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Title: Les conteurs à la ronde
Author: Dickens, Charles, 1812-1870
Language: French
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Charles Dickens



LES CONTEURS À LA RONDE



Publication en français en 1886
Traducteur Amédée Pichot



Table des matières

I -- L'HISTOIRE DU PARENT PAUVRE.
II -- L'HISTOIRE DE L'ENFANT.
III -- L'HISTOIRE DE QUELQU'UN  ou  LA LÉGENDE DES DEUX RIVIÈRES.
IV -- L'HISTOIRE DE LA VIEILLE MARIE  BONNE D'ENFANT.
V -- L'HISTOIRE DE L'HÔTE.
VI -- L'HISTOIRE DU GRAND-PÈRE.
VII -- L'HISTOIRE DE LA FEMME DE JOURNÉE.
VIII -- L'HISTOIRE DE L'ÉCOLIER SOURD.
IX -- HISTOIRE DE L'INVITÉ.
X -- L'HISTOIRE DE LA MÈRE.
XI -- LE RETOUR DE L'ÉMIGRANT  ou  NOËL APRÈS QUINZE ANS
D'ABSENCE.


I -- L'HISTOIRE DU PARENT PAUVRE.

Il lui répugnait beaucoup d'avoir la préséance sur tant de membres
honorables de la famille, en commençant la première des histoires
qu'ils allaient raconter chacun à leur tour, assis en demi-cercle
auprès du feu de Noël, et, modestement, il suggéra qu'il serait
plus convenable que ce fût d'abord John, «notre estimable hôte,»
dont il demandait à porter la santé. «Quant à lui, dit-il, il
était si peu fait à se mettre, en avant, qu'en vérité...» Mais ici
tous s'écrièrent d'une voix unanime qu'il devait commencer, et ils
furent d'accord pour répéter qu'il le pouvait, qu'il le devait,
qu'il le ferait. Il discontinua donc de se frotter les mains,
retira ses jambes de dessous son fauteuil et commença:

Je ne doute point, dit le parent pauvre, que par la confession que
je vais vous faire, je surprendrai les membres réunis de notre
famille, et particulièrement John, notre estimable hôte, à qui
nous avons une si grande obligation pour l'hospitalité magnifique
avec laquelle il nous a traités aujourd'hui. Mais si vous me
faites l'honneur d'être surpris de n'importe ce qui vient d'un
membre de la famille aussi insignifiant que moi, tout ce que je
peux vous dire, c'est que je serai d'une scrupuleuse exactitude
dans tout ce que je vous raconterai.

Je ne suis, point ce qu'on me suppose être. Je suis tout autre.
Peut-être avant d'aller plus loin, serait-ce mieux d'indiquer
d'abord ce que l'on suppose que je suis.

On suppose, ou je me trompe fort, -- les membres réunis de notre
famille me relèveront si je commets une erreur, ce qui est bien
probable (ici, le parent pauvre promena autour de lui un regard
plein de douceur pour encourager la contradiction), -- on suppose
que je ne suis l'ennemi de personne que de moi-même et que je n'ai
jamais réussi en rien. Si j'ai fait de mauvaises affaires, c'est,
dit-on, parce que j'étais impropre aux affaires et trop crédule
pour pénétrer les desseins intéressés de mon associé; -- si
j'échouai dans mes projets de mariage, c'est parce que, dans ma
confiance ridicule, je regardais comme impossible que Christiana
consentît à me tromper; -- si mon oncle Chill, dont j'attendais
une belle fortune, me donna mon congé, c'est parce qu'il ne me
trouva pas l'intelligence commerciale dont il m'aurait voulu voir
doué. Enfin, je passe pour avoir été toute ma vie continuellement
dupe et désappointé, à quoi on ajoute que je suis à présent un
vieux garçon âgé de cinquante-neuf ans et bien près de soixante,
qui vit d'un revenu limité sous la forme de pension payée par
quartier, -- chose à laquelle je vois que notre estimable hôte
John ne veut pas que je fasse davantage allusion. Voilà pour le
passé. Voici ce qu'on suppose encore de mes habitudes et de mon
genre de vie actuel:

J'occupe un logement garni à Clapham-Road, -- petite chambre très
propre, sur le derrière, dans une maison respectable, -- où on ne
s'attend pas à me trouver pendant la journée, à moins que je ne
sois indisposé, car je sors tous les matins à neuf heures, sous
prétexte d'aller à mes affaires. Je prends mon déjeuner, une tasse
de café au lait avec un petit pain et du beurre, -- à l'antique
café situé près du pont de Westminster; je vais ensuite dans la
Cité, -- je ne sais trop pourquoi; -- je m'assois au café de
Garraway, puis sur les bancs de la Bourse; et de là, poursuivant
ma promenade, j'entre dans quelques bureaux et quelques comptoirs,
où quelques parents et quelques vieilles connaissances ont la
bonté de me tolérer, et où je me tiens debout contre la cheminée
si la saison est froide. Je remplis ainsi ma journée jusqu'à cinq
heures: je dîne alors, dépensant pour le repas, la moyenne d'un
shelling trois pences. Ayant toujours quelque argent de poche pour
mes soirées, je m'arrête, avant de rentrer chez moi, à l'antique
café du pont de Westminster où je prends ma tasse de thé et peut-
être ma tartine de pain rôti. Enfin, quand l'aiguille de l'horloge
se rapproche de minuit, je me dirige vers Clapham-Road et, à peine
rentré dans ma chambre, je me mets au lit, -- le feu étant chose
coûteuse et mes propriétaires ne se souciant pas que j'en fasse
parce qu'il faudrait qu'on eût la peine de me l'allumer et que
cela salit une chambre.

Quelquefois, un de mes parents ou une de mes connaissances
m'invite à dîner. Ces invitations sont mes jours de fête, et ces
jours-là, je vais généralement me promener dans Hyde-Park. Je suis
un homme solitaire, et il est rare que je me promène avec un
compagnon; non pas qu'on m'évite parce que je suis mal vêtu, --
car j'ai toujours une mise décente, toujours vêtu de noir (ou
plutôt de cette nuance connue sous le nom de drap d'Oxford qui
fait l'effet d'être noir et qui est de meilleur usage); mais j'ai
contracté l'habitude de parler bas, je garde volontiers le
silence, et n'étant pas d'un caractère très gai, je sens que je ne
suis pas d'une société très séduisante.

La seule exception à cette règle générale est l'enfant de mon
cousin germain, le petit Frank. J'ai une affection particulière
pour cet enfant et il est très bon pour moi. C'est un enfant
naturellement timide, qui s'efface bientôt dans une réunion
nombreuse et y est oublié. Lui et moi cependant nous sommes
parfaitement ensemble. Je crois deviner que, dans l'avenir, le
pauvre enfant succédera à ma position dans la famille. Nous
causons peu, et cependant nous nous comprenons. Nous faisons notre
promenade en nous tenant par la main et sans beaucoup parler; il
sait ce que je veux dire comme je sais ce qu'il veut dire.
Lorsqu'il était plus petit enfant, je le conduisais aux étalages
des boutiques et lui montrais les joujoux. C'est extraordinaire
comme il eut bientôt deviné que je lui aurais fait beaucoup de
cadeaux, si j'avais été dans une situation de fortune à pouvoir
les lui faire.

Le petit Frank et moi nous allons faire le tour de la colonne
monumentale de la Cité, -- il aime beaucoup cette colonne  -- nous
allons sur les ponts, nous allons partout où l'on peut aller sans
payer.

Deux fois, au jour anniversaire de ma naissance, nous avons fait
un petit dîner avec du boeuf à la mode, pour aller ensuite au
spectacle à moitié prix, et cette partie nous a vivement
intéressés.

Je me promenais un jour avec Frank dans Lombard-Street, que nous
visitons souvent parce que je lui ai raconté que c'est une rue qui
contient de grandes richesses, -- et il aime beaucoup Lombard-
Street. Un passant m'arrête et me dit: «Monsieur, votre jeune fils
a laissé tomber son gant.» Excusez-moi de vous faire part d'une
circonstance si triviale...; je sentis mon coeur vivement ému en
entendant ainsi, par hasard, appeler l'enfant mon fils; et les
larmes m'en vinrent aux yeux.

Lorsque l'on enverra Frank en pension à quelques lieues de
Londres, je ne saurai trop que devenir; mais je me propose d'aller
l'y voir une fois tous les mois et de passer avec lui un demi-
congé. Ces jours-là, les écoliers jouent sur la bruyère; si on
m'objectait que mes visites dérangent les études de l'enfant je
pourrai toujours le regarder de loin, pendant la récréation, sans
qu'il m'aperçoive, et je retournerai le soir ici. Sa mère est
d'une famille qui a un certain rang aristocratique et elle
n'approuve pas, on m'en a prévenu, que nous soyons trop souvent
ensemble. Je sais que je ne suis point d'une humeur à rendre le
caractère de Frank moins timide et plus gai; mais je me persuade
qu'il me regretterait quelquefois si nous étions tout-à-fait
séparés.

Lorsque je mourrai dans ma chambre de Clapham-Road, je ne
laisserai pas grand'chose en ce monde, d'où je n'emporterai pas
grand'chose non plus; cependant je me trouve posséder la miniature
d'un enfant à l'air radieux, aux cheveux frisés, avec chemise à
collerette ouverte, que ma mère disait être mon portrait, mais que
j'ai peine à croire avoir été jamais ressemblant. Cette miniature
ne se vendrait pas cher et je prierai qu'elle soit donnée à Frank.
J'ai écrit d'avance une petite lettre à mon enfant chéri pour lui
être remise en même temps: je lui exprime là combien cela me fait
de peine de le quitter, quoique forcé d'avouer que je ne sais trop
pourquoi je resterais en ce bas monde. Je lui donne quelques
courts avis afin de le mettre en garde contre les conséquences
d'un caractère, qui fait qu'on n'est l'ennemi de personne que de
soi-même, et je m'efforce de le consoler d'une séparation... qui
l'affligera, j'en suis sûr... en lui prouvant que j'étais ici de
trop pour tous, excepté pour lui, et que, n'ayant pas su comment
trouver ma place dans cette grande foule, mieux vaut pour moi en
être dehors: telle est l'impression générale relativement à moi,
dit le parent pauvre en élevant un peu plus la parole, après avoir
toussé pour s'éclaircir la voix. -- Eh bien, cette impression
n'est pas exacte, et c'est afin de vous la démontrer que je vais
vous raconter ma véritable histoire et les habitudes de ma vie
qu'on croit connaître et qu'on ne connaît pas. Ainsi d'abord, on
suppose que je demeure dans une chambre à Clapham-Road.
Comparativement parlant, j'y suis très rarement. La plupart du
temps je réside, -- j'éprouve quelque pudeur à prononcer le mot,
tant ce mot semble prétentieux... je réside dans un château. Je ne
veux pas dire que ce soit un château baronnial, mais ce n'en est
pas moins un édifice, connu de tous sous le nom de CHÂTEAU. Là, je
conserve le texte de la véritable histoire de ma vie et la voici:

J'avais vingt-cinq ans. Je venais de prendre pour associé John
Spatter, qui avait été mon commis, et j'habitais encore dans la
maison de mon oncle Chill, dont j'attendais une grande fortune,
lorsque je demandai Christiana en mariage. J'aimais Christiana
depuis longtemps; elle était d'une rare beauté attrayante sous
tous les rapports. Je me défiais bien un peu de la veuve, sa mère,
qui était d'un caractère intrigant et très intéressé; mais je
tachais d'avoir d'elle la meilleure opinion possible à cause de
Christiana. Je n'avais jamais aimé que Christiana et, dès
l'enfance, elle avait été pour moi l'univers tout entier, que dis-
je? plus encore.

Christiana m'accepta pour son prétendu avec le consentement de sa
mère, et je me crus le plus heureux des mortels. Je vivais assez
durement chez mon oncle Chill, fort à l'étroit et fort triste dans
une chambre nue, espèce de grenier sous les combles; aussi froide
qu'aucune chambre de donjon dans les vieilles forteresses du Nord.
Mais, possédant l'amour de Christiana, je n'avais plus besoin de
rien sur la terre. Je n'aurais pas changé mon sort contre celui
d'aucun être humain.

L'avarice était malheureusement le vice dominant de mon oncle
Chill. Tout riche qu'il était, il vivait misérablement et semblait
avoir toujours peur de mourir de faim. Comme Christiana n'avait
pas de dot; j'hésitai longtemps à lui avouer notre engagement
mutuel; à la fin, je me décidai à lui écrire pour lui: apprendre
toute la vérité. Je lui remis moi-même, ma lettre un soir, en
allant me coucher.

Le lendemain, je descendis, par une matinée de décembre: le froid
se faisait sentir plus sévèrement encore dans la maison jamais
chauffée de mon oncle  que dans la rue où brillait quelquefois du
moins le soleil d'hiver; et qui, à tout événement s'abîmait des
visages souriants et de la voix des passants. Ce fut avec un poids
de glace sur le coeur que je me dirigeai vers la salle basse où
mon oncle prenait ses repas, large pièce avec une étroite cheminée
une fenêtre cintrée, sur les vitres de laquelle les gouttes de la
pluie, tombée pendant la nuit, ressemblaient aux larmes des
pauvres sans asile. Cette fenêtre s'éclairait du jour d'une cour
solitaire aux dalles crevassées; et qu'une grille, aux barreaux
rouillés, séparait d'un vieux corps de logis ayant servi de salle
de dissection au grand chirurgien qui avait vendu la maison à mon
oncle.

Nous nous levions toujours de si bonne heure, qu'à cette saison de
l'année nous déjeunions à la lumière. Au moment où j'entrai, mon
oncle était si crispé par le froid, si ramassé sur lui-même dans
son fauteuil derrière la chandelle, que je ne l'aperçus qu'en
touchant la table.

Je lui tendis la main... mais, lui, il saisit sa canne (étant
infirme il allait toujours avec une canne dans la maison), fit
comme s'il allait m'en frapper et me dit: Imbécile!

-- Mon oncle, répondis-je, je ne m'attendais pas à vous trouver si
irrité... En effet, je ne m'y attendais pas, quoi que je connusse
son humeur irascible et sa dureté naturelle.

--Vous ne vous y attendiez pas! répliqua-t-il. Quand vous êtes-
vous donc attendu à quelque chose? Quand avez-vous jamais su
calculer ou songer au lendemain, méprisable idiot!

-- Ce sont là de dures paroles, mon oncle.

-- De dures paroles! Ce sont des douceurs quand elles s'adressent
à un niais de votre espèce, dit-il. Venez, venez ici, Betsy Snap,
regardez-le donc?»

Betsy Snap était une vieille femme au teint jaunâtre, aux traits
ridés, notre unique servante, dont l'invariable occupation, à
cette heure du jour, consistait à frictionner les jambes de mon
oncle. En lui criant de me regarder, mon oncle lui appuya sa
maigre main sur le crâne, et elle, toujours agenouillée, tourna
les yeux de mon côté. Au milieu de mon anxiété, l'aspect de ce
groupe me rappela la salle de dissection telle qu'elle devait être
du temps du chirurgien anatomiste, notre prédécesseur dans la
maison.

-- Regardez ce niais, cet innocent, continua mon oncle. Voilà
celui dont les gens vous disent qu'il n'est l'ennemi de personne
que de lui-même. Voilà le sot qui ne sait pas dire non. Voilà
l'imbécile qui fait de si gros bénéfices dans son commerce, qu'il
a été forcé de prendre un associé l'autre jour. Voilà le beau
neveu qui va épouser une femme sans le sou, et qui tombe entre les
mains de deux Jézabel spéculant sur ma mort.»

Je vis alors jusqu'où allait la rage de mon oncle; car il fallait
qu'il fût réellement hors de lui pour se servir de ce dernier mot,
qui lui causait une telle répugnance, que nulle personne au monde
n'aurait osé s'en servir ou y faire allusion devant lui.

-- Sur ma mort! répéta-t-il comme s'il me bravait moi ou bravant
son horreur du mot... Sur ma mort... mort... mort! mais je ferai
avorter la spéculation. Faites votre dernier repas sous ce toit,
nigaud que vous êtes, et puisse-t-il vous étouffer!»

Vous devez bien penser que je n'apportai pas un grand appétit pour
le déjeuner auquel j'étais convié en ces termes; mais je pris à
table ma place accoutumée. C'en était fait, je vis bien que
désormais mon oncle me reniait pour son neveu... Je pouvais
supporter tout cela et pire encore ... je possédais le coeur de
Christiana.

Il vida, comme d'habitude, sa jatte de lait, évitant toujours de
la poser sur la table et la tenant sur ses genoux, comme pour me
montrer son aversion pour moi. Quand il eut fini, il éteignit la
chandelle, et nous fûmes éclairés par la terne lueur de cette
froide matinée de décembre.

-- Maintenant, monsieur Michel, dit-il, avant de nous séparer, je
voudrais dire un mot, devant vous, à ces dames.

-- Comme vous voudrez, monsieur, repris je; mais vous vous trompez
vous-même et nous faites une cruelle injure, si vous supposez
qu'il y ait dans cet engagement réciproque d'autre sentiment que
l'amour le plus désintéressé et le plus fidèle.

-- Mensonge!» répliqua-t-il, et ce mot fut sa seule réponse.

Il tombait une neige à moitié fondue et une pluie à moitié gelée.
Nous nous rendîmes à la maison où demeurait Christiana et sa mère.
Mon oncle les connaissait. Elles étaient assises à la table du
déjeuner et elles furent surprises de nous voir à cette heure.

-- Votre serviteur, madame, dit mon oncle à la mère. Vous devinez
le motif de ma visite, je présume, madame. J'apprends qu'il y a
dans cette maison tout un monde d'amour pur, désintéressé et
fidèle. Je suis heureux de vous amener ce qu'il y manque pour
compléter le reste. Je vous amène votre gendre, madame... et à
vous votre mari, miss. Le fiancé est un étranger pour moi; mais je
lui fais mon compliment de son excellente affaire.»

Il me lança, en partant, un ricanement cynique, et je ne le revis
plus.

C'est une complète erreur (poursuivit le parent pauvre) de
supposer de ma chère Christiana, cédant à l'influence persuasive
de sa mère, épousa un homme riche qui passe souvent devant moi en
voiture et m'éclabousse... non, non... c'est moi qu'elle a épousé.

Voici comment il se fit que nous nous mariâmes beaucoup plus tôt
que nous n'en avions le projet. J'avais pris un logement modeste,
je faisais des économies et je spéculais dans l'avenir pour lui
offrir une honnête et heureuse aisance, lorsqu'un jour elle me dit
avec un grand sérieux:

-- Michel, je vous ai donné mon coeur. J'ai déclaré que je vous
aimais et je me suis engagée à être votre femme. J'ai toujours été
à vous à travers les bonnes et les mauvaises chances, aussi
véritablement à vous que si nous nous étions épousés le jour où
nous échangeâmes nos promesses. Je vous connais bien... Je sais
bien que si nous étions séparés, si notre union était rompue tout-
à-coup, votre vie serait à jamais assombrie, et il vous resterait
à peine l'ombre de cette force que Dieu vous a donnée pour
soutenir la lutte avec ce monde.

-- Que Dieu me vienne en aide, Christiana, répondis-je. Vous dites
la vérité.

-- Michel, dit-elle en mettant sa main dans la mienne avec la
candeur de son dévouement virginal, ne vivons plus chacun de notre
côté. Je vous assure que je puis très bien me contenter du peu que
vous avez, comme vous vous en contentez vous-même. Vous êtes
heureux, je veux être heureuse avec vous. Je vous parle du fond de
mon coeur. Ne travaillez plus seul, réunissons nos efforts dans la
lutte. Mon cher Michel, ce n'est pas bien à moi de vous cacher ce
dont vous n'avez aucun soupçon, ce qui fait le malheur de ma vie.
Ma mère... sans considérer que ce que vous avez perdu vous l'avez
perdu pour moi et parce que vous avez cru à mon affection... ma
mère veut que je fasse un riche mariage et elle ne craint pas de
m'en proposer un qui me rendrait misérable. Je ne puis souffrir
cela, car le souffrir ce serait manquer à la foi que je vous ai
donnée. Je préfère partager votre travail de tous les jours,
plutôt que d'aspirer à une brillante fortune. Je n'ai pas besoin
d'une meilleure maison que celle que vous pouvez m'offrir. Je sais
que vous travaillerez avec un double courage et une plus douce
espérance, si je suis tout entière à vous... que ce soit donc
quand vous voudrez.»

Je fus, en effet, dans le ravissement ce jour-là; nous nous
mariâmes peu de temps après, et je conduisis ma femme sous mon
heureux toit. Ce fut le commencement de la belle résidence dont je
vous ai parlé; le château où nous avons, depuis lors, toujours
vécu ensemble, date de cette époque. Tous nos enfants y sont nés.
Notre premier enfant fut une petite fille, aujourd'hui mariée, et
que nous nommâmes Christiana comme sa mère. Son fils ressemble
tellement au petit Franck, que j'ai peine à les distinguer l'un de
l'autre.

C'est encore une idée erronée que celle qu'on s'est faite de la
conduite de mon associé à mon égard. Il ne commença pas à me
traiter froidement, comme un pauvre imbécile, lorsque mon oncle et
moi nous eûmes cette querelle si fatale. Il n'est pas vrai, non
plus, que, par la suite, il parvint graduellement à s'emparer de
notre maison de commerce et à m'éliminer; au contraire, il fut un
modèle d'honneur et de probité.

Voici comment les choses se passèrent: Le jour où mon oncle me
donna mon congé, et même avant l'arrivée de mes malles (qu'il
renvoya, port non payé), je descendis au bureau que nous avions au
bord de la Tamise, et, là, je racontai à John Spatter ce qui
venait d'avoir lieu. John ne me fit pas cette réponse que les
riches parents étaient des faits palpables, tandis que l'amour et
le sentiment n'étaient que clair de lune et fiction; non, il
m'adressa ces paroles:

-- Michel, nous avons été à l'école ensemble, j'avais le tact
d'obtenir de meilleures places que vous dans la classe, et de me
faire une réputation de bon écolier.

-- Cela est vrai, John, répondis-je.

-- Quoique j'empruntasse vos livres et les perdisse, dit John;
quoique j'empruntasse l'argent de vos menus plaisirs et ne le
rendisse jamais; quoique je vous revendisse mes couteaux et mes
canifs ébréchés plus cher qu'ils ne m'avaient coûté neufs; quoique
je vous fisse payer les carreaux de vitres que j'avais brisés...

-- Tout cela ne vaut pas la peine qu'on en parle, John Spatter,
remarquai-je, mais tout cela est vrai.

-- Quand vous vous fûtes établi dans cette maison de commerce, qui
promet si bien de prospérer, poursuivit John, je vins me présenter
à vous après avoir vainement parcouru toute la Cité pour trouver
un emploi, et vous me fîtes votre commis.

-- Tout cela ne vaut pas la peine qu'on en parle, mon cher John
Spatter, répétai-je; mais tout cela est encore vrai.»

John Spatter reprit sans être arrêté par mon interruption: --
Puis, quand vous reconnûtes que j'avais une bonne tête pour les
affaires et que j'étais vraiment utile à votre maison, vous ne
voulûtes pas me laisser simplement votre commis, et bientôt vous
pensâtes n'être que juste en me faisant votre associé.

-- À quoi bon rappeler encore ces circonstances, John Spatter?
m'écriai-je. J'appréciais, j'apprécie toujours votre capacité,
supérieure à la mienne.»

John, à ces mots, passa son bras sous le mien, comme il avait
coutume de le faire à l'école, et, les yeux tournés vers le
fleuve, nous pûmes, à travers les croisées de notre comptoir en
forme de proue; remarquer deux navires qui voguaient de conserve
avec la marée, à peu près comme nous descendions nous-mêmes
amicalement le fleuve de la vie. Nous fîmes mentalement, tous les
deux, la même comparaison en souriant, et John ajouta:

-- Mon ami, nous avons commencé sous ces heureux auspices; qu'ils
nous accompagnent pendant tout la reste: du voyage, jusqu'à, ce
que le but commun soit atteint; marchons toujours d'accord, soyons
toujours francs l'un pour l'autre, et que cette explication
prévienne tout malentendu. Michel, vous êtes, trop facile. Vous,
n'êtes l'ennemi de personne que de vous même. Si j'allais-vous
faire cette réputation fâcheuse parmi ceux avec qui nous
entretenons des relations d'affaires, en haussant les épaules, en
hochant la tête avec un soupir, et si j'abusais de votre confiance
avec moi...

-- Mais vous n'en abuserez jamais, John jamais...

-- Jamais, sans doute, Michel, mon ami; mais je fais une
supposition... Si j'abusais de votre confiance en cachant ceci, en
mettant cela au grand jour, et puis en plaçant ceci dans un jour
douteux, je fortifierais ma position et j'affaiblirais la vôtre,
jusqu'à ce qu'enfin je me trouverais seul lancé sur la voie de la
fortune et vous laisserais perdu sur quelque rive déserte, loin,
bien loin derrière moi.

-- C'est ce qui arriverait, en effet, John!

-- Afin de prévenir cela, Michel, dit John Spatter, pour rendre la
chose à peu près impossible, il doit y avoir une entière franchise
entre nous; nous ne devons rien nous dissimuler l'un à l'autre,
nous ne devons avoir qu'un seul et même intérêt.

-- Mon cher John Spatter, je vous assure que c'est là précisément
comme je l'entends.

-- Et quand vous serez trop facile, poursuivit John, dont les yeux
s'animèrent de la divine flamme de l'amitié, il faut que vous
m'autorisiez à faire en sorte que personne ne prenne avantage de
ce défaut de votre caractère; vous ne devez pas exiger que je le
flatte et le favorise, n'est-ce pas?...

-- Mon cher John Spatter, interrompis-je, je suis loin d'exiger
cela. Je veux, au contraire, que vous m'aidiez à le corriger.

-- C'est bien là mon intention.

-- Nous sommes d'accord, m'écriai-je, nous avons tous les deux le
même but devant nous, nous y marchons ensemble, nous cherchons à
l'atteindre honorablement; mêmes vues, un seul et même intérêt;
nous sommes deux amis confiants l'un dans l'autre, notre
association ne peut donc qu'être heureuse.

-- J'en suis assuré, reprit John Spatter, et nous nous secouâmes
la main très affectueusement.»

J'emmenai John à mon château, et nous y passâmes une journée de
bonheur. Notre association prospéra. Mon ami suppléa à tout ce qui
me manquait, comme je l'avais bien prévu; il m'aida à me corriger
en m'aidant à faire fortune, et montra ainsi largement sa
reconnaissance de ce que j'avais moi-même fait pour lui en
l'associant à moi au lieu de le laisser mon commis.

Je ne suis pas cependant très riche, car je n'ai jamais eu
l'ambition de le devenir, dit le parent pauvre en jetant un coup
d'oeil sur le feu et se frottant les mains; mais j'en ai assez. Je
suis au-dessus de tous les besoins et de tous les soucis, grâce à
ma modération. Mon château n'est pas un magnifique château; mais
il est très confortable: l'air y est doux, on y goûte tous les
charmes du bien-être domestique.

Notre fille aînée, qui ressemble beaucoup à sa mère, a épousé le
fils aîné de John Spatter. Nos deux familles sont doublement unies
par les liens de l'amitié et de la parenté. Quelles soirées
agréables que celles où, étant rassemblés devant le même feu,
comme cela nous arrive souvent, nous nous entretenons, John et
moi, de notre jeunesse et du même intérêt qui nous a toujours
attachés l'un à l'autre!

Je ne sais pas réellement, dans mon château, ce que c'est que la
solitude. J'y vois toujours arriver quelques-uns de nos enfants et
de nos petits-enfants. Délicieuses sont ces voix enfantines, et
elles réveillent un délicieux écho dans mon coeur. Ma très chère
femme, toujours dévouée, toujours fidèle, toujours tendre,
toujours attentive et empressée, est la principale bénédiction de
ma maison, celle à qui je dois la source de toutes les autres.
Nous sommes une famille musicienne, et lorsque Christiana me voit
parfois un peu fatigué ou prêt à devenir triste, elle se glisse au
piano et me chante un air qui me charmait jadis, à l'époque de nos
fiançailles. J'ai la faiblesse de ne pouvoir entendre chanter cet
air par tout autre qu'elle. On le joua un soir au théâtre où
j'avais conduit le petit Franck, et l'enfant me dit, tout surpris:
«Cousin Michel, de quels yeux ces larmes brûlantes sont elles
tombées sur ma main?»

Tel est mon château et telles sont les particularités réelles de
ma vie. J'y amène quelquefois le petit Franck. Il est le bienvenu
de mes petits-enfants et ils jouent ensemble. À cette époque de
l'année, -- à Noël et au jour de l'An, -- je suis rarement hors de
mon château. Car les coutumes et les souvenirs de cette saison
semblent m'y retenir; les préceptes de ces fêtes chrétiennes
semblent me rappeler qu'il est bon d'être dans mon château.

Et ce, château est? -- observa une grande et bienveillante voix de
la famille. -- Oui, je vais vous le dire, répondit le parent
pauvre secouant la tête et regardant le feu, -- mon Château est un
château en l'air[1]. John, notre estimable hôte, l'a deviné. Mon
château est dans l'air. J'ai fini, soyez indulgents pour mon
histoire.


II -- L'HISTOIRE DE L'ENFANT.

Il y avait une fois un voyageur, il y a de cela bien des années,
et le voyageur partit pour un voyage. C'était un voyage magique,
qui devait sembler très long lorsqu'il le commença et très court
lorsqu'il eut fait la moitié du chemin.

Pendant quelque temps il voyagea le long d'un sentier assez
sombre, sans rien rencontrer, jusqu'à ce qu'enfin il aperçût un
joli petit enfant; le voyageur demanda à l'enfant: «Que fais-tu
ici?» Et l'enfant répondit: «Je suis toujours à jouer, viens jouer
avec moi.»

Le voyageur joua avec cet enfant toute la journée, et ils menèrent
joyeuse vie tous les deux. Le ciel était si bleu, le soleil était
si brillant, l'eau était si étincelante, les feuilles étaient si
vertes, les fleurs étaient si fraîches, ils entendirent chanter
tant d'oiseaux et virent tant de papillons, que tout leur
paraissait superbe. C'était la saison du printemps. Quand il
pleuvait, ils aimaient à regarder tomber les gouttes de la pluie
et à respirer les odeurs des plantes. Quand il ventait, c'était
charmant d'écouter le vent et d'imaginer qu'il se parlait à lui-
même ou à ceux qui pouvaient le comprendre. D'où vient-il ainsi?
se demandaient le voyageur et l'enfant, tandis qu'il sifflait,
hurlait, poussait les nuages  devant lui, courbait les arbres,
tourbillonnait dans les cheminées, ébranlait la maison et
soulevait les vagues d'une mer furieuse. Mais neigeait-il? encore
mieux, car ils n'aimaient rien tant que de regarder descendre les
flocons de neige semblables au duvet qui se détacherait de la
poitrine d'une myriade d'oiseaux blancs, et quel plaisir de voir
cette belle neige s'épaissir sur la terre, puis d'écouter le
silence sur les routes et les sentiers de la campagne!

Ils avaient en abondance les plus beaux joujoux du monde et les
plus admirables livres d'images, des livres qui étaient remplis de
cimeterres, de babouches et de turbans, de nains, de génies et de
fées, de Barbes-Bleues, de fèves merveilleuses, de trésors, de
cavernes et de forêts, de Valentins et d'Orsons... toutes choses
nouvelles et bien vraies!

Mais un jour, tout-à-coup, le voyageur perdit l'enfant. Il
l'appela, l'appela encore, et il n'obtint aucune réponse. Alors il
reprit sa route et chemina quelque temps sans rien rencontrer,
jusqu'à ce qu'enfin il aperçût un beau jeune garçon; à ce jeune
garçon le voyageur demanda: «Que fais-tu là?» Et le jeune garçon
lui répondit: «Je suis toujours à apprendre. Viens apprendre avec
moi.»

Le voyageur apprit, avec ce jeune garçon, ce qu'étaient Jupiter et
Junon, les Grecs et les Romains, d'autres choses encore et plus
que je n'en pourrais dire, ni lui non plus, car il en eut bientôt
oublié beaucoup. Mais ils n'apprenaient pas toujours, ils avaient
les jeux les plus amusants qu'on ait jamais joués, ils ramaient
sur la rivière en été, ils patinaient sur la glace en hiver. Ils
se promenaient à pied et ils se promenaient à cheval; ils jouaient
à la paume et à tous les jeux de balle, aux barres, au cheval
fondu, à saute-mouton, à plus de jeux que je n'en puis dire, et
personne n'était plus fort qu'eux à ces jeux-là; ils avaient aussi
des congés et des vacances, des gâteaux du jour des Rois, des bals
où ils dansaient jusqu'à minuit, et de vrais théâtres où ils
voyaient de vrais palais en vrai or et en vrai argent sortir de la
terre; bref ils y voyaient tous les prodiges du monde en quelques
heures. Quant à des amis, ils avaient de si tendres amis et un si
grand nombre de ces amis que le temps me manque pour les compter.
Ils étaient tous jeunes comme le jeune garçon et se promettaient
de ne jamais rester étrangers l'un à l'autre pendant tout le reste
de la vie.

Cependant, un jour, au milieu de tous ces plaisirs, le voyageur
perdit le jeune garçon, comme il avait perdu l'enfant, et après
l'avoir appelé en vain, il poursuivit son voyage. Il chemina
pendant un peu de temps sans rien rencontrer, jusqu'à ce qu'enfin
il vît un jeune homme. Il demanda donc au jeune homme: «Que
faites-vous ici?» Et le jeune homme répondit: «Je suis toujours à
faire l'amour. Viens faire l'amour avec moi.»

