle et noble figure que celle de la mère... Ah! quelle
ressemblance! quelle ressemblance!... était tournée vers moi avec
un regard fixe. Sa main se porta à son front. Je la suppliai
d'être calme et de se préparer à entendre ce que j'avais à lui
dire; j'aurais mieux fait de la conjurer de pleurer, car elle
était là comme une statue.

«La dernière fois que je suis venu ici, repris-je d'une voix
défaillante, miss Dartle m'a dit qu'il naviguait de côté et
d'autre. L'avant-dernière nuit a été terrible sur mer. S'il était
en mer cette nuit-là, et près d'une côte dangereuse, comme on le
dit, et si le vaisseau qu'on a vu était bien celui qui...

-- Rosa! dit mistress Steerforth, venez ici.»

Elle y vint, mais de mauvaise grâce, avec peu de sympathie. Ses
yeux étincelaient et lançaient des flammes, elle fit éclater un
rire effrayant.

«Enfin, dit-elle, votre orgueil est-il apaisé, femme insensée?
maintenant qu'il vous a donné satisfaction... par sa mort! Vous
m'entendez? par sa mort!»

Mistress Steerforth était retombée roide sur son fauteuil: elle
n'avait fait entendre qu'un long gémissement en fixant sur elle
ses yeux tout grands ouverts.

«Oui! cria Rosa en se frappant violemment la poitrine, regardez-
moi, pleurez et gémissez, et regardez-moi! Regardez! dit-elle en
touchant du doigt sa cicatrice, regardez le beau chef-d'oeuvre de
votre fils mort!»

Le gémissement que poussait de temps en temps la pauvre mère
m'allait au coeur. Toujours le même, toujours inarticulé et
étouffé, toujours accompagné d'un faible mouvement de tête, mais
sans aucune altération dans les traits; toujours sortant d'une
bouche pincée et de dents serrées comme si les mâchoires étaient
fermées à clef et la figure gelée par la douleur.

«Vous rappelez-vous le jour où il a fait cela? continua Rosa. Vous
rappelez-vous le jour où, trop fidèle au sang que vous lui avez
mis dans les veines, dans un transport d'orgueil, trop caressé par
sa mère, il m'a fait cela, il m'a défigurée pour la vie? Regardez-
moi, je mourrai avec l'empreinte de son cruel déplaisir; et puis
pleurez et gémissez sur votre oeuvre!

-- Miss Dartle, dis-je d'un ton suppliant, au nom du ciel!

-- Je veux parler! dit-elle en me regardant de ses yeux de flamme.
Taisez-vous! Regardez-moi, vous dis-je; orgueilleuse mère d'un
fils perfide et orgueilleux! Pleurez, car vous l'avez nourri;
pleurez, car vous l'avez corrompu! pleurez sur lui pour vous et
pour moi.»

Elle serrait convulsivement les mains; la passion semblait
consumer à petit feu cette frêle et chétive créature.

«Quoi! c'est vous qui n'avez pu lui pardonner son esprit
volontaire! s'écria-t-elle, c'est vous qui vous êtes offensée de
son caractère hautain; c'est vous qui les avez combattus, en
cheveux blancs, avec les mêmes armes que vous lui aviez données le
jour de sa naissance! C'est vous, qui, après l'avoir dressé dès le
berceau pour en faire ce qu'il est devenu, avez voulu étouffer le
germe que vous aviez fait croître. Vous voilà bien payée
maintenant de la peine que vous vous êtes donnée pendant tant
d'années!

-- Oh! miss Dartle, n'êtes-vous pas honteuse! quelle cruauté!

-- Je vous dis, répondit-elle, que je _veux_ lui parler. Rien au
monde ne saurait m'en empêcher, tant que je resterai ici. Ai-je
gardé le silence pondant des années, pour ne rien dire maintenant?
Je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aimé! dit-elle en la
regardant d'un air féroce. J'aurais pu l'aimer, moi, sans lui
demander de retour. Si j'avais été sa femme, j'aurais pu me faire
l'esclave de ses caprices, pour un seul mot d'amour, une fois par
an. Oui, vraiment, qui le sait mieux que moi? Mais vous, vous
étiez exigeante, orgueilleuse, insensible, égoïste. Mon amour à
moi aurait été dévoué... il aurait foulé aux pieds vos misérables
rancunes.»

Les yeux ardents de colère, elle en simulait le geste en écrasant
du pied le parquet.

«Regardez! dit-elle, en frappant encore sur sa cicatrice. Quand il
fut d'âge à mieux comprendre ce qu'il avait fait, il l'a vu et il
s'en est repenti. J'ai pu chanter pour lui faire plaisir, causer
avec lui, lui montrer avec quelle ardeur je m'intéressais à tout
ce qu'il faisait; j'ai pu, par ma persévérance, arriver à être
assez instruite pour lui plaire, car j'ai cherché à lui plaire et
j'y ai réussi. Quand son coeur était encore jeune et fidèle, il
m'a aimée; oui, il m'a aimée. Bien des fois, quand il venait de
vous humilier par un mot de mépris, il m'a serrée, moi, contre son
coeur!»

Elle parlait avec une fierté insultante qui tenait de la frénésie,
mais aussi avec un souvenir ardent et passionné, d'un amour dont
les cendres assoupies laissaient jaillir quelque étincelle d'un
feu plus doux.

«J'ai eu l'humiliation après... j'aurais dû m'y attendre, s'il ne
m'avait pas fascinée par ses ardeurs d'enfant... j'ai eu
l'humiliation de devenir pour lui un jouet, une poupée, bonne à
servir de passe-temps à son oisiveté, à prendre et à quitter, pour
s'en amuser, suivant l'inconstante humeur du moment. Quand il
s'est lassé de moi, je me suis lassée aussi. Quand il n'a plus
songé à moi, je n'ai pas cherché à regagner mon pouvoir sur lui;
j'aurais autant pensé à l'épouser, si on l'avait forcé à me
prendre pour femme. Nous nous sommes séparés l'un de l'autre sans
un mot. Vous l'avez peut-être vu, et vous n'en avez pas été
fâchée. Depuis ce jour, je n'ai plus été pour vous deux qu'un
meuble insensible, qui n'avait ni yeux, ni oreilles, ni sentiment,
ni souvenirs. Ah! vous pleurez? Pleurez sur ce que vous avez fait
de lui. Ne pleurez pas sur votre amour. Je vous dis qu'il y a eu
un temps où je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aimé!»

Elle jetait un regard de colère sur cette figure immobile, dont
les yeux ne bougeaient pas, et elle ne s'attendrissait pas plus
sur les gémissements répétés de la mère, que s'ils sortaient de la
bouche d'une statue.

«Miss Dartle, lui dis-je, s'il est possible que vous ayez le coeur
assez dur pour ne pas plaindre cette malheureuse mère...

-- Et moi, qui me plaindra? reprit-elle avec amertume. C'est elle
qui a semé. Le vent récolte la tempête.

-- Et si les défauts de son fils... continuai-je.

-- Les défauts! s'écria-t-elle en fondant en larmes passionnées.
Qui ose dire du mal de lui? Il valait dix mille fois mieux que les
amis auxquels il avait fait l'honneur de les élever jusqu'à lui!

-- Personne ne peut l'avoir aimé plus que moi, personne ne lui
conserve un plus cher souvenir, répondis-je. Ce que je voulais
dire, c'est que, lors même que vous n'auriez pas compassion de sa
mère, lors même que les défauts du fils, car vous ne les avez pas
ménagés vous-même...

-- C'est faux, s'écria-t-elle en arrachant ses cheveux noirs, je
l'aimais!

-- Lors même, repris-je, que ses défauts ne pourraient, dans un
pareil moment, être bannis de votre souvenir, vous devriez du
moins regarder cette pauvre femme comme si vous ne l'aviez jamais
vue auparavant, et lui porter secours.»

Mistress Steerforth n'avait pas bougé, pas fait un geste. Elle
restait immobile, froide, le regard fixe; continuant à gémir de
temps en temps, avec un faible mouvement de la tête, mais sans
donner autrement signe de vie. Tout d'un coup, miss Dartle
s'agenouilla devant elle, et commença à lui desserrer sa robe.

«Soyez maudit! dit-elle, en me regardant avec une expression de
rage et de douleur réunies. Maudite soit l'heure où vous êtes
jamais venu ici! Malédiction sur vous! sortez.»

Je quittai la chambre, mais je rentrai pour sonner, afin de
prévenir les domestiques. Elle tenait dans ses bras, la forme
impassible de mistress Steerforth, elle l'embrassait en pleurant,
elle l'appelait, elle la pressait sur son sein comme si c'eût été
son enfant. Elle redoublait de tendresse pour rappeler la vie dans
cet être inanimé. Je ne redoutais plus de les laisser seules; je
redescendis sans bruit, et je donnai l'alarme dans la maison, en
sortant.

Je revins à une heure plus avancée de l'après-midi; nous couchâmes
le fils sur un lit, dans la chambre de sa mère. On me dit qu'elle
était toujours de même; miss Dartle ne la quittait pas; les
médecins étaient auprès d'elle; on avait essayé de bien des
remèdes, mais elle restait dans le même état, toujours comme une
statue, faisant entendre seulement, de temps en temps, un
gémissement plaintif.

Je parcourus cette maison funeste; je fermai tous les volets. Je
finis par ceux de la chambre où il reposait. Je soulevai sa main
glacée et je la plaçai sur mon coeur; le monde entier n'était pour
moi que mort et silence. Seulement, par intervalles, j'entendais
éclater le douloureux gémissement de la mère.



CHAPITRE XXVII.

Les émigrants.


J'avais encore une chose à faire avant de céder au choc de tant
d'émotions. C'était de cacher à ceux qui allaient partir ce qui
venait d'arriver, et de les laisser entreprendre leur voyage dans
une heureuse ignorance. Pour cela, il n'y avait pas de temps à
perdre.

Je pris M. Micawber à part ce soir-là, et je lui confiai le soin
d'empêcher cette terrible nouvelle d'arriver jusqu'à M. Peggotty.
Il s'en chargea volontiers et me promit d'intercepter tous les
journaux, qui, sans cette précaution, pourraient la lui révéler.

«Avant d'arriver jusqu'à lui, monsieur, dit M. Micawber en se
frappant la poitrine, il faudra plutôt que cette triste histoire
me passe à travers le corps!»

M. Micawber avait pris, depuis qu'il était question pour lui de
s'adapter à un nouvel état de société, des airs de boucanier
aventureux, pas encore précisément en révolte avec la loi, mais
sur le qui-vive, et le chapeau sur le coin de l'oreille. On aurait
pu le prendre pour un enfant du désert, habitué depuis longtemps à
vivre loin des confins de la civilisation, et sur le point de
retourner dans ses solitudes natales.

Il s'était pourvu, entre autres choses, d'un habillement complet
de toile cirée et d'un chapeau de paille, très-bas de forme,
enduit à l'extérieur de poix ou de goudron. Dans ce costume
grossier, un télescope commun de simple matelot sous le bras,
tournant à chaque instant vers le ciel un oeil de connaisseur,
comme s'il s'attendait à du mauvais temps, il avait un air bien
plus nautique que M. Peggotty. Il avait, pour ainsi dire, donné le
branle-bas dans toute sa famille. Je trouvai mistress Micawber
coiffée du chapeau le plus hermétiquement fermé et le plus
discret, solidement attaché sous le menton, et revêtue d'un châle
qui l'entortillait, comme on m'avait entortillé chez ma tante, le
jour où j'allai la voir pour la première fois, c'est-à-dire comme
un paquet, avant de se consolider à la taille par un noeud
robuste. Miss Micawber, à ce que je pus voir, ne s'était pas non
plus oubliée pour parer au mauvais temps, quoiqu'elle n'eût rien
de superflu dans sa toilette. Maître Micawber était à peine
visible à l'oeil nu, dans sa vaste chemise bleue, et sous
l'habillement de matelot le plus velu que j'aie jamais vu de ma
vie. Quant aux enfants, on les avait emballés, comme des
conserves, dans des étuis imperméables. M. Micawber et son fils
aîné avaient retroussé leurs manches, pour montrer qu'ils étaient
prêts à donner un coup de main n'importe où, à monter sur le pont
et à chanter en choeur avec les autres pour lever l'ancre: «yeo, -
- démarre, -- yeo,» au premier commandement.

C'est dans cet appareil que nous les trouvâmes tous, le soir,
réunis sous l'escalier de bois qu'on appelait alors les _marches
de Hungerford_; ils surveillaient le départ d'une barque qui
emmenait une partie de leurs bagages. J'avais annoncé à Traddles
le cruel événement qui l'avait douloureusement ému; mais il
sentait comme moi qu'il fallait le tenir secret, et il venait
m'aider à leur rendre ce dernier service. Ce fut là que j'emmenai
M. Micawber à l'écart, et que j'obtins de lui la promesse en
question.

La famille Micawber logeait dans un sale petit cabaret borgne,
tout à fait au pied des Marches de Hungerford, et dont les
chambres à pans de bois s'avançaient en saillie sur la rivière. La
famille des émigrants excitant assez de curiosité dans le
quartier, nous fûmes charmés de pouvoir nous réfugier dans leur
chambre. C'était justement une de ces chambres en bois sous
lesquelles montait la marée. Ma tante et Agnès étaient là, fort
occupées à confectionner quelques vêtements supplémentaires pour
les enfants. Peggotty les aidait; sa vieille boîte à ouvrage était
devant elle, avec son mètre, et ce petit morceau de cire qui avait
traversé, sain et sauf, tant d'événements.

J'eus bien du mal à éluder ses questions; bien plus encore à
insinuer tout bas, sans être remarqué, à M. Peggotty, qui venait
d'arriver, que j'avais remis la lettre et que tout allait bien.
Mais enfin, j'en vins à bout, et les pauvres gens étaient bien
heureux. Je ne devais pas avoir l'air très-gai, mais j'avais assez
souffert personnellement pour que personne ne pût s'en étonner.

«Et quand le vaisseau met-il à la voile, monsieur Micawber?»
demanda ma tante.

M. Micawber jugea nécessaire de préparer par degrés ma tante, ou
sa femme, à ce qu'il avait à leur apprendre, et dit que ce serait
plus tôt qu'il ne s'y attendait la veille.

«Le bateau vous a prévenus, je suppose? dit ma tante.

-- Oui, madame, répondit-il.

-- Eh bien! dit ma tante, on met à la voile...

-- Madame, répondit-il, je suis informé qu'il faut que nous soyons
à bord, demain matin, avant sept heures.

-- Eh! dit ma tante, c'est bien prompt. Est-ce un fait certain,
monsieur Peggotty?

-- Oui, madame. Le navire descendra la rivière avec la prochaine
marée. Si maître Davy et ma soeur viennent à Gravesend avec nous,
demain dans l'après-midi, ils nous feront leurs adieux.

-- Vous pouvez en être sûr, lui dis-je.

-- Jusque là, et jusqu'au moment où nous serons en mer, reprit
M. Micawber en me lançant un regard d'intelligence, M. Peggotty et
moi, nous surveillerons ensemble nos malles et nos effets. Emma,
mon amour, dit M. Micawber en toussant avec sa majesté ordinaire,
pour s'éclaircir la voix, mon ami M. Thomas Traddles a la bonté de
me proposer tout bas de vouloir bien lui permettre de commander
tous les ingrédients nécessaires à la composition d'une certaine
boisson, qui s'associe naturellement dans nos coeurs, au rosbif de
la vieille Angleterre; je veux dire... du punch. Dans d'autres
circonstances, je n'oserais demander à miss Trotwood et à miss
Wickfield... mais...

-- Tout ce que je peux vous dire, répondit ma tante, c'est que,
pour moi, je boirai à votre santé et à votre succès avec le plus
grand plaisir, monsieur Micawber.

-- Et moi aussi! dit Agnès, en souriant.»

M. Micawber descendit immédiatement au comptoir, et revint chargé
d'une cruche fumante. Je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il
pelait les citrons avec son couteau poignard, qui avait, comme il
convenait au couteau d'un planteur consommé, au moins un pied de
long, et qu'il l'essuyait avec quelque ostentation sanguinaire,
sur la manche de son habit. Mistress Micawber et les deux aînés de
leurs enfants étaient munis aussi de ces formidables instruments;
quant aux plus jeunes, on leur avait attaché à chacun, le long du
corps, une cuiller de bois pendue à une bonne ficelle. De même
aussi, pour prendre un avant-goût de la vie à bord, ou de leur
existence future au milieu des forêts, M. Micawber se complut à
offrir du punch à mistress Micawber et à sa fille, dans
d'horribles petits pots d'étain, au lieu d'employer les verres
dont il y avait une pleine tablette sur le buffet; quant à lui, il
n'avait jamais été si ravi que de boire dans sa propre pinte
d'étain, et de la remettre ensuite bien soigneusement dans sa
poche, à la fin de la soirée.

«Nous abandonnons, dit M. Micawber, le luxe de notre ancienne
patrie.» Et il semblait y renoncer avec la plus vive satisfaction.
«Les citoyens des forêts ne peuvent naturellement pas s'attendre à
retrouver là les raffinements de cette terre de liberté.»

Ici, un petit garçon vint dire qu'on demandait en bas M. Micawber.

«J'ai un pressentiment, dit mistress Micawber, en posant sur la
table son pot d'étain, que c'est un membre de ma famille!

-- S'il en est ainsi, ma chère, fit observer M. Micawber avec la
vivacité qui lui était habituelle lorsqu'il abordait ce sujet,
comme le membre de votre famille, quel qu'il puisse être, mâle ou
femelle, nous a fait attendre fort longtemps, peut-être ce membre
voudra-t-il bien attendre aussi que je sois prêt à le recevoir.

-- Micawber, dit sa femme à voix basse, dans un moment comme
celui-ci...

-- Il n'y aurait pas de générosité, dit M. Micawber en se levant,
à vouloir se venger de tant d'offenses! Emma, je sens mes torts.

-- Et d'ailleurs, ce n'est pas vous qui en avez souffert,
Micawber, c'est ma famille. Si ma famille sent enfin de quel bien
elle s'est volontairement privée, si elle veut nous tendre
maintenant la main de l'amitié, ne la repoussons pas.

-- Ma chère, reprit-il, qu'il en soit ainsi!

-- Si ce n'est pas pour eux, Micawber, que ce soit pour moi.

-- Emma, répondit-il, je ne saurais résister à un pareil appel. Je
ne peux pas, même en ce moment, vous promettre de sauter au cou de
votre famille; mais le membre de votre famille, qui m'attend en
bas, ne verra point son ardeur refroidie par un accueil glacial.»

M. Micawber disparut et resta quelque temps absent; mistress
Micawber n'était pas sans quelque appréhension qu'il ne se fût
élevé quelque discussion entre lui et le membre de sa famille.
Enfin, le même petit garçon reparut, et me présenta un billet
écrit au crayon avec l'en-tête officielle: «Heep contre Micawber.»

J'appris par ce document que M. Micawber, se voyant encore arrêté,
était tombé dans le plus violent paroxysme de désespoir; il me
conjurait de lui envoyer par le garçon son couteau poignard et sa
pinte d'étain, qui pourraient lui être utiles dans sa prison,
pendant les courts moments qu'il avait encore à vivre. Il me
demandait aussi, comme dernière preuve d'amitié, de conduire sa
famille à l'hospice de charité de la paroisse, et d'oublier qu'il
eût jamais existé une créature de son nom.

Comme de raison, je lui répondis, en m'empressant de descendre
pour payer sa dette; je le trouvai assis dans un coin, regardant
d'un air sinistre l'agent de police qui s'était saisi de sa
personne. Une fois relâché, il m'embrassa avec la plus vive
tendresse, et se dépêcha d'inscrire cet item sur son carnet, avec
quelques notes, où il eut bien soin, je me le rappelle, de porter
un demi-penny que j'avais omis, par inadvertance, dans le total.

Cet important petit carnet lui remémora justement une autre
transaction, comme il l'appelait. Quand nous fûmes remontés, il me
dit que son absence avait été causée par des circonstances
indépendantes de sa volonté; puis il tira de sa poche une grande
feuille de papier, soigneusement pliée, et couverte d'une longue
addition. Au premier coup-d'oeil que je jetai dessus, je me dis
que je n'en avais jamais vu d'aussi monstrueuse sur un cahier
d'arithmétique. C'était, à ce qu'il paraît, un calcul d'intérêt
composé sur ce qu'il appelait «le total principal de quarante et
une livres dix shillings onze pence et demi,» à des échéances
diverses. Après avoir soigneusement examiné ses ressources et
comparé les chiffres, il en était venu à établir la somme qui
représentait le tout, intérêt et principal, pour deux années
quinze mois et quatorze jours, à dater du moment présent. Il en
avait souscrit, de sa plus belle main, un billet à ordre qu'il
remit à Traddles, avec mille remercîments, pour acquit de sa dette
intégrale (comme cela se doit d'homme à homme).

«C'est égal, j'ai toujours le pressentiment, dit mistress Micawber
en secouant la tête d'un air pensif, que nous retrouverons ma
famille à bord avant notre départ définitif.»

M. Micawber avait évidemment un autre pressentiment sur le même
sujet, mais il le renfonça dans son pot d'étain, et avala le tout.

«Si vous avez, durant votre passage, quelque occasion d'écrire en
Angleterre, mistress Micawber, dit ma tante; ne manquez pas de
nous donner de vos nouvelles.

-- Ma chère miss Trotwood, répondit-elle; je serai trop heureuse
de penser qu'il y a quelqu'un qui tienne à entendre parler de
nous; je ne manquerai pas de vous écrire. M. Copperfield, qui est
depuis si longtemps notre ami, n'aura pas, j'espère, d'objection à
recevoir, de temps à autre, quelque souvenir d'une personne qui
l'a connu avant que les jumeaux eussent conscience de leur propre
existence.»

Je répondis que je serais heureux d'avoir de ses nouvelles, toutes
les fois qu'elle aurait l'occasion d'écrire.

«Les facilités ne nous manqueront pas, grâce à Dieu, dit
M. Micawber; l'Océan n'est à présent qu'une grande flotte, et nous
rencontrerons sûrement plus d'un vaisseau pendant la traversée.
C'est une plaisanterie que ce voyage, dit M. Micawber, en prenant
son lorgnon; une vraie plaisanterie. La distance est imaginaire.»

Quand j'y pense, je ne puis m'empêcher de sourire. C'était bien là
M. Micawber... Autrefois, lorsqu'il allait de Londres à
Canterbury, il en parlait comme d'un voyage au bout du monde; et
maintenant qu'il quittait l'Angleterre pour l'Australie, il
semblait qu'il partît pour traverser la Manche.

«Pendant le voyage, j'essayerai, dit M. Micawber, de leur faire
prendre patience en leur défilant mon chapelet, et j'ai la
confiance que, durant nos longues soirées, on ne sera pas fâché
d'entendre les mélodies de mon fils Wilkins, autour du feu. Quand
mistress Micawber aura le pied marin, et qu'elle ne se sentira
plus mal au coeur (pardon de l'expression), elle leur chantera
aussi sa petite chansonnette. Nous verrons, à chaque instant,
passer près de nous, des marsouins et des dauphins; sur le bâbord
comme sur le tribord, nous découvrirons à tout moment des objets
pleins d'intérêt. En un mot, dit M. Micawber, avec son antique
élégance, il est probable que nous aurons autour de nous tant de
sujets de distraction, que, lorsque nous entendrons crier:
«Terre,» en haut du grand mât, nous serons on ne peut pas plus
étonnés!»

Là-dessus, il brandit victorieusement son petit pot d'étain, comme
s'il avait déjà accompli le voyage, et qu'il vînt de passer un
examen de première classe devant les autorités maritimes les plus
compétentes.

«Pour moi, ce que j'espère surtout, mon cher monsieur Copperfield,
dit mistress Micawber; c'est qu'un jour nous revivrons dans notre
ancienne patrie, en la personne de quelques membres de notre
famille. Ne froncez pas le sourcil, Micawber! ce n'est pas à ma
propre famille que je veux faire allusion, c'est aux enfants de
nos enfants. Quelque vigoureux que puisse être le rejeton
transplanté, dit mistress Micawber en secouant la tête, je ne
saurais oublier l'arbre d'où il sera sorti; et lorsque notre race
sera parvenue à la grandeur et à la fortune, j'avoue que je serai
bien aise de penser que cette fortune viendra refluer dans les
coffres de la Grande-Bretagne.

«Ma chère, dit M. Micawber, que la Grande-Bretagne se tire de là
comme elle pourra; je suis forcé de dire qu'elle n'a jamais fait
grand'chose pour moi, et que je ne m'inquiète pas beaucoup de ce
qu'elle deviendra.

-- Micawber, continua mistress Micawber; vous avez tort. Quand
vous partez, Micawber, pour un pays lointain, ce n'est pas pour
affaiblir, c'est pour fortifier le lien qui nous unit à Albion.

-- Le lien en question, ma chère amie, reprit M. Micawber, ne m'a
pas, je le répète, chargé d'assez d'obligations personnelles, pour
que je redoute le moins du monde d'en former d'autres.

-- Micawber, repartit mistress Micawber, je vous le répète, vous
avez tort; vous ne savez pas vous-même de quoi vous êtes capable,
Micawber; c'est là-dessus que je compte pour fortifier, même en
vous éloignant de votre patrie, le lien qui vous unit à Albion.»

M. Micawber s'assit dans son fauteuil, les sourcils légèrement
froncés; il avait l'air de n'admettre qu'à demi les idées de
mistress Micawber, à mesure qu'elle les énonçait, bien qu'il fût
profondément pénétré de la perspective qu'elle ouvrait devant lui.

«Mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, je désire
que M. Micawber comprenne sa position. Il me paraît extrêmement
important, qu'à dater du jour de son embarquement, M. Micawber
comprenne sa position. Vous me connaissez assez, mon cher monsieur
Copperfield, pour savoir que je n'ai pas la vivacité d'humeur de
M. Micawber. Moi, je suis, qu'il me soit permis de le dire, une
femme éminemment pratique. Je sais que nous allons entreprendre un
long voyage; je sais que nous aurons à supporter bien des
difficultés et bien des privations, c'est une vérité trop claire;
mais je sais aussi ce qu'est M. Micawber, je sais mieux que lui ce
dont il est capable. Voilà pourquoi je regarde comme extrêmement
important que M. Micawber comprenne sa position.

