Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Regrets sur ma vieille robe de chambre
Author: Diderot, Denis, 1713-1784
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Regrets sur ma vieille robe de chambre" ***


is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,
Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.



Denis Diderot

REGRETS SUR MA VIEILLE ROBE DE CHAMBRE

OU

AVIS À CEUX QUI ONT PLUS DE GOÛT QUE DE FORTUNE

(1772)


Pourquoi ne l'avoir pas gardée? Elle était faite à moi; j'étais fait
à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner;
j'étais pittoresque et beau. L'autre, raide, empesée, me mannequine.
Il n'y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât; car
l'indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il
couvert de poussière, un de ses pans s'offrait à l'essuyer. L'encre
épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le
flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents
services qu'elle m'avait rendus. Ces longues raies annonçaient le
littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. A présent, j'ai
l'air d'un riche fainéant; on ne sait qui je suis.

Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d'un valet, ni la
mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l'eau. J'étais le
maître absolu de ma vieille robe de chambre; je suis devenu
l'esclave de la nouvelle.

Le dragon qui surveillait la toison d'or ne fut pas plus inquiet que
moi. Le souci m'enveloppe.

Le vieillard passionné qui s'est livré, pieds et poings liés, aux
caprices, à la merci d'une jeune folle, dit depuis le matin jusqu'au
soir: Où est ma bonne, ma vieille gouvernante? Quel démon m'obsédait
le jour que je la chassai pour celle-ci! Puis il pleure, il soupire.

Je ne pleure pas, je ne soupire pas; mais à chaque instant je dis:
Maudit soit celui qui inventa l'art de donner du prix à l'étoffe
commune en la teignant en écarlate! Maudit soit le précieux vêtement
que je révère! Où est mon ancien, mon humble, mon commode lambeau de
calemande?

Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l'atteinte de la
richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses
franchises; l'opulence a sa gêne.

O Diogène! si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau
d'Aristippe, comme tu rirais! O Aristippe, ce manteau fastueux fut
payé par bien des bassesses. Quelle comparaison de ta vie molle,
rampante, efféminée, et de la vie libre et ferme du cynique
déguenillé! J'ai quitté le tonneau où je régnais, pour servir sous
un tyran.

Ce n'est pas tout, mon ami. Écoutez les ravages du luxe, les suites
d'un luxe conséquent.

Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui
m'environnaient. Une chaise de paille, une table de bois, une
tapisserie de Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques
livres, quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les
angles sur cette tapisserie; entre ces estampes trois ou quatre
plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre
l'indigence la plus harmonieuse.

Tout est désaccordé. Plus d'ensemble, plus d'unité, plus de beauté.

Une nouvelle gouvernante stérile qui succède dans un presbytère, la
femme qui entre dans la maison d'un veuf, le ministre qui remplace
un ministre disgracié, le prélat moliniste qui s'empare du diocèse
d'un prélat janséniste, ne causent pas plus de trouble que
l'écarlate intruse en a causé chez moi.

Je puis supporter sans dégoût la vue d'une paysanne. Ce morceau de
toile grossière qui couvre sa tête; cette chevelure qui tombe éparse
sur ses joues; ces haillons troués qui la vêtissent [sic] à demi; ce
mauvais cotillon court qui ne va qu'à la moitié de ses jambes; ces
pieds nus et couverts de fange ne peuvent me blesser: c'est l'image
d'un état que je respecte; c'est l'ensemble des disgrâces d'une
condition nécessaire et malheureuse que je plains. Mais mon coeur se
soulève; et, malgré l'atmosphère parfumée qui la suit, j'éloigne mes
pas, je détourne mes regards de cette courtisane dont la coiffure à
points d'Angleterre, et les manchettes déchirées, les bas de soie
sales et la chaussure usée, me montrent la misère du jour associée à
l'opulence de la veille.

Tel eût été mon domicile, si l'impérieuse écarlate n'eût tout mis à
son unisson.

J'ai vu la Bergame céder la muraille, à laquelle elle était depuis
si longtemps attachée, à la tenture de damas.

Deux estampes qui n'étaient pas sans mérite: _la Chute de la manne
dans le désert_ du Poussin, et _l'Esther devant Assuérus_ du même;
l'une honteusement chassée par un vieillard de Rubens, c'est la
triste Esther; _la Chute de la manne_ dissipée par une _Tempête_ de
Vernet.

La chaise de paille reléguée dans l'antichambre par le fauteuil de
maroquin.

Homère, Virgile, Horace, Cicéron, soulager le faible sapin courbé
sous leur masse, et se refermer dans une armoire marquetée, asile
plus digne d'eux que de moi.