Le voyageur alla avec ce jeune homme, et ils s'en furent auprès
d'une des plus jolies filles qu'on ait jamais vues, juste comme
Fanny, là dans le coin, -- elle avait les yeux comme Fanny, des
cheveux comme Fanny, des fossettes aux joues comme Fanny, et elle
riait et rougissait juste comme Fanny pendant que je parle d'elle.
Alors le jeune homme devint tout de suite amoureux, -- juste comme
quelqu'un que je ne veux pas nommer, la première fois qu'il vint
ici, devint amoureux de Fanny. Eh bien! il était taquiné
quelquefois, juste comme quelqu'un était taquiné par Fanny; ils se
querellaient quelquefois, juste comme quelqu'un et Fanny; puis ils
se raccommodaient, allaient chuchoter dans les coins, s'écrivaient
des lettres toute la journée, se disaient malheureux quand ils
étaient loin l'un de l'autre, se cherchaient sans cesse en
prétendant ne pas se chercher. Noël vint, ils furent fiancés,
s'assirent l'un à côté de l'autre auprès du feu, et ils devaient
bientôt se marier... exactement comme quelqu'un que je ne veux pas
nommer et Fanny.

Mais le voyageur les perdit de vue un jour, comme il avait perdu
l'enfant et le jeune garçon: il les appela, ils ne revinrent ni ne
répondirent, et il reprit son chemin. Il voyagea donc pendant un
peu de temps sans rien rencontrer, jusqu'à ce qu'il aperçût un
homme d'un âge mûr, et il demanda à cet homme: «Que faites-vous
ici!» Et la réponse fut: «Je suis toujours occupé, venez vous
occuper avec moi.»

Il alla donc travailler avec cet homme, et, pour cela, ils se
rendirent à la forêt. La forêt qu'ils parcoururent était longue;
au commencement, les arbres étaient verts comme ceux d'un bois
printanier; puis Ie feuillage s'épaissit comme un bois d'été;
quelques-uns des petits arbres les plus pressés de verdir
brunissaient aussi les premiers. L'homme n'était pas seul; il
avait une femme du même âge que lui, qui était sa femme, et ils
avaient des enfants qui étaient aussi avec eux. C'est ainsi qu'ils
s'en allèrent tous ensemble à travers le bois, abattant les
arbres, se frayant des sentiers entre les branches et les feuilles
abattues, portant des fagots et travaillant sans cesse.

Quelquefois ils arrivaient à une longue avenue qui aboutissait à
des taillis plus sombres, et alors ils entendaient une petite voix
qui leur criait de loin: «Père, père, je suis un autre enfant,
attendez-moi.» Et, au même instant, ils apercevaient une petite
créature qui grandissait à mesure qu'ils avançaient et qui courait
pour les rejoindre. Quand le nouveau-venu était auprès d'eux, ils
s'empressaient tous autour de lui, le baisaient, le caressaient,
et tous se remettaient en marche.

Quelquefois ils s'arrêtaient à quelque carrefour de la forêt d'où
partaient différentes avenues, et l'un des enfants disait: «Père,
je vais à la mer;» un autre: «Père, je vais aux Indes;» un autre:
«Père, je vais aller chercher fortune où je pourrai;» un autre
enfin: «Père, je vais au ciel.» C'est ainsi qu'après bien des
larmes au moment de la séparation, chacun des ces enfants prenait
une des avenues et il s'éloignait solitaire; mais l'enfant qui
avait dit: «Je vais au ciel,» s'élevait dans l'air et y
disparaissait.

Chaque fois qu'avait lieu une de ces séparations, le voyageur
regardait le père qui levait les yeux au-dessus des arbres où le
jour commençait à décliner et le soleil à descendre sur l'horizon.
Il remarquait aussi que ses cheveux grisonnaient; mais ils ne
pouvaient s'arrêter longtemps, car ils avaient un long voyage
devant eux, et il leur fallait travailler sans cesse.

À la fin, il y avait eu tant de séparations qu'il ne restait plus
un seul des enfants. Le père, la mère et le voyageur se trouvèrent
seuls à continuer leur route. Le bois était devenu jaune, puis il
avait bruni et déjà les feuilles tombaient d'elles-mêmes.

Ils arrivaient à une avenue plus sombre que les autres, et ils
pressaient le pas sans y jeter un regard, quand la femme s'arrêta.

-- Mon mari, dit-elle, on m'appelle.

Ils écoutèrent, et entendirent dans la sombre avenue une voix qui
criait de loin: «Mère, mère!»

C'était la voix du premier enfant qui avait dit; «Je vais au
ciel.» Et le père lui répondit: «Pas encore, je vous prie, pas
encore; le soleil va se coucher, pas encore.»

Mais la voix répétait: «Mère, mère!» sans faire attention à ce
qu'avait dit le père, quoique ses cheveux fussent alors tout à
fait blancs, et quoiqu'il versât des larmes.

Alors la mère qui, déjà enveloppée à moitié des ombres de
l'avenue, tenait encore son mari embrassé, lui dit: «Mon ami, il
faut que je parte, je suis appelée.» Et elle partit, et le
voyageur resta seul avec le père.

Ils reprirent leur chemin ensemble jusqu'à ce qu'ils fussent
arrivés presque à la limite de la forêt, de manière à apercevoir,
au-delà, le soleil qui colorait l'horizon de sa flamme mourante.

Là encore, cependant, tandis qu'il s'ouvrait une voie à travers
les branches, le voyageur perdit son compagnon. Il appela, il
appela... point de réponse, et lorsqu'il eut franchi l'extrême
lisière du bois, au moment où du soleil couchant il ne restait
plus que la trace brillante dans un ciel de pourpre, il rencontra
un vieillard assis sur un arbre abattu.» Que faites-vous ici?»
demanda-t-il à ce vieillard; et le vieillard lui répondit avec un
sourire paisible: «Je suis toujours à me souvenir. Venez-vous
souvenir avec moi.»

Le voyageur alors s'assit auprès du vieillard, à la lueur d'un
beau soleil couchant, et tous ses précédents compagnons de route
vinrent doucement se placer debout devant lui: le joli enfant, le
beau jeune garçon, le jeune amoureux, le père, la mère et tous
leurs enfants; tous étaient là et il n'en avait perdu aucun. Donc
il les aima tous, bon et indulgent pour tous, toujours charmé de
les revoir, et eux ils l'honoraient et l'aimaient tous. Je crois
que vous devez être ce voyageur, grand-papa; car c'est ce que vous
faites pour nous, et c'est ce que nous faisons pour vous.


III -- L'HISTOIRE DE QUELQU'UN

ou

LA LÉGENDE DES DEUX RIVIÈRES.

On ferait une année entière des jours de Noël qui se sont succédé
depuis qu'un riche tonnelier, nommé Jacob Elsen, fut élu syndic de
la corporation des tonneliers de Stromthal, ville de l'Allemagne
méridionale. Le nom de sa famille ne se retrouve peut-être nulle
part aujourd'hui; la ville elle-même n'existe plus. À une époque
postérieure, les habitants accusèrent injustement les Juifs
d'avoir égorgé de petits enfants chrétiens. Ils les expulsèrent de
la ville, et leur firent défense d'en franchir les portes; mais
les Juifs prirent tranquillement leur revanche, car ils bâtirent
une seconde ville à une certaine distance de la première, et ils y
attirèrent tout le commerce, en sorte que la ville nouvelle vit
graduellement croître ses richesses, tandis que l'ancienne se vit
peu à peu réduite à rien.

Toutefois Jacob Elsen ne connut pas cette persécution. De son
temps, les Juifs circulaient dans les rues sombres et tortueuses,
trafiquaient sur la place du marché, tenaient des boutiques et
jouissaient, comme tous les autres habitants, des privilèges de la
bourgeoisie.

Une rivière coulait à travers la ville de Stromthal, rivière
étroite, sinueuse, mais navigable pour les petits bateaux. On
l'appelle encore la «Klar». Comme l'eau de la «Klar» est très
pure, très agréable à boire, et que la rivière est fort utile au
commerce, les habitants du pays l'avaient surnommée la «grande
amie» de Stromthal. Ils lui attribuaient la propriété de guérir
les maux de l'esprit aussi bien que ceux du corps, et de nos jours
encore, bien que beaucoup de personnes, affligées des uns ou des
autres, s'y soient plongées ou aient bu de son onde sans s'en
trouver beaucoup mieux, leur foi reste la même. Ils lui donnent
aussi des noms féminins, comme si c'était une femme, une déesse.
La «Klar» est le sujet d'innombrables ballades et histoires qu'ils
savent par coeur, ou plutôt qu'ils savaient du temps de Jacob
Elsen, car il y avait alors très peu de livres et encore moins de
lecteurs à Stromthal. On célébrait aussi une fête annuelle, nommée
«la fête de la Klar,» pendant laquelle on jetait dans le courant
des fleurs et des rubans qui flottaient à travers les prairies
jusqu'à la grande rivière où la «Klar» se jette.

-- La Klar, disait une de ces ballades populaires, n'est-elle pas
une merveille entre les rivières? Les autres courants sont
alimentés, goutte à goutte, par les rosées et les pluies; mais la
«Klar» descend toute grande des montagnes.» Et ce n'était pas une
invention des poètes, car personne ne connaissait la source de
cette rivière. En vain le conseil municipal avait offert une
récompense de cinq cents brins d'or à celui qui la découvrirait;
tous ceux qui avaient essayé de remonter la «Klar» étaient arrivés
à un certain endroit situé à un grand nombre de lieues au-dessus
de Stromthal, où son onde s'échappait entre des rochers escarpés,
et où son courant était si rapide, que ni voiles ni rames ne
pouvaient lutter contre lui. Au-delà de ces rochers se trouvaient
les montagnes nommées «Himmel-gebirge», et l'on supposait que la
«Klar»prenait naissance dans ces régions inaccessibles.

Si les gens de Stromthal honoraient leur rivière, ils aimaient
encore plus leur commerce. Au lieu de planter des promenades
publiques sur les rives, ils avaient bâti la plupart de leurs
maisons tout au bord de l'eau. Quelques habitations dans les
faubourgs avaient bien des jardins, mais, au centre de la ville,
le courant ne reflétait d'autres ombres que celles des magasins et
des façades en surplomb des vieilles maisons de bois. La demeure
de Jacob Elsen était de ce nombre. Elle s'ouvrait sur un petit
embarcadère garni de pieux de bouleau, et ses fondements étaient
creusés si près de l'eau, qu'en ouvrant la porte de l'atelier, on
pouvait remplir une cruche à la rivière.

L'intérieur de Jacob Elsen se composait de trois personnes sans le
compter; à savoir, sa fille Marguerite, son apprenti Carl et une
vieille servante. Il avait des ouvriers, mais qui ne couchaient
pas chez lui. Carl était un jeune homme de dix-huit ans, et la
fille de son maître étant un peu plus jeune, il s'éprit d'elle
comme tous les apprentis dans ce temps-là. L'amour de Carl pour
Marguerite était pur et profond. Jacob la connaissait, mais il ne
disait rien; il avait foi dans la prudence de sa fille.

Marguerite aimait-elle alors Carl? Elle seule le savait. Tous les
dimanches, il allait avec elle à l'église; et là, tandis que ses
prières devenaient quelquefois des sons insignifiants pour lui,
parce qu'il pensait à elle et épiait tous ses mouvements, il
l'entendait murmurer dévotement les siennes; ou, lorsque le
prédicateur parlait et que la figure de Marguerite restait fixée
sur la chaire, il était presque jaloux de voir qu'elle écoutait si
bien. Assise à table avec lui, jamais elle ne perdait son calme,
tandis qu'il se sentait toujours troublé et maladroit. Souvent
elle semblait trop occupée pour penser à l'apprenti. À la fin, son
apprentissage étant achevé, le temps vint pour Carl de quitter la
maison d'Elsen pour voyager, comme tous les ouvriers allemands
sont tenus de le faire par les lois de leur compagnonnage. Il
résolut de parler de son amour à Marguerite avant de partir.
Pouvait-il, pour cela, choisir un meilleur temps qu'une soirée
d'été où Marguerite était venue par hasard dans l'atelier, après
la sortie des compagnons? Il appela la jeune fille près de la
porte qui donnait sur la rivière, pour regarder le coucher du
soleil, et il lui parla longtemps de la «Klar» et de sa source
mystérieuse. Lorsqu il commença à faire noir et qu'il n'y eut plus
moyen de tarder davantage, son secret lui échappa, et Marguerite
lui révéla à son tour le sien, qui était qu'elle l'aimait aussi:
Mais, ajouta-t-elle, je dois le dire à mon père.

Ce soir-là même, après le souper, les deux jeunes gens racontèrent
à Jacob Elsen ce qui s'était passé entre eux. Jacob était un homme
dans toute la fleur de l'âge; il n'était pas avare, mais prudent
en toutes choses. «Que Carl, dit-il, revienne après son temps de
voyage avec cinquante florins d'or, et alors, ma fille, si vous
voulez vous marier avec lui, je le ferai recevoir maître
tonnelier.» Carl n'en demandait pas davantage. Il ne doutait pas
de pouvoir rapporter cette somme, et il savait que la loi ne lui
permettait pas de se marier avant son voyage pour se perfectionner
dans son métier; il lui tardait donc de partir pour revenir
bientôt, et le lendemain, de grand matin, il prit congé de
Marguerite avant qu'il y eût encore aucun mouvement dans les rues.

Carl était plein d'espérance, mais Marguerite pleurait tandis
qu'il se tenait sur le seuil. «Trois années, dit-elle, opèrent
quelquefois de si grands changements en nous, que nous ne sommes
plus les mêmes!

-- Elles me feront vous aimer davantage, répondit Carl.

--Vous en rencontrerez de plus belles que moi dans les pays où
vous irez; et je penserai encore à vous dans cette maison,
longtemps après que vous l'aurez oubliée.

-- Maintenant, je suis certain de votre affection, Marguerite, dit
Carl avec joie, mais il ne faut pas douter de moi pendant mon
absence; aussi certainement que je vous aime, je reviendrai, avec
les cinquante florins d'or, réclamer de votre père
l'accomplissement de sa promesse.»

Marguerite resta longtemps sur le seuil, et Carl regarda bien des
fois en arrière avant de tourner l'angle de la rue. Malgré cette
séparation, il se sentait le coeur assez léger, car il avait
toujours envisagé ce voyage comme le moyen d'obtenir la main de la
fille de son patron. «Il ne faut pas perdre de temps, pensait-il,
et pourtant ce serait une grande chose, si je découvrais la source
de notre rivière. Je fais justement route vers le Sud,
j'essaierai!»

Le troisième jour, il prit un bateau dans un petit village et
remonta le courant; mais, dans l'après-midi, il arriva près des
rochers, et ce courant devint plus fort. Il continuait pourtant de
ramer. Le double mur de roche grisâtre grandissait toujours sur
l'une et l'autre rive, et lorsqu'il regardait en l'air, il ne
voyait plus qu'une étroite bande du ciel. À la fin, toute la
vigueur de ses bras suffisait à peine pour maintenir le bateau en
place. De temps en temps, et par un effort soudain, il avançait
bien de quelques brasses, mais il ne pouvait conserver l'espace
qu'il avait gagné, et cédant à la lassitude, il fut obligé de se
laisser aller à la dérive. Ainsi donc, pensa-t-il, ce qu'on disait
des rochers et de l'impétuosité du courant est vrai, je puis au
moins l'attester.»

Carl erra bien des jours avant de trouver de l'ouvrage, et quand
il en trouva, cet ouvrage était mal payé et suffisait à peine à le
faire vivre; il fut donc obligé de se remettre en route. Déjà la
moitié du terme prescrit s'était écoulé, et quoiqu'il eût fait
bien des centaines de lieues et travaillé dans bien des villes, il
avait à peine épargné dix florins d'or. Force lui fut de chercher
encore fortune ailleurs. Après plusieurs journées de marche, il
arriva dans une petite ville située sur le bord d'une rivière,
dont les eaux étaient si transparentes qu'elles le firent penser à
celles de la «Klar.» La ville elle-même ressemblait tellement à
Stromthal, qu'il pouvait presque s'imaginer être revenu à son
point de départ, après un long circuit; mais il ne pouvait être
encore question pour Carl de rentrer dans sa ville natale. Le
terme n'était qu'à moitié expiré, et ses dix florins d'or, dont
l'un venait de s'entamer en voyage, feraient, pensait-il, pauvre
figure après qu'il s'était vanté d'en rapporter cinquante. Il ne
se sentait plus le coeur aussi léger que le jour où il avait
quitté Marguerite sur Ie seuil de la maison de son père. Combien
le monde était différent de son attente! La dureté des étrangers
avait aigri son coeur, et il éprouvait plutôt de la peine que du
plaisir à se rappeler Stromthal ce jour-là. Sans la fatigue qui
l'accablait, il aurait tourné le dos à la ville, et continué son
chemin sans s'arrêter; mais le soir étant venu, il avait besoin de
réparer ses forces. Il entra donc dans des rues tortueuses qui lui
rappelaient de plus en plus Stromthal, et gagna la place du
marché, au milieu de laquelle s'élevait une grande et blanche
statue, représentant une fortune qui tenait une branche d'olivier
à la main; sa tête, était nue: mais les plis d'une draperie
l'enveloppaient de la ceinture aux pieds...

-- Quelle est cette statue? demanda Carl à un passant.

Le passant répondit dans un dialecte étranger, qui fut pourtant
compris de Carl:

-- C'est la statue de notre rivière.

-- Et comment nomme-t-on votre rivière?

-- Le «Geber» (Le Bienfaiteur), parce qu'elle enrichit la ville et
lui permet de trafiquer avec beaucoup de grandes cités.

-- Et pourquoi cette statue a-t-elle la tête nue et les pieds
cachés?

-- Parce que nous savons où la rivière prend sa source; mais tout
le monde ignore où elle aboutit.

-- Ne peut-on savoir où aboutit le courant?

-- C'est une entreprise dangereuse. Le courant devient très
impétueux; resserré longtemps entre des rochers escarpés; il finit
par se précipiter dans une profonde caverne où il se perd.

-- C'est bien étrange, pensa Carl, que cette, ville ressemble sous
tant de rapports à la mienne.»

Il n'était pas au bout de ses surprises.

Un peu plus loin, dans une rue étroite, il aperçut, une maison de
bois avec un petit tonneau suspendu au-dessus de la porte en guise
d'enseigne. Cette maison ressemblait tellement à celle de Jacob
Elsen, que si les mots Peter Schonfuss, tonnelier du Duc,
n'avaient pas été inscrits au-dessus de la porte, il aurait cru
qu'il y avait de la magie.

Carl frappa, et une jeune femme vint ouvrir. Ici finissait la
ressemblance, car il suffit d'un regard pour voir que Marguerite
était cent fois plus belle.

-- Je ne sais pas si mon père a besoin d'ouvriers, dit la jeune
femme, mais si vous êtes un voyageur, vous pouvez vous reposer et
vous rafraîchir en l'attendant.»

Carl la remercia et entra. La cuisine, au plafond très bas comme
celle de Jacob Elsen, ne l'étonna point, car la plupart des
maisons étaient ainsi bâties à cette époque. La fille du tonnelier
mit une nappe blanche, lui donna de la viande et du pain, et lui
apporta de l'eau pour se laver; mais tandis qu'il mangeait, elle
lui fit beaucoup de questions sur le lieu d'où il venait et sur
ceux qu'il avait déjà parcourus. Jamais elle n'avait entendu
parler de Stromthal, et elle ne savait rien du pays situé au-delà
du Himmelgebirge. Quand son père entra, Carl vit qu'il était
beaucoup plus vieux que Jacob Elsen.

-- Ainsi donc vous cherchez du travail? demanda le père.

Carl, qui se tenait debout le bonnet à la main, s'inclina.

En ce cas, suivez-moi. Le vieillard marcha devant lui et le fit
entrer dans un atelier au fond duquel une, porte entr'ouverte
laissait voir la rivière. Il mit les outils dans les mains de
Carl, et lui dit de continuer une tonne à moitié faite. Carl
maniait si habilement ces outils, que Peter Schonfuss le reconnut
tout de suite pour un bon ouvrier, et lui offrit de meilleurs
gages qu'il n'en avait eu jusqu'alors.

Carl resta chez son nouveau maître jusqu'à l'expiration des trois
années; mais un jour il dit à Bertha Schonfuss:

-- Mon temps est fini, Berthe; demain je retournerai dans mon
pays.

--Je prierai Dieu de vous accorder un bon voyage, répondit Bertha,
et de vous faire trouver la joie au logis.

--Voyez-vous, Bertha, dit Carl, j'ai épargné soixante-dix florins
d'or; sans cette somme, je n'aurais jamais pu retourner au pays et
épouser Marguerite, dont je vous ai tant parlé. Sans vous, je
n'aurais pas gagné cela. Ne dois-je pas en être reconnaissant
toute ma vie?

--Et revenir nous voir un jour, reprit Bertha; cela va sans dire.

--Sûrement, dit Carl, en nouant son argent dans le coin de son
mouchoir.

--Attendez! S'écria Bertha. Il y a du danger à porter beaucoup
d'argent sur soi dans cette partie du pays; les routes sont
infestées de voleurs.

-- Je fabriquerai une boîte pour mettre l'argent, dit Carl.

-- Non, mettez-le plutôt dans le manche creux d'un de vos outils.
Il est tout naturel, pour un ouvrier, de porter des outils;
personne ne songera à y regarder.

-- Aucun manche ne serait assez grand pour les contenir, répliqua
Carl, Je vais fabriquer un maillet creux, et je les mettrai dans
le corps du maillet.

-- C'est une bonne idée, s'écria Bertha.

Carl se mit à l'oeuvre le lendemain et fit un large maillet, dans
lequel il pratiqua un trou, bouché par une cheville, où il enferma
cinquante pièces d'or. Le reste de son trésor lui sembla bon à
garder pour les dépenses du voyage et l'achat d'habits et d'autres
objets; car il pouvait maintenant se permettre quelques
prodigalités. Quand tout fut prêt, il loua un bateau pour
descendre la rivière et faire ainsi une partie de son voyage. Le
vieillard lui dit adieu affectueusement sur le petit embarcadère
de sa boutique; Carl embrassa Bertha, et Bertha lui recommanda
d'avoir bien soin de son maillet.

Le batelier qui devait le conduire était bien le plus laid garçon
qu'on puisse imaginer. Il avait les jambes très courtes et une
très large carrure. On ne lui voyait guère de cou, mais ce cou
portait une tête volumineuse, et sa grande figure ronde était
percée de deux petits yeux étincelants. Ses cheveux étaient noirs
et hérissés; ses bras très longs, comme ceux d'un singe. Carl
n'aimait pas son air quand il avait fait marché avec lui, et il
était sur le point d'en choisir un autre dans la foule des
bateliers sur le port; mais, réfléchissant à l'injustice qu' il y
aurait de refuser du travail au pauvre diable à cause de sa
laideur, il retourna sur ses pas et loua son bateau.

Carl s'était assis près du gouvernail; le batelier se mit à ramer.
Tour à tour il se penchait tellement en avant, que son visage
touchait presque ses pieds; et il se rejetait presque à plat sur
son dos, donnant de telles poussées aux rames avec ses longs bras,
que le bateau volait comme un corbeau. Carl ne s'en plaignait pas,
car il lui tardait d'arriver à Stromthal; mais la licence
enhardissait l'étrange batelier: Tantôt il faisait de si horribles
grimaces en passant près d'autres bateaux, que ses confrères lui
jetaient toutes sortes de projectiles; tantôt il levait ses rames
pour frapper un poisson jouant à la surface, et chaque fois Carl
voyait monter sur l'eau le poisson mort et renversé sur le dos. En
vain ordonnait-il au hideux garçon de ramer tranquillement, le
drôle lui répliquait dans un langage bizarre, à peine
compréhensible, et le moment d'après il recommençait ses tours.
Une fois, Carl le vit, à son grand étonnement, s'élancer de sa
place et courir le long de l'étroit rebord du bateau, comme s'il
avait les pieds palmés.

-- Continuez de ramer, vilain singe! s'écria Carl en lui donnant
un léger coup.

L'étrange batelier s'assit d'un air sombre, se remit à ramer et ne
fit plus de mauvais tours ce jour là. Carl chanta une des chansons
inspirées par la «Klar,» pendant que le bateau poursuivait sa
route à travers des prairies dont les rives étaient bordées de
joncs, et souvent autour de petites îles, jusqu'à ce que la brume
descendît du ciel. La surface de la rivière brillait d'une faible
lueur blanchâtre; les arbres du bord devenaient de plus en plus
sombres, et les étoiles se montraient à l'ouest. Carl regardait
les poissons, qui faisaient des cercles dans le courant et,
laissant pendre sa main au-dessus du bord, il sentait avec plaisir
l'eau glisser rapidement entre ses doigts. La fatigue finit par le
gagner; il s'enveloppa dans son manteau, plaça son maillet à côté
de lui, s'étendit sur l'arrière du bateau et s'endormit. La ville
où ils devaient s'arrêter cette nuit-là était plus loin qu'ils ne
l'avaient cru. Carl dormit longtemps et eut un rêve; dans son
sommeil, il entendit un bruit tout près de sa tête, comme le bruit
d'un corps qui fait rejaillir l'eau en tombant, et il s'éveilla.
D'abord il crut que c'était le batelier qui venait de tomber à la
rivière, mais il le vit debout au milieu du bateau.

-- Qu'y a-t-il donc? demanda Carl.

-- J'ai laissé tomber votre maillet dans le courant, répondit le
batelier.

-- Misérable! s'écria Carl en s'élançant sur lui, qu'as-tu fait
là?

-- Épargnez-moi, maître, répondit le batelier avec une affreuse
grimace; votre maillet s'est échappé de ma main au moment où je
voulais frapper une chauve-souris qui volait autour de ma tête»
Carl, furieux, porta plusieurs coups au batelier; mais celui-ci
les évita, et, glissant sous son bras, il se mit de nouveau à
courir sur le rebord du bateau. De plus en plus furieux, Carl
finit par l'atteindre et par se jeter sur lui si violemment, que
le bateau chavira et qu'ils tombèrent tous deux dans la rivière.
S'apercevant alors que le batelier ne savait pas nager, Carl
oublia son maillet pour saisir le pauvre diable et gagner la rive
avec lui. Le courant était si fort, qu'il les entraîna bien plus
loin; mais ils finirent par arriver à terre. On pouvait alors
apercevoir les lumières de la ville, qui était proche. Carl se mit
en marche, le coeur triste, après avoir ordonné au batelier de le
suivre. Mais quand, arrivé près des portes, il se retourna, le
batelier avait disparu. Il l'appela à haute voix et revint un peu
sur ses pas pour l'appeler encore, sans recevoir aucune réponse. À
la fin il se décida à gagner la ville, et il n'entendit plus
jamais parler du batelier.

Comme on le pense bien, Carl ne ferma pas l'oeil cette nuit-là. Au
point du jour, il offrit presque tout l'argent qui lui restait
pour un bateau, et il descendit seul la rivière. Il pensait que
son maillet avait pu flotter sur l'eau, malgré le poids des pièces
d'or, et il espérait encore le rattraper. Mais il eut beau
regarder de tous côtés et ramer tout le jour sans prendre de
repos, il ne découvrit rien. Le Geber baignait maintenant des îles
plus nombreuses. Ses deux rives prenaient un aspect tout-à-fait
solitaire et désolé. Le vent tomba. L'eau devenait aussi noire que
si le ciel était couvert d'une nuée orageuse, et la rivière
courait toujours plus rapide, serpentant, comme la «Klar,» entre
des rochers. Ces murailles grisâtres devenaient de plus en plus
hautes, et le bateau allait de plus en plus vite, en sorte que
Carl semblait descendre dans l'intérieur de la terre, quand il
aperçut l'entrée de la caverne dont l'étranger lui avait parlé. Au
même moment, il vit son maillet flottant à quelques brasses devant
lui. Mais le bateau commençait à tournoyer dans un tourbillon.
Carl sentait sa tête et son coeur tourner aussi. Cependant le
maillet entrait dans la caverne et le bateau approchait de son
embouchure. Alors, l'instinct de sa propre conservation
l'emportant, Carl s'accrocha aux anfractuosités des rochers et
s'arrêta. Plongeant les yeux dans les ténèbres, il vit plusieurs
petites flammes flotter et reluire dans l'obscurité, mais il ne
voyait rien de plus, et il entendait les eaux se précipiter, comme
une cascade, avec de grands mugissements. Ce n'était pas tout de
renoncer à la poursuite de son maillet, il fallait remonter le
courant, et la tâche était difficile, les rames ne pouvant plus
lui être d'aucun secours pour cela. Il serra cependant la rive où
le courant était le plus faible, et, se cramponnant aux saillies
des rochers, il parvint à rebrousser chemin. Durant toute la nuit
il avança ainsi lentement, et un peu avant l'aube du jour il se
trouva hors des murailles de pierre. Harassé de fatigue, il amarra
son bateau, descendit sur la rive, se coucha sur la terre nue et
s'endormit. À son réveil, il mangea un petit pain dont il s'était
muni, et il poursuivit son voyage.

Durant bien des jours, Carl erra dans des régions désolées; il
parcourut bien des forêts, traversa bien des rivières, et ses
souliers étaient usés avant qu'il eût retrouvé le bon chemin de
Stromthal. Un moment il fut tenté de retourner travailler huit ans
chez Peter Schonfuss, mais il ne put se décider à rebrousser
chemin sans avoir vu Marguerite. D'ailleurs; pensait-il, Jacob
Elsen est un brave homme; quand il saura que j'ai travaillé et
gagné les cinquante florins d'or, quoique je ne les aie plus, il
me donnera sa fille.

Il rôda longtemps dans les rues et rencontra beaucoup de ses
anciennes connaissances, qui l'avaient oublié. À la fin, il entra
hardiment dans la rue où habitait Jacob et frappa à la vieille
maison. Jacob vint lui-même ouvrir la porte.

-- Le Wanderbusche est revenu! s'écria Jacob en l'embrassant; le
coeur de Marguerite sera joyeux.»

Carl suivait le tonnelier en silence et la tête basse, comme s'il
eût été coupable d'une mauvaise action. À peine osait-il commencer
l'histoire de son maillet perdu.

-- Comme vous êtes pâle, et comme vous avez maigri, dit Jacob.
J'espère pourtant que vous avez mené une vie honnête? Les beaux
habits! mais ils ne conviennent guère à un jeune ouvrier. Sûrement
vous avez trouvé un trésor?

-- Non, répondit Carl, j'ai tout perdu, même les cinquante florins
d'or que j'avais gagnés par le travail de mes mains.»

Le front du vieillard s'obscurcit. Le regard inquiet et égaré de
Carl, ses habits élégants souillés par le voyage, sa confusion et
son silence, éveillaient les soupçons du prudent Jacob Elsen, et
quand le jeune homme raconta son histoire, elle lui parut si
étrange et si improbable qu'il hocha la tête.

-- Carl, dit-il, vous avez habité de mauvaises villes. Mieux
vaudrait être mort lorsque vous appreniez à raboter une douve, que
de vivre pour devenir menteur!»

Carl ne répondit rien; mais il regagna la rue. Sur le seuil, il
trouva Marguerite et, au grand étonnement de la jeune fille, il
passa près d'elle sans lui parler. Durant toute la nuit, il rôda
dans les rues de la ville. L'envie ne lui manquait pas de
retourner dans la maison du vieux Peter Schonfuss et de sa fille
Bertha; mais l'orgueil l'en empêchait; Il résolut donc de partir
et d'aller chercher du travail ailleurs. Cependant, la froideur de
sa conduite avec Marguerite pesait sur sa conscience. Il voulait
la revoir avant de s'éloigner. Dans ce dessein, il se tint dans la
rue, après le lever du soleil, jusqu'à ce qu'elle ouvrît la porte.
Alors il s'avança vers elle.

-- Ô Carl! lui dit Marguerite, est-ce là ce qui m'était réservé
après trois années d'attente?

-- Écoutez-moi, chère Marguerite! répliqua Carl.

-- Je n'ose, dit Marguerite, mon père me l'a défendu. Je ne puis
que vous dire adieu et prier le ciel pour que mon père reconnaisse
un jour qu'il a tort.

-- Je lui ai dit l'exacte vérité, s'écria Carl; mais Marguerite
rentra et le laissa sur le seuil. Carl attendit un moment, et
résolut de la suivre pour la convaincre au moins de son innocence
avant son départ. Il leva donc le loquet, entra dans la maison et
passa dans la cour en traversant la cuisine. Marguerite n'y était
pas. Il entra alors dans l'atelier où il se trouva également seul,
les compagnons n'étant pas encore venus; Marguerite était toujours
la première personne levée dans la maison. Les malheurs de Carl et
l'injustice qu'il avait éprouvée, lui venaient à l'esprit, et il
lui semblait qu'une voix murmurait à son oreille:» Le monde entier
est contre toi. C'est plus que je n'en puis supporter, dit-il,
mieux vaut mourir!»

Il leva le loquet de la porte de bois qui donnait sur la rivière,
et ouvrit cette porte toute grande à la clarté du jour qui se
répandit dans l'atelier. C'était une belle et fraîche matinée; la
Klar, grossie par les pluies de la veille, coulait à pleins bords.
«De toutes mes espérances, de ma longue patience, de mon
industrie, de mon ardeur au travail, de tout ce que j'ai souffert
et de mon profond amour pour Marguerite, voilà donc la misérable
fin! s'écria Carl en s'avançant vers la rivière.

Mais il s'arrêta soudain, son regard venait de saisir un objet
arrêté entre les pieux de bouleaux et la rive. «Chose étrange,
dit-il, c'est un maillet et il ressemble beaucoup à celui que j'ai
perdu! Sûrement, l'un ou l'autre des compagnons de Jacob Elsen
l'aura laissé tomber là.»

Ce maillet était plus grand qu'un maillet ordinaire, et, bien que
ce fût une folle imagination, il pensa tout-à-coup qu'une
puissance surnaturelle avait apporté là son maillet à temps pour
le détourner de son fatal dessein. «Oui, c'est mon maillet!»
s'écria-t-il; car, en se penchant, il venait de voir la marque du
trou qu'il avait foré. Sans prendre le temps de le ramasser, en le
voyant solidement arrêté là, il courut dans la maison et rencontra
Jacob Elsen qui descendait l'escalier.

-- J'ai retrouvé mon maillet! s'écria Carl. Où est Marguerite?» Le
tonnelier parut d'abord incrédule. Marguerite entendit la voix de
son fiancé, et descendit en toute hâte les escaliers.

-- Par ici, dit Carl en les conduisant tous les deux à travers la
boutique. -- Par ici! Regardez!»