-- Mon amour, répondit-il; permettez-moi de vous faire observer
qu'il m'est impossible de comprendre ma position dans le moment
présent.

-- Je ne suis pas de cet avis, Micawber, reprit-elle; pas
complètement du moins. Mon cher monsieur Copperfield, la situation
de M. Micawber n'est pas comme celle de tout le monde; M. Micawber
se rend dans un pays éloigné, précisément pour se faire enfin
connaître et apprécier pour la première fois de sa vie. Je désire
que M. Micawber se place sur la proue de ce vaisseau, et qu'il
dise d'une voix assurée: «Je viens conquérir ce pays! Avez-vous
des honneurs? avez-vous des richesses? avez-vous des fonctions
largement rétribuées? qu'on me les apporte; elles sont à moi!»

M. Micawber nous lança un regard qui voulait dire: Il y a ma foi!
beaucoup de bon dans ce qu'elle dit là.

«En un mot, dit mistress Micawber, du ton le plus décisif, je veux
que M. Micawber soit le César de sa fortune. Voilà comment
j'envisage la véritable position de M. Micawber, mon cher monsieur
Copperfield. Je désire qu'à partir du premier jour de ce voyage,
M. Micawber se place sur la proue du vaisseau, pour dire: «Assez
de retard comme cela, assez de désappointement, assez de gêne;
c'était bon dans notre ancienne patrie, mais voici la patrie
nouvelle; vous me devez une réparation! apportez-la-moi.»

M. Micawber se croisa les bras d'un air résolu, comme s'il était
déjà debout, dominant la figure qui décorait la proue du navire.

«Et s'il comprend sa position, dit mistress Micawber, n'ai-je pas
raison de dire que M. Micawber fortifiera le lien qui l'unit à la
Grande-Bretagne, bien loin de l'affaiblir? Prétendra-t-on qu'on ne
ressentira pas jusques dans la mère patrie, l'influence de l'homme
important, dont l'astre se lèvera sur un autre hémisphère? Aurais-
je la faiblesse de croire qu'une fois en possession du sceptre de
la fortune et du génie en Australie, M. Micawber ne sera rien en
Angleterre? Je ne suis qu'une femme, mais je serais indigne de
moi-même et de papa, si j'avais à me reprocher cette absurde
faiblesse!»

Dans sa profonde conviction qu'il n'y avait rien à répondre à ces
arguments, mistress Micawber avait donné à son ton une élévation
morale que je ne lui avais jamais connue auparavant.

«C'est pourquoi, dit-elle; je souhaite d'autant plus que nous
puissions revenir habiter un jour le sol natal; M. Micawber sera
peut-être, je ne saurais me dissimuler que cela est très-probable,
M. Micawber sera un grand nom dans le Livre de l'histoire, et ce
sera le moment, pour lui, de reparaître glorieux dans le pays qui
lui avait donné naissance, et qui n'avait pas su employer ses
grandes facultés.

-- Mon amour, repartit M. Micawber, il m'est impossible de ne pas
être touché de votre affection; je suis toujours prêt à m'en
rapporter à votre bon jugement. Ce qui sera, sera! Le ciel me
préserve de jamais vouloir dérober à ma terre natale la moindre
part des richesses qui pourront, un jour, s'accumuler sur nos
descendants!

-- C'est bien, dit ma tante, en se tournant vers M. Peggotty; et
je bois à votre santé à tous; que toute sorte de bénédictions et
de succès vous accompagnent!»

M. Peggotty mit par terre les deux enfants qu'il tenait sur ses
genoux, et se joignit à M. et à mistress Micawber pour boire, en
retour, à notre santé; puis les Micawber et lui se serrèrent
cordialement la main, et en voyant un sourire venir illuminer son
visage bronzé, je sentis qu'il saurait bien se tirer d'affaire,
établir sa bonne renommée, et se faire aimer partout où il irait.

Les enfants eurent eux-mêmes la permission de tremper leur cuiller
de bois dans le pot de M. Micawber, pour s'associer au voeu
général; après quoi ma tante et Agnès se levèrent et prirent congé
des émigrants. Ce fut un douloureux moment. Tout le monde
pleurait; les enfants s'accrochaient à la robe d'Agnès, et nous
laissâmes le pauvre M. Micawber dans un violent désespoir,
pleurant et sanglotant à la lueur d'une seule bougie, dont la
simple clarté, vue de la Tamise, devait donner à sa chambre
l'apparence d'un pauvre fanal.

Le lendemain matin, j'allai m'assurer qu'ils étaient partis. Ils
étaient montés dans la chaloupe à cinq heures du matin. Je compris
quel vide laissent de tels adieux, en trouvant à la misérable
petite auberge, où je ne les avais vus qu'une seule fois, un air
triste et désert, maintenant qu'ils en étaient partis.

Le surlendemain, dans l'après-midi, nous nous rendîmes à
Gravesend, ma vieille bonne et moi; nous trouvâmes le vaisseau
environné d'une foule de barques, au milieu de la rivière. Le vent
était bon, le signal du départ flottait au haut du mât. Je louai
immédiatement une barque, et nous pénétrâmes à bord, à travers la
confusion étourdissante à laquelle le navire était en proie.

M. Peggotty nous attendait sur le pont. Il me dit que M. Micawber
venait d'être arrêté de nouveau (et pour la dernière fois), à la
requête de M. Heep, et que, d'après mes instructions, il avait
payé le montant de la dette, que je lui rendis aussitôt. Puis il
nous fit descendre dans l'entre-pont, et là, se dissipèrent les
craintes que j'avais pu concevoir, qu'il ne vint à savoir ce qui
s'était passé à Yarmouth. M. Micawber s'approcha de lui, lui prit
le bras d'un air d'amitié et de protection, et me dit à voix basse
que, depuis l'avant-veille, il ne l'avait pas quitté.

C'était pour moi un spectacle si étrange, l'obscurité me semblait
si grande, et l'espace si resserré, qu'au premier abord, je ne pus
me rendre compte de rien; mais peu à peu mes yeux s'habituèrent à
ces ténèbres, et je me crus au centre d'un tableau de Van Ostade.
On apercevait au milieu des poutres, des agrès, des ralingues du
navire, les hamacs, les malles, les caisses, les barils composant
le bagage des émigrants; quelques lanternes éclairaient la scène;
plus loin, la pâle lueur du jour pénétrait par une écoutille ou
une manche à vent. Des groupes divers se pressaient en foule; on
faisait de nouveaux amis, on prenait congé des anciens, on
parlait, on riait, on pleurait, on mangeait et on buvait; les uns,
déjà installés dans les quelques pieds de parquet qui leur étaient
assignés, s'occupaient à disposer leurs effets, et plaçaient de
petits enfants sur des tabourets ou dans leurs petites chaises;
d'autres, ne sachant où se caser, erraient d'un air désolé. Il y
avait des enfants qui ne connaissaient encore la vie que depuis
huit jours, et des vieillards voûtés qui semblaient ne plus avoir
que huit jours à la connaître; des laboureurs qui emportaient avec
leurs bottes quelque motte du sol natal, et des forgerons, dont la
peau allait donner au nouveau-monde un échantillon de la suie et
de la fumée de l'Angleterre; dans l'espace étroit de l'entre-pont,
on avait trouvé moyen d'entasser des spécimens de tous les âges et
de tous les états.

En jetant autour de moi un coup d'oeil, je crus voir, assise à
côté d'un des petits Micawber, une femme dont la tournure me
rappelait Émilie. Une autre femme se pencha vers elle pour
l'embrasser, puis s'éloigna rapidement à travers la foule, me
laissant un vague souvenir d'Agnès. Mais au milieu de la confusion
universelle, et du désordre de mes pensées, je la perdis bientôt
de vue; je ne vis plus qu'une chose, c'est qu'on donnait le signal
de quitter le pont à tous ceux qui ne partaient pas; que ma
vieille bonne pleurait à côté de moi, et que mistress Gummidge
s'occupait activement d'arranger les effets de M. Peggotty, avec
l'assistance d'une jeune femme, vêtue de noir, qui me tournait le
dos.

«Avez-vous encore quelque chose à me dire, maître Davy? me demanda
M. Peggotty; n'auriez-vous pas quelque question à me faire pendant
que nous sommes encore là?

«Une seule, lui dis-je. Marthe...»

Il toucha le bras de la jeune femme que j'avais vue près de lui,
elle se retourna, c'était Marthe.

«Que Dieu vous bénisse, excellent homme que vous êtes! m'écriai-
je; vous l'emmenez avec vous?»

Elle me répondit pour lui, en fondant en larmes. Il me fut
impossible de dire un mot, mais je serrai la main de M. Peggotty;
et si jamais j'ai estimé et aimé un homme au monde, c'est bien
celui-là.

Les étrangers évacuaient le navire. Mon plus pénible devoir
restait encore à accomplir. Je lui dis ce que j'avais été chargé
de lui répéter, au moment de son départ, par le noble coeur qui
avait cessé de battre. Il en fut profondément ému. Mais, lorsqu'à
son tour, il me chargea de ses compliments d'affection et de
regret pour celui qui ne pouvait plus les entendre, je fus bien
plus ému encore que lui.

Le moment était venu. Je l'embrassai. Je pris le bras de ma
vieille bonne tante en pleurs, nous remontâmes sur le pont. Je
pris congé de la pauvre mistress Micawber. Elle attendait toujours
sa famille d'un air inquiet; et ses dernières paroles furent pour
me dire qu'elle n'abandonnerait jamais M. Micawber.

Nous redescendîmes dans notre barque; à une petite distance, nous
nous arrêtâmes pour voir le vaisseau prendre son élan. Le soleil
se couchait. Le navire flottait entre nous et le ciel rougeâtre:
on distinguait le plus mince de ses espars et de ses cordages sur
ce fond éclatant. C'était si beau, si triste, et en même temps si
encourageant, de voir ce glorieux vaisseau immobile encore sur
l'onde doucement agitée, avec tout son équipage, tous ses
passagers, rassemblés en foule sur le pont, silencieux et tête
nue, que je n'avais jamais rien vu de pareil.

Le silence ne dura qu'un moment. Le vent souleva les voiles, le
vaisseau s'ébranla; trois hourrahs retentissants, partis de toutes
les barques, et répétés à bord vinrent d'écho en écho mourir sur
le rivage. Le coeur me faillit à ce bruit, à la vue des mouchoirs
et des chapeaux qu'on agitait en signe d'adieu, et c'est alors que
je la vis.

Oui, je la vis à côté de son oncle, toute tremblante contre son
épaule. Il nous montrait à sa nièce, elle nous vit à son tour, et
m'envoya de la main un dernier adieu. Allez, pauvre Émilie! belle
et frêle plante battue par l'orage! Attachez-vous à lui comme le
lierre, avec toute la confiance que vous laisse votre coeur brisé,
car il s'est attaché à vous avec toute la force de son puissant
amour.

Au milieu des teintes roses du ciel, elle, appuyée sur lui, et lui
la soutenant dans ses bras, ils passèrent majestueusement et
disparurent. Quand nous tournâmes nos rames vers le rivage, la
nuit était tombée sur les collines du Kent... Elle était aussi
tombée sur moi, bien ténébreuse.



CHAPITRE XXVIII.

Absence.


Oh! oui, une nuit bien longue et bien ténébreuse, troublée par
tant d'espérances déçues, tant de chers souvenirs, tant d'erreurs
passées, tant de chagrins stériles, tant de regrets amers qui
venaient la hanter comme des spectres nocturnes.

Je quittai l'Angleterre, sans bien comprendre encore toute la
force du coup que j'avais à supporter. Je quittai tous ceux qui
m'étaient chers et je m'en allai; je croyais que j'en étais
quitte, et que tout était fini comme cela. De même que, sur un
champ de bataille, un soldat vient de recevoir une balle mortelle
sans savoir seulement qu'il est blessé; de même, laissé seul avec
mon coeur indiscipliné, je ne me doutais pas non plus de la
profonde blessure contre laquelle il allait avoir à lutter.

Je le compris enfin, mais non point tout d'un coup; ce ne fut que
petit à petit et comme brin à brin. Le sentiment de désolation que
j'emportais en m'éloignant ne fit que devenir plus vif et plus
profond d'heure en heure. Ce n'était d'abord qu'un sentiment vague
et pénible de chagrin et d'isolement. Mais il se transforma, par
degrés imperceptibles, en un regret sans espoir de tout ce que
j'avais perdu, amour, amitié, intérêt: de tout ce que l'amour
avait brisé dans mes mains; une première foi, une première
affection, le rêve entier de ma vie. Que me restait-il désormais?
un vaste désert qui s'étendait autour de moi sans interruption,
presque sans horizon.

Si ma douleur était égoïste, je ne m'en rendais pas compte. Je
pleurais sur ma femme-enfant, enlevée si jeune, à la fleur de son
avenir. Je pleurais sur celui qui aurait pu gagner l'amitié et
l'admiration de tous, comme jadis il avait su gagner la mienne. Je
pleurais sur le coeur brisé qui avait trouvé le repos dans la mer
orageuse; je pleurais sur les débris épars de cette vieille
demeure, où j'avais entendu souffler le vent du soir, quand je
n'étais encore qu'un enfant.

Je ne voyais aucune issue à cet abîme de tristesse où j'étais
tombé. J'errais de lieu en lieu, portant partout mon fardeau avec
moi. J'en sentais tout le poids, je pliais sous le faix, et je me
disais dans mon coeur que jamais il ne pourrait être allégé.

Dans ces moments de crise et de découragement, je croyais que
j'allais mourir. Parfois je me disais que je voulais mourir au
moins près des miens, et je revenais sur mes pas, pour être plutôt
avec eux. D'autrefois, je continuais mon chemin, j'allais de ville
en ville, poursuivant je ne sais quoi devant moi, et voulant
laisser derrière moi je ne sais quoi non plus.

Il me serait impossible de retracer une à une toutes les phases
douloureuses que j'eus à traverser dans ma détresse. Il y a de ces
rêves qu'on ne saurait décrire que d'une manière vague et
imparfaite; et quand je prends sur moi de me rappeler cette époque
de ma vie, il me semble que c'est un de ces rêves-là qui me
reviennent à l'esprit. Je revois, en passant, des villes
inconnues, des palais, des cathédrales, des temples, des tableaux,
des châteaux et des tombes, des rues fantastiques, tous les vieux
monuments de l'histoire et de l'imagination. Mais non, je ne les
revois pas, je les rêve, portant toujours partout mon fardeau
pénible, et ne reconnaissant qu'à peine les objets qui passent et
disparaissent dans cette fantasmagorie de mon esprit. Ne rien
voir, ne rien entendre, uniquement absorbé dans le sentiment de ma
douleur, voilà la nuit qui tomba sur mon coeur indiscipliné, mais
sortons-en... comme je finis par en sortir, Dieu merci!... Il est
temps de secouer ce long et triste rêve, et de quitter les
ténèbres pour une nouvelle aurore.

Pendant plusieurs mois je voyageai ainsi, avec ce nuage obscur sur
l'esprit. Des raisons mystérieuses semblaient m'empêcher de
reprendre le chemin de mon pays natal, et m'engager à poursuivre
mon pèlerinage. Tantôt je prenais ma course de pays en pays, sans
me reposer, sans m'arrêter nulle part. Tantôt je restais longtemps
au même endroit, sans savoir pourquoi. Je n'avais ni but, ni
mobile.

J'étais en Suisse. Je revenais d'Italie, par un des grands
passages à travers les Alpes, où j'errais, avec un guide, dans les
sentiers écartés des montagnes. Si ces solitudes majestueuses
parlaient à mon coeur, je n'en savais en vérité rien. J'avais
trouvé quelque chose de merveilleux et de sublime dans ces
hauteurs prodigieuses, dans ces précipices horribles, dans ces
torrents mugissants, dans ces chaos de neige et de glace, mais
c'était tout ce que j'y avais vu.

Un soir, je descendais, avant le coucher du soleil, au fond d'une
vallée où je devais passer la nuit. À mesure que je suivais le
sentier autour de la montagne d'où je venais de voir l'astre du
jour bien au-dessus de moi, je crus sentir le goût du beau et
l'instinct d'un bonheur tranquille s'éveiller chez moi, sous la
douce influence de ce spectacle paisible, et ranimer dans mon
coeur une faible lueur de ces émotions depuis longtemps inconnues.
Je me souviens que je m'arrêtai dans ma marche avec une espèce de
chagrin dans l'âme qui ne ressemblait plus à l'accablement et au
désespoir. Je me souviens que je fus tenté d'espérer qu'il n'était
pas impossible qu'il vînt à s'opérer en moi quelque bienheureux
changement.

Je descendis dans la vallée au moment où le soleil du soir dorait
les cimes couvertes de neige qui allaient le masquer comme d'un
nuage éternel. La base de la montagne qui formait la gorge où se
trouvait situé le petit village, était d'une riche verdure; au-
dessus de cette joyeuse végétation croissaient de sombres forêts
de sapins, qui fendaient ces masses de neige comme un coin, et
soutenaient l'avalanche. Plus haut, on voyait des rochers
grisâtres, des sentiers raboteux, des glaçons et de petites oasis
de pâturage qui allaient se perdre dans la neige dont la cime des
monts était couronnée. Ça et là, sur le revers de la montagne,
quelques points sur la neige, et chaque point était une maison.
Tous ces chalets solitaires, écrasés par la grandeur sublime des
cimes gigantesques qui les dominaient, paraissaient trop petits,
en comparaison, pour des jouets d'enfant. Il en était de même du
village, groupé dans la vallée, avec son pont de bois jeté sur le
ruisseau qui tombait en cascade sur les rochers brisés, et courait
à grand bruit au milieu des arbres. On entendait au loin, dans le
calme du soir, une espèce de chant; c'étaient les voix des
bergers, et en voyant un nuage, éclatant des feux du soleil
couchant, flotter à mi-côte sur le flanc de la montagne, je
croyais presque entendre sortir de son sein les accents de cette
musique sereine qui n'appartenait pas à la terre. Tout d'un coup,
au milieu de cette grandeur imposante, la voix, la grande voix de
la nature me parla; docile à son influence secrète, je posai sur
le gazon ma tête fatiguée, je pleurai comme je n'avais pas pleuré
encore depuis la mort de Dora.

J'avais trouvé quelques instants auparavant un paquet de lettres
qui m'attendait, et j'étais sorti du village pour les lire pendant
qu'on préparait mon souper. D'autres paquets s'étaient égarés, et
je n'en avais pas reçu depuis longtemps. Sauf une ligne ou deux,
pour dire que j'étais bien et que j'étais arrivé à cet endroit, je
n'avais eu ni le courage ni la force d'écrire une seule lettre
depuis mon départ.

Le paquet était entre mes mains. Je l'ouvris, et je reconnus
l'écriture d'Agnès.

Elle était heureuse, comme elle nous l'avait dit, de se sentir
utile. Elle réussissait dans ses efforts, comme elle l'avait
espéré. C'était tout ce qu'elle me disait sur son propre compte.
Le reste avait rapport à moi.

Elle ne me donnait pas de conseils; elle ne me parlait pas de mes
devoirs; elle me disait seulement, avec sa ferveur accoutumée,
qu'elle avait confiance en moi. Elle savait, disait-elle, qu'avec
mon caractère je ne manquerais pas de tirer une leçon salutaire du
chagrin même qui m'avait frappé. Elle savait que les épreuves et
la douleur ne feraient qu'élever et fortifier mon âme. Elle était
sûre que je donnerais à tous mes travaux un but plus noble et plus
ferme, après le malheur que j'avais eu à souffrir. Elle qui se
réjouissait tant du nom que je m'étais déjà fait, et qui attendait
avec tant d'impatience les succès qui devaient l'illustrer encore,
elle savait bien que je continuerais à travailler. Elle savait que
dans mon coeur, comme dans tous les coeurs vraiment bons et
élevés, l'affliction donne de la force et non de la faiblesse...
De même que les souffrances de mon enfance avaient contribué à
faire de moi ce que j'étais devenu; de même des malheurs plus
grands, en aiguisant mon courage, me rendraient meilleur encore,
pour que je pusse transmettre aux autres, dans mes écrits,
l'enseignement que j'en avais reçu moi-même. Elle me remettait
entre les mains de Dieu, de celui qui avait recueilli dans son
repos mon innocent trésor; elle me répétait qu'elle m'aimait
toujours comme une soeur, et que sa pensée me suivait partout,
fière de ce que j'avais fait, mais infiniment plus fière encore de
ce que j'étais destiné à faire un jour.

Je serrai sa lettre sur mon coeur, je pensai à ce que j'étais une
heure auparavant, lorsque j'écoutais les voix qui expiraient dans
le lointain: et en voyant les nuages vaporeux du soir prendre une
teinte plus sombre, toutes les couleurs nuancées de la vallée
s'effacer; la neige dorée sur la cime des montagnes se confondre
avec le ciel pâle de la nuit, je sentis la nuit de mon âme passer
et s'évanouir avec ces ombres et ces ténèbres. Il n'y avait pas de
nom pour l'amour que j'éprouvais pour elle, plus chère désormais à
mon coeur qu'elle ne l'avait jamais été.

Je relus bien des fois sa lettre, je lui écrivis avant de me
coucher. Je lui dis que j'avais eu grand besoin de son aide, que
sans elle je ne serais pas, je n'aurais jamais été ce qu'elle
croyait, mais qu'elle me donnait l'ambition de l'être, et le
courage de l'essayer.

Je l'essayai en effet. Encore trois mois, et il y aurait un an que
j'avais été si douloureusement frappé. Je résolus de ne prendre
aucune résolution avant l'expiration de ce terme, mais d'essayer
seulement de répondre à l'estime d'Agnès. Je passai tout ce temps-
là dans la petite vallée où j'étais et dans les environs.

Les trois mois écoulés, je résolus de rester encore quelque temps
loin de mon pays; de m'établir pour le moment dans la Suisse, qui
m'était devenue chère par le souvenir de cette soirée; de
reprendre une plume, de me remettre au travail.

Je me conformai humblement aux conseils d'Agnès; j'interrogeai la
nature, qu'on n'interroge jamais en vain; je ne repoussai plus
loin de moi les affections humaines. Bientôt j'eus presque autant
d'amis dans la vallée, que j'en avais jadis à Yarmouth, et quand
je les quittai à l'automne pour aller à Genève, ou que je vins les
retrouver au printemps, leurs regrets et leur accueil affectueux
m'allaient au coeur, comme s'ils me les adressaient dans la langue
de mon pays.

Je travaillais ferme et dur; je commençais de bonne heure et je
finissais tard. J'écrivais une nouvelle dont je choisis le sujet
en rapport avec mes peines récentes; je l'envoyai à Traddles, qui
s'entremit pour la publication, d'une façon très-avantageuse à mes
intérêts; et le bruit de ma réputation croissante fut porté
jusqu'à moi par le flot de voyageurs que je rencontrais sur mon
chemin. Après avoir pris un peu de repos et de distraction, je me
remis à l'oeuvre avec mon ardeur d'autrefois, sur un nouveau sujet
d'imagination, qui me plaisait infiniment. À mesure que j'avançais
dans l'accomplissement de cette tâche, je m'y attachais de plus en
plus, et je mettais toute mon énergie à y réussir. C'était mon
troisième essai en ce genre. J'en avais écrit à peu près la
moitié, quand je songeai, dans un intervalle de repos, à retourner
en Angleterre.

Depuis longtemps, sans nuire à mon travail patient et à mes études
incessantes, je m'étais habitué à des exercices robustes. Ma
santé, gravement altérée lorsque j'avais quitté l'Angleterre,
s'était entièrement rétablie. J'avais beaucoup vu; j'avais
beaucoup voyagé, et j'espère que j'avais appris quelque chose dans
mes voyages.

J'ai raconté maintenant tout ce qu'il me paraissait utile de dire
sur cette longue absence... Cependant, j'ai fait une réserve. Si
je l'ai faite, ce n'est pas que j'eusse l'intention de taire une
seule de mes pensées, car, je l'ai déjà dit, ce récit est ma
mémoire écrite. J'ai voulu garder pour la fin ce secret enseveli
au fond de mon âme. J'y arrive à présent.

Je ne puis sonder assez avant ce secret de mon propre coeur pour
pouvoir dire à quel moment je commençai à penser que j'aurais pu
jadis faire d'Agnès l'objet de mes premières et de mes plus chères
espérances. Je ne puis dire à quelle époque de mon chagrin j'en
vins à songer que, dans mon insouciante jeunesse, j'avais rejeté
loin de moi le trésor de son amour. Peut-être avais-je recueilli
quelque murmure de cette lointaine pensée chaque fois que j'avais
eu le malheur de sentir la perte ou le besoin de ce quelque chose
qui ne devait jamais se réaliser et qui manquait à mon bonheur.
Mais c'est une pensée que je n'avais voulu accueillir, quand elle
s'était présentée, que comme un regret mêlé de reproche pour moi-
même lorsque la mort de Dora me laissa triste et seul dans le
monde.

Si, à cette époque, je m'étais trouvé souvent près d'Agnès peut-
être, dans ma faiblesse, eussé-je trahi ce sentiment intime. Ce
fut là la crainte vague qui me poussa d'abord à rester loin de mon
pays. Je n'aurais pu me résigner à perdre la plus petite part de
son affection de soeur, et, mon secret une fois échappé, j'aurais
mis entre nous deux une barrière jusque-là inconnue.

Je ne pouvais pas oublier que le genre d'affection qu'elle avait
maintenant pour moi était mon oeuvre; que, si jamais elle m'avait
aimé d'un autre amour, et parfois je me disais que cela avait
peut-être existé dans son coeur, je l'avais repoussé. Quand nous
n'étions que des enfants, je m'étais habitué à le regarder comme
une chimère. J'avais donné tout mon amour à une autre femme; je
n'avais pas fait ce que j'aurais pu faire; et si Agnès était
aujourd'hui pour moi ce qu'elle était, une soeur, et non pas une
amante, c'était moi qui l'avais voulu: son noble coeur avait fait
le reste.