Une grande glace s'emparer du manteau de ma cheminée.

Ces deux jolis plâtres que je tenais de l'amitié de Falconet, et
qu'il avait réparés lui-même, déménagés par une Vénus accroupie.
L'argile moderne brisée par le bronze antique.

La table de bois disputait encore le terrain, à l'abri d'une foule
de brochures et de papiers entassés pêle-mêle, et qui semblaient
devoir la dérober longtemps à l'injure qui la menaçait. Un jour elle
subit son sort et, en dépit de ma paresse, les brochures et les
papiers allèrent se ranger dans les serres d'un bureau précieux.

Instinct funeste des convenances! Tact délicat et ruineux, goût
sublime qui change, qui déplace, qui édifie, qui renverse; qui vide
les coffres des pères; qui laisse les filles sans dot, les fils sans
éducation; qui fait tant de belles choses et de si grand maux, toi
qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de
bois; c'est toi qui perds les nations; c'est toi qui, peut-être, un
jour, conduira mes effets sur le pont Saint-Michel, où l'on entendra
la voix enrouée d'un juré crieur dire: A vingt louis une Vénus
accroupie.

L'intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la
_Tempête_ de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable
à l'oeil. Ce vide fut rempli par une pendule; et quelle pendule
encore! une pendule à la Geoffrin, une pendule où l'or contraste
avec le bronze.

Il y avait un angle vacant à côté de ma fenêtre. Cet angle demandait
un secrétaire, qu'il obtint.

Autre vide déplaisant entre la tablette du secrétaire et la belle
tête de Rubens, il fut rempli par deux La Grenée.

Ici c'est une _Magdeleine_ du même artiste; là, c'est une esquisse
ou de Vien ou de Machy; car je donnai aussi dans les esquisses. Et
ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans
le cabinet scandaleux du publicain. J'insulte aussi à la misère
nationale.

De ma médiocrité première, il n'est resté qu'un tapis de lisières.
Ce tapis mesquin ne cadre guère avec mon luxe, je le sens. Mais j'ai
juré et je jure, car les pieds de Denis le philosophe ne fouleront
jamais un chef-d'oeuvre de la Savonnerie, que je réserverai ce
tapis, comme le paysan transféré de sa chaumière dans le palais de
son souverain réserva ses sabots.

Lorsque le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j'entre dans
mon cabinet, si je baisse la vue, j'aperçois mon ancien tapis de
lisières; il me rappelle mon premier état, et l'orgueil s'arrête à
l'entrée de mon coeur.

Non, mon ami, non: je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre
toujours au besoin qui s'adresse à moi; il me trouve la même
affabilité. Je l'écoute, je le conseille, je le secours, je le
plains. Mon âme ne s'est point endurcie; ma tête ne s'est point
relevée. Mon dos est bon et rond, comme ci-devant. C'est le même ton
de franchise; c'est la même sensibilité. Mon luxe est de fraîche
date et le poison n'a point encore agi. Mais avec le temps, qui sait
ce qui peut arriver? Qu'attendre de celui qui a oublié sa femme et
sa fille, qui s'est endetté, qui a cessé d'être époux et père, et
qui, au lieu de déposer au fond d'un coffre fidèle, une somme
utile...

Ah, saint prophète! levez vos mains au ciel, priez pour un ami en
péril, dites à Dieu: si tu vois dans tes décrets éternels que la
richesse corrompe le coeur de Denis, n'épargne pas les chefs-
d'oeuvre qu'il idolâtre; détruis-les et ramène-le à sa première
pauvreté; et moi, je dirai au ciel de mon côté: O Dieu! je me
résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté! Je
t'abandonne tout; reprends tout; oui, tout, excepté le Vernet. Ah!
laisse-moi le Vernet!

