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Title: Une Pupille Genante Author: Dombre, Roger, [pseud.], 1859-1914 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Une Pupille Genante" *** Roger DOMBRE ( pseud. of Mme Andrée SISSON née LIGEROT, 1859- 1914), Une pupille gênante (1890), ici dans lédition de 1926 Produit par Daniel FROMONT Collection Familia Roger DOMBRE Une Pupille gênante PARIS GAUTIER ET LANGUEREAU, EDITEURS 55, quai des Grands-Augustins, et 18, rue Jacob 1926 Tous droits de traduction dadaptation et de reproduction réservés pour tous pays. UNE PUPILLE GENANTE PREMIERE PARTIE I Jacques Simiès ouvrit un il, puis lautre, bâilla, sétira et demanda à son valet de chambre, Lazare, qui venait écarter les persiennes: Lazare, quelle heure est-il? Monsieur, il est dix heures. Quel temps fait-il? Ni beau ni laid, Monsieur, et le baromètre est au variable. Bien, comme cela tu ne te compromets pas. Y a-t-il des lettres? Pas beaucoup: voici le courrier dailleurs, Monsieur peut voir. Et Lazare déposa sur la table de nuit quelques journaux et quelques enveloppes médiocrement garnies. Tant que cela? fit indolemment le viveur en sétirant de plus belle. Bah! à tout à lheure les affaires sérieuses. Lazare, jai faim. Je vais apporter à Monsieur son chocolat. Très cuit surtout. Cette brute de Césarine menvoie toujours de leau chaude. Je vais y veiller, Monsieur. Et, après avoir laissé entrer lentement dans la chambre un jour atténué par les rideaux de guipure, Lazare sortit. Simiès referma les yeux avec un indicible sentiment de bien- être, et dans son cerveau encore engourdi flotta la vision de la veille. Ah! la bonne soirée quil avait passée au café de Paris! Dieu! quon avait ri! Ce diable de Pinsonneau en avait-il raconté des farces de sa vie de garnison! et avait-on assez raillé le clergé, les prêtres et les mômeries des cléricaux! et lexcellent Moët quon y avait sablé, sans compter le Moselle pétillant et le Tockay exquis! Par exemple les cigares laissaient un peu à désirer, mais Simiès était rendu difficile par ceux que lui envoyait son ami de la Nouvelle-Orléans. Décidément ce souper et les rires qui lavaient accompagné lavaient creusé; et ce diable de Lazare qui napportait pas son déjeuner, quel lambin, quelle brute! cétait à lui casser une canne sur le dos! En attendant, Simiès allait lire son courrier; il se souleva sur son lit pour se mettre sur son séant non sans esquisser une grimace de douleur. Ces s... rhumatismes! gémit-il. Cest que celui quon appelait jadis le beau Simiès avait soixante ans, et bien heureux encore était-il den être quitte à si bon marché avec les infirmités de cet âge. Il attira à lui son binocle quil ajusta sur son nez et prit dans la masse une carte bleutée sur laquelle courait une écriture élégante. Bon! dit-il avec ennui, une demande dargent; je connais ça, mais cette fois encore je ferai la sourde oreille, car jai pour principe quil ne faut pas prêter aux autres, surtout à ceux qui, selon toute probabilité, ne peuvent rendre ce quils ont emprunté. Quest-ce encore? Ah! Cathellin qui minvite à dîner: ma foi, ce ne sera pas drôle, des jeunes mariés! Quelle idée aussi lui a pris dépouser cette veuve?... Quant aux journaux, voyons... voici le Figaro, lIntransigeant... Tiens, le Quotidien qui manque à lappel? Ces gredins lauront gardé à la cuisine pour le déguster avant moi, je vais leur laver la tête dimportance... Par le diable, quest-ce que cette épître sur papier daffaires, qui sest glissée sous les gazettes?... Bien! maître Briant, le notaire de Léo!... quest-ce quil peut avoir à mapprendre?... Pourvu que cet imbécile de Léo nait pas commis encore quelque bévue! il na jamais réussi en rien. Et moi qui ai des capitaux dans sa plantation des Antilles; pas lourds, heureusement; la perte ne serait pas grande. Diable! quatre pages de thème; il est épistolier, le notaire! voyons ce quil me veut. Simiès se mit à lire attentivement: le soleil, pâlot et terne, joua cependant un instant sous les rideaux aux teintes douces, arrachant une étincelle dargent aux aciers des chenets, au bronze doré des candélabres, aux socles des coupes; baisant au passage le visage rieur dun faune de marbre. Simiès lépicurien lisait toujours; autour de lui tout respirait non seulement le bien-être, mais le luxe absolu épanoui là sans lourdeur, avec goût, avec art, selon le caprice du possesseur égoïste et raffiné. Lorsque Lazare reparut, portant en équilibre sur sa main le plateau où fumait le chocolat vanillé et onctueux accompagné de rôties toutes chaudes, il faillit reculer à la vue de son maître: soulevé sur sa couche moelleuse, celui-ci, furieux, montrait le poing au ciel de lit qui nen pouvait mais et froissait dans ses doigts une lettre lacérée. Son visage, ordinairement rose et empreint dune expression railleuse, était devenu jaune, marbré de taches foncées; ses yeux verdâtres flamboyaient; ses cheveux gris se hérissaient de colère sur le crâne légèrement dépouillé au sommet du front. Simiès nétait pas beau à voir ainsi, lui qui passait en général pour un homme encore agréable à regarder en dépit de son âge mûr. En apercevant son valet de chambre, il lapostropha rudement: Allons, maraud, tête de buse, animal, on ne veut donc pas que je déjeune ce matin? Monsieur avait recommandé que son choc... Butor! vas-tu raisonner? apporte-moi ça et plus vite. Tout tremblant, Lazare obéit. Lorsque Simiès eut avalé une gorgée du liquide fumant, il sécria avec un redoublement de fureur: Triple brute, à présent tu veux mébouillanter! Ne pouvais-tu mavertir que le chocolat sortait du feu? Assassin, va! Jai la peau de la langue enlevée; vous lavez fait exprès; vous voulez ma mort, vous autres idiots. Tiens! Et, dun geste violent, Simiès envoya rouler la tasse et son contenu sur le tapis, entre les jambes de linfortuné Lazare qui se mit à hurler de douleur. Cela fit rire Simiès et Lazare se calma; au fond il savait que les boutades de ce maître exigeant ne duraient pas et quil fallait les supporter; il y avait tant de petits profits à ramasser dans cette maison de célibataire riche! ceût été folie de la quitter. Tu vas nettoyer le tapis, reprit M. Simiès en indiquant la tache noirâtre étalée sur la moquette rouge. Monsieur me permettra au moins de changer de pantalon? répondit piteusement Lazare. Va! mais fais vite. Il simagine que sa peau est brûlée peut-être! ces gens sont si douillets! grommela Simiès en sallongeant dans son lit avec béatitude. Quest-ce que Monsieur va prendre à la place de son chocolat? demanda Lazare prêt à sortir. Du thé et quon ne me fasse pas attendre. Dix minutes après, Lazare rentrait, la théière sur le plateau, une éponge dans lautre main pour réparer les méfaits de son maître. Tout en déjeunant Simiès suivait machinalement de lil les évolutions du domestique; puis, soudain, posant la moitié dune rôtie sur le bord de la soucoupe: Dis donc, Lazare, sais-tu la tuile qui me tombe dessus? Non, Monsieur, répondit Lazare sans relever la tête. Eh bien!... mais écoute donc, imbécile, ton tapis est assez lavé. Le pauvre garçon se dressa sur les genoux et demeura bouche béante, léponge en suspens. Il marrive, reprit Simiès, que mon neveu des Antilles, M. Léo, tu sais, est mort. Ah!... et Monsieur va hériter sans doute? fit Lazare dont les grosses lèvres sélargirent dans un vaste sourire. Idiot! ce ne serait pas une tuile. Ma nièce sa femme et sa fille revenaient en France à pleines voiles avec moins dargent dans leur cassette quil ny en a au fond de cette tasse lorsque la première mourut au moment de toucher terre. Aïe! et la demoiselle alors? Voilà: lenfant est à ma charge à présent, cest ça qui est amusant! Elle na donc pas de parents plus proches que Monsieur? Non, quelques cousins éloignés à je ne sais combien de degrés. Je suis son tuteur et son unique soutien, ainsi que le dit en termes pompeux le notaire qui mécrit. Dans sa stupéfaction Lazare laissa tomber son torchon et son éponge. Alors voilà Monsieur père de famille? Parbleu! et cest ce qui menrage. Je savais bien que ce nétait pas le chocolat, pensa Lazare. Et, reprit-il tout haut, il va y avoir ici une jeune demoiselle? cest ça qui va être drôle! Et Lazare se tint les côtes pour mieux rire. Butor, ne ris donc pas ainsi, tu magaces les nerfs. Ainsi tu trouves cette idée amusante? Dame! Mais ce nest quune enfant, une mioche, une galopine enfin de neuf à dix ans, qui va être capricieuse, assommante, pleurnicheuse, tu comprends que je lenvoie à tous les diables; voilà ma bonne petite vie tranquille tout à fait bouleversée. Et Simiès fit mine de sarracher quelques cheveux gris, ce qui, vu la position quil gardait dans son lit, lui donnait lair passablement grotesque. Lazare se leva sur ses longues jambes, et, le visage soudain illuminé par une pensée riante: Monsieur oublie que les petites filles, ça se met au couvent. Au couvent? brute que tu es! ma nièce chez des nonnes? La langue ma fourché, Monsieur, je voulais dire à la pension. Y a des établissements laïques... Parbleu! je ny songeais plus! Certainement quil y en a, Paris en regorge, et des lycées aussi pour les fillettes! Où avais-je donc la tête? sécria Simiès en se remettant sur son séant. Tiens, Lazare, tu es un brave garçon de me lavoir rappelé, tu auras vingt francs pour remplacer le pantalon qui a reçu le chocolat. Au fait, des pensions laïques ça ne manque pas ici. Certes, jy aurais pensé plus tard, mais jétais si troublé! Je suis sauvé; le lendemain même de son arrivée, jy mettrai Gilberte. Ah! quelle bénédiction! il faut que dès aujourdhui je moccupe de cela et cherche une maison convenable où les jeunes filles soient élevées sans les mômeries des couvents qui les rendent ridicules. Lazare, vite mes pantoufles, ma robe de chambre, je veux sortir avant midi; tu diras à Philippe datteler dans une demi-heure. Rentré en grâce, Lazare habilla son maître, puis il alla conter à la cuisine lévénement qui survenait à la maison et qui fit ouvrir de grands yeux à Philippe, à Césarine et à Mme Dutel, la femme de charge. II Simiès lisait le Quotidien au coin dun magnifique feu de bois, les pieds sur les chenets, chaussé de bonnes pantoufles, vêtu dune splendide robe de chambre fourrée, et tout en fumant un cigare exquis il applaudissait aux inepties de son journal préféré. La porte souvrit et Mme Dutel poussa devant elle une mignonne fillette en sécriant dune voix nasillarde: Voilà lenfant, Monsieur; le voyage sest bien accompli, mais la petite demoiselle a dû avoir un peu froid, car elle est pâle et elle na pas voulu manger en route. Cest bien, Madame Dutel, à présent laissez-nous. La femme de charge obéit et Simiès demeura seul avec la fillette qui le regardait craintivement à travers le nuage de cheveux dor qui lui couvrait le front. Elle était blanche comme un lis dans ses vêtements de deuil, mais elle ne semblait pas intimidée en entrant dans cette maison inconnue, et elle se tenait sérieuse, droite comme un cierge. Bonjour, mon oncle, dit-elle en tendant sa petite main gantée à M. Simiès et sa voix résonna claire et mélodieuse comme un chant. Bonjour, Gilberte, répondit Simiès en effleurant de ses moustaches grises le front pur de la fillette. Elle le regarda de nouveau, fixement, de ses grands yeux noirs, un peu sombres et poursuivit: Cest vous qui êtes mon tuteur? Oui, cest moi. Quest-ce que cest, un tuteur? Celui qui a droit sur vous à la place de votre père et de votre mère. A la place de papa et de maman? Lenfant prononça ces mots dun accent intraduisible et ses prunelles de diamant se voilèrent au souvenir des parents qui nétaient plus. Elle reprit: Vous ne me les remplacerez jamais. Je nai pas cette prétention, riposta Simiès un peu piqué; moi je ne vous passerai pas vos caprices, ny comptez pas. Ils devaient vous gâter, vos parents? Je ne sais pas, ils me chérissaient comme je les chérissais, voilà tout ce que je peux dire. Simiès eut un sourire ironique au coin de ses lèvres minces. Est-ce que vous seriez sentimentale par hasard, petite fille? Sentimentale, quest-ce que cest? Au fait, vous ne pouvez comprendre cela, mais je vous guérirai de vos idées ridicules. Est-ce donc une idée ridicule que daimer ses parents et de se souvenir deux sils ne sont plus? Non certes, mais je vois une chose, cest quon vous a laissée raisonner tant que cela vous plaisait. Raisonner? mais oui, tant que ce nétait pas impoli. Maman aimait à savoir ce que je pensais; dailleurs elle mélevait bien. Ah! vous ne vous ménagez pas les compliments, vous croyez- vous une petite perfection? Oh! non, mon oncle, jai bien des défauts. Vraiment? et lesquels? Lenfant parut embarrassée. Etes-vous menteuse? Oh! mon oncle, sécria Gilberte indignée, je nai jamais menti de ma vie. Mentir, mais cest affreux! Vraiment? fit Simiès avec son éternel ricanement, alors vous nêtes pas femme. Pas femme? Lenfant ne comprenait pas. Eh! oui, vous ne connaissez donc pas cette parole dun diplomate arrangée plus tard par je ne sais quel homme desprit: "La parole a été donnée à la femme pour déguiser sa pensée". Gilberte ouvrit tout grands ses yeux sombres. Vous ne comprenez pas? Quel âge avez-vous? Neuf ans, répondit Gilberte en redressant sa taille fluette. Vous êtes grande pour votre âge. Et si lon vous coupait les cheveux, que diriez-vous? Lenfant recula dun pas et ses prunelles flamboyèrent. Je ne veux pas! Ah! vous êtes coquette? Je ne sais pas, mais maman aimait mes cheveux flottants sur mes épaules, je veux les conserver ainsi. Simiès hocha la tête et étendit la main pour tâter la chevelure souple et dorée de la fillette. Gardez-les, je ne veux pas vous priver dune si jolie parure; dailleurs, je ne vous gronderai jamais pour être vaniteuse; cest permis aux petites filles. Pourquoi? Parce que... mais, au fait, vous nêtes pas encore à lâge où lon a du plaisir à être belle. Vous croyez-vous laide? Gilberte se haussa sur ses petits pieds afin dapercevoir dans le miroir sa mignonne image. On ma souvent dit que je suis jolie, mais je ne sais pas si cest vrai. Aimeriez-vous à être jolie? Oh! oui. Eh! eh! ricana le vieillard, vous allez bien, ma nièce, déjà femme! Y a-t-il du mal à désirer cela? Jaime tout ce qui est beau; je serais désolée dêtre laide. Bon, voilà pour la coquetterie. Maintenant, êtes-vous gourmande? Je ne ferais pas de bassesses pour un bonbon, répondit dédaigneusement Gilberte, seulement... Seulement quoi? Je naime pas beaucoup la soupe et pas du tout les ufs brouillés et les épinards. Vraiment? eh bien! moi, je vous apprendrai à manger de ces trois choses et vous verrez que, après quelques essais, vous en raffolerez. Lenfant ne répondit pas, mais sa petite figure exprima leffroi. Ah! encore une question: êtes-vous curieuse? Non, mon oncle, maman menseignait à être discrète. Cest bien, nous verrons cela. Et paresseuse? Je ne sais pas... peut-être un peu pour me lever de bonne heure lhiver. Et pour vos études? Je ne sais pas encore grandchose, mais jaime à apprendre. Quétudiez-vous? La musique, puis le calcul, la grammaire, la géographie, lhistoire, langlais et lallemand, le catéchisme... Simiès bondit. Le catéchisme?... Vous le laisserez de côté. Pourquoi? maman y tenait beaucoup. Oui, votre mère était une bigote, murmura le vieillard entre ses dents. Enfin, reprit-il plus haut, je modifierai votre éducation à mon gré désormais. Vous pouvez maintenant aller jouer ou vous reposer comme vous voudrez; Mme Dutel qui couchera près de vous va vous conduire à votre chambre. Il sonna la femme de charge qui emmena Gilberte. Lappartement destiné à la fillette était agréable, car Simiès aimait le luxe partout autour de lui; rose et blanc avec de soyeux rideaux au lit et à la fenêtre, des fleurs fraîches dans des cornets de cristal, un tapis moelleux, un feu clair dans la cheminée, une température douce et égale, des meubles élégants; le regard charmé de Gilberte inspecta les murailles quornaient quelques tableaux représentant des sujets mythologiques ou des membres de la famille Simiès. Il ny a pas de bon Dieu ici, fit-elle très grave. Oh! ce nest pas de ces choses-là quil faut chercher chez nous, ma petite demoiselle, répondit Mme Dutel, bonne femme au fond, mais absolument nulle et platement soumise aux idées de son maître. Pourquoi? Dame, parce que Monsieur ne croit pas à la religion. Comment ferai-je ma prière? Je ne sais pas; il ne faut toujours pas parler de ça à votre oncle, il se fâcherait. Pourquoi? demanda de nouveau lenfant. Pourquoi? eh! parce que ça lui déplaît. Est-elle drôle, cette petite, avec ses pourquoi? Je pense bien quelle ne va pas me questionner comme cela sur tout, grommela tout bas la vieille femme. Gilberte soupira et se laissa enlever ses vêtements de sortie sans plus parler. Le dîner sonna; elle se rendit à la salle à manger, un peu triste et fatiguée dune journée de voyage. Ce soir-là son oncle ne la tourmenta pas, et, voyant quelle sendormait sur sa chaise, il ordonna quon lemportât pour la coucher, ce que fit Lazare avec des précautions presque maternelles; le brave garçon était le seul peut-être en cette étrange demeure, qui conçût pour lorpheline une pitié sincère. Gilberte dormit comme dorment les enfants de son âge, dun sommeil profond et doux, et sa mère, remontée là-haut, dut laisser tomber une larme sur ce front dange qui allait perdre sous ce toit impie la divine candeur et la piété naïve qui semblaient jusquà présent innées en sa petite âme. III Non, je naime pas mon oncle, disait Gilberte en secouant sa tête blonde avec mélancolie. Pourquoi? demanda à son tour Lazare en frottant énergiquement son argenterie tandis que la petite fille le regardait faire avec distraction. Parce que... parce que... je ne sais pas; il est si différent de mon pauvre papa. Il est cependant bon pour vous quelquefois, à sa manière. Oui, à sa manière, répéta Gilberte. Est-ce quil vous fait peur? demanda Lazare en secouant sa peau de chamois. Gilberte allongea ses lèvres roses: Non, sauf quand il se met en colère. Papa se fâchait quelquefois, lui aussi, mais sans crier comme mon oncle. Et puis mon oncle il dit des choses, des choses enfin qui sont tout le contraire de ce que disait maman. En fait de religion sans doute? Oui, en fait de religion. Est-ce que vous pensez comme mon oncle, vous, Lazare? Dame, Mamzelle, Monsieur est si savant; autrefois, moi, je croyais comme vous; à présent ça a changé. Monsieur ma dit tant de fois que jétais un imbécile auparavant. Ah! Et Gilberte rêva quelques minutes sur ces paroles, son fin menton blanc dans sa petite main délicate. Est-ce que vous vous plaisez à Paris? reprit Lazare pour rompre le silence. Je suis si peu sortie encore! répondit lenfant. Dame, Mamzelle, vous vous êtres enrhumée et vous navez pu beaucoup vous promener. Cest tout de même une chance, allez, cette bronchite qui vous tient là; sans elle, vous entriez en pension tout droit. Cest joli, ici, dit Gilberte qui suivait sa rêverie; mais chez mon papa cétait plus beau encore. Aux Antilles, nest-ce pas? Oui; il y avait la mer si bleue, des fleurs si parfumées, un jardin superbe. Mais, si vous aimez la campagne, vous vous plairez aux Marnes. Aux Marnes? Oui, une grande propriété que possède Monsieur dans lIsère. Moi, jaime mieux la ville, parce quil y a les amis, les cafés où lon va un peu rire avec les camarades quand on a fini louvrage. Cependant aux Marnes on reçoit quantité détrennes; Monsieur a beaucoup de visites, vous y mènerez joyeuse vie, allez, Mademoiselle. Moi, je ne dois pas mamuser cette année, Lazare, fit Gilberte en jetant un regard éloquent à ses vêtements noirs. Oh! que si; Monsieur vous fera bien divertir pour peu que vous vous y prêtiez un peu. Plus vous vous montrerez gamine et dégourdie, plus il vous gâtera; il est comme ça, Monsieur. Maman naimait pas, au contraire, que je me montrasse ainsi. Ah! cest certain quil est plus joli pour une demoiselle de nêtre pas trop garçon, mais puisque Monsieur est votre maître à présent et que cest son goût, faut vous permettre de petites diableries qui le feront rire. Gilberte ne répondit pas et alla chercher sa poupée délaissée sur le tapis. Son oncle était bien peu apte, hélas! à comprendre cette nature fine et aimante qui, avec une éducation chrétienne, fût devenue exquise. Le malheureux voulait, selon son expression, façonner à sa manière le caractère et lesprit de la fillette, en faire une philosophe, une libre penseuse, et Dieu sait que cette uvre satanique lui était facile, car lenfant était jeune et son intelligence aimait à fouiller tous les mystères, à savoir tout ce quelle ignorait. Néanmoins, Gilberte navait pas fait un grand pas dans le cur de Simiès: il nadmirait encore en elle que sa beauté qui le flattait; il était fier quand il la montrait à ses amis ou, sil sortait avec elle, dentendre murmurer autour de lui: "La ravissante fillette!" Seulement le sérieux et la mélancolie de ses neuf ans lennuyaient. "Bah! se disait-il, sous peu de jours elle va entrer en pension et quel débarras. Je ne len retirerai que pour la marier, et vive la joie! ma tutelle ne maura pas trop pesé!" En attendant, il pesait assez durement sur la vie de lenfant et se montrait parfois dur jusqu'à lexagération. Un matin, à déjeuner, on servit des ufs brouillés, la bête noire de Gilberte! Elle refusa de se servir lorsque le plat lui fut présenté et elle leva sur son oncle un regard craintif qui néchappa point au despotique vieillard. Il fit signe à Lazare qui obéit à regret et il mit lui-même sur lassiette de la petite fille une portion assez considérable du mets détesté. Lenfant résista dabord. Si vous ne mangez pas cela tout de suite, lui dit Simiès avec rudesse, je fais étrangler aujourdhui même votre chien Néro que vous aimez tant. Entre son fidèle ami et les ufs brouillés Gilberte ne balança point et se mit en devoir dobéir, mais son petit cur se soulevait bien fort et elle pensait: "Comme il est méchant, mon oncle!" Pendant ce temps Simiès se félicitait in petto, se disant: "Décidément je suis fait pour élever et mâter les petites filles indisciplinées; mon système est parfait." Le repas terminé à la grande satisfaction de Gilberte, il lenvoya shabiller pour sa promenade quotidienne; mais au bout dun quart dheure Mme Dutel vint prévenir son maître que lenfant, tout à fait malade, ne pouvait sortir; il fallut la coucher et la nourrir de thé pendant quarante-huit heures. Comme elle eut un peu de fièvre et que Simiès, effrayé des conséquences de sa dureté, fit venir le médecin, celui-ci déclara que ce nétait quun accident, mais que la petite fille était dune constitution délicate qui exigeait de grands ménagements. Elle va entrer en pension la semaine prochaine, dit le terrible oncle qui aspirait à cet instant de toutes les puissances de son âme. En pension? Eh bien! dans lintérêt de votre nièce, je vous conseille de la garder un peu plus longtemps auprès de vous; vos soins lui sont nécessaires. Mais, docteur! sécria linfortuné tuteur, elle sera bien mieux soignée chez les dames H... que chez moi qui nai pas lhabitude des petites filles. Je ne suis pas de votre avis. Que vous importe de la conserver quelques jours ici? Il serait bien plus ennuyeux pour vous si les dames H... vous la renvoyaient tout à fait malade, une semaine après son entrée chez elles. Cest vrai, murmura légoïste, épouvanté de cette perspective. Et il se décida à confier Gilberte aux soins de Mme Dutel encore une quinzaine. Une après-midi, la fillette, guérie, quoique toujours un peu pâle, jouait avec une vieille poupée que, toute fanée quelle était, elle préférait aux splendides dames que son oncle, dans une heure de générosité, lui avait données; elle était seule et, assise sur sa petite chaise basse, elle berçait en silence sa chère Nora. Dans la chambre voisine deux voix se faisaient entendre, alternant dans une conversation animée; cétait celle de Mme Dutel et celle de Lazare qui balayait lappartement. Oui, Madame Dutel, disait ce dernier sans sarrêter de cirer ou de frotter, je garderai la petite en votre absence, puisque vous avez un rendez-vous à Montmartre. Le temps daller et de revenir avant que Monsieur ne rentre, mon bon Lazare. Il nen saura rien, Monsieur; ce nest pas moi qui vous vendrai, allez, ni la petite. Pour ça non; la petite nest pas bavarde. Cest ma foi vrai; il y a des moments où jai pitié de cette enfant, quand je la vois si seule, abandonnée à elle- même. Sans compter quelle ne sera pas beaucoup plus heureuse dans cette pension où Monsieur veut lenfermer. Ah! si elle savait seulement le prendre, la fine mouche, elle en ferait tout ce quelle voudrait, de ce vieux mécréant. Vous croyez, Madame Dutel? Si je le crois, bonté du ciel! mais Monsieur disait lui- même hier: "Elle mennuie, cette mioche, avec ses grands yeux tristes et son air grave; et puis elle est trop soumise et trop craintive; si elle me ripostait quelque bonne impertinence, si elle faisait un peu le diable à quatre dans ma maison, je crois que je laimerais." Ben oui, Madame Dutel, mais voyez-vous, ça nest pas dans le tempérament de lenfant; cest doux, cest sage, cest résigné, mais ça ne sait pas se rebeller, et puis ça na pas de ruse, cest franc comme lor; ça nira jamais à Monsieur. Gilberte entendait tout cela; elle se dressa sans bruit sur ses petits pieds, déposa Nora sur le tapis et, le cur battant, se rapprocha de la porte. "Cest mal ce que je fais, se disait-elle, cest mal découter les conversations des autres, maman me ferait honte et elle aurait raison, mais je ne peux pas men empêcher." Pour ça oui, reprenait Lazare heureux de souffler entre deux coups de brosse; la petite demoiselle est trop douce; un petit garçon bien lutin ou alors une petite fillette comme celle de Mme Martelle aurait bien mieux convenu à Monsieur. Ah! Dieu non, quel démon! Jolie comme est cette petite Gilberte, avec un air endiablé, une voix impérieuse et des colères furibondes, elle ferait le bonheur de Monsieur. Et cependant, Lazare, ce nest pas beau; moi qui vous parle, jai refusé dentrer chez Mme Martelle comme gouvernante de la petite demoiselle, et malgré un gage énorme, parce que autant vivre en enfer que vivre avec cette enfant. Cest sûr que les bambins bien élevés et gentils comme ceux que jai vus chez mes maîtres davant cette maison-ci, cest bien plus agréable et plus joli; mais avec un homme comme M. Simiès... Un fameux original, Lazare! Puisquil a ses idées à lui sur léducation, faut bien les flatter, ses manies; puisquon le sert et quil paie bien, faut lui plaire; voilà pourquoi je dis que cette petite Gilberte, si elle était adroite, le mènerait par le bout du nez. Cette conversation plus ou moins juste et intelligente prit fin et Mme Dutel alla passer sa robe des dimanches pour se rendre à Montmartre, tandis que Gilberte revenait sur la pointe des pieds à son petit fauteuil: seulement cette fois linfortunée Nora demeura oubliée, le nez sur le tapis, car lenfant resta immobile, ressassant dans sa tête les paroles quelle venait de recueillir. Ainsi son oncle laimerait si elle était méchante, si elle lui tenait tête? Comme cétait étonnant! son papa et sa maman laimaient et la caressaient autrefois, justement quand elle avait été obéissante et sage. "Alors je serai colère, bruyante et insupportable, se dit la fillette avec un dernier scrupule au fond de sa petite âme agitée; je serai comme cela puisquil le faut pour être aimée ici. "Heureusement que je suis jolie, ajouta-t-elle; cest toujours ça de gagné. Quelle chance!" Elle grimpa sur sa petite chaise et sa mignonne personne se refléta en partie dans la glace: elle put voir tout à son aise ses cheveux dor ondés, ses grands yeux brillants, sa peau blanche et sa bouche rose. "Mais certainement je suis jolie, poursuivit-elle après cet examen, ils le disent tous, même les passants des rues... Alors, à présent il va falloir être indisciplinée et capricieuse? ça va être très drôle." Puis, une pensée soudaine lui venant à lesprit: Maman!... balbutia-t-elle dans un sanglot; et elle courut se jeter sur son petit lit où elle sendormit dans ses larmes. Pauvre âme enfantine quon allait flétrir ainsi, doù lon enlevait peu à peu les douces qualités et les sages résolutions, que deviendrait-elle entre cet impie qui prétendait la former et ces serviteurs ignorants et dépourvus de tact? Heureusement que Dieu a des grâces réservées à ceux quil expose ainsi aux griffes du démon, et souvent la lutte des premières années prépare lâme et la trempe fortement pour lavenir. IV Ce soir-là cétaient des épinards. Nous savons que Gilberte était loin den raffoler; mais elle avait son petit plan tout dressé. Très perplexe, Lazare, qui avait un faible pour lorpheline, hésitait à la servir, craignant à la fois de faire de la peine à lenfant et dattirer sur elle lattention de son maître. Mais Gilberte trancha elle-même la question: Merci, Lazare, je nen veux point, dit-elle dun ton délibéré en regardant son oncle en face, très bravement. M. Simiès, qui sapprêtait à boire, posa son verre sur la table, sans le porter à ses lèvres. Vous dites?... fit-il étonné. Puis, sadressant au valet de chambre: Servez Mademoiselle, ajouta-t-il froidement. Je nen veux pas, reprit lenfant. Est-ce que, reprit Simiès, est-ce que par hasard, petite fille, cela aussi vous fera mal au cur? Je ne peux pas le savoir davance, riposta Gilberte toujours très animée, mais je nai pas envie dessayer. Vous en goûterez pourtant. Non, mon oncle. Si. Non. Au fond la fillette tremblait un peu et elle était pâle pour son premier coup dessai, mais elle était fine et voyait très bien que chez son tuteur la surprise était plus forte que le courroux. Néanmoins, Simiès, quoique cette petite scène lamusât en réalité, tenta davoir le dessus et servit lui-même lenfant révoltée. Alors, prompte comme léclair, Gilberte saisit son assiette et la jeta au loin sur le parquet, ayant soin seulement de ne pas atteindre Lazare qui la regardait agir, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Vous serez privée de dessert, petite sotte, sécria M. Simiès feignant une grande colère. Quest-ce que ça me fait? répondit Gilberte en dénouant elle-même sa serviette, heureuse déchapper à si bon marché aux terribles épinards. Elle quitta la salle à manger et, en passant, jeta un coup dil triomphant à Lazare et à son oncle. A travers la porte refermée derrière elle elle put entendre ce dernier sécrier en riant à gorge déployée: Mon brave Lazare, je crois, ma parole, quon ma changé ma pupille. Quel petit démon! Je ne la connaissais pas sous ce nouvel aspect. As-tu vu comme elle a lancé son assiette à terre? Ca ma rappelé mon jeune temps, lorsque je faisais de même avec ma soupe. Ah! ah! ah! et de quel air elle a déposé sa serviette sans réclamer son dessert! Voilà ce que jappelle montrer du caractère; au moins elle a du sang dans les veines et ainsi ne ressemble plus à son père, mon pauvre neveu, qui ne savait pas résister en face à qui que ce fût. "Cest bon, pensa Gilberte en séloignant, Lazare avait raison, cest comme cela quil faut prendre mon oncle." Et elle alla conter à Nora ses succès du jour. Le surlendemain seulement, car elle ne boulait pas se transformer trop promptement, pour amener son oncle peu à peu à trouver drôles ses sottises, elle fit un nouvel acte dindépendance: en attendant son entrée à la pension qui ne devait plus guère tarder, Gilberte recevait quelques leçons de son oncle, auquel le rôle dinstituteur ne plaisait quà demi. Ce matin-là il appela sa nièce pour sa leçon de calcul; Gilberte arriva boudeuse. Le calcul mennuie, dit-elle en sasseyant à califourchon sur sa chaise. Tant pis! répondit Simiès. Asseyez-vous donc convenablement, Gilberte. Je suis très bien comme cela, répondit la petite sans changer dattitude. Je naime pas larithmétique, répéta-t- elle. Ca mest tout à fait égal, riposta Simiès. A vous, certainement, mon oncle, mais pas à moi. Si nous ne calculions pas, ce matin? Tu es folle. Pas plus que bien dautres. Ah çà! ma nièce, sécria le vieil athée en se croisant les bras, est-ce que vous vous moquez de moi? Et quand cela serait? Vous avez dit lautre jour à table quil faut rire de tout et nagir quà sa guise, que cest le seul moyen de mener une vie agréable. Cette fois-là Simiès neut plus envie de plaisanter; il leva la main pour frapper lenfant, mais cette main retomba sans même avoir effleuré sa joue blanche: Gilberte se dressait devant lui, les yeux flamboyants et la lèvre dédaigneuse. Vous ne savez donc pas que cest lâche à un homme de toucher une femme, mon oncle? vous oseriez? Simiès stupéfié se rassit, contenant un immense accès dhilarité. "Sur ma foi! elle aurait vingt ans quelle ne parlerait pas mieux, pensa-t-il. Cette petite commence à mamuser, vraiment; et puis, elle est trop jolie, il ny a pas moyen de la gronder." Allons, dit-il tout haut, sois sage, fillette, et prends