Alors Marguerite et son père aperçurent le maillet Carl se baissa
pour le ramasser, et, ôtant la cheville il secoua toutes les
pièces d'or sur le plancher. Jacob lui serra la main en le priant
de lui pardonner ses injustes soupçons. Marguerite versa des
larmes de joie.

-- Il est arrivé à temps pour sauver ma vie, dit Carl. D'heureux
jours reviendront avec lui!

-- Mais comment ce maillet a-t-il pu arriver ici! demanda Jacob
cherchant le mot de l'énigme.

-- Je commence à le deviner, répondit Carl. J'ai découvert
l'origine de la Klar, les deux rivières n'en font qu'une.»

Après avoir écrit l'histoire de ses aventures, Carl en fit présent
au conseil municipal, qui chargea tous les savants de Stromthal de
démontrer, par une série d'expériences, l'identité des deux
rivières. Cela fait, il y eut de grandes réjouissances dans la
ville. Le jour où Carl épousa Marguerite, il reçut la récompense
promise de cinq cents florins d'or, et, depuis cette époque, le
jour où il avait retrouvé son maillet fut célébré comme celui
d'une fête par les habitants de toutes les villes situées sur le
Geber et la Klar.



IV -- L'HISTOIRE DE LA VIEILLE MARIE

BONNE D'ENFANT.

Vous savez, mes chers amis, que votre mère était orpheline et
fille unique. Vous n'ignorez pas non plus, j'en suis bien sûre,
que votre grand-père était ministre de l'Évangile dans le
Westmoreland, d'où je viens moi-même. J'étais encore une petite
fille à l'école du village, quand, un jour votre grand'mère entra
pour demander à la maîtresse si elle pouvait lui recommander une
de ses écolières pour bonne d'enfant. Je fus bien fière, je peux
vous le dire, quand la maîtresse m'appela et parla de moi comme
d'une honnête fille, habile aux travaux d'aiguille, d'un caractère
posé, et dont les parents étaient respectables, quoique pauvres.
Je pensai tout de suite que je ne pourrais jamais rien faire de
mieux que de servir cette jeune et jolie dame. Elle rougissait
autant que moi en parlant de l'enfant qui allait venir et dont je
serais la bonne. Mais cette première partie de mon histoire, je le
sais bien, vous intéresse beaucoup moins que celle que vous
attendez. Je vous dirai donc tout de suite que je fus engagée et
installée au presbytère avant la naissance de miss Rosemonde:
c'était l'enfant attendu, et c'est aujourd'hui votre mère.
J'avais, en vérité, bien peu de chose à faire avec elle, quand
elle vint au monde; car elle ne sortait jamais des bras de sa
mère, et dormait toute la nuit près d'elle. Aussi, étais-je toute
fière quand ma maîtresse me la confiait quelquefois un moment.
Jamais il n'y eut un pareil enfant, ni avant ce temps-là, ni
depuis, ni quoique vous ayez tous été d'assez beaux poupons chacun
à votre tour; mais pour les manières douces et engageantes, aucun
de vous n'a jamais égalé votre mère. Elle tenait cela de sa mère à
elle, qui était, par sa naissance, une grande dame, une miss
Furnivall, petite-fille de lord Furnivall dans le Northumberland.
Je crois qu'elle n'avait ni frère, ni soeur, et qu'elle avait été
élevée dans la famille de milord, jusqu'à son mariage avec votre
grand-père, qui venait d'obtenir une cure. C'était le fils d'un
marchand de Carlisle, mais un homme savant et accompli, toujours à
l'oeuvre dans sa paroisse très vaste et toute dispersée sur les
_Fells[2]_ du Westmoreland. Votre mère, la petite miss Rosemonde,
avait environ quatre ou cinq ans, lorsque ses père et mère
moururent dans la même quinzaine, l'un après l'autre. Ah! ce fut
un triste temps. Ma jeune maîtresse et moi nous attendions un
autre poupon, quand mon maître revint à la maison après une de ses
longues courses à cheval. Trempé de pluie, harassé, il avait
attrapé la fièvre dont il mourut. Votre mère, depuis lors, ne
releva plus la tête; elle ne lui survécut que pour voir son second
enfant, qui mourut peu d'instants après sa naissance, et qu'elle
tint un instant sur son sein avant de rendre elle même le dernier
soupir. Ma maîtresse m'avait priée, sur son lit de mort, de ne
jamais quitter Rosemonde; mais elle ne m'en aurait point dit un
mot, que je n'en aurais pas moins suivi cette chère petite au bout
du monde.

Nous avions à peine eu le temps d'étouffer nos sanglots, lorsque
les tuteurs et les exécuteurs testamentaires vinrent pour le
règlement de l'héritage. C'étaient le propre cousin de ma pauvre
jeune maîtresse, lord Furnivall, et M. Esthwaite, le frère de mon
maître, marchand de Manchester; il n'était pas alors dans d'aussi
bonnes conditions qu'aujourd'hui, et il avait une grande famille à
élever. Je ne sais s'ils réglèrent les choses ainsi, d'eux-mêmes,
ou si ce fut par suite d'une lettre que ma maîtresse avait écrite
de son lit de mort à son cousin, milord Furnivall; mais on décida
que nous partirions, miss Rosemonde et moi, pour le manoir de
Furnivall dans le Northumberland. D'après ce que milord sembla
dire, le désir de ma maîtresse était que l'enfant vécût dans sa
famille et il n'avait pas, quand à lui, d'objections à faire à
cela, une ou deux personnes de plus ne signifiant rien dans une si
grande maison. Ce n'était pas là, certes, la manière dont j'aurais
voulu voir envisager l'arrivée de ma belle et charmante petite,
qui ne pouvait manquer d'animer comme un rayon de soleil toutes
les familles, même les plus grandes; mais je n'en fus pas moins
satisfaite de voir tous les gens de la vallée ouvrir de grands
yeux étonnés, quand ils apprirent que j'allais être la bonne de la
petite lady chez lord Furnivall, dans le manoir de Furnivall.

Je me trompais cependant en croyant que nous allions habiter avec
le milord. Il parait que sa famille avait quitté le manoir de
Furnivall depuis cinquante ans et même plus. Jamais en effet je
n'avais entendu dire que ma pauvre jeune maîtresse l'eût habité,
quoiqu'elle eût été élevée dans sa famille. Cela me contraria, car
j'aurais voulu que la jeunesse de miss Rosemonde se passât où
s'était passée celle de sa mère.

Le valet de chambre de milord, auquel j'adressai le plus de
questions que j'osais, me dit que le manoir de Furnivall, était
situé au pied des _Fells_ du Cumberland et que c'était un très
vaste domaine. Une miss Furnivall, grande-tante de milord
l'habitait seule avec un petit nombre de serviteurs. L'air y était
sain; milord avait pensé que miss Rosemonde y serait très bien
pendant quelques années, et que sa présence pourrait aussi amuser
sa vieille tante.

Milord m'ordonna donc de tenir prêts pour un certain jour tous les
effets de miss Rosemonde. C'était un homme fin et impérieux, comme
le sont, à ce qu'on assure, tous les lords Furnivalls[3]; il ne
disait jamais un mot de trop. On prétendait qu'il avait aimé ma
pauvre jeune maîtresse, mais comme elle savait que le père de
milord ne consentirait pas à ce mariage, elle n'avait jamais voulu
l'écouter, et elle avait épousé M. Esthwaite. Je ne sais pas ce
qu'il y avait de vrai là-dedans. Milord ne s'occupa jamais
beaucoup de miss Rosemonde, ce qu'il eût fait s'il avait gardé un
profond souvenir de sa mère morte. Il envoya son valet de chambre
avec nous au manoir, en lui ordonnant de le rejoindre le soir même
à Newcastle, en sorte qu'il n'eut guère le temps de nous faire
connaître à tant de personnes étrangères avant de nous quitter.
Nous voilà donc abandonnées, deux, véritables enfants, je n'avais
que dix-huit ans, dans l'immense manoir. Il me semble que c'était
hier. Nous avions quitté de grand matin notre cher presbytère et
nous avions pleuré toutes les deux à coeur fendre. Nous voyagions
pourtant dans le carrosse de milord, dont je m'étais fait
autrefois une si grande idée. L'après-dîner d'un jour de septembre
était fort avancée lorsque nous nous arrêtâmes pour changer une
dernière fois de chevaux dans une petite ville enfumée, toute
remplie de charbonniers et de mineurs. Miss Rosemonde s'était
endormie, mais M. Henry me dit de la réveiller pour lui faire voir
le parc et le manoir dont nous approchions. Je pensais que c'était
grand dommage de réveiller un enfant dormant si bien, mais je fis
ce qu'il m'ordonnait, de peur qu'il ne se plaignît de moi à
milord. Nous avions laissé derrière nous toute trace de villes et
même des villages, et nous étions maintenant en dedans des portes
d'un grand parc d'un aspect sauvage, ne ressemblant pas du tout
aux parcs du sud de l'Angleterre, mais rempli de rochers, d'eaux
torrentueuses, d'aubépines au tronc noueux et de vieux chênes tout
blancs et dépouillés de leur écorce par la vieillesse.

Le chemin montait à travers l'immense parc pendant deux milles
environ; on arrivait alors devant un vaste et majestueux édifice,
entouré de beaucoup d'arbres si rapprochés qu'en certains endroits
leurs branches se heurtaient contre les murs quand le vent
soufflait. Quelques-unes étaient brisées et pendantes; car
personne ne semblait prendre soin de les émonder et d'entretenir
la route couverte de mousse. Seulement devant la façade tout était
bien entretenu. On ne voyait pas une mauvaise herbe dans le grand
ovale destiné autrefois à la circulation des voitures; et on ne
laissait croître aucun arbre, aucune plante grimpante contre cette
longue façade aux nombreuses croisées. De chaque côté se projetait
une aile formant l'extrémité d'autres façades latérales, car cette
demeure désolée était plus vaste encore que je ne m'y attendais.
Derrière s'élevaient les Fells qui semblaient assez nus et sans
clôture et à gauche du manoir vu de face, il y existait, comme je
m'en aperçus plus tard, un petit parterre à la vieille mode. Une
porte de la façade occidentale ouvrait sur ce parterre, taillé
sans doute dans l'épaisse et sombre masse de verdure pour quelque
ancienne lady Furnivall; mais les branches des arbres de la forêt
étaient repoussées et lui masquaient de nouveau le soleil en toute
saison; aussi bien peu de fleurs trouvaient-elles moyen d'y vivre.

Cependant le carrosse s'arrêta devant la porte de la principale
façade, et on nous fit entrer dans la grande salle. Je crus que
nous étions perdues, tant elle était vaste et spacieuse. Un lustre
de bronze suspendu au milieu de la voûte, fut un objet
d'étonnement et d'admiration pour moi qui n'en avais jamais vu. À
l'extrémité de la suie s'élevait une ancienne cheminée, aussi
haute que les murs des maisons dans mon pays, avec d'énormes
chenets pour tenir le bois; et près de la cheminée, s'étendaient
de larges sophas de forme antique. À l'extrémité opposée de la
salle, à gauche en entrant et du côté de l'ouest, on voyait un
orgue scellé dans le mur, et si grand qu'il remplissait la majeure
partie de cette extrémité. Au-delà, du même côté, il y avait une
Porte; et à l'opposite, de chaque côté de la cheminée, se
trouvaient d'autres portes conduisant à la façade orientale; mais
comme je ne traversai jamais ces portes durant mon séjour au
manoir de Furnivall, je ne puis dire ce qu'il y avait au-delà.

L'après-midi touchait à sa fin, et la salle où il n'y avait pas de
feu semblait sombre et lugubre: on ne nous y fit pas rester un
seul instant. Le vieux serviteur qui nous avait ouvert s'inclina
devant M. Henry; puis il nous conduisit par la porte située à
l'autre extrémité du grand orgue, à travers plusieurs salles plus
petites et plusieurs corridors, dans le salon occidental où se
tenait miss Furnivall. La pauvre petite Rosemonde se serrait
contre moi, comme épouvantée et perdue dans un si grand édifice.
Je ne me sentais pas beaucoup plus à l'aise. Le salon occidental
avait un aspect beaucoup plus agréable; on y faisait bon feu, et
il était garni de meubles commodes. Miss Furnivall pouvait être
âgée de quatre-vingts ans environ, mais je ne l'affirmerai pas.
Elle était grande et maigre, et son visage était plissé de rides
aussi fines que si on les avait tracées avec la pointe d'une
aiguille. Ses yeux semblaient très vigilants, pour compenser, je
suppose, la surdité profonde qui l'obligeait de se servir d'un
cornet acoustique. À côté d'elle, et travaillant au même grand
ouvrage de tapisserie, se tenait assise mistress Stark, sa femme
de chambre et sa dame de compagnie, presque aussi vieille.
Mistress Stark vivait avec miss Furnivall depuis leur jeunesse à
toutes les deux, et elle était plutôt considérée comme son amie
que comme sa servante. Elle paraissait aussi froide, aussi
impassible qu'une statue de pierre: jamais elle n'avait rien aimé.
Je ne pense pas non plus, qu'à l'exception de sa maîtresse, elle
s'inquiétât de quelqu'un au monde; mais cette dernière étant
sourde, elle la traitait à peu de chose près comme un enfant.
Après avoir délivré le message de milord, M. Henry prit congé de
nous tous, en s'inclinant respectueusement, sans prendre garde à
la main mignonne que lui tendait ma chère petite Rosemonde. Il
nous laissa debout au milieu de la salle, où les deux dames nous
regardaient à loisir à travers leurs lunettes.

Ce fut une grande satisfaction pour moi quand, ayant sonné le
vieux valet qui nous avait introduites, elles lui dirent de nous
mener dans nos chambres. Il nous fit donc sortir de ce grand
salon, entrer dans une autre pièce, sortir encore de celle-ci,
montrer un grand escalier et suivre une large galerie, qui devait
être une bibliothèque, car tout un côté était rempli de livres,
l'autre de tables à écrire entre les croisées. Enfin, nous
arrivâmes dans nos chambres. Je ne fus pas fâchée de savoir
qu'elles étaient situées au-dessus des cuisines, car je commençais
à craindre de me perdre dans ce désert de maison. Il y avait
d'abord la vieille chambre où tous les petits lords et toutes les
petites ladies avaient été élevés pendant bien des années. Un feu
joyeux brûlait dans la grille; la bouilloire chantait déjà, et
tout ce qui est nécessaire pour prendre le thé était rangé sur la
table. De cette chambre, on passait dans le dortoir d'enfants, où
on avait placé un petit lit pour miss Rosemonde, tout près du
mien. Le vieux James appela sa femme Dorothée pour nous faire les
honneurs de la maison, et tous les deux se montrèrent si
hospitaliers, si prévenants, qu'insensiblement, miss Rosemonde et
moi, nous nous trouvâmes tout à fait chez nous. Après le thé, ma
chère petite s'assit sur les genoux de Dorothée, babillant aussi
vite que sa petite langue pouvait aller. Je sus bientôt que
Dorothée était du Westmoreland, ce qui acheva de nous lier.
Souhaiter de rencontrer de meilleures gens que James et sa femme,
ce serait être bien difficile! James avait passé presque toute sa
vie dans la famille de milord; il ne croyait pas qu'il y eût nulle
part d'aussi grands personnages, et il regardait un peu sa femme
du haut de sa grandeur, parce que, avant de se marier avec lui,
elle avait toujours vécu dans une ferme. À cela près, il l'aimait
beaucoup. Ils avaient sous leurs ordres, pour faire le gros de
l'ouvrage, une servante nommée Agnès. Elle et moi, James et
Dorothée, miss Furnivall et mistress Stark, nous composions toute
la maison, sans oublier ma chère petite Rosemonde. Je me demandais
parfois comment on avait pu faire avant son arrivée, tant on en
faisait cas maintenant. À la cuisine et au salon, c'était la même
chose. La sévère, la triste miss Furnivall et la froide mistress
Stark paraissaient également charmées lorsqu'elles la voyaient
voltiger comme un oiseau, jouant et sautillant, avec son
bourdonnement, continuel et son joyeux babil. Plus d'une fois,
j'en suis certaine, il leur faisait peine de la voir s'en aller
dans la cuisine quoique trop fières pour lui demander de rester
avec elles, et un peu surprises de cette préférence. Cependant,
comme disait mistress Stark, il n'y avait là rien d'étonnant, si
on se rappelait d'où son père était venu. L'antique et spacieux
manoir était un fameux endroit pour ma petite miss Rosemonde. Elle
y faisait des expéditions de tous côtés, m'ayant toujours sur ses
talons; de tous côtés, à l'exception pourtant de l'aile orientale
qu'on n'ouvrait jamais et où nous n'avions jamais eu l'idée
d'aller. Mais dans la partie occidentale et septentrionale, il y
avait beaucoup de belles chambres pleines de choses qui étaient
des curiosités pour nous, sans l'être peut-être pour des gens qui
avaient vu plus curieux encore. Les fenêtres étaient obscurcies
par les rameaux agités des arbres et le lierre qui les recouvrait;
mais, dans ce demi-jour vert, nous distinguions très bien les
vieux vases en porcelaine de Chine, les boites d'ivoire sculpté,
les grands livres et surtout les vieux tableaux!

Un jour, je m'en souviens, ma mignonne força Dorothée à venir avec
nous pour nous expliquer les portraits. C'étaient tous des
portraits de membres de la famille, mais Dorothée ne savait pas
bien les noms. Après avoir visité la plupart des chambres, nous
arrivâmes dans le vieux salon de réception, au-dessus de la grande
salle. Il y avait là un portrait de miss Furnivall; ou comme on
l'appelait dans ce temps-là, miss Grace, car elle était la soeur
cadette. Ça avait dû être une beauté! Mais quel regard fixe et
fier! Quel dédain dans ses beaux yeux! Leurs sourcils mêmes
semblaient se relever, comme si elle s'étonnait qu'on eût
l'impertinence de la regarder; et sa lèvre se plissait. Elle avait
un costume dont je n'avais jamais vu le pareil; mais c'était la
mode dans ce temps-là, disait Dorothée. Son chapeau, d'une espèce
de castor blanc, était un peu relevé au-dessus du front et orné
d'une magnifique plume qui en faisait le tour; sa robe, de satin
blanc, laissait voir un corsage blanc richement brodé.

«Assurément! me dis-je après avoir bien regardé ce portrait, la
créature de Dieu se fane comme l'herbe, ainsi qu'il est écrit;
mais qui croirait jamais, à voir miss Furnivall, qu'elle a pu être
une beauté si remarquable?

«Oui, dit Dorothée. Les gens changent bien tristement; mais, si ce
que Ie père de mon maître a l'habitude de dire est vrai, miss
Furnivall, la soeur aînée, était plus belle encore que miss Grace.
Son portrait est ici quelque part; mais, si je vous le montre, il
ne faut jamais dire, même à James, que vous l'avez vu. Croyez-vous
que la petite fille puisse garder le secret?» ajouta-t-elle.

Je n'en étais pas certaine, car jamais il n'y eut d'enfant si
vive, si hardie, si franche! J'aimais mieux lui dire de se cacher,
lui promettant de chercher après elle. Alors j'aidai Dorothée à
retourner un grand tableau appuyé contre le mur, au lieu d'être
suspendu comme les autres. Ce portrait l'emportait encore en
beauté sur miss Grace, comme pour l'air altier et dédaigneux;
mais, sous ce dernier rapport, il était difficile de choisir. Je
l'aurais regardé pendant une heure, si Dorothée, tout effrayée de
me l'avoir montré, ne se fût hâtée de le remettre en place, en me
conseillant d'aller tout de suite à la recherche de miss
Rosemonde, «car il y avait, disait-elle, dans la maison de
vilaines places où elle ne voudrait pas voir l'enfant aller.»
J'étais une fille courageuse: je m'inquiétai peu de ce que disait
la vieille femme, car j'aimais à jouer à cache-cache comme pas un
enfant dans la paroisse. Je courus cependant chercher ma, petite.

L'hiver approchait; les jours devenaient de plus en plus courts.
Il me semblait parfois entendre un bruit singulier, comme si
quelqu'un jouait de l'orgue dans la grande salle. J'étais presque
certaine de ne pas être trompée par mon oreille. Je n'entendais
pas ce bruit tous les soirs; mais très souvent, et d'ordinaire,
quand, assis près de miss Rosemonde, après l'avoir mise au lit, je
restais tranquille et silencieuse dans la chambre à coucher, c'est
alors que j'entendais les sons de l'orgue résonner dans la
distance. Le premier soir, quand je descendis pour souper, je
demandai à Dorothée qui avait fait de la musique, et James dit
d'un ton très bref que j'étais bien simple de prendre pour de la
musique les murmures du vent dans les arbres. Dorothée regarda son
mari d'un air effaré, et Bessy, la fille de cuisine, après avoir
marmonné quelque chose, s'en alla toute pâle. Voyant bien que ma
question ne leur plaisait pas, je pris le parti de me taire, en
attendant d'être seule avec Dorothée, dont je pourrais tirer bien
des choses. Le lendemain, j'épiai donc le moment favorable, et,
après l'avoir amadouée, je lui demandai qui jouait de l'orgue;
car, si je m'étais tue devant James, je savais très bien que je
n'avais pris le bruit du vent pour de la musique. Mais James avait
fait la leçon à Dorothée, dont je ne pus arracher un mot.
J'essayai alors de Bessy, que j'avais toujours tenue un peu à
distance, car j'étais sur un pied d'égalité avec James et
Dorothée, dont elle n'était guère que la servante. Elle me fit
bien promettre de n'en jamais rien dire à personne, et si jamais
je le disais, de ne jamais dire que c'était elle qui me l'avait
dit; mais c'était un bruit bien étrange, et bien des fois elle
l'avait entendu, surtout dans les nuits d'hiver et avant les
tempêtes. On disait dans le pays que c'était le vieux lord qui
jouait sur l'orgue de la grande salle, comme il aimait à jouer de
son vivant; mais qui était le vieux lord? ou pourquoi jouait-il,
et de préférence dans les soirées d'hiver à l'approche des
tempêtes? c'est ce qu'elle ne pouvait ou ne voulait pas me dire.
Je vous ai dit que j'étais une fille courageuse; eh bien! je
m'amusai assez d'entendre cette grande musique résonner dans le
manoir quel que fût celui qui jouait. Tantôt elle s'élevait au-
dessus des bouffées de vent, gémissait ou semblait triompher comme
une créature vivante; tantôt elle redevenait d'une complète
douceur; mais c'était toujours de la musique et des accords... il
était ridicule d'appeler cela le vent. Je pensai d'abord que miss
Furnivall, jouait peut-être à l'insu de Bessy; mais un jour que
j'étais seule dans la grande salle, j'ouvris et je l'examinai bien
de tous côtés, comme on m'avait fait voir celui de l'église de
Grosthwaite, et je vis qu'il était tout brisé et détruit à
l'intérieur, malgré sa belle apparence. Alors, quoiqu'on fût en
plein midi, ma chair commença à se crisper; je me hâtai de fermer
l'orgue et je regagnai lestement ma chambre d'enfant, où il
faisait toujours si clair. À partir de ce temps, je n'aimai pas
plus la musique que James et Dorothée ne l'aimaient. Dans
l'intervalle, miss Rosemonde se faisait aimer de plus en plus. Les
vieilles dames se faisaient une fête de l'avoir à table à leur
premier dîner. James se tenait derrière la chaise de miss
Furnivall, et moi derrière miss Rosemonde, en grande cérémonie.
Après le repas, elle jouait dans un coin du grand salon, sans
faire plus de bruit qu'une souris, tandis que miss Furnivall
dormait et que je dînais à la cuisine. Cependant elle revenait
volontiers à moi dans la chambre d'enfant: car miss Furnivall
était si triste, disait-elle, et mistress Stark si ennuyeuse! Nous
étions, au contraire, assez gaies toutes les deux. Peu à peu je ne
m'inquiétai plus de cette musique étrange; si on ne savait pas
d'où elle venait, du moins elle ne faisait de mal à personne.

L'hiver fut très froid. Au milieu d'octobre, les gelées
commencèrent et durèrent bien des semaines. Je me rappelle qu'un
jour, à dîner, miss Furnivall, levant ses yeux tristes, et
appesantis, dit à, mistress Stark: «J'ai peur que nous n'ayons un
terrible hiver! Le ton dont elle disait ces paroles semblait leur
donner un sens mystérieux. Mistress Stark fit semblant de ne pas
entendre et parla très haut de toute autre chose. Ma petite lady
et moi, nous nous inquiétions peu de la gelée et même pas du tout.
Pourvu qu'il fît sec, nous grimpions les pentes escarpées,
derrière la maison; nous montions dans les _Fells_ qui étaient
assez tristes et assez nus, et là nous faisions assaut de vitesse
dans l'air frais et vif. Un jour nous redescendîmes par un nouveau
sentier qui nous mena au-delà des deux vieux houx noueux, situés à
moitié environ de la descente, du côté oriental du manoir. Les
jours raccourcissaient à vue d'oeil et le vieux lord, si c'était
lui, jouait d'une manière de plus en plus lugubre et tempétueuse
sur le grand orgue. Un dimanche après-midi, ce devait être vers la
fin de novembre, je priai Dorothée de se charger de ma petite
lady, lorsqu'elle sortirait du salon, après le somme habituel de
miss Furnivall; car il faisait trop froid pour la mener avec moi à
l'église où je devais pourtant aller. Dorothée me promit de grand
coeur ce que je lui demandais. Elle aimait tant l'enfant que je
pouvais être tranquille. Nous nous mîmes donc en chemin sans
tarder, Bessy et moi. Un ciel lourd et noir couvrait la terre
blanchie par la gelée, comme si la nuit ne s'était pas
complètement dissipée ce jour-là, et l'air, quoique calme, était
très piquant.

«Nous aurons de la neige aujourd'hui, me dit Bessy. En effet, nous
étions encore à l'église, lorsque la neige commença à tomber par
gros flocons, et si épaisse, qu'elle interceptait presque le jour
des croisées. À notre sortie de l'église, il ne neigeait plus,
mais nos pieds enfonçaient dans une couche de neige douce et
profonde. Avant notre arrivée au manoir, la lune se leva, et je
crois qu'il faisait plus clair alors, avec la lune et la neige
éblouissante, que lorsque nous étions partis pour l'église, entre
deux et trois heures. Je ne vous ai pas encore dit que miss
Furnivall et mistress Stark n'allaient jamais à l'église; elles
avaient pris l'habitude de lire ensemble leurs prières, comme
elles faisaient tout, tranquillement et tristement. Le dimanche
leur semblait bien long, car il les empêchait de travailler à leur
grande tapisserie. Aussi, lorsque j'allai trouver Dorothée dans la
cuisine pour lui redemander Rosemonde et faire monter cette chère
enfant avec moi, je ne m'étonnai pas de lui entendre dire que les
dames avaient dû garder la petite, car elle n'était pas venue à la
cuisine, comme je lui avais recommandé de le faire dès qu'elle
s'ennuierait d'être sage au salon. Je me débarrassai donc de ma
pelisse et de mon chapeau, et j'entrai dans le salon, où je
trouvai les deux dames tranquillement assises comme à leur
ordinaire, laissant tomber un mot, par-ci, par-là, mais n'ayant
pas du tout l'air d'avoir auprès d'elles un être aussi vif; aussi
joyeux que miss Rosemonde. Je pensais d'abord que l'enfant se
cachait: c'était une de ses petites malices. Peut-être avait-elle
recommandé aux deux dames de faire semblant d'ignorer où elle
était. Je me mis à regarder tout doucement derrière ce sopha,
derrière ce fauteuil, sous ce rideau, me donnant l'air très
effrayé de ne pas la trouver.

«Qu'y a-t-il donc, Hester? demanda sèchement mistress Stark. Je ne
sais si miss Furnivall m'avait vue. Comme je vous l'ai dit, elle
était très sourde et elle restait tranquillement assise, regardant
le feu d'un air désoeuvré et plein de désolation. «Je cherche ma
petite Rose,» répondis-je, pensant toujours que l'enfant était là,
cachée, tout près de moi.

«Miss Rosemonde n'est pas ici, répondit mistress Stark. Elle nous
a quittées, il y a plus d'une heure, selon son habitude, pour
aller retrouver Dorothée.» Cela dit, elle me tourna le dos pour
regarder le feu comme sa maîtresse.

Mon coeur commençait à battre. Combien je regrettais d'avoir
quitté, même pour un instant mon enfant chérie! Retournée près de
Dorothée, je lui dis ce qui arrivait. James était sorti pour toute
la journée; mais elle et moi, suivies de Bessy, nous prîmes des
lumières, et, après être montées d'abord dans les chambres
d'enfants, nous parcourûmes toute la maison appelant miss
Rosemonde, la suppliant de ne pas nous causer une peur mortelle,
et de sortir de sa cachette. Aucune réponse! aucun son!

«Bon Dieu! me dis-je enfin, serait-elle allée se cacher dans
l'aile droite?»

«Cela est impossible, me répondit Dorothée; je n'y suis jamais
allée moi-même; les portes restent constamment fermées;
l'intendant de milord en a les clés, à ce que je crois. Dans tous
les cas, ni moi ni James ne les avons jamais vues.

«Il ne me reste donc, m'écriai-je, qu'à retourner voir si elle ne
s'est pas cachée dans le salon de ces dames, sans être remarquée
d'elles. Oh! si je l'y trouve, je la fouetterai bien pour la
frayeur qu'elle m'a donnée.» Je disais cela, mais je n'avais pas
la moindre intention de le faire. Me voilà rentrée dans le salon
occidental, où je dis à mistress Stark que, n'ayant pu trouver
nulle part miss Rosemonde, je la priais de me laisser bien
chercher derrière les meubles et les rideaux. Je commençais à
croire que la pauvre petite avait pu se blottir dans quelque coin
bien chaud et s'y laisser gagner par le sommeil. Nous regardâmes
de tous côtés; miss Furnivall se leva et regarda aussi; elle
tremblait de tous ses membres: miss Rosemonde n'était bien
certainement dans aucun recoin du salon, Nous voilà de nouveau en
campagne, et cette fois tout le monde dans la maison, cherchant
partout où nous avions déjà cherché, mais sans rien trouver. Miss
Furnivall tremblait et frissonnait tellement, que mistress Stark
la reconduisit dans le salon toujours bien chauffé, après m'avoir
fait promettre de leur amener l'enfant dès qu'elle serait
retrouvée. Miséricorde! Je commençais à croire que nous ne la
retrouverions pas, quand je m'imaginai de regarder dans la cour de
la grande façade, toute couverte de neige. J'étais alors au
premier étage; mais il faisait un si beau clair de lune, que je
distinguai très bien l'empreinte de deux petits pieds, dont on
pouvait suivre la trace depuis la porte de la grande salle
jusqu'au coin de l'aile orientale. Je descendis comme un éclair;
je ne sais comment. J'ouvris, par un violent effort, la roide et
lourde porte de la salle, et, rejetant par-dessus ma tête la jupe
de ma robe en guise de manteau, je me mis à courir. Je tournai le
coin oriental, et là une grande ombre noire couvrait la neige;
mais parvenue de nouveau sous le clair de lune, je retrouvai
l'empreinte des petits pas montant vers les _Fells_. Il faisait un
froid rigoureux, si rigoureux, que l'air enlevait presque la peau
de mon visage tandis que je courais; mais je n'en courais pas
moins, pleurant à la pensée de l'épouvante et du péril où devait
être mon enfant chérie. J'étais en vue des deux houx, quand
j'aperçus un berger qui descendait la colline, et portait un objet
enveloppé dans son manteau. Ce berger cria après moi et me demanda
si je n'avais pas perdu un enfant. Les pleurs et le vent
étouffaient ma voix. Il s'approcha de moi, et je vis miss
Rosemonde étendue dans ses bras, immobile, blanche et roide comme
si elle était morte. Le berger me dit qu'il était monté aux
_Fells_ pour rassembler son troupeau avant le froid intense de la
nuit, et que dans les houx (grandes marques noires sur le flanc de
la colline, où on ne voyait pas d'autre buisson à plusieurs milles
à la ronde) il avait trouvé ma petite lady, mon agneau, ma reine,
déjà roide et dans le fatal sommeil que produit la gelée. Je
pleurais de joie en la tenant de nouveau dans mes bras, car je ne
voulus pas la laisser porter au berger; je la pris sous mon
manteau et la tins contre mon coeur. Je la réchauffai là
tendrement, et je sentais la vie rentrer avec la chaleur dans ses
petits membres; mais elle était encore insensible à notre arrivée
dans le manoir. Je n'avais pas moi-même assez d'haleine pour
parler. J'entrai par la porte de la cuisine.

«Apportez vite la bassinoire,» fut tout ce que je pus dire. Je
montai miss Rosemonde dans notre chambre, où je me mis à la
déshabiller près du feu, que Bessy avait entretenu. J'appelai mon
petit agneau des plus doux noms et des plus gais que je pouvais
imaginer, et cependant j'étais presque aveuglée par les larmes. À
la fin, oh! à la fin, elle ouvrit ses grands yeux bleus. Alors je
la mis dans le lit bien chaud, et j'envoyai Dorothée prévenir miss
Furnivall que nous l'avions retrouvée et que tout allait bien. Je
résolus de passer la nuit entière à côté du lit de ma petite. Elle
tomba dans un profond sommeil aussitôt que sa jolie tête eut
touché l'oreiller, et je la veillai jusqu'au matin. Quand elle
s'éveilla, son visage était aussi frais, aussi clair que ses
idées; je le croyais du moins alors, et, mes chers amis, je le
crois encore aujourd'hui.

Elle me raconta qu'elle avait eu le désir d'aller près de
Dorothée, parce que les deux vieilles dames s'étaient endormies,
et qu'il faisait triste dans le salon. En traversant le corridor
de l'ouest, elle avait aperçu, à travers la croisée élevée, la
neige qui tombait à gros flocons. Cela lui avait donné le désir de
voir la terre toute blanche, et elle était entrée pour cela dans
la grande salle où, s'approchant des croisées, elle avait vu, en
effet, la terrasse couverte d'une neige éblouissante. Une petite
fille lui était apparue, du même âge à peu près qu'elle, «mais si
jolie, disait ma mignonne, si jolie! Et cette petite fille m'a
fait signe de sortir. Et elle avait l'air d'être si bonne, que je
ne pouvais lui refuser.»