Ce n'est pas l'artiste, c'est toi qui l'as fait. Respecte l'ouvrage
de l'amitié et le tien. Vois ce phare, vois cette tour adjacente qui
s'élève à droite; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré. Que
cette masse est belle! Au-dessous de cette masse obscure, vois ces
rochers couverts de verdure. C'est ainsi que ta main puissante les a
formés; c'est ainsi que ta main bienfaisante les a tapissés. Vois
cette terrasse inégale, qui descend du pied des rochers vers la mer.
C'est l'image des dégradations que tu as permises au temps d'exercer
sur les choses du monde les plus solides. Ton soleil l'aurait-il
autrement éclairée? Dieu! si tu anéantis cet ouvrage de l'art, on
dira que tu es un Dieu jaloux. Prends en pitié les malheureux épars
sur cette rive. Ne te suffit-il pas de leur avoir montré le fond des
abîmes? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre? Écoute la prière de
celui-ci qui te remercie. Aide les efforts de celui-là qui rassemble
les tristes restes de sa fortune. Ferme l'oreille aux imprécations
de ce furieux: hélas! il se promettait des retours si avantageux; il
avait médité le repos et la retraite; il en était à son dernier
voyage. Cent fois dans la route, il avait calculé par ses doigts le
fond de sa fortune; il en avait arrangé l'emploi: et voilà toutes
ses espérances trompées; peine lui reste-t-il de quoi couvrir ses
membres nus. Sois touché de la tendresse de ces deux époux. Vois la
terreur que tu as inspirée à cette femme. Elle te rend grâce du mal
que tu ne lui as pas fait. Cependant, son enfant, trop jeune pour
savoir à quel péril tu l'avais exposé, lui, son père et sa mère,
s'occupe du fidèle compagnon de son voyage; il rattache le collier
de son chien. Fais grâce à l'innocent. Vois cette mère fraîchement
échappée des eaux avec son époux; ce n'est pas pour elle qu'elle a
tremblé, c'est pour son enfant. Vois comme elle le serre contre son
sein; vois comme elle le baise. O Dieu! reconnais les eaux que tu as
créées. Reconnais-les, et lorsque ton souffle les agite, et lorsque
ta main les apaise. Reconnais les sombres nuages que tu avais
rassemblés, et qu'il t'a plu de dissiper. Déjà ils se séparent, ils
s'éloignent, déjà la lueur de l'astre du jour renaît sur la face des
eaux; je présage le calme à cet horizon rougeâtre. Qu'il est loin,
cet horizon! il ne confine point avec la mer. Le ciel descend au-
dessous et semble tourner autour du globe. Achève d'éclaircir ce
ciel; achève de rendre à la mer sa tranquillité. Permets à ces
matelots de remettre à flot leur navire échoué; seconde leur
travail; donne-leur des forces, et laisse-moi mon tableau. Laisse-
le-moi, comme la verge dont tu châtieras l'homme vain. Déjà ce n'est
plus moi qu'on visite, qu'on vient entendre: c'est Vernet qu'on
vient admirer chez moi. Le peintre a humilié le philosophe.

O mon ami, le beau Vernet que je possède! Le sujet est la fin d'une
tempête sans catastrophe fâcheuse. Les flots sont encore agités; le
ciel couvert de nuages; les matelots s'occupent sur leur navire
échoué; les habitants accourent des montagnes voisines.

Que cet artiste a d'esprit! Il ne lui a fallu qu'un petit nombre de
figures principales pour rendre toutes les circonstances de
l'instant qu'il a choisi. Comme toute cette scène est vraie! Comme
tout est peint avec légèreté, facilité et vigueur! Je veux garder ce
témoignage de son amitié. Je veux que mon gendre le transmette ses
enfants, ses enfants aux leurs, et ceux-ci aux enfants qui naîtront
d'eux.

Si vous voyiez le bel ensemble de ce morceau; comme tout y est
harmonieux; comme les effets s'y enchaînent; comme tout se fait
valoir sans effort et sans apprêt; comme ces montagnes de la droite
sont vaporeuses; comme ces rochers et les édifices surimposés sont
beaux; comme cet arbre est pittoresque; comme cette terrasse est
éclairée; comme la lumière s'y dégrade; comme ces figures sont
disposées, vraies, agissantes, naturelles, vivantes; comme elles
intéressent; la force dont elles sont peintes; la pureté dont elles
sont dessinées; comme elles se détachent du fond; l'énorme étendue
de cet espace; la vérité de ces eaux; ces nuées, ce ciel, cet
horizon! Ici le fond est privé de lumière et le devant clair, au
contraire du technique commun. Venez voir mon Vernet; mais ne me
l'ôtez pas.

Avec le temps, les dettes s'acquitteront; le remords s'apaisera; et
j'aurai une jouissance pure. Ne craignez pas que la fureur
d'entasser des belles choses me prenne. Les amis que j'avais, je les
ai; et le nombre n'en est pas augmenté. J'ai Laïs, mais Laïs ne m'a
pas. Heureux entre ses bras, je suis prêt à la céder à celui que
j'aimerai et qu'elle rendrait plus heureux que moi. Et pour vous
dire mon secret à l'oreille, cette Laïs, qui se vend si cher aux
autres, ne m'a rien coûté.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Regrets sur ma vieille robe de chambre" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home