ton ardoise, je raccourcirai la leçon si tu es gentille. Mais, enhardie par son succès, lenfant résistait encore. Mon oncle, je vous le répète, le calcul mexcède. Vous dites que la vie est faite pour jouir, quil faut lui arracher le plus de satisfactions possibles... oui, ce sont bien vos propres paroles... Tu as trop de mémoire, enfant. On nen a jamais trop, mon oncle. Et puis tu me parais aimer furieusement la philosophie. Oh! oui, apprenez-moi cela! sécria Gilberte en bondissant. Hélas! elle ne savait pas ce quelle demandait à cet homme sans foi, déjà trop disposé à remplir sa petite âme de sophismes mauvais, de principes antireligieux! "La petite rusée! se disait Simiès en considérant cet adorable visage pur et ouvert; je ne la croyais pas si spirituelle; diable! elle comprend et entend tout, il faudra désormais que je veille sur mes paroles, autrement elle me battra avec mes propres armes." Un peu vite, Gilberte, ajouta-t-il en essayant de prendre un ton sévère, pas tant de raisonnements; écrivez: problème 77. Gilberte saisit la plume à contre-cur, et barbouillant quelques numéros: Vous nêtes pas logique avec vous-même, mon oncle, dit-elle en répétant une phrase quelle avait entendu dire peu auparavant. Dis donc, Gilberte, fit M. Simiès en la regardant à travers son binocle, crois-tu que, en pension, on te permettra de bavarder comme cela au milieu des leçons? Dabord quirais-je faire en pension? Comment, Mademoiselle, ce que vous irez y faire? Ce quy font vos pareilles, qui sont punies quand elles ne travaillent pas et récompensées lorsque cest le contraire. Je ne veux pas aller en pension. Je me sauverai si vous my envoyez. Pourquoi? La pension, cest une vilaine maison sans air ni lumière, ni soleil, où les jeunes filles se disputent en récréation, où les grandes font des méchancetés aux petites. Jaime mieux rester ici. Simiès se croisa les bras: Vous aimez mieux, cest possible, mais moi pas. Cest bien sûr, mon oncle, puisque vous ne menfermeriez là-bas que pour vous débarrasser de moi. Cependant je ne vous gêne pas beaucoup, vous nenvoyez coucher aussitôt après dîner quand vous recevez vos amis, et vous me faites prendre mes repas dans ma chambre quand vous causez de choses que vous ne voulez pas que jentende. "Comment a-t-elle pu deviner cela? pensa Simiès qui nen revenait pas. Cette enfant a le diable au corps, mais, ma foi! elle mamuse." Ca vous ennuie de me donner des leçons, poursuivit la fillette avec son imperturbable sang-froid, et je le comprends, ça nest pas non plus drôle den recevoir; mais qui vous empêche de me chercher une institutrice pour vous remplacer? "Elle a réponse à tout, se dit le vieillard. Et, de fait, elle a raison." Vous me répétez sans cesse que vous voulez plus tard me voir jeune fille accomplie et femme du monde dans toute lacception du mot. Comment le deviendrai-je si vous me mettez en cage? Cest parbleu vrai. Ensuite, je suis jolie... Vous êtes jolie? Voyez-vous ça! sécria Simiès pouffant de rire. Dabord qui vous la dit? Tout le monde; et la glace, donc? riposta Gilberte très crânement. Peut-être avez-vous mauvais goût; une petite fille ne doit pas savoir si elle est jolie. Cependant, mon oncle, le jour de mon arrivée chez vous, vous mavez dit que toute femme doit être vaniteuse. Mais quest-ce que vous deviendrez plus tard, alors, si vous en êtes là aujourdhui? Je ne sais pas, répondit Gilberte avec indifférence. "Comme je vais amuser les amis ce soir en leur racontant cela! pensait le vieil athée. Cest quelle est à croquer, cette petite; cest un vrai bijou et, ma foi! elle a raison, ce serait dommage si la pension me la rendait gauche et guindée. Enfin, nous réfléchirons." Et pour clore cet entretien qui devait être une leçon de calcul, Simiès raconta une histoire à la fillette, qui préférait infiniment cela aux problèmes annoncés. V Quelle tuile, mon pauvre ami, quelle tuile!... Eh! pas tant que cela. Comment, pas tant que cela? Sais-tu que, aussitôt que jai appris le malheur qui tarrivait sous la forme dune tutelle, jai laissé ma banque et mes affaires pour venir tapporter mes compliments de condoléance? Eh bien! je ne suis pas trop à plaindre, répondit Simiès en caressant sa barbe grise. Est-ce que tu trouves amusant quune petite fille te tombe ainsi du ciel? Je ne te reconnais plus: on ma changé mon vieil ami Simiès. Donc il te plaît de remplir le rôle de nourrice, de bonne, de papa, que sais-je! de promener, moucher, dorloter la bambine? Je tai mal jugé, mon cher, pardonne-moi. Voyons, Félix, laisse-moi mexpliquer: cette tutelle ma dabord on ne peut plus mécontenté. Gilberte se montrait sournoise, sérieuse comme une petite nonne... Ah! elle se nomme Gilberte? Oui, comme sa mère. Un joli nom. Et qui lui va! Lenfant est gentille physiquement? Charmante; elle sera ravissante plus tard. Blonde, brune? Blonde comme de lor avec des yeux foncés, un teint de lis et de roses. Et comme caractère? Du lait sucré, les premiers jours, du vinaigre, à présent. A quoi tient de changement? Je ne sais trop; je ny comprends rien; peut-être la rusée a-t-elle tâté le terrain, puis sest-elle montrée telle quelle est réellement dès quelle a saisi mes goûts. Jai dabord essayé de la mâter, croyant la shlague un moyen infaillible pour dompter les enfants, mais cela na pas réussi; la petite est trop résolue pour quon la prenne ainsi. Enfin que vas-tu en faire? Voilà; pour linstant je ne mattends pas à ce quelle me donne beaucoup de satisfaction; mais plus tard, quand je laurai façonnée daprès mes principes, que jen aurai fait un petit philosophe en jupons, bref, quand elle sera femme et non plus fillette, ce me sera une compagnie agréable; elle me distraira. Je ne me suis pas marié, trouvant plus commode la vie de garçon et parce que je ne me sentais pas de goût pour les obligations que comporte létat de père de famille; mais javoue que, à présent que je commence à sentir le poids de lâge et des rhumatismes, la société et les soins dune jeune fille me seront chose précieuse. Nas-tu pas pensé, Simiès, que cette petite pourrait te causer quelque ennui, élevée comme elle la été par des parents cléricaux, imbus des principes les plus absurdes? Simiès fit entendre un ricanement aigu en allumant un cigare. Tu me crois donc bien sot, Félix? Jai déjà travaillé à les faire oublier à Gilberte, ces principes; et cest bien facile, elle na pas dix ans. Va, elle ne sera pas depuis six mois sous ma direction quelle se montrera une petite voltairienne accomplie, fie-toi à moi. Je ne doute nullement de ton habileté, répondit M. Félix qui se leva pour prendre congé de son ami. Demeuré seul, Simiès rêva quelques minutes en regardant sélever dans lair la fumée bleue de son londrès, puis Mme Dutel vint le trouver, ayant à lui demander quelques ordres relatifs au dîner du soir. A propos, Monsieur, ajouta-t-elle sur le point de séloigner et revenant sur ses pas, pour quel jour faut-il préparer le trousseau de Mlle Gilberte? Le trousseau de Mlle Gilberte? répéta Simiès étonné. Pourquoi faire, le préparer? Et pour la pension donc? Monsieur oublie quelle y entre le mois prochain. Ah! cest vrai, ma bonne Dutel, jai négligé de vous prévenir que jai changé didée. Lenfant va rester ici? Oui, répliqua la vieillard un peu embarrassé, le médecin la trouve délicate et... Cest-à-dire que Monsieur la trouve amusante à présent quelle a le diable au corps. Moi je ne suis pas de cet avis; est-ce que ce matin je nai pas rencontré Néro coiffé de mon plus beau bonnet; Monsieur pense-t-il que cest agréable des choses comme ça? Elle a fait cela?... Ah! jaurais voulu voir Néro ainsi accoutré! sécria Simiès en se tordant de rire; ah! ah! ah! la gamine a des inspirations aussi originales? Dabord, continua Mme Dutel très piquée, je ne suis pas entrée dans la maison de Monsieur pour y être bonne denfant, et... Quà cela ne tienne, sortez-en, ma bonne Dutel, sortez-en. Je naurai plus besoin de vous, dailleurs, car je vais donner une institutrice à ma nièce. Alors Monsieur me renvoie? demanda la femme de charge qui étouffait de colère à lidée de perdre une si belle place. Nullement; mais vous paraissez si affligée de ce que je garde chez moi lenfant de mon neveu... Moi affligée? Dieu garde! Monsieur me connaît bien peu: jadore les petites filles. Alors tout est pour le mieux; soignez Gilberte et montrez- vous complaisante avec elle: vous naurez pas lieu de vous en repentir. Rassurée, Mme Dutel quitta la chambre et murmura en séloignant: "Tu mets ça sur le compte de la santé de la gamine, vieille cervelle détraquée, mais tu trouves à présent du plaisir à voir jouer lenfant; ça va aller comme ça jusqu'à la fin de lété; puis si, passé cette époque, elle te gêne ou te lasse, tu sauras bien la coffrer sous un prétexte quelconque. Qui vivra verra." Puis elle annonça à Gilberte la décision de son oncle; la fillette ne manifesta aucun étonnement. Je le savais, répondit-elle tranquillement; jai dit à mon oncle quil me déplairait de vivre au pensionnat. Voilà quelle le mène déjà par le bout du nez!... sécria Mme Dutel en levant ses grands bras au ciel. Quest-ce que ça sera alors dans un an ou deux? VI Ainsi fut modifiée lexistence de Gilberte Mauduit: lenfant douce, pieuse et soumise devint une petite fille indomptée, incroyante et capricieuse. Mais Simiès laimait ainsi. Elle avait en germe dans sa petite âme beaucoup de qualités exquises: il les étouffa; elle avait aussi beaucoup de défauts, non grossiers ni vulgaires, mais dangereux pour cette jeune nature; Simiès les développa. Il avait, nous le savons, un système à lui pour léducation des jeunes filles. "Cest un vautour couvant une aiglonne", disaient ses amis amusés de voir le vieux Simiès transformé en père de famille. Ce vautour devait arriver promptement à ses fins et extirper de ce petit cur aimant toute idée religieuse. Je te préfère telle que tu es maintenant à ce que tu tes montrée en marrivant, cest-à-dire guindée et ridicule, lui disait le vieillard en caressant la joue satinée de Gilberte. Vois-tu, être si sage et si posée, cest bon pour les petites de Carcanne. Ces nobles, entichés de dévotion, sont assommants: on dit que leurs enfants sont des anges; or cest absurde dêtre un ange. Puis, souriant en voyant Gilberte lui échapper pour esquisser une gambade: De ce côté-là je nai plus rien à craindre avec toi: je tai façonnée à mon goût en peu de temps. Cependant elles sont bien gentilles et bien complaisantes, les petites de Carcanne, répondit Gilberte en revenant à son oncle un peu essoufflée par ses exercices gymnastiques. Je te laccorde; mais aimerais-tu, toi, à leur ressembler? Elles ne savent que chanter des cantiques ou réciter des poésies où ciel rime avec fiel. Cest vrai; et puis elles se sont scandalisées lautre jour parce que, jouant au croquet, jai manqué mon coup et crié: "Sapristi!" et puis parce que je fredonnais la chanson que vous mavez apprise, vous savez bien, mon oncle? Et Gilberte chantonna de sa petite voix claire: Cétait pendant lhorreur dune profonde nuit, On eût dit que Racine davance leût prédit; Quatre millions de singes, pères, mères et fils, Savançaient à pas lents, chantant De profundis, Sur lair du tra la la la... Aussi, reprit lenfant, boudeuse à ce ressouvenir, Mlle Maudrey, leur institutrice, ma ordonné de me taire, comme si elle avait le droit de me faire des observations. Je ne laime pas, Mlle Maudrey. Tu préfères ta fräulen Frida, nest-ce pas? Tu en fais tout ce que tu veux. Oh! Fräulen, répliqua Gilberte, allongeant ses fines lèvres roses dans une moue dédaigneuse, je ne laime pas non plus. Que lui reproches-tu donc? De ne pas assez te gâter, peut- être? Ce nest pas cela. Je la trouve trop... trop... Eh bien? Trop souple avec moi et trop obséquieuse avec vous! sécria la fillette toute rouge dindignation. La supporterais-tu mieux si elle timposait ses volontés avec fermeté, Gilberte? Qui sait?... murmura lenfant songeuse. "Mais, reprit-elle, pour en revenir aux petites de Carcanne dont nous parlions tout à lheure, au fond jai de lamitié pour elles, car elles ont bon cur et ne disent de mal de personne." Gilberte, par bonheur, avait un sentiment droit, un jugement sain que ne pouvait dénaturer tout à fait le malheureux Simiès. Aussi, après avoir jeté sa pointe à ladresse de ses petites compagnes de jeux, sempressait-elle de témoigner de leurs bonnes qualités. Gilberte grandissait donc entre cet athée intelligent, mais horriblement dévoyé, et une gouvernante qui lui enseignait fort bien lallemand, langlais, litalien et la géographie, mais fort mal ce que tout enfant doit savoir touchant la vérité et la justice. Gilberte apprenait vite et retenait ce quelle apprenait; son oncle lui donna les meilleurs professeurs pour le piano, le chant, le dessin, léquitation, etc. Il se chargea de la philosophie et de lhistoire; aussi fit-il de sa nièce une libre penseuse comme il lavait désiré, dailleurs. De plus, la fillette jouait du billard assez habilement ainsi quau lawn-tennis et au cricket; elle montait tous les chevaux de lécurie des Marnes et conduisait four in hand, ce qui, pour Simiès et ses amis, était le comble de la bonne éducation; enfin elle dansait à ravir et navait pas sa pareille dans les sauteries ou les matinées quelle pouvait seulement aborder, aspirant de toute son âme au temps où les grands bals lui seraient ouverts. Elle nageait comme un poisson, faisant le désespoir des jeunes filles de Trouville ou de Royan; de plus, elle était déjà fort entourée malgré son âge encore enfantin, car ses saillies originales étaient très goûtées et, selon lexpression des jeunes gens, elle navait pas froid aux yeux. Simiès jouissait orgueilleusement des précoces succès de sa nièce, et, afin de mieux sen parer pour ainsi dire, et la faire admirer, il lui permettait quelquefois de trôner en face de lui dans les dîners quil donnait à ses amis, pourvu quelle allât se coucher au dessert. Ainsi de bonne heure il déclassait la pauvrette dans une compagnie de mauvais ton où la religion, le prêtre et la vertu étaient dénigrés à qui mieux mieux. Ces viveurs, oubliant la présence de lenfant et excités par les boissons capiteuses, se lançaient souvent dans des récits très risqués, jusquà ce que leur amphytrion sécriât en riant: "Gazez, mes chers amis, gazez, je vous en prie, il y a ici de jeunes oreilles pour lesquelles vos paroles ne sont pas perdues." Alors Gilberte nen écoutait que mieux, ne comprenant rien du tout, mais trouvant très drôle tout ce qui se disait là. De jour en jour, et cela se conçoit avec une telle éducation, elle acquérait un aplomb plus grand, et elle démontait ses interlocuteurs par ses questions à brûle-pourpoint ou ses réflexions inattendues. Elle jugeait tout, discutait tout avec un sang-froid imperturbable. Il fallait quelle sût toutes les nouvelles des salons parisiens; qui avait couru ou fait courir; qui avait gagné le Grand-Prix; jubilant si elle avait pronostiqué juste aux dernières courses, car Mlle Mauduit, cette bambine de treize ans, aimait avec passion les concours hippiques et tout ce qui concernait le cheval. Puis elle discutait politique avec lassurance dun vieux général et se rangeait successivement dun parti ou dun autre à mesure que ceux-ci lui paraissaient plus dignes de son approbation. Lorsque, après le dîner, Gilberte avait joué son morceau de piano, servi le café et chanté quelque leste chansonnette, le sommeil de son âge la gagnait; alors elle secouait à la ronde la main des invités de son oncle, à langlaise, cest- à-dire par ce mouvement gracieux qui détache lavant-bras de lépaule, et elle allait se coucher en faisant à part soi ses petites remarques: "Un tel était moins bien teint aujourdhui que jeudi dernier. Le jeune D... posait pour le spleen; X... buvait trop, cela nuisait à son intelligence; oh! il baissait, il baissait depuis quelque temps! M. Simiès navait pas lair de sen apercevoir." Parfois Fräulen croyait de son devoir de faire quelques observations à sa caustique élève. Oh! miss Gilberte, lui disait-elle en anglais, la fillette préférant cet idiome à celui, plus dur, dOutre-Rhin, young misses must never speak so boldly as you do; it is shocking! Les jeunes demoiselles ne doivent pas parler hardiment comme je le fais?... Ah! Fräulen! sécriait la petite folle, navez-vous donc jamais entendu mon oncle dire que tout mest permis? Ya, miss Gilberte. Tout mest permis parce que je suis jolie et spirituelle; ces Messieurs aussi disent la même chose. Miss Gilberte, you are proud. Orgueilleuse? et après, nen ai-je pas le droit? No. Mon oncle veut que je sois fière et capricieuse; il dit que les imbéciles seuls sont humbles. La gouvernante ne répliqua plus; elle ne voulait pas contredire M. Simiès et elle redoutait les réponses embarrassantes de son élève. Cependant Gilberte ne dépassait généralement pas les limites du convenable, et si elle parlait souvent à tort et à travers, elle gardait une certaine délicatesse dans ses paroles, toute vulgarité lui répugnant. Cette enfant, très intelligente, douée dune beauté rare et dinstincts artistiques, ravissait en effet, non seulement son oncle, mais les amis de son oncle; or ceux-ci, peu soucieux de ce quil en pouvait résulter pour cette petite nature encore innocente, lui laissaient entendre quelle était jolie et spirituelle, à tel point quelle finit par savoir ce quelle valait et au delà, et elle naccepta plus les compliments quavec cette indifférence banale des femmes assurées davance de ce quon va leur dire. Quant au vieux Simiès, elle nignorait pas que sa petite main le menait où elle voulait et quil nétait pas un de ses caprices auquel il nobéît. Il lemmenait dîner ou déjeuner avec lui dans les restaurants à la mode et ses fantaisies étaient des plus coûteuses, non que lenfant fût gourmande, mais elle aimait à commander les mets les plus rares, quitte à les laisser intacts dans son assiette sils ne lui plaisaient plus une fois servis. Cest quelle ignorait encore que, à la porte de ces restaurants étincelants où sont prodigués les vins fins, les truffes et le gibier exquis, de pauvres affamés tendent la main, souvent en vain, pour obtenir un morceau de pain dur. Ce nétait pas légoïste Simiès que lui eût appris. Aux courses où il ne manquait jamais de lemmener, il lui permettait de parier. Pour satisfaire sa passion pour les chevaux il lui avait fait présent de deux amours de poneys quelle conduisait tous les jours attelés à un élégant panier; aux Marnes où lon passait une partie de la belle saison, quatre ou cinq chiens énormes et magnifiques suivaient partout la fillette. Simiès lui avait aussi donné le goût de la chasse, mais Gilberte navait pas encore usé beaucoup du petit fusil anglais quil avait fait faire exprès pour elle; elle était surtout ravie de se voir vêtue en jeune Diane chasseresse, la jupe aux genoux, chaussée de bottes rouges, la toque posée cavalièrement sur ses cheveux blonds. Quant au patinage, la petite Mauduit, comme on le disait au Bois de Boulogne, était de première force; elle ressemblait à un cygne avec son visage rosé et sa longue chevelure au vent, habillée de fourrures claires, tandis quelle glissait avec une grâce incomparable, dessinant sur la glace mille arabesques, de son petit patin dargent. En revanche, Gilberte ne savait tenir ni une aiguille, ni un crochet. Le travail manuel massomme! disait-elle à Fräulen Frida qui gémissait sur cette lacune dans léducation de son élève. Bah! sécriait alors le vieil oncle, quest-ce que cela fait? elle naura jamais besoin de raccommoder elle-même ses nippes. Et regardant avec un tendre orgueil cette adorable tête de linotte posée sur des épaules mignonnes, mais déjà charmantes, il ajoutait in petto: Quand elle sera une femme, elle tournera tous les cerveaux masculins et fera le désespoir de ses pareilles; elle sera coquette comme une petite tigresse, si toutefois on ne la blase pas trop vite sur la louange. Le malheureux encourageait ses faiblesses; si parfois il la trouvait assise au petit salon, un peu songeuse, regardant le feu, il sécriait: Pour Dieu! ne sois pas si tranquille. Casse plutôt quelque chose, mais ris; tu as lair malade comme cela. Cest que, sans quil sen doutât, ce petit cheval échappé pensait quelquefois, ou plutôt elle essayait de ressaisir un peu de la petite Gilberte dautrefois, celle quaimait sa mère; mais, hélas! cétait chose difficile à présent. Cependant le souvenir demeurait vivace dans cette tête folle; elle revoyait toujours cette scène navrante: le vaisseau lOhio entrant au Havre son pavillon baissé et voilé en signe de deuil, pendant quelle se tordait de douleur entre les bras du capitaine, un brave homme qui essayait de la consoler avec sa grosse voix de marin; en bas, dans une cabine de premières, Maïa, la négresse fidèle, priait avec quelques passagers charitables, auprès du corps dune jeune femme que la mort avait frappée presque subitement. Gilberte voyait toujours ce tableau. Maïa la négresse, seul souvenir de ce passé, avait dû quitter lenfant et retourner aux Antilles. Et la morte avait été enterrée au Havre, bien loin, là-bas, et loncle Simiès navait jamais offert à Gilberte de lemmener visiter cette tombe. VII Une après-midi dhiver, Gilberte revenait de la promenade avec Fräulen Frida, lorsque celle-ci sarrêta devant la boutique dun pâtissier: Miss Gilberte, dit-elle, nous navons pas encore lunché, entrons ici. Cest que je suis dégoûtée de tout cela, répondit Gilberte en jetant un regard ennuyé à la devanture qui étalait ses plus séduisantes friandises. Dégoûtée de ces bonnes choses? ne put sempêcher de sécrier un garçonnet dune dizaine dannées en levant vers les promeneurs sa figure toute rouge de froid. Il considérait Gilberte comme un phénomène, et la convoitise ardente brillait dans ses yeux espiègles. Gilberte se mit à rire. Tu aimes les gâteaux sans doute, toi, gamin? demanda lAllemande amusée, elle aussi. Que oui. Et il y a longtemps que je nen connais plus le goût. Quappelles-tu longtemps? fit la fillette en souriant. Des mois et des mois. Et pourquoi tes parents ne ten donnent-ils pas, puisque tu en es friand? Du temps que le père vivait, on en avait tous les dimanches et même les jeudis. Et à présent pourquoi est-ce changé? Le père est mort, répondit gravement lenfant, et la mère qui sescrime à travailler jour et nuit peut tout juste nous donner du pain et de la soupe; cest que nous sommes six à la niche, il faut vivre. Cependant un biscuit ou un sucre dorge ne coûtent pas cher. Encore trop pour nous, Mademoiselle, avec deux sous de pain on se nourrit mieux quavec un biscuit. Gilberte, intéressée malgré elle par la mine ouverte du petit garçon, continua dune voix plus douce: Et si tu en demandais à ta maman, elle ne te les refuserait pas. Oh! sécria-t-il indigné, jamais, jamais nous ne lui demandons le superflu quand nous la voyons se tuer pour nous donner le nécessaire; pas même la petite Marie qui tient encore plus que nous aux bonnes choses, car plus on est petit, plus on est gourmand, nest-ce pas? "Aussi, bonsoir!" conclut-il en faisant une grimace au brillant magasin tentateur, toute sa gaîté de gamin de Paris lui revenant après une seconde de sérieux. Attends-moi là une minute, dit Gilberte, le retenant par sa blouse usée, mais propre. Et, faisant un signe à Fräulen, elle entra chez le pâtissier dont elle dévalisa littéralement la boutique. Elles ressortirent toutes les deux les bras chargés de paquets blancs ficelés de rose. Auras-tu la force de porter tout cela chez toi? demanda Gilberte au garçonnet qui piaffait, en sifflotant sur le trottoir: Chez nous?... fit-il, ouvrant de grands yeux. Oui, ce sont des gâteaux et des bonbons: il y en a pour tous, et la petite Marie va être bien contente. Ah! Et il demeurait stupéfié, ne sachant comment exprimer sa reconnaissance. Ce nest pas seulement pour moi que je suis si content, dit-il enfin; mais ça va-ty faire une fête à la maison!... Y vont tous sauter de joie. Cest que vous ne savez pas, vous, Mademoiselle, combien faut peu pour faire plaisir aux enfants pauvres. En lécoutant, Gilberte eut une idée plus lumineuse encore; elle prit sa petite bourse bien garnie et la tendit au garçonnet. Celui-ci recula. Non, dit-il, pas dargent; la mère ne veut pas. Des bonbons, ça cest différent, on peut les accepter parce quon amuse souvent les enfants avec ça; mais de largent cest une aumône. "Et mon oncle dit que tous les pauvres gens sont avides et ingrats, pensa Gilberte, il ne les a pas vus de près." Alors, reprit-elle tout haut, tu refuses quelques billets pour tacheter des jouets? Oui, Mademoiselle, mais je vous remercie tout de même bien. Tenez, un moyen de nous venir en aide, puisque vous êtes si bonne, ce serait de procurer de louvrage à ma mère. Où demeure-t-elle? Oh! bien loin, rue de Chaillot, 20, et elle est lingère pour le fin. Si vous saviez comme elle coud bien! elle sappelle Mme Charlet. Cest bien, jen prendrai note. De retour à la maison, Gilberte affirma à son oncle quelle avait un besoin urgent de jupons, de chemises et de mouchoirs de batiste; pour le mieux prouver, elle eût volontiers mis en pièces son petit trousseau de fillette, mais son oncle lui donna carte blanche pour le faire augmenter ou renouveler où il lui plairait. VIII Entre sa treizième et sa dix-septième année trois incidents, malheureusement trop rapides, amenèrent une diversion salutaire dans la vie dissipée de Gilberte Mauduit. Mais ils seffacèrent trop vite de sa mémoire et, grâce à la funeste influence de Simiès, ne lui laissèrent aucun souvenir bienfaisant. Le premier eut lieu aux Marnes, un automne, où, sur la demande de Gilberte, on prolongeait un peu la villégiature cette année-là. Un matin, M. Simiès reçut lannonce de larrivée dun nouvel hôte; un de ses petits-neveux quil connaissait peu et qui venait parler avec lui daffaires importantes. Le jeune homme suivait de près le télégramme, et le châtelain des Marnes neut que le temps denvoyer une auto à la gare. Gilberte était absente depuis le matin, ayant voulu faire une longue chevauchée avec Thomas, le vieux piqueur. Simiès navait jamais professé de sympathie bien vive à légard des Daltier, ses parents éloignés; cependant Albéric, le fils aîné, celui qui allait arriver, était le bienvenu ce jour-là aux Marnes dont les hôtes se faisaient rares; cétait une nouveauté, une distraction. Dès son entrée au château et après avoir remis un peu dordre à ses vêtements dans la chambre qui lui avait été préparée, le jeune homme entretint son oncle des graves questions qui avaient motivé son voyage; la conversation dura jusquà ce que le premier coup du déjeuner réunît au salon tous les convives des Marnes. Au second appel, Gilberte navait pas encore paru. Bah! dit Simiès en riant, il est dans les habitudes de ce petit despote de ne jamais se soucier de lexactitude, mais aujourdhui nous ne lattendrons pas, car Albéric arrive de voyage et doit avoir besoin de réparer ses forces. Et, malgré les protestations de son neveu, il entraîna la petite société à la salle à manger. Ils en étaient aux huîtres lorsque, par la porte-fenêtre ouverte pour laisser pénétrer à la fois lair pur et le soleil, une grande ombre sallongea sur le sol tandis quun rire frais se faisait entendre. Tous levèrent la tête et demeurèrent stupéfaits; Simiès, lui, sourit sans perdre un coup de dent. Cétait tout simplement Bayadère, la jolie jument alezane de Mlle Gilberte Mauduit, montée par lespiègle fillette qui faisait ainsi sa rentrée au logis; la cravache dans sa petite main gantée, la gaîté aux lèvres et aux yeux, le chapeau à plume coquettement posé de côté sur ses cheveux dor en révolte, lenfant était ravissante. Elle va se tuer! sécria quelquun voyant glisser sur le parquet ciré les quatre fers de lanimal. Me tuer? pas de danger, répliqua Gilberte. Bayadère a lhabitude de ces équipées-là. Je laccoutume à marcher partout et sur tout. Puis elle rougit en apercevant fixé sur elle le regard de deux yeux bleus sévères au fond desquels luisait comme un sourire. Albéric Daltier sétait levé pour saluer larrivante, et, jetant sa serviette, il offrit le secours de sa main à la gentille amazone. Mais, avant quil eût accompli ce mouvement, dun bond leste et gracieux elle avait glissé le long de la selle jusqu'à terre. Mon oncle, dit-elle un peu confuse à M. Simiès, il fallait me prévenir que vous aviez un nouvel invité et jaurais fait une entrée plus correcte. Bah! cela na pas dimportance, fit Simiès en buvant son madère; Albéric est ton cousin, au dixième degré je crois, il est vrai, mais tu ne baisseras pas dans son estime parce que tu nous a présenté Bayadère en te présentant toi-même, nest-ce pas, Albéric? Le jeune Daltier répondit quelques mots gracieux avec une nuance de fine raillerie. Gilberte porta à ses lèvres un petit sifflet dargent dont elle tira un son prolongé; bientôt parut un groom; il emmena Bayadère qui commençait à donner des signes dimpatience et qui allongeait sa tête joyeuse vers la corbeille de pain. Va vite thabiller ou bien il ne restera plus dhuîtres pour toi, dit M. Simiès à sa nièce. Lorsque Gilberte reparut, elle avait changé sa robe de cheval contre un ravissant costume bleu et blanc et elle déclara avoir une faim de loup. Puis avec son aplomb imperturbable elle se mit à causer tout en mangeant, et Albéric qui la voyait pour la première fois nen revenait pas du sang-froid de cette fillette qui, à peine sortie de lenfance, jugeait tout, parlait de tout, donnait son avis sur tout. On citait un chanteur célèbre. Il se fait vieux, disait-elle, il chante toujours avec une méthode adorable, mais il perd la voix. Puis une autre: Oh! celle-ci, elle est coulée, sauf pour lAmérique et la Russie peut-être. Simiès poussa le coude de son voisin: Elle est étourdissante, nest-ce pas? Etourdissante, riposta le parasite de gauche qui, venu pour parler politique et chauffer son élection, enrageait de voir cette petite fille tenir le dé de la conversation. Un des invités, un tout jeune homme qui, depuis quelques mois, allait de château en château dans lespoir de cueillir une dot et une femme avec, parla des espérances quil avait dobtenir la main dune jeune fille très riche et très bien élevée, mais bossue. Oh! fit lenfant terrible, à votre place, Monsieur Ernest, je népouserais pas. Pourquoi cela, Mademoiselle? Parce que Uranie Cicelay a beaucoup desprit, beaucoup trop ; elle vous roulerait à plate couture, et malgré la grosse fortune quelle vous apporterait, vous ne seriez pas heureux. Mon Dieu, Mademoiselle, répondit doucement le jeune homme qui riait jaune, il y a si peu de caractères qui sympathisent ! si la femme a des goûts casaniers, le mari a tant de moyens de tuer le temps: les amis, le cercle... Le cercle, ah! ah! ah! oui, il a bon dos le cercle, pour vous autres hommes! Elle a de lesprit jusquau bout des ongles, sécria Simiès en enveloppant sa pupille dun regard dadoration. "Et du fiel jusquau bout de la langue, pensa le chasseur de dots, exaspéré. Quelle petite peste! Si lon ne mangeait si bien chez son oncle, on fuirait cette maison." Quant à Albéric Daltier, il considérait avec une stupeur quil ne se donnait pas la peine de dissimuler la fillette fantasque et mordante dont tous applaudissaient servilement les réflexions originales. On apporta le courrier au dessert et Gilberte sen empara avant son oncle et ouvrit une lettre imprimée sur papier glacé chiffré de gris. Elle lut tout haut: "Monsieur et Madame Querréal ont lhonneur de vous faire part du mariage de leur fille Berthe avec Monsieur Alfred Nancé, etc." Eh bien! ça, cest stupide! sécria Gilberte en froissant le papier dans sa main. Stupide? pourquoi? Parce que cest unir misère et pauvreté; les Querréal nont rien ou à peu près, et Alfred Nancé vit de sa petite place au ministère; avant peu ils seront sur la paille. Comme les Marsille, ajouta Simiès de sa voix affilée comme une lame. Gilberte sapprêtait à lancer une seconde épigramme lorsquelle rougit de nouveau en voyant fixés sur elle les yeux dacier de son cousin, pleins dun indicible dédain. Ma cousine, fit celui-ci, de sa belle voix mâle et harmonieuse, êtes-vous déjà tellement de notre siècle brutal que vous estimiez dans un mariage lor avant la vertu et laffection? Mon oncle dit, répondit lenfant avec moins dassurance toutefois, mon oncle dit que la pauvreté ou tout au moins les privations et la gêne engendrent beaucoup de désunions. Pour les cupides et les frivoles peut-être, non pour ceux qui ont lâme assez élevée pour sappuyer lun sur lautre dans les moments pénibles et trouver dans leur tendresse mutuelle plus de satisfactions que dans le bien-être ou le plaisir. Gilberte comprit la leçon et, pour la première fois de sa courte existence, la honte la prit en sentant la justesse et lironie voilée de ces paroles. Ta ta ta, cest très beau de parler damour et deau