Alors l'autre petite fille l'avait prise par la main et elles
avaient tourné toutes les deux le coin de l'aile orientale.

«Vous êtes une méchante petite fille, dis-je à miss Rosemonde, car
vous me contez des histoires. Que dirait votre chère maman qui est
au ciel et qui n'a jamais dit un mensonge de sa vie, si elle
entendait sa petite Rosemonde raconter de pareils contes!»

«En vérité, Hester, dit en sanglotant ma petite lady; je vous dis
la vérité. Ne me dites pas cela! lui répondis-je d'un ton sévère.
J'ai suivi la trace de vos pas sur la neige. On n'en voyait pas
d'autre; et si vous aviez tenu une petite fille par la main pour
monter sur cette colline, n'aurait-elle pas laissé l'empreinte de
ses pieds à côté des vôtres?»

«Ce n'est pas ma faute, chère Hester, dit-elle en pleurant, si
vous ne les avez pas vus; je n'ai jamais regardé à ses pieds; mais
elle tenait ma main serrée dans sa petite main, et elle était
froide, très froide.

Elle m'a conduite en haut du chemin des _Fells_ jusqu'aux deux
houx. Là, j'ai vu une dame qui pleurait et poussait des sanglots;
mais dès qu'elle m'a vue, elle a cessé de pleurer; elle m'a souri
d'un air fier et noble; elle m'a prise sur ses genoux et a
commencé à me bercer pour m'endormir. C'est là, tout, Hester, mais
c'est bien la vérité; et ma chère maman le sait, dit-elle en
fondant en larmes. Alors je pensai que l'enfant avait la fièvre et
je fis semblant de croire à son histoire, qu'elle me répéta,
mainte et mainte fois, sans y rien changer.

À la fin, Dorothée frappa à la porte avec le déjeuner de miss
Rosemonde, et me dit que les vieilles dames étaient descendues
dans la salle à manger où elles désiraient me parler. La veille au
soir toutes les deux étaient montées dans notre chambre à coucher,
mais trouvant la petite endormie, elles s'étaient contentées de la
regarder, sans me faire de question.

«Je ne l'échapperai pas, pensai-je en moi-même en traversant la
galerie du nord, et pourtant je reprenais courage, car j'avais
confié l'enfant à une garde. Elles seules étaient à blâmer de
l'avoir laissée courir toute seule. J'entrai donc hardiment et je
racontai toute l'histoire à mistress Stark. Je la racontai aussi à
miss Furnivall en criant de toutes mes forces contre son oreille;
mais quand je parlai de l'autre petite fille qui avait attiré miss
Rosemonde dehors dans la neige et l'avait conduite à la grande et
belle dame près des houx, miss Furnivall jeta les bras en l'air,
ses vieux bras amaigris et s'écria... Ô ciel! pardonne! ayez
miséricorde, Seigneur!»

Mistress Stark la retint dans son fauteuil, assez rudement à ce
qu'il me parut; mais mistress Stark n'en était plus  maîtresse, et
miss Furnivall me parla d'un ton d'autorité mêlé d'une étrange
anxiété.

«Hester! gardez-la bien de cet enfant! cet enfant l'entraînerait à
la mort! Enfant de malheur! Dites bien à Rosemonde qu'elle s'en
défie; car c'est un enfant méchant et pervers! Alors, mistress
Stark me fit sortir de la salle à manger et je n'étais pas fâchée
d'être dehors, mais miss Furnivall continuait de crier: oh! aie
pitié de moi! ne pardonneras-tu jamais! Il y a tant d'années, tant
d'années!»

Comme vous le pensez bien, mon esprit ne pouvait être en repos
après cet événement. Je n'osais quitter miss Rosemonde, ni le jour
ni la nuit. Ne pouvait-elle pas s'échapper de nouveau pour courir
après quelque imagination? J'avais cru, d'ailleurs, m'apercevoir
d'après certaines bizarreries de miss Furnivall, qu'elle avait le
cerveau dérangé. Je redoutais quelque chose de semblable pour ma
chère petite, car cela, vous le savez, peut tenir de famille.

Il ne cessait de geler à pierre fendre et toutes les fois que la
nuit était plus orageuse qu'a l'ordinaire, entre les bouffées de
vent nous entendions le vieux lord jouer du grand orgue. Mais
vieux lord ou non, partout où allait miss Rosemonde, je la
suivais; car mon amour pour elle, pauvre petite orpheline, était
plus fort que ma peur de cette terrible musique. C'était à moi,
d'ailleurs, de l'amuser et de la tenir en gaîté, comme il
convenait à son âge. Nous jouions donc ensemble, nous courions
ensemble, par-ci, par-là, partout; car je n'osais jamais la perdre
de vue dans cette grande et solitaire demeure. Un certain après-
midi, peu de jours avant la Noël, nous jouions toutes les deux sur
le tapis du billard dans la grande salle. Nous ne savions pas le
jeu bien entendu, mais elle aimait à faire rouler les douces
billes d'ivoire avec ses petites mains, et j'aimais à faire tout
ce qu'elle faisait; peu à peu, sans que nous y prissions garde, il
commença à faire noir dans la salle, quoiqu'il fît clair encore en
plein air. Je songeais à la reconduire dans notre chambre, quand
tout-à-coup elle s'écria:

«Regarde, Hester, regarde! Voilà encore ma pauvre petite fille
dehors dans la neige!»

Je me tournai vers les longues et étroites croisées; et là, je
vis, comme je vous vois, une petite fille, moins grande que miss
Rosemonde, habillée tout autrement qu'elle aurait dit l'être pour
sortir par une si rude soirée, pleurant et tapant contre les
carreaux de vitre, comme si elle voulait qu'on la laissât entrer.
Elle semblait sangloter et miss Rosemonde n'y pouvant plus tenir,
courait à la porte pour l'ouvrir quand tout-à-coup et tout près de
nous le grand orgue retentit comme un tonnerre.

Je tremblai tout de bon, et avec d'autant plus de raison que, dans
le calme d'une si forte gelée, je n'avais pas entendu le son des
petites mains tapant sur les vitres, quoique l'enfant fantôme
semblât y mettre toute sa force. Je l'avais vue aussi crier et
pleurer sans que le moindre son parvînt à mon oreille. Je ne sais
si je remarquai tout cela dans le moment même, tant les sons du
grand orgue m'avaient frappé de terreur; mais ce que je sais,
c'est que je saisis ma petite miss Rosemonde dans mes bras au
moment où elle s'avançait vers la porte et que le l'emportai
malgré ses cris et ses efforts pour m'échapper, dans la grande et
claire cuisine, où Dorothée et Agnès éminçaient des viandes pour
faire des pâtés.

«Qu'y a-t-il, ma petite belle?» s'écria Dorothée, en voyant miss
Rosemonde sangloter dans mes bras comme si son coeur allait se
briser.

«Elle n'a pas voulu,» répondit cette chère enfant, «me laisser
ouvrir la porte pour faire entrer ma pauvre petite fille, qui
mourra bien sûrement si elle reste dehors toute la nuit sur les
_Fells_. Cruelle, méchante Hester!» Et en parlant ainsi, elle me
battait de ses petites mains; mais elle aurait pu frapper bien
plus fort, car j'avais vu sur le visage de Dorothée une expression
d'épouvante mortelle qui glaçait mon sang dans mes veines.

«Fermez la porte de l'arrière-cuisine; mettez bien le verrou,»
dit-elle à Agnès, et sans en dire davantage, elle me donna des
raisins et des amandes pour apaiser miss Rosemonde; mais ma petite
lady sanglotait toujours en pensant à la petite fille restée dans
la neige et elle ne voulait toucher à aucune friandise. Je
m'estimai bien heureuse quand elle se fut enfin endormie en
pleurant dans son lit. Alors je descendis tout doucement dans la
cuisine, où je dis à Dorothée que ma résolution était prise et que
j'emmènerais ma chère petite dans la maison de mon père à
Applethwaite, où, si nous vivions humblement, nous vivrions au
moins en paix. Je lui dis encore que j'étais déjà bien assez
effrayée par le vieux lord, quand il jouait de l'orgue. Maintenant
j'avais vu de mes yeux l'étrange petite fille, dont les pieds ne
laissaient pas d'empreinte sur la neige; je l'avais vue habillée
comme aucun enfant ne pouvait l'être dans le voisinage, pleurant,
criant et frappant sur les vitres, mais sans faire entendre aucun
bruit, aucun son. J'avais même aperçu sur son épaule droite, car
elle avait les épaules et les bras nus malgré la rigueur du froid,
une blessure toute noire. Miss Rosemonde avait reconnu en elle
l'enfant fantôme qui, comme Dorothée le savait bien, avait failli
l'entraîner à sa perte. C'était plus que je n'en pouvais
supporter.

À ce récit, je vis Dorothée changer de couleur plusieurs fois. «Je
ne crois pas,» me dit-elle, «qu'on vous laisse emmener miss
Rosemonde, puisqu'elle est la pupille de milord et que vous n'avez
aucun droit sur elle.» Dorothée me demanda ensuite si je pourrais
me résoudre à quitter l'enfant dont j'étais si folle, pour de
vains sons et des visions qui, en définitive, ne pouvaient faire
aucun mal, et auxquels ils avaient dû s'habituer chacun à leur
tour. J'avais la tête montée; je tremblais presque de colère. Je
lui dis qu'il était bien aisé à elle de parler ainsi; à elle qui
savait ce que signifiaient cette musique et ces prétendues
visions, et qui avait eu peut-être quelque chose à démêler avec
l'enfant fantôme de son vivant. Ainsi provoquée, Dorothée finit
par me tout dire, et alors j'aurais voulu qu'elle ne m'eût rien
dit, car je fus plus effrayée que jamais.

Elle me dit donc qu'elle avait entendu raconter cette lugubre
histoire par des vieillards des environs dans le commencement de
son mariage. Alors on venait encore au château qui n'avait pas sa
mauvaise réputation d'aujourd'hui. Après tout, elle ne pouvait
dire si c'était vrai ou faux, mais voici ce qu'on répétait.

Le vieux lord qui jouait de l'orgue était le père le miss
Furnivall, ou plutôt de miss Grace, comme l'appelait Dorothée, car
miss Maude, étant l'aînée, portait de droit le titre de miss
Furnivall. Le vieux lord était dévoré d'orgueil. Jamais on ne vit,
jamais on n'entendit parler d'un homme aussi fier, et ses filles
étaient comme lui. Personne ne leur semblait assez bon pour
devenir leur mari. Cependant le choix ne leur manquait pas, car
c'étaient les plus grandes beautés de leurs temps, comme j'avais
pu le voir par leurs portraits dans le salon de cérémonie. Mais,
dit le vieux proverbe, «l'orgueil aura sa chute.» Ces deux beautés
hautaines devinrent amoureuses du même homme, et ce n'était qu'un
musicien étranger, amené de Londres par leur père pour faire de la
musique avec lui dans son manoir. Par dessus toutes choses,
l'orgueil de famille excepté, le vieux lord aimait la musique; il
en était fou et savait jouer de presque tous les instruments; mais
cela n'avait adouci en rien son caractère farouche. Le fier et dur
vieillard avait fait, dit-on, mourir sa femme de chagrin. Il
appela donc près de lui un étranger qui faisait de la musique si
harmonieuse que les oiseaux mêmes sur les arbres suspendaient
leurs chants pour l'écouter. Par degrés, le nouveau venu s'empara
si bien de l'esprit du vieux lord que celui-ci le rappelait chaque
année à Furnivall. Ce fut lui qui fit venir l'orgue de Hollande et
qui l'installa dans la grande salle où il était encore de mon
temps. Il apprit au vieux seigneur à en jouer; mais bien des fois,
lorsque lord Furnivall ne pensait qu'à son bel orgue et aux
accords qu'il en tirait, l'étranger au teint brun et aux cheveux
noirs se promenait dans les bois avec l'une des jeunes dames;
tantôt avec miss Maude, tantôt avec miss Grâce.

Miss Maude, pour son malheur, finit par emporter le prix. Ils se
marièrent secrètement, et avant la prochaine visite annuelle de
l'étranger, elle donna le jour à une petite fille dans une ferme
au milieu des bruyères, tandis que son père et miss Grâce la
croyaient aux courses de Doncastre. Maintenant épouse et mère, son
caractère ne s'adoucit pas le moins du monde; elle resta tout
aussi hautaine, tout aussi passionnée que jamais, et peut-être
davantage, car elle était jalouse de miss Grâce à qui le musicien
étranger faisait une cour assidue, pour détourner les soupçons,
disait-il. Mais miss Grâce, triomphant avec affectation de sa
victoire apparente sur miss Maude, celle-ci s'exaspérait de plus
en plus contre son mari et contre sa soeur. Il était facile au
premier de secouer un joug qui lui devenait désagréable, et de
chercher dans les pays étrangers un refuge contre la jalousie des
deux soeurs. Il partit cet été-là un mois avant l'époque
habituelle de son départ en donnant à entendre qu'il pourrait bien
ne pas revenir. Dans l'intervalle, la petite fille fut laissée à
la ferme, et sa mère avait l'habitude de faire seller son cheval
et de galoper au loin sur les collines, en apparence sans aucun
but, mais en réalité pour voir son enfant une fois au moins par
semaine, car lorsqu'elle aimait, elle aimait bien, comme elle ne
savait pas haïr à demi. Le vieux lord continuait de jouer de son
orgue; et les serviteurs pensaient que la musique avait fini par
adoucir son redoutable caractère, dont toujours, au dire de
Dorothée, on racontait de bien terribles histoires. Il devint
infirme et fut obligé de se servir d'une béquille pour marcher.
Son fils aîné, le père du lord Furnivall actuel, était alors avec
l'armée en Amérique, et l'autre fils en mer, en sorte que miss
Maude faisait à peu près à sa mode, et, de jour en jour, il y
avait plus de froideur et d'amertume entre elle et miss Grace.
Elles finirent par se parler à peine, si ce n'est en présence du
vieux lord. Le musicien étranger revint encore l'été suivant, mais
ce fut la dernière fois; car, avec leurs jalousies et leurs
colères, les deux soeurs lui faisaient mener une telle vie qu'il
s'en lassa. Il partit donc, et on n'en entendit plus parler. Miss
Maude, qui avait toujours eu l'intention de faire connaître son
mariage quand son père serait mort, se voyait maintenant
abandonnée avec un enfant qu'elle n'osait avouer, mais dont elle
était folle, redoutant son père, haïssant sa soeur et forcée de
vivre avec eux. L'été suivant se passe donc sans qu'on vît
reparaître l'étranger. Miss Maude et miss Grace, devenues tristes
et sombres toutes les deux, étaient aussi belles que jamais, mais
il y avait quelque chose d'égaré dans leur regard. Peu à peu
cependant le front de miss Maude s'éclaircit. Son père, dont les
infirmités augmentaient toujours, se laissait de plus en plus
absorber par sa musique. Miss Grace et sa soeur vivaient presque à
part, occupant des appartements séparés, miss Grace dans l'aile
occidentale, miss Maude dans l'aile orientale, les chambres mêmes
qu'on avait depuis condamnées. Cette dernière crut donc pouvoir
prendre sa fille avec elle, sans que personne en sût rien, excepté
ceux qui n'oseraient en parler et seraient tenus de croire, sur sa
parole, que c'était l'enfant d'une villageoise, pour lequel elle
avait pris un caprice. Tout cela, disait Dorothée, était assez
bien connu; mais personne ne savait ce qui était arrivé ensuite,
si ce n'est miss Grace et mistress Stark qui, attachée dès ce
temps-là à sa personne, comme femme de chambre, était beaucoup
plus son amie que sa propre soeur. Mais, d'après certains mots
échappés çà et là, les domestiques supposaient que miss Maude
s'était vantée à miss Grace de son triomphe et l'avait aisément
convaincue que le musicien étranger s'était joué d'elle avec son
amour prétendu, puisqu'il en avait épousé une autre en secret. À
dater de ce jour, les joues et les lèvres de miss Grace perdirent
leur éclat; on l'entendit souvent répéter qu'elle se vengerait tôt
ou tard. Mistress Stark, de son côté, ne cessait d'épier ce qui se
passait dans les appartements de l'aile orientale.

Par une affreuse nuit, juste après le nouvel An, la terre était
déjà, couverte d'une neige épaisse et profonde, et les flocons
tombaient encore assez vite pour aveugler ceux qui pouvaient être
dehors. Tout-à-coup on entendit un grand bruit, un violent tumulte
et la voix du vieux lord qui dominait tout, se répondait en
invectives et en malédictions. On entendit aussi les cris d'un
petit enfant, le hautain défi d'une femme irritée, le son d'un
coup sourd et suivi d'un silence de mort; puis des pleurs et des
gémissements qui finirent par s'éteindre sur la colline. Alors le
vieux lord appela tous ses serviteurs. Il leur dit avec de
terribles serments et des menaces plus terribles encore que sa
fille l'ayant déshonoré, il l'avait chassée de sa maison, elle et
son enfant, et que si quelqu'un d'entr'eux osait leur prêter
secours, leur donner de la nourriture ou un abri, il prierait Dieu
de l'exclure à jamais du paradis. Pendant tout ce temps-là, miss
Grace se tenait à côté de son père pâle et immobile comme la
pierre, et quand il eut fini, elle poussa un grand soupir, comme
si elle se sentait soulagée d'une grande crainte, et comme pour
dire que son oeuvre était faite, son but accompli. Le vieux lord
ne toucha plus à son orgue et mourut dans l'année. Cela n'a rien
d'étonnant, et sans doute le remords le tua, car le lendemain de
cette sombre, et cruelle, nuit, les bergers descendant les
_Fells_, trouvèrent miss Maude assise, avec le rire de la folie,
sous les houx et caressant un enfant mort, qui avait sur l'épaule
droite une horrible meurtrissure. Mais ce ne fut pas elle qui tua
l'enfant. D'après ce que disait Dorothée; ce furent le froid et la
gelée. Toutes les bêtes sauvages étaient renfermées dans leurs
trous et tous les animaux domestiques dans leurs étables, à
l'heure où la mère et l'enfant furent chassés du manoir et réduits
à errer sur les _Fells_! Maintenant vous savez tout, ajouta
Dorothée, et je serais bien étonnée si vous étiez moins effrayée
que moi?»

J'étais plus effrayée que jamais; mais je lui dis que je ne
l'étais pas. J'aurais voulu nous voir à jamais dehors miss
Rosemonde et moi, de cette horrible maison. Cependant je ne
voulais pas quitter ma chère enfant et je n'osais l'emmener avec
moi. Oh! comme je la surveillais! Comme je faisais bonne garde
autour d'elle! Nous mettions tous les verrous des portes et nous
fermions les volets une heure au moins avant qu'il fit nuit, de
peur de les laisser ouverts cinq minutes trop tard. Mais ma petite
lady entendait toujours la fatale petite fille pleurant et
gémissant; et tout ce que nous pouvions faire ou dire ne
l'empêchait pas de vouloir aller vers l'enfant fantôme pour le
mettre à l'abri de la neige et du vent. Durant tout ce temps, je
me tenais le plus éloignée possible de miss Furnivall et de
mistress Stark, car elles me faisaient peur aussi. Il n'y avait
rien de bon à gagner près d'elles avec leurs sombres et durs
visages, leurs yeux distraits et hagards regardant toujours dans
les années sinistres du passé. Malgré mon effroi, j'avais une
sorte de pitié pour miss Furnivall. Les gens descendus dans la
fosse ne peuvent avoir un aspect plus désolé que celui qui était
toujours empreint sur son visage. À la fin je me sentis émue de
tant de pitié pour cette vieille dame qui ne disait jamais un mot
sans qu'il lui fût arraché, que je priai Dieu pour elle. J'appris
à miss Rosemonde à prier aussi pour une personne qui avait fait un
péché mortel; mais au moment où ma chère petite arrivait à ces
mots, elle prêtait souvent l'oreille et quittait sa position
agenouillée pour me dire: «Hester, j'entends ma petite fille qui
pleure et se plaint si tristement! Oh! laisse-la entrer ou elle
mourra!»

Une nuit, justement après l'arrivée tant attendue du nouvel An, et
lorsque le pire d'un long hiver était passé, je l'espérais du
moins, j'entendis la sonnette du salon occidental sonner trois
fois, ce qui était le signal particulier pour moi. Je ne voulais
pas laisser miss Rosemonde toute seule, quoiqu'elle fût endormie,
car le vieux lord avait joué avec plus de force que jamais et je
craignais que ma mignonne ne se réveillât pour entendre l'enfant
fantôme.

Quant à le voir, c'était impossible. J'avais trop bien fermé les
fenêtres pour cela. Je la pris donc hors de son lit, l'enveloppai
dans les premiers vêtements qui me tombèrent sous la main et je la
portai dans le salon où je trouvai les deux vieilles dames
travaillant selon leur habitude, à leur tapisserie. Elles levèrent
les yeux au moment où j'entrai, et mistress Stark me demanda
d'un air fort étonné: «Pourquoi j'apportais miss Rosemonde qui
serait beaucoup mieux dans son lit bien chaud? Parce que... parce
que, commençai-je à murmurer, j'avais peur qu'elle ne cédât à la
tentation de sortir pendant mon absence, pour suivre l'enfant dans
la neige,»_ _mais miss Stark m'arrêta court par un clin-d'oeil
significatif et me dit que miss Furnivall avait besoin de moi pour
défaire un ouvrage qu'elle avait mal fait, et que ni l'une ni
l'autre ne savaient dépiquer, à cause de leurs mauvais yeux. Je
déposai ma mignonne sur le sopha, et je m'assis près des deux
vieilles sur un tabouret. Le vent, qui commençait à mugir, rendait
mon coeur plus dur pour elles, en songeant au mal dont elles
avaient été cause.

Cependant miss Rosemonde dormait du meilleur coeur. Miss Furnivall
ne disait mot; elle ne regardait jamais autour d'elle quand les
bouffées du vent ébranlaient les fenêtres; mais soudain elle se
dressa de toute sa hauteur, et leva une des mains comme pour nous
faire signe d'écouter.
«J'entends des voix, dit-elle. J'entends des cris terribles...
J'entends la voix de mon père!»

Dans le même instant, ma chérie se réveilla comme en sursaut. «Ma
petite fille pleure, dit-elle, oh! comme elle pleure!» Et elle
essaya de se lever pour aller à elle; mais ses pieds se prirent
dans la couverture, et je l'enlevai dans mes bras, car ma chair
commençait à se crisper, en songeant aux bruits que l'on
entendait, tandis que je ne pourrais saisir aucun son. Mais, au
bout d'une minute ou deux, le bruit se rapprocha, grandit et
remplit nos oreilles. Nous entendîmes aussi des voix et des cris,
et le vent d'hiver qui mugissait dehors se tut soudainement.
Mistress Stark me regarda et je la regardai; mais nous n'osions
parler. Tout-à-coup miss Furnivall s'avança vers la porte du
salon, passa dans l'antichambre, traversa le corridor de l'ouest,
et ouvrit la porte qui donnait dans la grande salle. Mistress
Stark la suivit, et je n'osai rester derrière, quoique l'épouvante
empêchât presque mon coeur de battre. J'enveloppai bien ma chère
enfant; je la serrai dans mes bras, et je marchai derrière les
vieilles dames. Dans la salle, les cris étaient plus forts que
jamais; ils semblaient venir de l'aile orientale, et
s'approchaient de plus en plus des deux portes qui restaient
constamment fermées. Alors je remarquai que le grand lustre de
bronze était tout allumé, quoique la salle fût pleine d'ombre, et
qu'un grand feu brûlât dans la vaste cheminée sans répandre aucune
chaleur. Je frissonnai d'horreur, et je serrai de toutes mes
forces miss Rosemonde contre ma poitrine. En ce moment la porte
orientale semblait ébranlée sur ses gonds, et ma chérie, luttant
pour se dégager de mes bras, s'écriait de toutes ses forces:
«Hester! laisse-moi aller! Ma pauvre petite est là; je l'entends;
elle vient! Hester, laisse-moi aller!»

C'était le moment de la bien tenir. Je serai plutôt morte que de
lâcher prise, tant ma résolution était forte. Miss Furnivall
écoutait et entendait malgré sa surdité habituelle. Ni l'une ni
l'autre des vieilles dames ne prenaient garde à Rosemonde qui
m'avait forcée de la mettre à terre; mais agenouillée devant elle,
je tenais sa ceinture enlacée dans mes deux bras, tandis qu'elle
continuait de pleurer et de lutter pour m'échapper.

Tout-à-coup la porte orientale s'ouvrit avec un bruit de tonnerre,
comme si elle fléchissait sous un furieux effort; et l'on vit
apparaître, dans une vague et mystérieuse clarté, l'effigie d'un
grand vieillard en cheveux blancs et dont les yeux étincelaient.
Il chassait devant lui, avec des gestes d'implacable haine, une
femme d'une grande beauté et au regard fier, qu'un petit enfant
tenait par sa robe.

«Oh! Hester! Hester! criait miss Rosemonde. C'est la dame! la dame
qui était sous les houx; et ma petite est avec elle! Hester!
Hester! laisse-moi aller. Elles m'attirent près d'elles. Je le
sens. Je le sens. Laissez-moi aller.»

Ses efforts pour m'échapper la faisaient presque tomber en
convulsions; mais je la tenais de plus en plus serrée, au point
d'avoir peur de lui faire mal. Mieux valait courir ce risque que
la laisser entraîner par ces terribles fantômes. Ils avançaient
toujours vers la porte de la grande salle, où les vents hurlaient
comme des loups qui attendent leur proie. Tout-à-coup la dame se
retourna, et je vis qu'elle lançait au vieillard un hautain défi;
mais presque au même instant, tout son corps frémit d'épouvante.
Elle étendit les bras d'un air égaré et suppliant, pour garantir
son enfant, son petit enfant, d'un coup de la béquille que le
vieux lord tenait levée.

Miss Rosemonde, entraînée par une puissance surnaturelle,
continuait de se tordre dans mes bras et de sangloter; mais je
sentais ses forces faiblir, et je la laissais crier:

«Elles veulent que j'aille avec elles sur les _Fells_. Elles
m'attirent à elles! Ô ma petite fille! Je viendrais si la
méchante, la cruelle Hester ne me retenait de force.»

Enfin, quand elle vit la béquille levée sur l'enfant, elle
s'évanouit, et j'en rendis grâces à Dieu.

Au moment où le grand vieillard, dont les cheveux flottaient comme
sous le vent d'une fournaise, allait frapper la pauvre petite
toute tremblante, miss Furnivall, la vieille dame que j'avais à
mes côtés, s'écriait d'un ton lamentable: «Ô mon père! mon père!
épargnez cette pauvre enfant!» Mais alors même, je vis, nous vîmes
tous un autre fantôme se détacher de la lumière bleue et vague qui
remplissait la salle. C'était une autre dame qui se tenait debout
près du vieillard avec un regard de cruelle rancune et de mépris
triomphant. Sa beauté était remarquable; ses lèvres rouges et
dédaigneuses. Un chapeau de castor blanc, orné d'une longue plume,
couvrait son front altier. Elle portait une robe de satin bleu
ouverte sur la poitrine. J'avais déjà vu cette figure. C'était la
ressemblance de miss Furnivall dans sa jeunesse.

Les fantômes continuaient de se mouvoir vers la porte de la grande
salle, sans prendre garde aux ardentes supplications de la vieille
miss Furnivall; et quand la béquille que brandissait le vieux lord
tomba sur l'épaule droite de l'enfant, la sérénité de marbre de la
cruelle jeune fille n'en parut pas même altérée. Soudain ces
lumières étranges qui ne dissipaient pas les ténèbres, ce feu qui
ne répandait aucune chaleur, s'éteignirent d'eux-mêmes; et nous
vîmes la vieille miss Furnivall gisante à nos pieds, mortellement
frappée.

On la porta dans son lit, d'où elle ne devait pas se relever.
Durant son agonie, elle tenait son regard tourné vers la muraille,
murmurant tout bas, mais ne cessant de murmurer: «Hélas! Hélas! la
vieillesse ne peut réparer le mal qu'a fait la jeunesse. Non,
jamais, on ne peut la réparer!»

V -- L'HISTOIRE DE L'HÔTE.

Il y avait une fois, comme disent les contes d'enfants, un
marchand qui revint des contrées lointaines dans son pays natal,
où il rapportait, dans un petit coffret, des diamants qui auraient
suffi pour la rançon d'un roi. Ce marchand avait vieilli dans son
commerce. Tous les instincts généreux avaient disparu de son coeur
refroidi, et les cendres du feu de la jeunesse couvraient ce coeur
qui ne connaissait plus ni joie, ni pitié. En revanche, il était
toujours habile et dur en affaires, ne calculant que le tant pour
cent. Pour enfler ses bénéfices ou sauver un denier, il eût vu
d'un oeil sec tous ses enfants descendre au tombeau s'il avait eu
des enfants. Comme un bloc de pierre, il semblait complet en lui-
même, isolé de tout; ni sang ni sève ne couraient dans ses veines;
mais il avait la soif de l'or, comme la terre béante après la
malédiction d'une longue sécheresse, aspire après la pluie; et
lorsqu'il voyait un autre marchand aussi riche que lui, il brûlait
du désir de le dépouiller, par la force ou la ruse.

Le voilà descendu sur le rivage sablonneux de la mer, une fois de
plus, il foule le sol natal. Il reconnaît tous les rochers de
l'aride plage; il reconnaît la rivière qui serpente au loin. Il
revoit  des scènes qui lui sont familières; il entend parler une
langue qui l'est également pour lui. Il s'arrête. Peut-être que
les années ont un instant laissé son cerveau libre, comme le
reflux de la mer découvre la grève, et qu'il va se retrouver jeune
un instant? Peut-être, par une émotion étrange et toute nouvelle
pour lui, l'amour de la patrie va-t-il rafraîchir son coeur comme
une rosée? Hélas! non, il ne pense qu'une chose, au moyen de se
coucher cette nuit sans qu'il lui en coûte rien.

Il gravit donc le chemin tortueux de la petite ville; là il entend
parler du renom d'un prince marchand qui habite le voisinage, et
dont la libéralité égale le luxe royal. On lit ces mots, inscrits
sur la porte toujours ouverte de sa demeure hospitalière:

«Ici, tout le monde est bien venu, riche ou pauvre!» Notre avare
se hâte de tourner ses pas de ce côté. Bientôt il aperçoit dans un
agréable lieu, entouré de masses de feuillages où murmure la
brise, les reflets du marbre blanc au milieu des sombres arbres.
En approchant plus près, il voit s'élever des murs d'une
architecture splendide, percés de nombreuses croisées qui
étincellent comme des yeux, et ornés de statues, qui de la hauteur
où elles sont placées, ressemblent à des anges faisant halte un
instant dans leur vol vers le ciel. Il admire de longs rangs de
colonnades, des lampes d'or sous des portiques, de vastes
terrasses couronnant l'édifice et offrant de paisibles retraites
au milieu des airs: tel était le palais du prince marchand.

À travers les vastes portes, on entendait retentir sans cesse les
sons des instruments de musique, ces accords qui, portés sur des
ailes légères, semblent planer autour de nous et murmurer des
choses d'un monde lointain dans une langue divine et inconnue.

Le marchand avare entra dans la salle, et voyant le maître assis à
table, il lui cria: «Ô noble et grand prince, tu vois à tes pieds
un pauvre marchand ruiné, qui implore de ta miséricorde un peu de
nourriture, pour ne pas mourir de faim sur la grand'route. C'est à
ta gracieuse charité qu'il a recours, et il s'agenouille devant
toi.» L'hôte se leva, prit le marchand par la main avec un sourire
de bonté, lui parla avec chaleur d'âme, et lui donna à boire et à
manger de ses mains. Mais l'avare regardait tout ce qui
l'entourait d'un oeil de convoitise, et bientôt la splendeur
éclatante de cette maison, toute cette prodigalité de richesse,
toutes ces merveilles du luxe, l'or étincelant partout, les
pierres précieuses dans l'air scintillant comme des étoiles,
éveillèrent en lui une pensée infernale de l'enfer, suspendirent
sa respiration, précipitèrent le mouvement de son sang et
souillèrent dans son oreille un diabolique conseil. «Quand toute
la maison reposera, se dit-il; quand le sommeil aura scellé toutes
les oreilles et tous les yeux; quand, fatigués par l'éclat et le
bruit du festin, tous les sens seront assoupis, je me lèverai, je
saisirai tout ce que je pourrai saisir et je le placerai en sûreté
dans la cour d'honneur jusqu'à l'aube. Puis pour m'échapper sans
éveiller les soupçons, je mettrai le feu à ce palais; je brûlerai
le phénix dans son lit de parfums.»

Quand la fête fut finie, tout le monde se retira pour se livrer au
repos, et le vieux marchand, aux lèvres perfides, dit à l'hôte:
«Mon doux seigneur! un esprit blessé vient d'être guéri par le
baume de votre amour. Puisse celui qui règne dans les cieux
augmenter encore vos richesses. Cette nuit même contribuera peut-
être à remplir vos coffres-forts. Pourquoi me regarder d'un air
incrédule? Souvent le ciel accomplit son oeuvre dans les ténèbres
et durant le sommeil. Oui, j'en ai le pressentiment, ma langue
vient de prophétiser.»

L'hôte lui répondit du ton le plus courtois. On conduisit les
convives dans les chambres préparées pour les recevoir. La lumière
et la gaîté s'évanouirent à la fois de la salle, et le sommeil
appesantit toutes les paupières, hors celles du meurtrier. Le
voyez-vous assis, les yeux fixés sur la large flamme de la lampe,
qui vacille et secoue les ombres comme la main d'un spectre. Il
pense au noir dessein qu'il a formé, il écoute le silence qui
l'entoure; il entend au dehors souffler la bise, chanter le
grillon et gémir le solitaire oiseau de la bruyère voisine, Enfin
il prend sa lampe et sort furtivement de sa chambre La maison
silencieuse semble sa complice. Les ombres s'agitent le long des
escaliers et ses pas comme des démons couverts d'un linceul noir.
Les colonnes de marbre, avec leur blancheur de spectre, semblent,
du milieu des ténèbres, venir au-devant de la lumière. Un silence
sinistre règne partout. Personnification de l'avarice ou visage
astucieux, le criminel marchand entre dans la salle du banquet,
maintenant froide et déserte. Il remplit un sac de vaisselle d'or,
de bijoux et de pierreries; il prend tout ce qu'il trouve à sa
fantaisie, et joignant à son butin la caisse qui renferme ses
propres diamants, il cache tout dans un coin de la cour d'honneur.