Lorsque je commençai à me remettre, à me reconnaître et à
m'observer, je songeai qu'un jour peut-être, après une longue
attente, je pourrais réparer les fautes du passé; que je pourrais
avoir le bonheur indicible de l'épouser. Mais en s'écoulant, le
temps emporta cette lointaine espérance. Si elle m'avait jamais
aimé, elle ne devait m'en être que plus sacrée; n'avait-elle pas
toutes mes confidences? Ne l'avais-je pas mise au courant de
toutes mes faiblesses? Ne s'était-elle pas immolée jusqu'à devenir
ma soeur et mon amie? Cruel triomphe sur elle-même! Si au
contraire elle ne m'avait jamais aimé, pouvais-je croire qu'elle
m'aimerait à présent?

Je m'étais toujours senti si faible en comparaison de sa
persévérance et de son courage! maintenant je le sentais encore
davantage. Quoique j'eusse pu être pour elle, ou elle pour moi, si
j'avais été autrefois plus digne d'elle, ce temps était passé. Je
l'avais laissé fuir loin de moi. J'avais mérité de la perdre.

Je souffris beaucoup dans cette lutte; mon coeur était plein de
tristesse et de remous, et pourtant je sentais que l'honneur et le
devoir m'obligeaient à ne pas venir faire offrande à cette
personne si chère, de mes espérances évanouies, moi qui, par un
caprice frivole, étais allé en porter l'hommage ailleurs, quand
elles étaient dans toute leur fraîcheur de jeunesse. Je ne
cherchais pas à me cacher que je l'aimais, que je lui étais dévoué
pour la vie, mais je me répétais qu'il était trop tard, à présent,
pour rien changer à la nature de nos relations convenues.

J'avais souvent réfléchi à ce que me disait ma Dora quand elle me
parlait, à ses derniers moments, de ce qui nous serait arrivé dans
notre ménage, si nous avions eu de plus longs jours à passer
ensemble; j'avais compris que bien souvent les choses qui ne nous
arrivent pas ont sur nous autant d'effet en réalité que celles qui
s'accomplissent. Cet avenir dont elle s'effrayait pour moi,
c'était maintenant une réalité que le destin m'avait envoyée pour
me punir, comme elle l'aurait fait tôt ou tard, même auprès
d'elle, si la mort ne nous avait pas séparés auparavant. J'essayai
de songer à tous les heureux effets qu'aurait pu exercer sur moi
l'influence d'Agnès, pour devenir plus courageux, moins égoïste,
plus attentif à veiller sur mes défauts et à corriger mes erreurs.
Et c'est ainsi qu'à force de penser à ce qui aurait pu être,
j'arrivai à la conviction sincère que cela ne serait jamais.

Voilà quel était le sable mouvant de mes pensées; voilà dans quel
accès de perplexités et de doutes je passai les trois ans qui
s'écoulèrent depuis mon départ, jusqu'au jour où je repris le
chemin de ma patrie. Oui, il y avait trois ans que le vaisseau,
chargé d'émigrants, avait mis à la voile; et c'était trois ans
après qu'au même endroit, à la même heure, au toucher du soleil,
j'étais debout sur le pont du paquebot qui me ramenait en
Angleterre, les yeux fixés sur l'onde aux teintes roses, où
j'avais vu réfléchir l'image de ce vaisseau.

Trois ans! c'est bien long dans son ensemble, quoique ce soit bien
court en détail! Et mon pays m'était bien cher, et Agnès aussi!...
Mais elle n'était pas à moi... jamais elle ne serait à moi... Cela
aurait pu être autrefois, mais c'était passé!...



CHAPITRE XXIX.

Retour.


Je débarquai à Londres par une froide soirée d'automne. Il faisait
sombre et il pleuvait; en une minute, je vis plus de brouillard et
de boue que je n'en avais vu pendant toute une année. J'allai à
pied de la douane à Charing-Cross sans trouver de voiture.
Quoiqu'on aime toujours à revoir d'anciennes connaissances, en
retrouvant sur mon chemin les toits en saillie et les gouttières
engorgées comme autrefois, je ne pouvais pas m'empêcher de
regretter que mes vieilles connaissances ne fussent pas un peu
plus propres.

J'ai souvent remarqué, et je suppose que tout le monde en a fait
autant, qu'au moment où l'on quitte un lieu qui vous est familier,
il semble que votre départ y donne le signal d'une foule de
changements à vue. En regardant par la portière de la voiture, et
en remarquant qu'une vieille maison de Fish-Street, qui depuis
plus d'un siècle n'avait certainement jamais vu ni maçon, ni
peintre, ni menuisier, avait été jetée par terre en mon absence,
qu'une rue voisine, célèbre pour son insalubrité et ses
incommodités de tout genre que leur antiquité avait rendues
respectables, se trouvait assainie et élargie, je m'attendais
presque à trouver que la cathédrale de Saint-Paul allait me
paraître plus vieille encore qu'autrefois.

Je savais qu'il s'était opéré des changements dans la situation de
plusieurs de mes amis. Ma tante était depuis longtemps retournée à
Douvres, et Traddles avait commencé à se faire une petite
clientèle peu de temps après mon départ. Il occupait à présent un
petit appartement dans Grays'inn, et dans une de ses dernières
lettres, il me disait qu'il n'était pas sans quelque espoir d'être
prochainement uni à la meilleure fille de monde.

On m'attendait chez moi pour Noël, mais on ne se doutait pas que
je dusse venir sitôt. J'avais pressé à dessein mon arrivée, afin
d'avoir le plaisir de leur faire une surprise. Et pourtant j'avais
l'injustice de sentir un frisson glacé, comme si j'étais
désappointé de ne voir personne venir au-devant de moi et de
rouler tout seul en silence à travers les rues assombries par le
brouillard.

Cependant, les boutiques et leurs gais étalages me remirent un
peu; et lorsque j'arrivai à la porte du café de Grays'inn, j'avais
repris de l'entrain. Au premier moment, cela me rappela cette
époque de ma vie, bien différente pourtant, où j'étais descendu à
la Croix d'Or, et les changements survenus depuis ce temps-là.
C'était bien naturel.

«Savez-vous où demeure M. Traddles?» demandai-je au garçon en me
chauffant à la cheminée du café.

«Holborn-Court, monsieur, n° 2.

-- M. Traddles commence à être connu parmi les avocats n'est-il
pas vrai?

-- C'est probable, monsieur, mais je n'en sais rien.

Le garçon, qui était entre deux âges et assez maigre, se tourna
vers un garçon d'un ordre supérieur, presque une autorité, un
vieux serviteur robuste, puissant, avec un double menton, une
culotte courte et des bas noirs; il se leva de la place qu'il
occupait au bout de la salle dans une espèce de banc de
sacristain, où il était en compagnie d'une boîte de menue monnaie,
d'un almanach des adresses, d'une liste des gens de loi et de
quelques autres livres ou papiers.

«M. Traddles? dit le garçon maigre, n° 2, dans la cour.»

Le vieillard majestueux lui fit signe de la main qu'il pouvait
s'en aller et se tourna gravement vers moi.

«Je demandais, lui dis-je, si M. Traddles, qui demeure au n° 2,
dans la cour, ne commence pas à se faire un nom parmi les avocats?

-- Je n'ai jamais entendu prononcer ce nom-là, dit le garçon,
d'une riche voix de basse-taille.»

Je me sentis tout humilié pour Traddles.

«C'est sans doute un tout jeune homme? dit l'imposant vieillard en
fixant sur moi un regard sévère. Combien y a-t-il qu'il plaide à
la cour?

-- Pas plus de trois ans,» répondis-je.

On ne devait pas s'attendre qu'un garçon qui m'avait tout l'air de
résider dans le même coin du même café depuis quarante ans,
s'arrêtât plus longtemps à un sujet aussi insignifiant. Il me
demanda ce que je voulais pour mon dîner.

Je sentis que j'étais revenu en Angleterre, et réellement Traddles
me fit de la peine. Il n'avait pas de chance. Je demandai
timidement un peu de poisson et un biftek, et je me tins debout
devant le feu, à méditer sur l'obscurité de mon pauvre ami.

Tout en suivant des yeux le garçon en chef, qui allait et venait,
je ne pouvais m'empêcher de me dire que le jardin où s'était
épanouie une fleur si prospère était pourtant d'une nature bien
ingrate pour la produire. Tout y avait un air si roide, si
antique, si cérémonieux, si solennel! Je regardai, autour de la
chambre, le parquet couvert de sable, probablement comme au temps
où le garçon en chef était encore un petit garçon, si jamais il
l'avait été, ce qui me paraissait très-invraisemblable: les tables
luisantes, où je voyais mon image réfléchie jusqu'au fin fond de
l'antique acajou; les lampes bien frottées, qui n'avaient pas une
seule tache; les bons rideaux verts, avec leurs bâtons de cuivre
poli, fermant bien soigneusement chaque compartiment séparé; les
deux grands feux de charbon bien allumés; les carafes rangées dans
le plus bel ordre, et remplies jusqu'au goulot, pour montrer qu'à
la cave elles n'étaient pas embarrassées de trouver des tonneaux
entiers de vieux vin de _Porto_ première qualité. Et je me disais,
en voyant tout cela, qu'en Angleterre la renommée, aussi bien
qu'une place honorable au barreau, n'étaient pas faciles à prendre
d'assaut. Je montai dans ma chambre pour changer, car mes
vêtements étaient trempés; et cette vaste pièce toute boisée (elle
donnait sur l'arcade qui conduisait à Grays'inn), et ce lit
paisible dans son immensité, flanqué de ses quatre piliers, à côté
duquel se pavanait, dans sa gravité indomptable, une commode
massive, semblaient de concert prophétiser un pauvre avenir à
Traddles, comme à tous les jeunes audacieux qui voulaient aller
trop vite. Je descendis me mettre à table, et tout, dans cet
établissement, depuis l'ordre solennel du service jusqu'au silence
qui y régnait... faute de convives, car la cour était encore en
vacances, tout semblait condamner avec éloquence la folle
présomption de Traddles, et lui prédire qu'il en avait encore pour
une vingtaine d'années avant de gagner sa vie dans son état.

Je n'avais rien vu de semblable à l'étranger, depuis mon départ,
et toutes mes espérances pour mon ami s'évanouirent. Le garçon en
chef m'avait abandonné, pour se vouer au service d'un vieux
monsieur revêtu de longues guêtres, auquel on servit un flacon
particulier, de Porto qui sembla sortir de lui-même du fond de la
cave, car il n'en avait même pas demandé. Le second garçon me dit
à l'oreille que ce vieux gentleman était un homme d'affaires
retiré qui demeurait dans le square; qu'il avait une grande
fortune qui passerait probablement après lui à la fille de sa
blanchisseuse; on disait aussi qu'il avait dans son bureau un
service complet d'argenterie tout terni faute d'usage, quoique de
mémoire d'homme on n'eût jamais vu chez lui qu'une cuiller et une
fourchette dépareillées. Pour le coup, je regardai décidément
Traddles comme perdu, et ne conservai plus pour lui la moindre
espérance. Comme cela ne m'empêchait pas de désirer avec
impatience de voir ce brave garçon, je dépêchai mon dîner, de
manière à ne pas me faire honneur dans l'estime du chef de la
valetaille, et je me dépêchai de sortir par la porte de derrière.
J'arrivai bientôt au n° 2 dans la cour, et je lus une inscription
destinée à informer qui de droit, que M. Traddles occupait un
appartement au dernier étage. Je montai l'escalier, un vieil
escalier délabré, faiblement éclairé, à chaque palier, par un
quinquet fumeux dont la mèche, couronnée de champignons, se
mourait tout doucement dans sa petite cage de verre crasseux.

Tout en trébuchant contre les marches, je crus entendre des éclats
de rire: ce n'était pas un rire de procureur ou d'avocat, ni même
celui d'un clerc d'avocat ou de procureur, mais de deux ou trois
jeunes filles en gaieté. Mais en m'arrêtant pour prêter l'oreille,
j'eus le malheur de mettre le pied dans un trou où l'honorable
société de Gray's-inn avait oublié de faire remettre une planche;
je fis du bruit en tombant, et quand je me relevai, les rires
avaient cessé.

Je grimpai lentement, et avec plus de précaution, le reste de
l'escalier; mon coeur battait bien fort quand j'arrivai à la porte
extérieure où on lisait le nom de M. Traddles: elle était ouverte.
Je frappai, on entendit un grand tumulte à l'intérieur, mais ce
fut tout. Je frappai encore.

Un petit bonhomme à l'air éveillé, moitié commis et moitié
domestique, se présenta, tout hors d'haleine, mais en me regardant
effrontément, comme pour me défier d'en apporter la preuve légale.

«M. Traddles est-il chez lui?

-- Oui, monsieur, mais il est occupé.

-- Je désire le voir.»

Après m'avoir examiné encore un moment, le petit espiègle se
décida à me laisser entrer, et, ouvrant la porte toute grande, il
me conduisit d'abord dans un vestibule en miniature, puis dans un
petit salon où je me trouvai en présence de mon vieil ami
(également hors d'haleine) assis devant une table, le nez sur des
papiers.

«Bon Dieu! s'écria Traddles en levant les yeux vers moi: s'est
Copperfield! Et il se jeta dans mes bras, où je le tins longtemps
enlacé.

-- Tout va bien, mon cher Traddles?

-- Tout va bien, mon cher, mon bon Copperfield, et je n'ai que de
bonnes nouvelles à vous donner.»

Nous pleurions de joie tous les deux.

«Mon cher ami, dit Traddles qui, dans sa satisfaction,
s'ébouriffait les cheveux, quoique ce fût bien peu nécessaire, mon
cher Copperfield, mon excellent ami, que j'avais perdu depuis si
longtemps et que je retrouve enfin, comme je suis content de vous
voir! Comme vous êtes bruni! Comme je suis content! Ma parole
d'honneur, mon bien-aimé Copperfield, je n'ai jamais été si
joyeux! non, jamais.»

De mon côté, je ne pouvais pas non plus exprimer mon émotion.
J'étais hors d'état de dire un mot.

«Mon cher ami! dit Traddles. Et vous êtes devenu si fameux! Mon
illustre Copperfield! Bon Dieu! mais d'où venez-vous, quand êtes-
vous arrivé? Qu'est-ce que vous étiez devenu?»

Sans attendre une réponse à toutes ses questions, Traddles qui
m'avait installé dans un grand fauteuil, près du feu, s'occupait
d'une main à remuer vigoureusement les charbons, tandis que de
l'autre il me tirait par ma cravate, la prenant sans doute pour ma
redingote. Puis, sans prendre le temps de déposer les pincettes,
il me serrait à grands bras, et je le serrais à grands bras, et
nous riions tous deux, et nous nous essuyions les yeux: puis nous
rasseyant, nous nous donnions des masses de poignées de main
éternelles par-devant la cheminée.

«Quand on pense, dit Traddles, que vous étiez si près de votre
retour, et que vous n'avez pas assisté à la cérémonie!

-- Quelle cérémonie? mon cher Traddles.

-- Comment! s'écria Traddles, en ouvrant les yeux comme autrefois.
Vous n'avez donc pas reçu ma dernière lettre?

-- Certainement non, s'il y était question d'une cérémonie.

-- Mais, mon cher Copperfield, dit Traddles, en passant ses doigts
dans ses cheveux, pour les redresser sur sa tête avant de rabattre
ses mains sur mes genoux, je suis marié!

-- Marié! lui dis-je, en poussant un cri de joie.

-- Eh! oui, Dieu merci! dit Traddles, par la révérend Horace, avec
Sophie, en Devonshire. Mais, mon cher ami, elle est là, derrière
le rideau de la fenêtre. Regardez!»

Et, à ma grande surprise, la meilleure fille du monde sortit,
riant et rougissant à la fois, de sa cachette. Jamais vous n'avez
vu mariée plus gaie, plus aimable, plus honnête, plus heureuse,
plus charmante, et je ne pus m'empêcher de le lui dire sur-le-
champ. Je l'embrassai, en ma qualité de vieille connaissance, et
je leur souhaitai du fond du coeur toute sorte de prospérités.

«Mais, quelle délicieuse réunion! dit Traddles. Comme vous êtes
bruni, mon cher Copperfield! mon Dieu! mon Dieu! que je suis donc
heureux!

-- Et moi! lui dis-je.

-- Et moi donc! dit Sophie, riant et rougissant de plus belle.

-- Nous sommes tous aussi heureux que possible, dit Traddles.
Jusqu'à ces demoiselles qui sont heureuses! Mais, à propos, je les
oubliais!

-- Vous les oubliiez? dis-je.

-- Oui, ces demoiselles, dit Traddles, les soeurs de Sophie. Elles
demeurent avec nous. Elles sont venues voir Londres. Le fait est
que... est-ce vous qui êtes tombé dans l'escalier, Copperfield?

-- Oui, vraiment, lui répondis-je en riant.

-- Eh bien, quand vous êtes tombé dans l'escalier, j'étais à
batifoler avec elles. Le fait est que nous jouions à cache-cache.
Mais comme cela ne paraîtrait pas convenable à Westminster-Hall,
et qu'il faut respecter le décorum de sa profession, devant les
clients, elles ont bien vite décampé. Et maintenant, je suis sûr
qu'elles nous écoutent, dit Traddles, en jetant un coup d'oeil du
côté de la porte de l'autre chambre.

-- Je suis fâché, lui dis-je, en riant de nouveau, d'avoir été la
cause d'une pareille débandade.

-- Sur ma parole, reprit Traddles d'un ton ravi, vous ne diriez
pas ça si vous les aviez vues se sauver, quand elles vous ont
entendu frapper, et revenir au galop ramasser leurs peignes
qu'elles avaient laissé tomber, et disparaître de nouveau, comme
de petites folles. Mon amour, voulez-vous les appeler?»

Sophie sortit en courant, et nous entendîmes rire aux éclats dans
la pièce voisine.

«Quelle agréable musique, n'est-ce pas, mon cher Copperfield? dit
Traddles. C'est charmant à entendre; il faut ça pour égayer ce
vieil appartement. Pour un malheureux garçon qui a vécu seul toute
sa vie, c'est délicieux, c'est charmant. Pauvres filles! elles ont
tant perdu en perdant Sophie!... car c'est bien, je vous assure,
Copperfield, la meilleure fille! Aussi, je suis charmé de les voir
s'amuser. La société des jeunes filles est quelque chose de
délicieux, Copperfield. Ce n'est pas précisément conforme au
décorum de ma profession; mais c'est égal, c'est délicieux.»

Je remarquai qu'il me disait tout cela avec un peu d'embarras: je
compris que par bonté de coeur, il craignait de me faire de la
peine, en me dépeignant trop vivement les joies du mariage, et je
me hâtai de le rassurer en disant comme lui, avec une vivacité
d'expression qui parut le charmer.

«Mais à dire vrai, reprit-il, nos arrangements domestiques, d'un
bout à l'autre, ne sont pas trop d'accord avec ma profession, mon
cher Copperfield. Même, le séjour de Sophie ici, ce n'est pas trop
conforme au décorum de la profession, mais nous n'avons pas
d'autre logement. Nous nous sommes embarqués sur un radeau, et
nous sommes décidés à ne pas faire les difficiles. D'ailleurs
Sophie est une si bonne ménagère! Vous serez surpris de voir comme
elle a casé ces demoiselles. C'est à peine si je le comprends moi-
même.

-- Combien donc en avez-vous ici? demandai-je.

-- L'aînée, la Beauté, est ici, me dit Traddles, à voix basse;
Caroline et Sarah aussi, vous savez, celle que je vous disais qui
a quelque chose à l'épine dorsale: elle va infiniment mieux. Et
puis après cela, les deux plus jeunes, que Sophie a élevées, sont
aussi avec nous. Et Louisa donc, elle est ici!

-- En vérité! m'écriai-je.

-- Oui, dit Traddles. Eh bien! l'appartement n'a que trois
chambres, mais Sophie a arrangé tout cela d'une façon vraiment
merveilleuse, et elles sont toutes casées aussi commodément que
possible. Trois dans cette chambre, dit Traddles, en m'indiquant
une porte, et deux dans celle-là.»

Je ne pus m'empêcher de regarder autour de moi, pour chercher où
pouvaient se loger M. et mistress Traddles. Traddles me comprit.

«Ma foi! dit-il, comme je vous disais tout à l'heure, nous ne
sommes pas difficiles; la semaine dernière, nous avons improvisé
un lit ici, sur le plancher. Mais il y a une petite chambre au-
dessous du toit... une jolie petite chambre... quand une fois on y
est arrivé. Sophie y a collé elle-même du papier pour me faire une
surprise; et c'est notre chambre à présent. C'est un charmant
petit trou. On a de là une si belle vue!

«Et enfin, vous voilà marié, mon cher Traddles. Que je suis
content!

-- Merci, mon cher Copperfield, dit Traddles, en me donnant encore
une poignée de main. Oui, je suis aussi heureux qu'on peut l'être.
Voyez-vous votre vieille connaissance! me dit-il en me montrant
d'un air de triomphe le vase à fleurs, et voilà le guéridon à
dessus de marbre. Tout notre mobilier est simple et commode. Quant
à l'argenterie, mon Dieu! nous n'avons pas même une petite
cuiller!

-- Eh bien! vous en gagnerez, dis-je gaiement.

-- C'est cela, répondit Traddles, on les gagnera. Nous avons comme
de raison des espèces de petites cuillers pour remuer notre thé:
mais c'est du métal anglais.

-- L'argenterie n'en sera que plus brillante le jour où vous en
aurez, lui dis-je.

-- C'est justement ce que nous disons, s'écria Traddles. Voyez-
vous, mon cher Copperfield, et il reprit de nouveau son ton
confidentiel, quand j'ai eu plaidé dans le procès de _Doe dem
Gipes contre Wigzell_, où j'ai bien réussi, je suis allé en
Devonshire, pour avoir une conversation sérieuse avec le révérend
Horace. J'ai appuyé sur ce fait que Sophie qui est, je vous
assure, Copperfield, la meilleure fille du monde...

-- J'en suis certain, dis-je.

-- Ah! vous avez bien raison, reprit Traddles. Mais je m'éloigne,
ce me semble, de mon sujet. Je crois que je vous parlais du
révérend Horace?

-- Vous me disiez que vous aviez appuyé sur le fait...

-- Ah! oui... sur le fait que nous étions fiancés depuis
longtemps, Sophie et moi, et que Sophie, avec la permission de ses
parents ne demandait pas mieux que de m'épouser... continua
Traddles avec son franc et honnête sourire d'autrefois... sur le
pied actuel, c'est-à-dire avec le métal anglais. J'ai donc proposé
au révérend Horace de consentir à notre union. C'est un excellent
pasteur, Copperfield, on devrait en faire un évêque, ou au moins
lui donner de quoi vivre à son aise; je lui demandai de consentir
à nous unir si je pouvais seulement me voir à la tête de deux cent
cinquante livres sterling dans l'année, avec l'espérance, pour
l'année prochaine, de me faire encore quelque chose de plus, et de
me meubler en sus un petit appartement. Comme vous voyez, je pris
la liberté de lui représenter que nous avions attendu bien
longtemps, et que d'aussi bons parents ne pouvaient pas s'opposer
à l'établissement de leur fille, uniquement parce qu'elle leur
était extrêmement utile, à la maison... Vous comprenez?

-- Certainement, ce ne serait pas juste.

-- Je suis bien aise que vous soyez de mon avis, Copperfield,
reprit Traddles, parce que, sans faire le moindre reproche au
révérend Horace, je crois que les pères, les frères, etc., sont
souvent égoïstes en pareil cas. Je lui ai fait aussi remarquer que
je ne désirais rien tant au monde que d'être utile aussi à la
famille, et que si je faisais mon chemin, et que, par malheur, il
lui arrivât quelque chose... je parle du révérend Horace...

-- Je vous comprends.

-- Ou à mistress Crewler, je serais trop heureux de servir de père
à leurs filles. Il m'a répondu d'une façon admirable et très-
flatteuse pour moi, en me promettant d'obtenir le consentement de
mistress Crewler. On a eu bien de la peine avec elle. Ça lui
montait des jambes à la poitrine, et puis à la tête...

-- Qu'est-ce qui lui montait comme ça? demandai-je.

-- Son chagrin, reprit Traddles d'un air sérieux. Tous ses
sentiments font de même. Comme je vous l'ai déjà dit une fois,
c'est une femme supérieure, mais elle a perdu l'usage de ses
membres. Quand quelque chose la tracasse, ça la prend tout de
suite par les jambes; mais dans cette occasion, c'est monté à la
poitrine, et puis à la tête, enfin cela lui est monté partout, de
manière à compromettre le système entier de la manière la plus
alarmante. Cependant, on est parvenu à la remettre à force de
soins et d'attentions, et il y a eu hier six semaines que nous
nous sommes mariés. Vous ne sauriez vous faire une idée,
Copperfield, de tous les reproches que je me suis adressés en
voyant la famille entière pleurer et se trouver mal dans tous les
coins de la maison! Mistress Crewler n'a pas pu se résoudre à me
voir avant notre départ; elle ne pouvait pas me pardonner de lui
enlever son enfant, mais au fond c'est une si bonne femme! elle
s'y résigne maintenant. J'ai reçu d'elle, ce matin même, une
charmante lettre.

-- En un mot, mon cher ami, lui dis-je, vous êtes aussi heureux
que vous méritez de l'être.

-- Oh! comme vous me flattez! dit Traddles en riant. Mais le fait
est que mon sort est digne d'envie. Je travaille beaucoup, et je
lis du droit toute la journée. Je suis sur pied tous les jours dès
cinq heures du matin, et je n'y pense seulement pas. Pendant la
journée, je cache ces demoiselles à tous les yeux, et le soir,
nous nous amusons tant et plus. Je vous assure que je suis désolé
de les voir partir mardi, la veille de la Saint-Michel... Mais les
voilà! dit Traddles, coupant court à ses confidences pour me dire
d'un ton de voix plus élevé: Monsieur Copperfield, miss Crewler,
miss Sarah, miss Louisa, Margaret et Lucy!»

C'était un vrai bouquet de roses: elles étaient si fraîches et si
bien portantes, et toutes jolies; miss Caroline était très-belle,
mais il y avait dans le brillant regard de Sophie une expression
si tendre, si gaie, si sereine, que j'étais sûr que mon ami ne
s'était pas trompé dans son choix. Nous nous établîmes tous près
du feu, tandis que le petit espiègle qui s'était probablement
essoufflé à tirer des cartons les papiers pour les étaler sur la
table, s'empressait maintenant de les enlever pour les remplacer
par le thé; puis il se retira en fermant la porte de toutes ses
forces. Mistress Traddles, toujours tranquille et gaie, se mit à
faire le thé et à surveiller les rôties qui grillaient dans un
coin devant le feu.