fraîche quand on a vingt ans et le gousset bien garni; mais la vie est longue, on sen lasse vite, dit Simiès qui pelait un fruit superbe au bout de sa fourchette. "Oui, quand on ne sappuie pas sur Dieu", pensa Albéric. La conversation prit un autre tour, sans que la verve de Gilberte sarrêtât une minute; il semblait quelle voulût braver ce cousin dont elle devinait le blâme. Ladorable enfant, sans le savoir et sans le vouloir certainement, abîmait le prochain impitoyablement. Sa bouche rose blessait avec une cruauté inouïe; elle parodiait ceux qui lui déplaisaient et, du haut de son orgueil serein, jetait sa mordante épigramme sans se soucier du mal quelle pouvait faire, sans se soucier même des compliments que lui attirait son esprit. Et cétaient peut-être justement ceux qui la flattaient le plus quelle flagellait le plus rudement, inconsciente cependant de la dégradation de ces amis de son oncle qui avaient été en cela ses premiers maîtres. Dune famille où lamour du prochain était en honneur presque à légal de lamour de Dieu, Albéric Daltier se sentait rempli dune compassion infinie pour cette mignonne cousine qui ignorait absolument la vertu de charité. "Si méchante et si jolie! se disait-il. Et peut-elle être autrement entre les mains de ce démon de Simiès?" Certes lenfant demeurait la candeur même, bien quelle entendît des choses quelle naurait pas dû savoir; on devinait que le fond de son innocence nétait pas altéré. Elle avait un charme à elle, une riche et brillante nature, trop brillante peut-être; qui pouvait dire si, plus tard, bientôt, Simiès nallait pas ternir cette divine candeur? "Oh! pensait encore Albéric on devrait enlever les enfants à ces tuteurs-là, hommes sans foi ni principes; on devrait couper la langue à ceux qui se permettent de prononcer de tels discours devant de jeunes oreilles, de même quon devrait couper la main de ceux qui écrivent le mal." A la fin du repas que lépicurien Simiès aimait à faire traîner en longueur, Gilberte devint pensive; elle jetait de temps à autre un coup dil du côté de son grand cousin, se demandant pourquoi il la regardait avec des yeux si sévères et quel était celui-ci qui, seul, ne lui avait pas fait de compliments et navait pas conté de ces anecdotes qui font rire. Sa belle et mâle figure rayonnait au milieu des visages cyniques qui lentouraient; on le sentait au-dessus, bien au-dessus de ces vieillards blasés. Lorsquon passa au salon et que Gilberte, déjà maîtresse de maison, eut versé le café dans les tasses, prise dun caprice subit, elle tendit la main à son oncle qui offrait des cigarettes et des cigares aux invités. Une pour moi, mon oncle. Fumer, vous? vous vous ferez mal, petit démon. Non, mon oncle. Donnez. Simiès obéit en riant et Gilberte, triomphante, tira quelques bouffées dun tabac turc assez fort. Nest-elle pas adorable? glissa Simiès à loreille de son neveu. Albéric ne répondit pas et demeura grave. Ce nétait pas ainsi quelles étaient élevées, les mignonnes jumelles, ses soeurs chéries, quil avait laissées dans la petite maison de Marseille, mais aussi elles étaient conservées sous lil jaloux de la plus sage et de la plus tendre des mères. Tandis que Gilberte, la pauvre orpheline, grand Dieu! en quelles mains était-elle tombée? Lenfant, cependant, commençait à se trouver mal à laise de son puéril amusement; déjà animée par la longueur du repas et le peu de vin fin quelle avait bu, elle sentit la tête lui tourner et ses jambes vaciller; elle quitta le salon au moment où les messieurs entamaient une discussion politique dont nos ministres faisaient les frais. Albéric seul remarqua la pâleur de la fillette, et, laissant ses compagnons agiter la question du budget, il gagna la terrasse où linvitaient à la promenade le soleil encore chaud et la brise encore tiède. Il y trouva Gilberte assise mélancoliquement sur un banc de bambou, toute blanche et toute languissante. Il senquit de ses nouvelles avec intérêt, sans faire dautre allusion à la gaminerie quelle avait commise, et lui demanda la permission de prendre place à côté delle, ce quelle daigna lui accorder. Elle se sentait un peu confuse au fond, mais il nétait pas dans sa nature de demeurer longtemps honteuse, et, laplomb lui revenant avec les forces, elle questionna à son tour son grand cousin. Doù venait-il? Comment lui était-il parent? Comment ne lavait-on jamais vu avant ce jour? Avait-il des soeurs et des frères? Et, sur sa réponse affirmative: Ah! vous êtes heureux, vous! soupira lenfant avec un accent de regret qui toucha le jeune homme. Il vit alors que ce petit cur égoïste avait une peine, et, adroitement, il fit causer Gilberte sur la vie quelle menait chez son oncle. Ravi de voir aussi attentif ce beau dédaigneux, Gilberte lui dépeignit avec enthousiasme son existence riante et dorée, ses plaisirs actuels et ceux qui lattendaient dans lavenir. Il la laissa parler dans linterrompre, puis quand elle eut fini: Ainsi, dit-il, dans ces journées, longues pourtant, il ny a pas de place pour une heure de sérieux, de travail, de devoir? Mon oncle éloigne de moi tout ce qui mennuie. Parce quil vous gâte trop, hélas! sans songer à ce que la vie peut vous réserver plus tard. Ma vie? oh! elle sera brillante aussi plus tard. Je ferai un beau mariage. Quoi! vous y songez déjà? Oh! non, seulement je sais que je nai rien à craindre de lavenir. Quen savez-vous? Pouvons-nous jamais nous vanter dune chose pareille? Lavenir ne nous appartient pas, il est à Dieu. Gilberte eut un petit rire sardonique. Vous croyez en Dieu, vous? De toute mon âme. Et vous, se peut-il que vous ayez tout à fait oublié?... Oublié quoi? Albéric la regarda un instant en silence, puis il continua: Votre mère était croyante, Gilberte, votre père était un bon chrétien. Votre oncle Simiès, tout dévoué quil vous est, hélas! est un athée; mais vous enfin, vous, ne devriez-vous pas encore savoir prier? Mon oncle affirme que de nos jours on na plus besoin des principes austères dautrefois; il dit quà présent la religion est démonétisée, je ne veux pas être ridicule. La religion ne sera jamais démonétisée, Gilberte, et ceux qui prient ne seront jamais ridicules. Oh! mon enfant, nier Dieu, mais cest nier la lumière. La religion est ennuyeuse, fit Gilberte avec une petite moue. Ennuyeuse? ah! certainement elle nous défend labus du plaisir et astreint notre nature à certaines gênes, voilà ce qui contrarie messieurs les libres penseurs; mais aussi combien elle est consolante! On voit bien que vous ne la connaissez pas, la vie. Je ne la connais pas? Vous ne lavez vue que de son côté rose et séduisant, ma pauvre petite enfant. Pas si petite, ni si enfant, riposta Gilberte un peu piquée en redressant sa taille menue. Vous navez jamais pleuré, poursuivit Albéric sans sémouvoir de cette protestation. Si, jai pleuré. Quand cela? Il y a longtemps sans doute? Aux premiers jours de mon entrée chez mon oncle, quand je me suis trouvée si seule à Paris, sans papa ni maman, et que personne ne maimait. Gilberte prononça ces mots dune voix sombre en jouant nerveusement avec une brassée de fleurs dont elle avait empli son petit tablier. Eh bien! il y a peu dannées de cela; avez-vous donc le cur si léger que vos plaisirs successifs en aient enlevé tout le souvenir du passé? Lenfant ne répondit pas, mais elle laissa tomber ses fleurs. De quel droit me dites-vous cela? fit-elle enfin, un peu farouche. Parce que jai pitié de vous. Pitié?... Elle eut un petit rire orgueilleux. Pitié, quand tout le monde me porte envie? Tout le monde? souligna Albéric. Oh! que vous vous faites illusion! Jestime que bien des malheureux, moins favorisés que vous sous le rapport des biens matériels, néchangeraient pas volontiers leur sort contre le vôtre. Gilberte pensa soudain au petit garçon de Paris auquel elle avait donné des gâteaux et qui, malgré sa pauvreté, paraissait heureux de sa destinée. Il y a des gens contents de peu, murmura-t-elle. Ce sont ceux qui espèrent en lautre vie. Il reprit après une pause: Je suis sûr que vous ne vous doutez pas des misères qui couvrent le monde, que vous navez pas une idée de la véritable indigence, non de celle qui court les rues, tend la main et étale ses plaies, mais de celle qui vit dans les greniers, qui se cache, qui a honte et qui soufre doublement. Ah! mon enfant, que vous ignorez de choses! Vous navez jamais reposé vos yeux, même ici à la campagne où tout est pour vous nouveau plaisir, sur ces intérieurs misérables, vrais taudis où les bébés grouillent demi-nus dans la poussière, se disputant la soupe et les croûtes de pain dur quon leur mesure parcimonieusement; vous ne savez pas quil y a dans ce Paris que vous aimez tant parce que vous vous y amusez, chaque nuit, des désespérés qui marchent à leau noire du fleuve pour y sombrer avec leurs tortures; vous ne savez pas quil y a de pauvres mortes abandonnées dans la nuit faute dun bras ami pour leur porter secours. Gilberte lécoutait toute pâle et frissonnante.. Est-ce vrai? est-ce vrai, ce que vous me dites là? Hélas! oui, trop vrai. Alors, fit-elle toute révoltée, sil y a un Dieu comme vous lassurez, pourquoi permet-il que la vie soit de plume aux uns, de plomb aux autres? Cest injuste. Non, ce nest pas injuste, car Dieu rendra du bonheur au centuple dans léternité à ceux qui auront souffert ici-bas. Cest cette pensée qui les soutient, dailleurs, car avec les principes de votre oncle, quel est celui de ces malheureux qui ne viendrait brutalement dire au riche: "Tu ris pendant que je pleure, tu manges pendant que je jeûne, tu dors pendant que je travaille, ce nest pas juste; partageons tes joies; jy ai droit autant que toi." "Cest pour cela, Gilberte, que celui qui a la richesse doit aider celui qui ne la pas, sil ne veut que léternité lui soit lourde." Et moi alors? moi qui nai jamais pensé à cela? murmura Gilberte très troublée. On ne vous en disait rien, donc vous péchiez par ignorance; dautres enfants que vous sont dans le même cas, hélas! Mais désormais vous saurez; vous vous rappellerez mes paroles toutes les fois que vous jouirez: à la table luxueuse de votre oncle où vous gaspillez souvent la nourriture si précieuse à laffamé; dans ces restaurants élégants où vous aimez à voir les places assiégées par les heureux vivants, où le champagne coule sur le parquet sablé, où en un seul repas vous dépensez ce qui nourrirait une famille pauvre pendant un mois. Oh! cest vrai, murmura lenfant que ces paroles atteignaient en plein cur; et ce nest pas seulement cela, mais au jour de lan on me donne des jouets, des boîtes de bonbons dun prix fou; je regarde à peine les uns et je naime plus les autres. Et puis, continua Albéric, quand vous ferez une moisson de ces fleurs coûteuses que vous piétinez ensuite, dans ces serres que je vois dici et qui sont réputées magnifiques, vous penserez que, lorsque en hiver on brûle le bois sans compter, pour y entretenir une chaleur égale, des milliers de vieillards grelottent devant un foyer vide. Lorsque vous danserez joyeuse et fière de votre toilette, dans ces salons embaumés où sont semées à profusion les lumières et les plantes rares, vous vous direz que, en bas, peut-être sous la porte cochère de votre maison, pleure de faim et de froid un petit enfant quon a battu parce quil est rentré au logis les mains vides. Mais alors, sécria Gilberte, pourquoi ny a-t-il pas une loi pour que tous soient égaux; pour que les uns naient pas tout largent et les autres rien? Ma mignonne, la fortune du plus riche partagée entre tous ne donnerait pas même vingt sous à chacun. Cest, je vous le répète, à celui que le sort a favorisé, à égaliser la balance; à ne se considérer que comme un dispensataire des biens que Dieu lui a confiés. Voilà pourquoi il ne faut pas traverser la vie en samusant uniquement sans jamais réfléchir ni songer aux autres. Gilberte écoutait son cousin dans cette attitude de langueur pensive qui la rendait si séduisante. Soudain ils entendirent un bruit de voix et de pas qui se rapprochaient deux en même temps que lodeur des cigares trahissait la présence dimportuns. Voici mon oncle et des invités, dit Gilberte en fronçant ses fins sourcils, allons-nous-en, voulez-vous. Parlez-moi encore, dites, parlez-moi encore, ajouta-t-elle, adorablement câline en penchant sa jolie tête vers Albéric. Voyez, ils vont du côté des serres; nous, allons à lopposé, vers le bois. Il obéit et se leva. Etes-vous assez remise pour marcher un peu? lui demanda-t- il. Oui, répondit lenfant rougissante, je suis tout à fait bien. Trop petite encore pour atteindre son bras, car Albéric était de haute taille, elle glissa sa main mignonne dans la sienne. "Comme elle serait bonne et aimable si lon ne sempressait de détruire toutes ses qualités en germe!" pensait le jeune homme en regardant la petite tête blonde queffleurait un rayon de soleil dautomne. Ils reprirent leur grave causerie tout en suivant lentement les allées au feuillage rougeâtre. Je métonne que vous mécoutiez si bien, dit tout à coup Albéric en pressant la petite main serrée dans la sienne; moi qui ne vous fais pas de compliments et qui vous dit la vérité... un peu rude, un peu amère. Cest vrai, répondit naïvement Gilberte. Je ne fais jamais de compliments à ceux que jestime. Alors vous mestimez donc? dit-elle, toute joyeuse. Vous entendez mes reproches et mes conseils sans murmurer ni protester; cest donc que vous sentez le bien et que vous avez le cur et le sens droits. Si vous étiez toujours ici, murmura-t-elle, je crois que je deviendrais meilleure. Elle réfléchit une minute. Cependant, ajouta-t-elle avec son adorable sincérité, cest très agréable davoir la bride sur le cou; cest très agréable que mon oncle soit, comme on dit, lesclave de mes caprices; seulement... Seulement?... Eh bien! il me gâte trop, et cela me nuit. Il ne me donne pas non plus le bon exemple et... et quelquefois même il me fait honte. Comment cela, Gilberte? Ainsi tenez: un jour il est venu des dames quêter pour les infirmes; si vous saviez ce quil leur a répondu en leur refusant une aumône! Qua-t-il répondu, Gilberte? Eh bien! il a dit: "Jai pour principe de ne jamais donner. Notre société est vraiment bien en retard; on devrait défendre laccès de la rue aux misérables qui blessent la vue en étalant leur misère." Quont répliqué les dames quêteuses? Elles ont répliqué: "Mon Dieu, Monsieur, cest justement pour cela quil faut leur ouvrir des asiles où ils ne blesseront plus les regards des personnes trop sensibles." Là-dessus elles sont parties, et moi, je leur ai couru après dans lescalier pour leur donner dix francs qui me restaient de mon mois, car je le dépense toujours très promptement, mon mois. Ah! fit simplement Albéric en pressant davantage la petite main de sa compagne. Et puis, je naime pas non plus quand mon oncle semballe en parlant politique. Ainsi il conseille beaucoup une nouvelle guerre; pas difficile, il a passé lâge où lon est enrôlé sous les armes, et il dit que pendant la dernière campagne, étant célibataire et soldat par conséquent, il sest beaucoup amusé; il avait de largent et des protections... Moi je trouve que cest très mal davoir joui quand les autres souffraient. Et ce républicain forcené prétend aimer sa patrie! ne put sempêcher de sécrier Albéric. Tous ceux qui viennent à la maison ont à la bouche de grands mots de liberté, de fraternité et dégalité, mais ils pensent tous à eux dabord, à commencer par cet affreux M. Bourgue que je déteste et qui, voulant se faire nommer député, harangue sottement les populations et les flatte par devant pour sen moquer ensuite par derrière. Tenez, comme cela. Et, ses instincts railleurs reprenant le dessus, Gilberte monta sur un banc et contrefit lorateur, ce qui amena un sourire sur les lèvres dAlbéric. Puis ils sassirent tous les deux; ils nétaient las ni lun ni lautre de leur sérieux entretien. Comme vous seriez bonne si..., soupira Albéric en contemplant lexquise tête blonde qui se levait vers lui. Si jétais élevée autrement, nest-ce pas? Comment être sage aussi, poursuivit lenfant avec une moue expressive, comment être sage quand on est si petite et quon ne dit jamais plus de prières? Mais tenez, à présent au moins il y aura une chose que je pourrai faire: donner tout largent de ma semaine aux pauvres et aussi les gâteaux de mon dessert, nest-ce pas? Le pourrez-vous seulement? Puisque je fais mes quatre volontés. Albéric ne répondit pas: il se disait que le misérable Simiès pourrait bien ici exercer son autorité, lui qui nen faisait pas usage quand il le fallait. Savez-vous, reprit-il en caressant les cheveux soyeux de la petite fille, savez-vous que votre oncle ma chargé de vous annoncer quelque chose. Quoi? fit-elle, ouvrant tout grands ses yeux foncés. Pourquoi mon oncle ne me lapprend-il pas lui-même? Il le redoute; cette nouvelle va vous peiner. Quest-ce donc? fit Gilberte anxieuse. Eh bien! votre oncle va se séparer de vous pendant quelques mois. Pourquoi cela? Il faut quil parte pour un long voyage. Où? A New-York, où il a des placements importants; selon quil reste ou quil y aille, ses capitaux seront perdus ou triplés. Alors, quil parte, murmura Gilberte songeuse; mais que ne memmène-t-il avec lui? Cest un voyage trop fatigant pour une fillette de votre âge, Gilberte, et que feriez-vous là-bas pendant quil serait tout aux affaires? Dailleurs ne craignez pas, il ne sera pas seul: mon frère aîné, qui a en Amérique les mêmes intérêts, doit laccompagner. Ah! Mais moi, que deviendrai-je pendant ce temps? Mon oncle ne veut jamais que je reste toute seule avec Fräulen qui est nulle et qui na aucun empire sur les domestiques. M. Simiès désire que vous ne quittiez point Paris. Mais voilà, la pension vous effraie. Pour ça oui; quon ne men parle pas. Je nen veux à aucun prix. Alors, il ny a dautre moyen que de vous confier à des amis. Lesquels? je ne vois pas... Jai cru que vous en aviez beaucoup. Oh! de simples connaissances, oui; mais de véritables amis... cest autre chose. Votre oncle a parlé, je crois, dune famille Lémo. Bien trouvé! Mme Lémo me déteste parce que je suis plus jolie que sa fille qui louche et qui a le nez trop court. Mme Lémo est une coquette et Olympe une pimbêche. Gilberte! Est-ce que je fais quelque chose de mal? Jai lhabitude de dire ce que je pense. Je vous jure que cest vrai. Elle prit une petite mine sérieuse. Tenez, je suis sûre que vous mapprouveriez si je demandais à aller chez les de Carcanne. Je ne les connais pas. Je sais bien, mais ce sont des cléricaux; ils ont même une piété peu ordinaire. Ce serait le cas de vous retremper lâme dans un milieu plus chrétien, Gilberte. Mais votre oncle ne doit pas avoir ces gens-là en haute estime. Ca cest sûr; seulement il me laissera aller chez eux, dabord parce quils sont affables et me recevront avec plaisir, puis parce que jy rencontrerai des enfants de mon âge. Alors tout est pour le mieux. Ce voyage doit sarranger dans le plus bref délai. Labsence de mon oncle va durer combien de temps? Un an au plus. Cest affreux. Douze mois sans rentrer chez nous!... Pas si affreux que vous le croyez. A votre âge le temps passe si rapidement! Promettez-moi donc de demander à votre oncle de choisir les de Carcanne pour vous garder pendant cette année; vous ne sauriez croire combien cela vous sera salutaire. Je vous le promets; au fond, je préfère ceux-ci à nos autres amis. Eh! eh! eh! voyez donc Gilberte qui se fait raconter des histoires par son grand cousin! sécria Simiès en apparaissant tout à coup avec ses compagnons de promenade. Elles ne doivent pas être bien gaies, ces histoires, mignonne, car tu es sérieuse comme un cierge. Gilberte bondit de son siège et courut caresser son chien favori qui arrivait en flairant sa trace. Simiès se glissa vers son neveu: Eh bien! lui dit-il tout bas, comment a-t-elle pris la chose? Un peu tristement, mais avec soumission. Sans trop trépigner? Point du tout. Cette séparation lui coûte, mais elle laccepte, puisquelle est nécessaire. Je ne la reconnais plus. Il faut, pour lui faire avaler cette pilule, que vous la lui ayez enveloppée de confitures. Nullement. Et que pense-t-elle des arrangements à prendre à son égard? Cela, elle vous le dira elle-même, mon oncle; je la crois, au fond, très raisonnable. Hum! hum! jeune homme, vous vous faites illusion, car cest le diable en jupons, mais avouez quelle est étourdissante, adorable. Charmante, en effet, quand elle le veut bien. Simiès rejoignit ses autres invités, et Gilberte, après avoir recouvré pour quelques minutes sa pétulance habituelle, redevint grave et garda ses lèvres muettes. Simiès, qui aimait les phrases creuses et ronflantes, buvait avec délices le nectar de la flatterie que lui versait mielleusement un parasite assidu aux Marnes, un de ceux que sa nièce ne pouvait souffrir. Quant à Albéric, silencieux comme sa petite complice, il suivait des yeux cette jolie créature qui marchait un peu plus loin, légère comme un faon et en laquelle il venait de découvrir une noble nature, ce qui était pour lui une véritable surprise. De son côté, Gilberte se disait: "Comme il est peu comme les autres, mon grand cousin Albéric! Comme il dit simplement ce quil pense et comme cela lui donne du charme. Combien il est au-dessus de ce Fébris, par exemple, qui a tant de succès dans le monde, mais qui nest occupé que de la généalogie de ses chiens de chasse, ou de lord Firm qui ne pense quà lengraissement de ses terres! Albéric Daltier, lui, est quelquun. On sent que cette bouche, qui a un sourire à la fois si grave et si doux, na jamais menti. Quest-ce quil doit penser de moi quil a vue moqueuse, volontaire, égoïste, jeter mes allusions ironiques sur mon prochain? Jai honte quand ses yeux bleus, calmes et pensifs sarrêtent sur moi. Oui, honte, moi, Gilberte Mauduit, qui, dit-on, na peur ni de Dieu ni du diable. Lui seul ne madmire point, ne me flatte point, et je lai écouté parce quil ma dit la vérité." Elle soupira, se sentant amoindrie à ses propres yeux, et se sentant ce soir-là une souffrance inconnue jusqualors, une inexprimable lassitude lui étreindre le cur. Mais ce nétait encore quune fillette, et, retournant sur loreiller son joli visage ensommeillé, elle sendormit profondément pour rêver de lAmérique et des de Carcanne. IX Le lendemain, Gilberte apparut, ravissante dans un petit costume dautomne, mais fort grave, et ce jour-là on ne lentendit ni chanter ni rire. A peine à déjeuner eut-elle un éclair de sa gaîté mordante habituelle, en trempant sa lèvre rose dans le champagne mousseux. Simiès, avec son rire satanique et sans égard pour son clérical de neveu, comme il appelait le jeune Daltier, se remit à philosopher et à tourner en dérision toute divinité et toute religion. Il savait Albéric réfractaire à ses principes anti-chrétiens et prenait plaisir à assombrir ce beau visage calme et noble. Albéric le réfutait en quatre paroles, mais il ne laissait pas la discussion monter à létat de dispute, trop courtois et trop respectueux comme hôte et comme neveu du châtelain des Marnes, pour manifester son dédain. Mais, en regardant Gilberte, lenvie lui prenait de lemporter dans ses bras pour lenlever à ce milieu funeste où, goutte à goutte, on versait le poison dans son âme innocente. "Enfin, se disait-il, dans quelques jours elle sera à labri. Jaugure bien de son séjour dans une famille chrétienne, et ensuite... eh bien! ensuite, que Dieu la garde!" Gilberte avait obtenu de son oncle de choisir le toit des de Carcanne pour le temps où elle se trouverait sans lui à Paris, et elle avait fait part de son succès à son cousin. Simiès annonça ses projets à ses amis, et naturellement on nomma les de Carcanne. Lathée goûtait peu leur compagnie pour lui-même, mais il était bien aise de leur confier sa nièce, ce qui ne lempêchait pas de déblatérer contre eux. M. et Mme de Carcanne, dit-il de son ton âpre, sont incontestablement de bonnes gens, agréables sous certains rapports; sous dautres ils se montrent fort ridicules; figurez-vous quils se gardent depuis quinze ans une fidélité conjugale qui fait sourire; de notre temps, un mari et une femme ont assez lun de lautre au bout de trois mois; ceux- ci sont tels quau premier jour. Philémon et Baucis nétaient rien auprès deux. Mon oncle, dit gravement Gilberte, pourquoi vous moquez- vous deux au moment où vous allez leur demander un service quils ne vous refuseront pas, bien certainement? Cette petite fille ose tout dire vraiment, grommela le vieillard un peu vexé de lobservation de lenfant. Aussi continua-t-il, comme par bravade: M. de Carcanne est un utopiste qui élève ridiculement les enfants dans la crainte du Seigneur; il en fait de petites nonnes et des séminaristes en herbe. Et Madame? demanda quelquun. Madame? il la prête à tout le monde, elle est la femme de tous, elle rend service à tous et lon sadresse à elle des quatre coins de lunivers; elle est confite en dévotion et na certainement jamais lancé un coup dil à son miroir ni dit un oui pour un non. Or, une femme nest plus une femme si elle nest coquette et rusée. Je ne suis pas de votre avis, mon oncle, dit Albéric dune voix très ferme, et je nestime une femme quautant quelle est modeste et sincère. Mon neveu, répondit mielleusement Simiès, vous êtes un idéaliste, vous; ici nous naimons pas lidéal; nous navons pas la même manière de voir, cest convenu. Ainsi vous vivez comme ce bon M. de Carcanne, moi jadore le plaisir et jen use; que voulez-vous? cest ma façon, à moi, daller en paradis. Mais jaime aussi le plaisir, mon oncle, riposta Albéric, seulement jai horreur de la débauche! La religion que vous me reprochez de pratiquer ne défend pas toutes les distractions; elle est indulgente. "Et il se croit heureux au milieu du perpétuel étourdissement de sa vie! pensa le jeune homme en regardant Simiès avec une pitié profonde. Combien est plus belle la part que jai choisie! Pauvre Gilberte! que deviendra-t- elle aux côtés de cet impie malgré sa noble nature? Oh! malheur, malheur à qui enseigne à lenfant la science du mal ! que je plains mon oncle sil lentraîne quelque jour avec lui dans la fange où il vit! Moi je suis impuissant, je ne puis que prier pour eux." Huit jours après, Gilberte, le cur un peu gros en se séparant du vieillard qui la gâtait tant, entrait chez les de Carcanne. Les excellentes gens navaient pas accueilli avec beaucoup dempressement la proposition de Simiès, mais leur compassion et leur bonté prenant le dessus, ils y répondirent affirmativement et reçurent à bras ouverts lorpheline, petite brebis égarée quils nespéraient pas beaucoup voir revenir à des sentiments chrétiens. Mais ils ne se doutaient pas que lenfant était encore tout imbue des sages conseils de son cousin Albéric, reparti pour Marseille le lendemain de sa grande conversation avec la fillette. Gilbert avait bonne mémoire et bonne volonté; elle tenait aussi à contenter M. et Mme de Carcanne qui la traitaient comme leur propre fille. Frappés de la profonde innocence de ses yeux, ils comprirent que cette enfant, qui entendait de si singuliers propos dans la maison de son oncle, était aussi candide au fond que leurs petits anges aimés. Pendant onze mois, Simiès reçut de sa nièce les lettres les plus élogieuses sur les Carcanne: elle était chez eux, aimée, gâtée, choyée, elle se portait bien et était sage. "Sage? oui, à sa manière! ricanait lathée en lisant ces épîtres; doit-elle leur en faire voir à ces pauvres Carcanne qui ouvrent de grands yeux quand on leur parle opéra ou quon prononce devant eux le mot amour! Ah! ah! ah! il me tarde de retrouver mon beau lutin qui sennuie fameusement là-bas, quoiquelle ne sen plaigne pas. Voyons, elle va avoir quinze ans, il faudra que je songe à la présenter dans le monde, parce que, ensuite, lâge viendra mempêcher de ly conduire; je ne suis plus un jeune homme, que diable!" Mais ce dont il ne se doutait pas, le malheureux, cest que son beau lutin avait supplié ses amis de lui apprendre ses prières, ce quils avaient fait avec bonheur. Et à mesure que la fillette retrouvait les hymnes de son enfance apprises jadis sur les genoux de sa mère, ses souvenirs, trop longtemps étouffés, sortaient de leurs sépulcres rouverts. Avec lardeur dune néophyte, elle voulut assister à tous les offices de léglise, donner aux pauvres tout lor de sa petite bourse bien garnie par les soins de Simiès; enfin, voyant Marie, la fille aînée de M. de Carcanne, se préparer à sa première communion, elle obtint daccomplir elle aussi cette grande action. Cétait une belle occasion dont il fallait profiter; le curé de Saint-Augustin, consulté et instruit de la position de lenfant, ladmit aux catéchismes, et Gilberte y montra une assiduité et une intelligence telles quelle passa un examen brillant et fut invitée à suivre la retraite avec sa petite amie. Sa piété était un peu exaltée comme celle des convertis, en général, mais elle était sincère, et, le grand jour arrivé, Gilberte sagenouilla à la sainte table, souffrant un peu de ny être suivie par aucun parent tandis que ses compagnes étaient escortées des leurs, et la vision du passé lui revint et la fit pleurer en songeant combien elle était seule sur la terre. Le lendemain elle fut confirmée, et, six semaines plus tard, son oncle de retour en France lenlevait à ses amis en remerciant ceux-ci des soins dévoués quils avaient prodigués à lenfant. Simiès ramena triomphalement sa nièce à lhôtel de la rue de Lisbonne, rouvert pour les recevoir; Gilberte ne quitta point les de Carcanne sans un véritable serrement de cur, mais elle était heureuse de retrouver son oncle et simaginait, pauvre illusionnée dans lenthousiasme de sa foi renouvelée, quelle allait convertir le vieil athée à ses idées chrétiennes. Les de Carcanne eux-mêmes regrettèrent la jolie fillette qui était reconnaissante de leurs bontés et qui ne leur avait donné que de la satisfaction pendant plusieurs mois quelle leur avait été confiée. Ils ne devaient plus la revoir souvent, car, peu après, M. de Carcanne fut appelé en Périgord par un héritage inattendu qui lui apportait un beau domaine où il sinstalla presque définitivement avec toute sa famille. Pendant quelque temps les jeunes filles entretinrent une correspondance assez assidue, puis, un beau jour, Simiès détourna les lettres des petites de Carcanne et Gilberte, voyant les siennes demeurer sans réponses, sen blessa et ne donna plus signe de vie à ses amies. X Simiès éprouva du désappointement en retrouvant Gilberte grave et posée. Comme elle était la franchise même, elle ne voulut rien cacher à son tuteur et lui raconta qu'elle était revenue à la foi et qu'elle désirait continuer à accomplir ses devoirs religieux. Vous êtes mécontent, mon oncle, ajouta-t-elle en voyant le pli de colère s'accuser sur le front du vieillard, et vous me reprochez ce changement: ne l'imputez pas à mes amis, c'est moi seule qui l'ai exigé, et ce que j'ai fait c'est moi qui l'ai voulu; or vous savez que, quand je veux une chose, je la veux bien, dit-elle câlinement pour apaiser Simiès quelle devinait furieux. Mais Simiès était habile; il ne manifesta sa rage quen sécriant avec un haussement dépaule significatif: Tu es une imbécile et les de Carcanne encore plus. Je te croyais plus intelligente. Peinée et blessée, Gilberte ne répliqua point. En lui-même lathée se disait: "Bah! tout beau, tout nouveau; je ne men inquiète guère; lenfant devait inévitablement tomber dans la bigoterie de ces gens-là; mais jai mon plan et je parie que dici quelques mois jaurai retrouvé ma Gilberte dautrefois, mon gentil démon!" Il avait son plan, en effet, le misérable, et son plan était infernal: il ne tourmenta point Gilberte, il ne lempêcha point daller à la messe le dimanche ni de faire sa prière soir et matin; il fermait les yeux avec une tactique habile, se contentant de railler. Il lui donna pour institutrice une Américaine absolument dénuée de piété, qui avait pour unique qualité de parler fort bien langlais; il lui mit entre les mains des livres quil choisit progressivement mauvais et sceptiques; enfin soit à Paris, soit aux Marnes, soit à Nice, soit à Biarritz, bref dans tous les lieux où il la conduisit, il eut soin de la lancer dans le monde de telle sorte que le tourbillon des plaisirs entraîna et grisa la jeune fille si bien que sa vie dissipée ne trouva plus de place pour la prière. Un jour vint où Gilberte avait tout oublié: les souvenirs de sa première communion, les recommandations des de Carcanne, les conseils dAlbéric et lexistence de tous les Daltier du monde. Simiès avait donc bien réussi, et, avec son rire de démon il se frottait les mains en murmurant: Je savais bien que je ressusciterais lancienne Gilberte. Mort et damnation! Si elle était restée ce quelle était il y a deux ans, en sortant de chez ces idiots de Carcanne, je ne laurais pas gardée; mais à présent il ny a plus rien