Et maintenant, réveillez-vous, imprudents qui dormez; car autour
de vous, le meurtre rôde. Un démon s'est glissé dans la maison
hospitalière, et pendant votre sommeil, il rampe autour des
fondements de l'édifice; il amasse les fagots et la paille; il y
met le feu. Bientôt les flammes, prenant de la force, feront
éclater ces pierres massives; elles les envelopperont d'un épais
manteau de fumée, et leur clarté sinistre déchirera la nuit. Déjà
la Terreur montre sa tête hideuse. Le crime, enfant, grandit et se
fortifie. Adieu la joie! adieu les fêtes! Les flammes mordent et
dévorent les poutres, s'élancent à travers les croisées et se
tordent comme des serpents. Les énormes colonnes sont embrasées;
les conduits de plomb se fondent et coulent comme des ruisseaux;
le feu agile s'élance au sommet de l'édifice et trace dans le ciel
des arabesques d'un rouge sanglant. Partout bondissant des
flammes, partout éclatent des gerbes d'étincelles. La nuit s'est
enfuie!

Aux premières rumeurs de l'incendie, l'hôte, ses convives et tous
ses serviteurs se précipitent pêle-mêle, en tumulte, hors de la
maison et dans la vaste cour. Alors seulement ils osent regarder
derrière eux; ils voient l'édifice hospitalier dévoré par des
serpents de feu; ils pleurent et se tordent les mains; ils
invoquent le ciel!

Cependant le marchand criminel, qu'au milieu même de l'incendie
l'avarice dévore, cherche encore du butin dans les chambres
désertées par les plus riches convives, et que le feu n'a pas
encore atteintes. Enfin, il songe à fuir et regarde dans la cour,
mais il est trop tard; la cour est pleine de monde, ce qui lui ôte
l'espoir de parvenir, en ce moment du moins, jusqu'au trésor qu'il
a caché. «Je suis perdu! s'écrie-t-il, je suis perdu!» La maison
n'a pas de porte dérobée qu'il connaisse, et quand il essaie de
franchir le seuil hospitalier, un feu vengeur se dresse devant lui
et le tient, pour ainsi dire, en arrêt comme un limier. C'est le
feu maintenant qui est le maître du logis, et lui l'esclave. Il
fuit, il court comme un insensé; il va et revient sur ses pas; il
implore du secours, mais il sait qu'il ne peut lui en venir; il
grince des dents comme une bête féroce en cage. Les flammes
impitoyables rugissent autour de lui et brûlent déjà ses
vêtements. Il hurle à son tour: «Je ne puis plus fuir: le feu que
j'ai allumé me tient emprisonné.» Les dalles sont brûlantes; l'air
même s'embrase et siffle. Pour sauver sa vie, il monte au haut de
la maison; il court à une fenêtre de derrière et voit au loin le
ciel rouge comme du sang. C'est la seule chance qui lui reste. Il
s'élance par la croisée au milieu des arbres; tout meurtri et à
demi-étourdi par sa chute, il se lève de nouveau, proférant
d'étranges paroles et se maudissant lui-même. La tête lui tourne,
il bronche à chaque pas; mais cependant il poursuit sa course et
finit par disparaître dans l'obscurité lointaine.

Le bruit et les clameurs ont enfin réveillé tous les voisins, qui
aperçoivent la clarté sinistre et la fumée. Ils se lèvent, ils
accourent; ils jettent de l'eau sur les flammes, et bientôt
l'incendie se laisse maîtriser. La lueur rougeâtre du ciel se
dissipe et la nuit revient. Les fenêtres vides, avec leur feu
intérieur, ressemblent encore à des yeux luisants dans les
ténèbres. Ces yeux scintillent longtemps et finissent par se
fermer. Alors, avec des cris joyeux, les fugitifs rentrent dans la
maison, dont la plus grande partie est restée intacte, et tous se
réjouissent en leur coeur que les ravages ne soient pas plus
grands. Le maître de ce brillant palais regarde autour de lui, et
voit que tous ses convives, tous ses serviteurs sont sains et
saufs; personne n'a perdu un cheveu. Il ne manque que le vieux
marchand; lui seul ne répond pas à l'appel; on ne trouve nulle
part ses traces, quoiqu'on cherche dans toutes les salles vides et
sous les ruines fumantes amoncelées contre les murs. On aurait
fini par croire qu'il ne s'était pas réveillé à temps pour fuir,
lorsque, sous un monceau de bois calciné, la lanterne est
découverte. C'est par là que le fou a commencé; alors ils se
disent entre eux: «C'est donc cet homme qui a allumé l'incendie où
nous avons failli périr tous.» Et, dans le même instant, d'autres
personnes trouvent dans la cour le butin que le misérable avait
amassé. Mais, ô surprise étrange! ce butin est prodigieusement
augmenté par un petit coffret où sont enfermés les plus beaux
diamants de l'Orient, diamants plus précieux qu'une couronne!

Une proclamation fut faite dans tout le pays d'alentour, pour
savoir si personne ne réclamait ces riches pierreries; mais
personne ne les réclama. Leur véritable possesseur se gardait bien
de reparaître pour faire valoir ses titres. Ils finirent donc par
appartenir bien légitimement à celui que leur premier propriétaire
avait payé d'une si noire ingratitude; et leur valeur était
préférable mille fois aux dommages causés par l'incendie.

Ce fut ainsi qu'une joie nouvelle sortit d'une calamité imprévue;
et l'avare marchand, qui croyait mentir, avait été prophète malgré
lui.


VI -- L'HISTOIRE DU GRAND-PÈRE.

Lorsque j'occupai pour la première fois une place de commis dans
notre banque, le pays jouissait de bien moins de sécurité
qu'aujourd'hui. Non seulement les routes, attendant la réforme de
Macadam, étaient fatales, en beaucoup d'endroits, aux roues et aux
essieux; mais ce qui était plus alarmant encore il fallait s'y
prémunir contre les insultes et les vols auxquels étaient exposés
les voyageurs. Les incidents de la guerre où nous venions d'entrer
agitaient tous les esprits; le commerce était interrompu, le
crédit anéanti et la détresse commençait à se manifester dans des
classes entières de la population qui avaient jusqu'ici vécu dans
l'abondance. La loi, malgré son application draconienne, semblait
n'avoir pas d'épouvante pour les malfaiteurs, et il est certain
que la cruauté, sans discernement, du Livre des Statuts, allait
contre son but en punissant tous les crimes des mêmes peines. Du
reste, un temps de pénurie financière n'est pas une mauvaise
saison pour une banque. La nôtre florissait au milieu de la grande
gêne du pays, et les énormes bénéfices réalisés à cette époque par
les banquiers, bénéfices qui leur permirent d'acheter de vastes
propriétés et d'éclipser la vieille aristocratie territoriale,
rendaient la profession aussi impopulaire parmi les hautes classes
qu'elle l'était depuis longtemps parmi les masses irréfléchies. Un
banquier leur semblait une sorte de faussaire patenté, qui créait
d'énormes sommes d'argent en signant des chiffons de papier; et le
vol d'une banque, j'en suis persuadé, aurait été considéré par
beaucoup de gens comme une action tour aussi méritoire que la
dispersion d'une bande de faux-monnayeurs. Tels n'étaient pas,
bien entendu, les sentiments des commis de la banque. Nous
sentions, au contraire, que nous appartenions à une corporation
puissante, du bon vouloir de laquelle dépendait la prospérité de
la moitié des maisons du commerce du pays. Nous nous regardions
comme un véritable gouvernement exécutif, et nous remplissions les
devoirs de notre charge avec toute la dignité et tout l'orgueil
que peuvent déployer des secrétaires d'État. Nous nous promenions
même dans les rues d'un air de matamore, comme si nos poches
étaient remplies d'or; si deux d'entre nous louaient un cabriolet
pour faire une excursion à la campagne, nous affections de
regarder à chaque instant sous la banquette, comme pour voir si
nos trésors étaient en sûreté; puis nous examinions avec attention
nos pistolets pour montrer que nous étions résolus à les défendre
jusqu'à la mort. Souvent ces précautions étaient réellement
requises; car lorsqu'il y avait disette de numéraire chez nos
clients, on expédiait deux des plus courageux commis avec les
fonds nécessaires, dans des sacoches de cuir déposées sous le
siége du cabriolet. En raison de la vigueur physique dont j'étais
doué, ou peut-être dans l'idée qu'étant peu fanfaron, de mon
naturel, je possédais réellement la dose de hardiesse demandée,
j'étais souvent choisi pour l'un des gardes de ces précieuses
cargaisons; pour preuve de leur impartialité, sans doute, outre le
plus silencieux et le plus bavard de leurs employés, les
directeurs m'adjoignaient d'ordinaire, pour ce service, le plus
grand hâbleur, le plus grand rodomont le plus grand crâne et le
meilleur coeur que j'aie jamais connu. Vous avez, la plupart,
entendu parler du fameux orateur et meneur d'élections. Tom
Ruddle, qui se présentait à toutes les vacances pour le comté et
le bourg, et passait sa vie entière entre deux élections, à
solliciter des suffrages pour lui ou pour ses amis. Eh bien, Tom
Ruddle était précisément mon collègue à l'époque dont je vous
parle; jeune comme moi et le compagnon habituel de mes excursions,
lorsqu'il s'agissait de convoyer des trésors.

«Que feriez-vous, disais je à Tom, si nous étions attaqués?»

«S'il faut vous le dire? répondait Tom, dont c'était là le
préambule favori et la formule, s'il faut vous le dire? je leur
enverrais une balle dans la tête.»

«Vous pensez donc qu'il y en aurait plus d'un?»

«S'il faut vous le dire? je le crois, disait Tom; mais s'il n'y en
avait qu'un, je sauterais à bas du cabriolet et lui donnerais une
bonne volée. Ne serait-ce pas le juste châtiment de son
impertinence?»

«Et si une demi-douzaine s'en mêlaient?»

«Je les tuerais tous.»

Jamais les sacoches d'or, on le voit, n'avaient été sous la garde
d'un plus déterminé champion que Tom Ruddle, jeune alors comme
moi.

Par une froide soirée de décembre, on nous fit soudain mettre en
route avec trois sacoches d'or que nous devions délivrer à des
clients de la banque, à dix ou douze milles de la ville. L'air
éclairci par la gelée nous portait à la belle humeur; notre
courage était excité par la rapidité du mouvement, la dignité de
notre charge, l'importance de notre responsabilité et une paire de
pistolets d'arçon couchés en travers du tablier.

S'il faut vous le dire? me dit Tom, en prenant un des pistolets
dont il arma la double détente, comme je m'en aperçus plus tard,
je ne serais pas fâché de rencontrer quelques voleurs, certain que
je suis de les arranger comme j'ai arrangé ces trois soldats
licenciés.»

«Comment cela?»

«Ah! il vaut autant, dit Tom, affectant de prendre un air
soucieux, ne pas parler de ces malheureux accidents. Le sang versé
est toujours une terrible chose pour la conscience, c'est un
vilain spectacle que celui d'une cervelle qu'on a fait sauter;
mais s'il faut vous le dire? je suis prêt à recommencer. C'est une
chance que courent tous les gens qui risquent leur vie, mon
garçon.»

En parlant ainsi, Tom arma de même l'autre pistolet, et regardant
d'un air d'audace des deux côtés de la route, il semblait porter,
aux bandits qui pouvaient y être cachés, le défi de se montrer et
de venir recevoir la récompense de leurs forfaits. Quant à
l'histoire des trois soldats et aux sanglantes allusions à un acte
de justice sommaire accompli sur l'un d'eux ou sur tous les trois,
c'était une prodigieuse rodomontade. Tom avait le coeur si tendre,
que le meurtre d'un petit chat l'aurait rendu malheureux toute une
semaine! Cependant, à l'entendre, vous l'auriez pris pour un
Richard III civil, sans amour, pitié, ni peur.» Ses favoris
n'étaient pas moins féroces que ses paroles et lui donnaient l'air
d'un homme ne voulant entendre que batailles, meurtre et ruine! Il
continua donc de jouer avec son pistolet et de se poser en
implacable exécuteur des vengeances des lois, jusqu'à ce que nous
eussions atteint la petite ville où résidait un de nos clients et
où l'un de nous devait descendre pour porter une des sacoches à sa
destination. Tom entreprit cette tâche. Le village ou devaient
être délivrées les autres sacoches n'étant situé qu'à un mille
plus loin, il fut convenu qu'il me rejoindrait à travers champs,
après s'être débarrassé de l'argent. Avant de me quitter, il
visita soigneusement l'amorce de son pistolet, l'enfonça d'un air
crâne dans la poche extérieure de son par-dessus et s'éloigna d'un
pas majestueux, tenant la sacoche à la main.

Resté seul, je fis sentir le fouet au cheval et je trottai gaîment
vers ma destination, ne songeant pas le moins du monde aux
voleurs, malgré la conversation de Tom Ruddle.

Notre second client habitait à l'entrée du village; c'était un
fermier dont les opérations agricoles exigeaient l'emploi de
beaucoup de numéraire. Je m'arrêtai au coin de la petite rue
étroite et sombre qui conduisait à sa maison, et mon absence ne
pouvant se prolonger au-delà de quelques minutes, je quittai le
cabriolet pour porter plus vite une des sacoches à son
destinataire. Cette opération faite, je pris congé de lui, après
avoir refusé stoïquement toutes ses invitations, tant il me
tardait d'être dans mon cabriolet. Tout-à-coup, j'aperçus à la
clarté des étoiles, car la nuit était venue, un homme monté sur le
marche-pied et fouillant sous le siège. Je m'élançai sur lui.
L'homme, alarmé par mon approche, se retourna rapidement, et, me
présentant le canon d'un pistolet, il fit feu si près de mes yeux
qu'un instant je restai comme aveuglé. L'action fut si soudaine et
ma surprise si grande, que, durant quelques minutes aussi, je fus
tout hors de moi, sachant à peine si j'étais vivant ou mort!

Quant au vieux cheval, il ne bronchait jamais lorsqu'il entendait
la détonation d'une arme à feu. J'appuyai ma main sur la jante de
la roue, tâchant de recouvrer mon assiette ordinaire. La première
chose dont je pus m'assurer, c'est que l'homme avait disparu. Je
me hâtai alors de regarder sous le siège, et, à mon grand
soulagement, je vis que la troisième et dernière sacoche était
bien en place; mais il y avait une coupure qui semblait faite avec
un couteau: apparemment le voleur s'était proposé d'emporter l'or
sans l'accompagnement dangereux du sac qui pouvait mettre sur ses
traces.

«S'il faut vous le dire? dit une voix tout près de moi, au moment
où j'achevais ma recherche, je n'aime pas les mauvaises
plaisanteries. Décharger des pistolets pour faire peur aux gens!
Cela a-t-il le sens commun? Vous aurez jeté l'alarme dans tout le
village.»

«Tom, lui répondis-je, voici le moment de montrer votre courage.
Un homme a volé l'argent resté dans le cabriolet, ou du moins
tenté de le faire; et il a fait feu sur moi presque à bout
portant.»

Tom devint visiblement pâle à cette nouvelle «N'y en avait-il
qu'un?» demanda-t-il.

«Un seul!»

«Alors ses complices sont près d'ici. Que faut-il faire? Si je
réveillais le fermier Malins pour lui dire de venir à notre aide
avec tout son monde!»

«Non, gardez-vous-en bien, lui répondis-je. J'aimerais mieux
affronter une douzaine de balles de pistolet que de faire
connaître à la banque mon manque de prévoyance. Cela me ruinerait
pour la vie. Comptons d'abord l'argent de la sacoche: remettons-la
tranquillement, si le compte est juste, à son destinataire qui
habite aussi près d'ici, cherchons ensuite les traces du voleur.»

Ce n'était qu'une sacoche de cent guinées; nous ne les comptâmes
pas néanmoins sans un tremblement nerveux. Il y manquait trois
guinées, que nous pouvions heureusement suppléer de notre poche,
grâce à nos appointements trimestriels tout récemment touchés. Je
laissai Tom un instant seul, je remis la sacoche à sa destination,
sans dire un mot du vol, et rejoignis mon compagnon.

«Maintenant il s'agit de savoir par où il s'en est allé!» dit Tom,
reprenant un peu de son ancien air et brandissant sou pistolet
comme le chef d'un choeur de bandits dans un mélodrame.

Je lui avais dit que, dans ma première stupéfaction, je n'avais
pas remarqué de quel côté le voleur battait en retraite. Tom était
un braconnier expérimenté, quoique fils d'un ecclésiastique: il
eût pu donner un meilleur exemple.

«J'ai entendu un lièvre bouger à cent pas de distance, me
répondit-il en collant son oreille contre la terre gelée; fût-il à
un quart de mille, j'entendrai notre voleur se mouvoir.» Je me
couchai à terre comme lui. Nous fîmes longtemps silence; on
n'entendait que notre respiration et celle de notre vieux cheval.

«Chut! dit enfin Tom, il sort de son couvert; j'entends les pas
d'un homme, bien loin à gauche. Prenez votre pistolet et venez
avec moi.

Je pris donc le pistolet, dont je trouvai la pierre abaissée sur
le bassinet; le voleur avait tiré sur moi avec ma propre arme. Il
n'était pas étonnant qu'il eût tiré si vite et si mal, car Tom
avoua qu'il croyait se souvenir d'avoir oublié de désarmer le
pistolet.

«Que cela ne vous inquiète pas, dit Tom; s'il faut vous le dire?
mon intention est de lui brûler d'abord la cervelle avec mon
pistolet. Vous pouvez ensuite lui briser le crâne avec la crosse
du vôtre. S'il faut vous le dire? il ne sert à rien d'épargner ces
malfaiteurs. Je fais feu dès que je le vois.»

«Attendez au moins que je vous dise si c'est le voleur ou non.»

«Croyez-vous le reconnaître?»

«À la lueur de l'amorce, j'ai vu deux yeux hagards que je
n'oublierai jamais...»

«En avant donc! dit Tom, prenant, comme on dit, son courage à deux
mains; nous gagnerons les trois cents livres sterling de
récompense, et nous aurons de plus la satisfaction de voir prendre
le vaurien.

Nous nous acheminâmes donc à pas de loup dans la direction
indiquée par Tom. De temps en temps, il appliquait son oreille à
terre et murmurait toujours: «Nous le tenons! nous le tenons! Il
continuait d'avancer avec les mêmes précautions. Tout-à-coup Tom
s'arrêta et dit: Il nous a donné le change; après nous avoir
attirés tout ce temps sur la mauvaise piste, il a rebroussé chemin
vers le village.»

«Alors notre plan, lui dis-je, doit être de l'y devancer. De cette
manière il ne saurait échapper, et je suis certain de constater
son identité, si je le vois à la lueur d'une chandelle.

«S'il faut vous le dire? c'est là le bon plan, répliqua mon
compagnon, nous le guetterons à l'entrée du village et nous le
happerons dès qu'il y rentrera.»

Nous nous glissâmes donc par une ouverture de la haie et nous
regagnâmes la route directe du village; Il était maintenant très
tard et il faisait un froid si intense que tout le monde restait
renfermé chez soi; on n'entendait d'autre son dans le village que
celui de l'horloge de l'église, dont le carillon sonnant les
quarts d'heure au haut des airs, produisait sur nos esprits et nos
sens surexcités l'effet de salves d'artillerie. Tout près de
l'église, qui semblait garder l'entrée du village, avec ses vieux
contreforts et sa vieille tour, se trouvait un cottage en ruines,
avançant assez loin dans la rue, pour ne laisser entre l'église et
cette misérable hutte qu'un espace de huit à neuf pieds. Une idée
nous frappa au même instant, c'est que si nous pouvions nous y
loger, il serait impossible à l'homme en question de se glisser
dans le village sans être aperçu par nous.

Après avoir écouté un moment aux fenêtres et aux portes du
cottage, nous conclûmes qu'il était inhabité. Poussant alors
doucement la porte, nous montâmes un étroit escalier de pierre et
nous nous dirigions à tâtons vers une croisée percée dans un
pignon que nous avions remarquée de la route et qui devait
commander l'approche du village, quand nous entendîmes une voix
murmurer ces mots:

«Est-ce vous, William?» au moment même où nous entrions dans le
galetas.

Après nous être arrêtés une minute ou deux, retenant notre haleine
et désappointant l'attente de la personne qui parlait, nous nous
plaçâmes à notre poste d'observation. Plusieurs quarts d'heure
carillonnés par l'horloge s'étaient évanouis «dans les mélodies
éternelles» au sommet de la tour, et je commençais à désespérer de
voir apparaître l'objet de nos recherches, quand Tom m'allongea en
silence un coup de coude.

«S'il faut vous le dire? murmura-t-il tout bas, j'entends des pas
autour du coin. Regardez. Il y a derrière la haie un homme qui a
la tête levée vers la fenêtre voisine. Le voilà qui bouge.
Suivons-le. Non, ne bougez pas. Attendons. Il traverse la rue. Il
vient dans cette maison même!»

Je vis en effet une figure d'homme se glisser silencieusement à
travers la route et disparaître sous le porche du vieux cottage.
Notre embarras était grand. Nous n'avions pas de lumière et nous
ne connaissions aucunement les dispositions des lieux. Un autre
quart d'heure carillonné par l'horloge, nous avertit que la nuit
s'écoulait rapidement. Nous avions presque résolu de retourner sur
nos pas si faire se pouvait, et de regagner l'endroit où nous
avions laissé notre infortuné cheval, quand je sentis de nouveau
dans mes côtes les coudes de mon ami Tom.

«S'il faut vous le dire?» murmura-t-il, «il se passe quelque chose
ici;» et il me montra une faible lueur réfléchie sur les
charpentes intérieures du toit, au-dessus de nos têtes.

Cette lueur sortait de la chambre voisine, le mur de séparation
n'ayant pas été élevé plus haut que les solives transversales; en
sorte que la toiture était commune aux deux chambres. Le mur même
n'avait guère que sept ou huit pieds de haut. Nous pouvions donc
entendre tout ce qu'on disait; mais on ne disait rien, et notre
oreille épiait en vain le moindre son. Cependant la lumière
continuait de brûler; on la voyait vaciller au-dessus du mur et se
jouer dans le sombre chaume.

«S'il faut vous le dire? dit Tom, il nous serait aisé de voir dans
la chambre voisine, en grimpant sur ces vieilles solives. Tenez
mon pistolet tant que j'y sois monté; et, s'il faut vous le dire?
il me sera aisé de le tuer de là.»

«Au nom du ciel, Tom! lui dis-je, prenez garde à ce que vous
faites. Laissez-moi voir d'abord si c'est bien le voleur.»

«Alors, grimpez aussi,» dit Tom, qui, déjà à cheval sur une des
solives, me tendit la main pour m'aider à monter. Nous étions tous
deux de niveau avec le mur de séparation, et, en allongeant un peu
la tête, nous pouvions voir tout ce qui se passait dans la chambre
voisine. C'était une bien misérable chambre. Il y avait une petite
table ronde et une couple de vieilles chaises; mais la plus
profonde misère était le trait caractéristique de ce galetas
désolé, sans feu, malgré le rigoureux hiver.

Une femme, bravant apparemment le froid, était assise près de la
table et lisait un livre. La petite lampe, qui avait été allumée
sans bruit, projetait à peine sa lueur sur le visage de la
lectrice et sur son livre. Ses traits étaient pâles et défaits;
mais elle était encore jeune et belle, ou du moins le mystère et
l'étrangeté de cet incident répandaient un si grand intérêt sur sa
personne, que je la trouvai telle. Ses vêtements étaient pauvres,
et le châle; étroitement serré sur ses épaules, manifestait plutôt
qu'il ne cachait leur exiguïté. Tout à coup nous vîmes à l'autre
extrémité de la chambre une figure sortir de l'obscurité; Tom
serra son pistolet d'une main plus ferme et l'arma, en prévenant
le bruit avec son pouce. L'homme se tenait sur le seuil, comme
s'il ne savait s'il devait entrer. Il regarda longtemps la femme
qui continuait de lire; puis il s'approcha d'elle en silence. Elle
entendit ses pas, leva la tête, et le regarda en face sans dire un
mot. Je n'avais vu de ma vie une figure si pâle et si émue.

«Nous partirons demain, dit-il; j'ai quelque argent comme je
l'espérais.» Et, en disant ces mots, il déposa sur la table,
devant elle, trois guinées d'or. Cependant elle continua de se
taire, et elle épiait ses traits la bouche à demi-béante.

«S'il faut vous le dire? dit Tom, à n'en pas douter, c'est notre
argent. Est-ce bien là l'homme?»

«Je ne le sais pas encore. Il faut que je voie ses yeux.»

Cependant la conversation continuait en dessous de nous.

«J'ai emprunté ces trois pièces à un ami,» continua l'homme, comme
pour répondre au regard fixé sur lui; «à un ami, m'entendez-vous?
J'aurais pu en avoir davantage, mais je n'ai voulu en prendre que
trois. Cela suffit pour nous conduire à Liverpool, et une fois là,
nous sommes sûrs de trouver un passage pour l'Ouest. Une fois dans
l'Ouest, le monde est devant nous. Je puis travailler, Marie. Nous
sommes jeunes. Un homme pauvre n'a pas de chance ici, mais nous
pouvons passer en Amérique avec des espérances toutes fraîches.

«Et une bonne conscience aussi! dit la femme à voix basse, mais
d'un ton interrogatif et aussi profondément tragique que celui de
lady Macbeth.

L'homme restait silencieux. À la fin, pourtant, il sembla
s'irriter de la fixité de son regard. Pourquoi me regardez-vous
ainsi? lui dit-il. Je vous dis que nous partirons demain.»

«Et l'argent?» dit la femme.

«Je le renverrai à celui à qui je l'ai emprunté, sur mes premiers
gains. Je n'ai pris que trois guinées, de peur de le gêner en
prenant davantage.

«Je veux voir cet ami moi-même, dit Marie, avant de toucher à
l'argent.»

«S'il faut vous le dire? demanda de nouveau Tom, c'est bien-sûr
là, notre homme!»

«Chut! lui dis-je; écoutons.»

«J'ai reconnu un de mes amis dans l'un des commis de la banque de
Melfield. C'est de lui que je tiens ces guinées. Je vous en donne
ma parole.»

«S'il faut vous le dire? qu'attendons-nous? Il avoue tout, dit
Tom. Tombons sur lui à l'improviste. Je n'ai jamais vu un plus
laid scélérat.»

«Avec cette somme, continua l'homme, voyez tout ce que nous
pouvons faire. Elle nous tirera de la détresse où nous sommes
tombés, Marie; vous savez qu'en cela je dis la vérité, sans qu'il
y ait de ma part d'autre faute qu'une excessive confiance dans un
faux ami. Je ne puis vous voir mourir de faim. Je ne puis voir
notre petit enfant, né dans une position confortable, réduit à
coucher sur la paille, au fond d'une grange comme cette maison.
Non, je ne le puis, je ne le veux pas.»

Il poursuivit, se passionnant davantage à mesure qu'il parlait. «À
tout prix, je veux vous rendre une chance de confort et
d'indépendance.

«Et la paix d'esprit? répliqua Marie. Oh! William! je dois vous
dire les horribles craintes qui ont rempli mon âme pendant votre
absence, durant cette terrible nuit. J'ai lu et prié. J'ai demandé
des consolations au ciel. Oh! William! rendez l'argent à votre
ami. -- Je ne dis rien de l'emprunt; -- rendez cet argent. Je ne
puis le regarder. Manquons de tout; mourons, s'il le faut, mais
rendez cet argent.

Tom Ruddle désarma tout doucement son pistolet et passa la manche
de son pardessus sur ses yeux.

«Ayons confiance en Dieu, William, poursuivit la femme, et la
délivrance viendra. Le temps est très froid, ajouta-t-elle. Il n'y
a plus d'espérance visible, mais je ne puis désespérer de tout à
cette époque de l'année. Cette grange, comme vous l'appelez,
William, n'est pas un séjour plus humble que la crèche de
Bethléem, dont je viens de lire la touchante histoire.»

En ce moment, les cloches de la vieille église sonnèrent à pleine
volée. Nous étions si près de la tour que leurs vibrations
ébranlaient les solives sur lesquelles nous nous tenions à cheval
et remplissaient tout le cottage de leur rude harmonie. «Écoutez!
s'écria l'homme étonné, qu'est-ce que c'est que cela? -- C'est le
matin de Noël, répondit la femme. Ah! William, William! dans quel
esprit nous devrions accueillir ce jour! dans quel esprit
différent nous l'avons maintes et maintes fois accueilli dans des
temps plus heureux!»

L'homme prêta l'oreille aux cloches pendant une minute ou deux;
puis il s'agenouilla et cacha sa tête sur les genoux de sa femme.
Il se fit un profond silence, sauf la musique de Noël. «S'il faut
vous le dire? dit Tom, je me rappelle qu'à cette heure nous
chantions toujours un hymne dans la maison de mon père. Allons-
nous-en: je ne voudrais pas pour mille guinées troubler ces
pauvres gens.

Nos préparatifs pour descendre firent un peu de bruit. L'homme
regarda en l'air, tandis que la femme restait absorbée dans ses
prières. Comme ma tête dépassait juste le niveau du mur, nos yeux
se rencontrèrent. C'étaient bien les mêmes yeux qui étincelaient
d'un éclat sauvage, quand le coup de pistolet était parti du
cabriolet. Nous continuâmes notre descente. L'homme se releva
tranquillement de sa position agenouillée et mit son doigt sur sa
bouche. En descendant les escaliers, nous le trouvâmes qui nous
attendait sur le seuil de la porte. «Non pas devant elle, dit-il.
Je veux lui épargner ce triste spectacle, si je puis. Je suis
coupable du vol, mais je ne voulais pas vous faire mal, monsieur.
Le pistolet est parti dès que je l'ai touché. Au nom du ciel,
dites-le-lui avec des ménagements quand vous m'aurez emmené!»

«S'il faut vous le dire? dit Tom Ruddle, dont les dispositions
belliqueuses s'étaient tout-à-fait évanouies, le pistolet était
mon erreur, et tout ceci est une erreur aussi. Venez me voir, mon
ami et moi, à la banque, après demain, et s'il faut vous le dire?
le diable de vent! il est si piquant qu'il me fait venir les
larmes aux yeux; oui, s'il faut vous le dire, nous nous
arrangerons pour vous en prêter davantage.»

Les cloches continuaient de sonner dans l'air. Il était près de
minuit, et notre retour au logis à travers les chemins durcis par
la gelée fut la plus agréable promenade en voiture que nous
eussions faite de notre vie.


VII -- L'HISTOIRE DE LA FEMME DE JOURNÉE.

Une personne n'est pas sans éprouver un certain embarras, quand
elle se voit appelée par les maîtres dans la salle à manger, pour
y porter de joyeux toasts de Noël; et Dieu sait si je souhaite à
toutes les personnes présentes autant de bonnes fêtes qu'elles
peuvent s'en souhaiter à elles-mêmes; mais aussi on me demande mon
histoire du Revenant. Vraiment!... ce n'est pas aussi aisé qu'on
le croirait de se rappeler tout de suite, comme cela, les
circonstances d'une apparition qu'on a vue et vue de ses propres
yeux! Heureusement je n'ai pas précisément vu moi-même la chose,
car ce fut Thomas qui la vit et qui l'entendit. Cependant, puisque
l'histoire du Revenant semble être arrivée aux oreilles des jeunes
ladies par la bonne, et qu'elles veulent en savoir les détails
exacts, je vais vous les dire.

J'étais cuisinière chez l'alderman Playford, quand il mourut
subitement; et nous eûmes un bien beau deuil, nous autres, les
domestiques. Je dis nous, quoique je ne sois plus aujourd'hui
qu'une femme de journée, gagnant péniblement ma pauvre vie.

L'alderman tenait deux maisons sa maison de ville à Dewcester,
pour son commerce et sa maison de campagne à Brownham, à cinq ou
six milles de distance. J'étais à Brownham, et je préférais y
être, parce que les jeunes ladies le préféreraient aussi;
c'étaient de vraies ladies, sur mon âme. Tout était confortable à
Brownham; je puis même dire dans le grand style: il y avait des
jardins, des étangs pleins de poissons, une brasserie, une
laiterie, sans parler des écuries et de tout ce qui suit.

Dans les dernières années, l'alderman passait aussi la plus grande
partie de son temps à Brownham. Thomas, le cocher, le conduisait
et le ramenait quand il était obligé d'aller à Dewcester, où il
couchait quelquefois, s'il y avait une affaire importante en train
dans la chambre des aldermen ou une prochaine élection dans le
district; car l'alderman, vous le savez, était fameux pour les
élections. Mais Thomas revenait toujours à la maison, et son
maître, lors même qu'il restait à Dewcester, le renvoyait à
Brownham pour nous protéger, nous autres femmes, et faire son
service.

Maintenant il faut vous dire que l'alderman avait eu une attaque
de paralysie peu d'années auparavant, et que depuis lors, malgré
son rétablissement, il avait conservé une manière de marcher très
curieuse, car un de ses souliers faisait entendre un craquement
singulier, ne ressemblant à aucun autre bruit. Lorsqu'il
descendait l'allée de gravier devant la façade ou qu'il allait
d'un endroit à l'autre dans la maison, son soulier craquait,
craquait si bien, que sans voir l'alderman on savait toujours où
il était. Il ne marchait ni lourdement, ni vite, et longtemps
avant qu'il fût en vue nous étions avertis qu'il arrivait par le
craquement de son soulier, même avant d'entendre le bruit de ses
pas. J'ai bien entendu des souliers craquer en ma vie, mais jamais
comme celui-là!