Tout en se livrant à cette occupation, elle me dit qu'elle avait
vu Agnès. «Tom l'avait menée dans le Kent pour leur voyage de
noce, elle avait vu ma tante, qui se portait très-bien, ainsi
qu'Agnès, et on n'avait parlé que de moi. Tom n'avait pas cessé de
penser à moi, disait-elle, tout le temps de mon absence.» Tom
était son autorité en toutes matières; Tom était évidemment
l'idole de sa vie, et il n'y avait pas de danger qu'il y eût une
secousse capable d'ébranler cette idole-là sur son piédestal; elle
y avait trop de confiance; elle lui avait de tout son coeur, prêté
foi et hommage quand même.

La déférence que Traddles et elle témoignaient à la Beauté, me
plaisait beaucoup. Je ne sais pas si je trouvais cela bien
raisonnable, mais c'était encore un trait délicieux de leur
caractère, en harmonie avec le reste. Je suis sûr que si Traddles
se prenait parfois à regretter de n'avoir pu encore se procurer
les petites cuillers d'argent, c'était seulement quand il passait
une tasse de thé à la Beauté. Si sa douce petite femme était
capable de se glorifier de quelque chose au monde, je suis
convaincu que c'était uniquement d'être la soeur de la Beauté.

Je remarquai que les caprices de cette jeune personne étaient
envisagés par Traddles et sa femme comme un titre légitime qu'elle
tenait naturellement de ses avantages physiques. Si elle était née
la reine de la ruche, et qu'ils fussent nés les abeilles
ouvrières, je suis sûr qu'ils n'auraient pas reconnu avec plus de
plaisir la supériorité de son rang.

Mais c'était surtout leur abnégation qui me charmait. Rien ne
pouvait mieux faire leur éloge que l'orgueil avec lequel tous deux
parlaient de leurs soeurs, et leur parfaite soumission à toutes
les fantaisies de ces demoiselles. À chaque instant, on appelait
Traddles pour le prier d'apporter ceci ou d'emporter cela: de
monter une chose ou d'en descendre une autre, ou d'en aller
chercher une troisième. Quant à Sophie, les autres ne pouvaient
rien faire sans elle. Une des soeurs était décoiffée, et Sophie
était la seule qui pût remettre ses cheveux en ordre. Quelqu'une
avait oublié un air, et il n'y avait que Sophie qui pût la
remettre sur la voie. On cherchait le nom d'un village du
Devonshire, et il n'y avait que Sophie qui pût le savoir. S'il
fallait écrire aux parents, on comptait sur Sophie pour trouver le
temps d'écrire le matin avant le déjeuner. Quand l'une d'elles
lâchait une maille dans son tricot, Sophie était en réquisition
pour réparer l'erreur. C'étaient elles qui étaient maîtresses du
logis; Sophie et Traddles n'étaient-là que pour les servir. Je ne
sais combien d'enfants Sophie avait pu soigner dans son temps,
mais je crois qu'il n'y a jamais eu chanson d'enfant, en anglais,
qu'elle ne sût sur le bout du doigt, et elle en chantait à la
douzaine, l'une après l'autre, de la petite voix la plus claire du
monde, au commandement de ses soeurs, qui voulaient avoir chacune
la leur, sans oublier la Beauté, qui ne restait pas en arrière;
j'étais vraiment enchanté. Avec tout cela, au milieu de toutes
leurs exigences, les soeurs avaient toutes le plus grand respect
et la plus grande tendresse pour Sophie et son mari. Quand je me
retirai, Traddles voulut m'accompagner jusqu'à l'hôtel, et je
crois que jamais je n'avais vu une tête, surtout une tête
surmontée d'une chevelure si obstinée, rouler entre tant de mains
pour recevoir pareille averse de baisers. Bref, c'était une scène
à laquelle je ne pus m'empêcher de penser avec plaisir longtemps
après avoir dit bonsoir à Traddles. Je ne crois pas que la vue
d'un millier de roses épanouies dans une mansarde du vieux
bâtiment de Gray's-inn eût jamais pu l'égayer autant. L'idée seule
de toutes ces jeunes filles du Devonshire cachées au milieu de
tous ces vieux jurisconsultes et dans ces graves études de
procureurs, occupées à faire griller des rôties et à chanter tout
le jour parmi les parchemins poudreux, la ficelle rouge, les vieux
pains à cacheter, les bouteilles d'encre, le papier timbré, les
baux et procès-verbaux, les assignations et les comptes de frais
et fournitures; c'était pour moi un rêve aussi amusant et aussi
fantastique que si j'avais vu la fabuleuse famille du Sultan
inscrite sur le tableau des avocats, avec l'oiseau qui parle,
l'arbre qui chante et le fleuve qui roule des paillettes d'or,
installés dans Gray's-inn-Hall. Ce qu'il y a de sûr, c'est que
lorsque j'eus quitté Traddles, et que je me retrouvai dans mon
café, je ne songeais plus le moins du monde à plaindre mon vieux
camarade. Je commençai à croire à ses succès futurs, en dépit de
tous les garçons en chef du Royaume-Uni.

Assis au coin du feu, pour penser à lui à loisir, je tombai
bientôt de ces réflexions consolantes et de ces douces images dans
la contemplation vague du charbon flamboyant, dont les
transformations capricieuses me représentaient fidèlement les
vicissitudes qui avaient troublé ma vie. Depuis que j'avais quitté
l'Angleterre, trois ans auparavant, je n'avais pas revu un feu de
charbon, mais, que de fois, en observant les bûches qui tombaient
en cendre blanchâtre, pour se mêler à la légère poussière du
foyer, j'avais cru voir avec leur braise consumée s'évanouir mes
espérances éteintes à tout jamais!

Maintenant, je me sentais capable de songer au passé gravement,
mais sans amertume; je pouvais contempler l'avenir avec courage.
Je n'avais plus, à vrai dire, de foyer domestique. Je m'étais fait
une soeur de celle à laquelle, peut-être, j'aurais pu inspirer un
sentiment plus tendre. Un jour elle se marierait, d'autres
auraient des droits sur son coeur, sans qu'elle sût jamais, en
prenant de nouveaux liens, l'amour qui avait grandi dans mon âme.
Il était juste que je payasse la peine de ma passion étourdie. Je
récoltais ce que j'avais semé.

Je pensais à tout cela, et je me demandais si mon coeur était
vraiment capable de supporter cette épreuve, si je pourrais me
contenter auprès d'elle d'occuper la place qu'elle avait su se
contenter d'occuper auprès de moi, quand tout à coup, j'aperçus
sous mes yeux une figure qui semblait sortir tout exprès du feu
que je contemplais, pour raviver mes plus anciens souvenirs.

Le petit docteur Chillip, dont les bons offices m'avaient rendu le
service que l'on a vu dans le premier chapitre de ce récit, était
assis à l'autre coin de la salle, lisant son journal. Il avait
bien un peu souffert du progrès des ans, mais c'était un petit
homme si doux, si calme, si paisible, qu'il n'y paraissait guère;
je me figurai qu'il n'avait pas dû changer depuis le jour où il
était établi dans notre petit salon à attendre ma naissance.

M. Chillip avait quitté Blunderstone depuis cinq ou six ans, et je
ne l'avais jamais revu depuis. Il était là à lire tout
tranquillement son journal, la tête penchée d'un côté et un verre
de vin chaud près de lui. Il y avait dans toute sa personne
quelque chose de si conciliant, qu'il avait l'air de faire ses
excuses au journal de prendre la liberté de le lire.

Je m'approchai de l'endroit où il était assis en lui disant:

«Comment cela va-t-il, monsieur Chillip?»

Il parut fort troublé de cette interpellation inattendue de la
part d'un étranger, et répondit lentement, selon son habitude:

«Je vous remercie, monsieur; vous êtes bien bon. Merci, monsieur;
et vous, j'espère que vous allez bien?

-- Vous ne vous souvenez pas de moi?

-- Mais, monsieur, reprit M. Chillip en souriant de l'air le plus
doux et en secouant la tête, j'ai quelque idée que j'ai vu votre
figure quelque part, monsieur, mais je ne peux pas mettre la main
sur votre nom, en vérité.

-- Et cependant, vous m'avez connu longtemps avant que je me
connusse moi-même, répondis-je.

-- Vraiment, monsieur? dit M. Chillip. Est-ce qu'il se pourrait
que j'eusse eu l'honneur de présider à...

-- Justement.

-- Vraiment? s'écria M. Chillip. Vous avez probablement pas mal
changé depuis lors, monsieur?

-- Probablement.

-- Alors, monsieur, continua M. Chillip, j'espère que vous
m'excuserez si je suis forcé de vous prier de me dire votre nom?»

En entendant mon nom, il fut très-ému. Il me serra la main, ce qui
était pour lui un procédé violent, vu qu'en général il vous
glissait timidement, à deux pouces environ de sa hanche, un doigt
ou deux, et paraissait tout décontenancé lorsque quelqu'un lui
faisait l'amitié de les serrer un peu fort. Même en ce moment, il
fourra, bien vite, après, sa main dans la poche de sa redingote et
parut tout rassuré de l'avoir mise en lieu de sûreté.

«En vérité! monsieur, dit M. Chillip après m'avoir examiné, la
tête toujours penchée du même côté. Quoi! c'est monsieur
Copperfield? Eh bien, monsieur, je crois que je vous aurais
reconnu, si j'avais pris la liberté de vous regarder de plus près.
Vous ressemblez beaucoup à votre pauvre père, monsieur.

-- Je n'ai jamais eu le bonheur de voir mon père, lui répondis-je.

-- C'est vrai, monsieur, dit M. Chillip du ton le plus doux. Et
c'est un grand malheur sous tous les rapports. Nous n'ignorons pas
votre renommée dans ce petit coin du monde, monsieur, ajouta
M. Chillip en secouant de nouveau tout doucement sa petite tête.
Vous devez avoir là, monsieur (en se tapant sur le front), une
grande excitation en jeu; je suis sûr que vous trouvez ce genre
d'occupation bien fatigant, n'est-ce pas?

-- Où demeurez-vous, maintenant? lui dis-je en m'asseyant près de
lui.

-- Je me suis établi à quelques milles de Bury-Saint-Edmunds, dit
M. Chillip. Mistress Chillip a hérité d'une petite terre dans les
environs, d'après le testament de son père; je m'y suis installé,
et j'y fais assez bien mes affaires, comme vous serez bien aise de
l'apprendre. Ma fille est une grande personne, monsieur, dit
M. Chillip en secouant de nouveau sa petite tête; sa mère a été
obligée de défaire deux plis de sa robe la semaine dernière. Ce
que c'est! comme le temps passe!»

Comme le petit homme portait à ses lèvres son verre vide, en
faisant cette réflexion, je lui proposai de le faire remplir et
d'en demander un pour moi, afin de lui tenir compagnie.

«C'est plus que je n'ai l'habitude d'en prendre, monsieur, reprit-
il avec sa lenteur accoutumée, mais je ne puis me refuser le
plaisir de votre conversation. Il me semble que ce n'est qu'hier
que j'ai eu l'honneur de vous soigner pendant votre rougeole. Vous
vous en êtes parfaitement tiré, monsieur.»

Je le remerciai de ce compliment, et je demandai deux verres de
bichof, qu'on nous apporta bientôt.

«Quel excès! dit M. Chillip; mais comment résister à une fortune
si extraordinaire? Vous n'avez pas d'enfant, monsieur?»

Je secouai la tête.

«Je savais que vous aviez fait une perte, il y a quelque temps,
monsieur, dit M. Chillip. Je l'ai appris de la soeur de votre
beau-père; un caractère bien décidé, monsieur!

-- Mais oui, fièrement décidé, répondis-je. Où l'avez-vous vue,
monsieur Chillip?

-- Ne savez-vous pas, monsieur, reprit M. Chillip avec son plus
affable sourire, que votre beau-père est redevenu mon proche
voisin?

-- Je n'en savais rien.

-- Mais oui vraiment, monsieur. Il a épousé une jeune personne de
ce pays, qui avait une jolie petite fortune, la pauvre femme! Mais
votre tête? monsieur. Ne trouvez-vous pas que votre genre de
travail doit vous fatiguer beaucoup le cerveau? reprit-il en me
regardant d'un air d'admiration.»

Je ne répondis pas à cette question, et j'en revins aux Murdstone.

«Je savais qu'il s'était remarié. Est-ce que vous êtes le médecin
de la maison?

-- Pas régulièrement. Mais ils m'ont fait appeler quelquefois,
répondit-il. La bosse de la fermeté est terriblement développée
chez M. Murdstone et chez sa soeur, monsieur!»

Je répondis par un regard si expressif que M. Chillip, grâce à cet
encouragement et au bichof tout ensemble, imprima à sa tête deux
ou trois mouvements saccadés et répéta d'un air pensif:

«Ah! mon Dieu! ce temps-là est déjà bien loin de nous, monsieur
Copperfield!

-- Le frère et la soeur continuent leur manière de vivre? lui dis-
je.

-- Ah! monsieur, répondit M. Chillip, un médecin va beaucoup dans
l'intérieur des familles, il ne doit, par conséquent, avoir des
yeux ou des oreilles que pour ce qui concerne sa profession; mais
pourtant, je dois le dire, monsieur, ils sont très-sévères pour
cette vie, comme pour l'autre.

-- Oh! l'autre saura bien se passer de leur concours, j'aime à le
croire, répondis-je; mais que font-ils de celle-ci?»

M. Chillip secoua la tête, remua son bichof, et en but une petite
gorgée.

«C'était une charmante femme, monsieur! dit-il d'un ton de
compassion.

-- La nouvelle mistress Murdstone?

-- Charmante, monsieur, dit M. Chillip, aussi aimable que
possible! L'opinion de mistress Chillip, c'est qu'on lui a changé
le caractère depuis son mariage, et qu'elle est à peu près folle
de chagrin. Les dames, continua-t-il d'un rire craintif, les dames
ont l'esprit d'observation, monsieur.

-- Je suppose qu'ils ont voulu la soumettre et la rompre à leur
détestable humeur. Que Dieu lui vienne en aide! Et elle s'est donc
laissé faire?

-- Mais, monsieur, il y a eu d'abord de violentes querelles, je
puis vous l'assurer, dit M. Chillip, mais maintenant ce n'est plus
que l'ombre d'elle-même. Oserais-je, monsieur, vous dire en
confidence que, depuis que la soeur s'en est mêlée, ils ont réduit
à eux deux la pauvre femme à un état voisin de l'imbécillité?»

Je lui dis que je n'avais pas de peine à le croire.

«Je n'hésite pas à dire, continua M. Chillip, prenant une nouvelle
gorgée de bichof pour se donner du courage, de vous à moi,
monsieur, que sa mère en est morte. Leur tyrannie, leur humeur
sombre, leurs persécutions ont rendu mistress Murdstone presque
imbécile. Avant son mariage, monsieur, c'était une jeune femme qui
avait beaucoup d'entrain; ils l'ont abrutie avec leur austérité
sinistre. Ils la suivent partout, plutôt comme des gardiens
d'aliénés, que comme mari et belle-soeur. C'est ce que me disait
mistress Chillip, pas plus tard que la semaine dernière. Et je
vous assure, monsieur, que les dames ont l'esprit d'observation:
mistress Chillip surtout.

-- Et a-t-il toujours la prétention de donner à cette humeur
lugubre, le nom... cela me coûte à dire... le nom de religion?

-- Patience, monsieur; n'anticipons pas, dit M. Chillip, dont les
paupières enluminées attestaient l'effet du stimulant inaccoutumé
où il puisait tant de hardiesse. Une des remarques les plus
frappantes de mistress Chillip, une remarque qui m'a électrisé,
continua-t-il de son ton le plus lent, c'est que M. Murdstone met
sa propre image sur un piédestal, et qu'il appelle ça la nature
divine. Quand mistress Chillip m'a fait cette remarque, monsieur,
j'ai manqué d'en tomber à la renverse: il ne s'en fallait pas de
cela! Oh! oui! les dames ont l'esprit d'observation, monsieur.

-- D'observation intuitive! lui dis-je, à sa grande satisfaction.

-- Je sois bien heureux, monsieur, de vous voir corroborer mon
opinion, reprit-il. Il ne m'arrive pas souvent, je vous assure, de
me hasarder à en exprimer une en ce qui ne touche point à ma
profession. M. Murdstone fait parfois des discours en public, et
on dit... en un mot, monsieur, j'ai entendu dire à mistress
Chillip, que plus il vient de tyranniser sa femme avec méchanceté,
plus il se montre féroce dans sa doctrine religieuse.

-- Je crois que mistress Chillip a parfaitement raison.

-- Mistress Chillip va jusqu'à dire, continua le plus doux des
hommes, encouragé par mon assentiment, que ce qu'ils appellent
faussement leur religion n'est qu'un prétexte pour se livrer
hardiment à toute leur mauvaise humeur et à leur arrogance. Et
savez-vous, monsieur, continua-t-il en penchant doucement sa tête
d'un côté, que je ne trouve dans le Nouveau Testament rien qui
puisse autoriser M. et miss Murdstone à une pareille rigueur?

-- Ni moi non plus.

-- En attendant, monsieur, dit M. Chillip, ils se font détester,
et comme ils ne se gênent pas pour condamner au feu éternel, de
leur autorité privée, quiconque les déteste, nous avons
horriblement de damnés dans notre voisinage! Cependant, comme le
dit mistress Chillip, monsieur, ils en sont bien punis eux-mêmes
et à toute heure: ils subissent le supplice de Prométhée,
monsieur; ils se dévorent le coeur, et, comme il ne vaut rien, ça
ne doit pas être régalant. Mais maintenant, monsieur, parlons un
peu de votre cerveau, si vous voulez bien me permettre d'y
revenir. Ne l'exposez-vous pas souvent à un peu trop d'excitation,
monsieur?»

Dans l'état d'excitation où M. Chillip avait mis son propre
cerveau par ses libations répétées, je n'eus pas beaucoup de peine
à ramener son attention de ce sujet à ses propres affaires, dont
il me parla, pendant une demi-heure, avec loquacité, me donnant à
entendre, entre autres détails intimes, que, s'il était en ce
moment même au café de Gray's-inn, c'était pour déposer, devant
une commission d'enquête, sur l'état d'un malade dont le cerveau
s'était dérangé par suite de l'abus des liquides.

«Et je vous assure, monsieur, que dans ces occasions-là, je suis
extrêmement agité. Je ne pourrais pas supporter d'être tracassé.
Il n'en faudrait pas davantage pour me mettre hors des gonds.
Savez-vous qu'il m'a fallu du temps pour me remettre des manières
de cette dame si farouche, la nuit où vous êtes né, monsieur
Copperfield?»

Je lui dis que je partais justement le lendemain matin pour aller
voir ma tante, ce terrible dragon dont il avait eu si grand'peur;
que, s'il la connaissait mieux, il saurait que c'était la plus
affectueuse et la meilleure des femmes. La seule supposition qu'il
put jamais la revoir parut le terrifier. Il répondit, avec un pâle
sourire:» Vraiment, monsieur? vraiment?» et demanda presque
immédiatement un bougeoir pour aller se coucher, comme s'il ne se
sentait pas en sûreté partout ailleurs, il ne chancelait pas
précisément en montant l'escalier, mais je crois que son pouls,
généralement si calme, devait avoir ce soir-là deux ou trois
pulsations de plus encore à la minute que le jour où ma tante,
dans le paroxysme de son désappointement, lui avait jeté son
chapeau à la tête.

À minuit, j'allai aussi me coucher, extrêmement fatigué; le
lendemain je pris la diligence de Douvres.

J'arrivai sain et sauf dans le vieux salon de ma tante où je
tombai comme la foudre pendant qu'elle prenait le thé (à propos
elle s'était mise à porter des lunettes), et je fus reçu à bras
ouverts, avec des larmes de joie par elle, par M. Dick, et par ma
chère vieille Peggotty, maintenant femme de charge dans la maison.
Lorsque nous pûmes causer un peu tranquillement, je racontai à ma
tante mon entrevue avec M. Chillip, et la terreur qu'elle lui
inspirait encore aujourd'hui, ce qui la divertit extrêmement.
Peggotty et elle se mirent à en dire long sur le second mari de ma
mère, et «cet assassin femelle qu'il appelle sa soeur,» car je
crois qu'il n'y a au monde ni arrêt de parlement, ni pénalité
judiciaire qui eût pu décider ma tante à donner à cette femme un
nom de baptême, ou de famille, ou de n'importe quoi.



CHAPITRE XXX.

Agnès.


Nous causâmes en tête-à-tête, ma tante et moi, fort avant dans la
nuit. Elle me raconta que les émigrants n'envoyaient pas en
Angleterre une seule lettre qui ne respirât l'espérance et le
contentement, que M. Micawber avait déjà fait passer plusieurs
fois de petites sommes d'argent pour faire honneur à ses échéances
pécuniaires, comme cela se devait d'homme à homme; que Jeannette,
qui était rentrée au service de ma tante lors de son retour à
Douvres, avait fini par renoncer à son antipathie contre le sexe
masculin en épousant un riche tavernier, et que ma tante avait
apposé son sceau à ce grand principe en aidant et assistant la
mariée; qu'elle avait même honoré la cérémonie de sa présence.
Voilà quelques-uns des points sur lesquels roula notre
conversation; au reste, elle m'en avait déjà entretenu dans ses
lettres avec plus ou moins de détails. M. Dick ne fut pas non plus
oublié. Ma tante me dit qu'il s'occupait à copier tout ce qui lui
tombait sous la main, et que, par ce semblant de travail, il était
parvenu à maintenir le roi Charles Ier à une distance
respectueuse; qu'elle était bien heureuse de le voir libre et
satisfait, au lieu de languir dans un état de contrainte monotone,
et qu'enfin (conclusion qui n'était pas nouvelle!) il n'y avait
qu'elle qui eût jamais su tout ce qu'il valait.

«Et maintenant, Trot, me dit-elle en me caressant la main, tandis
que nous étions assis près du feu, suivant notre ancienne
habitude, quand est-ce que vous allez à Canterbury?

-- Je vais me procurer un cheval, et j'irai demain matin, ma
tante, à moins que vous ne vouliez venir avec moi?

-- Non! me dit ma tante de son ton bref, je compte rester où je
suis.

-- En ce cas, lui répondis-je, j'irai à cheval. Je n'aurais pas
traversé aujourd'hui Canterbury sans m'arrêter, si c'eût été pour
aller voir toute autre personne que vous.»

Elle en était charmée au fond, mais elle me répondit: «Bah, Trot,
mes vieux os auraient bien pu attendre encore jusqu'à demain.» Et
elle passa encore sa main sur la mienne, tandis que je regardais
le feu en rêvant.

Oui, en rêvant! car je ne pouvais me sentir si près d'Agnès sans
éprouver, dans toute leur vivacité, les regrets qui m'avaient si
longtemps préoccupé. Peut-être étaient-ils adoucis par la pensée
que cette leçon m'était bien due pour ne pas l'avoir prévenue dans
le temps où j'avais tout l'avenir devant moi; mais ce n'en étaient
pas moins des regrets. J'entendais encore la voix de ma tante me
répéter ce qu'aujourd'hui je pouvais mieux comprendre: «Oh! Trot,
aveugle, aveugle, aveugle!»

Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. Quand je levai
les yeux, je vis qu'elle m'observait attentivement. Peut-être
avait-elle suivi le fil de mes pensées, moins difficile à suivre à
présent que lorsque mon esprit s'obstinait dans son aveuglement.

«Vous trouverez son père avec des cheveux blancs, dit ma tante,
mais il est bien mieux sous tout autre rapport: c'est un homme
renouvelé. Il n'applique plus aujourd'hui sa pauvre petite mesure,
étroite et bornée, à toutes les joies, à tous les chagrins de la
vie humaine. Croyez-moi, mon enfant, il faut que tous les
sentiments se soient bien rapetissés chez un homme pour qu'on
puisse les mesurer à cette aune.

-- Oui vraiment, lui répondis-je.

-- Quant à elle, vous la trouverez, continua ma tante, aussi
belle, aussi bonne, aussi tendre, aussi désintéressée que par le
passé. Si je connaissais un plus bel éloge, Trot, je ne craindrais
pas de le lui donner.»

Il n'y avait point en effet de plus bel éloge pour elle, ni de
plus amer reproche pour moi! Oh! par quelle fatalité m'étais-je
ainsi égaré!

«Si elle instruit les jeunes filles qui l'entourent à lui
ressembler, dit ma tante, et ses yeux se remplirent de larmes,
Dieu sait que ce sera une vie bien employée! Heureuse d'être
utile, comme elle le disait un jour! Comment pourrait-elle être
autrement?

-- Agnès a-t-elle rencontré un... Je pensais tout haut, plutôt que
je ne parlais.

-- Un... qui? quoi? dit vivement ma tante.

-- Un homme qui l'aime?

-- À la douzaine! s'écria ma tante avec une sorte d'orgueil
indigné. Elle aurait pu se marier vingt fois, mon cher ami, depuis
que vous êtes parti.

-- Certainement! dis-je, certainement. Mais a-t-elle trouvé un
homme digne d'elle? car Agnès ne saurait en aimer un autre.»

Ma tante resta silencieuse un instant, le menton appuyé sur sa
main. Puis levant lentement les yeux:

«Je soupçonne, dit-elle, qu'elle a de l'attachement pour
quelqu'un, Trot.

-- Et elle est payée de retour? lui dis-je.

-- Trot, reprit gravement ma tante, je ne puis vous le dire. Je
n'ai même pas le droit de vous affirmer ce que je viens de vous
dire-là. Elle ne me l'a jamais confié, je ne fais que le
soupçonner.»

Elle me regardait d'un air si inquiet (je la voyais même trembler)
que je sentis alors, plus que jamais, qu'elle avait pénétré au
fond de ma pensée. Je fis un appel à toutes les résolutions que
j'avais formées, pendant tant de jours et tant de nuits de lutte
contre mon propre coeur.

«Si cela était, dis-je, et j'espère que cela est...

-- Je ne dis pas que cela soit, dit brusquement ma tante. Il ne
faut pas vous en fier à mes soupçons. Il faut au contraire les
tenir secrets. Ce n'est peut-être qu'une idée. Je n'ai pas le
droit d'en rien dire.