à craindre; cette cire molle gardera mon empreinte. Il y avait une chose cependant que Simiès navait pu enlever de lâme de Gilberte: son amour pour les pauvres vers lesquels la portait sa générosité habituelle. De même quelle ne pouvait voir un animal blessé sans le soulager à linstant, de même elle ne pouvait voir un malheureux souffrir sans y apporter du remède. Elle, autrefois si hautaine, prenait à présent en pitié les vagabonds exposés aux rudes caresses du vent ou aux morsures du soleil; les gens du peuple, les travailleurs au front mouillé toujours courbé vers un sol ingrat pour lui arracher un morceau de pain noir, sans autres jouissances quun rayon chaud en hiver et un peu dombre en été, sans fêtes, sans plaisirs, sans musique, sans repos, souvent enfin sans récompense. Parfois, dans ses chevauchées aux Marnes, Gilberte, arrêtant sa monture, causait avec eux de la moisson, de la vendange et des espérances de lannée; il y avait souvent une éloquence étonnante sur les vieilles lèvres flétries des paysans et des paysannes, et une grande leçon dans leur résignation héroïque. Ce qui surprenait douloureusement la jeune fille, cétait de voir son oncle, si imbu de principes égalitaires, refuser une pièce de monnaie à laffamé, lui qui mettait deux francs dans ses moins bons cigares. Aussi se moquait-il de sa nièce quand il la voyait vider sa bourse dans les mains du premier vagabond venu. Ma mère aimait à me voir donner aux malheureux, elle me lenseignait lorsque jétais petite, répondait Gilberte un peu attristée de ses sarcasmes. Ta mère était une femme desprit et de grande beauté, je ne le conteste pas, mais elle manquait absolument de sens pratique, répliquait Simiès de son ton railleur. Mais Gilberte nen continuait pas moins à secourir les misérables, autant quelle pouvait en trouver le temps dans son existence affairée de mondaine. Vois-tu, lui disait encore son excellent oncle, pourquoi se dépouiller pour autrui? ce quon donne, on ne la plus, donc autant le garder. En ce monde, il faut le plus possible tirer la couverture à soi, comme on dit. Il serait excessif daffirmer, je le veux bien, que toutes les femmes pieuses adonnées aux bonnes oeuvres soient niaises, mais combien les autres sont plus amusantes! En général pourtant, mon oncle, ripostait Gilberte vexée pour son sexe, en général les femmes frivoles et égoïstes ne sont pas douées dintelligence transcendante. Bah! jestime quune femme nest spirituelle et intelligente quautant quelle samuse et amuse les autres. Cependant... regardez Mme Hermès. Tu me cites là une exception. Que diras-tu de son mari, grands dieux, alors? Ce pauvre Hermès, un vrai poupard! Il est très bon, rétorqua Gilberte; lhabit ne fait pas le moine, ni lair la chanson. Toi dabord, Gilberte, tu as lesprit de contradiction jusquau bout des ongles; allons, viens me chanter quelque chose et ne garde pas rancune pour ses taquineries à ton vieux scélérat doncle qui tadore. Là-dessus Gilberte se mettait au piano et, ayant perdu chez les de Carcanne le goût des couplets dopérette lestes ou égrillards, elle entonnait une rêveuse ballade quelle disait avec beaucoup dexpression. Trop dâme! oh! trop dâme! sécriait Simiès en simulant un frisson. Très joli peut-être, mais trop triste. Brrr! Tu me ferais pleurer pour la première fois de ma vie. Alors la jeune fille prenait en soupirant la partition de la Mascotte ou de Giroflé-Girofla. Cest ainsi quelle recouvra lhabitude de chanter ce que ne chante pas une femme qui se respecte. Cest ainsi que séteignirent peu à peu toutes les bonnes pensées, toutes les pieuses résolutions de Gilberte Mauduit. Quétait-elle devenue, cette étincelle divine tombée du ciel dans lâme de cette enfant au jour de sa première communion? Le souffle empoisonné de lathéisme allait-il flétrir tout à fait cette innocence ou bien ceux qui veillaient sur elle de là-haut allaient-ils len préserver? A dix-huit ans, Gilberte Mauduit était une ravissante créature, blanche comme la neige avec de magnifiques cheveux couleur vieil or et une regard de velours; à léclat magique, au sourire enchanteur, à la taille svelte et souple. Simiès en était plus fier que jamais. A son retour dAmérique, il avait été frappé de son changement, car il avait laissé une fillette encore maigre et pâlotte; et il retrouvait une adorable jeune fille, presque une femme. Rien de plus délicieux, en effet, de plus séduisant que ce visage rêveur ou mutin, selon limpression qui lanimait. Aussi, partout où la conduisait son oncle, recevait-elle un tribut dadmiration à laquelle, habituée de trop bonne heure, elle ne prêtait plus attention; à Aix-les-Bains, à Bade en été; à Nice en hiver; à Biarritz où elle passait le mois le plus chaud de lété et où, au moment où la foule élégante se donne rendez-vous à la plage, on la regardait nager; blanche dans leau bleue ou verte, comme si elle fût de marbre. Elle avait cependant des jours de mélancolie, de lassitude intense, comme si un ange miséricordieux fût venu toucher son front dune pensée plus haute au milieu du tourbillon mondain dans lequel ségrenaient ses années de jeunesse. Aux bains de mer, Gilberte contracta, un été, une de ces liaisons éphémères, mais assez intimes pour laisser un souvenir au cur: elle sétait attachée à une famille espagnole dont les jeunes filles, Mercédès, Sixta, Callista, toutes gentilles et aimantes, menaient à la fois joyeuse existence et pieuses pratiques de religion; un matin elles entraînèrent Gilberte avec elles à léglise: on y célébrait un service funèbre pour un de leurs parents mort peu auparavant. Gilberte navait jamais assisté à semblable cérémonie depuis quelle avait perdu sa mère, et à ce moment-là elle était si jeune et elle pleurait tant quelle nen avait gardé aucune mémoire. Cette fois-ci elle fut étonnée et profondément impressionnée de la beauté de cette fête triste. Au retour, comme son oncle lui proposait gaiement une partie folle à San Sebastian, elle lui dit pour toute réponse, le regard perdu dans le vague: Mon oncle, lorsque je mourrai, je veux que lon menterre chrétiennement et je veux quon chante le Dies irae à ... Est-ce que tu deviens folle? sécria Simiès en se retournant brusquement. Le lendemain, il emmenait Gilberte à Arcachon, avec une troupe folle de Parisiens rencontrés à Bayonne. Mais, souvent, une vision plus grave passa devant les yeux de la jeune fille dans ses heures solitaires, heures bien rares, il est vrai, et, tandis que le chant du Dies irae et la douce plainte du Pie Jesu revenait à son oreille, elle murmurait: Je ne veux pas, si je meurs, que lon menterre civilement, je veux que ce soit comme pour ma mère. Mais le lendemain un plaisir nouveau venait soffrir à elle, et dans son esprit mobile la romance amoureuse dun opéra en vogue remplaçait le Pie Jesu. DEUXIEME PARTIE I On était aux Marnes, dans la riante propriété que possédait M. Simiès en Dauphiné; le château, de style tout à fait moderne, était une construction plus gracieuse quimposante, étagée au milieu dun parc fleuri; plus loin, sapercevaient les champs, et les vignes tristement rongées par le phylloxera. Gilberte Mauduit navait pas la passion de la campagne, mais son oncle tenait à y passer une partie de lété, et, ma foi, le temps finissait toujours par sy écouler gaîment. Les voisins des Marnes étaient nombreux et dagréable relation; on organisait des jeux de cricket et de lawn- tennis, des parties en auto, à cheval, en bateau; des comédies de salon fort bien conduites par la jeunesse qui ne soffusquait de rien et semparait plus volontiers des vaudevilles risqués que des pièces classiques de lOdéon. A lépoque des chasses, cétait moins divertissant: il fallait subir les interminables et plantureux dîners de province, que Gilberte, en Parisienne quelle était, déclarait assommants. Un samedi matin que M. Simiès, au milieu dune douzaine damis et amies invités aux Marnes pour plusieurs jours, dépouillait sa correspondance après le déjeuner, il eut une exclamation ironique en lisant une lettre sur le papier de laquelle sétalait une écriture masculine, franche et hardie. Gilberte, lenfant gâtée, prit sans façon la missive des mains de son oncle. Quand elle leut parcourue: Eh bien! quy a-t-il détonnant? un hôte nous arrive? Ce nest pas chose rare ici. Très bien, et je suis flatté de ce quil daigne sarrêter aux Marnes en traversant le pays, répondit le vieillard de son même ton sarcastique. Mesdames, poursuivit-il en se tournant vers la petite société intriguée par cette scène, je vous annonce larrivée dun neveu à moi, neveu assez éloigné, à la mode de Bretagne, il nest en réalité que mon cousin et se croit obligé, par respect, de mappeler: "mon oncle". Oh! un jeune homme exemplaire, un saint Louis de Gonzague, un demi-séminariste qui va à la messe, à confesse et vit dune vie presque monacale. Avis aux mères de famille qui cherchent des gendres angéliques. Il y eut quelques petits ricanements. Seule, Gilberte fronçait son fin sourcil brun. Pourquoi parler ainsi de mon cousin Albéric? dit-elle; vous allez lui donner lhospitalité, mon oncle, et vous le raillez davance. M. Simiès ne tint aucun compte de lobservation de sa nièce et continua ses plaisanteries sceptiques. Une des jeunes filles présentes, blondine au nez retroussé, aux yeux hardis sous ses cheveux ébouriffés et coupés "à la Ninon", demanda tout bas à Mlle Mauduit: Est-ce que tu le connais, ton cousin Albéric? Je ne lai jamais vu quune fois dans mon enfance, et je ne men souviens même pas. Alors pourquoi le défends-tu? Je naime pas quon déblatère contre les absents. La blondine haussa les épaules. Dis donc, reprit-elle, nous allons rire, sil ose, devant tous, dire son bénédicité et ses grâces. On nous faisait faire cela à la pension, mais jai laissé de côté toutes ces simagrées. Gilberte ne répondit point et se leva pour donner quelques ordres relativement à larrivée du jeune Daltier. Le soir de ce jour, le temps était un peu à lorage; toute la société se promenait devant la maison quand la voiture amenant le voyageur sarrêta au bas du perron. Un homme jeune, grand, dune prestance superbe en descendit. Eh bien! mon neveu, dit M. Simiès en lui secouant le bras, et de son accent caustique, vous vous décidez donc à venir voir votre vieil athée doncle? Il y a longtemps que je laurais fait, mon oncle, mais vous nignorez pas que je suis le plus laborieux des ingénieurs. Tu es en vacances? Pour peu de jours; je me suis donné congé afin de moccuper à Grenoble de lhéritage dune vieille amie de ma mère; elle ne peut voyager et nentend rien aux affaires. Tu es donc toujours lange du dévouement, mon pauvre Albéric? dit M. Simiès plus gouailleur encore. Albéric releva les yeux et dit tranquillement: Il ny a pas dabnégation là, mon oncle, jévite une corvée à mon père, voilà tout, dautant plus quil est sous limpression dun petit accès rhumatismal. Au reste, ce court voyage ne mest pas désagréable; jaime à changer de place. Cela dit, il aperçut Gilberte qui lécoutait, secrètement remuée par le son de cette voix chaude et harmonieuse. Embrasse donc ta cousine Gilberte Mauduit, cria le vieillard en riant; cest comme cela quon refait le mieux connaissance. Gilberte neut pas la peine de se reculer en fronçant ses jolis sourcils: Albéric navança point vers sa joue ses belles moustaches brunes, il se contenta de tendre sa main gantée à Mlle Mauduit en sinclinant correctement. Gilberte y posa la sienne une seconde et se sentit intérieurement reconnaissante de ce que le jeune homme nusât point de lautorisation. Il est bien élevé au moins, celui-là, pensa-t-elle. M. Simiès présenta son neveu à ses hôtes, puis le fit conduire à lappartement qui lui était destiné. Le dîner fut gai; personne neut à railler in petto ou en commun le nouveau venu; il ne jugea pas à propos dafficher ses habitudes pieuses devant cette société antireligieuse qui se faisait gloire de son impiété. Après le repas, on se promena dans le parc; lorage sétait dissipé sans éclater sur les Marnes. Mêlé au groupe où se trouvait Mlle Mauduit, Albéric Daltier causait tranquillement; on lécoutait, tout étonné de ce que la parole dun homme "qui nétait pas de son siècle" eût tant de charmes, de profondeur et même desprit. Albéric Daltier pouvait toucher à tous les sujets et se montrer captivant sur chacun deux. Quand la nuit devint trop sombre, lair trop frais, on rentra au salon; une jeune femme fut priée de chanter, ce quelle fit avec beaucoup de brio, disant hardiment une chansonnette à la mode et fort leste qui fut vivement applaudie. Deux fillettes exécutèrent ensuite un brillant caprice à quatre mains, puis Gilberte, à la demande de tous, se leva à son tour. Un gentleman assez bon pianiste se mit en devoir de laccompagner; elle fouilla dans le casier et en retira une partition au hasard. Cétait le Petit Duc et elle y choisit un passage quelle chanta avec une rare perfection. Assurément, cétait moins libre que la chansonnette dite précédemment, néanmoins ces paroles étaient déplacées dans cette jeune bouche. Quand elle eut dit les couplets deux fois bissés, elle coula un regard malicieux sur son cousin Albéric; celui-ci navait ni applaudi ni bissé; il feuilletait un album de photographies où les portraits de famille se mêlaient sans vergogne aux portraits des actrices en vogue. Gilberte prit le siège vacant auprès de lui. Est-ce que vous naimez pas la musique, mon cousin? dit- elle. Au contraire, beaucoup. Et vous ne me félicitez pas? fit-elle un peu railleuse. Vous avez une jolie voix, répondit-il brièvement. Elle demanda, hardie et provocante: Est-ce que ma romance vous aurait choqué par hasard? Cette fois, il leva sur elle ses yeux bleus profonds et sévères: Oui, dit-il dun ton net. Gilberte fit une petite moue et rejoignit ses amis qui tenaient plus loin une conversation frivole. Un peu avant onze heures, M. Simiès dit à son nouvel hôte: Mon cher Albéric, nous allons regagner tous nos chambres à coucher; ne tétonne pas sil ny a point de veillée ce soir : nous devons demain nous lever à cinq heures du matin; apprécie le courage de ces dames; il est entendu que tu en feras autant. Nous avons projeté une partie sous bois. Nous déjeunerons dans une de mes fermes où les domestiques transporteront tout ce quil faut, et nous ne reviendrons que pour le dîner de sept heures. Le sexe laid est dispensé du smoking. Tu es bon cavalier? Assez bon. La jument baie sera à ta disposition, les vieux iront en voiture ainsi que les dames qui ne goûtent pas léquitation, les jeunes seront à cheval. Hein! une jolie caravane! Donc, à cinq heures sois sur pied. Demain, mon oncle? mais cest dimanche. Oui, parbleu! puisque nous sommes aujourdhui samedi. Albéric se tourna vers Mlle Mauduit, et, très froidement: A quelle heure la première messe? La première messe? Oui. Gilberte ouvrit de grands yeux, et lon entendit du côté des jeunes femmes un bruit de rires étouffés. Je ne sais pas, répondit Mlle Mauduit, mais on peut sen informer. Elle sonna. Un domestique parut et fut interrogé. Je crois quil y a un office à huit heures, dit-il, et un plus long à dix heures. Cest bien, reprit Albéric Daltier, je décline donc votre invitation pour demain, mon oncle; il mest impossible de manquer la messe, mais ne vous inquiétez pas de moi, je saurai fort bien employer mon temps. Satané jésuite! grommela loncle entre ses dents. Mais, dit Gilberte qui était une maîtresse de maison accomplie, il y a un moyen de tout arranger. Mon cousin nous rejoindra bien tout seul: au sortir de léglise il trouvera Baptiste avec un cheval. Ce ne sera pas difficile de nous retrouver, il ny a quà suivre la route de Vizille jusquau premier chemin de gauche; là, mon cousin, on vous apprendra où est la ferme des Blaies, dailleurs Baptiste vous renseignera. Cest convenu. Ma nièce a de lesprit comme un ange, conclut M. Simiès. Et lon se sépara. "Quel imbécile que ce garçon! pensait le châtelain en remontant chez lui. Il a été élevé dans les stupides principes de lancien régime par sa bigote de mère. Ah! si on lavait mis quelques jours sous mon égide, je vous laurais dégourdi! Cest grand dommage, car ce blanc-bec ferait sa trouée dans la vie, il est intelligent. Mais aussi, je vous demande un peu, un ingénieur qui va à la messe! non, cest désopilant." "Quel malheur que ce jeune homme ne soit pas dans nos eaux! se disaient in petto les mères de famille; que cela ferait un gendre agréable! tandis que les mauvais sujets qui nous restent sur les bras sont à regarder à deux fois. Un beau- fils léger et dissipateur est inquiétant, mais un beau-fils sermonneur est ennuyeux." Une blonde fillette, très lancée malgré ses dix-sept ans, aidait Gilberte à détacher ses beaux cheveux soyeux, tout en lui disant: Tu sais, ma chère, ton cousin Daltier a beau être un clérical enragé, il a au moins le courage de son opinion, vertu qui ne court pas les rues à lheure quil est. Et puis, il est très séduisant, vraiment. Tu le trouves? Ma chère, tu ne las pas regardé. Bloc de marbre, va! Je te prie de croire que ces dames et ces demoiselles ne se sont pas gênées pour le dévisager. Tu comprends, M. lingénieur est un beau parti; il aurait tous les dons pour lui, sil était seulement un brin moins dévot. Il a lair dun prince, dun roi, bref, dun homme qui sent ou qui voit de grandes choses que nous ne sentons ni ne voyons, nous. Il est beau dune beauté mâle et forte et non de cette beauté efféminée et bête de ces petits messieurs de la haute gomme qui nous entourent, des débauchés, des boulevardiers... Ouf! dire quil nous faudra choisir un mari là-dedans! Tu sais, ce nest pas un flatteur que ton cousin ténébreux. Au moins il nest pas fade, répliqua sèchement Gilberte. Oh! non, il nest pas fade, tu as raison. Et puis, tu sais, ma chère, il a été évidemment frappé de ta beauté, mais il ne la pas laissé voir. Cest toi, maintenant, qui es une petite flatteuse, dit Gilberte en donnant un léger coup déventail sur la joue satinée de la fillette. Et son indifférence sereine ne te blesse pas horriblement? reprit celle-ci. Gilberte redressa sa tête orgueilleuse. Nullement. Pourquoi en serait-il ainsi? Moi, cela me ferait grand mal. Je voudrais avoir son estime, mais voilà, cest impossible, je suis toute pétrie de vanité et de caprices. Gilberte ne lécoutait plus, elle songeait: "Cependant... sa froideur est ma condamnation, et... autrefois... autrefois... je ne lai pas connu ainsi." Vois-tu, poursuivit la blondine en relevant son joli visage (un véritable Greuze quand lanimation le colorait plus vivement), vois-tu, moi je mastreindrais bien volontiers à aller tous les dimanches à la messe pourvu que ce fût au bras de ce beau cavalier; et jen connais bien dautres qui feraient mieux encore. Mauvaise langue! répéta Gilberte en riant, va donc te coucher; si tu tardes encore, demain matin, nulle puissance humaine ne pourra te tirer du lit. Les jeunes filles se séparèrent. Gilberte se déshabilla lentement avec le secours de sa femme de chambre et se livra à de profondes méditations tandis que celle-ci peignait et nattait pour la nuit sa longue chevelure dorée, si épaisse que les dents du peigne ny mordaient quavec peine. Puis elle se coucha sans quun mot de prières vînt à ses lèvres, comme elle le faisait tous les soirs, et elle sendormit sans que les yeux bleus du séminariste vinssent la visiter en songe. Au même étage, dans une chambre spacieuse et riche, un vieillard à la bouche railleuse dormait aussi, et il faut croire que le sommeil du juste nest pas le seul excellent, car celui de Simiès le voltairien était plein de béatitude. II On se trouvait en pleins champs à lombre des ormeaux lorsquon vit venir Albéric Daltier. Il avait vraiment fière mine, ce cavalier arrivant au trop de son cheval jusquà lendroit où lon avait dételé. Il mit pied à terre, vint saluer les dames et prit part à la conversation générale. A midi, on dressa le couvert sous les arbres touffus, sur une longue table rustique qui perdit bientôt son aspect plébéien sous le linge damassé, largenterie et les cristaux éblouissants; on joncha la nappe de fleurs champêtres, on samusa beaucoup et lon mangea de fort bon appétit le déjeuner exquis apporté froid du château. Le champagne pétillait au sortir des seaux de glace et le soleil piquait çà et là un rayon aigu à travers la voûte de feuillage, arrachant une étincelle aux verres taillés à facette, aux couverts de vermeil ou aux diamants qui ornaient les oreilles et les mains blanches des dames. Albéric Daltier, quon écoutait volontiers parler, prouva par son esprit très fin et sa gaieté de bon ton quun jeune homme qui va à la messe peut être un agréable causeur. Gilberte, elle, demeurait sérieuse; elle avait pris la migraine dans sa chevauchée matinale et se trouva si fatiguée dans laprès-midi quelle témoigna le désir de rentrer au château pendant que les autres achèveraient lexcursion. M. Simiès était fort embarrassé: aucune de ces dames ne se fût sacrifiée de bon cur pour accompagner Gilberte; les serviteurs sétaient éloignés à leur gré après avoir déjeuné à leur tour et réparé le désordre causé par ce repas en plein air. Quelques messieurs offrirent leurs services, mais, malgré ses idées larges, M. Simiès ne pouvait confier sa nièce à un homme sur le sérieux duquel on ne pouvait compter. Tout à coup, tandis quil cherchait vainement du regard un cavalier respectable, il aperçut Albéric. Du diable si je pensais à cet oiseau-là, fit-il, cest mon affaire; le séminariste nest certes pas compromettant. Albéric, cria-t-il, appelant du geste le jeune homme, veux-tu reconduire à la maison ta cousine qui est souffrante? Albéric accepta flegmatiquement la proposition et il aida Gilberte à se mettre en selle. Ils firent le trajet en silence, obligés darrêter leurs cheveux par intervalles, tant Mlle Mauduit souffrait; aussi nétait-elle pas en humeur de parler, et elle acceptait les soins de son cousin sans même avoir la force de le remercier. Arrivé au château, Albéric sauta de sa selle et dut enlever de la sienne la pauvre Gilberte hors détat de marcher. Il la porta ainsi jusque chez elle où une femme de chambre vint lui offrir son aide. Demeuré libre, Albéric se mit en devoir de visiter le parc en compagnie des beaux terre-neuve qui gambadaient joyeusement autour de lui. Aux environs de six heures, las de promener sa rêverie silencieuse dans les allées qui commençaient à jaunir, il rentra. Lorsque ses yeux furent habitués à la demi-obscurité du petit salon, il saperçut quil ny était pas seul: à moitié couchée sur une causeuse, la tête renversée sur le dossier, Gilberte dormait ou paraissait dormir. Elle semblait souffrir beaucoup moins, quoique son visage fût encore très pâle, et ses yeux creusés sous les longs cils qui ombraient sa joue satinée. Elle avait remplacé son amazone par une robe de batiste écrue simplement serrée à la taille par un ruban caroubier. Et le jeune homme observait curieusement cette jolie figure encore un peu enfantine, et ces traits délicats dont lexpression navait rien de banal. Quelque chose comme un soupir de soulagement souleva sa mâle poitrine: ce front de jeune fille était pur comme le front dun baby endormi; sur cette bouche aux lignes parfaites flottait un demi-sourire candide et juvénile; et dans tout cet ensemble charmant il y avait quelque chose dimmaculé et de virginal qui faisait du bien à regarder. Cette enfant, si bizarrement élevée par un oncle voltairien, nayant sous les yeux que de vilains exemples, nentendant que des conversations sceptiques ou mauvaises, ne lisant que des romans à la mode et des journaux dopinion avancée, enfin fréquentant une société presque dissolue, cette jeune fille sétait conservée pure dans cette atmosphère malsaine. Elle ouvrit brusquement les yeux, surprenant ainsi Albéric dans sa muette étude, et se souleva sur son siège. Ah! dit-elle un peu troublée sous le regard magnétique de ces yeux bleus, je me suis rendormie en vous attendant ici. Vous mattendiez? cest bien aimable à vous. Vous voilà sur pied? Alors cest que vous allez mieux. Beaucoup mieux, presque bien. Quelques heures de repos ont chassé la migraine. Cela vous arrive souvent? Au contraire, rarement, mais je le regrette aujourdhui et je vous remercie de votre dévouement, mon cousin, poursuivit- elle en lui tendant sa main encore fiévreuse, vous mavez ramenée et je suis cause que vous naurez pas du tout joui de notre petite fête. Il leva imperceptiblement les épaules. Ne regrettez rien pour moi, je vous en prie; jai passé mon temps dune manière fort agréable à visiter le parc et les serres qui sont vraiment très belles et ont beaucoup gagné depuis quelques années. Un autre aurait dit: "Mais je suis trop heureux de loccasion qui me procure linsigne bonheur dabord descorter la plus adorable jeune fille, puis de passer avec elle quelques instants en tête à tête, etc., etc." Albéric ne songeait pas aux compliments, oh! pas du tout, et il paraissait satisfait de sa promenade solitaire. Sil se fût montré obséquieux et flatteur, Gilberte leût pris immédiatement en aversion et lui eût témoigné la froideur glaciale quelle témoignait aux autres. Ils se mirent à causer tous les deux, gravement, comme deux bons amis; du côté de lune, aucune coquetterie de manières ni de langage; du côté de lautre, aucune parole qui, de près ou de loin, ressemblât à la cour quun écervelé neût pas manqué de faire en se trouvant seul avec une jeune fille jolie et spirituelle. Ils parlèrent de banalités dabord, puis sérieusement. Dailleurs, avec Albéric, la conversation ne pouvait être longtemps banale. Il savait donner au moindre sujet un intérêt captivant. Gilberte le questionna sur sa famille et le jeune homme parla de sa mère, de ses frères et soeurs avec tant damour, il dépeignit si bien leur douce vie, la paix qui régnait sur cet intérieur distingué, beaucoup plus calme et plus simple que celui de M. Simiès, que Gilberte se surprit à lécouter presque passionnément. Elle tenait ses beaux yeux foncés fixés sur son cousin avec avidité, et nosant linterrompre de peur de briser le charme. A la fin il sarrêta et dit avec un sourire: Mais je vous entretiens là de choses qui vous intéressent peu, ma cousine. Vous vous trompez, répliqua-t-elle vivement, vous parlez dune manière admirable, vous parlez comme quelquun qui a du cur et..., ajouta-t-elle en baissant la voix, je ne suis pas habituée à cela. Elle poursuivit, comme avec confusion: Jadis, un jour, jai écouté comme cela votre parole..., mais... Mais jai prêché dans le désert, nest-ce pas? cest ce que vous voulez dire? fit-il avec un peu de malice dans ses yeux bleus. Non, oh! non, encore une fois vous êtes dans lerreur; jai profité un an de vos conseils, et puis... jai tout oublié; seulement, si je ne suis pas devenue pire que ce que je suis, cest à vous que je le dois. A moi, non, puisque je nai plus eu place dans votre souvenir pendant sept ou huit années. Ils gardèrent quelques minutes le silence; il fixait sur elle son clair regard tandis quelle se disait: "Certainement que létourderie de mon âge est une excuse suffisante, mais comment ai-je pu oublier un être tel que lui ? Et cest lui qui revient à moi après mon impardonnable négligence, pour rallumer en moi ce qui était éteint. Hélas! pourquoi vient-il si tard?" Elle rompit le silence et lui dit soudain: Je vois que vous aimez infiniment les vôtres. Comment en pourrait-il être autrement puisque jen suis aimé et quils sont bons? Vous êtes heureux, vous! fit Gilberte avec un soupir denvie. Il se mit à rire: Vous me dites cela comme il y sept ans en regrettant de navoir ni soeurs ni frères. Mais, à présent, nen êtes-vous pas bien consolée? La vie ne pèse guère sur vos jeunes épaules, je crois. Et si vous vous trompiez? murmura-t-elle presque bas. Allons donc! Vous êtes orpheline, cest vrai, mais quels sont les enfants privés de leur père et de leur mère qui aient été plus favorisés que vous sous bien des rapports? Vous avez trouvé dans votre grand-oncle, qui vous gâte follement, un second père. Ne dites pas cela, dit vivement Gilberte, jai peu connu mon père, mais je men fais une autre idée que de mon oncle; il ne ressemblait pas à celui-ci. Les yeux bleus dAlbéric linterrogeaient, elle reprit tandis quun léger incarnat colorait son blanc visage: Jaime beaucoup mon oncle, mais je sens que je ne le respecte pas comme je respecterais un père. Vraiment? Je le respecte même très peu. Je ne sais comment exprimer cela, je ne me rends pas bien compte de mes sentiments à son égard. Cest un vieillard, mais il nattire ni la vénération ni lestime, malgré toute la reconnaissance que je puis ressentir pour lui. "Tant mieux, pensa Albéric, si elle ne laisse pas cette influence pernicieuse lenvelopper, Dieu soit béni!" Ce nest pas seulement de cela que je me plains, reprit Gilberte, ce ne serait là quune peine légère. On me fait lexistence la plus rose possible; depuis plus de dix ans on me fait marcher sur un tapis de mousse, on ma évité tout chagrin; je puis dire que, depuis les premiers jours de mon entrée chez mon oncle, je nai jamais pleuré; on cède à toutes mes volontés et pourtant... Eh bien? Je nappelle pas cela du bonheur, ou bien je suis trop difficile. Je me reproche souvent dans mon for intérieur dêtre trop exigeante, de ne pas savoir me contenter de la félicité présente... Parce que vous vivez dune vie trop factice. Peut-être, dit-elle lentement. Parce que vous préférez les fruits du monde, autrement dit les fruits de la Mer Morte, à ceux du bonheur calme, tranquille et... sage. Les fruits de la Mer Morte ne satisfont que les yeux, non les lèvres; admirables à lil, ils noffrent au dedans quune cendre amère et décevante. Moi, reprit Gilberte en relevant la tête avec passion, jaime mieux être heureuse beaucoup et peu de temps que goûter une demi-satisfaction qui dure. Vous dites cela maintenant que vous sortez à peine de ladolescence; dans dix ans vous parlerez autrement. Il prononça ces mots avec une gravité qui impressionna la jeune fille. Il devait avoir raison, bien certainement. Tout ce quil disait nétait-il pas parfaitement juste? Pour la première fois de sa vie, Gilberte se sentit du respect pour un homme et il lui sembla quelle nétait pas digne de rencontrer son regard loyal et profond. Lombre gris-rosé du crépuscule les enveloppait peu à peu; ils sentretenaient là depuis longtemps sans sapercevoir que lheure sécoulait et quils ne se lassaient point de leur causerie. Certes, il était des moments où ce jeune homme au ton et aux manières princières, sans se départir de la courtoisie dont il usait envers toute femme, fût-elle duchesse ou servante, employait des mots presque durs pour la convaincre, elle, cette enfant gâtée du sort, dont loreille délicate était accoutumée à la flatterie du monde. Dautres eussent envié la chance qui échéait à Albéric de se trouver en tête à tête avec Mlle Mauduit pendant un laps de temps assez long pour lui permettre dentreprendre une cour en règle. Loin de là, celui-ci prenait avec elle le ton du maître, et elle acceptait cela, buvant cette parole étrange, comme une bouche brûlée par une liqueur trop forte aspire à leau fraîche et pure. Voyez-vous, mon cousin, reprit-elle après une seconde de rêverie, le monde, vu de trop près, est bien décevant. A qui le dites-vous? On y rencontre des types navrants, on se fatigue de son bruit si creux, et puis cette existence banale de mondaine ne laisse rien après elle. Ce qui men a le plus dégoûtée, cest son hypocrisie: le monde est tellement prosterné devant le veau dor que jy ai vu des exemples qui mont remplie dun indicible dégoût: jy ai vu des jeunes femmes sy conduire mal et aucune porte ne se fermer devant elles parce quelles étaient millionnaires; jy ai vu des hommes indignes y être considérés parce quils possédaient à la fois une belle fortune et une haute position. Puisque vous reconnaissez la vilenie du monde, pourquoi y demeurez-vous? Elle ouvrit ses grands yeux interrogateurs. Eh! il le faut bien. Comment faire autrement? Cest vrai, murmura Albéric avec une sorte de pitié attendrie, comment faire autrement puisque vous coudoyez lathéisme à chaque minute de votre vie? Que voulez-vous dire? fit la jeune fille avec une jolie moue aux lèvres, la religion nest pas le seul remède à ce mal. Si, elle est lunique remède à une vie dévoyée, dit-il simplement; il ny a pas de femme qui, sans Dieu, puisse demeurer honnête, bonne et... heureuse dans ce monde où vous vivez. Elle sentit son cur se serrer à ces paroles et baissa la tête sans répondre tandis quil la considérait avec une indicible compassion. Il comprenait ce quelle ne savait exprimer et ce quun être vulgaire neût compris ni deviné; il comprenait que ses meilleures aspirations avaient été refoulées, comprimées dans le milieu fatal où elle avait dû sélever et dont elle ne pouvait se plaindre. La