Nous étions très bons amis, Thomas et moi. J'ai cru longtemps
qu'il avait des intentions plus sérieuses, et je ne peux penser,
même aujourd'hui, que ce fut uniquement de l'amour à l'office,
comme on dit, mais il y avait quelque chose de cela. Qui peut dire
ce qui fût arrivé, s'il n'avait pas épousé la veuve Rogers que
tout le monde croyait si bien pourvue après la mort de son défunt,
et qui, pourtant, n'avait rien. Pauvre Thomas! Le lendemain de ses
noces fut un triste jour pour lui; mais il n'y avait plus à
revenir là-dessus. Nous n'en restâmes pas moins bons amis à
Brownham, comme il convient aux personnes attachées au même
service. J'étais maîtresse absolue dans ma cuisine, et il n'en
faisait pas plus mauvaise chère.

Un soir, il était revenu de conduire l'alderman à Dewcester, et il
devait aller le chercher le lendemain dans l'après-midi. La nuit
était humide et pluvieuse; il faisait grand vent. Assis dans la
cuisine, nous entendions battre la pluie contre les volets et
l'eau ruisseler des gouttières. Le vent s'époumonait comme un
homme en colère, et tourbillonnait autour de la maison comme s'il
cherchait un endroit pour y pénétrer. Thomas avait ôté ses grandes
guêtres et ses autres effets mouillés pour mettre ses habits de
service. Rassemblés tous autour du feu, nous bavardions un peu
plus tard qu'à l'ordinaire. Les jeunes ladies étaient déjà montées
se coucher et les autres servantes finirent par gagner leur lit,
nous laissant un moment à nous-mêmes, Thomas et moi. Alors nous
recommençâmes à causer de la famille et des voisins. Je pensai que
Thomas profiterait de l'occasion pour me faire ses confidences;
mais il fut comme tous les jours. Quand l'horloge de la cuisine
marqua minuit moins un quart, je pris ma chandelle et je lui dis:
«Bonsoir, Thomas, je vais me coucher. -- Bonne nuit, dit-il,
cuisinière. Après avoir débarrassé la table dans la salle à
manger, je gagnerai aussi mon lit, car je suis très fatigué.»

Je n'étais pas montée depuis plus d'un quart d'heure, et je
n'avais pas fini de me déshabiller, lorsque j'entendis tapoter à
ma porte. «Qui est là? Demandai-je un peu effrayée. -- C'est moi,
cuisinière, répondit Thomas, j'ai besoin de vous parler.» Je ne
pouvais m'imaginer ce qu'il me voulait, car il avait eu tout le
temps de me dire les choses les plus particulières. J'avais
d'ailleurs un peu raison de croire qu'il avait vu la veuve Rogers
cette après-midi là même. Je me rhabillai donc et je sortis dans
le corridor, où se tenait Thomas d'un air plus grave que je ne lui
avais jamais vu, même à l'église. «Descendez, cuisinière, murmura-
t-il, j'ai quelque chose à vous dire;» tout cela d'un air si
solennel que je ne pouvais vraiment deviner ce dont il était
question.

Nous voilà donc descendus dans la cuisine. Je ranimai le feu et je
m'assis tout près; Thomas prit une chaise et se plaça de l'autre
côté. Il avait l'air d'être à un enterrement. «Cuisinière, dit-il,
je suis certain que vous apprendrez bientôt du nouveau. -- Bon
Dieu, Thomas, lui répondis-je, qu'apprendrai je donc? -- Eh bien!
dit-il, vous apprendrez que l'alderman est mort. -- Mort!
m'écriai-je, voilà qui est bien étrange!»

«Pas à moitié si étrange que ce que je viens d'entendre,
cuisinière, ajouta Thomas d'une vois sépulcrale, je viens
d'entendre le spectre de l'alderman et je suis certain que nous ne
le reverrons plus en vie! En entrant dans la salle à manger pour
débarrasser le souper des jeunes ladies, j'ai trouvé un grand
verre de punch au milieu du plateau. Vous savez que c'est la
manière dont elles s'y prennent souvent quand je reviens trempé
après avoir conduit l'alderman. (Pour de véritables ladies comme
elles, il eût été trop familier de dire: Thomas, voilà un verre de
punch pour vous). J'allais donc boire le verre de punch à la santé
de l'alderman, poursuivit Thomas, lorsque j'entends la porte du
vestibule s'ouvrir et crac, crac, crac, le son des pas de
l'alderman qui le traverse. D'abord je ne trouvai rien de bien
extraordinaire à son retour à Brownham, malgré l'heure avancée de
la nuit. Je déposai donc mon verre de punch, et prenant une
chandelle, je sortis de la salle à manger pour éclairer. Je ne vis
rien du tout; mais les pas de mon maître me devançaient, crac,
crac, crac, et montaient l'escalier. Je les suivis jusqu'au
premier palier; mais là encore, je n'aperçus pas d'alderman, rien
absolument. Bon Dieu! monsieur, m'écriai-je alors, où êtes-vous?
Ne faites pas cela pour me faire peur! Je m'arrêtai et j'écoutai;
aucune réponse, aucun son que le crac, crac, crac! Les pas
montèrent jusqu'à la porte de la chambre à coucher de l'alderman;
je l'entendis s'ouvrir et se fermer; puis je n'entendis plus rien.
Mais, cuisinière, toutes les portes extérieures sont fermées et
barrées pour la nuit. Comment donc l'alderman aurait-il pu entrer
dans la maison? Aussi sûr que vous êtes en vie, c'est son spectre
que j'ai entendu!»

Je le crus aussi dans le moment, et maintenant j'en suis certaine.
Nous passâmes toute la nuit assis au coin du feu, pour être prêts
quand la nouvelle viendrait de Dewcester. Le lendemain, de grand
matin, il arriva un exprès. Thomas le fit entrer, et avant qu'il
nous eût expliqué ce qui l'amenait à Brownham, Thomas lui dit:
«L'alderman Playford est mort.» Le messager fut fort étonné, comme
vous le pensez bien. Miséricorde! s'écria-t-il, comment donc le
savez-vous?... -- Il est mort, la nuit dernière, repartit Thomas,
au moment où l'horloge sonnait minuit. J'ai entendu ses pas dans
le vestibule et sur l'escalier. Le pas de l'alderman ne ressemble
à aucun autre, et j'ai su par là qu'il devait être mort.

Je nous souhaite à tous en attendant l'autre monde, une vie longue
et heureuse en celui-ci.


VIII -- L'HISTOIRE DE L'ÉCOLIER SOURD.

Je ne sais comment vous avez fait tous, ni ce que vous avez
raconté. Je pensais pendant ce temps-là à ce que je pourrais vous
dire à mon tour d'intéressant; mais je ne sais rien de bien
particulier qui me soit arrivé, si ce n'est pourtant tout ce qui
concerne Charley Felkin, et comment il m'invita à aller chez lui.
Je vous dirai cette histoire si vous voulez.

Charley, vous le savez, est d'une année plus jeune que moi.
J'étais depuis douze mois chez le docteur Owen quand il y arriva.
Il devait être dans ma salle d'études et dans mon dortoir; il ne
savait rien des usages des écoles, ce qui le mit d'abord fort mal
à son aise, comme la plupart des nouveaux. Ce fut moi qui fus
chargé de le mettre au courant, et nous eûmes beaucoup de rapports
ensemble. Bientôt sa tristesse se dissipa; il prit son parti comme
les autres; nous devînmes grands amis. Il prit goût à nos jeux, et
il cessa d'être mélancolique. Nous avions de longues causeries les
jours de pluie et pendant les grandes promenades de l'été; mais
nos meilleures conversations avaient toujours lieu quand nous
étions couchés. Je n'étais pas sourd alors. Oh! comme nous aimions
à parler de la maison paternelle, à raconter des histoires de
revenants Et toutes sortes d'autres histoires. Personne, que je
sache, ne nous entendit jamais, sauf une seule fois; encore en
fûmes-nous quittes pour un terrible roulement sur la porte, et
l'ordre du docteur de nous endormir à l'instant.

Les choses allèrent ainsi assez longtemps, jusqu'à l'époque où je
commençai à avoir mon mal d'oreille. D'abord Charley fut très bon
pour moi. Je me rappelle qu'un jour il me dit de m'appuyer sur son
épaule, et me tint la tête chaudement jusqu'à ce que la douleur
fût passée: pendant tout ce temps-là il ne bougea pas. Peut-être
finit-il par se fatiguer de toutes ses complaisances; peut-être
bien aussi ce fut moi qui eus tort. Je sentais mon caractère
s'altérer; je redoublais mes efforts pour me contenir; mais
quelquefois la douleur était si vive et durait si longtemps, que
j'aurais voulu être mort. Je crois bien qu'alors je devais être
d'une fâcheuse humeur ou taciturne, ce que les écoliers aiment
encore moins. Charley ne semblait pas croire que j'eusse aucun
motif d'être ainsi. J'avais pris l'habitude de grimper sur le
pommier et de là sur le mur, où je faisais semblant de dormir,
pour me débarrasser des autres; mais eux ils accouraient tout
exprès de ce côté, et disaient: «Voilà encore le boudeur assis sur
son mur, comme Humpty Dumpty.» Un jour que j'entendais Charley en
dire autant, je lui criai, d'un ton de reproche, ces deux mots:
«Oh! Charley!» Et il me répondit: «Pourquoi grimpez-vous toujours
là pour bouder?» Il prétendait aussi que je faisais beaucoup
d'embarras pour rien. Je sais qu'il ne le croyait pas réellement,
mais il s'impatientait de me voir comme cela. Je le sais, parce
qu'il était toujours si bon pour moi, si joyeux quand mon mal
semblait s'apaiser et que je revenais jouer avec les autres.
Alors, j'étais content aussi, et je croyais que j'avais eu tort de
penser ce que j'avais pensé. Nous n'avions donc jamais
d'explications; cela nous aurait pourtant épargné bien des choses
arrivées plus tard. Plût à Dieu que nous nous fussions franchement
expliqués tous les deux.

Charley, à son arrivée chez le docteur Owen, était fort en arrière
de moi, car il avait une année de moins, et c'était sa première
pension. Je croyais alors pouvoir me maintenir en tête de toute la
classe, à l'exception de trois élèves, et je faisais de grands
efforts pour cela; mais, au bout d'un certain temps, je commençai
à descendre. J'apprenais aussi bien mes leçons qu'auparavant, mais
les autres écoliers étaient plus prompts dans leurs réponses, et
il y en eut bientôt six qui s'emparèrent de ma place habituelle
avant que je susse comment cela se faisait. Le docteur Owen,
m'apercevant un jour au dernier rang de la classe, dit qu'il ne
m'avait jamais vu là. Le sous-maître ajouta que j'étais stupide,
mais le docteur préféra attribuer la chose à ma paresse. Les
autres élèves en diront autant et me donnèrent des sobriquets. Je
commençais moi-même à croire comme eux, et j'en ressentis bien de
la peine. Charley entra dans notre classe avant que j'eusse été
moi-même jugé capable d'entrer dans une autre, et le fait est que
je n'en sortis jamais. Je crois que son père et sa mère m'avaient
d'abord cité à lui comme un exemple, car il avait dû lui-même bien
parler de moi quand il m'aimait.

À la fin, il parut s'appliquer à me repasser dans la classe. Je
fis tout mon possible pour l'en empêcher. Il s'en aperçut et
redoubla d'application. Je ne pouvais guère l'aimer alors. J'avoue
même que j'étais de très mauvaise humeur, et cela l'exaspérait à
son tour. J'avais beau me fatiguer jusqu'à tomber malade pour bien
apprendre mes leçons et bien répondre aux questions du maître,
Charley l'emportait sur moi et abusait de son triomphe. Je ne
voulais pas me battre avec lui, parce qu'il n'était pas aussi fort
que moi; et d'ailleurs, je devais convenir qu'il savait mieux ses
leçons. Nous allions nous coucher sans nous dire un mot. C'en
était fait depuis longtemps des histoires que nous nous racontions
la nuit. Un matin, Charley me dit en se levant que j'étais l'être
le plus morose qu'il ait jamais vu. Je craignais bien depuis
quelque temps de devenir morose, mais je ne voyais aucune raison
pour qu'il me le dît justement ce matin-là. Il y en avait une
pourtant, comme je le sus plus tard. Je lui dis tout ce que je
pensais, c'est-à-dire qu'il était devenu très malveillant pour
moi, et que s'il ne se conduisait pas comme autrefois, je ne
supporterais pas son injustice. Il me répondit que, lorsqu'il
essayait de le faire, je le boudais. Je ne savais pas alors la
raison qu'il avait pour le dire, ni ce que signifiait tout cela.
La vérité est, qu'éprouvant la veille au soir du remords de sa
conduite envers moi en une circonstance, il m'avait parlé à
l'oreille pour me demander pardon; mais il faisait noir, il
parlait bas: je n'avais rien vu, rien entendu. Il m'avait prié de
me retourner et de lui parler; mais, naturellement, je n'avais pas
bougé, et il avait dû croire que je lui gardais rancune. Tout cela
est très fâcheux: je passe à d'autres choses.

Mistress Owen étant un jour dans le verger, et venant à regarder
par-dessus la haie, me vit couché la face contre terre. J'avais
pris l'habitude de me coucher ainsi, car j'étais stupide à tous
les jeux où l'on devait s'appeler, et les autres élèves se
moquaient de moi. Mistress Owen avertit le docteur: le docteur dit
que je n'étais certainement pas dans mon état normal, et que pour
sa satisfaction personnelle, il consulterait M. Prat. M. Prat vint
en effet me voir, et trouva que j'étais sourd, sans pouvoir dire
ce que j'avais aux oreilles. Il conseillait une application de
ventouses, et je ne sais quoi encore; mais le docteur fit observer
que, vu la proximité des vacances, il valait mieux attendre mon
retour chez mes parents. J'y gagnai, toutefois, de n'avoir plus à
disputer les places. Le docteur dit à tous les écoliers qu'on
voyait bien maintenant pourquoi j'avais semblé tant reculer. Non
seulement il s'en faisait un reproche à lui-même, disait-il, mais
il s'étonnait que personne n'eût découvert plus tôt la véritable
raison.

Le premier de la classe était toujours le plus rapproché du sous-
maître ou du docteur, quand il faisait réciter lui-même les
leçons. Cette place me fut assignée d'une manière permanente. Je
n'eus plus à la disputer contre personne. Après cela, tous les
élèves, et Charley en particulier, se montrèrent de nouveau bons
pour moi; et j'ose dire que, si j'avais eu un meilleur caractère,
tout serait bien allé; mais je ne sais pourquoi tout semblait
aller de travers partout où j'étais, et je désirais toujours être
ailleurs. Il me tardait maintenant de voir arriver les vacances.
Tous les écoliers, sans doute, les désiraient comme moi, mais moi
plus que tous les autres, parce que tout à la maison me semblait
si gai, si distinct, si brillant, dans mon souvenir au moins,
comparativement à l'école pendant ce dernier semestre. On eût dit
que tout le monde avait appris à parler bas. La plupart des
oiseaux semblaient s'être exilés, ce qui me faisait d'autant plus
désirer de voir mes tourterelles, dont Peggy m'avait promis de
prendre soin. La cloche même de l'église paraissait assourdie; et
quand l'orgue jouait, il y avait dans la musique de grandes
lacunes qui me faisaient penser qu'il vaudrait mieux ne pas
entendre de musique du tout. Mais ces souvenirs-là sont trop
désagréables. J'en reviens à Charley.

Son père et sa mère m'invitèrent à venir passer la première
semaine des vacances avec lui. Mon père me dit d'y aller; j'obéis,
et jamais de ma vie je ne fus si mal à mon aise. Je n'entendais
pas ce qu'ils se disaient les uns aux autres, à moins d'être tout
à fait au milieu d'eux, et je ne pouvais manquer d'avoir l'air
stupide quand ils riaient aux éclats et que je ne savais pas même
ce dont il s'agissait. J'étais sûr que les soeurs de Charley se
moquaient de moi, Catherine en particulier. Il me semblait
toujours que tout le monde me regardait et je sais qu'on parlait
quelquefois de moi; je le sais par quelque chose que j'entendis
dire à mistress Felkin, un jour qu'il y avait du bruit dans la
rue, et qu'elle parlait très haut sans le savoir, «on ne nous a
jamais prévenus, disait-elle, que ce pauvre enfant était sourd.»
Je ne sais pourquoi, mais cela me parut insupportable; et à dater
de ce moment, plusieurs personnes prirent l'habitude de me dire
les moindres choses d'un ton si criard que tout le monde se
retournait pour me regarder. Parfois aussi je me trompais sur ce
qu'on me disait; et une de mes bévues fut si ridicule que je vis
Catherine se tourner pour rire et elle ne cessa plus de rire
pendant bien longtemps. C'était plus que je n'en pouvais
supporter; je m'enfuis. Il y avait sans doute folie à moi d'agir
ainsi. Je sais que j'avais fini par avoir un très mauvais
caractère, je sais que M. et mistress Felkin durent trouver qu'ils
s'étaient bien trompés à mon égard et dans leur choix d'un
camarade pour Charley; mais que me servait-il de rester plus
longtemps pour être l'objet de la commisération ou du ridicule,
sans faire de bien à personne? Je m'enfuis donc au bout de trois
jours; j'aspirais au moment d'être de retour à la maison, car là,
je n'en doutais pas, je trouverais tous les conforts réunis. Je
savais où passait la diligence, à un mille et demi de l'habitation
de M. Felkin, de très grand matin. Je sortis donc par la croisée
du cabinet d'étude, et je me mis à courir; j'avais tort d'être si
effrayé, car personne n'était encore levé dans la maison; je fus
seulement forcé de demander au jardinier la clé de la porte de
derrière, qu'il me jeta par la croisée de sa loge. Une fois dehors
je lui criai de recommander à Charley de m'envoyer mes effets chez
mon père. Au bord de la route, il y avait un étang au pied d'une
grande haie que couvraient des arbres très sombres; il me vint
subitement l'idée de m'y noyer, de n'être plus un embarras pour
personne et d'en finir avec mes peines. Ah! quand j'aperçus le
clocher de notre église, je n'en fus pas moins heureux! et quand
je vis la porte de notre maison, je crus à la durée de ce bonheur!

Mon espoir s'évanouit bientôt. Je n'entendais pas ce que murmurait
ma mère quand elle m'embrassait. Toutes les voix étaient confuses
et tout me semblait devenu plus silencieux et plus triste;
j'aurais dû savoir cela d'avance, mais je ne m'y attendais pas.
J'avais été vexé d'être appelé sourd par les Felkins, et
maintenant je me sentais blessé de la manière dont mes frères et
mes soeurs me trouvaient en faute, parce que je n'entendais pas
toujours. «Il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas
entendre;» me dit un jour Ned, et ma mère répétait sans cesse que
c'était pure faute d'attention; que si je n'avais pas l'esprit
distrait j'entendrais aussi bien que personne. Je ne crois pas que
je fusse jamais distrait; je désirais tellement entendre, je
faisais tant d'efforts pour cela, que souvent les larmes m'en
venaient aux yeux; alors je courais m'enfermer dans ma chambre
pour pleurer tout à mon aise. Sûrement j'étais à moitié fou alors,
à en juger par ce que je fis à mes tourterelles dans un moment de
fureur. Peggy en avait pris grand soin pendant mon absence; elles
me reconnurent tout de suite et vinrent, selon leur ancienne
habitude, percher sur ma tête et mes épaules, comme si je n'avais
jamais quitté la maison; mais leurs roucoulements quand elles
n'étaient pas sur moi, ne ressemblaient plus du tout à ce qu'ils
avaient été. Pour les entendre j'étais forcé de mettre ma tête
contre leur cage; j'entendais cependant bien d'autres oiseaux. Je
m'imaginai que c'était la faute des tourterelles et qu'elles ne
voulaient plus roucouler pour moi. Un jour j'en pris une hors de
la cage; je la caressai d'abord et j'employai tous les moyens de
douceur. À la fin je pressai un peu son cou dans mon impatience,
puis saisi d'un accès de frénésie parce qu'elle s'obstinait à ne
pas roucouler, je la tuai... oui, je lui tordis le cou! Vous vous
rappelez tous cette triste histoire-là, comme je fus puni
sévèrement et justement, et ce qui s'en suivit; mais personne ne
sut combien je me sentais misérable, je me faisais horreur à moi-
même pour ma cruauté. Je n'en dirai pas davantage, et si j'ai fait
mention de ce malheur, c'est pour expliquer ses conséquences.

La première chose qui en résulta fut que toute la famille eut plus
ou moins peur de moi. Les servantes s'enfuyaient à ma vue et ne me
laissaient jamais jouer avec la plus jeune enfant, comme si
j'allais l'étrangler! J'affectais de ne redouter aucun châtiment
et je me conduisais, je le sais, d'une manière horrible. Une chose
très désagréable dont je m'aperçus, c'est que mon père et ma mère
ne savaient pas tout. Jusqu'alors j'avais toujours cru le
contraire, mais maintenant ils me comprenaient, et me conduisant
comme je le faisais, cela n'avait rien d'étonnant. Souvent ils me
conseillaient de faire des choses impossibles, de demander, par
exemple, ce que tout le monde disait; mais nous passions tous les
dimanches près de la tombe de la vieille miss Chapman; et je me
rappelais bien ce qui avait lieu lorsqu'on la voyait de son vivant
approcher de la porte: «Miséricorde!» criait-on de tous côtés,
«voilà encore miss Chapman! Qu'allons-nous faire? elle va rester
jusqu'au dîner et nous serons enroués pour une semaine. Ne faut-il
pas lui dire tout ce qu'elle demande? Jamais elle n'est contente,
quel fléau!» Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle entrât. Tout
cela parce qu'elle voulait savoir ce que chacun disait. Je ne
pouvais supporter l'idée d'être comme elle, mais je ne pouvais
comprendre non plus pourquoi on se plaignait tant d'elle, moi tout
le premier. C'était par une sorte d'instinct que je ne faisais pas
alors ce que mon père et ma mère me disaient de faire, et je suis
sûr qu'ils n'y comprenaient rien. Maintenant je vois bien pourquoi
et eux aussi. Un sourd ne peut savoir ce qui mérite d'être répété
et ce qui ne le mérite pas. S'il ne demande rien, quelqu'un prend
toujours la peine de lui dire ce qui vaut la peine d'être dit;
mais s'il fait sans cesse d'ennuyeuses questions, on est bientôt
aussi las de lui que nous l'étions de la pauvre miss Chapman.

Forcé de me suffire à moi-même, j'employais d'ordinaire une grande
partie de la journée à lire dans un coin. Je faisais tout seul de
grandes promenades sur la bruyère, tandis que les autres se
promenaient ensemble dans les prairies ou sur les chemins. Mon
père m'ordonnait souvent de faire comme les autres, et alors je
changeais le lieu de mes excursions, mais je ne m'en isolais pas
moins. Il y avait sur la bruyère un étang si semblable à celui
dont j'ai parlé, que les mêmes idées m'étaient revenues; je
m'asseyais des heures entières sur les bords de cet étang et j'y
jetais des cailloux. Alors je commençai à m'imaginer que je serai
plus heureux après mon retour chez le docteur Owen. C'était une
idée très sotte puisque la maison même avait réellement
désappointé mes espérances; mais tout le monde, je pense, espère
toujours une chose ou une autre, et je ne voyais rien moi, à
espérer... mais me voilà encore dans les tristesses, oubliant de
parler de Charley.

Un jour, à l'heure où les grandes personnes songeaient elles-mêmes
à aller se coucher, je descendis avec mes habits de nuit, marchant
dans mon sommeil, les yeux grands ouverts. Les dalles de pierre de
la salle, si froides pour mes pieds nus, me réveillèrent; mais
alors même je ne pouvais être complètement éveillé, car j'entrai
dans la cuisine au lieu de retourner dans mon lit, et je me
rappelle fort peu ce qui se passa cette nuit. On dit que pendant
tout le temps j'écarquillais les yeux devant les chandelles. Je me
rappelle cependant que le docteur Robinson était là. Je me
réveillais souvent en sursaut et je rêvais toujours; je rêvais de
toutes sortes de musique, du vent qui soufflait, de gens qui
parlaient de toutes les peines que j'éprouvais à ne pouvoir
entendre personne. Beaucoup de mes rêves finissaient par une
querelle avec Charley que je renversais à terre d'un coup de
poing. Ma mère ne savait rien de cela; elle fut aussi effrayée de
mon somnambulisme que si j'étais devenu fou. Le docteur Robinson
conseilla de me renvoyer en pension pour un semestre et de voir
comment j'irais après l'essai de quelques remèdes pour mes
oreilles.

Charley arriva chez le docteur Owen deux heures après moi; il ne
parut pas souhaiter de me serrer les mains et s'écarta à
l'instant. Voyant bien qu'il n'avait plus l'intention «d'être
amis,» je supposai qu'il regardait ma faute comme un affront pour
la maison de son père; mais je ne sus, ni alors, ni quelque temps
après, toutes les raisons qu'il avait de m'en vouloir. Quand plus
tard, nous redevînmes camarades, j'appris que Catherine avait vu
combien ses rires m'avaient offensé et que, fort affligée de
m'avoir fait de la peine, elle était montée plusieurs fois pour
frapper à la porte de ma chambre et pour me prier de lui pardonner
ou du moins de lui parler. «Elle avait frappé si fort que j'avais
dû certainement l'entendre,» disait-elle; mais je ne l'avais pas
entendue du tout. Le second grief était ma fuite. Naturellement
Charley ne pouvait me la pardonner; je n'avais pas maintenant de
plus grand ennemi que lui. En classe, il me battait, cela va sans
dire; tout le monde pouvait en faire autant, mais il me restait
une chance dans les choses qui ne se faisaient pas en classe et où
l'oreille n'était pour rien, dans la composition latine, par
exemple, pour un prix que Charley tenait beaucoup à gagner; et il
comptait bien l'avoir, quoique plus jeune, parce qu'il était bien
avant moi dans la classe. J'obtins pourtant le prix. Alors
quelques-uns des élèves crièrent à l'injustice; ils attribuaient
mon succès à la faveur, et en apparence ils avaient raison, car
j'étais devenu stupide; ils disaient cela et Charley le disait
aussi. Charley me provoquait de toutes les manières, plutôt à
cause de l'injure faite à Catherine, que pour la sienne propre,
comme il me le dit plus tard. Un jour, il m'insulta tellement dans
la cour de récréation, que je le renversai à terre d'un coup de
poing. Je n'avais plus de raison pour ne pas le faire; car il
avait beaucoup grandi; il était aussi fort que je l'avais jamais
été, tandis que j'étais bien loin de l'être moi-même autant
qu'avant cette époque et que je le suis redevenu depuis. Dès qu'il
se fut relevé, il s'élança sur moi dans la plus grande rage qu'on
puisse voir. J'étais comme lui, et nous nous fîmes du mal tous les
deux, je vous assure, au point que mistress Owen vint nous voir
dans nos chambres, car on nous avait donné des chambres séparées
durant ce semestre. Nous n'avions pas besoin de rien dire à
mistress Owen et nous n'aurions pas voulu avoir l'air de chercher
à la mettre dans nos intérêts; mais elle s'aperçut bien de manière
et d'autre que je me sentais très isolé et que j'étais bien
malheureux. Ce fut, grâce à elle, j'en suis certain, que le cher
et prudent docteur me manifesta tant d'amitié quand je retournai
dans la classe, sans cesser d'être bienveillant pour Charley. Il
me demanda même, une après-dînée, de faire une promenade avec lui
dans son cabriolet, me donnant pour prétexte que ses affaires le
conduisaient près de l'endroit où ils avaient été en classe
ensemble, lui et mon père; mais c'était plutôt, je le crois, pour
avoir une longue conversation avec moi sans être dérangé.

Nous parlâmes beaucoup de certains héros de l'antiquité et ensuite
de plusieurs martyrs. Il dit et rien assurément n'est plus vrai,
qu'il est avantageux pour l'homme de voir clairement, du
commencement à la fin, en quoi doit consister son héroïsme, afin
qu'il puisse s'armer de courage et de patience, se garantir des
surprises, etc. Je commençai à penser à moi-même, sans toutefois
supposer qu'il y pensât aussi; mais cela vint par degrés. À son
avis, disait-il, la surdité et la cécité étaient peut-être de tous
les fardeaux les plus lourds à porter.

Il les appelait des calamités. Je ne puis vous rapporter tout ce
qu'il me dit, son intention n'était pas non plus que cela allât
plus loin que nous; mais il me dit les plus tristes choses et il
me les dit à dessein. Il ne me déguisa pas que mon mal était sans
remède; il énuméra toutes les privations que me causerait mon
infirmité; mais rien de tout cela, ajouta-t-il, ne pouvait
m'empêcher d'être un héros, et, sous ce rapport, j'avais devant
moi une large et belle carrière, non pour la renommée qui s'y
attache, mais pour la chose en elle-même. Je m'étonnai de n'avoir
pas plus tôt pensé à tout cela, mais je ne crois pas que je
l'oublierai jamais.

À notre retour, je vis Charley rôdant autour de la porte et nous
attendant, cela était clair. Il me demanda si je voulais être
encore son ami; je n'avais plus, certainement, la moindre rancune.
Comme on ne devait souper que dans une heure, nous allâmes nous
asseoir sur le mur sous le grand poirier, et nous reparlâmes de
tout ce qui s'était passé. J'entendais tout, bien qu'il ne criât
pas. Il nous fut aisé de reconnaître que nous nous étions bien
trompés tous les deux et qu'en réalité nous ne nous étions jamais
haïs. Depuis lors je l'aime plus que je ne l'avais aimé, et ce
n'est pas peu dire. Il ne triomphe plus de moi, et tous les jours
il me dit cinquante choses auxquelles il ne pensait jamais; par
exemple, que j'avais d'habitude, l'air de ne pas vouloir qu'on me
parlât; mais je me suis merveilleusement défait de cet air-là. Je
sais que bien des fois il a renoncé à la satisfaction de son
amour-propre et à son plaisir pour me prêter son aide et rester
près de moi. Il n'aura plus cette peine en classe, car je ne
retournerai pas chez le docteur Owen; mais je sais comment cela
ira cette fois dans la maison de Charley. Je le sais parce qu'il
m'a dit que Catherine ne rirait plus jamais de moi. Du reste, elle
pourrait le faire sans inconvénient. Je crois, du moins, que je
saurais supporter désormais les rires de tout le monde. Mon père
et ma mère savent, vous savez tous que tout est bien changé et que
nous ne nous querellerons plus jamais Charley et moi. Je ne
m'enfuirai plus de sa maison, ni d'aucune autre maison. Oh! il
vaut bien mieux regarder les choses en face. Comme vous faites
tous un signe de tête affirmatif comme vous êtes tous d'accord
avec moi.


IX -- HISTOIRE DE L'INVITÉ.

Je fus placé, il y a vingt ans, comme clerc, pour faire mon
noviciat de la profession légale, dans le petit port de mer de
Muddleborough. Habitée en partie par des agriculteurs, en partie
par des pêcheurs, cette petite ville a conservé quelques restes
d'une contrebande autrefois lucrative et certaines réminiscences
des courses heureuses de ses corsaires, auxquels la principale rue
et plusieurs auberges doivent leur fondation. Le recteur, le
banquier, le procureur, mon patron, qui tenait enfermées dans des
boîtes en fer blanc les affaires litigieuses de la moitié du
comté, et à qui une salle à manger poudreuse servait d'étude, le
docteur et le propriétaire des deux bricks et du schooner, dont se
composait la marine marchande du port, étaient sans conteste les
sommités de l'endroit.

Du banquier ou de mon maître, le procureur, Lequel était le plus
haut personnage entre tous? grande question restée obscure. Le
banquier Isaac Scrawby passait pour immensément riche. Les banques
provinciales par actions n'existaient pas encore, et il n'était
pas un fermier ou un pécheur qui ne préférât les bons déchirés et
crasseux de Scrawby aux billets les plus neufs de la banque
d'Angleterre; son papier garnissait donc les petits sacs de toile
à voile des pêcheurs, et les vieilles femmes le thésaurisaient
dans leurs bas de laine, comme on le vit bien lorsque, forcé de
suspendre ses paiements dans la première crise après le bill de
Peel, il donna à ses créanciers trois shellings pour livre. Mais,
d'un autre côté, le procureur Closeleigh, mon patron, outre qu'il
pouvait faire prêter de l'argent à tout le monde, connaissait tous
les secrets du comté et avait la main en toute chose, sauf
pourtant les naissances, spécialité qu'il laissait au docteur.

Trois ou quatre clercs, sans me compter, faisaient cahin-caha la
besogne de l'étude. Le vieux Closeleigh portait généralement un
habit vert garni de boutons d'or à coquille, des culottes courtes
et des bottes à retroussis. Rarement il s'asseyait ou prenait une
plume, si ce n'est pour écrire une lettre à un client du premier
ordre; mais il tenait audience les jours de marché, et dans les
saisons des chasses il instrumentait aussi en plein air, dans les
rendez-vous des chasseurs.

La forte prime payée pour mon apprentissage me donnait
naturellement le droit de ne rien faire. Un effort fut bien tenté,
quand j'étais tout à fait novice, par le vieux Foumart, le clerc
plus spécialement chargé de la procédure, pour me décider à porter
des assignations; mais, cette tentative ayant échoué, on me laissa
prendre soin d'une des deux chambres de la maison déserte où nous
avions notre office, et causer avec les clients tandis qu'ils
attendaient leur tour.

La monotonie et la» respectabilité» étaient les traits
caractéristiques de notre ville. Nous avions peu de pauvres, ou du
moins nous n'en entendions guère parler. Les mêmes gens se
livraient aux mêmes occupations, et se permettaient les mêmes
amusements plus ou moins graves tout le long de l'année. Le
commencement de la saison des pêches et la foire annuelle étaient
nos seuls événements. Personne ne faisait fortune, et nul ne
perdait celle qu'il pouvait avoir. La contrebande, sous l'empire
des nouveaux règlements, était devenue trop hasardeuse et trop peu
lucrative pour que des gens respectables voulussent s'y aventurer.
On racontait pourtant de singulières histoires au sujet des
risques courus en ce genre par les pères de la génération
actuelle.