-- Si cela était, répétai-je, Agnès me le dirait un jour. Une
soeur à laquelle j'ai montré tant de confiance, ma tante, ne me
refusera pas la sienne.»

Ma tante détourna les yeux aussi lentement qu'elle les avait
portés sur moi, et les cacha dans ses mains d'un air pensif. Peu à
peu elle mit son autre main sur mon épaule, et nous restâmes ainsi
près l'un de l'autre, songeant au passé, sans échanger une seule
parole, jusqu'au moment de nous retirer.

Je partis le lendemain matin de bonne heure pour le lieu où
j'avais passé le temps bien reculé de mes études. Je ne puis dire
que je fusse heureux de penser que c'était une victoire que je
remportais sur moi-même, ni même de la perspective de revoir
bientôt son visage bien-aimé.

J'eus bientôt en effet parcouru cette route que je connaissais si
bien, et traversé ces rues paisibles où chaque pierre m'était
aussi familière qu'un livre de classe à un écolier. Je me rendis à
pied jusqu'à la vieille maison, puis je m'éloignai: j'avais le
coeur trop plein pour me décider à entrer. Je revins, et je vis en
passant la fenêtre basse de la petite tourelle où Uriah Heep, puis
M. Micawber, travaillaient naguère: c'était maintenant un petit
salon; il n'y avait plus de bureau. Du reste, la vieille maison
avait le même aspect propre et soigné que lorsque je l'avais vue
pour la première fois. Je priai la petite servante qui vint
m'ouvrir de dire à miss Wickfield qu'un monsieur demandait à la
voir, de la part d'un ami qui était en voyage sur le continent:
elle me fit monter par le vieil escalier (m'avertissant de prendre
garde aux marches que je connaissais mieux qu'elle): j'entrai dans
le salon; rien n'y était changé. Les livres que nous lisions
ensemble, Agnès et moi, étaient à la même place; je revis, sur le
même coin de la table, le pupitre où tant de fois j'avais
travaillé. Tous les petits changements que les Heep avaient
introduits de nouveau dans la maison, avaient été changés à leur
tour. Chaque chose était dans le même état que dans ce temps de
bonheur qui n'était plus.

Je me mis contre une fenêtre, je regardai les maisons de l'autre
côté de la rue, me rappelant combien de fois je les avais
examinées les jours de pluie, quand j'étais venu m'établir à
Canterbury; toutes les suppositions que je m'amusais à faire sur
les gens qui se montraient aux fenêtres, la curiosité que je
mettais à les suivre montant et descendant les escaliers, tandis
que les femmes faisaient retentir les clic-clac de leurs patins
sur le trottoir, et que la pluie maussade fouettait le pavé, ou
débordait là-bas des égouts voisins sur la chaussée. Je me
souvenais que je plaignais de tout mon coeur les piétons que je
voyais arriver le soir à la brune tout trempés, et traînant la
jambe avec leurs paquets sur le dos au bout d'un bâton. Tous ces
souvenirs étaient encore si frais dans ma mémoire, que je sentais
une odeur de terre humide, de feuilles et de ronces mouillées,
jusqu'au souffle du vent qui m'avait dépité moi-même pendant mon
pénible voyage.

Le bruit de la petite porte qui s'ouvrait dans la boiserie me fit
tressaillir, je me retournai. Son beau et calme regard rencontra
le mien. Elle s'arrêta et mit sa main sur son coeur; je la saisis
dans mes bras.

«Agnès! mon amie! j'ai eu tort d'arriver ainsi à l'improviste.

-- Non, non! Je suis si contente de vous voir, Trotwood!

-- Chère Agnès, c'est moi qui suis heureux de vous retrouver
encore!»

Je la pressai sur mon coeur, et pendant un moment nous gardâmes
tous deux le silence. Puis nous nous assîmes à côté l'un de
l'autre, et je vis sur ce visage angélique l'expression de joie et
d'affection dont je rêvais, le jour et la nuit, depuis des années.

Elle était si naïve, elle était si belle, elle était si bonne, je
lui devais tant, je l'aimais tant, que je ne pouvais exprimer ce
que je sentais. J'essayai de la bénir, j'essayai de la remercier,
j'essayai de lui dire (comme je l'avais souvent fait dans mes
lettres) toute l'influence qu'elle avait sur moi, mais non: mes
efforts étaient vains. Ma joie et mon amour restaient muets.

Avec sa douce tranquillité, elle calma mon agitation; elle me
ramena au souvenir du moment de notre séparation; elle me parla
d'Émilie, qu'elle avait été voir en secret plusieurs fois; elle me
parla d'une manière touchante du tombeau de Dora. Avec l'instinct
toujours juste que lui donnait son noble coeur, elle toucha si
doucement et si délicatement les cordes douloureuses de ma mémoire
que pas une d'elles ne manqua de répondre à son appel harmonieux,
et moi, je prêtais l'oreille à cette triste et lointaine mélodie,
sans souffrir des souvenirs qu'elle éveillait dans mon âme. Et
comment en aurais-je pu souffrir, lorsque le sien les dominait
tous et planait comme les ailes de mon bon ange sur ma vie!

«Et vous, Agnès, dis-je enfin. Parlez-moi de vous. Vous ne m'avez
encore presque rien dit de ce que vous faites.

-- Et qu'aurais-je à vous dire? reprit-elle avec son radieux
sourire. Mon père est bien. Vous nous retrouvez ici tranquilles
dans notre vieille maison qui nous a été rendue; nos inquiétudes
sont dissipées; vous savez cela, cher Trotwood, et alors vous
savez tout.

-- Tout, Agnès?»

Elle me regarda, non sans un peu d'étonnement et d'émotion.

«Il n'y a rien de plus, ma soeur? lui dis-je.»

Elle pâlit, puis rougit, et pâlit de nouveau. Elle sourit avec une
calme tristesse, à ce que je crus voir, et secoua la tête.

J'avais cherché à la mettre sur le sujet dont m'avait parlé ma
tante; car quelque douloureuse que dût être pour moi cette
confidence, je voulais y soumettre mon coeur et remplir mon devoir
vis-à-vis d'Agnès. Mais je vis qu'elle se troublait, et je
n'insistai pas.

«Vous avez beaucoup à faire, chère Agnès?

-- Avec mes élèves?» dit-elle en relevant la tête; elle avait
repris sa sérénité habituelle.

«Oui. C'est bien pénible, n'est-ce pas?

-- La peine en est si douce, reprit-elle, que je serais presque
ingrate de lui donner ce nom.

-- Rien de ce qui est bien ne vous semble difficile, répliquai-
je.»

Elle pâlit de nouveau, et, de nouveau, comme elle baissait la
tête, je revis ce triste sourire.

«Vous allez attendre pour voir mon père, dit-elle gaiement, et
vous passerez la journée avec nous. Peut-être même voudrez-vous
bien coucher dans votre ancienne chambre? Elle porte toujours
votre nom.»

Cela m'était impossible, j'avais promis à ma tante de revenir le
soir, mais je serais heureux, lui dis-je, de passer la journée
avec eux.

«J'ai quelque chose à faire pour le moment, dit Agnès, mais voilà
vos anciens livres, Trotwood, et notre ancienne musique.

-- Je revois même les anciennes fleurs, dis-je en regardant autour
de moi; ou du moins les espèces que vous aimiez autrefois.

-- J'ai trouvé du plaisir, reprit Agnès en souriant, à conserver
tout ici pendant votre absence, dans le même état que lorsque nous
étions des enfants. Nous étions si heureux alors!

-- Oh! oui, Dieu m'en est témoin!

-- Et tout ce qui me rappelait mon frère, dit Agnès en tournant
vers moi ses yeux affectueux, m'a tenu douce compagnie. Jusqu'à
cette miniature de panier, dit-elle en me montrant celui qui
pendait à sa ceinture, tout plein de clefs, il me semble, quand je
l'entends résonner, qu'il me chante un air de notre jeunesse.»

Elle sourit et sortit par la porte qu'elle avait ouverte en
entrant.

C'était à moi à conserver avec un soin religieux cette affection
de soeur. C'était tout ce qui me restait, et c'était un trésor. Si
une fois j'ébranlais cette sainte confiance en voulant la
dénaturer, elle était perdue à tout jamais et ne saurait renaître.
Je pris la ferme résolution de n'en point courir le risque. Plus
je l'aimais, plus j'étais intéressé à ne point m'oublier un
moment.

Je me promenai dans les rues, je revis mon ancien ennemi le
boucher, aujourd'hui devenu constable, avec le bâton, signe
honorable de son autorité, pendu dans sa boutique: j'allai voir
l'endroit où je l'avais combattu; et là je méditai sur miss
Shepherd, et sur l'aînée des miss Jorkins, et sur toutes mes
frivoles passions, amours ou haines de cette époque. Rien ne
semblait avoir survécu qu'Agnès, mon étoile toujours plus
brillante et plus élevée dans le ciel.

Quand je revins, M. Wickfield était rentré; il avait loué à deux
milles environ de la ville un jardin où il allait travailler
presque tous les jours. Je le trouvai tel que ma tante me l'avait
décrit. Nous dînâmes en compagnie de cinq ou six petites filles;
il avait l'air de n'être plus que l'ombre du beau portrait qu'on
voyait sur la muraille.

La tranquillité et la paix qui régnaient jadis dans cette paisible
demeure, et dont j'avais gardé un si profond souvenir, y étaient
revenues. Quand le dîner fut terminé, M. Wickfield ne prenant plus
le vin du dessert, et moi refusant d'en prendre comme lui, nous
remontâmes tous. Agnès et ses petites élèves se mirent à chanter,
à jouer et à travailler ensemble. Après le thé les enfants nous
quittèrent, et nous restâmes tous trois ensemble, à causer du
passé.

«J'y trouve bien des sources de regret, de profond regret et de
remords, Trotwood, dit M. Wickfield, en secouant sa tête blanchie;
vous ne le savez que trop. Mais avec tout cela je serais bien
fâché d'en effacer le souvenir, lors même que ce serait en mon
pouvoir.»

Je pouvais aisément le croire: Agnès était à côté de lui!

«J'anéantirais en même temps, continua-t-il, celui de la patience,
du dévouement, de la fidélité, de l'amour de mon enfant, et cela,
je ne veux pas l'oublier, non, pas même pour parvenir à m'oublier
moi-même.

-- Je vous comprends, monsieur, lui dis-je doucement. Je la
vénère. J'y ai toujours pensé... toujours, avec vénération.

-- Mais personne ne sait, pas même vous, reprit-il, tout ce
qu'elle a fait, tout ce qu'elle a supporté, tout ce qu'elle a
souffert. Mon Agnès!»

Elle avait mis sa main sur le bras de son père comme pour
l'arrêter, et elle était pâle, bien pâle.

«Allons! allons!» dit-il, avec un soupir, en repoussant évidemment
le souvenir d'un chagrin que sa fille avait eu à supporter,
qu'elle supportait peut-être même encore (je pensai à ce que
m'avait dit ma tante), Trotwood, je ne vous ai jamais parlé de sa
mère. Quelqu'un vous en a-t-il parlé?

-- Non, monsieur.

-- Il n'y a pas beaucoup à en dire... bien qu'elle ait eu beaucoup
à souffrir. Elle m'a épousé contre la volonté de son père, qui l'a
reniée. Elle l'a supplié de lui pardonner, avant la naissance de
mon Agnès. C'était un homme très-dur, et la mère était morte
depuis longtemps. Il a rejeté sa prière. Il lui a brisé le coeur.»

Agnès s'appuya sur l'épaule de son père et lui passa doucement les
bras autour du cou.

«C'était un coeur doux et tendre, dit-il, il l'a brisé, je savais
combien c'était une nature frêle et délicate. Nul ne le pouvait
savoir aussi bien que moi. Elle m'aimait beaucoup, mais elle n'a
jamais été heureuse. Elle a toujours souffert en secret de ce coup
douloureux, et quand son père la repoussa pour la dernière fois,
elle était faible et malade... elle languit, puis elle mourut.
Elle me laissa Agnès qui n'avait que quinze jours encore, et les
cheveux gris que vous vous rappelez m'avoir vus déjà la première
fois que vous êtes venu ici.»

Il embrassa sa fille.

«Mon amour pour mon enfant était un amour plein de tristesse, car
mon âme tout entière était malade. Mais à quoi bon vous parler de
moi? C'est de sa mère et d'elle que je voulais vous parler,
Trotwood. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que j'ai été ni ce
que je suis encore, vous le devinerez bien; je le sais. Quant à
Agnès, je n'ai que faire aussi de vous dire ce qu'elle est; mais
j'ai toujours retrouvé en elle quelque chose de l'histoire de sa
pauvre mère; et c'est pour cela que je vous en parle ce soir, à
présent que nous sommes de nouveau réunis, après de si grands
changements. J'ai fini.»

Il baissa la tête, elle pencha vers lui son visage d'ange, qui
prit, avec ses caresses filiales, un caractère plus pathétique
encore après ce récit. Une scène si touchante était bien faite
pour fixer d'une façon toute particulière dans ma mémoire le
souvenir de cette soirée, la première de notre réunion.

Agnès se leva, et, s'approchant doucement de son piano, elle se
mit à jouer quelques-uns des anciens airs que nous avions si
souvent écoutés au même endroit.

«Avez-vous le projet de voyager encore?» me demanda Agnès, tandis
que j'étais debout à côté d'elle.

-- Qu'en pense ma soeur?

-- J'espère que non.

-- Alors, je n'en ai plus le projet, Agnès.

-- Puisque vous me consultez, Trotwood, je vous dirai que mon avis
est que vous n'en devez rien faire, reprit-elle doucement. «Votre
réputation croissante et vos succès vous encouragent à continuer;
et lors même que je pourrais me passer de mon frère, continua-t-
elle en fixant ses yeux sur moi, peut-être le temps, plus
exigeant, réclame-t-il de vous une vie plus active.»

-- Ce que je suis? c'est votre oeuvre, Agnès; c'est à vous d'en
juger.

-- Mon oeuvre, Trotwood?

-- Oui, Agnès, mon amie! lui dis-je en me penchant vers elle, j'ai
voulu vous dire, aujourd'hui, en vous revoyant, quelque chose qui
n'a pas cessé d'être dans mon coeur depuis la mort de Dora. Vous
rappelez-vous que vous êtes venue me trouver dans notre petit
salon, et que vous m'avez montré le ciel, Agnès?

-- Oh, Trotwood! reprit-elle, les yeux pleins de larmes. Elle
était si aimante, si naïve, si jeune! Pourrais-je jamais
l'oublier?

-- Telle que vous m'êtes apparue alors, ma soeur, telle vous avez
toujours été pour moi. Je me le suis dit bien des fois depuis ce
jour. Vous m'avez toujours montré le ciel, Agnès; vous m'avez
toujours conduit vers un but meilleur; vous m'avez toujours guidé
vers un monde plus élevé.»

Elle secoua la tête en silence; à travers ses larmes, je revis
encore le doux et triste sourire.

«Et je vous en suis si reconnaissant, Agnès, si obligé
éternellement, que je n'ai pas de nom pour l'affection que je vous
porte. Je veux que vous sachiez, et pourtant je ne sais comment
vous le dire, que toute ma vie je croirai en vous, et me laisserai
guider par vous, comme je l'ai fait au milieu des ténèbres qui ont
fui loin de moi. Quoi qu'il arrive, quelques nouveaux liens que
vous puissiez former, quelques changements qui puissent survenir
entre nous, je vous suivrai toujours des yeux, je croirai en vous
et je vous aimerai comme je le fais aujourd'hui, et comme je l'ai
toujours fait. Vous serez, comme vous l'avez toujours été, ma
consolation et mon appui. Jusqu'au jour de ma mort, ma soeur
chérie, je vous verrai toujours devant moi, me montrant le ciel!»

Elle mit sa main sur la mienne et me dit qu'elle était fière de
moi, et de ce que je lui disais, mais que je la louais beaucoup
plus qu'elle ne le méritait. Puis elle continua à jouer doucement,
mais sans me quitter des yeux.

«Savez-vous, Agnès, que ce que j'ai appris ce soir de votre père
répond merveilleusement au sentiment que vous m'avez inspiré quand
je vous ai d'abord connue, quand je n'étais encore qu'un petit
écolier assis à vos côtés.

-- Vous saviez que je n'avais pas de mère, répondit-elle avec un
sourire, et cela vous disposait à m'aimer un peu.

-- Plus que cela, Agnès. Je sentais, presque autant que si j'avais
su cette histoire, qu'il y avait, dans l'atmosphère qui nous
environnait quelque chose de doux et de tendre, que je ne pouvais
m'expliquer; quelque chose qui, chez une autre, aurait pu tenir de
la tristesse (et maintenant je sais que j'avais raison), mais qui
n'en avait pas chez vous le caractère.»

Elle jouait doucement quelques notes, et elle me regardait
toujours.

«Vous ne riez pas de l'idée que je caressais alors; ces folles
idées, Agnès?

-- Non!

-- Et si je vous disais que, même alors, je comprenais que vous
pourriez aimer fidèlement, en dépit de tout découragement, aimer
jusqu'à votre dernière heure, ne ririez-vous pas au moins de ce
rêve?

-- Oh non! oh non!»

Un instant son visage prit une expression de tristesse qui me fit
tressaillir, mais, l'instant d'après, elle se remettait à jouer
doucement, en me regardant avec son beau et calme sourire.

Tandis que je retournais le soir à Londres, poursuivi par le vent
comme par un souvenir inflexible, je pensais à elle, je craignais
qu'elle ne fût pas heureuse. Moi, je n'étais pas heureux, mais
j'avais réussi jusqu'alors à mettre fidèlement un sceau sur le
passé; et, en songeant à elle, tandis qu'elle me montrait le ciel,
je songeais à cette demeure éternelle où je pourrais un jour
l'aimer, d'un amour inconnu à la terre, et lui dire la lutte que
je m'étais livrée dans mon coeur, lorsque je l'aimais ici-bas.



CHAPITRE XXXI.

On me montre deux intéressants pénitents.


Provisoirement... dans tous les cas, jusqu'à ce que mon livre fût
achevé, c'est à dire pendant quelques mois encore... j'élus
domicile à Douvres, chez ma tante; et là, assis à la fenêtre d'où
j'avais contemplé la lune réfléchie dans les eaux de la mer, la
première fois que j'étais venu chercher un abri sous ce toit, je
poursuivis tranquillement ma tâche.

Fidèle à mon projet de ne faire allusion à mes travaux que
lorsqu'ils viennent par hasard se mêler à l'histoire de ma vie, je
ne dirai point les espérances, les joies, les anxiétés et les
triomphes de ma vie d'écrivain. J'ai déjà dit que je me vouais à
mon travail avec toute l'ardeur de mon âme, que j'y mettais tout
ce que j'avais d'énergie. Si mes livres ont quelque valeur, qu'ai-
je besoin de rien ajouter? Sinon, mon travail ne valant pas
grand'chose, le reste n'a d'intérêt pour personne.

Parfois, j'allais à Londres, pour me perdre dans ce vivant
tourbillon du monde, ou pour consulter Traddles sur quelque
affaire. Pendant mon absence, il avait gouverné ma fortune avec un
jugement des plus solides; et, grâce à lui, elle était dans l'état
le plus prospère, Comme ma renommée croissante commençait à
m'attirer une foule de lettres de gens que je ne connaissais pas,
lettres souvent fort insignifiantes, auxquelles je ne savais que
répondre, je convins avec Traddles de faire peindre mon nom sur sa
porte; là, les facteurs infatigables venaient apporter des
monceaux de lettres à mon adresse, et, de temps à autre, je m'y
plongeais à corps perdu, comme un ministre de l'intérieur, sauf
les appointements.

Dans ma correspondance, je trouvais parfois égarée une offre
obligeante de quelqu'un des nombreux individus qui erraient dans
la cour des _Doctors'-Commons_: on me proposait de pratiquer sous
mon nom (si je voulais seulement me charger d'acheter la charge de
procureur), et de me donner tant pour cent sur les bénéfices. Mais
je déclinai toutes ces offres, sachant bien qu'il n'y avait que
déjà trop de ces courtiers marrons en exercice, et persuadé que la
cour des Commons était déjà bien assez mauvaise comme cela, sans
que j'allasse contribuer à la rendre pire encore.

Les soeurs de Sophie étaient retournées en Devonshire, lorsque mon
nom vint éclore sur la porte de Traddles, et c'était le petit
espiègle qui répondait tout le jour, sans seulement avoir l'air de
connaître Sophie, confinée dans une chambre de derrière, d'où elle
avait l'agrément de pouvoir, en levant les yeux de dessus son
ouvrage, avoir une échappée de vue sur un petit bout de jardin
enfumé, y compris une pompe.

Mais je la retrouvais toujours là, charmante et douce ménagère,
fredonnant ses chansons du Devonshire quand elle n'entendait pas
monter quelques pas inconnus, et fixant par ses chants mélodieux
le petit page sur son siège, dans son antichambre officielle.

Je ne comprenais pas, au premier abord, pourquoi je trouvais si
souvent Sophie occupée à écrire sur un grand livre, ni pourquoi,
dès qu'elle m'apercevait, elle s'empressait de le fourrer dans le
tiroir de sa table. Mais le secret me fut bientôt dévoilé. Un
jour, Traddles (qui venait de rentrer par une pluie battante)
sortit un papier de son pupitre et me demanda ce que je pensais de
cette écriture.

-- Oh, non, Tom! s'écria Sophie, qui faisait chauffer les
pantoufles de son mari.

-- Pourquoi pas, ma chère, reprit Tom d'un air ravi. Que dites-
vous de cette écriture, Copperfield?

-- Elle est magnifique; c'est tout à fait l'écriture légale des
affaires. Je n'ai jamais vu, je crois, une main plus ferme.

-- Ça n'a pas l'air d'une écriture de femme, n'est-ce pas? dit
Traddles.

-- De femme! répétai-je. Pourquoi pas d'un moulin à vent?»

Traddles, ravi de ma méprise, éclata de rire, et m'apprit que
c'était l'écriture de Sophie; que Sophie avait déclaré qu'il lui
fallait bientôt un copiste, et qu'elle voulait remplir cet office;
qu'elle avait attrapé ce genre d'écriture à force d'étudier un
modèle; et qu'elle transcrivait maintenant je ne sais combien de
pages in-folio à l'heure. Sophie était toute confuse de ce qu'on
me disait là. «Quand Tom sera juge, disait-elle, il n'ira pas le
crier comme cela sur les toits. Mais Tom n'était pas de cet avis;
il déclarait au contraire qu'il en serait toujours également fier,
quelles que fussent les circonstances.

«Quelle excellente et charmante femme vous avez, mon cher
Traddles! lui dis-je, lorsqu'elle fut sortie en riant.

-- Mon cher Copperfield, reprit Traddles, c'est sans exception la
meilleure fille du monde. Si vous saviez comme elle gouverne tout
ici, avec quelle exactitude, quelle habileté, quelle économie,
quel ordre, quelle bonne humeur elle vous mène tout cela!

-- En vérité, vous avez bien raison de faire son éloge, repris-je.
Vous êtes un heureux mortel. Je vous crois faits tous deux pour
vous communiquer l'un à l'autre le bonheur que chacun de vous
porte en soi-même.

-- Il est certain que nous sommes les plus heureux du monde,
reprit Traddles; c'est une chose que je ne peux pas nier. Tenez!
Copperfield, quand je la vois se lever à la lumière pour mettre
tout en ordre, aller faire son marché sans jamais s'inquiéter du
temps, avant même que les clercs soient arrivés dans le bureau; me
composer je ne sais comment les meilleurs petits dîners, avec les
éléments les plus ordinaires; me faire des puddings et des pâtés,
remettre chaque chose à sa place, toujours propre et soignée sur
sa personne; m'attendre le soir si tard que je puisse rentrer,
toujours de bonne humeur, toujours prête à m'encourager, et tout
cela pour me faire plaisir: non vraiment, là, il m'arrive
quelquefois de ne pas y croire, Copperfield!»

Il contemplait avec tendresse jusqu'aux pantoufles qu'elle lui
avait fait chauffer, tout en mettant ses pieds dedans et les
étendant sur les chenets d'un air de satisfaction.

«Je ne peux pas le croire, répétait-il. Et si vous saviez que de
plaisirs nous avons! Ils ne sont pas chers, mais ils sont
admirables. Quand nous sommes chez nous le soir, et que nous
fermons notre porte, après avoir tiré ces rideaux..., qu'elle a
faits... où pourrions-nous être mieux? Quand il fait beau, et que
nous allons nous promener le soir, les rues nous fournissent mille
jouissances. Nous nous mettons à regarder les étalages des
bijoutiers, et je montre à Sophie lequel de ces serpents aux yeux
de diamants, couchés sur du satin blanc, je lui donnerais si j'en
avais le moyen; et Sophie me montre laquelle de ces belles montres
d'or à cylindre, avec mouvement à échappement horizontal, elle
m'achèterait si elle en avait le moyen: puis nous choisissons les
cuillers et les fourchettes, les couteaux à beurre, les truelles à
poisson ou les pinces à sucre qui nous plairaient le plus, si nous
avions le moyen: et vraiment, nous nous en allons aussi contents
que si nous les avions achetés! Une autre fois, nous allons flâner
dans les squares ou dans les belles rues; nous voyons une maison à
louer, alors nous la considérons en nous demandant si cela nous
conviendra quand je serai fait juge. Puis nous prenons tous nos
arrangements: cette chambre-là sera pour nous, telle autre pour
l'une de nos soeurs, etc., etc., jusqu'à ce que nous ayons décidé
si véritablement l'hôtel peut ou non nous convenir. Quelquefois
aussi nous allons, en payant moitié place, au parterre de quelque
théâtre, dont le fumet seul, à mon avis, n'est pas cher pour le
prix, et nous nous amusons comme des rois. Sophie d'abord croit
tout ce qu'elle entend sur la scène, et moi aussi. En rentrant,
nous achetons de temps en temps un petit morceau de quelque chose
chez le charcutier, ou un petit homard chez le marchand de
poisson, et nous revenons chez nous faire un magnifique souper,
tout en causant de ce que nous venons de voir. Eh bien!
Copperfield, n'est-il pas vrai que si j'étais lord chancelier,
nous ne pourrions jamais faire ça?