vie nest jamais trop pesante ni trop longue, Gilberte, quand on loccupe en faisant du bien aux autres. Sans doute, mais je ne le puis faire que par caprices, par saccades; je ne mappartiens pour ainsi dire pas. Cest pourquoi jai si souvent le dégoût de moi-même et des autres. "Tenez, mon cousin, jaimerais à lutter, je voudrais connaître un peu la bataille, sinon la souffrance." La souffrance? eh! pauvre enfant! quelles armes auriez- vous contre elle? quelle force? Elle releva fièrement la tête: Plus que vous ne croyez. Oh! je sais ce que vous pensez. Vous vous figurez que je serais faible pour vaincre parce que je nai pas de religion. Je ne suis ni dévote, ni croyante, cest vrai, mais je puis vous affirmer que jaurais autant de courage quune autre. Albéric ne répondit pas pour ne point la vexer. Pourquoi appelez-vous le malheur? dit-il après un silence, il viendra toujours assez tôt. Etes-vous donc lasse de votre douce vie? Lasse? je ne sais, mais je sens que mon existence est... nulle et vide. Elle ne le sera pas toujours: une heure viendra, bientôt sans doute, où de sérieux devoirs vous incomberont sans vous enlever les joies du monde que vous aimez; vous deviendrez épouse, peut-être mère. Elle haussa légèrement les épaules. Est-ce que je sais? Ce ne sera peut-être jamais. Je croyais que, entourée, adulée comme vous lêtes, vous naviez quà choisir... Je ne choisis rien du tout, dit Gilberte presque en colère. On demande souvent ma main à mon oncle parce quon sait que, grâce à sa générosité, je serai riche. Nous ne sommes pas pressés de nous séparer. Jai refusé toute demande jusqu'à présent. Tous me déplaisent. Quoi! tous? Vous ne voyez donc pas que ces jeunes gens si empressés auprès de moi nen veulent quà ma dot. Ils ne valent pas plus les uns que les autres; il ny a pas un atome de raison sous leur chevelure soigneusement frisée. Vous en avez un échantillon sous les yeux et vous avez pu juger les hôtes de mon oncle. Cependant je ne les raille pas, je ne leur fais point trop mauvais visage parce que, le monde étant pavé de ces êtres-là, il faudrait senfermer dans une île déserte pour leur échapper. Vos amies vous offrent-elles autant de ressource? Gilberte fit une mine dédaigneuse. Mes amies? Dabord ce nom ne convient pas aux petites poupées fades qui mentourent. "Qui a trouvé un ami a trouvé un trésor", dit quelque sainte écriture. Vous voyez quon se souvient un peu des grandes maximes, si lon a oublié son catéchisme. Eh bien! je nai jamais pu mettre la main sur le trésor en question. Je ne connais quune troupe de petites écervelées qui ne rêvent que chiffons, bals, se jalousent entre elles et me jalousent bien certainement, et qui ne songent, comme elles lont vu faire à leurs mères, quà séclipser mutuellement. Elles me font toutes leurs confidences, mais ne reçoivent pas les miennes. Elle ajouta avec une nuance de mélancolie: Javais une amie, une vraie alors, elle était bonne, simple et généreuse, elle avait des sentiments élevés, elle métait bien supérieure; celle-là, elle est perdue pour moi et lon nen fait plus comme elle. Vous me paraissez bien prématurément misanthrope. Que voulez-vous? Je rencontre trop de vilains types, pas assez de beaux. Ne me prenez pas pour une dédaigneuse: je ne me prise pas beaucoup plus haut que tous ceux dont je vous parle. Ensuite, je suis philosophe et je me dis quil faut prendre les humains tels quils sont puisquil faut vivre avec eux. Eh bien! moi, je ne les vois pas tout à fait au même point de vue que vous et je suis plus indulgent quil ne semble. Vous ne coudoyez pas ceux que je coudoie, ou bien vous grandissez votre prochain à votre taille. Daprès la peinture que vous men avez faite, je vois que votre intérieur, votre entourage est lélite des intérieurs de famille. Je connais beaucoup de gens dans le même cas que moi. Gilberte reprit, timidement, après une pause: Jaimerais à connaître votre mère et vos soeurs. Je crois quelles mattireraient infiniment. Albéric Daltier sourit avec finesse: Notre vie très simple vous ennuierait bien vite. Nous préférons nos modestes plaisirs à ceux auxquels vous êtes habituée. Nous sommes gens paisibles que le monde némeut guère, que son tourbillon nemporte pas. Quimporte! il y a dans lexistence dautres jouissances que le théâtre, le bal et les fêtes de ce Paris si fou. Ils continuèrent à causer ainsi. Gilberte se laissait aller à se confesser, avec sa vie de mondaine, ses pensées, à cur ouvert, à cet homme quelle ne connaissait que dhier et que probablement elle ne reverrait pas souvent. Mais aussi il était si différent des autres! Certes elle neût, pour un empire, dit la centième partie de ce quelle murmurait là dans lombre du petit salon, aux gandins quhébergeait le toit hospitalier de M. Simiès. M. Simiès! ah! quil aurait ri sil les eût écoutés tous les deux, et quil eût été surpris des théories que mademoiselle sa nièce cachait au fond de son petit cur bizarre et indiscipliné! Le crépuscule les enveloppait de son ombre rosée; ils conversaient encore, elle allongée dans son fauteuil dont ses fines mains blanches tourmentaient machinalement les glands; lui correctement assis sur sa chaise, dans la tenue que garde un homme qui se respecte et respecte la femme avec laquelle il se trouve. Une douce tiédeur tout embaumée régnait dans la pièce un peu obscure. Gilberte pensa quelle jouissait ainsi beaucoup plus que si elle eût terminé sa journée en bruyante compagnie, à chevaucher dans la poussière des routes. Animés quils étaient dans leur causerie, ils nentendirent pas rentrer la cavalcade. La porte du salon fut brusquement ouverte; on entendit un tapage assourdissant de petits talons frappant les dalles, de voix aiguës, de rires, de chansons ébauchées sur les lèvres roses. Quand les yeux se furent habitués à lobscurité, on fut fort surpris de trouver en tête à tête la malade et le séminariste. Albéric se leva précipitamment et regarda, un peu confus, les dames qui, leur longue jupe sur le bras, le considéraient dun air railleur. Les messieurs, bottés, la cravache à la main, lui jetaient des regards jaloux. Eh! eh! mon neveu, ricana M. Simiès, vous allez bien! Je vous confie ma nièce comme au plus raisonnable des jeunes gens, et voilà que je vous trouve en train de lui conter fleurette. "Nous te croyions dans ton lit, fillette, ajouta le caustique vieillard, ta migraine a passé comme par enchantement." Albéric riposta fort spirituellement à cette sortie plus ou moins adroite. Quant à Mlle Mauduit, elle fronça ses fins sourcils et répliqua sèchement: Jai, en effet, soigné ma migraine, puis je me suis levée, il y a une heure, me sentant mieux. Mon cousin, qui sest promené tout laprès-midi dans le parc, ma trouvée là; il ne me contait pas fleurette, car nous philosophions, ce que jaime cent fois mieux que dentendre des fadeurs. Ceci à ladresse des jolis cavaliers qui, de dépit, mordirent leur moustache, et qui, ayant absorbé pas mal de champagne, eussent peu été en état de philosopher, quelque désir quils eussent de plaire à Mlle Mauduit. On oublia lincident pour faire à celle-ci le récit de la partie dont elle avait été privée. Puis, les amazones coururent changer de costume, les messieurs revêtirent dautres habits et lon soupa. La soirée sa passa à faire de la musique, tout le monde étant trop las pour sortir. Chaque possesseur dune voix agréable ou dun certain talent sur le piano ou sur le violon fut mis à contribution. Gilberte ne quitta pas sa place, elle était encore fatiguée et se contentait découter. On demanda à Albéric sil se sentait de force à déchiffrer la partie basse dun duo passablement égrillard dont chantait fort gentiment la partie haute une dame des moins collets montés. Le jeune homme déchiffrait très bien, mais il déclina loffre. Quelques personnes eurent un sourire malin. Peut-être, mon neveu, dit alors M. Simiès, pourriez-vous nous faire entendre un chant sacré, cantique, hymne déglise, je ne sais comment vous appelez cela? Quelques ricanements sétouffèrent sous les éventails. Mais très volontiers, mon oncle, répondit le jeune ingénieur sans rien perdre de son gracieux sang-froid. Il se leva avec son aisance de grand seigneur, déployant sa riche taille, et sassit au clavier; il préluda par quelques accords graves et entonna ces couplets si connus et si beaux : Minuit, Chrétiens, cest lheure solennelle. On sapprêtait à rire, on bâillait davance, le plus poliment quon pouvait... et voilà que tous firent silence, pris soudain sous le charme de cette splendide voix de baryton, mâle et sonore, dont les notes avaient un velouté et une expression délicieuse. La surprise fut générale et de sincères applaudissements éclatèrent quand le chanteur termina lhymne chrétienne. Il reçut les louanges froidement, un fin sourire errant sur sa bouche fière. Se retournant vers Gilberte qui, elle, ne parlait pas, il lui dit avec une pointe de raillerie: Eh bien! ma cousine, mon chant vous a-t-il déplu? Elle lui répondit par ces mêmes paroles quil avait dites la veille: Vous avez une belle voix. Seulement elle ajouta, car elle était sincère: Et votre Noël est splendide. Un instant après, quelques jeunes filles allèrent, avec Gilberte, respirer lair frais sous la galerie. Sournoise, dit lune delles à Mlle Mauduit, sais-tu que tu caches bien ton jeu? Quel jeu? fit Gilberte franchement étonnée. Allons! avoue que la migraine nétait quun prétexte pour te faire escorter, puis dorloter par ce beau ténébreux, ton cousin Daltier. Par exemple! que vous êtes sottes! Ma chère, ne ten défends pas, tu nas pas si mauvais goût et lui de même. Nous avons toutes la tête tournée par lui, sans compter ces dames. Cest dommage seulement quil soit si jésuite. En voilà un ridicule quil se donne, et de notre temps! Vous êtres toutes absolument absurdes. Sachez dabord que je nai pas joué la comédie que vous mattribuez si aimablement. Si javais voulu discourir avec le neveu de mon oncle, il me semble que je pouvais le faire en toute liberté, étant chez moi. Quon se le tienne pour dit: je naime pas à voir contrôler mes actes. Ma chère, ne te fâche pas, il ny avait là rien que de très naturel et ton cousin vaut la peine... Quon me laisse en paix avec M. Daltier. Il ne mintéresse pas plus quun autre. Je juge seulement quil est parfaitement libre de vivre à sa guise et de croire ce quil veut. Elles sen allèrent loreille basse, sauf Odette Vallabrègue, la blondine coiffée à la "Ninon". Ah! M. Daltier test indifférent? dit-elle en jouant avec son collier dargent; et bien! pas à moi. Il me semble que jaimerais un mari comme lui, seulement... Il y a donc un seulement? Oui, tiens, à toi je puis lavouer, Gilberte, il serait trop mon maître, il me subjuguerait et cela me gênerait. Je me sentirais trop au-dessous de lui; on ne doit pas pouvoir le tromper, ton cousin: il a des yeux qui percent lâme. Tandis que Joannès Fardrin, qui prétend à ta main et que tu encourages ouvertement, ne sera pas ton maître? Ma foi, non, un bon camarade tout au plus. Les yeux rieurs de Joannès nont pas la puissance de faire baisser les miens comme le regard dacier de messire Albéric. Il me semble quavec ce dernier je ne serais plus la même. Et tu aurais tort de te changer, mignonne, fit Gilberte en embrassant lespiègle; tu es la plus amusante de notre société et la moins poseuse, ce qui est un point capital. Tout le reste de la soirée, tandis quon riait et causait bruyamment, Mlle Mauduit, rêveuse, se disait, les yeux fixés sur le jeune ingénieur: "Je crois quils ont raison, tous: Albéric Daltier nest point fait du même bois que les autres jeunes gens. Mais voilà, quy a-t-il sous cette enveloppe froide? Mon oncle maffirme toujours quil faut se méfier des eaux dormantes et des dévots. Mon oncle se trompe-t-il ou bien Albéric fait-il exception à la règle? Il est tellement supérieur à tous ces beaux diseurs qui papillonnent ici et passent leur vie entre le boulevard, la brasserie et la salle de jeu!" Et, plus rêveuse encore, elle ajouta: "Celui-là mérite dêtre aimé vraiment. Car sans cela que serait donc lamour, cette chose chantée à travers tous les siècles, ce soleil qui brille sur tous les pays, pour le riche comme pour le pauvre?" Le lendemain, plus matinal que les autres invités des Marnes, Albéric se promenait aux alentours du parc, profitant de sa liberté pour respirer lair pur un peu frais, que lui refusait la chaude Provence. Non loin de lui il aperçut la ferme propre et plantureuse dont le voisinage ne déparait ni les jardins ni lhabitation de Simiès. Un spectacle intéressant attira lattention du promeneur: à lextrémité de la cour, un vieillard était assis sur un banc, une écuelle de soupe sur ses genoux; il était aveugle et paralysé des bras, ses mains tremblantes ne pouvaient même porter à sa bouche la cuiller détain. Il était venu demander un morceau de pain à la ferme: on lui avait donné une soupe chaude, mais personne ne poussait la charité jusqu'à lui porter aide. Par bonheur, une élégante amazone qui passait devant la cour était entrée, descendue de son cheval quelle avait attaché par la bride à un arbre, et, repliant sur son bras gauche la longue traîne de sa robe, elle était venue au vieillard fort embarrassé et pourtant affamé. Cette jeune femme tournait le dos à lingénieur; il ne voyait delle quune taille svelte un peu frêle, de beaux cheveux châtain fauve tordus sous le petit feutre orné dune gaze flottante. La jupe relevée de côté laissait apercevoir deux petits brodequins moulant un pied exquis; sa main gantée dune longue peau souple allait et venait de lécuelle rustique à la bouche de laveugle avec une adresse parfaite; lautre, quelle avait libre, tenait le pommeau dune cravache mignonne. Tous près de là, le cheval piaffait doucement. Quand le frugal repas fut terminé, la charmante amazone posa lécuelle à terre pour que le caniche de laveugle y pût donner un coup de langue, puis elle tira de sa bourse une pièce de cinq francs, et, entrouvrant sans dégoût la vareuse usée et souillée du malheureux, elle y glissa largent. Le vieux mendiant se répandit en bénédictions que la jeune femme interrompit de sa voix cristalline, tout en détachant sa monture: Une autre fois, il faudra venir à la maison, mon ami, vous y serez servi, et si je ne my trouve pas dans ce moment, je donnerai des ordres pour quon soccupe de vous. Albéric reconnut ce timbre de voix musical et un peu bref en même temps; justement lamazone, en se détournant, laissa voir son fin profil dont le voile de gaze ombrait la délicate blancheur. Cétait Mlle Mauduit. Elle était bien descendue seule de cheval, mais remonter cétait une autre affaire; elle allait appeler un garçon de ferme qui sortait dune étable, quand Albéric savança et offrit son aide. Gilberte, qui ne le savait point là, eut un léger froncement de sourcils: il ne lui plaisait pas dêtre vue dans lexercice de sa charité; cependant elle accepta sa main et leffleura rapidement de sa petite bottine en souhaitant le bonjour au jeune homme. Puis, toute rougissante, elle cravacha sa monture qui sélança sur la route. Albéric sapprocha du mendiant et joignit son aumône à celle de sa cousine. Cette jeune fille est bien bonne, nest-ce pas? demanda-t- il à linfirme. Ah! Monsieur, bonne comme les anges, quoiquelle soit la nièce de M. Simiès. Je ne la rencontre jamais sans quelle madresse une parole encourageante et garnisse mon gousset. Je naime pas trop à aller du côté du château, car M. Simiès nest pas comme Mademoiselle et il rudoie facilement le pauvre monde. Alors, M. Simiès nest pas aimé dans le pays? Guère, murmura le vieillard. Ce ne devrait pas être à moi de le dire, puisque sa nièce me secourt, mais je ne puis mempêcher de faire une différence entre les deux. Elle est bien charitable? Vous venez de le voir, mon bon Monsieur; y a pas beaucoup de belles dames comme ça qui descendraient de cheval pour, de leurs jolies mains blanches, faire manger la soupe à un pauvre vieux qui nest pas propre tous les jours. Que voulez- vous? quand on na plus ni yeux ni bras, ça nest pas commode de faire sa toilette. "Que oui, quelle est charitable, la demoiselle! seulement..." Seulement quoi? Laveugle prit un air embarrassé. Faut pas vous en fâcher, Monsieur, car je devine que vous vous intéressez à elle. Eh bien! Mamzelle Mauduit est généreuse et admirable, mais y lui manque, quoi! un brin ce quéque chose quont les personnes pieuses. Elle ne sait pas consoler, comme on le fait quand on croit au bon Dieu. Y a dans mon village des soeurs religieuses qui ne sont pas riches, mais qui vous relèvent le cur par de bonnes paroles; après leur visite, on na souvent pas beaucoup plus de quoi, mais on supporte mieux la misère. Vous avez raison, mon brave. Ce nest pas la faute de Mlle Mauduit si le sens chrétien lui manque; comme vous lui devez de la reconnaissance, priez pour elle et pour son oncle, cela leur fera grand bien. Quand Albéric revit Gilberte, avec son tact ordinaire il ne fit aucune allusion à la petite scène dont il avait été témoin, et la jeune fille lui en sut gré: elle avait horreur des flatteries. Il ne parla plus avec elle que de choses insignifiantes jusqu'à son départ qui eut lieu le lendemain. En descendant de sa chambre pour faire ses adieux à la petite société des Marnes et à son oncle, il rencontra Gilberte dans le vestibule. Elle sapprocha de lui comme pour lui souhaiter un bon voyage et lui tendit la main. Quoique je ne les connaisse pas, présentez mes respects à vos parents et mes amitiés à vos soeurs, dit-elle; ce que vous mavez dit deux tous ma donné lenvie de les connaître. Eh bien! répondit Albéric en pressant ses doigts frêles dans sa main robuste, il vous faudra venir faire connaissance avec ma famille; cela ne vous sourirait guère peut-être tout de suite, mais souvenez-vous que du jour où vous souffrirez, où vous aurez besoin dun lieu calme et propice à rasséréner votre âme, vous pourriez venir à nous. La maison de mes parents vous sera toujours ouverte et lon saura vous y consoler. Je vous promets de me rappeler cela, dit Gilberte gravement; mais combien je ferai tache dans ce milieu si parfait! Ne vous inquiétez pas de cela. Au fond, vous êtes cent fois meilleure quon ne le croit. Et, entrant au salon, il laissa Mlle Mauduit toute songeuse. III Autour de la table somptueusement servie sur laquelle étincelaient largenterie et les cristaux et que décorait au centre un surtout de fleurs délicates, une demi-douzaine dhommes devisaient et discutaient, pour la plupart grisonnants ou chauves; ils vidaient prestement les fins verres de Bohême alignés devant eux, gravés au chiffre du maître de la maison et à chaque instant remplis des vins les plus exquis. Latmosphère était chaude, les mets savamment élaborés, la causerie animée; et cependant sur le front de ces convives il y avait comme un signe mystérieux, marque diabolique qui leur enlevait cette majesté naturelle à lâge mûr. Ils sonnait dans ces voix mordantes quelque chose de pénible à entendre, dans cette gaîté un écho railleur, métallique; ils avaient à la lèvre un rictus sceptique qui faisait mal à voir. De quoi sentretenaient ces hommes? Mon Dieu, de sophismes impies, paradoxes bizarres, erronés, se croisant par-dessus cette table brillante, tous ces discours piqués çà et là dune raillerie, dun mot couvert, très cru sous sa périphrase, coupés de rires cyniques, ou relevés danecdotes bouffonnes. Et au milieu de ce groupe de voltairiens à faces démoniaques, assise entre un vieillard aux cheveux blancs, au regard inquiet et cauteleux et un député à la crinière fauve, aux yeux jaloux et durs, une jeune fille demeurait paisible et sereine. Jolie et gracieuse, elle semblait un ange fourvoyé au milieu dune horde satanique. Et cependant Mlle Gilberte Mauduit pouvait avoir la beauté dun ange, elle nen avait point lâme; ses traits étaient loin den porter lexpression séraphique. Elle écoutait de toute la puissance de ses jolies oreilles rosées les dissertations des invités de son oncle; elle riait en montrant toutes ses dents (de fort jolies dents, ma foi!) aux historiettes de goût médiocre quils lui servaient; elle les trouvait plaisantes, mais au fond elle ny comprenait absolument rien. Un observateur plus profond que ceux qui lentouraient eût pu remarquer, cependant, que la fusée joyeuse séteignait sur ses lèvres aussi vite quelle y montait, et que ses yeux foncés, tantôt doux comme du velours ou étincelants comme le diamant, prenaient soudain une expression rêveuse, presque sombre. Ils avaient aussi, par instants, une lueur méprisante à ladresse des hôtes bizarres que recevait son oncle. Mais quimportait à ceux-ci lopinion dune enfant de vingt ans? eux, qui ne savaient même pas sarrêter quand une parole âpre et mauvaise létonnait, ni voiler discrètement le récit scandaleux qui lui faisait ouvrir tout grands ses yeux limpides. Il faut que la jeunesse sinstruise, répétait lamphytrion avec son sourire infernal; nous vivons dans un siècle où lon ne se nourrit plus didéal, de mysticisme; on vit terre à terre, la matière a remporté enfin la victoire sur les sots préjugés, il faut que jeunesse sinstruise. Par exemple, si quelquun savisait de lancer une bouffonnerie rabelaisienne, une plaisanterie triviale, Mlle Mauduit avait une manière de froncer le sourcil qui coupait net la parole au narrateur inconvenant. Le dessert achevé, on passa au salon où Gilberte servit le café avec sa grâce tranquille de tous les jours. Puis, quand chacun eut vidé sa tasse de Sèvres et essuyé sa moustache, les messieurs allèrent au fumoir quand Mlle Mauduit les y eut invités. Alors elle demeura seule dans ce grand salon or et cerise dont les glaces lui renvoyaient sa charmante image. Elle eut un soupir de soulagement: "Ils sont bien amusants, murmura- t-elle, mais je le méprise tous!" Elle sagenouilla devant le foyer, sur un coussin de velours et rêva un instant, ses prunelles noires fixées sur la flamme ardente. Puis elle se releva, alla à lune des vastes fenêtres bien closes sous les rideaux de soie quelle écarta brusquement et colla son front à la vitre froide. Au dehors, le ciel était bleu et clair, piqué détoiles luisantes; il gelait dur, sans vent, sans bise. Cétait un temps magnifique, on patinerait ferme le lendemain au bois. Mais tous ceux qui samusaient ce soir-là, soit dehors, encapuchonnés dans de chaudes fourrures, soit moelleusement assis au coin de leur cheminée bien garnie, songeaient-ils aux malheureux grelottant sous les minces vêtements et dans les mansardes sans feu? A vrai dire, Gilberte ny songeait pas non plus. Comme les fumeurs ne rentraient pas encore, elle ouvrit le piano et sapprêtait à jouer une valse en sourdine, quand un bruit de voix arrivant du vestibule len empêcha; on distinguait le timbre cassant de M. Simiès, puis un autre plus timide et plus doux. Celui du premier répétait les épithètes les moins flatteuses, émaillées de jurons grossiers. Mlle Mauduit ouvrit la porte et parut dans lantichambre. Quy a-t-il donc? fit-elle mécontente, pourquoi tout ce tapage? Il y avait que Lazare laissait entrer une femme en haillons, hâve, maigre, éplorée, qui demandait du secours pour son enfant mourant de faim et de froid dans une mansarde au sixième étage de la maison. Et Lazare avait failli à tous ses devoirs en appelant son maître occupé à savourer un délicieux cigare au milieu de ses amis, dans le fumoir gaîment éclairé. Aussi les mots gracieux de: "butor! imbécile! maroufle!" pleuvaient-ils sur linfortuné domestique. Et, tout en rudoyant celui-ci, M. Simiès malmenait fort la pauvre femme qui, toute tremblante, cherchait à gagner la porte. M. Simiès était outré. Il faisait bon vraiment lui amener tous les mendiants de la rue, on ne trouvait plus que cela maintenant sur son passage, etc. Gilberte écoutait, interdite, cet homme qui venait détaler tout à lheure à table de si belles maximes humanitaires, les idées les plus philanthropiques, les principes les plus égalitaires. Selon lui, la différence des castes et des fortunes était une injustice criante, une grande lacune à combler dans léconomie politique; et voilà quil menaçait de renvoyer son valet de chambre parce que celui-ci avait jugé bon dintroduire une malheureuse femme au vestibule? Gilberte considérait son oncle avec une surprise indignée, et quand celui-ci rentra au fumoir en refermant violemment la porte derrière lui, elle dit à Lazare de sa belle voix tranquille et douce: Désormais, Lazare, cest toujours moi que vous appellerez pour ces sortes de choses. Restez, ajouta-t-elle en sadressant à linconnue qui baissait humblement la tête. Excusez la vivacité de M. Simiès, il naime pas quon le dérange quand il a du monde. A lavenir adressez-vous à moi. Quel est votre nom? Maria Pontoux. Et vous demeurez dans la même maison que moi? Et votre enfant est malade? Cest bien, jirai vous voir demain et je verrai ce dont vous avez besoin; en attendant, prenez ceci pour subvenir au plus pressé. Elle mit un billet de vingt francs dans la main de la femme qui séloigna en la bénissant. Gilberte revint au salon et se mit au piano pour chantonner doucement, sans élever la voix, une vieille mélodie un peu démodée, mais expressive dans sa naïveté antique. Les messieurs, abandonnant le fumoir, se rapprochaient de la musicienne, faisant mine de se boucher les oreilles: De grâce, Mademoiselle Gilberte, pas cet air à porter en terre, nous vous en supplions; quelque chose de plus gai; vos chansonnettes de lautre jour, par exemple. Gilberte sexécuta dassez mauvaise grâce et chanta un fragment dopérette qui, si elle en avait compris le sens, neût point passé par ses lèvres. Elle amusait son oncle et ses invités, cétait ce quil fallait, elle ny voyait pas plus loin. Entre onze heures et minuit ces messieurs se retirèrent; Gilberte un peu lasse tendit son front à Simiès comme tous les soirs; mais, lattirant à lui, le vieillard lui dit: Sais-tu que tu es jolie fille? Tous mes invités sont amoureux de toi. Je le sais bien, répondit Gilberte en bâillant. Ah! ah! tu as conscience de ta beauté, jaime cela; au moins tu nes pas de ces petites niaises ingénues qui nosent se regarder au miroir. Il ny en a pas beaucoup comme cela, mon oncle. Si, mignonne, dans les couvents. Après tout, fit la jeune fille, samusant à effeuiller les pétales parfumés dun bouquet quelle portait au corsage, ce nest pas nous qui nous donnons notre beauté; pourquoi en serions-nous glorieuses? heureuses, oui, je le comprends, mais fières, cest sot et ridicule. Simiès continuait à regarder sa nièce en mâchonnant un cigare éteint. Tu seras un bon parti pour le mari qui te prendra, dit-il enfin. Moi, un bon parti, mon oncle?... Dites plutôt que je puis faire un beau mariage, cela, oui. Quant à ça, cest sûr, tu épouseras un nabab. Oh! un nabab, il faudrait donc me marier pour de largent ? une fille comme moi ne fait pas de ces choses viles; lor peut faire le bonheur dune sotte, pas le mien. Ah! que tu es bien femme avec ta folle imagination! Mais tu seras riche toi-même. Pas tant que ça, mon oncle: le petit bien que je tiens de ma mère ne constitue pas une dot brillante. Et comptes-tu pour rien ton vieux mécréant doncle? Tu as des espérances, ma mignonne, et en attendant de retourner au néant, ce que je me souhaite le plus tard possible, je puis doubler, tripler même ta dot insuffisante. Mon oncle, vous êtes bien bon, mais... Elle hésita une seconde, puis relevant vaillamment sa belle tête blonde: Je ne veux pas être prise pour mon argent. M. Simiès se mit à rire bruyamment. Ah! ah! ah! voyez-vous cette petite orgueilleuse qui ne compte que sur ses beaux yeux pour attirer le prince charmant! Mais, ma chère enfant, nous ne sommes plus au temps des cours damour, Dieu merci! cétait aussi celui de la tyrannie. Il ny a plus au monde que les mariages de raison ou de convenance, et non plus de sentiment. Les inclinations, enlèvements, etc., tout cela est hors de raison. Ne ten déplaise, mignonne, on nadore plus que le veau dor, son règne est bien établi, mets-toi cela dans la tête et apprends comme les autres à faire la courbette devant lui. Et cela rend heureux? Si lon sait faire, oui, Mademoiselle, et la femme sait toujours faire si elle est adroite et rusée. Monter toujours, senrichir le plus possible et jouir à satiété de tout ce que lexistence, qui ne nous est pas donnée deux fois, offre de plus agréable, voilà la seule vie sensée, parce que tout sera fini dès que la machine sera détruite. Cest-à-dire à la mort, mon oncle? Oui. Un mauvais moment à passer, je lavoue, mais bast! pourvu quon ait profité de ce qui vient avant et quon ait bu à pleines lèvres à la coupe des ivresses! Et aussi pourvu quon ait rendu heureux les autres, mon oncle? M. Simiès ricana sèchement: Ma chère, souviens-toi de cette maxime fort juste au fond, quoique son origine soit sotte: "Charité bien ordonnée commence par soi-même." Mais, mon oncle, cest la devise des égoïstes. Eh! parbleu! ma nièce, il ny a dheureux en ce monde que ceux qui nont pas de cur. Ceux qui soccupent du bonheur dautrui avant le leur propre ne sont que des imbéciles. Va te coucher, fillette, et nous te découvrirons bien un mari facile que tu mèneras par le bout du nez, et qui soit surtout plusieurs fois millionnaire. Cette perspective ne parut pas éblouir Gilberte qui se dirigea vers son appartement dun air soucieux. Cet appartement était un joli nid rose quelle avait fait arranger à son gré et qui encadrait fort savamment sa beauté de blonde. Des deux côtés de la cheminée se voyaient les portraits de son père et de sa mère à laquelle elle ressemblait beaucoup. Gilberte saccouda sur le marbre et examina, dans la glace qui reflétait le feu des bougies, son gracieux visage blanc et rosé, éclairé de beaux yeux sérieux. Ces yeux se regardèrent profondément, comme si elle eût voulu lire dans ses propres prunelles jusqu'à son âme. Mon oncle est dans lerreur, murmura-t-elle toute rêveuse, largent ne fait pas uniquement le bonheur, cela cest dans tous les livres; avant lui il y a lamour, un sentiment que je ne connais pas, que je ne saurai peut-être jamais. Je ne manque de rien, je mène une vie luxueuse et... il y a en moi quelque chose qui nest jamais satisfait, qui demande avidement à être comblé. "Mon oncle est aussi dans lerreur en affirmant que les égoïstes seuls sont heureux: jaurais honte de ne penser quà moi et je ny trouverais pas de jouissance. Saimer avant tout napporte quune félicité relative; le cur humain ne peut se suffire à soi-même; moi, je ne me suffis pas." Elle se détourna lentement et soupira: Où trouver ce qui me manque? Puis elle se mit à détacher ses beaux cheveux ondés et se coucha sans un mot de prière à Dieu, comme tous les soirs. Gilberte ne savait pas prier. IV Elle avait demandé à voir Gilberte Mauduit et Gilbert y avait couru; cétait celle de ses amies quelle préférait, quoique ce ne fût encore quune enfant. Et voilà que cette jolie Odette, ayant pris froid au sortir du bal, se mourait dune phtisie galopante. Gilberte vint la voir plusieurs fois, mais, à la fin, Odette la reconnaissait à peine et criait, désespérée, quelle ne voulait pas mourir. Cétait navrant à voir et à entendre. Le dernier jour, Mlle Mauduit arriva au moment de lagonie; ce fut atroce; la moribonde nétait plus reconnaissable; sa figure était effrayante; elle suffoquait, ses bras battaient lair, et sa pauvre poitrine oppressée cherchait un souffle qui narrivait plus à ses lèvres. Puis, après quelques minutes de convulsions épouvantables, rien ne bougea plus sur cette physionomie vieillie au moins de dix ans; un silence solennel succéda au râle et aux mouvements désordonnés, et le corps raidi simmobilisa, semblable à une statue de pierre. Le désespoir des parents fut dautant plus violent quils navaient, pour se soutenir, ni la résignation chrétienne, ni la pensée du revoir dans un monde meilleur. Gilberte contemplait son amie, sans prier, ses mains serrées lune contre lautre. Très impressionnée, elle rentra chez elle toute frémissante, se débarrassa de ses vêtements de sortie et demeura le reste de la journée à songer mélancoliquement au coin de son feu. Toujours passait et repassait dans son esprit ce corps tordu par la douleur, cette tête nimbée de cheveux dor, ces yeux fixes, grands ouverts, quoique sans vie. Elle se voyait elle-même tombant un jour dans le grand silence de léternité comme cet être jeune et charmant quon appelait Odette, doux oiseau gazouillant qui semblait convié dans lexistence à une fête éternelle. Elle se rappelait avoir vu entrer du monde auprès de la trépassée; nul ne sétait agenouillé, nul navait su dire un mot encourageant à la pauvre mère; et, au souvenir de leffroyable indifférence de ces gens qui se disaient des amis, son cur se sentait triste à mourir. Elle aussi navait su murmurer aucune parole de consolation aux infortunés