Chaque année, les jeunes hommes les plus remuants et les plus
ambitieux de toutes les classes partaient comme un essaim pour des
régions où l'industrie était plus active. En un mot, notre ville
était bien la plus tranquille, la plus somnolente réunion
imaginable de gens routiniers, économes, ennemis de toute
spéculation. Leurs plus grands efforts collectifs aboutissaient à
peine à entretenir la fontaine publique et la toiture de l'hôtel-
de-ville; mais jamais on ne put les décider à faire les fonds
nécessaires pour construire une jetée, bien qu'on en sentit
l'impérieux besoin, ni à faire remise des droits d'octroi à un
bateau à vapeur d'invention récente, qui passait devant notre
port, pour le décider à s'y arrêter et à entrer en concurrence
avec les lents caboteurs dont dépendent nos communications avec la
ville voisine.

Dans ce recoin des domaines du Sommeil... arriva un jour par terre
ou par mer, dans un bateau de pêcheur ou sur ses jambes nerveuses,
on n'en sut jamais rien, un homme grand, maigre, pâle, bronzé,
semblant être un ancien soldat, âgé de quarante à cinquante ans,
n'ayant qu'une seule main, et pour remplacer l'autre un crochet de
fer vissé dans un bloc de bois; pauvrement, salement vêtu, du
reste, et dont l'accoutrement ne ressemblait pas mal à celui d'un
garde-chasse.

Une compagnie composée du recteur, du docteur et de mon patron,
maître Closeleigh, partait précisément pour aller chasser dans une
réserve abondante de coqs de bruyère, et déplorait amèrement
l'absence du vieux Phil Snare, le meilleur batteur du comté, quand
le manchot offrit ses services d'une manière si convenable, si
polie, si respectueuse, qu'ils furent acceptés malgré leur léger
assaisonnement d'accent irlandais, mauvaise recommandation dans
notre comté, où les fils de l'Irlande n'étaient pas en grande
faveur. Une longue baguette de noisetier fut bientôt dans les
mains du nouveau venu, et avant la fin de la journée, le manchot
Peter était universellement reconnu pour le meilleur batteur et le
drôle le plus amusant qu'aucun des chasseurs eût jamais connu.
D'après son histoire, il jouissait d'une pension de retraite, et
s'en allait rendre visite à un parent qu'il espérait trouver bien
établi dans une autre ville, à cent milles au nord de
Muddleborough. Un verre de grog achevant de délier sa langue, il
raconta avec beaucoup de verve et de tact quelques-unes de ses
aventures.

À dater de ce jour, Peter devint le factotum de la ville, et
chacun de s'étonner qu'on eût pu se passer si longtemps d'un
personnage si indispensable. Il portait les lettres; il nettoyait
les fusils et fabriquait des mouches pour la pêche; il guérissait
les chiens malades; il portait, dans une singulière enveloppe de
son invention, les messages des femmes aux maris qui s'attardaient
aux dîners du club; il suppléait au besoin l'aide du docteur et
portait les assignations du procureur. En un mot, Peter était
toujours à la disposition de tout le monde, avec son visage
sérieux et ses réparties comiques. Jamais il ne semblait fatigué;
rarement il avait l'air pressé. Il allait et venait dans toutes
les maisons comme un chat familier, et il faisait d'opulentes
affaires, comme tous les gens qui savent se rendre indispensables
pour la solution de mille petites difficultés que chaque jour
amène. En très peu de temps Peter sortit ainsi, comme un véritable
papillon, de son cocon ou de sa chrysalide. La jaquette de chasse
déguenillée fut mise à la réforme et remplacée par un habit vert
d'ample dimension, garni d'une infinité de poches et assez pimpant
pour être porté par le premier garde-chasse de milord Browse. Son
gilet ouvert laissait voir un linge d'une blancheur irréprochable.
De la tête aux pieds, il était un exemple de ce que l'on gagnait à
être en crédit près des principaux marchands, et cependant il ne
s'était pas donné de maître. Il commença même à ne plus se charger
de simples commissions, excepté pour les gens de qualité. Un état-
major de jeunes garçons manoeuvrait sous ses ordres; et lorsqu'il
accompagnait une partie de chasse, pourvu lui-même d'un excellent
fusil que lui prêtait un aubergiste chasseur, il avait tout l'air
d'être là pour sa santé, pour prendre de l'exercice et se livrer
au plaisir du sport. Rien ne rappelait en lui le pauvre diable
dépenaillé et mourant de faim qui s'estimait trop heureux de
coucher dans une grange et d'accepter une assiettée de débris de
viande.

La faveur dont jouissait Peter n'était pas limitée à nos amateurs
de sport. Il semblait également dans la confiance de personnes qui
n'avaient jamais manié un fusil, ni jeté une mouche à une truite.
S'il commença par les petits marchands, bientôt il devint
indispensable aux boutiquiers les plus huppés. M. Tammy, le
marchand de nouveautés de la place du Marché, M. Tammy qui portait
toujours une cravate blanche et des escarpins, se promena un soir
dans son jardin, pendant plus d'une heure, avec Peter; miss Spark
le regardait par un trou de la porte; elle ne le perdit pas un
seul instant de vue, et elle déclara à qui voulait l'entendre que
Peter avait donné une petite tape sur l'épaule de Tammy en la
quittant... à Tammy, élu marguillier pour l'année courante! Cette
histoire trouva d'abord des incrédules; mais on ne put s'empêcher
de remarquer que les progrès de la toilette de Peter, en fait de
linge, dataient de cette promenade. Peu de temps après, Kinine,
notre principal pharmacien et droguiste, grand orateur dans les
meetings de la paroisse et première autorité scientifique de
l'endroit, fut observé à son tour. Son garçon de pharmacie le vit
étudier la géographie avec une vaste carte sous les yeux. Peter
était souvent avec lui, et le crochet de fer voyageait rapidement
sur la carte. À dater de ce moment, la ville entière sembla saisie
d'une véritable rage, celle de rafraîchir ses études
géographiques. L'Espagne et le Portugal étaient les localités
spécialement en faveur. Tout le monde demandait au cabinet de
lecture des livres sur la guerre de la Péninsule; et le libraire
de la place du Marché reçut en une seule semaine l'ordre de faire
venir plus de trois dictionnaires portugais.

Quant à Peter, il devint le lion de l'endroit. Il déjeunait avec
Smoker, l'aubergiste, amateur de chasse, dînait avec Tiles, le
cordonnier, prenait le thé avec Jolly, le boucher, soupait avec
Kinine, le droguiste, et se livrait à de longues causeries avec le
barbier et avec M. Closeleigh lui-même. On le priait de raconter
l'histoire de ses campagnes, tâche dont il s'acquittait avec une
grande onction. Chose assez étrange! les gens ne semblaient jamais
se fatiguer d'entendre les marches et les contre-marches de Peter,
les batailles livrées par Peter, et comment Peter avait perdu sa
main. Seulement les curieux faisaient remarquer qu'à la fin de ces
récits, Peter était toujours conduit avec mystère dans quelque
arrière-salle ou dans le jardin, et que là il chuchotait une heure
ou deux avec le maître de la maison en fumant une pipe et en
buvant quelques verres de grog; jamais on n'avait vu Peter s'en
trouver plus mal, ni s'en tenir moins d'aplomb. Il semblait au
contraire s'imprégner de silence en sablant les liqueurs fortes.

Cependant, malgré les plus rigoureux efforts pour garder le
mystère, on ne put l'empêcher de s'ébruiter; et on commençait à se
dire à l'oreille que Peter possédait un inappréciable secret,
concernant un trésor enterré durant les guerres. Les personnes qui
n'étaient pas encore dans sa confidence affectaient un doute
railleur; mais le nombre des amis de Peter croissait tous les
jours.

Pour ma part, je n'étais pas encore arrivé à l'âge où l'on court
après l'argent. Mon coeur appartenait tout entier aux chevaux, aux
chiens, aux gilets brodés, aux toilettes de fantaisie, tout cela
mêlé à des songes de Gulnares, de Medoras et de la jolie Anne
Blondie, la fille du recteur. Un trésor caché m'eût fait bien
moins désirer le patronage de Peter, que son habileté à fabriquer
une mouche de mai; et ce fut, en effet, à ma passion pour la pêche
que je dus d'être à mon tour initié au grand secret, qui depuis
longtemps déjà courait les principales rues de la ville.

Par une belle soirée d'été, j'avais épuisé en pure perte toute ma
science pour capturer une grande truite de quatre livres au moins,
qui s'amusait à monter et à descendre nonchalamment à l'extrémité
d'un étang profond, sous les racines d'un saule noueux à demi
déterré; lorsque Peter se glissant sans bruit, avec ses grandes
enjambées, à travers la prairie, fit soudain son apparition
derrière mon coude:

«Voulez-vous me laisser essayer, master Charles, si je serais plus
heureux que vous avec cette grosse friponne?»

Je ne demandais pas mieux: Peter jeta ou plutôt laissa tomber la
mouche, une mouche de son invention, aussi légère que le duvet du
chardon, juste derrière la grosse truite, qui la goba en un clin
d'oeil; ce ne fut qu'un bond et un plongeon; mais dix minutes
après, captive sous mon filet de débarquement, elle exhalait sa
vie en palpitant dans l'herbe.

«Il faut toujours jeter la mouche derrière ces grosses truites,
master Charles, si vous voulez qu'elles mordent. Jamais elles ne
se donnent la peine de regarder une mouche placée devant leur
museau.»

«C'est comme les gens riches!» ajouta Peter avec un gros éclat de
rire.

La capture de la truite devint l'occasion d'une causerie sur
l'herbe, et, petit à petit, nous arrivâmes aux campagnes de Peter
en Espagne et en Portugal. Je ne saurais rendre la flatterie
onctueuse du personnage, la sympathie qu'il exprimait pour un
véritable gentleman et un véritable amateur de sport, comme moi,
ne ressemblant en rien à ces mendiants de colporteurs et de
boutiquiers. Il me fit aisément comprendre que j'étais homme à
dépenser de l'argent dans le grand style, si j'avais cet argent;
et, après m'avoir donné à entendre qu'une belle jeune dame du
voisinage avait confié à Peter (tout le monde faisait des
confidences à Peter) sa préférence pour master Charles, il me
confia, non sans beaucoup de circonlocutions artificieuses,
l'histoire suivante, clé de la faveur qu'il avait acquise dans les
rangs de l'honnête population de Muddleborough.

Durant la retraite sur Torres-Vedras on lui avait confié, ainsi
qu'à deux de ses camarades, un fourgon chargé de caisses pleines
de doublons d'or; mais à la suite d'une vive escarmouche, ils
avaient dû se replier sur un couvent dans le puits profond duquel
il avait fallu jeter pour le soustraire à l'ennemi le chargement
du fourgon, sauf une seule caisse. Le même jour tous les
compagnons de Peter avaient été tués; Peter lui-même blessé et
porté à l'hôpital. En cet endroit de son histoire, il me montra
une terrible cicatrice dans son côté.

Le contenu de la dernière caisse avait été en partie divisé entre
eux, en partie enterré. Après sa lente guérison, Peter était allé
rejoindre son régiment, alors en marche sur les Pyrénées. C'est à
Toulouse qu'il avait perdu sa main. À son arrivée en Angleterre,
on lui avait donné son congé et une pension. Ici il produisit ses
papiers. Après bien des épreuves, il était enfin parvenu à
retourner en Portugal, où il avait trouvé le couvent déserté et le
puits à demi comblé de décombres. Il avait découvert aussi les
quelques rouleaux de doublons enterrés, mais il s'était bien
convaincu que, sans l'influence et le concours de quelque
véritable gentleman, il ne parviendrait jamais à sortir le trésor
du puits et du pays. Arrivé à ce dernier chapitre de l'histoire,
Peter tira d'une des profondeurs de ses vêtements, un véritable
doublon d'or, enveloppé dans une infinité de chiffons.

Comment ne pas ajouter foi à une histoire aussi circonstanciée,
avec de pareilles pièces à l'appui! Il poursuivit en me disant que
l'aubergiste, le droguiste, le cordonnier, l'armurier et beaucoup
d'autres notables habitants étaient désireux de s'associer avec
lui et de partir pour le Portugal. Tammy, le marguillier, ne se
montrait pas moins disposé à mettre une somme ronde dans une aussi
bonne spéculation; mais lui, Peter, préférait avoir affaire à un
jeune gentleman intelligent et entreprenant; et si je pouvais
décider ma riche tante à avancer l'argent nécessaire au voyage,
une bagatelle de deux cents livres sterlings, il était prêt à
renoncer aux plus belles offres de Tammy, de Kinine, de Tiles, de
Smoker et de tout la monde enfin pour partir avec moi tout seul et
dévaliser cette nouvelle caverne d'Aladin,. Tous les plans étaient
faits d'avance: nous devions louer un vignoble, dépendant des
anciens domaines du couvent, et après avoir retiré le trésor du
puits, le bien empaqueter dans des barriques de vin de Porto, à
double fond, et revenir en Angleterre partager le butin.
J'épouserais alors une belle lady; j'entretiendrais une meute et
je serais à la tête des gentilshommes du comté; quant à Peter, il
était plus modeste et il se contenterait d'avoir un cheval, un
couple de chiens d'arrêt et de mener la vie d'un squire de
campagne.

Le roman n'était pas mal agencé et Peter le racontait de la
manière la plus insinuante; mais j'étais trop gai et trop plein de
petits projets à moi, pour mordre à l'hameçon. Il était fort
douteux d'ailleurs que ma tante Rebecca consentît à me donner deux
cents livres sterlings, pour suivre en Portugal un Irlandais venu
on ne savait d'où. L'idée d'abandonner Anne Blondie, ma favorite,
aux soins exclusifs de mon rival, le jeune vicaire anglican, ne
pouvait non plus me sourire. En conséquence, après avoir donné à
Peter ma parole d'honneur de ne parler à âme qui vive d'un secret
si important, je me séparai de lui à la Taverne du Pêcheur, où je
lui payai quelques verres de grog et où je lui donnai pour le
récompenser d'avoir contribué à la prise de la truite, l'unique
demi-souverain dont j'aurais sans doute à disposer pendant toute
la semaine.

Dans le cours du mois, Peter disparut. On observa que tous ceux
qui l'avaient pris sous leur patronage, Smoker et Tiles, Jolly,
Kinine, et Tammy, semblaient particulièrement charmés et prenaient
un air mystérieux, quand ils entendaient le reste du public
s'étonner de cette disparition sans tambour ni trompette.

Une semaine environ après le départ de Peter, mistress Jolly s'en
vint trouver mistress Smoker pour lui demander si elle avait
entendu parler de son mari. Mistress Smoker n'avait aucune
nouvelle à donner, mais elle demanda à son tour à mistress Jolly
si elle savait ce que pouvait être devenue cette brute de Smoker?
Les deux femmes vérifièrent alors leur situation financière. Les
deux maris avaient fait des ventes à leur insu et levé de
l'argent. Smoker avait mis en loterie sa jument favorite Slap
Bang, et Jolly non-content d'encaisser les plus grosses factures
de la Saint-Jean avait encore enlevé le pot d'argent du grand-père
de mistress Jolly. Tous les deux avaient emporté leurs habits des
dimanches, leurs selles et leurs pistolets. Ce fut un terrible
scandale et un cri de haro général que ne purent apaiser les
lettres écrites par les deux maris disparus. L'une était datée de
Londres, l'autre de Liverpool. Tous les deux disaient qu'ils
avaient trouvé un moyen unique de faire fortune, sans courir de
risque, et qu'ils seraient de retour dans trois mois. Les soupçons
s'étaient un instant portés sur Peter: mais chose singulière! tous
les deux demandaient précisément de ses nouvelles et priaient,
l'un qu'on ne lui fît pas payer son verre d'ale quand il viendrait
trinquer avec les buveurs, l'autre qu'on donnât un morceau de
boeuf ou de mouton à son chien toutes les fois que cela lui serait
agréable.

Au milieu du tollé général, Peter descendit un beau matin de
l'impériale de la diligence de la ville voisine de Muddleborough,
et se glissa à l'improviste dans le cercle des commères de la
taverne du Cheval et du Jockey. Son histoire était courte cette
fois et positive. Il ne s'était absenté que pour aller toucher sa
pension. Il avait aperçu au Théâtre royal de Covent-Garden, Jolly
dans un état complet d'ivresse, mais il s'était abstenu de lui
parler. Moins d'une heure après son arrivée, Peter était enfermé
avec Kinine dans le laboratoire du pharmacien et il passa la
soirée entière avec Tammy, le marguillier.

La semaine d'ensuite on annonça que M. Kinine vendait sa pharmacie
et quittait la ville pour n'y plus revenir. Les uns disaient qu'il
allait étudier pour se faire recevoir médecin; d'autres qu'il
avait fait un héritage; d'autres enfin qu'il était ruiné. Le fait
est qu'il partit et qu'on ne le revit plus à Muddleborough. La
dernière fois que j'entendis parler de lui, il faisait un cours
public sur l'électro-biologie, ou sur toute autre chose, -- entrée
deux pence par personne.

Par une coïncidence assez bizarre, dans la même semaine où Kinine
céda la place à son successeur Bluster, qui tient encore sa
pharmacie, Tammy, le marguillier, partit pour Manchester, sous
prétexte d'acheter des marchandises, mais ce n'était pas l'époque
de ses achats annuels. Il laissa la direction du magasin au jeune
Binks, qui devait plus tard épouser mistress Tammy. M. Tammy fut
absent six mois. Durant ce temps, la pauvre mistress Tammy disait
à qui voulait l'entendre qu'elle en avait perdu la tête; et quand
il revint, il était «aussi maigre qu'une belette, aussi chauve
qu'un vautour et aussi jaune qu'une guinée.» Ainsi le déclarait
miss Spark; mais très peu de gens le virent, car il se mit au lit
et mourut, ne parlant dans son délire que de fourgons, de trésor,
de doublons d'Espagne et du traître Peter. Le jour de son
enterrement, tout fut connu. Tammy était allé en Portugal avec
Peter, qui, après l'avoir conduit au milieu du pays, l'avait
dénoncé à la police comme un espion hérétique et était décampé
avec les mules, le bagage et tout l'argent destiné à l'achat de la
vigne, des barriques à double fond, des voitures et de tous les
compléments de l'entreprise.

Le pauvre Tammy, après sa mise en liberté, s'était vu forcé de
regagner Oporto à pied et presque en mendiant. Arrivé dans cette
ville, la première personne dont il avait fait rencontre, au
bureau de la police, était son compatriote Kinine en train de
demander des renseignements sur ce coquin de Peter, qui, après une
bombance à Londres, avait disparu avec ses malles et ses billets
de banque, produits de la vente de son fond de commerce, pour
rejoindre Tammy en Portugal.

Quand la pauvre mistress Tammy raconta cette triste histoire au
déjeuner des funérailles, la bombe éclata. Peter avait pris pour
dupe la ville tout entière; chacun, depuis le savetier jusqu'au
recteur, avait placé des fonds sur le trésor portugais caché dans
un puits. Smoker tomba en faillite; Jolly fui forcé de congédier
son garçon boucher et de tuer ses bêtes lui-même. Tout le monde
avait payé plus ou moins cher le plaisir d'écouter les histoires
de Peter. Il avait escamoté les épargnes enfouies dans les bas des
vieilles femmes, l'argent économisé par les jeunes servantes pour
s'acheter des rubans; il avait reçu cinquante livres sterlings et
plusieurs traités bibliques du recteur et deux fois autant, plus
un fusil tout neuf, de M. Closeleigh, mon patron. Le banquier lui
avait donné cent livres sterlings, en ses propres bons d'une livre
chaque. Enfin le maître d'école du village voisin lui avait prêté
ses seules et uniques cinq livres. Somme toute, Peter avait trouvé
dans notre ville une véritable banque de crédulité et il l'avait
mise à sec.

Cependant Peter n'avait commis aucun délit tombant sous le coup de
la loi anglaise. Il s'était borné à dire des mensonges et à
emprunter de l'argent. J'avais continué d'entendre parler de lui
de temps en temps, et toujours comme d'un homme à qui tout
réussissait, lorsqu'il y a quelques années, il fit la bévue de
conduire à Oporto un Américain avide de trésors, mais difficile à
jouer, dont il avait fait rencontre dans un wagon de chemin de
fer. En cette occasion, l'Américain revint, et ce fut Peter qui ne
revint pas, Quand on demanda à l'Américain des nouvelles de son
compagnon de voyage, il répondit avec le plus grand sang-froid,
«qu'ayant eu des difficultés avec Peter, il avait dû lui brûler la
cervelle.»


X -- L'HISTOIRE DE LA MÈRE.

Le voyageur... c'était un vieillard à l'aspect vénérable, qui dès
sa première jeunesse avait été errant sur la face du globe. Hôte
des déserts, hôte des forêts, maintes fois il avait échappé aux
périls de l'incendie, de l'inondation, des tremblements de terre.
Mais aux étranges aventures de ce long pèlerinage, aux émotions de
cette vie agitée avait succédé enfin le repos d'une belle
vieillesse, comme après les ardeurs et les tempêtes d'un jour
d'été viennent la sérénité du soir et la paisible lumière de
l'astre des nuits. Dans ces courses incessantes le voyageur avait
conquis tout un monde de souvenirs, au milieu desquels sa mémoire,
sympathique et bienveillante, aimait de préférence à retrouver un
de ces écrits qui parlent au coeur et le charment comme la source
que le pèlerin rencontre après une marche pénible à travers les
sables. Il aurait pu faire trembler et pâlir ceux qui l'écoutaient
par quelque histoire terrible aux incidentes dramatiques; mais ce
vieillard, simple comme un enfant, assis à notre foyer, aima mieux
faire couler nos larmes par l'histoire touchante des douleurs et
des consolations d'une mère.

Le hasard, nous dit-il, me fit rencontrer dans les forêts du far-
west américain un homme avec lequel je contractai une chère et
fidèle amitié. Souvent parmi les vastes déserts on trouve plus tôt
un ami que dans notre vieux monde. Le mien était un homme de noble
race, qui, conduit par une humeur romanesque, avait fixé sa
demeure sous la hutte du chasseur. Jeune, beau, doué des plus
heureux dons, à la démarche libre et fière, au regard vif, à la
physionomie pleine de loyauté, il s'appelait Claude d'Estrelle. Il
avait choisi parmi les Indiennes une compagne qui embellit pour
lui ces solitudes; c'était la fille d'un chasseur, comme lui
laissée orpheline dans la tribu de sa mère. Cette jeune fille
l'avait rencontré mourant dans la prairie déserte; elle avait
relevé sa tête délirante pour l'appuyer sur son sein; elle avait
rafraîchi son front brûlant au contact de ses mains. Revenu à la
conscience de lui-même, Claude d'Estrelle l'avait aperçue penchée
sur lui comme le bon génie de la solitude; dans ses yeux noirs il
avait vu luire le premier regard de l'espérance, ce regard où le
sourire brille à travers une larme, double expression de la joie
et de la crainte. Cette apparition avait fait naître en lui le
premier sentiment de sa passion pour celle dont la pitié
secourable l'arrachait à la mort, et il avait déjà prononcé tout
bas le serment de lui consacrer le reste de sa vie si ses soins
parvenaient à la prolonger. Aussi avant que l'été se fût écoulé,
le noble Claude d'Estrelle avait pris pour femme l'Indienne Léna.

Par une des soirées empourprées de l'automne américain, quand les
forêts sont dans toute leur magnificence, au milieu de la riche
variété du feuillage, je vis pour la première fois la jeune femme
de mon ami. Nous nous rencontrâmes dans une clairière, où de
longues perspectives de feuillages aux teintes variées allaient se
perdre dans le ciel; et tandis que nous regardions, une obscure
arcade de verdure s'illuminait soudain des rayons du couchant; des
bosquets d'orangers semblaient lutter d'éclat avec les nuages; ça
et là, le feuillage de certains arbres, d'un rouge écarlate,
prenait des teintes plus foncées dans l'air couleur d'ambre; une
pluie d'or tombait sur d'autres arbres toujours verts; la cascade
rejaillissait en riches pierreries, et le lac étincelait comme un
grand rubis sur le sein verdoyant de la forêt. Toute cette
splendeur du désert avait le calme d'un songe. On entendait le
frôlement même d'une feuille qui tombait, tant la forêt entière
restait silencieuse! La figure de Léna se détachait flexible,
élancée, sur ce fond lumineux. Claude avait bien raison de
demander si, de toutes les dames qui foulent les somptueuses
salles des cours, une seule pouvait rivaliser avec cette fille de
la forêt, portant pour toute couronne ses riches bandeaux de jais,
aux reflets ondoyants. L'oeil de Léna était aussi doux que celui
du faon; son teint, d'un brun clair, ressemblait aux dernières
teintes rougeâtres du soleil couchant sur le ciel envahi par le
crépuscule. Que de longues et délicieuses soirées je passai près
de Claude, dans sa butte solitaire, à côté d'un bon feu de pin,
tandis que la gracieuse Léna l'entourait de ses caresses, comme
une vigne sauvage pare de ses lianes le chêne de sa forêt natale.
L'étrange magie de l'amour métamorphosait en palais cette retraite
agreste. Nous interrompions nos causeries pour écouter le bruit
des daims bondissant à travers le feuillage, ou le son de la
cascade lointaine; et Léna, heureuse comme un enfant, nous
prodiguait les richesses de son coeur, les fleurs du désert, les
mélodieuses effusions d'une pensée naïve, la profonde poésie
qu'avait développée dans son âme un long isolement. Claude
souriait avec amour à sa chère enthousiaste. Il savourait le
parfum de ces fleurs sauvages, sans songer à quelle rude épreuve
le monde pourrait mettre un jour cette âme vierge et primitive. Il
suffisait d'observer le regard de Léna pour sentir qu'elle était
destinée à de grandes souffrances, car la fatale puissance
d'aimer, hélas! semble n'être donnée par la Providence qu'aux élus
de la douleur, qui sont aussi les élus de Dieu.

Ce temps d'épreuve arriva enfin: cinq années de délices s'étaient
écoulées pour Claude et Léna; j'errais alors loin de leur demeure.
Pour la seconde fois, Claude appuya sa tête fiévreuse sur ce sein
fidèle, mais il ne la releva plus... Pour obéir aux volontés du
mourant, Léna alla trouver le frère aîné de Claude d'Estrelle avec
ses deux enfants, présent qui devait être bien accueilli d'une
orgueilleuse famille privée d'héritiers. Le frère prit les
enfants, mais il n'eut que des regards dédaigneux pour la mère,
dont le visage portait l'empreinte de la souffrance. Il lui
ordonna durement de s'éloigner, si elle voulait que ces mêmes
enfants oubliassent un jour la tache de leur naissance; car
l'union d'un blanc avec une Indienne ne pouvait être plus
légitime, à ses yeux, que celle d'un blanc avec une négresse;
cette union ne répugnait pas moins à l'orgueil du mauvais frère.
Quoi! les abandonner! abandonner le précieux legs de Claude! Non,
rien ne saurait étouffer l'amour maternel! Cependant, d'un regard
résigné, car le désespoir lui enseignait tout à coup la feinte,
Léna demanda à rester quelques instants encore. La nuit venue,
elle vola ses enfants et les cacha dans la forêt. Pendant sept
jours et sept nuits, elle endura bien des souffrances, forcée
d'aller chercher leur nourriture en secret; mais un soir, elle
trouva son nid vide. Les cris de la mère, redemandant ses enfants,
ne purent fléchir la volonté de fer du frère de Claude; mais pour
n'en plus être importuné, il donna Léna au chef d'une tribu
indienne, qui, pour un peu d'or, se chargea de la tenir dans un
humiliant esclavage, car, parmi les siens, le sang blanc de son
père faisait sa honte; mais le coeur de la femme, de quelque nom
qu'on la nomme, Indienne ou Anglaise, est toujours le même. Une
mère comprit les douleurs de Léna et lui rendit la liberté.

La pauvre Indienne se mit alors à la recherche de ses enfants, à
travers des régions sauvages, et hérissées de périls! Parvenue
dans l'État lointain de l'Union, où habitait le tyran de sa
destinée, elle le pria de l'admettre au nombre de ses esclaves, et
de lui laisser respirer au moins le même air que ses enfants bien-
aimés. Comme elle se résignait à ne plus porter le nom de mère, il
consentit d'abord à lui laisser prendre sa part du travail sur le
sol arrosé des sueurs et des larmes des autres esclaves. Mais il
savait si peu ce que c'est que le coeur d'une mère, qu'il crut le
dompter par le travail. Plus fort que la volonté du maître,
l'instinct des enfants ne les trompait pas. Pour effacer dans leur
esprit jusqu'à la mémoire de leur mère, il fit secrètement
transporter Léna dans une plantation lointaine, sous le ciel
brûlant et meurtrier de l'Afrique, horrible lieu, tout plein de
misère et de larme. Comment put-elle y vivre vingt années? Dieu
seul le sait, Dieu, qui pour adoucir son cruel exil, lui envoyait
toutes les nuits un songe où elle revoyait Claude et ses petits
enfants (car dans son coeur, ils ne grandissaient jamais). Oh!
dans quelle amertume s'écoulèrent son printemps et son âge mûr!
Que le temps lui parut long et qu'il exerça sur elle de ravages!
Ses cheveux noirs blanchirent. Le feu de ses yeux s'éteignit dans
les larmes; mais son opiniâtre et robuste espérance grandissait à
mesure que les années détachaient les plus frêles rameaux de la
tige. La fuite du temps ne pouvait rien contre son amour;
l'absence ne faisait que le nourrir; ses larmes mêmes
l'entouraient d'une espèce d'auréole. Les fatigues, les douleurs,
la cruauté ne l'éprouvaient que pour montrer que cet amour ne
pouvait périr. La vie de Léna se résumait dans une seule pensée:
revoir ses enfants! Durant vingt années, elle lutta donc contre le
désespoir, et le désespoir fut vaincu. Enfin, elle atteignit le
rivage de l'Amérique. Le ciel mit dans le coeur d'un pauvre marin
plus de générosité que dans celui d'un des puissants du monde; il
prit Léna à son bord sans lui demander le prix du passage.

Léna atteignit le sol natal au déclin de l'année. Étaient-ils
morts ces chers enfants? L'avaient-ils oubliée?... oublier leur
mère! Oh! non, cela est impossible! Elle allait, demandant son
chemin; l'ardeur du but la rendait forte. Des étrangers
insouciants lui donnaient des nouvelles qui la faisaient tour-à-
tour brûler et frissonner. Ils lui disaient qu'au bout d'un
certain nombre d'années, son cruel persécuteur était mort; qu'un
autre frère de Claude d'Estrelle, également célibataire, avait
voulu alors prendre chez lui les deux enfants; mais que le fils
avait préféré, comme son père, la forêt sauvage à une chaîne
dorée, et qu'il était devenu habile chasseur. D'autres le disaient
mort en bas âge. Quant à sa fille, elle, était l'orgueil de
l'opulente maison de son oncle, et partout on citait sa rare
beauté. Léna n'a pas besoin d'en savoir davantage. Ce n'est donc
pas en vain qu'elle sera revenue. Ses yeux se remplissent de
larmes. L'un, au moins, de ses enfants vit encore.

Bientôt Léna debout devant une belle jeune femme dans un splendide
salon, admire les longues boucles de sa chevelure. Cependant elle
réprime à peine un soupir en pensant combien elle était folle de
croire qu'un petit enfant accourrait à sa rencontre sur le seuil
de la porte, se laisserait couvrir de caresses et retrouverait son
nid sur le sein de sa mère comme aux jours d'autrefois. Ce n'en
est pas moins avec un joyeux tressaillement d'orgueil qu'elle
voyait sa fille si grande et si belle. «Léna!» c'est le nom de sa
mère et le sien, mais la jeune femme ne se retourne pas à ce nom;
ni au son de cette voix. Pauvre mère! Cette froide surprise! Ce
doute! Quoi! si peu émue! Elle a pourtant les yeux de son père.
Comment avec ces yeux-là, peut-elle regarder d'un air si étrange
le visage que Claude aimait tant? Pauvre mère! Léna a perdu le
petit enfant de ses songes et peut-être ne trouvera-t-elle pas une
nouvelle fille. Non, c'est impossible!

Elle a tant de souvenirs à évoquer pour réveiller son instinct
filial. Sûrement il lui suffira de lui apprendre qui elle est.

Elle ne lui avait pas encore dit son nom. Elle embrasse ses genoux
et cherche à attendrir son orgueil en la pressant des plus
touchantes questions de l'amour maternel; à chacune, elle s'arrête
pour épier quelque émotion dans ce regard si froid! n'a-t-elle
donc pas vu, l'oublieuse jeune fille, ces mêmes yeux la contempler
lorsque dans son enfance elle trouvait à son réveil une femme
penchée sur son berceau. Ces mêmes mains n'ont-elles pas orné
souvent sa tête enfantine d'une guirlande des fleurs de la forêt,
et cet air, cet air que son père aimait, combien de fois elle
s'est endormie en l'écoutant!

Une inspiration soudaine venait de faire jaillir cet air de la
poitrine de Léna. Ce n'était qu'un chant pour faire dormir les
enfants; mais elle voulait essayer de son influence. La douce et
vieille mélodie réveillerait peut-être les sympathies assoupies de
la nature. Imagination bizarre en apparence et née de la crédulité
de l'amour! Cet air! oh, comme la voix de Léna tremblait en le
chantant! on eût dit un long et douloureux soupir, le dernier
adieu de l'Espérance à la Joie et à l'Amour. Ce ne pouvait être un
air banal, que cette mélodie à laquelle Claude d'Estrelle lui-même
avait adapté de naïves paroles. Ces paroles et cette mélodie, ce
visage si rêveur et si doux, cet oeil plein de tendresse, ces
joues qui changeaient de couleur exerçaient un charme bien
puissant. La main de Léna s'était posée avec amour sur la tête
hautaine de sa fille émue et sa fille ne la repoussait pas. Oui,
les souvenirs de son enfance semblaient à la fin se réveiller.
Mais silence! on entend des pas sur l'escalier, ce sont les pas de
l'homme que la fille de Léna aime et qui fier de son sang ne
voudrait jamais s'allier au sang indien. Il y a lutte entre
l'orgueil de la jeune femme et le charme dont elle sent déjà
l'influence: c'est son orgueil qui l'emporte enfin et son orgueil
l'égare jusqu'à lui faire dire à sa mère: «Nous ne devons jamais
nous revoir!» Après cet adieu cruel elle offrit d'acheter le
secret avec de l'or.