-- Quoi que vous deveniez, mon cher Traddles, pensai-je en moi-
même, vous ne ferez jamais rien que de bon et d'aimable. À propos,
lui dis-je tout haut, je suppose que vous ne dessinez plus jamais
de squelettes?

-- Mais réellement, répondit Traddles en riant et en rougissant,
je n'oserais jamais l'affirmer, mon cher Copperfield. Car l'autre
jour j'étais au banc du roi, une plume à la main; il m'a pris
fantaisie de voir si j'avais conservé mon talent d'autrefois. Et
j'ai bien peur qu'il n'y ait un squelette... en perruque... sur le
rebord du pupitre.»

Quand nous eûmes bien ri de tout notre coeur, Traddles se mit à
dire, de son ton d'indulgence: «Ce vieux Creakle!

-- J'ai reçu une lettre de ce vieux... scélérat, lui dis-je.» car
jamais je ne m'étais senti moins disposé à lui pardonner
l'habitude qu'il avait prise de battre Traddles comme plâtre,
qu'en voyant Traddles si disposé à lui pardonner pour lui-même.

-- De Creakle le maître de pension? s'écria Traddles. Oh! non, ce
n'est pas possible.

-- Parmi les personnes qu'attire vers moi ma renommée naissante,
lui dis-je en jetant un coup d'oeil sur mes lettres, et qui font
la découverte qu'elles m'ont toujours été très-attachées, se
trouve le susdit Creakle. Il n'est plus maître de pension à
présent, Traddles. Il est retiré. C'est un magistrat du comté de
Middlesex.»

Je jouissais d'avance de la surprise de Traddles, mais point du
tout, il n'en montra aucune.

«Et comment peut-il se faire, à votre avis, qu'il soit devenu
magistrat du Middlesex? continuai-je.

-- Oh! mon cher ami, répondit Traddles, c'est une question à
laquelle il serait bien difficile de répondre. Peut-être a-t-il
voté pour quelqu'un ou prêté de l'argent à quelqu'un, ou acheté
quelque chose à quelqu'un, ou rendu service à quelqu'un, qui
connaissait quelqu'un, qui a obtenu du lieutenant du comté qu'on
le mît dans la commission?

-- En tout cas, il en est, de la commission, lui dis-je. Et il
m'écrit qu'il sera heureux de me faire voir, en pleine vigueur, le
seul vrai système de discipline pour les prisons; le seul moyen
infaillible d'obtenir des repentirs solides et durables, c'est-à-
dire, comme vous savez, le système cellulaire. Qu'en pensez-vous?

-- Du système? me demanda Traddles, d'un air grave.

-- Non. Mais croyez-vous que je doive accepter son offre, et lui
annoncer que vous y viendrez avec moi?

-- Je n'y ai pas d'objection, dit Traddles.

-- Alors, je vais lui écrire pour le prévenir. Vous rappelez-vous
(pour ne rien dire de la façon dont on nous traitait) que ce même
Creakle avait mis son fils à la porte de chez lui, et vous
souvenez-vous de la vie qu'il faisait mener à sa femme et à sa
fille?

-- Parfaitement, dit Traddles.

-- Eh bien, si vous lisez sa lettre, vous verrez que c'est le plus
tendre des hommes pour les condamnés chargés de tous les crimes.
Seulement je ne suis pas bien sûr que cette tendresse de coeur
s'étende aussi à quelque autre classe de créatures humaines.»

Traddles haussa les épaules, mais sans paraître le moins du monde
surpris. Je ne l'étais pas moi-même, j'avais déjà vu trop souvent
de semblables parodies en action. Nous fixâmes le jour de notre
visite, et j'écrivis le soir même à M. Creakle.

Au jour marqué, je crois que c'était le lendemain, mais peu
importe, nous nous rendîmes, Traddles et moi, à la prison où
M. Creakle exerçait son autorité. C'était un immense bâtiment qui
avait dû coûter fort cher à construire. Comme nous approchions de
la porte, je ne pus m'empêcher de songer au tollé général
qu'aurait excité dans le pays le pauvre innocent qui aurait
proposé de dépenser la moitié de la somme pour construire une
école industrielle en faveur des jeunes gens, ou un asile en
faveur des vieillards dignes d'intérêt.

On nous fit entrer dans un bureau qui aurait pu servir de rez-de-
chaussée à la tour de Babel, tant il était solidement construit.
Là nous fûmes présentés à notre ancien maître de pension, au
milieu d'un groupe qui se composait de deux ou trois de ces
infatigables magistrats, ses collègues, et de quelques visiteurs
venus à leur suite. Il me reçut comme un homme qui m'avait formé
l'esprit et le coeur, et qui m'avait toujours aimé tendrement.
Quand je lui présentai Traddles, M. Creakle déclara, mais avec
moins d'emphase, qu'il avait également été le guide, le maître et
l'ami de Traddles. Notre vénérable pédagogue avait beaucoup
vieilli; mais ce n'était pas à son avantage. Son visage était
toujours aussi méchant; ses yeux aussi petits et un peu plus
enfoncés encore. Ses rares cheveux gras et gris, avec lesquels je
me le représentais toujours, avaient presque absolument disparu,
et les grosses veines qui se dessinaient sur son crâne chauve
n'étaient pas faites pour le rendre plus agréable à voir.

Après avoir causé un moment avec ces messieurs, dont la
conversation aurait pu faire croire qu'il n'y avait dans ce monde
rien d'aussi important que le suprême bien-être des prisonniers,
ni rien à faire sur la terre en dehors des grilles d'une prison,
nous commençâmes notre inspection. C'était justement l'heure du
dîner: nous allâmes d'abord dans la grande cuisine, où l'on
préparait le dîner de chaque prisonnier (qu'on allait lui passer
par sa cellule), avec la régularité et la précision d'une horloge.
Je dis tout bas à Traddles que je trouvais un contraste bien
frappant entre ces repas si abondants et si soignés et les dîners,
je ne dis pas des pauvres, mais des soldats, des marins, des
paysans, de la masse honnête et laborieuse de la nation, dont il
n'y avait pas un sur cinq cents qui dînât aussi bien de moitié.
J'appris que le _Système_ exigeait une forte nourriture, et, en un
mot, pour en finir avec le _Système_, je découvris que, sur ce
point comme sur tous les autres, le _Système_ levait tous les
doutes, et tranchait toutes les difficultés. Personne ne
paraissait avoir la moindre idée qu'il y eût un autre système que
le _Système_, qui valût la peine d'en parler.

Tandis que nous traversions un magnifique corridor, je demandai à
M. Creakle et à ses amis quels étaient les avantages principaux de
ce tout-puissant, de cet incomparable système. J'appris que
c'était l'isolement complet des prisonniers, grâce auquel un homme
ne pouvait savoir quoi que ce fût de celui qui était enfermé à
côté de lui, et se trouvait là réduit à un état d'âme salutaire
qui l'amenait enfin à la repentance et à une contrition sincère.

Lorsque nous eûmes visité quelques individus dans leurs cellules
et traversé les couloirs sur lesquels donnaient ces cellules;
quand on nous eut expliqué la manière de se rendre à la chapelle,
et ainsi de suite, je fus frappé de l'idée qu'il était extrêmement
probable que les prisonniers en savaient plus long qu'on ne
croyait sur le compte les uns des autres, et qu'ils avaient
évidemment trouvé quelque bon petit moyen de correspondre
ensemble. Ceci a été prouvé depuis, je crois, mais, sachant bien
qu'un tel soupçon serait repoussé comme un abominable blasphème
contre le Système, j'attendis, pour examiner de plus près les
traces de cette pénitence tant vantée.

Mais ici, je fus encore assailli par de grands doutes. Je trouvai
que la pénitence était à peu près taillée sur un patron uniforme,
comme les habits et les gilets de confection qu'on voit aux
étalages des tailleurs. Je trouvai qu'on faisait de grandes
professions de foi, fort semblables quant au fond et même quant à
la forme, ce qui me parut très-louche. Je trouvai une quantité de
renards occupés à dire beaucoup de mal des raisins suspendus à des
treilles inaccessibles; mais, de tous ces renards, il n'y en avait
pas un seul à qui j'eusse confié une grappe à la portée de ses
griffes. Surtout je trouvai que ceux qui parlaient le plus étaient
ceux qui excitaient le plus d'intérêt, et que leur amour-propre,
leur vanité, le besoin qu'ils avaient de faire de l'effet et de
tromper les gens, tous sentiments suffisamment démontrés par leurs
antécédents, les portaient à faire de longues professions de foi
dans lesquelles ils se complaisaient fort.

Cependant j'entendis si souvent parler, durant le cours de notre
visite, d'un certain numéro Vingt-sept qui était en odeur de
sainteté, que je résolus de suspendre mon jugement jusqu'à ce que
j'eusse vu Vingt-sept. Vingt-huit faisait le pendant, c'était
aussi, me dit-on, un astre fort éclatant, mais, par malheur pour
lui, son mérite était légèrement éclipsé par le lustre
extraordinaire de Vingt-sept. À force d'entendre parler de Vingt-
sept, des pieuses exhortations qu'il adressait à tous ceux qui
l'entouraient, des belles lettres qu'il écrivait constamment à sa
mère, qu'il s'inquiétait de voir dans la mauvaise voie, je devins
très-impatient de me trouver en face de ce phénomène.

J'eus à maîtriser quelque temps mon impatience, parce qu'on
réservait Vingt-sept pour le bouquet. À la fin, pourtant, nous
arrivâmes à la porte de sa cellule, et, là, M. Creakle, appliquant
son oeil à un petit trou dans le mur, nous apprit avec la plus
vive admiration, qu'il était en train de lire un livre de
cantiques.

Immédiatement il se précipita tant de têtes à la fois pour voir
numéro Vingt-sept lire son livre de cantiques, que le petit trou
se trouva bloqué en moins de rien par une profondeur de six ou
sept têtes. Pour remédier à cet inconvénient, et pour nous donner
l'occasion de causer avec Vingt-sept dans toute sa pureté,
M. Creakle donna l'ordre d'ouvrir la porte de la cellule et
d'inviter Vingt-sept à venir dans le corridor. On exécuta ses
instructions, et quel ne fut pas l'étonnement de Traddles et le
mien! Cet illustre converti, ce fameux numéro Vingt-sept, c'était
Uriah Heep!

Il nous reconnut immédiatement et nous dit, en sortant de sa
cellule avec ses contorsions d'autrefois:

«Comment vous portez-vous, monsieur Copperfield? Comment vous
portez-vous, monsieur Traddles?»

Cette reconnaissance causa parmi l'assistance une admiration
générale que je ne pus m'expliquer qu'en supposant que chacun
était émerveillé de voir qu'il ne fût pas fier le moins du monde
et qu'il nous fit l'honneur de vouloir bien nous reconnaître.

«Eh bien, Vingt-sept, dit M. Creakle en l'admirant d'un air
sentimental, comment vous trouvez-vous aujourd'hui?

-- Je suis bien humble, monsieur, répondit Uriah Heep.

-- Vous l'êtes toujours, Vingt-sept,» dit M. Creakle.

Ici un autre monsieur lui demanda, de l'air d'un profond intérêt:

«Vous sentez-vous vraiment tout à fait bien?

-- Oui, monsieur, merci, dit Uriah Heep en regardant du côté de
son interlocuteur, beaucoup mieux ici que je n'ai jamais été nulle
part. Je reconnais maintenant mes folies, monsieur. C'est là ce
qui fait que je me sens si bien de mon nouvel état.»

Plusieurs des assistants étaient profondément touchés. L'un
d'entre eux, s'avançant vers lui, lui demanda, avec une extrême
sensibilité, comment il trouvait le boeuf?

«Merci, monsieur, répondit Uriah Heep en regardant du côté d'où
venait cette nouvelle question; il était plus dur hier que je ne
l'aurais souhaité, mais mon devoir est de m'y résigner. J'ai fait
des sottises, messieurs, dit Uriah en regardant autour de lui avec
un sourire bénin, et je dois en supporter les conséquences sans me
plaindre.»

Il s'éleva un murmure combiné où venaient se mêler, d'une part la
satisfaction de voir à Vingt-sept un état d'âme si céleste, et de
l'autre un sentiment d'indignation contre le fournisseur pour lui
avoir donné quelque sujet de plainte (M. Creakle en prit note
immédiatement). Cependant, Vingt-sept restait debout au milieu de
nous, comme s'il sentait bien qu'il représentait là la pièce
curieuse d'un muséum des plus intéressants. Pour nous porter, à
nous autres néophytes, le coup de grâce et nous éblouir, séance
tenante, en redoublant à nos yeux ces éclatantes merveilles, on
donna l'ordre de nous amener aussi Vingt-huit.

J'avais déjà été tellement étonné, que je n'éprouvai qu'une sorte
de surprise résignée quand je vis s'avancer M. Littimer lisant un
bon livre.

«Vingt-huit, dit un monsieur à lunettes qui n'avait pas encore
parlé, la semaine passée, vous vous êtes plaint du chocolat, mon
ami. A-t-il été meilleur cette semaine?

-- Merci, monsieur, dit M. Littimer, il était mieux fait. Si
j'osais faire une observation, monsieur, je crois que le lait
qu'on y mêle n'est pas parfaitement pur; mais je sais, monsieur,
qu'on falsifie beaucoup le lait à Londres, et que c'est un article
qu'il est difficile de se procurer naturel.»

Je crus remarquer que le monsieur en lunettes faisait concurrence
avec son Vingt-huit au Vingt-sept de M. Creakle, car chacun d'eux
se chargeait de faire valoir son protégé tour à tour.

«Dans quel état d'âme êtes-vous, Vingt-huit? dit l'interrogateur
en lunettes.

-- Je vous remercie, monsieur, répondit M. Littimer; je reconnais
mes folies, monsieur; je suis bien peiné quand je songe aux péchés
de mes anciens compagnons, monsieur, mais j'espère qu'ils
obtiendront leur pardon.

-- Vous vous trouvez heureux? continua le même monsieur d'un ton
d'encouragement.

-- Je vous suis bien obligé, monsieur, reprit M. Littimer;
parfaitement.

-- Y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe? Dites-le
franchement, Vingt-huit.

-- Monsieur, dit M. Littimer sans lever la tête, si mes yeux ne
m'ont pas trompé, il y a ici un monsieur qui m'a connu autrefois.
Il peut être utile à ce monsieur de savoir que j'attribue toutes
mes folies passées à ce que j'ai mené une vie frivole au service
des jeunes gens, et que je me suis laissé entraîner par eux à des
faiblesses auxquelles je n'ai pas eu la force de résister.
J'espère que ce monsieur, qui est jeune, voudra bien profiter de
cet avertissement, monsieur, et ne pas s'offenser de la liberté
que je prends; c'est pour son bien. Je reconnais toutes mes folies
passées; j'espère qu'il se repentira de même de toutes les fautes
et des péchés dont il a pris sa part.»

J'observai que plusieurs messieurs se couvraient les yeux de la
main comme s'ils venaient d'entrer dans une église.

«Cela vous fait honneur, Vingt-huit: je n'attendais pas moins de
vous... Avez-vous encore quelques mots à dire?

-- Monsieur, reprit M. Littimer en levant légèrement, non pas les
yeux, mais les sourcils seulement, il y avait une jeune femme
d'une mauvaise conduite que j'ai essayé, mais en vain, de sauver.
Je prie ce monsieur, si cela lui est possible, d'informer cette
jeune femme, de ma part, que je lui pardonne ses torts envers moi,
et que je l'invite à la repentance. J'espère qu'il aura cette
bonté.

-- Je ne doute pas, Vingt-huit, continua son interlocuteur, que le
monsieur auquel vous faites allusion ne sente très-vivement, comme
nous le faisons tous, ce que vous venez de dire d'une façon si
touchante. Nous ne voulons pas vous retenir plus longtemps.

-- Je vous remercie, monsieur, dit M. Littimer. Messieurs, je vous
souhaite le bonjour; j'espère que vous en viendrez aussi, vous et
vos familles, à reconnaître vos péchés et à vous amender.»

Là-dessus Vingt-huit se retira après avoir lancé un regard
d'intelligence à Uriah. On voyait bien qu'ils n'étaient pas
inconnus l'un à l'autre et qu'ils avaient trouvé moyen de
s'entendre. Quand on ferma sur lui la porte de sa cellule, on
entendait chuchoter de tout côté dans le groupe que c'était là un
prisonnier bien respectable, un cas magnifique.

«Maintenant, Vingt-sept, dit M. Creakle rentrant en scène avec son
champion, y a-t-il quelque chose qu'on puisse faire pour vous?
Vous n'avez qu'à dire.

-- Je vous demande humblement, monsieur, reprit Uriah en secouant
sa tête haineuse, l'autorisation d'écrire encore à ma mère.

-- Elle vous sera certainement accordée, dit M. Creakle.

-- Merci, monsieur! Je suis bien inquiet de ma mère. Je crains
qu'elle ne soit pas en sûreté.»

Quelqu'un eut l'imprudence de demander quel danger elle courait;
mais un «Chut!» scandalisé fut la réponse générale.

«Je crains qu'elle ne soit pas en sûreté pour l'éternité,
monsieur, répondit Uriah en se tordant vers la voix; je voudrais
savoir ma mère dans l'état où je suis. Jamais je ne serais arrivé
à cet état d'âme si je n'étais pas venu ici. Je voudrais que ma
mère fût ici. Quel bonheur ce serait pour chacun qu'on pût amener
ici tout le monde.»

Ce sentiment fut reçu avec une satisfaction sans limites, une
satisfaction telle que ces messieurs n'avaient, je crois, encore
rien vu de pareil.

«Avant de venir ici, dit Uriah en nous jetant un regard de côté,
comme s'il eût souhaité de pouvoir empoisonner d'un coup d'oeil le
monde extérieur auquel nous appartenions; avant de venir ici, je
commettais des fautes; mais, je puis maintenant le reconnaître, il
y a bien du péché dans le monde; il y a bien du péché chez ma
mère. D'ailleurs, il n'y a que péché partout, excepté ici.

-- Vous êtes tout à fait changé, dit M. Creakle.

-- Oh ciel! certainement, monsieur, cria ce converti de la plus
belle espérance.

-- Vous ne retomberiez pas, si on vous mettait en liberté? demanda
une autre personne.

-- Oh ciel! non, monsieur.

-- Bien! dit M. Creakle, tout ceci est très-satisfaisant. Vous
vous êtes adressé à M. Copperfield, Vingt-sept, avez-vous quelque
chose de plus à lui dire?

-- Vous m'avez connu longtemps avant mon entrée ici, et mon grand
changement, monsieur Copperfield, dit Uriah en me regardant de
telle manière que jamais je n'avais vu, même sur son visage, un
plus atroce regard... Vous m'avez connu dans le temps où, malgré
toutes mes fautes, j'étais humble avec les orgueilleux, et doux
avec les violents; vous avez été violent envers moi une fois,
monsieur Copperfield; vous m'avez donné un soufflet, vous savez!»

Tableau de commisération générale. On me lance des regards
indignés.

«Mais je vous pardonne, monsieur Copperfield, dit Uriah faisant de
sa clémence le sujet d'un parallèle odieux, impie, que je croirais
blasphémer de répéter. Je pardonne à tout le monde. Ce n'est pas à
moi de conserver la moindre rancune contre qui que ce soit. Je
vous pardonne de bon coeur, et j'espère qu'à l'avenir vous
dompterez mieux vos passions. J'espère que M. Wickfield et miss
Wickfield se repentiront, ainsi que toute cette clique de
pécheurs. Vous avez été visité par l'affliction, et j'espère que
cela vous profitera, mais il vous aurait été encore plus
profitable de venir ici. M. Wickfield aurait mieux fait de venir
ici, et miss Wickfield aussi. Ce que je puis vous souhaiter de
mieux, monsieur Copperfield, ainsi qu'à vous tous, messieurs,
c'est d'être arrêtés et conduits ici. Quand je songe à mes folies
passées et à mon état présent, je sens combien cela vous serait
avantageux. Je plains tous ceux qui ne sont pas amenés ici.»

Il se glissa dans sa cellule au milieu d'un choeur d'approbation;
Traddles et moi, nous nous sentîmes tout soulagés quand il fut
sous les verrous.

Une conséquence remarquable de tout ce beau repentir, c'est qu'il
me donna l'envie de demander ce qu'avaient fait ces deux hommes
pour être mis en prison. C'était évidemment le dernier aveu sur
lequel ils fussent disposés à s'étendre. Je m'adressai à un des
deux gardiens qui, d'après l'expression de leur visage, avaient
bien l'air de savoir à quoi s'en tenir sur toute cette comédie.

«Savez-vous, leur dis-je, tandis que nous suivions le corridor,
quelle a été la dernière erreur du numéro vingt-sept.»

On me répondit que c'était un cas de banque.

«Une fraude sur la banque d'Angleterre? demandai-je.

-- Oui, monsieur. Un cas de fraude, de faux et de complot, car il
n'était pas seul; c'était lui qui menait la bande. Il s'agissait
d'une grosse somme. On les a condamnés à la déportation
perpétuelle. Vingt-sept était le plus rusé de la troupe, il avait
su se tenir presque complètement dans l'ombre. Pourtant il n'a pu
y réussir tout à fait. La banque n'a pu que lui mettre un grain de
sel sur la queue... et ce n'était pas facile.

-- Savez-vous le crime de Vingt-huit?

-- Vingt-huit, reprit le gardien, en parlant à voix basse, et par-
dessus l'épaule, sans retourner la tête, comme s'il craignait que
Creakle et consorts ne l'entendissent parler avec cette coupable
irrévérence sur le compte de ces créatures immaculées, Vingt-huit
(également condamné à la déportation) est entré au service d'un
jeune maître à qui, la veille de son départ pour l'étranger, il a
volé deux cent cinquante livres sterling tant en argent qu'en
valeurs. Ce qui me rappelle tout particulièrement son affaire,
c'est qu'il a été arrêté par une naine.

-- Par qui?

-- Par une toute petite femme dont j'ai oublié le nom.

-- Ce n'est pas Mowcher?

-- Précisément. Il avait échappé à toutes les poursuites, il
partait pour l'Amérique avec une perruque et des favoris blonds,
jamais vous n'avez vu pareil déguisement, quand cette petite
femme, qui se trouvait à Southampton, le rencontra dans la rue, le
reconnut de son oeil perçant, courut se jeter entre ses jambes
pour le faire tomber et le tint ferme, comme la mort.

-- Excellente miss Mowcher! m'écriai-je.

-- C'était bien le cas de le dire, si vous l'aviez vue comme moi,
debout sur une chaise, au banc des témoins, le jour du jugement.
Quand elle l'avait arrêté, il lui avait fait une grande balafre à
la figure, et l'avait maltraitée de la façon la plus brutale, mais
elle ne l'a lâché que quand elle l'a vu sous les verrous. Et même
elle le tenait si obstinément, que les agents de police ont été
obligés de les emmener ensemble. Il n'y avait rien de plus drôle
que sa déposition; elle a reçu des compliments de toute la Cour,
et on l'a ramenée chez elle en triomphe. Elle a dit devant le
tribunal que, le connaissant comme elle le connaissait, elle
l'aurait arrêté tout de même, quand elle aurait été manchotte, et
qu'il eût été fort comme Samson. Et, en conscience, je crois
qu'elle l'aurait fait comme elle le disait.»

C'était aussi mon opinion, et j'en estimais davantage miss
Mowcher.

Nous avions vu tout ce qu'il y avait à voir. En vain nous aurions
essayé de faire comprendre à un homme comme le vénérable
M. Creakle, que Vingt-sept et Vingt-huit étaient des gens de
caractère qui n'avaient nullement changé, qu'ils étaient ce qu'ils
avaient toujours été: de vils hypocrites faits tout exprès pour
cette espèce de confession publique: qu'ils savaient aussi bien
que nous, que tout cela était coté à la bourse de la philanthropie
et qu'on leur en tiendrait compte aussitôt qu'ils allaient être
loin de leur patrie; en un mot, que ce n'était d'un bout à l'autre
qu'un calcul infâme, une imposture exécrable. Nous laissâmes là le
_Système_ et ses adhérents, et nous reprîmes le chemin de la
maison, encore tout abasourdis de ce que nous venions de voir.

«Traddles, dis-je à mon ami, quand on a enfourché un mauvais dada,
il vaut peut-être mieux en effet le surmener comme cela, pour le
crever plus vite.

-- Dieu vous entende!» me répondit-il.



CHAPITRE XXXII.

Une étoile brille sur mon chemin.


Nous étions arrivés à Noël; il y avait plus de deux mois que
j'étais de retour. J'avais vu souvent Agnès. Quelque plaisir que
j'éprouvasse à m'entendre louer par la grande voix du public, voix
puissante pour m'encourager à redoubler d'efforts, le plus petit
mot d'éloge sorti de la bouche d'Agnès valait pour moi mille fois
plus que tout le reste.

J'allais à Canterbury au moins une fois par semaine, souvent
davantage, passer la soirée avec elle. Je revenais la nuit, à
cheval, car j'étais alors retombé dans mon humeur mélancolique...
surtout quand je la quittais... et j'étais bien aise de prendre un
exercice forcé pour échapper aux souvenirs du passé qui me
poursuivaient dans de pénibles veilles, ou dans des rêves plus
pénibles encore. Je passais donc à cheval la plus grande partie de
mes longues et tristes nuits, évoquant, le long du chemin, les
douloureux regrets qui m'avaient occupé pendant ma longue absence.

Ou plutôt j'écoutais l'écho de ces regrets, que j'entendais dans
le lointain. C'était moi qui les avais, de moi-même, exilés si
loin de moi; je n'avais plus qu'à accepter le rôle inévitable que
je m'étais fait à moi-même. Quand je lisais à Agnès les pages que
je venais d'écrire, quand je la voyais m'écouter si attentivement,
se mettre à rire ou fondre en larmes; quand sa voix affectueuse se
mêlait avec tant d'intérêt au monde idéal où je vivais, je
songeais à ce qu'aurait pu être ma vie; mais j'y songeais, comme
jadis, après avoir épousé Dora, j'avais songé trop tard à ce que
j'aurais voulu que fût ma femme.