parents, elle navait rien trouvé dans son esprit ordinairement fécond. Et maintenant elle avait le cur lourd comme du plomb, pauvre âme! La mort lui semblait horrible chose, à elle aussi, qui ne voyait au delà que le néant. Elle eut envie de faire prier son oncle de dîner seul, mais elle crut de son devoir de ne point labandonner et de secouer sa mélancolie, et elle se rendit à la salle à manger quand le repas fut annoncé. Mais à table elle était aussi pâle que la morte à laquelle elle songeait, et elle touchait à peine aux mets quon lui présentait. Quas-tu, fillette? es-tu malade? lui demanda M. Simiès. Non, mon oncle, mais vous savez que jai vu mourir aujourdhui Odette Vallabrègue et cela me peine profondément. Bah! ma chère, sil fallait se préoccuper de tous ceux qui nous quittent, on ny tiendrait pas. Malheureusement nous ny pouvons rien et le mieux est doublier. Puisque nous ny pouvons rien, murmura Gilberte songeuse, cest donc quil y a une puissance supérieure à laquelle nous devons nous soumettre bon gré mal gré. Mon enfant, cest la nature. La machine humaine se dissout de même quelle sest formée, encore plus vite même, et dans ce monde tout a une fin. Quest-ce que la mort? reprit lentement la jeune fille. Je te le dis: la dissolution des molécules formant le tout quon appelle un corps, machine dont tous les rouages... Gilberte fit un geste dimpatience. Je le sais bien, mais comment concevez-vous quun être qui a pensé, agi, lutté, aimé, ne soit plus en quelques minutes quune chose inerte, même repoussante? Je le conçois, je le conçois... cest-à-dire... que veux- tu, fillette, cest la loi. Je sais bien que cette idée est peu compatible avec vos jeunes imaginations, Mesdemoiselles; cest ainsi pourtant, et le plus sage est de ny point penser jusqu'à lheure où il faudra retourner au néant. Tant pis pour ceux qui sen vont trop tôt! Voilà pourquoi je dis: jouir, jouir le plus vite et le plus possible, car lexistence est malheureusement courte. Vois-tu, mignonne, je te le répète souvent, la vie est un théâtre, pas autre chose; cest à lhomme à se montrer bien comédien. Tu me dis que les Vallabrègue font mal à voir, tant ils se désolent? cela se comprend, ils navaient que cette fille. Bah! ils sont riches, on les plaindra moins; largent nest-il pas le baume qui guérit toutes les blessures? Gilberte écoutait ces théories débitées sur un ton cynique, et un flot de tristesse lui noya le cur. Décidément elle nétait pas lélève accomplie du voltairien Simiès. Il avait bien cultivé cet esprit précoce, le pauvre athée, mais il navait pu encore le façonner à son image. A la fin la mélancolie et le mutisme de sa nièce limpatientèrent. Est-ce que ça te prend souvent? dit-il, gouailleur, en quittant la table et en allumant un cigare. En ce cas, je supplierai tes amies de veiller soigneusement sur leur santé, car je naime pas à voir une figure patibulaire à mes côtés lorsque la vie leur joue le mauvais tour de les quitter. Gilberte tressaillit, mais ne répondit pas; il avait des instants où les défauts grossiers de cet homme ne se déguisaient plus, et elle se demandait avec une secrète épouvante si cet oncle pour lequel elle professait un culte admiratif et reconnaissant avait en lui quelque chose ressemblant à un cur. En rentrant dans sa chambre, elle tremblait comme prise de fièvre et se sentait envahie dun froid mortel. Toute la nuit elle rêva de la pauvre morte dont le râle dagonie la poursuivait jusque dans son sommeil. Le lendemain, elle pria M. Simiès de laccompagner chez les Vallabrègue. Moi, bon Dieu! sécria le vieillard en reculant, si je mets les pieds dans cette maison je serai obligé dentrer dans la chambre mortuaire; or, je nai pu, de ma vie, supporter la vue dun mort. Gilberte ouvrit de grands yeux: Quoi! vous, mon oncle? Oui, fillette, affaire de nerfs; et comme cest un spectacle malsain pour la jeunesse, outre quil est peu récréatif, je te défends expressément de retourner là-bas. Mais, mon oncle, moi... Cest entendu, nen parlons plus. Au reste, voilà deux jours que tu mentretiens de ces agréables choses; je désire quil nen soit plus question. Ton amie nest plus, jen suis fâché pour elle et pour toi, mais la vue des cadavres ôte la gaîté et lappétit, je ne veux pas que tu tombes malade. Gilberte obéit à regret. Elle ne comprenait plus son oncle, cet esprit fort qui tremblait devant un corps sans vie, lui qui traitait si légèrement de la dissolution de la machine. Puis, comme à cet âge et sur les natures peu éprouvées, le chagrin glisse sans laisser de traces, Gilberte reprit bientôt ses plaisirs, et les succès quelle remporta dans le monde, de même que lexistence frivole et dorée quelle menait, effacèrent de son cur le souvenir de la journée où elle avait vu mourir son amie. V Un matin que Gilberte entrait à la salle à manger, fraîche et souriante dans son négligé de peluche, elle trouva M. Simiès qui dégustait savamment son déjeuner. Après lui avoir serré la main, elle versait le chocolat bouillant dans sa petite tasse dargent niellé, quand son oncle, qui la regardait en dessous, dit soudain: Combien y a-t-il de tes invités qui ont répondu? Soixante-quatre, mon oncle. Très bien, ce sera une petite fête intime. Sais-tu, mignonne, pourquoi je la donne, cette fête? Mais, mon oncle, je croyais que cétait à loccasion de mon vingtième anniversaire, et je vous en remercie encore. Vous ne cesserez donc jamais de me gâter? Si fait, ma fille, je cesserai, ou plutôt je permettrai à un autre de te gâter avec moi et cet autre sera ton mari. Oh! alors, ce ne sera pas de si tôt. Tu te trompes, fillette, et justement tu crois que notre soirée de samedi est uniquement donnée en lhonneur de tes vingt printemps? Pourquoi alors? fit Gilberte inquiète en posant sa cuiller sur la table. Nous annoncerons tes fiançailles à nos amis ce jour-là. Mes fiançailles? Gilberte ouvrit de grands yeux. Ne fais pas la sournoise; tu as très bien que depuis quinze jours lAustralien Mahoni te fait une cour assidue. Il nest pas le seul. Quest-ce que cela prouve? Cela prouve, Mademoiselle lingénue, que, pas plus tard que cette après-midi, il va surgir en grande tenue, pour me demander ta main, et nous la lui accorderons demblée. Mon oncle, vous plaisantez? dit Gilberte qui suffoquait presque. Je plaisante? nullement. Hein! as-tu de la chance? Madame Mahoni, cela ne sonne pas mal. Et tu épouses onze millions, tu entends: onze millions. Mon oncle, ce nest pas sérieux? On ne peut plus sérieux. Je dis bien, onze. Je croyais que cétait huit seulement, mais jétais dans lerreur. Quimporte cela? Je ne veux pas de ce mariage. Voyez-vous cela? Elle veut faire la récalcitrante. Cette fortune ne te suffit pas? Gilberte fit un geste dimpatience. Ce nest pas de cela quil sagit, mon oncle. Voyons donc? Sérieusement, vous voudriez me donner pour femme à ce... cet homme? Parfaitement. Oh! je sais quil nest pas de première jeunesse, mais il ne porte pas ses cinquante-deux ans; et sil nest pas beau, du moins il est bon enfant et cest un point capital; tu lui feras faire tout ce que tu voudras. Avec un mari vieux, enfin, et peu doué de charmes extérieurs, ma fille, une femme jeune et jolie a cent manières de se consoler. Mais, mon oncle, cet homme était à peu près ivre, si vous vous souvenez bien, au dîner des Mornaze; cest hideux, cela. Pardon, à peu près ivre, tu vas trop loin; gris seulement, un peu allumé; eh bien! le beau malheur! tu lui feras passer cette mauvaise habitude. Non, mon oncle, je vous le répète, je népouserai pas cet homme, il me déplaît, pour ne pas dire plus. Je ne puis laimer. Et qui te parle daimer, petite sotte? Mais, alors... Est-ce que par hasard vous auriez quelque inclination pour un freluquet quelconque, ma nièce? Non, mon oncle, répondit nettement Gilberte, je nai dinclination pour personne. A la bonne heure. Je hais le sentimentalisme, vous savez; cest dailleurs chose absolument démodée de nos jours. Quimporte que vous ne chérissiez pas Mahoni, au fond je le comprends, mais avec sa fortune vous serez la première femme de Paris. Je ny tiens pas. Comment! tu ne serais pas fière de porter le sceptre de la beauté et de la richesse, car enfin lune fait ressortir magnifiquement lautre. Tu éclipseras toutes tes amies. Mon oncle, vous me prêchez toujours légalité. Certainement, certainement, ma nièce; mais rien ne vous empêche de profiter des biens que le hasard jette entre vos mains. Mon oncle, je vous en prie, éconduisez M. Mahoni, ce soir. Je ne saurai paraître devant lui. Vous lui direz ce que bon vous semblera. Du tout, du tout, vous répondrez oui. Vous mettrez, après déjeuner, votre robe de drap bleu; elle vous sied à ravir. Dailleurs, il est inutile de vous faire prier; jai encouragé Mahoni et lui ai presque donné ma parole, lui affirmant que ses voeux seront acceptés. Je ne réponds même pas de ne pas le voir arriver avec lécrin de fiançailles en poche. Or, tu sais, petite, les diamants quil toffrira ne seront pas du strass. Il ma insinué gentiment que la corbeille fera lébahissement de Paris. Eh bien! tu ne manges pas? ton chocolat refroidit. Je nai pas faim, répondit Gilberte en repoussant la tasse dargent. Elle était toute pâle et sa main tremblait sur la table débène. Mon bon oncle, reprit-elle enfin dune voix douce, je vous affirme que non seulement je néprouve aucune sympathie pour votre ami dAustralie, mais il minspire... de laversion, positivement. Je vous ai déjà priée de me taire ces grands mots. Je ne sais où vous prenez ces airs tragiques; vous navez pas été élevée au couvent, cependant. De grâce, respectez ma tranquillité et ne troublez pas mon déjeuner. Jexige, vos entendez, jexige que vous épousiez Mahoni. Je veux votre bonheur en dépit de vous-même. Jentends être obéi. Jusqu'à présent, je vous ai laissée faire vos volontés, aujourdhui je veux être écouté. Mon oncle, croyez que je me rappelle toutes vos bontés et je vous reste soumise et reconnaissante, mais je ne puis lier mon existence à celle dun homme que je nestime pas. Vous vous figurez, pauvre cher oncle, que mon bonheur est là? Point du tout, et puisque vous ne demandez quà me voir heureuse, ne me parlez plus de M. Mahoni. Gilberte crut avoir fléchi M. Simiès. Quels furent son étonnement et même son effroi quand elle vit la face du vieillard, habituellement colorée, devenir pâle et contractée, et son poing retomber violemment sur la table dont les porcelaines sentrechoquèrent avec bruit. Je ne veux point de résistance à mes ordres, cria-t-il, dune voix furieuse. Vous épouserez Mahoni et me ferez grâce de vos simagrées. Réfléchissez à mes paroles et donnez-moi un oui décisif dici quelques heures, sinon vous resterez enfermée chez vous jusquà ce que vous obéissiez; si vous persistez dans votre stupide obstination, je vous chasse de ma maison. Sur ces mots il sortit en frappant violemment les portes. Gilberte était sur le point de défaillir, mais elle était vaillante et, malgré son chagrin, son parti fut bien vite pris: elle se rendit dans son appartement et y demeura toute la journée. A midi elle fit prier son oncle de déjeuner sans elle sous prétexte quelle se sentait souffrante. "Bouderie denfant gâtée, pensa le voltairien qui nen perdit pas un coup de dent; et il ajouta en ricanant: pas si bête que de résister aux séductions de onze millions quand on est femme. Elle me remerciera un jour." Laprès-midi lAustralien se fit annoncer: cétait un homme déjà âgé, de tournure épaisse et dune grande vulgarité de langage. Il portait des bagues à tous les doigts et des brillants dun prix fou en boutons de chemise, mais il nen paraissait que plus laid. M. Simiès fit appeler Gilberte. Mlle Mauduit fit répondre quelle ne pouvait se rendre au salon. Cétait un refus formel. M. Simiès devint jaune et son compagnon sétonna. Mon cher, lui dit le premier, les jeunes filles sont parfois fantasques. Nous avons eu ce matin une petite altercation, ma nièce et moi, elle me garde rancune. Etait-ce à mon sujet? demanda Mahoni déjà effrayé. Pas tout à fait, dit M. Simiès avec son aimable sourire. Je suis désolé de vous avoir dérangé inutilement. Revenez donc dans deux jours et je vous promets que votre jolie fiancée ne se fera pas prier pour vous voir. Excusez-la, aujourdhui elle est un peu nerveuse. LAustralien se retira légèrement dépité, mais confiant encore aux belles promesses de son ami. Le reste de la journée Gilberte eut de formidables battements de cur: elle sattendait à chaque instant à voir paraître son oncle furieux, comme elle lavait vu le matin. Il nen fut rien; M. Simiès ne parut pas. Il lui envoya simplement un billet par lequel il la priait de demeurer dans sa chambre jusqu'à ce quelle devînt raisonnable, la prévenant que M. Mahoni se présenterait derechef à la maison le jeudi suivant. Elle avait donc le temps de réfléchir. Gilberte tint bon, et, malgré la peine que lui causait moins sa réclusion que la colère de son oncle, elle ne fit point parvenir à celui-ci le oui attendu. Le jeudi, à deux heures, on entendit le ronflement dune superbe automobile admirée de tout Paris, qui sarrêtait devant la maison de M. Simiès. Avant que le visiteur fût introduit au salon, le tuteur de Gilberte entrait chez sa nièce. Elle lattendait. En le voyant elle se leva, très pâle, mais très résolue. Il ne parla point, mais il braqua sur elle son petit il gris interrogateur. Mon oncle, dit-elle nettement, je suis fâchée de vous faire de la peine; je nai pas besoin de vous affirmer encore toute mon obéissance et ma tendresse, mais ce que vous me demandez je ne le puis. M. Simiès la regarda froidement: Trêve de grands mots, répliqua-t-il, vous ne voulez pas devenir Mme Mahoni? Non. Il ne fut point attendri par le regard suppliant de ses beaux yeux, ni par cette pâleur, ni par ces fraîches lèvres roses qui se tendaient à lui comme pour implorer un baiser de réconciliation. Il ne songea quà sa propre défaite, à lhumiliation quil allait subir dans le salon où lattendait le malheureux prétendant. Sa colère fut terrible, mais froide. Je nai pas besoin de vos protestations oiseuses. Je sais maintenant que vous navez pas lombre de cur et cela me suffit. Oh! pas de scène, je vous en prie, jai les phrases en horreur. Vous allez quitter ma maison aujourdhui même pour ny plus revenir. Mon oncle! supplia Gilberte. Je vous chasse. Où voulez-vous que jaille? Où vous voudrez. Vous êtes assez bien douée pour vous tirer daffaire, ajouta-t-il avec son ricanement sceptique. Si vous préférez le couvent, vous y trouverez au moins la sensiblerie que vous aimez. Je resterai avec vous, mon bon oncle; que ferions-nous lun sans lautre? Je vous soignerai bien, vous savez comme je vous aime. Parbleu! fit le vieillard avec un rire brutal, vous voulez veiller sur votre héritage. Croyez-moi, ny comptez pas, je vais refaire mon testament ce soir même, et vous serez déshéritée. Gilberte avait pâli sous linsulte. Elle se redressa, et, sans colère, mais avec une grande dignité: Assez, mon oncle, je nai jamais songé à hériter de vous; il est probable que vous vivrez aussi longtemps que moi et je vous le souhaite. Je nai jamais une minute pensé à ce que votre mort pourrait me rapporter un jour. Vous me chassez de votre toit, cest bien, je ny resterai pas. Jemporte néanmoins le souvenir de vos bontés passées que nefface point votre dureté actuelle. Adieu, mon oncle, soyez heureux et ne pensez plus à moi puisque vous me traitez dingrate. Cest ainsi que se séparèrent sans se toucher la main, sans un mot de regret, ces deux êtres qui avaient vécu plus de dix ans dans la plus grande intimité. Une fois la porte refermée sur M. Simiès, Gilberte saffaissa sur une chaise et se couvrit le visage de ses mains. Chassée! murmura-t-elle, et je ne sais où aller. Comme elle nétait pas fille à séterniser sur des regrets superflus, elle se fit apporter sa malle et commença à y empiler son trousseau et quelques menus objets. Elle endossa un costume de voyage simple et élégant, mit dans sa bourse ses économies de jeune fille qui se montaient environ à quinze cents francs plus un peu de menue monnaie, et suspendit à sa ceinture une légère sacoche contenant ses bijoux, assez nombreux dailleurs, puisquelle possédait ceux de sa mère. Elle fit descendre son bagage chez la concierge et sortit; elle avait besoin de marcher, de se secouer, car elle se sentait comme sous linfluence dun rêve pénible. Où aller? où aller? se répétait-elle le long du chemin. Certes, elle ne manquait pas damies. Malheureusement, elle se voyait obligée de naller frapper à la porte daucune delles. Son histoire eût vite fait le tour de Paris. Et que dire? Quelle était chassée de chez son oncle? Elle eût avoué son étrange position, et de grand cur, si elle eût connu une seule personne capable de la bien conseiller. Mais, parmi ces jeunes femmes ou ces jeunes filles si aimables en visites, elle navait pas une confidente, pas une véritable amie, ainsi quelle lavait confié à Albéric Daltier. Non, personne, Gilberte était bien absolument seule et abandonnée dans ce grand Paris, dans lunivers entier, même. Elle fuyait dinstinct les rues fréquentées; il lui eût été pénible de rencontrer en ce moment quelque rieuse compagne ou quelque ami de M. Simiès, qui se fussent étonnés de voir pour la première fois Mlle Mauduit parcourir seule à pied les rues de Paris. Après une heure de marche inconsciente, Gilberte fut lasse, bien lasse. Où se reposer? Elle avait besoin de penser loin du bruit de la foule. Elle descendait la rue Blanche et vit à sa droite léglise de la Trinité. "Si jentrais là?" se dit-elle. Un scrupule lui vint: elle qui ne mettait jamais le pied à léglise, il lui semblait malséant de venir sy asseoir ainsi que ces mendiants et ces vagabonds qui raillent les choses saintes, mais cherchent ce lieu de repos et de chaleur, lhiver, sous les voûtes sacrées. Eh! mon Dieu! nétait-elle pas vagabonde, elle aussi, la pauvre Gilberte? Savait-elle seulement où, ce même soir, elle reposerait sa tête? Faisant taire sa délicatesse ombrageuse, elle franchit le porche, et, sans prendre deau bénite, sans sagenouiller pour faire au moins un acte dadoration, elle sassit à lombre dune nef déserte, gardant là comme ailleurs sa tenue correcte, avec une nuance de respect instinctif. Elle ne savait pas offrir sa peine à Dieu, la pauvre enfant, elle ne savait pas lui crier: "Inspirez-moi, car je souffre et je ne sais à quoi me résoudre." Seulement Celui qui lappelait secrètement du fond du tabernacle veillait sur cette âme dévoyée par une fausse éducation et qui renfermait cependant de hautes aspirations. Il lui envoya une pensée soudaine. Les Daltier! je ny songeais pas! pourquoi nirai-je point à eux? Je suis sûre quils ne me repousseront pas. Cette inspiration lui était soufflée par son bon ange ou par sa mère, certainement. Qui sait? pour son salut sans doute; pour son malheur aussi peut-être. Il était tard, nul office navait lieu et léglise demeurait plongée dans la solitude et lombre mélancoliques qui portent à la prière. Mais Gilberte ne savait plus prier depuis quelle avait oublié lannée bénie de sa première communion et passé de nouveau sous la tutelle fatale du voltairien Simiès. Elle rêva seulement; quand elle fut reposée et que sa résolution fut bien arrêtée, elle quitta léglise comme elle était entrée, se jeta dans une voiture qui passait à vide et se fit conduire rue de Lisbonne. On hissa sa malle à côté du chauffeur et Gilberte jeta un dernier regard à cette demeure où elle avait vécu insouciante et heureuse et qui lui montrait encore sa fenêtre riant sous le store rose. A la gare de Lyon, en attendant lheure du train, elle se fit servir un léger repas au buffet; puis, quand le moment du départ fut venu, elle sinstalla dans le coin dun compartiment de dames. Elle avait encore lair dune enfant, cette jeune fille jolie et distinguée; un peu triste aussi, et voyageurs et employés regardaient avec quelque étonnement cette Parisienne de vingt ans qui partait sans une compagne, sans un ami, sans un parent pour lescorter et lui souhaiter bon voyage. Malgré son aplomb habituel, Gilberte se sentait gênée; cétait la première fois quelle se mettait seule en route, et le trajet devait être assez long. Alors, les pieds sur la bouillotte, la tête appuyée aux coussins gris du compartiment, elle ferma les yeux, feignant de dormir; en réalité, elle pensait et sa pensée nétait pas riante. Elle narriva à Marseille que le lendemain matin. VI Après lalgarade très vive quil avait fait subir à sa nièce, Simiès, rouge encore de sa colère, se rendit au cercle où il joua, perdit et gagna, ce qui le mit en meilleure humeur. Il écouta la conversation que tenaient quelques habitués assez près de lui; on parlait de laustralien Mahoni et ce que lon disait nétait pas à son avantage. Simiès dîna au cercle et ne rentra que le soir, un peu penaud des propos quil venait de recueillir sur celui quil désirait tant pour neveu. "La petite aurait-elle eu plus de flair que moi? se dit-il, ou bien me suis-je laissé berner comme un imbécile? Bah!... nous lui trouverons un autre mari, et elle fera la paix avec son vieux grognon doncle. Je parie quelle na pas pris mes menaces au sérieux et quelle dort maintenant sur ses deux oreilles dans son nid capitonné." Il essayait de se le persuader, le pauvre Simiès; mais, avant dentrer chez lui, il alla frapper à la porte de Gilberte. "Elle dort, se dit-il, nentendant point de réponse; demain elle aura tout oublié." Mais, en dépit de lui-même, il était inquiet et, tandis que Lazare le déshabillait en silence, il nosa linterroger, appréhendant ce quon pourrait lui apprendre. Le lendemain il sonna son valet de chambre le plus tard possible; néanmoins il séveilla de bonne humeur; quand on est M. Simiès et quon a gagné la veille au poker une somme assez ronde, cela fait oublier bien des soucis. Cependant, il observa sur la figure de Lazare une gravité inusitée et, dès quil fut habillé, il courut à la salle à manger dans lespoir dy trouver une Gilberte un peu pâle, un peu boudeuse, mais enfin Gilberte. Il nen fut rien et sur le grande table ovale une seule tasse attendait devant le chocolat fumant. Alors le vieillard devenu tout tremblant sen alla à lappartement de sa nièce; il le trouva vide; le lit navait pas été défait et le foyer restait froid. Il frissonna en refermant la porte; cette chambre lui fit leffet dun tombeau. "Bon! se dit-il, essayant de se tromper lui-même, elle veut me faire peur, la rusée, en se montrant dramatique comme une jeune première des Français, mais je parie quen ce moment elle déjeune de fort bon appétit chez les Arcane ou les Millagri, ses amis qui rient avec elle du tour quelle me joue. Mais moi aussi je vais lui en jouer un et je rirai aussi." Il eut un petit rire aigu, en effet, et déplia sa serviette pour prendre son chocolat; mais ce matin-là, par hasard, il navait pas faim et cette place vide en face de lui lexaspérait. Depuis un mois environ la dernière institutrice de Gilberte avait été remerciée; Simiès navait pas le don de retenir chez lui les demoiselles de compagnie et les gouvernantes; et comptant bientôt marier sa nièce, il navait pas voulu introduire de nouveau une étrangère dans sa maison pour si peu de temps. Aussi ny avait-il pour le renseigner que Mme Dutel, la femme de charge, qui accourut toute mielleuse et hypocritement désolée à lappel de son maître. Simiès, dun air quil tentait vainement de rendre négligent, senquit de lheure où Mademoiselle Mauduit avait quitté sa demeure. Je ne sais pas au juste, Monsieur, mais il faisait nuit et Mademoiselle a fait charger sa malle sur une voiture pour se faire conduire à la gare. Sa malle? A la gare? Quelle gare? Je ne sais pas, Monsieur, cest la concierge qui a assisté au départ, et Monsieur sait que la brave femme na pas la mémoire longue. Cest bien, allez-vous-en. Mme Dutel séloigna en feignant dessuyer une larme; mais, une fois la porte refermée, elle murmura: Tu ne la retrouveras pas de si tôt, vieux fou, et moi je men réjouis, car je vais être maîtresse au logis à présent. Sans faire atteler sa voiture, Simiès shabilla et, arrêtant une voiture au passage, il se fit conduire successivement à la gare Saint-Lazare, à la gare du Nord, de lEst, de Lyon où enfin on le renseigna: en effet, la veille au soir, une jeune et jolie demoiselle avait pris un billet pour Marseille et était partie toute seule par lexpress du soir. "A Marseille? si disait Simiès en remontant en voiture; que diable irait-elle faire là-bas? Cest une erreur de cet animal demployé." Mais tout à coup il se frappa le front: Tonnerre! sécria-t-il, et les Daltier que joubliais!... Parbleu! cest chez eux quelle est! Son mauvais sourire railleur reparut sur ses lèvres flétries: Ah! pour le coup, cest là quelle va samuser! Autant entrer au couvent. Je parie ma tête quelle me revient avant trois jours. Heureusement quil ne pariait quavec lui-même, le pauvre Simiès, car il risquait fort de perdre. En chemin, ses réflexions sassombrirent encore cependant: les jolies amazones quil rencontrait, allant au bois ou en revenant, lui rappelaient la fugitive. Lingrate! murmurait-il, oubliant que cétait lui qui lavait chassée de sa maison, lingrate! Lazare, qui, à midi, lui servit son déjeuner, reçut plus dune rebuffade. Simiès trouvait mauvais et interminable ce repas que nassaisonnaient pas les joyeuses saillies de Gilberte; elle était si amusante, cette petite; elle ne restait jamais à court pour répondre; elle savait si bien contrefaire les gens ridicules ou poseurs! Son café pris, Simiès alla fumer son londrès au salon selon son habitude, mais le salon aussi lui parut vide et glacial et il eut envie de briser le clavier encore ouvert où labsente avait si souvent promené ses mains savantes. Ce dont il ne se souvenait plus, cest que ce jour était son jour de réception, et à lheure du five oclock survinrent des visiteuses auxquelles le malheureux ne put fermer sa porte, quelque désir quil en eût. Il songea un instant à prétexter une indisposition, une migraine de sa nièce pour cacher cette absence intempestive, mais il pensa que tôt ou tard on saurait tout et il raconta quune petite altercation ayant eu lieu entre sa pupille et lui, elle en avait profité pour aller voir des parents quelle avait en Provence. Votre nièce est un caractère, Monsieur Simiès, dit quelquun. Bah! quappelez-vous un caractère? Ma nièce Gilberte a toujours aimé linaccessible, lextraordinaire; ces jeunes filles, voyez-vous, ça a des idées, des idées!... On pensa que Mlle Mauduit avait eu en tête quelque fantaisie pour un freluquet quelconque et que son oncle navait pas voulu permettre ce mariage. On en profita pour déblatérer par derrière contre le tuteur et sa pupille. Ce fut avec un soupir de soulagement que le vieillard vit ses visiteurs séloigner. Demeuré seul, il regarda le feu et pensa à lenfant, à lingrate, à la révoltée. Il se souvint quun jour, aux Marnes (il y avait six ou sept ans de cela), il lavait grondée, injustement, cest vrai, car on lavait induit en erreur, et Gilberte était partie du château, le même soir, sen allant à travers la nuit dans la grande avenue, son petit paquet sous le bras, bien décidée à quitter son oncle plutôt que de subir ses reproches immérités. Alors il avait couru à sa poursuite, lui avait presque adressé des excuses et ne lavait ramenée à la maison quà force de caresses. "Je naurais pas dû lui parler dhéritage, pensait-il, la petite est si fière! Cette parole échappée à ma colère la cinglée comme un coup de fouet, elle ne me pardonnera pas cela. Et puis jai été un peu sot de vouloir la forcer à épouser Mahoni; après tout, ce nest pas un beau type... Gilberte vaut mieux que cela... Aurait-elle par hasard un faible pour quelque autre?... Non, parbleu! elle me laurait dit ou bien je laurais deviné. Aimera-t-elle seulement jamais? Ma pupille est une énigme, tantôt feu, tantôt neige. Je crois quelle a des aspirations indéfinies dont je nai pu la guérir; ça ne métonnerait pas si elle reniait tout ce que je lui ai enseigné. Ah! ce nest pas moi qui changerai!... Si jamais on me voit croire à quelque chose, cest que jaurais bu du haschich ou que je serai tombé dans lenfance!" Simiès essaya doccuper sa soirée comme il put, il alla au théâtre; on jouait une pièce quil connaissait de longue date et quil trouva insipide. Il prit sa lorgnette et examina les groupes occupant les loges et les fauteuils; il se retira dégoûté de son examen. Quy avait-il là, en effet, à part quelques personnes de distinction: des couples interlopes, des créatures stupides à la tournure de bouchères endimanchées, étalant leurs diamants et leurs costumes éclatants; des banqueroutiers, des voleurs, des Juifs, des imbéciles; des petits jeunes gens fats, vulgaires et avachis, incapables de prononcer une phrase en français, occupés à lorgner impertinemment toute la salle. Qua donc le vieux Simiès? se demandait-on au foyer; il a lair tout chose, on dirait quen une journée il a pris vingt ans de plus. Simiès, en rentrant, trouva un télégramme lui annonçant que sa nièce était saine et sauve à Marseille. Un juron lui échappa; en sétendant dans son lit, ce soir-là, il constata quil avait trouvé le temps long. "Bah! se dit-il, laissons les ingrats de côté et jouissons encore; au fond, il fait meilleur être sur la terre que dessous." Mais ce vieillard devait avoir le châtiment de sa vie inutile : après avoir goûté à toutes les ivresses, lennui allait le surprendre; il avait gâché sa jeunesse, il devait mourir seul, sans un parent, sans un mai sincère pour lui rendre la mort douce. VII Ce soir-là, le salon des Daltier présentait un gracieux tableau dintérieur; on y voyait encore suffisamment pour se passer de lumière, malgré les rideaux de dentelle épaisse abaissés devant les fenêtres pour garantir du mistral qui soufflait avec rage. Sur un divan, Albéric, le fils aîné, causait avec abandon avec sa mère; un autre jeune homme dune quinzaine dannées, Henri, racontait une histoire à deux petites filles, ses nièces, car la fille aînée de Mme Daltier était mariée et avait, ce jour-là, laissé ses enfants rue Montgrand. Au piano, deux jeunes filles de dix-huit à vingt ans jouaient à quatre mains, tandis que, derrière elles, Gustave, le jumeau dHenri, battait la mesure à tour de bras, comme sil se fût agi de diriger un orchestre complet. La porte souvrit; on crut que cétait un domestique qui apportait les lampes; cétait Joseph, en effet, mais il introduisait simplement une visiteuse, annonçant: "Mademoiselle Mauduit." A ce nom, Albéric se leva brusquement, fort étonné. Les pianistes cessèrent leur jeu et Mme Daltier, qui ne connaissait pas larrivante, savança au devant delle avec un sourire de bienvenue. Gilberte? murmurait Albéric qui ne pouvait en croire ses yeux. La jeune fille fit quelques pas vers Mme Daltier: Ma tante, nest-ce pas? dit-elle timidement tandis que toute cette jeunesse parsemée dans le petit salon lobservait curieusement. Votre tante, oui, ma chère enfant, votre tante qui est charmée de faire votre connaissance; et voici vos cousins et vos cousines, ajouta-t-elle en désignant ses enfants. Dailleurs, Albéric, plus heureux que nous, a déjà eu le plaisir de vous rencontrer. Asseyez-vous, Gilberte, et dites- nous par quel hasard vous êtes à Marseille, vous que nous croyions à Paris. Mais Gilberte nusa point de linvitation; elle resta debout et, dun geste rapide, releva la gaze soyeuse qui lui voilait le visage, ce joli visage quAlbéric avait eu seul le loisir de considérer déjà. Il remarqua seulement que le teint en était beaucoup plus pâle et lexpression profondément triste. Gilberte reprit en levant ses beaux yeux sur lui: Mon cousin ma dit, un soir, pendant son rapide passage aux Marnes: "Le jour où vous souffrirez, où vous aurez besoin daide, venez nous trouver à Marseille, vous y serez bien reçue." Or, aujourdhui, je me trouve toute seule dans la vie, toute seule au monde, et je viens. En disant cela, il y avait comme un sanglot dans sa douce voix. Mais... votre oncle... M. Simiès, est-ce que vous lavez perdu? demanda Mme Daltier en jetant un regard surpris sur les vêtements de Gilberte qui, quoique de moire sombre, ne parlaient pas de deuil. Il est mort pour moi, répondit Gilberte, puisquil ma chassée de sa maison. Chassée?... Mme Daltier plongea ses yeux scrutateurs dans les yeux de Gilberte: elle se demandait, troublée, de quelle faute avait pu se rendre coupable cette jeune fille pour encourir une telle disgrâce, et si elle, la prudente mère de famille, avait raison douvrir ses bras à cette fugitive. Mais ce rapide examen la rassura: il ny avait que du chagrin sur ce jeune visage et pas de confusion; les prunelles gardaient leur limpidité avec quelque chose de mélancolique, dun peu révolté même, ce front de vingt ans ne se courbait pas sous la honte. Soyez la