La pauvre mère s'enfuit comme épouvantée. Durant deux jours et
deux nuits, elle poursuit sa route. Ses pieds brûlants ne
s'arrêtent plus. On était à l'époque de la nativité du Sauveur;
les portes et les coeurs étaient ouverts partout; les amis
resserraient les liens de leur amitié et les ennemis se
réconciliaient. Partout les lumières et les foyers étincelaient
autour de Léna; mais son sentier n'en était pas moins glacé,
triste emblème de sa destinée! Cependant l'oeil qui jamais ne se
ferme et qui guide les oiseaux dans le ciel, observait aussi ses
pas.

Léna tomba enfin de lassitude, dans la troisième nuit, sous un
vieux chêne nu et dépouillé, ignorant où elle était. Pour son
imagination souffrante et malade, la neige semblait être la seule
chose qui n'eût pas changé en ce monde; et ce fut sur la neige
qu'elle posa sa tête pour mourir.

Encore un peu plus loin, pauvre amie désolée! soutiens seulement
tes pas qui chancellent jusqu'au premier coude du chemin. Mourir
ici serait une trop dure destinée. Tu n'es plus qu'à une portée de
flèche du bonheur. Écoute! Quelle mélodie s'élève dans l'air glacé
de la nuit. C'est un hymne de Noël dont les doux sons parviennent
sous le vieux chêne et excitent dans Léna au milieu de l'isolement
de la mort le vague sentiment qu'un peu plus loin quelqu'un pourra
recevoir son dernier soupir; peut-être son corps épuisé fut-il un
instant ranimé par la puissante et mystérieuse impulsion de celui
qui l'avait conduit là. Ses pieds la traînèrent encore jusqu'à
l'entrée d'un grand village écarté, à la porte d'une maison de
prières. D'abord elle ne put voir, car l'éclat soudain des
lumières aveuglait ses yeux appesantis; elle ne put voir la foule
composée de Peaux-Rouges et de Pâles-Visages, s'agiter, sous le
souffle puissant d'un jeune et éloquent ministre de l'Évangile,
comme les épis de blé sous le vent.

À la fin, son oreille saisit ces paroles consolantes:

«Une mère même peut oublier, mais moi, je n'oublierai point, dit
le Seigneur.» Et la grande et poétique langue indienne sortant à
flots harmonieux de la bouche du jeune prédicateur, tandis que son
imagination essayait de peindre cet amour auquel le Sauveur divin
comparait celui qu'il éprouvait pour ses élus, le plus dévoué des
amours terrestres, l'amour d'une mère.

Il racontait une histoire gravée dans sa mémoire et si semblable à
celle de Léna, que Léna ferma les yeux de peur de dissiper en le
regardant un bienheureux songe. Car tandis que son oreille
savourait les sons de cette voix, une folle espérance s'élevait ou
s'abaissait avec elle dans son coeur: «Et moi aussi j'avais une
mère, dit-il en finissant. Plût au ciel que je connusse sa
destinée! J'ignore si elle vit à l'heure où je parle, mais ce que
je sais bien c'est que, souffrante encore en cette vallée de
larmes ou en paix dans le ciel, elle n'a point oublié Claude
d'Estrelle!» En entendant ce nom, Léna ne poussa aucun cri, mais
sa tête s'affaissa un peu plus sur sa poitrine. Son existence fut
un instant suspendue et c'était une grâce de Dieu, car l'émotion
l'eût tuée: ni les paroles du ministre, ni les prières, ni les
hymnes, ni le bruit des pas ne purent la tirer de sa longue extase
et quand elle reprit ses sens, elle se trouva appuyée sur le bras
de son fils; elle vit son grand oeil noir fixé sur elle et
rayonnant de tendresse; elle était sous le charme de ce regard,
elle eût voulu toujours rester ainsi. Son coeur se trouvait sans
force contre l'excès du bonheur. Tout ce qu'elle put dire fut de
répéter les dernières paroles du jeune ministre: «Non, elle n'a
pas oublié Claude d'Estrelle!» Alors, ses mains tremblantes
cherchèrent à écarter les cheveux du front de son fils, pour mieux
contempler son visage. Tout en lui rappelait celui qui n'était
plus. La vie du jeune homme, consacrée à la nature et à Dieu, lui
avait donné de vives perceptions. Son coeur était trop plein pour
qu'il pût parler; mais il serrait sa mère dans ses bras en versant
de délicieuses larmes. Les femmes sanglotaient à ce spectacle et
les hommes d'une écorce plus rude ne se sentaient pas moins
attendris; les Indiens mêmes des forêts voisines pleuraient comme
des enfants, quand un vieillard, plein de sagesse et de
reconnaissance pour l'auteur de tous ces biens, calma toute cette
foule émue par un seul mot: «Prions!»

Quelle douce soirée après tant d'infortunes! Claude et sa femme,
jeune et belle, s'empressaient autour de Léna avec une joie fière.
Le récit de ses malheurs passés faisait couler leurs larmes; ils
pansaient ses pieds meurtris; ils la faisaient asseoir entre eux
deux, et la jeune femme pressait ce front halé, empreint de tant
de souffrances contre ses cheveux blonds soyeux ou ses joues
éclatantes de fraîcheur; Claude ne pouvait non plus se lasser de
baiser ce pauvre front. Jamais foyer domestique ne vit une plus
brillante, une plus heureuse nuit de Noël!

J'appris la fin de cette histoire, à mon retour dans le pays, en
partie par le fils de Claude et de Léna, en partie par une femme
qui ne pouvait prononcer le nom de sa mère sans une profonde
amertume, sans une rougeur plus brûlante que la fièvre, alors que
tous les faux amis et tous les gens à gages avaient fui loin
d'elle, et que l'homme qui l'avait épousée pour l'or de son oncle,
n'osait approcher d'un lit contagieux. Oh! combien elle regrettait
alors ce visage aimant qu'elle avait si durement repoussé! Cette
mélodie si triste et si touchante, qui avait autrefois charmé le
sommeil dans son berceau, hantait son souvenir au milieu de ses
douleurs. J'allai chercher Léna, et Léna vint. Son amour était
l'amour véritable qui souffre en silence et n'oublie que le mal.
Léna pressait de ses lèvres cette bouche brûlante, la disputant
aux baisers de la mort. Elle répandit sur cet esprit en proie au
remords, la rosée du pardon; la colombe céleste finit par se poser
sur la couche fatale avec un rameau d'olivier. Il restait un
dernier désir à la mourante, celui d'entendre l'air qui l'avait
bercée. Léna ne voulut pas lui refuser cette consolation. Elle
chanta donc au milieu de la chambre lugubre où commençait à
s'étendre l'ombre de la mort; elle chanta son air favori; mais si
sa voix s'efforçait d'être calme, son coeur saignait, car elle
savait que celle qui l'écoutait, mourrait avec les derniers
accords. Quand le chant qui berçait l'enfance de la malade eut
cessé de résonner, nous la trouvâmes endormie du dernier sommeil.

Nous devions encore nous rencontrer souvent, Léna et moi. Sa
vieillesse ressemblait à une belle soirée après une journée de
pluie et d'orage. Elle lisait d'un oeil serein le Livre de la Vie
arrivé pour elle à ses dernières pages. Entourée de ses petits
enfants et de tous les petits enfants comme le divin maître, cette
femme simple et naïve, mais grande par l'amour et la foi, semblait
déjà appartenir au ciel.


XI -- LE RETOUR DE L'ÉMIGRANT

ou

NOËL APRÈS QUINZE ANS D'ABSENCE.

Seize ans sont écoulés depuis le jour où, turbulent et mécontent
jeune homme, je quittai l'Angleterre pour l'Australie. Pour la
première fois j'étudiai sérieusement la géographie, quand je fis
pivoter un grand globe terrestre, afin d'y chercher l'Australie
méridionale, la colonie alors à la mode. Mes tuteurs, j'étais
orphelin, furent charmés de se débarrasser d'un personnage si
tracassier; je me trouvai donc bientôt le fier possesseur d'un lot
de terre urbaine et d'un lot de terre rurale dans la colonie
modèle de l'Australie méridionale.

Mon voyage fut assez agréable sur un excellent navire, avec la
meilleure table tous les jours, et personne pour me dire:
«Charles, c'est assez de vin comme cela!» C'était dans des
circonstances bien différentes que se trouvaient beaucoup de mes
compagnons d'émigration. Parmi eux des pères et des mères de
famille, avec leur enfants, avaient quitté de confortables
demeures, de bons petits revenus, de jolies propriétés ou des
professions respectables, séduits par les orateurs des meetings
publics ou par ces éblouissants prospectus qui décrivent les
charmes de la vie coloniale dans une colonie modèle.

J'appris à fumer, à boire du grog et à briser d'une balle de fusil
ou de pistolet une bouteille suspendue à un bout de vergue. Nous
avions à bord de très aimables vauriens, des ex-cornettes, des ex-
lieutenants, des anciens employés du gouvernement, des avocats
sans cause, des médecins sans malades, des fruits-secs d'Oxford,
la bourse aussi vide que la tête pour la plupart, mais de bonne
mine et bien mis. Bon nombre avaient fumé dans de magnifiques
pipes d'écume de mer, sablé le champagne, le bourgogne et le vin
du Rhin, échangé des coups d'épée ou de pistolet, galopé dans les
courses au clocher, et contracté des dettes dans toutes les
capitales de l'Europe. Ces fils de famille fumèrent mes cigares,
me permirent de leur payer du champagne, et m'enseignèrent,
moyennant quelques menus frais, l'art de jouer au whist, à
l'écarté et à la mouche dans le style fashionable; ils m'apprirent
aussi à recevoir avec la hauteur convenable les avances des
passagers du second ordre.

À la fin des cent jours de notre traversée, j'étais
remarquablement changé, mais valais-je mieux? Là était la
question: car mes nouveaux amis m'avaient inculqué leurs grands
principes: regarder tout travail comme dégradant, et les dettes
comme séant à merveille à un gentleman. Les idées que je m'étais
faites d'une colonie modèle, avec tous les éléments de la
civilisation, telle qu'on nous la promettait à Londres, furent un
peu renversées quand j'aperçus en débarquant, dans l'espace même
que devait envahir la marée haute et sur la plage sablonneuse, des
monceaux de meubles, un ou deux pianos, un grand nombre d'armoires
et de commodes, et, -- je m'en souviens surtout, -- un grand
coffre en chêne bardé de fer, à moitié plein de sable, et vide du
reste. La cause de cet abandon de mobilier me fut clairement
expliquée par la demande qu'on me fit de dix livres sterlings pour
transporter mes bagages à, la ville d'Adélaïde, distante de sept
milles du port, sur un chariot attelé de boeufs. Notez que lesdits
bagages ne formaient pas la moitié du chargement. La ville même
d'Adélaïde, si magnifique en aquarelle dans les salons de la
Société d'émigration à Londres, n'était à cette époque qu'un amas
pittoresque, si l'on veut, mais à coup sûr très peu confortable,
de tentes en toile, de huttes en boue, et de cottages en bois, un
peu plus grands que le chenil d'un chien de Terre-neuve, mais dont
la location coûtait aussi cher que celle d'un manoir rural dans
n'importe quel comté d'Angleterre.

Mon intention n'est pas de raconter ici la rapide décadence de la
colonie modèle et des colons de l'Australie méridionale, ni
l'élévation et le progrès des mines de cuivre. Je ne restai pas
assez longtemps à Adélaïde pour être témoin de ces doux
événements. Dans le premier sauve-qui-peut général, j'acceptai
l'offre d'un homme qui, sous une rude enveloppe, avait de grandes
qualités, une espèce de diamant brut, un colon de la vieille
colonie, qui avait traversé tout le pays pour venir vendre aux
Adélaïdiens un lot de bêtes à cornes et de chevaux. Je fus
redevable de sa faveur à l'habileté que j'avais déployée en
saignant un poulain de prix dans un moment critique. C'était l'une
des rares choses utiles que j'eusse apprises en Angleterre. Tandis
que mes fashionables compagnons, cruellement désappointés
s'enivraient jusqu'à se donner le delirium tremens, s'enrôlaient
dans la police, acceptaient des emplois de bergers, piquaient
l'assiette de gens de rien, suppliaient les capitaines en partance
de les laisser regagner l'Angleterre sur le gaillard d'avant, il
m'offrit de m'emmener avec lui sur sa terre dans l'intérieur, et
de faire de moi un homme. Tournant le dos à l'Australie
méridionale, j'abandonnai à la nature mon lot rural, situé sur une
hauteur inaccessible, et je vendis mon lot urbain pour cinq
livres. Le travail, je commençai à m'en apercevoir, était le seul
moyen de se tirer d'affaire dans une colonie, plus encore
qu'ailleurs.

Me voilà donc parti pour le Bush lointain et les plaines
solitaires d'un district où la colonisation en était à ses débuts;
constamment exposé aux attaques des sauvages Indiens, constamment
occupé à surveiller les bergers presque aussi sauvages du gros et
du petit bétail de mon nouveau patron, tantôt passant des jours
entiers à cheval, tantôt forcé de donner toute mon attention aux
détails d'un vaste établissement agricole, j'eus bientôt fait
«peau neuve.»

Mes prétentions fashionables se trouvaient mises à néant; ma vie
devint une réalité qui dépendait de mes propres efforts. Ce fut
alors que mon coeur changea à son tour; ce fut alors que je
commençai à penser tendrement aux frères et aux soeurs que j'avais
laissés derrière moi et tant négligés aux jours de mon égoïsme.
Rarement l'occasion de leur faire parvenir mes lettres s'offrait
plus de deux fois l'an; mais la plume, qui me répugnait tant
jadis, devint ma grande ressource aux heures de loisir. Combien de
fois, assis dans ma hutte, j'ai passé une partie de la nuit à
confier au papier mes pensées, mes sentiments, mes regrets!
Cependant le feu allumé devant cette hutte et autour duquel
étaient étendus mes hommes endormis, me faisait souvenir que je
n'étais pas seul dans le grand désert pastoral qui se déroulait à
plusieurs centaines de milles autour de moi. Puis soudain des sons
étranges parlaient à mon esprit comme la voix de ces contrées
étranges où j'étais transplanté. C'étaient le hurlement du dingo,
espèce de chien-loup, rôdant autour de nos bergeries; l'aboiement
de défi des chiens vigilants; le cri des oiseaux nocturnes; les
chants sauvages des indigènes exécutant sur les hauteurs
montagneuses leurs danses fantastiques, et jouant des drames où
ils représentaient le meurtre de l'homme blanc et le pillage de
ses troupeaux. Quand ces bruits parvenaient à mon oreille, mes
yeux se portaient instinctivement sur le râtelier auquel étaient
suspendues mes armes chargées, et hors de la hutte, à l'endroit où
le rebelle irlandais O'Donohue et l'ancien braconnier Giles Brown,
transformés en sentinelles fidèles, se promenaient en long et en
large, le fusil sur l'épaule, prêts à mourir plutôt que de se
rendre. Dans ce vaste désert, tous les petits soucis de la vie des
cités, toutes les petites roueries de la spéculation, tous les
petits moyens de garder les apparences, devenaient inutiles et
s'oubliaient bientôt. Non seulement je lus et relus le peu de
livres que je possédais, mais je les appris par coeur. Si, dans la
matinée, je fatiguais les chevaux pour faire mes rondes, si je
maintenais la paix entre mes hommes par de rudes paroles et même
par des coups; assis à l'écart, dans la soirée, j'ouvrais la Bible
et je me laissais absorber tout entier dans les pérégrinations
d'Abraham, les épreuves de Job ou les Psaumes de David; puis,
passant de la loi ancienne à la loi nouvelle, je suivais saint
Jean dans un désert qui n'était pas sans ressemblance avec celui
que j'avais sous les yeux; ou j'écoutais, loin des villes, «le
Sermon sur la montagne.» D'autres fois, lorsque je traversais à
pied les forêts, j'y répétais le dialogue des personnages de
Shakespeare ou, à l'aide d'une traduction de Pope, les discours
des héros d'Homère, que je pouvais souvent m'appliquer à moi-même;
car, dans ces régions solitaires, comme ces héros, j'étais chef
guerrier et presque prêtre. En effet, survenait-il une mort, je
lisais le service funèbre. Ce fut ainsi que je refis mon
éducation.

Aux heures où je me rappelais mes amis négligés, les occasions
perdues et les scènes riantes de mon comté natal, j'aimais surtout
à me figurer que j'assistais encore aux fêtes de Noël dans ma
vieille Angleterre bien-aimée.

Pendant notre été brûlant du mois de décembre, en Australie, quand
la grande rivière qui arrosait et bornait nos pâturages n'était
plus qu'une suite d'étangs, en grande partie desséchés, quand nos
troupeaux pantelaient autour de moi, à l'heure tranquille du soir;
quand les étoiles, brillant d'un éclat inconnu aux climats
septentrionaux, réalisaient l'idée de la nuit bienheureuse où
l'étoile de Bethléem apparut et guida les rois d'Orient dans leur
pieux pèlerinage, mes pensées voyageaient à travers la mer. Je ne
sentais plus la chaleur étouffante; je n'entendais plus le cri des
oiseaux de nuit ni les hurlements du dingo. J'étais au-delà des
mers, au milieu de ceux qui célébraient la Noël; je voyais les
joyeux visages de mes proches et de mes amis rayonner autour de la
table de Noël; on disait les grâces; on proposait un toast... un
toast aux absents; lorsqu'on prononçait mon nom, les plus gais
visages devenaient tristes. Alors je me réveillais de mon rêve; je
me retrouvais seul et je pleurais. Mais une vie d'action ne laisse
pas de temps pour les chagrins inutiles, bien qu'elle en laisse
assez pour les réflexions et les projets d'avenir. Je résolus
donc, après beaucoup de visions semblables, qu'un temps viendrait
où par une belle soirée de Noël, l'Australien lui-même répondrait
au toast porté: «aux amis absents!»

Ce temps est, en effet, venu, l'année même qui a terminé le
dernier demi-siècle. Un travail sérieux, une sage économie
m'avaient fait prospérer. Le riche district, dont j'avais été l'un
des premiers pionniers, s'était colonisé et pacifié sur toute
l'étendue qu'embrasse la rivière. Les sauvages Myals s'étaient
laissé apprivoiser, avaient renoncé à leur indépendance et
s'offraient eux-mêmes pour garder nos troupeaux. Des milliers de
bêtes à laine sur les collines et de bêtes à cornes dans les
riches prairies m'appartenaient; la hutte d'écorce s'était changée
en un cottage entouré de balcons comme les chalets suisses.
Intérieurement les livres et les tableaux ne formaient pas une
insignifiante part du mobilier. J'avais des voisins à la distance
d'une promenade à cheval; et de douces voix d'enfants réveillaient
souvent l'écho du rivage.

Alors je me dis à moi-même: «maintenant je puis retourner... non
pour ne plus revenir, car la terre que j'ai conquise sur le désert
sera ma demeure pour le reste de ma vie; mais je retournerai pour
serrer les mains qui depuis tant d'années désirent serrer les
miennes; pour sécher les larmes que des soeurs chéries répandent,
quand elles pensent à moi, le banni volontaire; pour prendre sur
mes genoux ces pauvres petites à qui l'on apprend à prier pour
leur oncle dans un lointain pays au-delà de la vaste et profonde
mer.» Peut-être avais-je aussi l'arrière-pensée de décider quelque
visage de la vieille Angleterre, quelque vrai coeur anglais, à
partager ma demeure pastorale.

Je retournai donc, et je foulai de nouveau le sol de la mère-
patrie. La, folle attente du jeune homme avait été déçue; mais
j'avais réalisé de meilleures espérances. Si je ne revenais pas
chargé de trésors; pour rivaliser avec les objets de ma juvénile
et jalouse vanité, je revenais reconnaissant, satisfait de moi-
même, indépendant, pour revoir une fois encore mon pays natal et
retourner me fixer sur la terre de mon adoption.

On était au milieu de l'hiver, quand je débarquai à un petit port
de l'extrémité occidentale de l'Angleterre, car mon impatience me
fit profiter, durant un calme dans le canal d'Irlande, du premier
bateau de pêcheur qui nous accosta.

Plus nous approchions, plus croissait mon impatience d'être à
terre. Je voulus absolument me mettre à l'une des rames, et, à
peine le bateau eut-il touché le fond, que me jetant dans l'eau,
je gagnai à gué le rivage. Oh! gens du grand monde à qui la vie
est si facile! il y a des plaisirs que vous ne goûterez jamais, et
parmi ces plaisirs-là, l'enthousiasme, l'admiration profondément
sentie de l'habitant des plaines pastorales, quand il se retrouve
sur le sol paternel, au milieu des jardins de l'Angleterre.

Oui, jardin est le seul mot qui exprime bien l'aspect de notre
Angleterre, surtout dans l'ouest où le myrte conserve sa feuille
verte et lustrée, tout l'hiver, et où les routes, près de toutes
les villes, sont bordées de charmants cottages. Je trouvais, à
chaque mille, un nouvel objet d'admiration; j'admirais surtout le
coloris frais et sain des gens du peuple. Les robustes jeunes
filles, au teint pourtant si délicat, revenant en grand nombre du
marché le panier à la main, n'étaient pas la moins attrayante des
surprises, pour un homme habitué, depuis longtemps, à vivre dans
une contrée où l'arrivée d'un joli visage blanc et rose était un
événement.

L'approche de la première grande ville me fut signalée par des
indices moins agréables, et même très pénibles. Des mendiants,
couverts de haillons, se tenaient sur mon passage et invoquaient
la charité du voyageur; d'autres personnes d'un extérieur non
moins digne de pitié, ne mendiaient pas, mais semblaient si
exténuées, si souffreteuses que mon coeur saignait. Il n'y eut
aucune des mains tendues vers moi qui ne reçût mon aumône. Je
donnais également à celles qui n'osaient la réclamer, au grand
étonnement du cocher, qui s'étonna bien davantage quand je lui dis
que je venais d'un pays où il n'y avait d'autres pauvres que les
ivrognes et les fainéants.

À mon entrée dans une grande ville, le tumulte, le tourbillon des
passants à pied, à cheval, en véhicules de toutes sortes,
m'étourdit. J'eus une espèce de cauchemar. Les signes extérieurs
de la richesse, les conforts de la civilisation, allant au-devant
de tous les besoins imaginables, avaient un air tout à fait
étrange pour moi qui sortais d'un pays où le travail valide était
constamment requis; où on n'hésitait pas à entreprendre le plus
long voyage, à travers des déserts non frayés, avec une couverture
et un pot d'étain, pour tout équipement et tout appareil
culinaire.

Je consultai le maître de l'auberge pour lui demander si je
pourrais gagner en deux jours le Yorkshire, car il me tardait
d'être avec mes amis. «Si vous couchez ici ce soir,» me répondit-
il, «vous pourrez arriver à temps demain, par le chemin de fer,
pour prendre votre part de la fête de Noël...» Jamais je ne me
serais imaginé cela, et je ne me faisais qu'une idée bien vague de
ce que pouvait être un chemin de fer.

Arrivé, le lendemain matin, au débarcadère, juste à temps pour
prendre place dans le train de départ, je fus un peu déconcerté
quand, au bruit strident d'un sifflet, la locomotive se mit en
mouvement et nous nous sentîmes emportés comme dans un tourbillon.
J'avais honte de ma peur, et pourtant bien des gens dans ce convoi
auraient reculé durant un voyage de mer comme celui que je venais
de faire et trouvé peut-être plus effrayant encore un des
solitaires voyages à cheval dans le Bush de l'Australie, qui me
semblaient à moi tout naturels. J'atteignis sans accident la
station voisine d'York. Là je devais prendre un moyen de transport
particulier pour atteindre, par une route de traverse, la maison
où l'un de mes frères faisait valoir une ferme de quelques
centaines d'acres de ses propres terres, et réunissait, je le
savais, à l'époque de la Noël, le plus grand nombre possible des
membres de la famille.

La petite auberge, dans laquelle j'étais descendu, me fournit un
cabriolet conduit par un postillon, visiblement tombé en
décadence. Quand je voulus le questionner, je retrouvai dans mon
nouveau compagnon une ancienne connaissance. Cependant je ne lui
révélai pas tout d'abord qui j'étais. Mon aîné de quelques années
seulement, mais aigri par la perte de son métier, menacé de la
misère, n'ayant plus qu'une santé ruinée, le pauvre postillon
envisageait la vie d'un tout autre point de vue que tous ceux avec
qui j'avais lié conversation. Sur toute ma route à travers
l'Angleterre, l'état de prospérité visible des voyageurs de
première classe m'avait frappé. Pour lui, au contraire, il avait
tout perdu, son emploi et sa gloire; il était obligé «de faire
tout, de porter tout,» au lieu de son ancien costume si pimpant,
de son ancien métier si agréable! Adieu la veste écarlate, adieu
le joyeux galop, les généreux pourboires des voyageurs, les bons
dîners des hôtels où s'arrêtaient les chaises de poste! Dans son
humour noir, l'infortuné avait à raconter vingt histoires plus
tristes que la sienne et dont les héros étaient d'anciens maîtres
de postes réduits à entrer au dépôt de mendicité, des cochers
mendiant leur pain avec la main qui conduisait naguère quatre
chevaux à longues guides, des fermiers descendus au métier de
laboureurs salariés: ces récits se terminaient par une lamentation
sur la destinée de ceux qui n'étaient pas assez forts pour suivre
la course du progrès en Angleterre. Je commençai alors à
reconnaître moi-même qu'il pouvait y avoir deux faces à ce
séduisant tableau qu'on admire à travers les glaces d'un wagon de
première classe.

Les jouissances du luxe, les douceurs de la vie que procurent les
taxes et les droits payés pour les barrières, valent bien ce
qu'elles coûtent pour ceux qui peuvent les payer. Mais ceux qui ne
le peuvent pas, feront mieux de chercher fortune aux colonies.
Pensant et parlant ainsi, à mesure que j'approchais de l'endroit
où je devais apparaître à l'improviste devant une réunion de mes
parents, je sentais mon premier enthousiasme s'évanouir. Mon coeur
avait d'abord été rempli d'une joie expansive par la fière
conscience d'avoir été l'artisan de ma fortune, et par la beauté
des scènes de l'hiver, car l'hiver couvrant de ses blanches
stalactites les arbres et le feuillage, avait une éblouissante
beauté pour des yeux accoutumés, comme les miens, à la perpétuelle
et brune verdure de l'Australie semi-tropicale. Je répondais
gaiement au «bonsoir, monsieur,» des paysans qui passaient à côté
de nous, et les vigoureuses bouffées de ma pipe favorite mêlaient
leurs nuages à ceux qu'exhalait notre hôte en sueur. Mais les
tristes histoires que le postillon se plaisait à raconter avaient
refroidi beaucoup ma bonne humeur. Je laissai ma pipe s'épuiser et
s'éteindre; mon menton retomba tristement sur ma poitrine. Puis
tout-à-coup je lui demandai s'il connaissait les Barnards? «Oh!
oui, il les connaissait tous. M. John avait eu une chance toute
particulière, car le chemin de fer passait à travers une de ses
fermes. Il avait mené un monsieur et sa dame aux noces de miss
Marguerite et conduit une voiture de deuil à l'enterrement de miss
Marie. La jument du cabriolet avait appartenu à M. John; et ça
avait été autrefois un fameux cheval de chasse. M. Robert l'avait
traité lui-même pour des rhumatismes.» Je lui demandai s'il ne
connaissait pas d'autres membres de la famille. Oh! si fait, je
connais, c'est-à-dire, je connaissais aussi M. Charles; mais
celui-là, est parti pour les pays étrangers. Les uns disent qu'il
y est mort, qu'il s'est fait tuer, pendre... ou quelque chose
d'approchant; d'autres assurent qu'il a fait fortune. C'était un
fameux gaillard, celui-là. Bien des fois il s'est mis en campagne
avec quelqu'un de ma connaissance toute particulière pour tendre
des pièges aux lièvres ou enfumer des faisans. Je porte encore au
front la marque d'un coup que je reçus en tombant le jour où celui
que je veux dire mit un bouchon de genêts épineux dans la queue
d'un cheval que je dressais. C'était un drôle de corps, sur mon
âme! Il ne restait guère de bon sentiment dans le coeur du pauvre
diable de postillon. La perte de son emploi, la misère, la
boisson, avaient terriblement changé le beau et vigoureux gaillard
qui paraissait avoir à peine dix ans de plus que moi, à l'époque
de mon départ d'Angleterre. «Eh quoi! Joe,» lui dis-je en me
tournant tout à fait vers lui, vous ne semblez pas vous souvenir
de moi. Je suis Charles Barnard. «Bon Dieu, monsieur!» me
répondit-il d'un ton pleureur et servile: «Je vous en demande bien
pardon, Vous êtes devenu un homme si important! J'étais toujours
sûr que vous iriez loin. Ainsi donc vous allez dîner avec M. John!
Ah çà, monsieur, j'espère qu'en faveur de la vieille connaissance,
vous n'oublierez pas ma tirelire de Noël?» Je me sentis repoussé
par ces paroles; j'aurais voulu être déjà de retour eu Australie.
Mon esprit commençait à concevoir des craintes sur la sagesse de
ma visite imprévue à ma famille.

Il faisait un beau clair de lune quand notre cabriolet entra dans
le village. J'avais encore un mille à faire à pied, car je voulais
me débarrasser du bavardage peu récréatif de Joe. Laissant donc
l'ex-postillon se régaler d'un souper chaud et noyer ses soucis
dans des flots d'ale, je marchai rapidement jusqu'à proximité de
la vieille maison, autrefois le manoir patrimonial; mais les
terres en avaient été depuis longtemps divisées. Je m'arrêtai. Mon
courage faiblit au moment où je traversai la grille, dont le bruit
fit aboyer violemment les chiens. J'étais un étranger pour eux,
Les chiens qui me connaissaient étaient morts depuis longtemps.
Deux fois je fis le tour de la maison, réprimant avec peine mon
émotion, avant de trouver le courage d'approcher de la porte. Les
éclats de rire, la joyeuse musique qui résonnait de temps en
temps, les lumières qui voltigeaient d'une croisée à l'autre dans
les chambres d'en haut, me remplissaient d'émotions à la fois
douces et pénibles qui depuis longtemps m'étaient inconnues. Il y
avait du roman dans ma mystérieuse arrivée; mais le roman a
toujours sa part dans une vie de solitude. Très déraisonnablement,
j'éprouvai d'abord une certaine vexation de voir qu'on était si
joyeux en mon absence; mais, l'instant d'après, de meilleurs
sentiments prévalurent. Je m'approchai de la porte que je
reconnaissais si bien, et je frappai un grand coup. La servante
ouvrit sans me faire de question, car on attendait beaucoup de
convives. Au moment où je me baissais pour me débarrasser de mon
manteau et de mon chapeau, une jolie enfant en robe blanche
descendit l'escalier en courant, jeta ses bras autour de mon cou,
m'appliqua un gros baiser et s'écria: «Je vous ai attrapé sous le
gui, cousin Alfred.» Puis, presque aussitôt, en me regardant avec
ses grands yeux bruns timides: «Qui êtes-vous donc? êtes-vous
encore un nouvel oncle?» Oh! combien mon coeur se sentit soulagé!
L'enfant avait saisi une ressemblance; je ne serais donc pas
méconnu par les miens! Tous mes plans, tous mes préparatifs furent
oubliés; j'étais au milieu d'eux; et je voyais, après quinze ans,
le foyer de Noël, la table de Noël, les visages de Noël dont
j'avais si souvent rêvé.

Décrire cette nuit-là me serait impossible. Longtemps après
minuit, nous étions encore assis tous ensemble. Les enfants ne
voulaient pas quitter mes genoux pour aller au lit; mes frères ne
se lassaient pas de me regarder; mes soeurs étaient groupées
autour de moi, baisaient mes joues barbues et brunies, et
pressaient mes mains brûlées du soleil. Je verrai peut-être encore
bien de nouvelles et riantes scènes de Noël, mais jamais une Noël
semblable à celle qui accueillit le banni volontaire à son retour.

Cependant, quoique l'Angleterre ait ses bienheureuses saisons et
ses joyeuses fêtes, en tête desquelles figure la Noël, et quoique
cette Noël-là doive bien des fois encore revivre dans ma mémoire,
je ne puis rester en Angleterre. Ma vie a pris le moule de mon
pays adoptif. Là où j'ai fait ma fortune, là je dois en jouir. Les
entraves, les conventions, les liens créés par les divisions
infinies de la société, sont plus que je ne puis supporter. Le
souci semble siéger sur tous les fronts, et, sur un trop grand
nombre, le dédaigneux orgueil d'une supériorité sociale
imaginaire.

J'ai trouvé le visage au teint de rose et le loyal coeur de
l'inconnue dont j'avais souvent rêvé dans mes nuits solitaires.
Une jeune personne écoutait d'une oreille attentive, émue, durant
la semaine de Noël, les récits de l'Australien, que mes amis ne se
lassaient pas d'entendre; elle est prête à tout quitter pour me
suivre dans ma demeure pastorale. Je fais actuellement mes
préparatifs de départ, et ni la société, ni les livres, ni la
musique ne manqueront dans ce qui n'était, quand j'y arrivai pour
la première fois, qu'une forêt et un désert d'herbages, peuplé
d'oiseaux sauvages et de kangourous. Prés de vingt parents
m'accompagnent, dont plusieurs passablement pauvres; mais là-bas
peu importe. Dans quelques années, vous verrez figurer
l'établissement de Barnard-Town sur toutes les cartes d'Australie;
et là, au temps de la Noël, comme en tout temps, les hommes au
coeur franc, les femmes au bon coeur, trouveront toujours aide et
sympathique accueil, car je n'oublierai jamais comment j'ai débuté
moi-même dans ce monde lointain, berger perdu dans la solitude,
regardant luire les étoiles dans un ciel sans nuages.



     [1] L'équivalent français du «Château en l'air, a Castle
in the air», est le «Château en Espagne»; mais le
traducteur a cru devoir conserver le sens littéral de
l'expression anglaise.
     [2] Hauteurs déboisées couvertes de bruyères et
servant généralement de pâturages.
     [3] Sic





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