Mes devoirs envers Agnès, qui m'aimait d'une tendresse que je ne
devais point songer à troubler; sans me rendre coupable envers
elle d'un égoïsme misérable, impuissant d'ailleurs à réparer le
mal; l'assurance où j'étais, après mûre réflexion, qu'ayant
volontairement gâté moi-même ma destinée, et obtenu le genre
d'attachement que mon coeur impétueux lui avait demandé, je
n'avais pas le droit de murmurer, et que je n'avais plus qu'à
souffrir: voilà tout ce qui occupait mon âme et ma pensée; mais je
l'aimais, et je trouvais quelque consolation à me dire qu'un jour
viendrait peut-être où je pourrais l'avouer sans remords, un jour
bien éloigné où je pourrais lui dire: «Agnès, voilà où j'en étais
quand je suis revenu près de vous; et maintenant je suis vieux, et
je n'ai jamais aimé depuis!» Pour elle, elle ne montrait aucun
changement dans ses sentiments ni dans ses manières: ce qu'elle
avait toujours été pour moi, elle l'était encore; rien de moins,
rien de plus.

Entre ma tante et moi, ce sujet semblait être banni de nos
conversations, non que nous eussions un parti pris de l'éviter;
mais, par une espèce d'engagement tacite, nous y songions chacun
de notre côté, sans formuler en commun nos pensées. Quand, suivant
notre ancienne habitude, nous étions assis le soir au coin du feu,
nous restions absorbés dans ces rêveries, mais tout naturellement,
comme si nous en eussions parlé sans réserve. Et cependant nous
gardions le silence. Je crois qu'elle avait lu dans mon coeur, et
qu'elle comprenait à merveille pourquoi je me condamnais à me
taire.

Noël était proche, et Agnès ne m'avait rien dit: je commençai à
craindre qu'elle n'eût compris l'état de mon âme, et qu'elle ne
gardât son secret, de peur de me faire de la peine. Si cela était,
mon sacrifice était inutile, je n'avais pas rempli le plus simple
de mes devoirs envers elle; je faisais chaque jour ce que j'avais
résolu d'éviter. Je me décidai à trancher la difficulté; s'il
existait entre nous une telle barrière, il fallait la briser d'une
main énergique.

C'était par un jour d'hiver, froid et sombre! que de raisons j'ai
de me le rappeler! Il était tombé, quelques heures auparavant, une
neige qui, sans être épaisse, s'était gelée sur le sol qu'elle
recouvrait. Sur la mer, je voyais à travers les vitres de ma
fenêtre le vent du nord souffler avec violence. Je venais de
penser aux rafales qui devaient balayer en ce moment les solitudes
neigeuses de la Suisse, et ses montagnes inaccessibles aux humains
dans cette saison, et je me demandais ce qu'il y avait de plus
solitaire, de ces régions isolées, ou de cet océan désert.

«Vous sortez à cheval aujourd'hui, Trot? dit ma tante en
entr'ouvrant ma porte.

-- Oui, lui dis-je, je pars pour Canterbury. C'est un beau jour
pour monter à cheval.

-- Je souhaite que votre cheval soit de cet avis, dit ma tante,
mais pour le moment il est là devant la porte, l'oreille basse et
la tête penchée comme s'il aimait mieux son écurie.»

Ma tante, par parenthèse, permettait à mon cheval de traverser la
pelouse réservée, mais sans se relâcher de sa sévérité pour les
ânes.

«Il va bientôt se ragaillardir, n'ayez pas peur.

-- En tout cas, la promenade fera du bien à son maître, dit ma
tante, en regardant les papiers entassés sur ma table. Ah! mon
enfant, vous passez à cela bien des heures. Jamais je ne me serais
doutée, quand je lisais un livre autrefois, qu'il eût coûté tant
de peine, tant de peine à l'auteur.

Il n'en coûte guère moins au lecteur, quelquefois, répondis-je.
Quant à l'auteur, son travail n'est pas pour lui sans charme, ma
tante.

-- Ah! oui, dit ma tante, l'ambition, l'amour de la gloire, la
sympathie, et bien d'autres choses encore, je suppose? Eh bien!
bon voyage!

-- Savez-vous quelque chose de plus, lui dis-je d'un air calme,
tandis qu'elle s'asseyait dans mon fauteuil, après m'avoir donné
une petite tape sur l'épaule, ... savez-vous quelque chose de plus
sur cet attachement d'Agnès dont vous m'aviez parlé?»

Elle me regarda fixement, avant de me répondre:

«Je crois que oui, Trot.

-- Et votre première impression se confirme-t-elle?

-- Je crois que oui, Trot.»

Elle me regardait en face, avec une sorte de doute, de compassion,
et de défiance d'elle-même, en voyant que je m'étudiais de mon
mieux à lui montrer un visage d'une gaieté parfaite.

«Et ce qui est bien plus fort, Trot, ... dit ma tante.

-- Eh bien!

-- C'est que je crois qu'Agnès va se marier.

-- Que Dieu la bénisse! lui dis-je gaiement.

-- Oui, que Dieu la bénisse! dit ma tante, et son mari aussi!»

Je me joignis à ce voeu, en lui disant adieu, et, descendant
rapidement l'escalier, je me mis en selle et je partis. «Raison de
plus, me dis-je en moi-même, pour hâter l'explication.»

Comme je me rappelle ce voyage triste et froid! Les parcelles de
glace, balayées par le vent, à la surface des prés, venaient
frapper mon visage, les sabots de mon cheval battaient la mesure
sur le sol durci; la neige, emportée par la brise, tourbillonnait
sur les carrières blanchâtres; les chevaux fumants s'arrêtaient au
haut des collines pour souffler, avec leurs chariots chargés de
foin, et secouaient leurs grelots harmonieux; les coteaux et les
plaines qu'on voyait au bas de la montagne se dessinaient sur
l'horizon noirâtre, comme des lignes immenses tracées à la craie
sur une ardoise gigantesque.

Je trouvai Agnès seule. Ses petites élèves étaient retournées dans
leurs familles; elle lisait au coin du feu. Elle posa son livre en
me voyant entrer, et m'accueillant avec sa cordialité accoutumée,
elle prit son ouvrage, et s'établit dans une des fenêtres cintrées
de sa vieille maison.

Je m'assis près d'elle et nous nous mîmes à parler de ce que je
faisais, du temps qu'il me fallait encore pour finir mon ouvrage,
du travail que j'avais fait depuis ma dernière visite. Agnès était
très-gaie; et elle me prédit en riant que bientôt je deviendrais
trop fameux pour qu'on osât me parler sur de pareils sujets.

«Aussi vous voyez que je me dépêche d'user du présent, me dit-
elle, et que je ne vous épargne pas les questions, tandis que cela
m'est encore permis.»

Je regardais ce beau visage, penché sur son ouvrage; elle leva les
yeux, et vit que je la regardais.

«Vous avez l'air préoccupé aujourd'hui, Trotwood!

-- Agnès, vous dirai-je pourquoi? Je suis venu pour vous le dire.»

Elle posa son ouvrage, comme elle avait coutume de le faire quand
nous discutions sérieusement quelque point, et me donna toute son
attention.

«Ma chère Agnès, doutez-vous de ma sincérité avec vous?

-- Non! répondit-elle avec un regard étonné.

-- Doutez-vous que je sois dans l'avenir ce que j'ai toujours été
pour vous?

-- Non, répondit-elle comme la première fois.

-- Vous rappelez-vous ce que j'ai essayé de vous dire, lors de mon
retour, chère Agnès, de la dette de reconnaissance que j'ai
contractée envers vous, et de l'ardeur d'affection que je vous
porte?

-- Je me le rappelle très-bien, dit-elle doucement.

-- Vous avez un secret, dis-je. Agnès, permettez-moi de le
partager.»

Elle baissa les yeux: elle tremblait.

«Je ne pouvais toujours pas ignorer, Agnès, quand je ne l'aurais
pas appris déjà par d'autres que par vous (n'est-ce pas étrange?)
qu'il y a quelqu'un à qui vous avez donné le trésor de votre
amour. Ne me cachez pas ce qui touche de si près à votre bonheur.
Si vous avez confiance en moi (et vous me le dites, et je vous
crois), traitez-moi en ami, en frère, dans cette occasion
surtout!»

Elle me jeta un regard suppliant et presque de reproche; puis, se
levant, elle traversa rapidement la chambre comme si elle ne
savait où aller, et, cachant sa tête dans ses mains, elle fondit
en larmes.

Ses larmes m'émurent jusqu'au fond de l'âme, et cependant elles
éveillèrent en moi quelque chose qui ranimait mon courage. Sans
que je susse pourquoi, elles s'alliaient dans mon esprit au doux
et triste sourire qui était resté gravé dans ma mémoire, et me
causaient une émotion d'espérance plutôt que de tristesse.

«Agnès! ma soeur! mon amie! qu'ai-je fait?

-- Laissez-moi sortir, Trotwood. Je ne suis pas bien. Je suis hors
de moi; je vous parlerai... une autre fois. Je vous écrirai. Pas
maintenant, je vous en prie, je vous en supplie!»

Je cherchai à me rappeler ce qu'elle m'avait dit le soir où nous
avions causé, sur la nature de son affection qui n'avait pas
besoin de retour. Il me sembla que je venais de traverser tout un
monde en un moment.

«Agnès, je ne puis supporter de vous voir ainsi, et surtout par ma
faute. Ma chère enfant, vous que j'aime plus que tout au monde, si
vous êtes malheureuse, laissez-moi partager votre chagrin. Si vous
avez besoin d'aide ou de conseil, laissez-moi essayer de vous
venir en aide. Si vous avez un poids sur le coeur, laissez-moi
essayer de vous en adoucir la peine. Pour qui donc est-ce que je
supporte la vie, Agnès, si ce n'est pour vous!

-- Oh! épargnez-moi!... Je suis hors de moi!... Une autre fois!»
Je ne pus distinguer que ces paroles entrecoupées.

Était-ce une erreur? mon amour-propre m'entraînait-il malgré moi?
Ou bien, était-il vrai que j'avais droit d'espérer, de rêver que
j'entrevoyais un bonheur auquel je n'avais pas seulement osé
penser?

«Il faut que je vous parle. Je ne puis vous laisser ainsi. Pour
l'amour de Dieu, Agnès, ne nous abusons pas l'un l'autre après
tant d'années, après tout ce qui s'est passé! Je veux vous parler
ouvertement. Si vous avez l'idée que je doive être jaloux de ce
bonheur que vous pouvez donner; que je ne saurai me résigner à
vous voir aux mains d'un plus cher protecteur, choisi par vous;
que je ne pourrai pas, dans mon isolement, voir d'un oeil
satisfait votre bonheur, bannissez cette pensée: vous ne me rendez
pas justice. Je n'ai pas tant souffert pour rien. Vous n'avez pas
perdu vos leçons. Il n'y a pas le moindre alliage d'égoïsme dans
la pureté de mes sentiments pour vous.»

Elle était redevenue calme. Au bout d'un moment, elle tourna vers
moi son visage pâle encore, et me dit d'une voix basse,
entrecoupée par l'émotion, mais très-distincte.

«Je dois à votre amitié pour moi, Trotwood, de vous déclarer que
vous vous trompez. Je ne puis vous en dire davantage. Si j'ai
parfois eu besoin d'appui et de conseil, ils ne m'ont pas fait
défaut. Si quelquefois j'ai été malheureuse, mon chagrin s'est
dissipé. Si j'ai eu à porter un fardeau, il a été rendu plus
léger. Si j'ai un secret, il n'est pas nouveau... et ce n'est pas
ce que vous supposez. Je ne puis ni le révéler, ni le faire
partager à personne. Voilà longtemps qu'il est à moi seule, et
c'est moi seule qui dois le garder.

-- Agnès! attendez! Encore un moment!»

Elle s'éloignait, mais je la retins. Je passai mon bras autour de
sa taille. «Si quelquefois j'ai été malheureuse!... Mon secret
n'est pas nouveau!» Des pensées et des espérances inconnues
venaient d'assaillir mon âme: un nouveau jour venait d'illuminer
ma vie.

«Mon Agnès! vous que je respecte et que j'honore, vous que j'aime
si tendrement! Quand je suis venu ici aujourd'hui, je croyais que
rien ne pourrait m'arracher un pareil aveu. Je croyais qu'il
demeurerait enseveli au fond de mon coeur, jusqu'aux jours de
notre vieillesse. Mais, Agnès, si j'entrevois en ce moment
l'espoir qu'un jour peut-être il me sera permis de vous donner un
autre nom, un nom mille fois plus doux que celui de soeur!...»

Elle pleurait, mais ce n'étaient plus les mêmes larmes: j'y voyais
briller mon espoir.

«Agnès! vous qui avez toujours été mon guide et mon plus cher
appui! Si vous aviez pensé un peu plus à vous-même, et un peu
moins à moi, lorsque nous grandissions ici ensemble, je crois que
mon imagination vagabonde ne se serait jamais laissé entraîner
loin de vous. Mais vous étiez tellement au-dessus de moi, vous
m'étiez si nécessaire dans mes chagrins ou dans mes joies
d'enfant, que j'ai pris l'habitude de me confier en vous, de
m'appuyer sur vous en toute chose, et cette habitude est devenue
chez moi une seconde nature qui a usurpé la place de mes premiers
sentiments, du bonheur de vous aimer comme je vous aime.»

Elle pleurait toujours, mais ce n'étaient plus des larmes de
tristesse; c'étaient des larmes de joie! Et je la tenais dans mes
bras comme je ne l'avais jamais fait, comme je n'avais jamais rêvé
de le faire!

«Quand j'aimais Dora, Agnès, vous savez si je l'ai tendrement
aimée.

-- Oui! s'écria-t-elle vivement. Et je suis heureuse de le savoir!

-- Quand je l'aimais, même alors mon amour aurait été incomplet
sans votre sympathie. Je l'avais, et alors il ne me manquait plus
rien. Quand je l'ai perdue, Agnès, qu'aurais-je été sans vous?»

Et je la serrais encore dans mes bras, plus près de mon coeur: sa
tête tremblante reposait sur mon épaule; ses yeux si doux
cherchaient les miens, brillant de joie à travers ses larmes!

«Quand je suis parti, mon Agnès, je vous aimais. Absent, je n'ai
cessé de vous aimer toujours... De retour ici, je vous aime!»

Alors j'essayai de lui raconter la lutte que j'avais eu à soutenir
en moi-même et la conclusion à laquelle j'étais arrivé. J'essayai
de lui révéler toute mon âme. J'essayai de lui faire comprendre
comment j'avais cherché à la mieux connaître et à mieux me
connaître moi-même; comment je m'étais résigné à ce que j'avais
cru découvrir, et comment ce jour-là même j'étais venu la trouver,
fidèle à ma résolution. Si elle m'aimait assez (lui disais-je)
pour m'épouser, je savais bien que ce n'était pas à cause de mes
mérites personnels: je n'en avais d'autre que de l'avoir
fidèlement aimée, et d'avoir beaucoup souffert; c'était là ce qui
m'avait décidé à lui tout avouer. «Et en ce moment, ô mon Agnès!
je vis briller dans tes yeux l'âme de ma femme-enfant; elle me
disait: «C'est bien!» et je retrouvai, en toi, le plus précieux
souvenir de la fleur qui s'était flétrie dans tout son éclat!

-- Je suis si heureuse, Trotwood! j'ai le coeur si plein! mais il
faut que je vous dise une chose.

-- Quoi donc, ma bien-aimée?»

Elle posa doucement ses mains sur mes épaules, et me regarda
longtemps.

«Savez-vous ce que c'est?

-- Je n'ose pas y songer. Dites-le-moi, mon Agnès.

-- Je vous ai aimé toute ma vie!»

Oh! que nous étions heureux, mon Dieu! que nous étions heureux!
Nous ne pleurions pas sur nos épreuves passées! (les siennes
dépassaient bien les miennes!) Non, ce n'était pas sur ces
épreuves d'autrefois, la source de notre joie d'aujourd'hui, que
nous versions des pleurs: nous pleurions du bonheur de nous voir
ainsi l'un à l'autre... pour ne jamais nous séparer.

Nous allâmes nous promener ensemble dans les champs, par cette
soirée d'hiver: la nature semblait partager la joie paisible qui
remplissait notre âme. Les étoiles brillaient au-dessus de nous,
et, les yeux fixés sur le ciel, nous bénissions Dieu de nous avoir
dirigés vers le port tranquille.

Debout ensemble à la fenêtre ouverte, nous contemplâmes la lune
qui paraissait au milieu des étoiles: Agnès levait vers elle ses
yeux si calmes, et moi je suivais son regard. Un long espace
semblait s'entr'ouvrir devant moi, et j'apercevais dans le
lointain, sur cette route laborieuse, un pauvre petit garçon
déguenillé, seul et abandonné, qui ne se doutait guère qu'un jour
il sentirait battre un autre coeur, surtout celui-là, contre le
sien, et pourrait dire: «Il est à moi.»

L'heure du dîner approchait quand nous parûmes chez ma tante le
lendemain. Peggotty me dit qu'elle était dans mon cabinet: elle
mettait son orgueil à le tenir en ordre, tout prêt à me recevoir.
Nous la trouvâmes lisant avec ses lunettes, au coin du feu.

«Bon Dieu! me dit ma tante en nous voyant entrer, qu'est-ce que
vous m'amenez là à la maison?

-- C'est Agnès,» lui dis-je.

Nous étions convenus de commencer par être très-discrets. Ma tante
fut extrêmement désappointée. Quand j'avais dit: «C'est Agnès,»
elle m'avait lancé un regard plein d'espoir; mais, voyant que
j'étais aussi calme que de coutume, elle ôta ses lunettes de
désespoir, et s'en frotta vigoureusement le bout du nez.

Néanmoins, elle accueillit Agnès de grand coeur, et bientôt nous
descendîmes pour dîner. Deux ou trois fois, ma tante mit ses
lunettes pour me regarder, mais elle les ôtait aussitôt, d'un air
désappointé, et s'en frottait le nez. Le tout au grand déplaisir
de M. Dick, qui savait que c'était mauvais signe.

«À propos, ma tante, lui dis-je après dîner, j'ai parlé à Agnès de
ce que vous m'aviez dit.

-- Alors, Trot, dit ma tante en devenant très-rouge, vous avez eu
grand tort, et vous auriez dû tenir mieux votre promesse.

-- Vous ne m'en voudrez pas, ma tante, j'espère, quand vous saurez
qu'Agnès n'a pas d'attachement qui la rende malheureuse.

-- Quelle absurdité!» dit ma tante.

En la voyant très-vexée, je crus qu'il valait mieux en finir. Je
pris la main d'Agnès, et nous vînmes tous deux nous agenouiller
auprès de son fauteuil. Elle nous regarda, joignit les mains, et,
pour la première et la dernière fois de sa vie, elle eut une
attaque de nerfs.

Peggotty accourut. Dès que ma tante fut remise, elle se jeta à son
cou, l'appela une vieille folle et l'embrassa à grands bras. Après
quoi elle embrassa M. Dick (qui s'en trouva très-honoré, mais
encore plus surpris); puis elle leur expliqua tout. Et nous nous
livrâmes tous à la joie.

Je n'ai jamais pu découvrir si, dans sa dernière conversation avec
moi, ma tante s'était permis une fraude pieuse, ou si elle s'était
trompée sur l'état de mon âme. Tout ce qu'elle avait dit, me
répéta-t-elle, c'est qu'Agnès allait se marier, et maintenant je
savais mieux que personne si ce n'était pas vrai.

Notre mariage eut lieu quinze jours après. Traddles et Sophie, le
docteur et mistress Strong furent seuls invités à notre paisible
union. Nous les quittâmes le coeur plein de joie, pour monter tous
deux en voiture. Je tenais dans mes bras celle qui avait été pour
moi la source de toutes les nobles émotions que j'avais pu
ressentir, le centre de mon âme, le cercle de ma vie, ma... ma
femme! et mon amour pour elle était bâti sur le roc!

«Mon mari bien-aimé, dit Agnès, maintenant que je puis vous donner
ce nom, j'ai encore quelque chose à vous dire.

-- Dites-le-moi, mon amour.

-- C'est un souvenir de la nuit où Dora est morte. Vous savez,
elle vous avait prié d'aller me chercher?

-- Oui.

-- Elle m'a dit qu'elle me laissait quelque chose. Savez-vous ce
que c'était?»

Je croyais le deviner. Je serrai plus près de mon coeur la femme
qui m'aimait depuis si longtemps.

«Elle me dit qu'elle me faisait une dernière prière et qu'elle me
laissait un dernier devoir à remplir.

-- Eh bien?

-- Elle m'a demandé de venir un jour prendre la place qu'elle
laissait vide.»

Et Agnès mit sa tête sur mon sein: elle pleura et je pleurai avec
elle, quoique nous fussions bien heureux.



CHAPITRE XXXIII.

Un visiteur.


Je touche au terme du récit que j'ai voulu faire; mais il y a
encore un incident sur lequel mon souvenir s'arrête souvent avec
plaisir, et sans lequel un des fils de ma toile resterait emmêlé.

Ma renommée et ma fortune avaient grandi, mon bonheur domestique
était parfait, j'étais marié depuis dix ans. Par une soirée de
printemps, nous étions assis au coin du feu, dans notre maison de
Londres, Agnès et moi. Trois de nos enfants jouaient dans la
chambre, quand on vint me dire qu'un étranger voulait me parler.

On lui avait demandé s'il venait pour affaire, et il avait répondu
que non: il venait pour avoir le plaisir de me voir, et il
arrivait d'un long voyage. Mon domestique disait que c'était un
homme d'âge qui avait l'air d'un fermier.

Cette nouvelle produisit une certaine émotion; elle avait quelque
chose de mystérieux qui rappelait aux enfants le commencement
d'une histoire favorite que leur mère se plaisait à leur raconter,
et où l'on voyait arriver ainsi déguisée sous son manteau, une
méchante vieille fée qui détestait tout le monde. L'un de nos
petits garçons cacha sa tête dans les genoux de sa maman pour être
à l'abri de tout danger, et la petite Agnès (l'aînée de nos
enfants), assit sa poupée sur une chaise, pour figurer à sa place,
et courut derrière les rideaux de la fenêtre d'où elle laissait
passer la forêt de boucles dorées de sa petite tête blonde,
curieuse de voir ce qui allait se passer.

«Faites entrer!» dis-je.

Nous vîmes bientôt apparaître et s'arrêter dans l'ombre, sur le
seuil de la porte, un vieillard vert et robuste, avec des cheveux
gris. La petite Agnès, attirée par son air avenant, avait couru à
sa rencontre pour le faire entrer, et je n'avais pas encore bien
reconnu ses traits, quand ma femme, se levant tout à coup, s'écria
d'une voix émue que c'était M. Peggotty.

C'était M. Peggotty! Il était vieux à présent, mais de ces
vieillesses vermeilles, vives et vigoureuses. Quand notre première
émotion fut calmée et qu'il fut établi, avec les enfants sur ses
genoux, devant le feu, dont la flamme illuminait sa face, il me
parut aussi fort et aussi robuste, je dirai même aussi beau, pour
son âge, que jamais.

«Maître Davy!» dit-il. Et comme ce nom d'autrefois, prononcé du
même temps qu'autrefois, réjouissait mon oreille! «Maître Davy,
c'est un beau jour que celui où je vous revois, avec votre
excellente femme!

-- Oui, mon vieil ami, c'est vraiment un beau jour! m'écriai-je.

-- Et ces jolis enfants! dit M. Peggotty. Les belles petites
fleurs que cela fait! Maître Davy, vous n'étiez pas plus grand que
le plus petit de ces trois enfants-là, quand je vous ai vu pour la
première fois. Émilie était de la même taille, et notre pauvre
garçon n'était qu'un petit garçon!

-- J'ai changé plus que vous depuis ce temps-là, lui dis-je. Mais
laissons tous ces bambins aller se coucher, et comme il ne peut
pas y avoir en Angleterre d'autre gîte pour vous ce soir que
celui-ci, dites-moi où je puis envoyer chercher vos bagages? est-
ce toujours le vieux sac noir qui a tant voyagé? Et puis, tout en
buvant un verre de grog de Yarmouth, nous causerons de tout ce qui
s'est passé depuis dix ans.

-- Êtes-vous seul? dit Agnès.

-- Oui, madame, dit-il en lui baisant la main, je suis tout seul.»

Il s'assit entre nous: nous ne savions comment lui témoigner notre
joie, et en écoutant cette voix qui m'était si familière, j'étais
tenté de croire qu'il en était encore au temps où il poursuivait
son long voyage à la recherche de sa nièce chérie.

«Il y a une fameuse pièce d'eau à traverser, dit-il, pour rester
seulement quelques semaines. Mais l'eau me connaît (surtout quand
elle est salée) et les amis sont les amis; aussi, nous voilà
réunis. Tiens! ça rime, dit M. Peggotty surpris de cette
découverte; mais, ma parole! c'est sans le vouloir.

-- Est-ce que vous comptez refaire bientôt tous ces milliers de
lieues-là? demanda Agnès.

-- Oui, madame, répondit-il, je l'ai promis à Émilie avant de
partir. Voyez-vous, je ne rajeunis pas à mesure que je prends des
années, et si je n'étais pas venu ce coup-ci, il est probable que
je ne l'aurais jamais fait. Mais j'avais trop grande envie de vous
voir, maître Davy et vous, dans votre heureux ménage, avant de
devenir trop vieux.»

Il nous regardait comme s'il ne pouvait pas rassasier ses yeux.
Agnès écarta gaiement les longues mèches de ses cheveux gris sur
son front, pour qu'il pût nous voir mieux à son aise.

«Et maintenant, racontez-nous, lui dis-je, tout ce qui vous est
arrivé.

-- Ça ne sera pas long, maître Davy. Nous n'avons pas fait
fortune, mais nous avons prospéré tout de même. Nous avons bien
travaillé pour y arriver: nous avons mené d'abord une vie un peu
dure, mais nous avons prospéré tout de même. Nous avons fait de
l'élève de moutons, nous avons fait de la culture, nous avons fait
un peu de tout, et nous avons, ma foi! fini par être aussi bien
que nous pouvions espérer de l'être. Dieu nous a toujours
protégés, dit-il en inclinant respectueusement la tête, et nous
n'avons fait que réussir: c'est-à-dire, à la longue, pas du
premier coup: si ce n'était hier, c'était aujourd'hui; si ce
n'était pas aujourd'hui, c'était demain.