bienvenue chez moi, dit Mme Daltier, en prenant la main de Gilberte quelle fit asseoir à côté delle, et croyez que nous ferons notre possible pour vous remplacer ce que vous perdez. Elle ajouta avec un soupir: Comme vous ressemblez à votre mère! Gilberte releva ses yeux soudain adoucis: Vous avez connu ma mère? Elle poursuivit avec une point damertume: Si elle vivait encore, je ne viendrais pas vous importuner de ma présence, au moins. Ne parlez pas dêtre importune, ma chère enfant, nous aurons grand plaisir à vous posséder tout le temps que vous voudrez. Préférez-vous causer avec moi ou vous reposer? Vous avez fait un long voyage, vous êtes pâle et fatiguée... Je nai pas besoin de me reposer, dit vivement Gilberte; je me suis arrêtée quelques heures au Terminus pour ne point me présenter avec la poussière du chemin. Jaime mieux vous raconter tout de suite ce qui a motivé mon bannissement immédiat de la maison de mon oncle. Gilberte avait loreille délicate; elle démêlait dans laccent et même dans laffabilité de Mme Daltier comme un effort, une contrainte; elle tenait à la rassurer. Lexcellente femme nignorait pas la bizarre éducation que lathée Simiès avait donnée à sa nièce; il était donc tout simple quelle salarmât secrètement et hésitât à admettre dans lintimité de ses enfants une jeune fille élevée si différemment deux-mêmes. Mes chéries, dit-elle aux musiciennes, allez vous occuper de votre cousine: quon prépare la chambre bleue; veillez à ce que rien ny manque; emmenez les petites avec vous et vos frères aussi; ils peuvent vous aider. Douée dun tact parfait, Mme Daltier jugeait inutile que toutes ces jeunes oreilles prissent part aux confidences de la voyageuse. Les enfants obéirent, saluant dun sourire au passage leur nouvelle parente. Albéric se levait de son côté pour laisser sa mère et Gilberte en tête à tête, mais cette dernière le retint: Vous pouvez entendre ce que je vais dire, mon cousin; vous connaissez mon oncle Simiès, et cest grâce à vous que jai pensé à la seule famille à laquelle je pouvais demander asile. Il se rassit et elle poursuivit, tandis quune émotion contenue faisait trembler sa voix: Il y a huit jours, jétais encore bien heureuse et insouciante dans la vie. En peu dheures cela a changé par le subit caprice de mon tuteur. Quy a-t-il donc eu entre vous? peut-être le mal nest-il pas sans remède? Vous avez été sans doute trop prompts tous les deux? Peut-être votre oncle regrette-t-il à lheure quil est une sévérité... Gilberte secoua la tête: Non, ma tante, ne croyez pas cela. Il ne me pardonnera jamais davoir désobéi à ses ordres, de lui avoir résisté formellement et de préférer être à jamais bannie de chez lui que daccéder à son désir. Et quexigeait-il donc que vous ne pussiez satisfaire? Une faible rougeur monta aux joues de Gilberte. Il voulait me faire épouser un homme que jestime pas. Il y eut un instant de silence: Mme Daltier semblait soulagée dun grand poids. Albéric examinait attentivement sa cousine. Et qua donc fait cet homme pour mériter une si forte antipathie de votre part? Ma tante, je ne sais; il me déplaît souverainement; il est vulgaire et jai horreur de la vulgarité; je ne parle pas dune absolue stérilité desprit qui le rend encore plus insupportable. Bref, puisque je ne laime pas, je ne peux pas lépouser. Mme Daltier attira Gilberte à elle et mit un baiser sur ce joli visage irrité. Cette enfant avait au moins gardé, dans le milieu dévoyé où elle avait vécu, une grande fraîcheur de sentiments. Quant à Albéric, si Mlle Mauduit leût regardé cet instant, elle eût vu un sourire sesquisser sous sa moustache brune. Et pourquoi votre oncle y tenait-il tant, à ce mariage? M. Mahoni possède onze millions, alors!... Mme Daltier sourit à son tour. Et cela ne vous a point tentée, Gilberte? Gilberte se mit à rire dun joli rire cristallin et frais. Aucunement, ma tante. Puis elle rougit, hésita un peu et reprit: Mon oncle, qui... qui est légèrement... enfin qui a des idées très arrêtées et très bizarres quelquefois, se figure que largent peut seul faire le bonheur en ce monde et quune jeune fille arrive à la félicité la plus parfaite en contractant une union qui lui apporte une grosse fortune, beaucoup de diamants et une corbeille magnifique. Et vous ne pensez pas comme lui? Oh! non, la tante, fit Gilberte en levant ses grands yeux francs sur Mme Daltier. Aussi ai-je résisté à mon oncle, doucement, poliment, mais avec fermeté. Je lai supplié, jai tenté de ladoucir: il ma répondu par une insulte. Les yeux dAlbéric et de sa mère linterrogeaient: Il ma dit, sécria Gilberte indignée, il ma dit que je navais au cur que de lingratitude et que je ne désirais rester chez lui que pour... Pour?... Pour soigner mon héritage. Or, reprit-elle avec feu, je nen veux point de son argent, je nai jamais songé quil pourrait me léguer sa fortune, et, à présent, jaimerais mieux mendier mon pain que de lui demander la moindre chose. Alors je suis partie de chez lui le jour même quil men a chassée. Je ne savais où aller. Jai beaucoup damies, mais, sans que je puisse définir pourquoi, il me répugnait de me réfugier chez elles. Certainement elles sont fort gentilles, cependant nous ne saurions sympathiser ensemble de près comme de loin. Cest alors que je me suis souvenue des bonnes paroles de mon cousin et vous voyez que jen ai profité puisque je suis venue tout droit à vous. Et vous ne pouviez mieux faire, ma chère enfant, dit Mme Daltier en attirant Gilberte contre elle. Marie et Edmée seront charmées de vous avoir pour compagne; elles vous aiment déjà, jen suis sûre, et moi jaurai une fille de plus. Ces mots fondirent lâme encore un peu fermée de Gilberte. Jusqu'à présent elle navait pu pleurer; cette fois elle appuya sa tête sur lépaule de sa tante et pleura amèrement. Toute son énergie était soudain tombée et elle était prise dun tremblement nerveux quelle ne pouvait réprimer. Mme Daltier pria son fils daller chercher un verre deau pour Gilberte; celle-ci profita de labsence du jeune homme pour murmurer à loreille de sa tante: Vous êtes bonne, oh! vous êtes bonne et je vous aimerai tant! Mais je ne vous imposerai pas longtemps ma présence, allez! A présent que je suis pauvre, je veux travailler, je ne souffrirai de me voir à la charge de personne. Je travaillerai. Et à quoi, grand Dieu! pauvre enfant? Ne craignez pas, laissez-moi faire. Quand jaurai recouvré ma tranquillité desprit, dans quelques jours, jaurai mûri mon plan et je chercherai de loccupation. On peut faire beaucoup de choses à mon âge et, par bonheur, mon instruction est bien complète. "Non, pas complète, pensa Mme Daltier, soignée peut-être, complète non. Il y a un point capital qui a été négligé." Sais-tu ce que me dit ta cousine? ajouta-t-elle en voyant rentrer Albéric. Eh bien! elle parle déjà de partir, à peine arrivée. Elle ne veut pas nous rester longtemps, elle veut gagner sa vie au dehors. Elle sattendait à une protestation de la part de son fils, mais il ne répondit pas. Mme Daltier rappela les enfants; Marie et Edmée accaparèrent leur cousine et lentourèrent de soins et dattentions. Elles la conduisirent à la chambre qui lui avait été préparée, simple, mais confortable. Cest trop bon pour moi, dit Gilberte à Mme Daltier qui les avait suivies. Le coin le plus modeste de votre maison meût suffi. Nous ne laurions pas souffert, mignonne; dailleurs vous ne trouverez pas ici le luxe auquel vous étiez habituée à Paris. Eh! que mimporte? Croyez-vous que jy tienne tant que cela? Je serai si bien ici! Gilberte demeura seule quelques instants pour échanger son costume de voyage contre un autre plus frais, puis ses cousines vinrent laider à vider sa malle et à ranger ses effets, tout en la distrayant par leur gai babil. Pendant ce temps, Mme Daltier racontait à son mari, qui rentrait avec son gendre et sa fille aînée, comment Mlle Mauduit allait désormais partager leur vie de famille. M. Daltier approuvait toujours les décisions de sa femme; ce soir-là, il eut un léger froncement de sourcils. Croyez-vous, dit-il, que cette jeune fille, élevée si différemment de nos enfants, ne puisse être pour eux un exemple pernicieux, un sujet... détonnement, sinon de scandale? car, enfin, elle doit professer les théories de son oncle, et... Mon ami, voyez-la et vous jugerez. Gilberte ma paru simple et bonne, douée de trop de tact et dintelligence pour exposer sa profession de foi devant nos enfants. Si cela arrivait cependant, contre mes prévisions, il serait toujours temps de lui faire entendre que nous ne pouvons le subir. Lorsque Mlle Mauduit vint tendre la main à son oncle, celui- ci fut conquis tout de suite par sa grâce dénuée dartifice et son air triste, et il dissimula ladmiration que lui inspirait ce beau visage. Certes, les demoiselles Daltier étaient bien jolies avec leurs yeux rieurs de méridionales, leur teint chaud et leurs tailles rondes, mais elles natteignaient pas à lexquise beauté de leur cousine et ne songeaient pas à lenvier. Gilberte fut présentée à M. et Mme Martelli dont elle avait déjà caressé les gentils babies, et lon se mit à table. Gilberte parla peu et mangea moins encore, non quelle se sentît gênée dans ce milieu cordial, mais elle avait encore le cur un peu gros. Cette réunion de famille, égayée par les saillies des jeunes gens, était rendue intéressante par la causerie intelligente des grandes personnes; là pas un mot nétait prononcé qui pût faire rougir les jeunes oreilles; un accord amical régnait entre tous, et les petits garçons, suivant lexemple de leurs aînés, témoignaient une sorte de courtoisie gracieuse aux dames. Pas une phrase ne sonnait faux, nétait déplacée dans la conversation, et Gilberte se sentit surprise dy trouver un charme extrême. Sans le souvenir de sa récente humiliation, elle eût été presque heureuse. Le dîner terminé, M. Martelli lui offrit le bras; on prit le café au salon et lon envoya les petits jouer à la salle détude. On pria Gilberte de se mettre au piano, car on la savait bonne musicienne. Un instant Albéric se demanda avec effroi si elle nallait point gratifier ses auditeurs dune de ces lestes chansons quil lavait entendue chanter aux Marnes. Mais Gilberte déclina linvitation, prétextant sa fatigue, et comme elle était fort pâle et semblait, en effet, à bout de forces, Marie et Edmée, sur le conseil de leur mère, la conduisirent à sa chambre pour quelle se couchât. Gilberte avait grand besoin de repos après deux journées agitées et une nuit passée en wagon; elle sendormit rapidement, mais son sommeil fut pénible et hanté de cauchemars. Le lendemain, elle séveilla avec la fièvre et ne put parvenir à se tenir debout. Ce malaise dura plusieurs jours, ce qui fit que, le dimanche suivant, comme elle était encore faible et incapable de sortir, nul ne sétonna de ne point la voir escorter la famille Daltier aux offices. Pendant cette réclusion forcée, Gilberte fut à même dapprécier, dabord lexquise bonté de sa tante qui la soigna avec une sollicitude touchante, puis le dévoûment de ses gentilles cousines qui se privèrent de promenades et de plaisirs pour lui tenir compagnie. Albéric seul demeurait un peu froid; il serrait la main de Gilberte soir et matin, senquérait avec soin de sa santé, mais ne semblait pas, comme les autres, prendre à tâche de consoler la pauvre exilée. La santé revint vite à celle-ci; elle retrouva ses fraîches couleurs et sa gaîté, mais non plus cette gaîté mordante et sceptique quelle avait chez M. Simiès. VIII Il y a plus de six mois que Mlle Mauduit fait pour ainsi dire partie de la famille Daltier. Ce nest plus la jeune fille athée, railleuse et frivole qua élevée M. Simiès. Gilberte est croyante, Gilberte est presque fervente; le miracle sest opéré doucement, lentement, dans ce milieu adorablement bon et pur. Le deuxième dimanche après son arrivée à Marseille, Gilberte vit entrer chez elle ses cousines prêtes à partir pour la messe. Tu nes pas habillée? Nous tavions bien dit que loffice est à dix heures. Dépêche-toi. Je sais bien, mais... Et devant le regard candidement étonné des fillettes, Gilberte, rouge et confuse, a pris son chapeau, ne voulant pas être pour elles un sujet de scandale. Elle nosait pas non plus, le soir, à lheure de la prière faite en commun, séclipser sans bruit comme une païenne quelle était. Elle sagenouillait aussi, et, si elle ne priait pas, du moins elle nétonnait personne. Puis, un jour, il lui tomba sous la main le premier volume de ce bel ouvrage de Bougaud: "Le Christianisme et les temps présents". Un sourire incrédule aux lèvres, elle louvrit machinalement au chapitre: "De la vraie nature de Dieu" et elle lut. Et ces vérités si nettement expliquées, et cette logique impossible à nier, et ce style noble et élevé, tout cela lentraîna si loin quelle passa plusieurs heures à dévorer ces pages, et quand Mme Daltier, inquiète de son absence prolongée, vint la trouver: Cest beau, lui dit Gilberte sans relever la tête, cest beau. Nosant interrompre cette lecture quelle attribuait à une grâce soudaine den haut, Mme Daltier sassit à côté delle sans parler. Quand Gilberte ferma le livre avec un soupir, elle dit à sa tante: Prêtez-le-moi, je vous en prie, je serai heureuse de le terminer. Bien volontiers, ma chère enfant, mais ceci est une lecture nouvelle pour vous et peut-être peu intéressante. Au contraire, ma tante. Et, songeuse, elle ajouta: Pourquoi ne ma-t-on jamais mis de ces choses-là entre les mains? Je ne serais pas ce que je suis. On ma fait lire du Renan, du Voltaire, du Darwin, du dAlembert, du Henri Heine, mais jamais de controverse. Laissez-moi achever ce livre-là, car je sens que la vérité est ici. Après les cinq volumes de Bougaud, ce furent ceux plus abstraits, mais non moins beaux, de Nicolas. Et un jour vint où, émue et suppliante, elle dit à sa tante: Instruisez-moi; je vois que je suis une ignorante. Ce fut avec joie que Mme Daltier entreprit léducation religieuse de sa nièce; mais il arriva quelle fut prise à ce moment dune extinction de voix qui dura plusieurs semaines. Elle ne voulut pas se faire remplacer par ses filles: il fallait une voix plus persuasive, un jugement plus mûr pour achever luvre commencée par les livres. Albéric sera votre professeur de théologie si cela ne vous ennuie pas, dit-elle à la jeune fille, et il sacquittera mieux que moi de cette tâche, car il est doué dune éloquence peu ordinaire. Et, à dater de ce jour, après les heures consacrées à ses travaux dingénieur, Albéric Daltier apprenait à Gilberte cette sublime doctrine enfermée en un tout petit et modeste livre que tant dhommes ont oublié de notre temps, et quelle-même ne connaissait pas. Après linstruction religieuse, ils philosophaient souvent, car Gilberte était une intelligence avide et chercheuse, pouvant plonger à de grandes profondeurs. A la fin, Albéric était devenu pour elle plus quun maître, un ami, un guide auquel elle ne craignait jamais de sadresser pour avoir un conseil, auquel elle disait tout. Elle navait rien à cacher, et elle lui raconta toute sa vie passée. Il frémit en songeant combien eût pu être dévoyée cette riche nature, cette âme quil comparait en lui-même à un diamant brut quun peu de travail rendrait splendide. Il reconnut avec une satisfaction délicieuse que cette enfant, aussi fraîche que lor, navait point perdu lheureuse ignorance de la jeunesse, que le mal avait glissé sur elle sans la ternir. On lui avait appris à tout nier, tout flétrir, tout railler: elle en avait souffert sans sen rendre compte. A présent, il lui apprenait au contraire à croire, à bénir et à respecter les choses bonnes et saintes. Et elle lécoutait chaque jour avec ravissement, sa tête pensive appuyée sur sa main, ses yeux sur les siens, et elle sentait quil lui disait la vérité et quil voyait plus loin et plus haut que tous. Mentalement elle le comparait à cette foule vicieuse et dorée au milieu de laquelle elle avait vécu adulée par devant, peut-être dénigrée par derrière, et dans laquelle elle navait jamais rencontré un être comme celui-ci, profond causeur et penseur, respectueux dans sa politesse caressante et fière, modeste dans son mérite; elle sentait que son âme vibrait à lunisson de la sienne tandis quelle écoutait sa voix aux cordes graves, parlant avec chaleur et conviction. Elle était devenue douce et soumise avec cet homme, elle qui traitait jadis tous les autres, tantôt avec une désinvolture un peu cavalière, tantôt comme elle aurait traité des serviteurs. Cette fois elle obéissait, car il avait le secret de la faire plier toujours, et elle sentait sous sa douceur une fermeté inébranlable. Et lui désirait et appelait tous les jours lheure aimée où il devait sentretenir avec elle. Non, certes, ce nétait pas une fille superficielle et vide avec laquelle on est bientôt las de causer. Il aimait à linstruire, à se faire interroger, à plonger dans cette âme dont une vie évaporée et une éducation bizarre navaient pu faner la fleur dinnocence; il aimait à surprendre lémotion grave et douce qui colorait ce fin visage et le rayon denthousiasme qui animait ces yeux caressants. Ils parlaient de tout ensemble: de la fausseté du monde, de la bonté de Dieu, de la beauté de lâme, même de lamour. Lamour était pourtant chose inconnue à Gilberte; elle lavait lu et lavait chanté, elle en parlait, mais sans le comprendre encore. Elle nommait à son cousin ceux qui lui avaient fait la cour jadis chez son oncle, ou qui lui avaient juré une tendresse immuable. Je ny ai pas cru, disait-elle, tandis quun sourire découvrait ses dents de nacre, et je les tenais à distance. Vraiment, vous najoutiez pas foi à leurs sentiments? Oh! non, car je me fais une autre idée de lamour, du véritable amour, et je sens que ce nest pas cela. En disant ces mots, elle le regardait bien en face. Non certes, elle navait rien dans le cur qui pût linquiéter, la chère mignonne, et, pour le moment, elle ne songeait quà devenir bonne et pieuse comme Marie et Edmée. Hélas! et cependant, sans sen apercevoir, elle y buvait à cette source fatale, la pauvre enfant; elle sattachait au jeune ingénieur chaque jour davantage, et dautant plus profondément que ce sentiment nétait pas éclos dun seul jet, comme un coup de foudre; il avait pris de profondes racines en elle; elle aimait celui qui lavait régénérée et qui la regardait au fond de lâme en lui expliquant ce que doit être la tendresse humaine qui fait passer Dieu avant tout. Un jour vint où elle vit clair en elle-même. Ce jour-là déjà sa position avait changé: son oncle Simiès était mort, frappé subitement dapoplexie. Il navait pas eu le temps de la déshériter et, par son testament, léguait tous ses biens à Mlle Mauduit. Gilberte souffrit de cette perte; après tout, Simiès lavait aimée et soignée pendant une partie de son enfance et de son adolescence, et elle avait espéré le ramener quelque jour à des sentiments plus chrétiens. Dieu nen avait pas décidé ainsi; il avait puni brusquement lathée qui avait cru pouvoir se passer de lui toute sa vie et qui avait failli perdre lâme dune enfant en y jetant de funestes semences. Lorsque Gilberte entra en possession de sa nouvelle fortune, M. Daltier lui dit avec un sourire: A présent, mignonne, vous pourrez vous marier magnifiquement à qui vous conviendra, car vous voilà devenue ce quon appelle de nos jours: un beau parti. A cette plaisanterie, Gilberte fronça le sourcil et répondit, évitant les yeux dAlbéric qui cherchaient les siens: Je ne veux pas me marier encore. Le même soir, assise au piano, elle chantait, dune voix lente, cette naïve, mais expressive romance tirée de lopérette dOffenbach: "Robinson Crusoé": Sil fallait quaujourdhui Quelquun mourût pour lui, A cet instant suprême Je vous embrasserais Et puis aussi jirais Jirais moffrir moi-même, Si cest aimer, je laime. Je sens que sil partait Mon cur éprouverait Une douleur extrême; Et je sens quavec lui Senvolerait aussi La moitié de moi-même. Si cest aimer, je laime. Quand elle abandonna le piano, elle rougit en voyant fixés sur elle les yeux étincelants de son cousin. IX Elle avait dit cela, Edmée, en lair, sans y attacher dimportance! Elle avait confié à Gilberte que son frère Albéric pouvait bien un de ces jours obtenir la main de Midia, cette jolie Egyptienne rencontrée à Nice et qui lui faisait les yeux doux. Et, certes, Albéric avait toutes les chances pour être accepté; il était beau, riche et si aimé! Dans son enthousiasme fraternel, Edmée ne pouvait douter que ce frère chéri et admiré ne fût le point de mire de toutes les jeunes filles et de toutes les mamans en quête dun gendre. Pauvre Gilberte! Elle navait pas songé à cela! Certainement Albéric avait trouvé gentille cette petite étrangère aux yeux de charbon, et il désirait en faire sa femme. Mais elle avait donc un bandeau sur la vue? Que croyait-elle donc? Mon Dieu, tout croulait autour delle! Mais alors, et elle? elle, Gilberte?... A présent quelle était riche, quelle nétait plus une fille sans dot; à présent que tout son cur était plein dAlbéric, lhomme chevaleresque aux aspirations grandes et nobles, elle découvrait soudain quelle nétait rien pour lui. Mais quel rêve avait-elle donc forgé dans sa petite cervelle enflammée? Elle avait espéré, en échange de sa tendresse douce et délicate, lui donner la sienne immense, éternelle. Cet Albéric quelle avait cru attirer lentement à elle, qui lavait transformée en la rendant bonne et croyante, il séloignait soudain, lui retirait sa main et portait à une autre, une étrangère, son affection et les dons exquis que lui avait départis le ciel. Et elle allait rester toute seule dans la vie, pauvre avec sa richesse, dépossédée non seulement de son divin songe, mais de ses chères croyances. Car cétait au moment où son âme souvrait à Dieu, à la confiance, à lamour, cest à ce moment que Dieu la frappait rudement, si rudement quelle ne pouvait supporter ce coup. Ainsi elle sétait trompée, follement trompée? Ce quelle avait cru lire dans les yeux bleus dAlbéric, ce nétait pas de la tendresse. Ce quil y avait au fond des attentions quil lui prodiguait, ce nétait quune politesse naturelle; ce quelle avait cru démêler dans sa belle voix aux inflexions si douces, ce nétait pas une caresse... Quétait-ce alors? Il ne lavait jamais aimée. Il voulait simplement la convertir, et néprouvait pour elle quun intérêt motivé simplement par le désir de guérir son âme païenne. Ah! cétait comme cela? Mais la religion nétait donc quun mensonge puisquelle causait de telles déceptions? Mais ils mentaient certainement, ceux qui disaient que Dieu ne nous frappe que dans la mesure de nos forces: Gilberte navait pas la force de supporter cela. Aussi elle allait relever la tête orgueilleusement, follement révoltée. Certes, elle demeurait croyante: à présent quelle avait étudié, elle avait reconnu toutes les preuves de lexistence dun être supérieur à tout, un Dieu. Cela, il lui était impossible de le nier; mais ce Dieu nétait pas bon comme on laffirmait; Il était dur, injuste, implacable, et se jouait de la souffrance des coeurs comme des vents et des flots. Ah! cétait comme cela? Eh bien! puisquelle ne pouvait plus être athée, elle croirait, la logique étant là, mais elle serait en rébellion ouverte contre ce ciel quelle avait espéré voir souvrir pour elle. Dieu ne la voulait point, eh bien! elle ne voulait pas non plus de Lui. Gilberte se disait tout cela, après que sa cousine Edmée leut quittée; elle se disait tout cela, immobile au milieu du salon, blanche comme un suaire, les dents serrées, une inexprimable révolte aux lèvres et aux yeux. Albéric entra, elle ne le vit pas. Il sapprocha delle et lui toucha légèrement le bras: elle tressaillit comme si une vipère leût piquée. Quavez-vous, Gilberte? Etes-vous malade? Elle ne répondit pas et le regarda durement. Mais oui, reprit-il inquiet; comme vous êtes pâle! Asseyez-vous, je vais appeler ma mère. Nen faites rien, je vous en prie, je ne suis pas souffrante. Alors, quavez-vous? Elle lenveloppa dun regard étrange où se confondaient la colère, la douleur, presque la haine. Quavez-vous? répéta le jeune homme. Si cest du chagrin, dites-le moi; vous savez que jai plusieurs fois éclairci vos heures noires. Vous? sécria-t-elle dune voix âpre. Mais oui, moi. Voulez-vous vous confier à moi, et nous prierons ensuite ensemble... Ne me parlez plus de prier! fit Gilberte qui suffoquait de rage. Je ne veux plus jamais joindre les mains et plier le genou. Je hais tout ce qui est là-haut, ajouta-t-elle en montrant le ciel dun bleu intense. Vous mavez appris à connaître un Dieu qui nest pas bon et je ne veux pas le servir, je ne puis pas laimer. Frappé de stupeur, Albéric la considérait douloureusement. Il ne lavait jamais vue en tel état. "Elle souffre, pensa-t-il, mais pourquoi ne me lavoue-t- elle pas?" Elle était terriblement jolie en ce moment, Mlle Mauduit, mais sa beauté était celle de lange soulevé contre le Maître. Elle faisait mal à voir, et cependant on ne pouvait sempêcher de ladmirer. A la fin il séloigna lentement, disant avec une tranquillité apparente: Je savais bien que vous étiez malade; mais si vous ne voulez pas vous laisser soigner, je ne puis vous y forcer. Jespère, tout à lheure, vous retrouver plus calme. Gilberte le regarda séloigner sans un geste pour le retenir. Et cependant, si, à ce moment, faisant taire son orgueil, elle lui eût murmuré tout bas, calme et confiante comme jadis: Je suis très malheureuse!" il laurait si bien consolée, il eût été si affectueux, si bon! Qui sait même si son secret ne se fût point échappé de ses lèvres sévères pour réjouir délicieusement le cur de la pauvre enfant? Mais non; elle monta à sa chambre et là, senfermant, elle regarda en face presque avec défi le crucifix suspendu au- dessus de son lit, dernier présent de Mme Daltier: Voilà donc ce que tu mas envoyé parce que je me suis soumise, parce que jai cru en toi et que je tai aimé, aimé plus ardemment encore que celui qui ma gagnée à toi? Je me suis livrée à ta miséricorde, je tai tout offert, jai pleuré mes fautes et mes erreurs, jai cherché à les expier, et voilà ma récompense, Dieu incapable! Je ne te demandais ni un bonheur impossible, ni la fortune, ni la santé, je ne te demandais que le cur dAlbéric, et tu me le voles pour le donner à une autre! Froidement elle décrocha du mur la croix divoire et la serra dans un tiroir; elle retira de sa poche un petit chapelet de lapis et lenvoya rejoindre le crucifix. Cela fait, elle se laissa tomber sur un pouf et sanglota longuement, la tête dans ses mains. Ces larmes apaisèrent ses nerfs, mais ne noyèrent pas sa révolte. Avant que la nuit ne tombât, Gilberte sonna sa femme de chambre, shabilla coquettement et sortit avec elle. Elle rapporta de sa promenade deux livres aux titres honteux qui durent sétonner de se trouver dans la maison Daltier; puis un rouleau de romances aussi lestes que celles quon chantait autrefois chez M. Simiès. Le dîner sonna; Gilberte y parut dune manière excentrique, portant un corsage découvert très bas sur la poitrine. Dailleurs, ce nétait pas seulement son costume qui surprenait les yeux, mais lexpression altière, presque démoniaque de sa physionomie. Mme Daltier échangea un coup dil avec son mari. Quant à Albéric, il jeta à sa cousine un regard glacé. Mais nul ne releva linconvenance de ce vêtement. Après le repas, pendant lequel Gilberte ne desserra les dents ni pour parler ni pour manger, on passa comme à lordinaire au salon. Edmée et Marie sassirent au piano, les hommes prirent leur journal, Mme Daltier son tricot; Gilberte exhiba un des fameux volumes au titre scabreux, quelle se mit à lire tranquillement. Leur galop à quatre mains achevé, les musiciennes appelèrent Gilberte. A ton tour, chérie, dirent-elles, chante-nous Robinson Crusoé, tu sais, la romance que tu dis si bien: Sil fallait quaujourdhui Quelquun mourût pour lui... Oh! non, pas cela, répondit la jeune fille dont un sourire sarcastique plissait la lèvre rouge. Jai ici de la musique plus nouvelle. Et elle choisit, parmi les feuilles quelle avait achetées récemment, quelques couples tirés dune opérette en vogue. Pendant ce temps, Albéric attirait à lui, nonchalamment, le livre que sa cousine venait dabandonner sur son siège. Il louvrit au hasard. Cétait un de ces romans à la mode, dun réalisme brutal, sans style comme sans pudeur. Le rouge monta au front du jeune homme: "Elle lit cela!" se dit-il avec stupeur. Au fond, Gilberte nen avait pas lu quatre lignes, sa pensée étant ailleurs pendant quelle tournait les pages, mais voilà, elle voulait braver lunivers entier, et surtout braver celui qui avait cru la ramener à la saine raison chrétienne. Ce quelle chantait en ce moment pouvait aller de pair avec ce volume; les paroles en étaient dune poésie heurtée, violente et passionnée. Tous écoutaient avec surprise cette jolie voix de cristal répéter ces mots presque inconvenants. Le front de Mme Daltier se couvrit dun nuage: par bonheur M. Daltier était sorti après le dîner; lui, neût pas été si indulgent. Lorsque Gilberte se tut, nul de lui demanda de récidiver; ses cousines navaient rien compris aux étranges couplets et se mirent à causer avec elle. Gilberte parlait haut, faisant de lugubres plaisanteries, et son rire ne sonnait pas franc. Mme Daltier sapprocha de son fils: Albéric, sais-tu ce quelle a, ce soir? Je lignore, ma mère, répondit tristement le jeune homme, mais à coup sûr il sest passé quelque chose, car elle nest plus la même. Un instant Gilberte se trouva près dAlbéric; il lappela, et sans lever les yeux sur elle: Cest vous qui lisez cela? demanda-t-il froidement en montrant le volume quelle avait apporté. Oui, répondit-elle dune voix nette. Il posa le livre sur un guéridon sans mot dire, mais son visage exprimait un dédain voisin du dégoût. Puis, apercevant Edmée qui samusait à feuilleter les partitions de sa cousine, il reprit: Je vous défends de laisser traîner ici cet ouvrage. Vous me défendez? fit Gilberte avec hauteur. Oui. Et en même temps il la regarda de telle façon que limpérieuse enfant baissa les yeux. Il possédait toujours sur elle la même influence, mais jadis dun mot il savait la calmer, tandis que maintenant!... Quétait-il donc arrivé encore une fois? Cest que, poursuivit-il, mes soeurs nont pas été habituées à trouver sous leurs mains des écrits de ce genre; jugez quel serait leur étonnement en lisant seulement ce titre. Cest vrai, répondit Gilberte avec amertume, jaurais au moins dû penser que je suis ici chez vous, non chez moi. Pardonnez-moi de vous le rappeler, alors, dit-il en sinclinant avec courtoisie, mais vous paraissez oublier que les idées de ma famille et les vôtres sont différentes. Atteinte au fond du cur, Gilberte ne répliqua pas; il avait raison et il la méprisait peut-être. Oh! ce regard quil lui avait lancé, elle nen pouvait supporter même le souvenir. Et cependant elle pliait malgré elle; il lui donnait des ordres et elle obéissait en dépit de sa propre volonté. Où donc prenait-il ce ton de maître, cette autorité à laquelle elle ne pouvait résister? Mais oui, il avait raison cent fois. Est-ce quelle devait se permettre ce quelle se permettait là? Est-ce quelle devait exposer ses jeunes cousines à trouver sous leurs yeux ce quelles navaient jamais vu encore. Allait-elle souiller ce foyer ami qui lavait recueillie alors quelle était seule et abandonnée? Gilberte se sentait honteuse, mais elle souffrait dune manière trop aiguë pour reculer dans le chemin de la rébellion où elle avait fait le premier pas. Quand vint lheure de faire la prière en commun, elle se leva, traversa le salon et sortit; elle lavait dit, elle ne voulait plus jamais prier. Quand elle entendit les autres remonter au premier étage pour se coucher, elle parut sur le palier et embrassa ses cousines, mais elle oublia de tendre la main à Albéric. Celui-ci en éprouva une grande douleur et murmura en la regardant regagner sa chambre: Jespérais lui faire quelque bien; naurais-je été, sans le vouloir, que linstrument du mal? Comme elle rentrait chez elle, Gilberte saperçut que Mme Daltier la suivait. Celle-ci referma la porte derrière elle, sassit sur un fauteuil bas, et, prenant la main de sa nièce, elle lattira à elle: Gilberte, veux-tu me dire ce qui tarrive? Rien, ma tante, dit lenfant en détournant son regard. Si tu souffres, pourquoi me le cacher? Si quelquun ta fait de la peine, avoue-le-moi, mais ne prends pas de ces airs révoltés qui font mal à voir. Réponds-moi, quas-tu? Gilberte avait la poitrine serrée, les sanglots lui montaient à la gorge, mais elle les refoula et répondit dun ton léger: Ma tante, vous êtes bien bonne de vous inquiéter à mon sujet; je nai ni peine ni malaise, seulement, vous savez, je suis un peu fantasque. Alors, tu nas rien à mapprendre? La jeune fille hésita une demi-seconde. Allait-elle se jeter dans les bras