-- Et Émilie? dîmes-nous à la fois, Agnès et moi.

-- Émilie, madame, n'a jamais, depuis notre départ, fait sa prière
du soir en allant se coucher, là-bas, dans les bois où nous étions
établis, de l'autre côté du soleil, sans que je l'aie entendue
murmurer votre nom. Quand vous l'avez eu quittée et que nous avons
eu perdu de vue maître Davy, ce fameux soir qui nous a vus partir,
elle a été d'abord très-abattue, et je suis sûr et certain que, si
elle avait su alors ce que maître Davy avait eu la prudence et la
bonté de nous cacher, elle n'aurait pas pu résister à ce coup-là.
Mais il y avait à bord des pauvres gens qui étaient malades, et
elle s'est occupée à les soigner; il y avait des enfants, et elle
les a soignés aussi: ça l'a distraite; en faisant du bien autour
d'elle, elle s'en est fait à elle-même.

-- Quand est-ce qu'elle a appris le malheur? lui demandai-je.

-- Je le lui ai caché, après que je l'ai su moi-même, dit
M. Peggotty. Nous vivions dans un lieu solitaire, mais au milieu
des plus beaux arbres et des roses qui montaient jusque sur notre
toit. Un jour, tandis que je travaillais aux champs, il est venu
un voyageur anglais de notre Norfolk ou de notre Suffolk (je ne
sais plus trop lequel des deux); et comme de raison, nous l'avons
fait entrer, pour lui donner à boire et à manger; nous l'avons
reçu de notre mieux. C'est ce que nous faisons tous dans la
colonie. Il avait sur lui un vieux journal, où se trouvait le
récit de la tempête. C'est comme ça qu'elle l'a appris. Quand je
suis rentré le soir, j'ai vu qu'elle le savait.»

Il baissa la voix à ces mots, et sa figure reprit cette expression
de gravité que je ne lui avais que trop connue.

«Cela l'a-t-il beaucoup changée?

-- Oui, pendant longtemps, dit-il, peut-être même jusqu'à ce jour.
Mais je crois que la solitude lui a fait du bien. Elle a eu
beaucoup à faire à la ferme; il lui a fallu soigner la volaille et
le reste; elle a eu du mal, ça lui a fait du bien. Je ne sais,
dit-il d'un air pensif, si vous reconnaîtriez à présent notre
Émilie, maître Davy!

-- Elle est donc bien changée?

-- Je n'en sais rien. Je la vois tous les jours, je ne peux pas
savoir; mais il y a des moments où je trouve qu'elle est bien
mince, dit M. Peggotty en regardant le feu, un peu vieillie, un
peu languissante, triste, avec ses yeux bleus; l'air délicat, une
jolie petite tête un peu penchée, une voix tranquille... presque
timide. Voilà mon Émilie!»

Nous l'observions en silence, tandis qu'il regardait toujours le
feu d'un air pensif.

«Les uns croient, dit-il, qu'elle a mal placé son affection,
d'autres, que son mariage a été rompu par la mort. Personne ne
sait ce qu'il en est. Elle aurait pu se marier, ce ne sont pas les
occasions qui ont manqué; mais elle m'a dit: «Non, mon oncle,
c'est fini pour toujours.» Avec moi, elle est toujours gaie; mais
elle est réservée quand il y a des étrangers; elle aime à aller au
loin pour donner une leçon à un enfant, ou pour soigner un malade,
ou pour faire quelque cadeau à une jeune fille qui va se marier,
car elle a fait bien des mariages, mais sans vouloir jamais
assister à une noce. Elle aime tendrement son oncle, elle est
patiente; tout le monde l'aime, jeunes et vieux. Tous ceux qui
souffrent viennent la trouver. Voilà mon Émilie!»

Il passa sa main sur les yeux, et avec un soupir à demi réprimé,
il releva la tête.

«Marthe est-elle encore avec vous? demandai-je.

-- Marthe s'est mariée dès la seconde année, maître Davy. Un jeune
homme, un jeune laboureur, qui passait devant notre maison en se
rendant au marché avec les denrées de son maître... le voyage est
de cinq cents milles pour aller et revenir... lui a offert de
l'épouser (les femmes sont très-rares de ce côté-là), pour aller
ensuite s'établir à leur compte dans les grands bois. Elle m'a
demandé de raconter à cet homme son histoire, sans rien cacher. Je
l'ai fait; ils se sont mariés, et ils vivent à quatre cents milles
de toute voix humaine. Ils n'en entendent pas d'autre que la leur,
et celle des petits oiseaux.

-- Et mistress Gummidge?» demandai-je.

Il faut croire que nous avions touché là une corde sensible, car
M. Peggotty éclata de rire, et se frotta les mains tout le long
des jambes, de haut en bas, comme il faisait jadis quand il était
de joyeuse humeur, sur le vieux bateau.

«Vous me croirez si vous voulez, dit-il; mais figurez-vous qu'elle
a trouvé un épouseur. Si le cuisinier d'un navire, qui s'est fait
colon là-bas, M. Davy, n'a pas demandé mistress Gummidge en
mariage, je veux être pendu! Je ne peux pas dire mieux!»

Jamais je n'avais vu Agnès rire de si bon coeur. L'enthousiasme
subit de Peggotty l'amusait tellement, qu'elle ne pouvait se
tenir; plus elle riait et plus elle me faisait rire, plus
l'enthousiasme de M. Peggotty allait croissant et plus il se
frottait les jambes.

«Et qu'est-ce que mistress Gummidge a dit de ça? demandai-je,
quand j'eus repris un peu de sang-froid.

-- Eh bien! dit M. Peggotty, au lieu de lui répondre: «Merci bien,
je vous suis très-obligée; mais je ne veux pas changer de
condition à l'âge que j'ai,» mistress Gummidge a saisi un baquet
plein d'eau qui était à côté d'elle, et elle le lui a vidé sur la
tête. Le malheureux cuisinier en était submergé. Il s'est mis à
crier au secours de toutes ses forces; si bien que j'ai été obligé
d'aller à la rescousse.»

Là-dessus, M. Peggotty d'éclater de rire, et nous de lui faire
compagnie.

«Mais je dois vous dire une chose, pour rendre justice à cette
excellente créature, reprit-il en s'essuyant les yeux, qu'il avait
pleins de larmes à force de rire. Elle nous a tenu tout ce qu'elle
nous avait promis, et elle a fait mieux. C'est bien maintenant la
plus obligeante, la plus fidèle, la plus honnête femme qui ait
jamais existé, maître Davy. Elle ne s'est pas plainte une seule
minute d'être seule et abandonnée, pas même lorsque nous nous
sommes trouvés bien en peine, en face de la colonie, comme de
nouveaux débarqués. Et quant à l'ancien, elle n'y a plus pensé, je
vous assure, depuis son départ d'Angleterre.

-- À présent, lui dis-je, parlons de M. Micawber. Vous savez qu'il
a payé tout ce qu'il devait ici, jusqu'au billet de Traddles? Vous
vous le rappelez, ma chère Agnès? par conséquent nous devons
supposer qu'il réussit dans ses entreprises. Mais donnez-nous de
ses dernières nouvelles.»

M. Peggotty mit en souriant la main à la poche de son gilet, et en
tira un paquet de papier bien plié d'où il sortit, avec le plus
grand soin, un petit journal qui avait une drôle de mine.

«Il faut vous dire, maître Davy, ajouta-t-il, que nous avons
quitté les grands bois, et que nous vivons maintenant près du port
de Middlebay, où il y a ce que nous appelons une ville.

-- Est-ce que M. Micawber était avec vous dans les grands bois?

-- Je crois bien, dit M. Peggotty; et il s'y est mis de bon coeur.
Jamais vous n'avez rien vu de pareil. Je le vois encore, avec sa
tête chauve, maître Davy, tellement inondée de sueur sous un
soleil ardent, que j'ai cru qu'elle allait se fondre en eau. Et
maintenant il est magistrat.

-- Magistrat?» dis-je.

M. Peggotty mit le doigt sur un paragraphe du journal, où je lus
l'extrait suivant du _Times_ de Middlebay:

«Le dîner solennel offert à notre éminent colon et concitoyen
_Wilkins Micawber_, magistrat du district de Middlebay, a eu lieu
hier dans la grande salle de l'hôtel, où il y avait une foule à
étouffer. On estima qu'il n'y avait pas moins de quarante-sept
personnes à table, sans compter tous ceux qui encombraient le
corridor et l'escalier. La société la plus charmante, la plus
élégante et la plus exclusive de Middlebay s'y était donné rendez-
vous, pour venir rendre hommage à cet homme si remarquable, si
estimé et si populaire. Le docteur Mell (de l'école normale de
Salem-House, port Middlebay), présidait le banquet; à sa droite
était assis notre hôte illustre. Lorsqu'on a eu enlevé la nappe,
et exécuté d'une manière admirable notre chant national de _Non
Nobis_, dans lequel nous avons particulièrement distingué la voix
métallique du célèbre amateur _Wilkins Micawber junior_, on a
porté, selon l'usage, les toasts patriotiques de tout fidèle
Américain, aux acclamations de l'assemblée. Dans un discours plein
de sentiment, le docteur Mell a proposé la santé de notre hôte
illustre, l'ornement de notre ville. «Puisse-t-il ne jamais nous
quitter, que pour grandir encore, et puisse son succès parmi nous
être tel, qu'il lui soit impossible de s'élever plus haut!» Rien
ne saurait décrire l'enthousiasme avec lequel ce toast a été
accueilli. Les applaudissements montaient, montaient toujours,
roulant avec impétuosité comme les vagues de l'Océan. À la fin on
fit silence, et _Wilkins Micawber_ se leva pour faire entendre ses
remercîments. Nous n'essayerons pas, vu l'état encore relativement
imparfait des ressources intellectuelles de notre établissement,
de suivre notre éloquent concitoyen dans la volubilité des
périodes de sa réponse, ornée des fleurs les plus élégantes. Qu'il
nous suffise de dire que c'était un chef-d'oeuvre d'éloquence, et
que les larmes ont rempli les yeux de tous les assistants,
lorsque, remontant au début de son heureuse carrière, il a conjuré
les jeunes gens qui se trouvaient dans son auditoire de ne jamais
se laisser entraîner à contracter des engagements pécuniaires
qu'il leur serait impossible de remplir. On a encore porté des
toasts au _docteur Mell_; à _mistress Micawber_, qui a remercié
par un gracieux salut de la grande porte, où une voie lactée de
jeunes beautés étaient montées sur des chaises, pour admirer et
pour embellir à la fois cet émouvant spectacle; à _mistress Ridger
Begs_ (ci-devant miss Micawber); à _mistress Mell_; à _Wilkins
Micawber junior_ (qui a fait pâmer de rire toute l'assemblée en
demandant la permission d'exprimer sa reconnaissance par une
chanson, plutôt que par un discours); à la _famille de
M. Micawber_ (bien connue, il est inutile de le faire remarquer,
dans la mère patrie), etc., etc. À la fin de la séance, les tables
ont disparu, comme par enchantement, pour faire place aux
danseurs. Parmi les disciples de Terpsichore, qui n'ont cessé
leurs ébats que lorsque le soleil est venu leur rappeler le moment
du départ, on remarquait en particulier Wilkins Micawber junior et
la charmante miss Héléna, quatrième fille du docteur Mell.»

Je retrouvai là avec plaisir le nom du docteur Mell; j'étais
charmé de découvrir dans cette brillante situation M. Mell, mon
ancien maître d'études, le pauvre souffre-douleur de notre
magistrat du Middlesex, quand M. Peggotty m'indiqua une autre page
du même journal, où je lus:

À DAVID COPPERFIELD, L'ÉMINENT AUTEUR.

«Mon cher monsieur,

«Des années se sont écoulées depuis qu'il m'a été donné de
contempler chaque jour, de visu, des traits maintenant familiers à
l'imagination d'une portion considérable du monde civilisé.

«Mais, mon cher monsieur, bien que je sois privé (par un concours
de circonstances qui ne dépendent pas de moi) de la société de
l'ami et du compagnon de ma jeunesse, je n'ai pas cessé de le
suivre de la pensée dans l'essor rapide qu'il a pris au haut des
airs. Rien n'a pu m'empêcher, non, pas même l'Océan

_Qui nous sépare en mugissant,_ (Burns.)

de prendre ma part des régals intellectuels qu'il nous a
prodigués.

«Je ne puis donc laisser partir d'ici un homme que nous estimons
et que nous respectons tous deux, mon cher monsieur, sans saisir
cette occasion publique de vous remercier en mon nom et, je ne
crains pas de le dire, au nom de tous les habitants de Port-
Middlebay, au plaisir desquels vous contribuez si puissamment.

«Courage, mon cher monsieur! vous n'êtes pas inconnu ici, votre
talent y est apprécié. Quoique relégués dans une contrée
lointaine, il ne faut pas croire pour cela que nous soyons, comme
le disent nos détracteurs, ni _indifférents_, ni _mélancoliques_,
ni (je puis le dire) des _lourdauds_. Courage, mon cher monsieur!
continuez ce vol d'aigle! Les habitants du Port-Middlebay vous
suivront à travers la nue avec délices, avec plaisir, avec
instruction!

«Et parmi les yeux qui s'élèveront vers vous de cette région du
globe, vous trouverez toujours, tant qu'il jouira de la vie et de
la lumière,

«L'oeil qui appartient à

«WILKINS MICAWBER, _magistrat_.»

En parcourant les autres colonnes du journal, je découvris que
M. Micawber était un de ses correspondants les plus actifs et les
plus estimés. Il y avait de lui une autre lettre relative à la
construction d'un pont. Il y avait aussi l'annonce d'une nouvelle
édition de la collection de ses chefs-d'oeuvre épistolaires en un
joli volume, _considérablement augmentée_, et je crus reconnaître
que l'article en tête des colonnes du journal, en premier Paris,
était également de sa main.

Nous parlâmes souvent de M. Micawber, le soir, avec M. Peggotty,
tant qu'il resta à Londres. Il demeura chez nous tout le temps de
son séjour, qui ne dura pas plus d'un mois. Sa soeur et ma tante
vinrent à Londres, pour le voir. Agnès et moi, nous allâmes lui
dire adieu à bord du navire, quand il s'embarqua; nous ne lui
dirons plus adieu sur la terre.

Mais, avant de quitter l'Angleterre, il alla avec moi à Yarmouth,
pour voir une pierre que j'avais fait placer dans le cimetière, en
souvenir de Ham. Tandis que, sur sa demande, je copiais pour lui
la courte inscription qui y était gravée, je le vis se baisser et
prendre sur la tombe un peu de terre avec une touffe de gazon.

«C'est pour Émilie, me dit-il en le mettant contre son coeur. Je
le lui ai promis, maître Davy.»



CHAPITRE XXXIV.

Un dernier regard en arrière.


Et maintenant, voilà mon histoire finie. Pour la dernière fois, je
reporte mes regards en arrière avant de clore ces pages.

Je me vois, avec Agnès à mes côtés, continuant notre voyage sur la
route de la vie. Je vois autour de nous nos enfants et nos amis,
et j'entends, parfois, le long du chemin, le bruit de bien des
voix qui me sont chères.

Quels sont les visages qui appellent plus particulièrement mon
intérêt dans cette foule dont je recueille les voix? Tenez! les
voici qui viennent au devant de moi pour répondre à ma question!

Voici d'abord ma tante avec des lunettes d'un numéro plus fort;
elle a plus de quatre-vingts ans, la bonne vieille; mais elle est
toujours droite comme un jonc, et, par un beau froid, elle fait
encore ses deux lieues à pied tout d'une traite.

Près d'elle, toujours près d'elle, voici Peggotty ma chère vieille
bonne: elle aussi porte des lunettes; le soir elle se met tout
près de la lampe, l'aiguille en main, mais elle ne prend jamais
son ouvrage sans poser sur la table son petit bout de cire, son
mètre domicilié dans la petite maisonnette, et sa boîte à ouvrage,
dont le couvercle représente la cathédrale de Saint-Paul.

Les joues et les bras de Peggotty, jadis si durs et si rouges que
je ne comprenais pas, dans mon enfance, comment les oiseaux ne
venaient pas le becqueter plutôt que des pommes sont maintenant
tout ratatinés; et ses yeux, qui obscurcissaient de leur éclat
tous les traits de son visage dans leur voisinage, se sont un peu
ternis (bien qu'ils brillent encore); mais son index raboteux, que
je comparais jadis dans mon esprit à une râpe à muscade, est
toujours le même, et quand je vois mon dernier enfant s'y
accrocher en chancelant pour arriver de ma tante jusqu'à elle, je
me rappelle notre petit salon de Blunderstone et le temps où je
pouvais à peine marcher moi-même. Ma tante est enfin consolée de
son désappointement passé: elle est marraine d'une véritable Betsy
Trotwood en chair et en os, et Dora (celle qui vient après)
prétend que grand'tante la gâte.

Il y a quelque chose de bien gros dans la poche de Peggotty, ce ne
peut être que le livre des crocodiles; il est dans un assez triste
état, plusieurs feuilles ont été déchirées et rattachées avec une
épingle, mais Peggotty le montre encore aux enfants comme une
précieuse relique. Rien ne m'amuse comme de revoir, à la seconde
génération, mon visage d'enfant, relevant vers moi ses yeux
émerveillés par les histoires de crocodiles. Cela me rappelle ma
vieille connaissance Brooks de Sheffield.

Au milieu de mes garçons, par ce beau jour d'été, je vois un
vieillard qui fait des cerfs-volants, et qui les suit du regard
dans les airs avec une joie qu'on ne saurait exprimer. Il
m'accueille d'un air ravi, et commence, avec une foule de petits
signes d'intelligence:

«Trotwood, vous serez bien aise d'apprendre que, quand je n'aurai
rien de mieux à faire, j'achèverai le Mémoire, et que votre tante
est la femme la plus remarquable du monde, monsieur!»

Quelle est cette femme qui marche, courbée, en s'appuyant sur une
canne? Je reconnais sur son visage les traces d'une beauté fière
qui n'est plus, quoiqu'elle cherche à lutter encore contre
l'affaiblissement de son intelligence grondeuse, imbécile, égarée?
Elle est dans un jardin; près d'elle se tient une femme rude,
sombre, flétrie, avec une cicatrice à la lèvre. Écoutons ce
qu'elles se disent.

«Rose, j'ai oublié le nom de ce monsieur.»

Rose se penche vers elle et lui annonce M. Copperfield.

«Je suis bien aise de vous voir, monsieur. Je suis fâchée de
remarquer que vous êtes en deuil. J'espère que le temps vous
apportera quelque soulagement!»

La personne qui l'accompagne la gronde de ses distractions:

«Il n'est pas du tout en deuil; regardez plutôt,» et elle essaye
de la tirer de ses rêveries.

«Vous avez vu mon fils, monsieur, dit la vieille dame. Êtes-vous
réconciliés?»

Puis, me regardant fixement, elle porte, en gémissant, la main à
son front. Tout à coup elle s'écrie, d'une voix terrible: «Rosa,
venez ici. Il est mort!» Et Rosa, à genoux devant elle, lui
prodigue tour à tour ses caresses et ses reproches; ou bien elle
s'écrie dans son amertume: «Je l'aimais plus que vous ne l'avez
jamais aimé;» ou bien elle s'efforce de l'endormir sur son sein,
comme un enfant malade. C'est ainsi que je les quitte; c'est ainsi
que je les retrouve toujours; c'est ainsi que, d'année en année,
leur vie s'écoule.

Mais voici un vaisseau qui revient des Indes. Quelle est cette
dame anglaise, mariée à un vieux Crésus écossais, à l'air rechigné
et aux oreilles pendantes? Serait-ce par hasard Julia Mills?

Oui, vraiment, c'est Julia Mills, toujours pimpante et pie-
grièche, et voilà son nègre qui lui apporte des lettres et des
cartes sur un plateau de vermeil; voilà une mulâtresse vêtue de
blanc, avec un mouchoir rouge noué autour de la tête, pour lui
servir son _tiffin_[1] dans son cabinet de toilette. Mais Julie
n'écrit plus son journal, elle ne chante plus le Glas funèbre de
l'Affection; elle ne fait que se quereller sans cesse avec le
vieux Crésus écossais, une espèce d'ours jaune, au cuir tanné.
Julia est plongée dans l'or jusqu'au cou: jamais elle ne parle,
jamais elle ne rêve d'autre chose. Je l'aimais mieux dans le
désert de Sahara.

Ou plutôt le voici, le désert de Sahara! Car Julia a beau avoir
une belle maison, une société choisie, et donner tous les jours de
magnifiques dîners, je ne vois pas près d'elle de rejeton
verdoyant, pas la plus petite pousse qui promette un jour des
fleurs ou des fruits. Je ne vois que ce qu'elle appelle _sa
société_: M. Jack Maldon, du haut de sa grandeur, tournant en
ridicule la main qui l'y a élevé, et me parlant du docteur comme
d'une antiquaille bien amusante. Ah! Julia, si la société ne se
compose pour vous que de messieurs et de dames aussi futiles, si
le principe sur lequel elle repose est, avant tout, une
indifférence avouée pour tout ce qui peut avancer ou retarder le
progrès de l'humanité, nous aurions aussi bien fait, je crois, de
nous perdre dans le désert de Sahara; au moins nous aurions pu
trouver moyen d'en sortir.

Mais le voilà, ce bon docteur, notre excellent ami; il travaille à
son Dictionnaire (il en est à la lettre D); qu'il est heureux
entre sa femme et ses livres! Et voilà aussi le vieux troupier:
mais il en a bien rabattu et il est loin d'avoir conservé son
influence d'autrefois.

Voici aussi un homme bien affairé, qui travaille au Temple dans
son cabinet, ses cheveux (du moins ce qui lui en reste) sont plus
récalcitrants que jamais, grâce à la friction constante qu'exerce
sur sa tête sa perruque d'avocat: c'est mon bon vieil ami
Traddles. Il a sa table couverte de piles de papiers, et je lui
dis en regardant autour de moi:

«Si Sophie était encore votre copiste, Traddles, elle aurait
terriblement de besogne!

-- Oui, certainement, mon cher Copperfield! Mais quel bon temps
que celui que nous avons passé à Holborn-Court! N'est-il pas vrai?

-- Quand elle vous disait qu'un jour vous deviendriez juge,
quoique ce ne fût pas tout à fait là le bruit public en ville!

-- En tout cas, dit Traddles, si jamais cela m'arrive...

-- Vous savez bien que cela ne tardera pas.

-- Eh bien, mon cher Copperfield, quand je serai juge, je trahirai
le secret de Sophie, comme je le lui ai promis alors.»

Nous sortons bras dessus bras dessous. Je vais dîner chez Traddles
en famille. C'est l'anniversaire de Sophie, et chemin faisant,
Traddles ne me parle que de son bonheur présent et passé.

«Je suis venu à bout, mon cher Copperfield, d'accomplir tout ce
que j'avais le plus à coeur. D'abord le révérend Horace est
maintenant recteur d'une cure qui lui vaut par an quatre cent
cinquante livres sterling. Après cela, nos deux fils reçoivent une
excellente éducation et se distinguent dans leurs études par leur
travail et leurs succès. Et puis nous avons marié avantageusement
trois des soeurs de Sophie; il y en a encore trois qui vivent avec
nous; quant aux trois autres, elles tiennent la maison du révérend
Horace, depuis la mort de miss Crewler; et elles sont toutes
heureuses comme des reines.

-- Excepté... dis-je.

-- Excepté la Beauté, dit Traddles, oui. C'est bien malheureux
qu'elle ait épousé un si mauvais sujet. Il avait un certain éclat
qui l'a séduite. Mais après tout, maintenant qu'elle est chez
nous, et que nous nous sommes débarrassés de lui, j'espère bien
que nous allons lui faire reprendre courage.»

Traddles habite une de ces maisons peut-être dont Sophie et lui
examinaient jadis la place, et distribuaient en espérance le
logement intérieur, dans leurs promenades du soir. C'est une
grande maison, mais Traddles serre ses papiers dans son cabinet de
toilette, avec ses bottes; Sophie et lui logent dans les
mansardes, pour laisser les plus jolies chambres à la Beauté et
aux autres soeurs. Il n'y a pas une chambre de réserve dans la
maison, car je ne sais comment cela se fait, mais il a toujours,
pour une raison ou pour une autre, une infinité de «petites
soeurs» à loger. Nous ne mettons pas le pied dans une pièce
qu'elles ne se précipitent en foule vers la porte, et ne viennent
étouffer, pour ainsi dire, Traddles dans leurs embrassements. La
pauvre Beauté est ici à perpétuité: elle reste veuve avec une
petite fille. En l'honneur de l'anniversaire de Sophie, nous avons
à dîner les trois soeurs mariées, avec leurs trois maris, plus le
frère d'un des maris, le cousin d'un autre mari, et la soeur d'un
troisième mari, qui me paraît sur le point d'épouser le cousin. Au
haut bout de la grande table est assis Traddles, le patriarche,
toujours bon et simple comme autrefois. En face de lui, Sophie le
regarde d'un air radieux, à travers la table, chargée d'un service
qui brille assez pour qu'on ne s'y trompe pas: ce n'est pas du
métal anglais.

Et maintenant! au moment de finir ma tâche, j'ai peine à
m'arracher à mes souvenirs, mais il le faut; toutes ces figures
s'effacent et disparaissent. Pourtant il y en a une, une seule,
qui brille au-dessus de moi comme une lueur céleste, qui illumine
tous les autres objets à mes yeux, et les domine tous. Celle-là,
elle me reste.

Je tourne la tête et je la vois à côté de moi, dans sa beauté
sereine. Ma lampe va s'éteindre, j'ai travaillé si tard cette
nuit; mais la chère image, sans laquelle je ne serais rien, me
tient fidèlement compagnie.

Ô Agnès, ô mon âme, puisse cette image, toujours présente, être
ainsi près de moi quand je serai arrivé, à mon tour, au terme de
ma vie! Puissé-je, quand la réalité s'évanouira à mes yeux, comme
ses ombres vaporeuses dont mon imagination se sépare
volontairement en ce moment, te retrouver encore près de moi, le
doigt levé pour me montrer le ciel!

FIN.



[1] Nom que l'on donne dans l'Inde aux seconds déjeuners.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "David Copperfield - Tome II" ***

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