affectueux de Mme Daltier, tout lui avouer, pleurer sur ses genoux comme un enfant et recevoir ses consolations? Mais le mauvais ange lui souffla un mot à loreille. Rien, ma tante, répondit-elle encore. Etouffant un soupir, Mme Daltier se leva, baisa sa nièce au front et quitta la chambre. X Cela dura quinze jours pendant lesquels une gêne visible pesa sur la famille Daltier. Tous, ils aimaient trop Gilberte pour ne pas souffrir de létat dans lequel ils la voyaient. Jamais on ne lavait connue ainsi. En effet, quand, un an auparavant, elle leur était arrivée, imbue des théories de son oncle, elle les cachait, au moins, ces théories; elle dominait ses impressions, se montrait souriante et douce, surtout aimante. Aujourdhui elle semblait prendre à tâche dafficher son dédain pour toutes les choses saintes ou bonnes, de revenir à ses goûts mondains dautrefois. Et puis elle avait perdu sa grâce caressante; son ton était bref, coupant, son regard empreint de dureté; lexpression de son visage décelait une amère ironie, et il y avait du scepticisme dans son sourire. Quel vent dorage avait donc passé sur cette jeune âme qui sétait ouverte si peu auparavant à la vérité, à la lumière? Quelle aile de démon avait donc effleuré ce front dange repentant? Tous souffraient autour delle. M . Daltier avait le front soucieux et ne répondait quavec contrainte au bonjour et au bonsoir de sa nièce. Mme Daltier avait tenté quelques tendres réprimandes à divers intervalles auprès de la jeune révoltée; Gilberte les avait écoutées dun air poli, mais nen avait tenu aucun compte. Elle changeait au physique comme au moral: sa beauté rayonnait, éblouissante, mais elle revêtait quelque chose de presque diabolique. Une seule fois on put comprendre que le drame intime qui se jouait dans ce cur fermé devait être douloureux. Ce fut le premier dimanche où Mlle Mauduit refusa daller à la messe. Vous ne croyez donc plus à rien? lui demanda son cousin qui la regardait fixement. Elle répondit dun ton morne: Je ne crois plus quà labandon de Dieu. Et, agenouillé devant lautel, lâme profondément affligée, Albéric murmura: Seigneur, quelle croix trop pesante lui avez-vous donc envoyée?... Et de ce jour il se dit quun grand désespoir avait passé sur cette âme altière; seulement il nen devina point la cause. Seules Marie et Edmée continuèrent à se montrer aussi affectueuses pour Gilberte et Gilberte demeura avec elles ce quelle était auparavant. Elle se disait: "Je ne veux pas faire ombre à leur vie; à elles je cacherai mes sentiments de révolte, mes livres mauvais, mes romances libres; je ne veux pas que, par ma faute, une rougeur monte à leur front." Aussi quittait-elle avec les jeunes filles son ton acerbe et railleur, ne voulant pas entraîner avec elle ces deux anges dans son enfer. Un soir pourtant, elle oublia leur présence; on était à la campagne, groupés sous la véranda. Gilberte, assise sur un siège de bambou, alluma tranquillement une cigarette turque et commença à fumer. Plongé dans la lecture de sa gazette, son oncle ne la vit pas; Mme Daltier demeura clouée détonnement sur son fauteuil. Albéric sapprocha de sa cousine, et, très froidement, enleva de ses lèvres roses la fine cigarette. Elle leva sur lui ses grands yeux flambants de courroux. Vous vous feriez mal, dit-il dun ton glacé. Et il revint à sa place. Marie et Edmée riaient en regardant curieusement leur amie; ce nétait pas dans leur monde que les jeunes filles prenaient une si bizarre désinvolture ni ces manières cavalières. Il arriva que, au bout de cette quinzaine, Albéric fit un voyage à Paris. A son retour, il parut troublé, inquiet, et jetait de fréquents regards sur Gilberte comme sil eût voulu parler et ne losât. Il eut de nombreux entretiens avec son père et sa mère, reçut une forte correspondance sentant le papier timbré dune lieue et finalement, un jour, Gilberte fut appelée à lun de ces conciliabules avec son oncle et sa tante. Albéric nen fut point exclu, mais il semblait mal à laise. Elle arriva, médiocrement surprise et sattendant à des réprimandes données sous forme de conseils. Seulement elle se demanda, secrètement irritée, de quel droit Albéric y assistait. Ce nétait pourtant point de reproches quil sagissait, quoique Gilberte leût, certes, bien mérité. Ce fut Mme Daltier qui porta la parole: Mon enfant, dit-elle dun ton plus doux encore quà lordinaire, nous avons à vous faire part dune chose qui vous sera pénible, très pénible, mais notre devoir est de vous en instruire, quelque dur que cela nous soit. "Bon! pensa Gilberte, je vois ce que cest, ils vont me chasser de leur maison, eux aussi, seulement ils y mettront des formes." Albéric vient de terminer un court séjour à Paris, vous le savez, reprit Mme Daltier; or, durant ce séjour il a entendu détranges bruits courir sur... Sur?... fit Gilberte soudain intéressée et relevant la tête. Ma pauvre enfant, dit alors M. Daltier, je suis désolé de vous porter ainsi un coup brutal; votre tante saurait vous dire cela avec moins de brusquerie, mais elle ne se sent pas le courage de parler. Mais quest-ce enfin? fit Mlle Mauduit avec impatience; ce coup, après tout, ne peut être bien terrible; je nai plus personne à perdre, moi! ajouta-t-elle avec une amertume qui ne put échapper à ses interlocuteurs. Mais, reprit-elle plus vivement, cest vrai, vous avez parlé de bruits qui courent, sur qui? sur moi sans doute? On ma calomniée? Bah! fit-elle avec un éclair de superbe orgueil dans ses yeux foncés, je suis au-dessus de tout; si vous saviez comme cela mest indifférent! Mais, ma nièce, il ne sagit pas de vous, sécria M. Daltier; du moins, votre nom est mêlé à cette affaire certainement; seulement on sait que vous êtes inconsciente de... De quoi? quai-je commis? Oh! je sais que jai été très mal élevée, allez, je sais que je ne vaux pas grandchose, mais on na pas un faute grave, pas même un acte compromettant à me reprocher. A défaut de piété, pour me préserver, javais au moins lorgueil. Ce nest pas cela, murmura le pauvre oncle tout décontenancé. Alors qui accuse-t-on? et de quoi accuse-t-on? Mme Daltier toussa pour séclaircir la voix. La... la fortune de M. Simiès... A été mal acquise? sécria Gilberte qui bondit tandis que sa pâle figure se teignait de pourpre. Oh! ne croyez pas cela, ajouta-t-elle. Mon oncle Simiès pouvait être un impie comme vous dites, un disciple acharné de Voltaire, mais il nétait pas un malhonnête homme. M. Daltier et son fils échangèrent un regard; ils nosaient reprendre la parole. Avez-vous des preuves? demanda Gilberte en se rasseyant. Ma cousine, dit enfin le jeune homme, vous comprenez que je ne me suis pas fié aux premiers mots que jai recueillis. Comme vous, jai cru dabord à la calomnie, aux propos malveillants, et jétais prêt à en demander compte aux langues indiscrètes, mais on ma plus amplement informé. De retour ici, jai instruit mes parents de cette affaire; nous avons fait une enquête sérieuse et le résultat, je suis fâché de lavouer, a été à lavantage des médisants. La fortune que vous a léguée M. Simiès a une source illégitime. Nous vous montrerons dailleurs les documents qui le prouvent, car nous navons voulu vous parler de cela que lorsque lévidence a été absolue. Gilberte fit un geste de dénégation: Je nai pas besoin de preuves, je vous crois. Ainsi mon oncle était un... un malhonnête homme? Et largent dont jai joui de son vivant, dont je jouis depuis sa mort, a une origine impure? Oh! quelle honte! Elle courba sa tête humiliée et deux larmes roulèrent sur ses joues. Ses lèvres crispées eurent un sourire amer. Tout, murmura-t-elle, il faut que jaie toutes les douleurs, même la honte. Les Daltier se méprirent sur la cause de ses pleurs. Nous aurions dû nous taire, commencèrent-ils. Gilberte releva son front, et ses yeux eurent une lueur indignée: Oh! fit-elle, je ne vous laurais jamais pardonné, au lieu que je vous remercie maintenant. Alors, quallez-vous faire? demanda Mme Daltier qui attendait anxieusement sa réponse. Mais je nai autre chose à faire que de rendre ce bien mal acquis, et cela sans tarder, jusquau dernier centime. Un soupir imperceptible à loreille souleva la poitrine dAlbéric Daltier et ses yeux bleus perdirent le regard glacé quil fixait sur Gilberte depuis quelle se montrait mauvaise. Mais, mon enfant, reprit M. Daltier dont le front séclaircissait, vous ne devez pas restituer la fortune complète. Au temps où votre oncle était agent de change, il na fait tort que de quatre cent mille francs à la famille X..., or il vous en restera deux cent mille. Je ne garderai absolument rien, dit Mlle Mauduit avec énergie. Mais, ma nièce... Ma tante, il ny a pas de restriction. Je nuserai pas de cette fortune mal acquise, je suis trop honteuse à la pensée que jen ai joui quelque temps. Alors, vous allez devenir... Pauvre, je le sais. Que mimporte? Largent mest odieux maintenant, répliqua fièrement Gilberte. Si la petite rente de trois mille francs qui me vient de ma mère ne peut me suffire, je gagnerai ma vie, voilà tout. Jy avais songé déjà avant la mort de mon oncle. Dès demain je me mets en campagne pour trouver une position dinstitutrice ou de demoiselle de compagnie. Et, se tournant vers Albéric: Mon cousin, qui sest occupé de cette triste affaire, voudra bien accomplir les démarches nécessaires pour que la famille X... rentre au plus tôt en possession de la somme dont elle a été frustrée. Quant au reste de cet argent maudit, il sera distribué aux pauvres. Ma cousine, ce que vous faites est bien, dit Albéric en tenant la main à Gilberte. Elle y posa une seconde le bout de ses doigts glacés et répondit avec une certaine hauteur: Quattendiez-vous donc de moi pour me féliciter dune action toute simple? Pensiez-vous donc que je détiendrais lhéritage de mon oncle même après ce que vous mavez appris? Non, ma chère enfant, dit Mme Daltier en lembrassant, nous navons jamais eu cette idée; seulement vous allez au delà de votre devoir et nous admirons le détachement avec lequel vous vous sacrifiez. "Quant à vous laisser gagner votre vie, comme vous dites, nous ne le permettrons pas. Vous continuerez à vivre avec nous, redevenez seulement la Gilberte dil y a un mois et nous vous chérirons plus encore que par le passé. Cest convenu, vous ne nous quittez pas?" Un peu émue, Gilberte détourna la tête et répondit cependant avec fermeté: Je vous remercie, ma tante, mais je dois travailler et je travaillerai Comme elle levait les yeux sur Albéric, il crut quelle désirait son avis; après une minute de réflexion, il dit: Ma cousine a raison, ma mère, et loccupation forcée lui sera très salutaire. "Cest sûr, pensa amèrement Mlle Mauduit, il est pressé de me voir hors de chez lui. Je ne lui étais quindifférente, à présent je lui inspire de laversion; ce nest pas étonnant; je me suis montrée à lui sous mon plus mauvais jour. Peut- être aussi que je le gêne... Sil avait deviné mon secret?..." A cette idée, Gilberte pâlit davantage. Mme Daltier, qui était songeuse, reprit en caressant la main moite de la jeune fille: Seulement il ne faudra pas nous quitter avant dêtre un peu plus forte, mon enfant; vous avez mauvaise mine depuis quelque temps, vous êtes nerveuse, impressionnable, vous avez besoin de nos soins. Non, répliqua Gilberte en secouant la tête, je suis bien, et le plus tôt que je partirai sera le mieux. Nous vous avons fait de la peine, ma nièce, dit M. Daltier; il est toujours pénible de se trouver tout à coup dépossédé de la fortune. Ce nest pas cela qui me chagrine, mon oncle, je vous le répète, je ne regrette pas largent; seulement il mest dur de ne plus respecter la mémoire dune personne qui, malgré son injustice à mon égard, a été la seule à maimer en ce monde. La seule? sécria Mme Daltier, et nous, Gilberte, pour quoi nous comptez-vous donc? Gilberte soupira sans répondre; elle regardait Albéric qui baissa les yeux sous ce regard persistant. Le même soir, Mme Daltier disait à son mari: Cette petite nous cache certainement un chagrin qui la dévore. Dailleurs, il nest pas naturel à son âge et avec ses goûts raffinés de mépriser autant les biens temporels, elle surtout qui a été élevée dans le luxe et la vie la plus délicate. Cela mattriste de voir quelle va être livrée, jolie et fragile comme elle lest, à une tâche pénible et souvent ingrate. Ma chère amie, Albéric a parlé juste: cette enfant doit apprendre à lutter avec lexistence; cela lui fera du bien dêtre quelque temps dans une sorte de dépendance. Ensuite je vous dirai que, pour nos filles mêmes, cet éloignement sera salutaire; je redoute pour elles Gilberte qui, avec sa triste science de la vie et les sophismes mauvais jetés dans son âme par ce malheureux Simiès, peut leur être fort nuisible. Mon ami, vous êtes dans lerreur en ce qui concerne notre nièce; Gilberte nest point aussi instruite que vous croyez des choses de la vie. Cette enfant nen sait pas long, mais elle joue à la jeune fille du siècle qui na plus rien à apprendre dès lâge de quinze ans. Quant à son éducation religieuse, elle est complète à présent; Gilberte nest plus une athée, seulement je me demande quelle catastrophe inconnue de nous est venue apporter le désespoir là où nous avions mis la foi et lamour. Cependant peut-être avez-vous raison; léloignement de Gilberte sera bon à elle-même comme à nous. Mais nous ne pouvons laider à chercher la position quelle souhaite. Elle ne peut entrer dans aucune famille de nos amis ou de notre monde. Je la sais incapable de souffler dans une petite âme toute idée incompatible avec ce quon enseigne à la jeunesse, mais dans un milieu chrétien elle serait comme un objet disparate. Ce quil lui faut, ce sont des étrangers, par exemple une famille grecque schismatique assez honorable cependant pour que notre nièce nait aucun risque à y courir; je sais bien que son orgueil, qui est sa vertu à elle, la gardera; elle sait tenir à distance les empressés et les indiscrets, mais aussi elle est si jolie et si séduisante, la pauvre enfant! Dieu veuille quelle ne souffre pas de ce changement de position! soupira M. Daltier, elle a une grande énergie, mais elle na jamais vu la vie sous un aspect semblable. Mme Daltier ne répondit pas; elle songeait à Albéric quelle trouvait plus grave et plus triste depuis quelques jours, et en songeant ainsi elle se disait: "Le malheur serait-il entré dans ma demeure avec cette enfant?" Par cet instinct de mère qui ne trompe jamais, elle devinait que son fils bien-aimé souffrait de voir Gilberte sortir à la fois de sa vie, de sa maison et de son cur. XI "Ma chère tante, "Merci dabord pour votre affectueuse lettre et pour votre gracieux envoi auquel ont participé mes cousines. "Certes, les fleurs, les plus admirables même, ne manquent pas à Nice, mais celles de Saint-Loup me sont plus précieuses que toutes les autres. "Pour rassurer votre sollicitude, je vous répète que je ne suis pas malheureuse ici et que je me porte bien. Mme Métaxo sinquiète un peu de mon apparence délicate, mais mes forces suffisent à ma tâche. "Dailleurs elle est facile, ma tâche; les enfants me sont attachés et se montrent dociles. Je ne croyais pas aimer autant ces petits êtres dont je reçois les caresses avec plaisir. Leur père me témoigne toujours la même bonté affectueuse et en même temps respectueuse; et parmi les étrangers qui sont reçus ici, je rencontre tous les égards auxquels jai été habituée. "On samuse à Nice, beaucoup même, mais vous savez que jai pris le monde en grippe. Je laisse ma vie couler machinalement puisquil faut vivre, mais il me semble que jai quarante ans au moins, tant jai vécu en quelques mois. "Vous me suppliez, chère tante, de revenir à mes croyances chrétiennes, comme il y a un an: certes, je crois, je crois tout ce que vous croyez vous-même, je ne nie plus que la miséricorde de Dieu, mais cela suffit pour que je ne prie plus. "Dieu ma frappée trop fort, je nétais pas encore assez ancrée dans son amour pour recevoir ses coups en le remerciant et je me suis rebellée. "Nul nest scandalisé de mon indifférence religieuse, car ils font partie de lEglise schismatique ainsi que la plupart des familles que nous voyons. "Oh! que vous êtes heureux, vous tous, de croire à tout ce que je répudie, moi! à un Dieu bon et consolateur, à lamour, à lamitié, au désintéressement. "Jai pris pour devise cette philosophique parole: " Il faut rire de tout, de peur dêtre obligé den pleurer ". Eh bien! je nai pas même le courage de rire. "Tenez, il me vient souvent lidée de mourir jeune; cest bon de sen aller de ce monde avant davoir vieilli et davoir pu jeter plus damère raillerie sur toutes choses. Mon oncle Simiès disait: " Il faut arracher tout ce quon peut de joie à la vie ". Je nai pas même su faire cela, aussi... "Mais je maperçois que je ne vous parle que de lugubres choses; ce nest pas divertissant pour vous, pauvre tante. "Je soupire après les vacances, non pour me reposer, mais pour vous revoir. Je rêve souvent à la petite ville de Saint- Loup où je vous sais tous réunis, et je souffre. "Pardonnez-moi cette lettre couleur feuille morte, et faites-moi la surprise dune visite, si cest possible; Nice nest pas si éloigné de Marseille. "Embrassez pour moi mes cousines; je vous tends, comme autrefois, mon front toujours nuageux. "Gilberte." A quelque temps de là, Mme Daltier alla voir sa nièce à Nice; on lui fit les plus grands éloges de Gilberte qui était vraiment aimée chez les Métaxo et qui brillait incontestablement dans la petite société grecque que lon voyait dans la ville et aux environs. Cependant Mme Daltier revint soucieuse chez elle. Son mari et son fils aîné linterrogèrent avec empressement sur Mlle Mauduit. Elle répondit: Lenfant ne pourrait certainement aspirer à une position plus avantageuse; elle est très choyée, largement rétribuée, son travail nest pas fatigant, mais... Quoi donc? est-elle devenue plus frivole que par le passé ? Mme Daltier secoua la tête: Ce nest pas cela; au contraire, le plaisir paraît lui peser; elle est triste, fort pâle, ses yeux sont creusés et brillants, elle a beaucoup maigri. Le climat ne lui convient peut-être pas, hasarda Albéric. Cette petite fille est incompréhensible, murmura M. Daltier; elle nous cache assurément quelque chose et cela lui fait mal. Ensuite, poursuivit Mme Daltier, je crains pour elle les assiduités des jeunes gens reçus chez les Métaxo. Comment cela? sécria Albéric très vivement; mais sil y a lieu de la troubler, ma mère, il faut quelle nous revienne au plus vite; nous ne pouvons permettre... Mme Daltier regarda son fils avec étonnement: Nous nen sommes pas encore là, dit-elle, Gilberte ne saperçoit pas même des attentions dont elle est lobjet, habituée quelle a toujours été aux flatteries du monde; seulement il arrive souvent quune jeune femme ayant auprès delle une jeune fille... subalterne après tout, prend ombrage de ladmiration partagée entre deux. Mme Métaxo aime certainement beaucoup Gilberte, mais jai surpris une fois un certain froncement de sourcils quand la pauvre mignonne, sans le vouloir, accaparait au salon une partie des visiteurs. Si, quelque jour, Mme Métaxo manifeste un peu de mécontentement à ce sujet, Gilberte qui est fière quittera immédiatement sa maison. Elle devrait le faire à présent. Non, mon fils, pas dexagération; il serait maladroit de troubler la quiétude dans laquelle vit ta cousine. Quest-ce que cela? et à quel beau tableau ny a-t-il pas dombre? Les vacances arrivèrent, mais Gilberte ne les passa pas avec ses parents et voyagea avec les Métaxo. Ceux-ci ne revinrent de Suisse quen octobre. Depuis quelque temps les lettres de Gilberte se faisaient plus rares et plus courtes. Elle ne se plaignait pas, mais depuis leur retour à Nice elle trouvait un changement marqué dans la manière dêtre à son égard de Mme Métaxo. La jeune femme se montrait fantasque avec elle et parfois impérative. Gilberte garda le silence, mais sa résolution fut bientôt prise. Un jour, lord Harson, un richissime Anglais, donna une fête de nuit à bord de son yacht de plaisance. Le jeune Daltier y fut amené par un ami, non quil aimât le monde, mais il espérait y rencontrer Gilberte, sachant les Métaxo conviés à cette soirée. Il était près de minuit quand Albéric aborda le joli bateau pavoisé de drapeaux et éclairé par une masse de lanternes vénitiennes; le bal était dans tout son entrain; sur le pont, les couples enlacés dansaient gracieusement; la musique de lorchestre couvrait le sourd mugissement de la mer qui battait de sa vague les flancs noirs du yacht. Après quelques tours de valse, attiré plus par la beauté de cette nuit dautomne que par les enchantements de la danse, Albéric chercha un coin écarté et solitaire pour y rêver tranquille. Il en découvrit un à larrière du bateau, séparé du reste du pont par une grande toile à voile; et, à son grand étonnement, il y trouva assise sur un tas de câbles, appuyée au bastingage, Mlle Mauduit quil pensait absente de la fête. Elle nétait éclairée que par la molle lumière tombant des lanternes blutées suspendues aux mâts; ses grands yeux sombres étaient pleins de mélancolie sous son front qui avait la mate blancheur du marbre. Albéric nosait savancer, de crainte de faire envoler cette gracieuse apparition. Mais elle laperçut à son tour, et léclat métallique de ses prunelles trahit seul son émotion. Comme elle ne faisait pas un mouvement, il vint à elle, courba sa haute taille et prit sa main froide dans les siennes. Comment êtes-vous ici? lui demanda-t-il. Parce quon my a amenée, répondit-elle laconiquement. Vous ne paraissez pas vous amuser beaucoup? Je ne me plais nulle part, murmura-t-elle dune voix lassée. Il ne répondit pas, mais regarda cette tête blonde, pensive, adorablement triste, qui se penchait comme sous le poids dun fardeau trop lourd. La pauvre enfant semblait faible et brisée. Et pourquoi était-elle là toute seule, tandis quon dansait non loin et que certainement plus dun galant cavalier la cherchait en vain? Ainsi, reprit Daltier, après une minute de silence, vous regrettez dêtre entrée dans cette famille que vous aimiez, dont vous êtes aimée? Jaime toujours les enfants, mais... je suis décidée à les quitter prochainement. Pourquoi cela? que vous a-t-on fait? Cette femme ma humiliée, dit Gilberte sans désigner autrement Mme Métaxo, et les yeux dilatés par la colère. Or, je ne veux pas être humiliée. A quel propos cela? Déjà depuis quelques semaines je me la sentais hostile. Enfin elle ma fait entendre que jétais... coquette. Est-ce ma faute à moi si les gens quelle reçoit ont été aimables pour moi? Pourquoi me forçait-elle à laccompagner dans le monde? Len avais-je priée? Ai-je cherché les compliments? Ai-je jamais encouragé ces empressés plus fatigants quamusants, certes? Bien vrai, vous me laffirmez, vous ne les encouragiez pas? demanda le jeune homme qui était comme suspendu à ses lèvres. Elle se leva toute droite sur le tas de cordages et laissa tomber ces mots avec hauteur: Vous aussi... vous croyez? Pour qui me prenez-vous donc? pour une de ces stupides coquettes qui... Au fait, cest juste... Mais, Gilberte, je nai aucune pensée offensante à votre égard, ma pauvre enfant. Je sais seulement que la position que vous avez voulu prendre est souvent fort délicate et, et... faite comme vous lêtes, vous vous trouverez exposée journellement à ces ennuis-là. Elle ne comprit pas quil faisait allusion à ses charmes physiques et se méprit sur le sens de ses paroles. Je sais bien, reprit-elle amèrement, vous mavez toujours prise pour une créature artificielle et vaine. Mais que mimporte votre opinion maintenant? "Monsieur Daltier, poursuivit-elle, lappelant ainsi comme pour mieux marquer son ressentiment, vous maviez rendue bonne, vous aviez fait une chrétienne dune jeune fille follement imbue de doctrines erronées, vous aviez éclairé ma raison et mon âme... puis, vous avez dun coup de main défait tout votre ouvrage, renversé cet échafaudage de bonnes résolutions et de grandes pensées que vous aviez construit en moi. Cest votre faute si je suis redevenue plus mauvaise que je ne lai jamais été, car à présent je sais quels sont mes devoirs et je ne veux pas les remplir." Ma faute? cest ma faute?... répétait Albéric atterré. Moi?... que vous ai-je fait, que voulez-vous dire?... Soudain, une idée lui vint, folle sans doute, car léclair allumé dans ses yeux séteignit aussitôt. Non, ce ne pouvait pas être cela! Que vous ai-je fait? Mais parlez donc! répéta douloureusement le jeune homme. Sans répondre à cette question, elle sécria, tandis quun mystérieux souffle de colère animait son beau visage: Ah! cest une cruelle chose que de vivre quand on voudrait mourir. Vous mavez enseigné quon ne doit pas voler au Créateur sa propre existence; je ne le ferai peut-être pas, mais... Que ferez-vous, Gilberte? Je vous lai dit, je vais quitter la famille Métaxo, je méloignerai de la France; je me suis engagée comme demoiselle de compagnie auprès dune dame étrangère qui part pour le Sénégal. Pour le Sénégal? Mais cest la mort, cela, Gilberte; vous êtes insensée ou bien vous voulez railler. Je nen ai guère envie, pourtant. Savez-vous bien ce quest le climat meurtrier de ce pays? Je le sais. Et vous vous figurez que votre frêle tempérament pourra le supporter? Non, et cest pour cela que jy vais. Mais que se passe-t-il donc en vous, malheureuse enfant? sécria-t-il avec angoisse. Elle redressa orgueilleusement sa tête pâle avec un geste de défi. Voilà! dit-elle, cest mon secret. Certes, elle était bien jolie en ce moment, Mlle Mauduit, mais elle effrayait presque. Albéric Daltier baissa les yeux pour cacher la flamme qui sallumait sous sa paupière. Vous me faites peur, murmura-t-il. Je vous en supplie, revenez à vous. Vous souffrez, on vous a froissée, la vie nouvelle que vous avez choisie vous a heurtée cruellement, vous serez plus heureuse sous notre toit, revenez-nous, vous redeviendrez bonne. Oh! ne souriez pas ainsi, vous me faites mal. Laissez-moi demain vous ramener chez ma mère. Demain, dit-elle dun air étrange, oui, demain je serai à Marseille. Il prit cela pour un acquiescement, et, craignant que leur double absence ne fût remarquée, il retourna au bal, la laissant à son rêve. Il rentra dans le tourbillon joyeux, et la danseuse quil invita pour la valse quentonnait lorchestre put remarquer que ce grand jeune homme à la taille superbe avait le front mouillé et la joue pâle. Après quelques tours dune danse quil exécuta fort à contre- cur, il rencontra Mme Métaxo, étincelante dans sa robe nacarat semée de brillants. Où donc est votre cousine, Monsieur Albéric? demanda-t- elle gracieusement, je nai pu lapercevoir de toute la soirée. Je la quitte à linstant, Madame, répondit froidement le jeune homme; elle se repose à labri de la foule. Est-elle souffrante? Non, Madame, mais profondément triste, et elle ma fait part de sa résolution que vous devez connaître. Oui, fit Mme Métaxo, soucieuse, et à ce sujet je vous dirai toute ma pensée; Mlle Mauduit doit être malade ou tourmentée par un ennui secret. Javoue que jai été un peu vive avec elle, lautre jour; je le regrette, mais ce nest pas pour cela quelle quitte ma maison, car, au fond, elle doit sentir que nous laimons tous. Elle ma dit un jour quelle voudrait mettre limmensité entre elle et la France. Elle a dit cela? Oui, Monsieur. Ainsi ne soyons pas étonnés quelle ait saisi avidement loccasion de sexpatrier. Ah! elle vous a aussi appris?... Quelle part pour le Sénégal, oui, certainement, elle ne me la pas caché. Concevez-vous une pareille idée? Cest vouloir la mort. Lingrate, murmura douloureusement le jeune homme, elle ne nous a jamais aimés! Mme Métaxo regarda Albéric Daltier dun air étrange. Peut-être que si, répondit-elle, seulement vous navez pas pu le voir. Et, sur ces paroles énigmatiques, la jeune femme séloigna, laissant lingénieur immobile comme pétrifié au milieu du pont. Que veut-elle dire? murmura-t-il en passant sa main sur son front. Puis il sélança à larrière, toujours solitaire derrière son rideau de voile goudronnée, où il avait laissé sa cousine linstant dauparavant. Mais cette place était vide. Il fouilla du regard tous les groupes de danseurs, tous les coins et recoins du yacht, de la dunette à lentrepont, il ne vit point Mlle Mauduit, par la raison que, en ce moment, elle voguait vers la terre dans un frêle youyou en compagnie de M. et Mme Métaxo et de quelques personnes lasses de la fête. "Je la reverrai à Marseille, se dit-il alors; na-t-elle pas dit quelle y serait demain? Là je la forcerai bien à mouvrir son cur." Et, possédé dun pressentiment de joie indicible, il alla saccouder à larrière du yacht, à la place quavait quittée Gilberte. Laube se montrait déjà; la mer était froide et tranquille, couverte dune lueur vague. Au loin les barques de pêcheurs partaient au travail, la voile blanche déployée au vent du large. On entendait le pas cadencé des infatigables danseurs qui frappait le plancher; lodeur des fleurs flétries plus pénétrante encore et celle des parfums que portaient les femmes se mêlaient aux senteurs marines. La musique envoyait ses notes amollies dans lair demeuré tiède sous les tentes; les lumières mouraient dans les lanternes aux mille couleurs, et non loin, à lhorizon, les silhouettes dentelées des montagnes se dessinaient sur le ciel dun gris bleuâtre. Albéric reçut de toutes ces choses une impression vague, faite de poésie et de langueur douce. Ainsi rêvant, il atteignit la fin du bal et partit avec la dernière chaloupe. Il avait bien envie de rester à Cannes jusquau lendemain, mais il avait promis à sa mère de rentrer tout de suite à Marseille et il le fit. Dailleurs, cétait là quil voulait attendre Gilberte. XII Cétait par une furieuse tempête déquinoxe; la mer faisait rage dans les cinq ports de Marseille et passait jusque par- dessus les jetées. Les bateaux de pêche ou de plaisance demeuraient amarrés au quai le plus solidement possible, et les capitaines de vaisseaux regardaient dun il inquiet les énormes câbles qui retenaient aux anneaux les navires monumentaux que lon chargeait ou déchargeait au milieu dun tapage assourdissant. Nul nosait saventurer en mer par ce temps formidable, et bien téméraire eût été le marin qui eût osé lancer sur la vague sa plus solide barque. Le chapeau enfoncé sur les yeux, bien serré dans son paletot pour défier le mistral, Albéric Daltier passait devant la Bourse pour se rendre quai du Vieux-Port; en traversant la petite rue qui contourne les premières maisons de la Canebière, il aperçut la forme svelte dune jeune femme en costume de voyage, qui discutait avec un homme âgé devant le bureau du rez-de-chaussée portant pour enseigne: "Compagnie générale de navigation, etc." Cette jeune femme avait la tournure fine et distinguée de Mlle Mauduit. Lingénieur, au lieu de poursuivre sa route, tourna la petite rue et sarrêta net devant le bureau, et put entendre la voix claire de Gilberte prononcer ces mots: Ainsi je naurai à moccuper de rien? Je vous confie mes bagages, et demain matin je nai quà prendre possession de ma cabine sur le Guadiana. Combien de temps mettrons-nous à toucher Barcelone? Oh! oh! cela dépend, car nous voilà aux équinoxes et la mer est mauvaise, surtout dans ce maudit golfe du Lion où les tempêtes sont incessantes. Je ne dis pas cela pour vous effrayer, ma petite dame, ce ne serait pas dans lintérêt de notre Compagnie, mais vous paraissez brave et... Tandis que lhomme parlait, la voyageuse, touchée légèrement à lépaule, se retournait vivement, prête à foudroyer du regard le passant assez osé pour se permettre cette familiarité. Mais elle pâlit sous son voile de gaze grise. Vous?... murmura-t-elle, vous?... Que faites-vous ici? dit Albéric Daltier. Vous le voyez, je prends mes arrangements pour partir. Pour?... Pour Barcelone où mattend Mme Lliassa que je dois accompagner au Sénégal. Ainsi cétait donc sérieux? On ne peut plus sérieux; je ne mens jamais et je ne plaisante pas non plus. Et, si jai bien entendu, le Guadiana part demain? Oui, demain matin, il lève lancre. Et vous partirez sans nous dire adieu, sans nous serrer la main. Mais vous nous en voulez donc bien, mon Dieu? Jallais, de ce pas, faire mes adieux à votre mère, à mes cousines..., dit-elle. Il se rapprocha delle: Gilberte, fit-il, pour Dieu laissez-moi vous parler, mais pas là; cet homme nous écoute. Il lentraîna de lautre côté de la rue et, sans faire attention à la foule bruyante et affairée qui allait et venait autour de la Bourse: Gilberte, reprit-il en suppliant, cessez cette atroce comédie. Je vous ai déjà dit que je ne joue pas la comédie, mon cousin. Je suis on ne peut plus sérieuse et nulle puissance humaine ne mempêchera de partir. Et il y avait une résolution farouche dans ses yeux sombres. Nulle puissance humaine?... (il se pencha tout près delle) hormis celle de lamour, Gilberte. Oh! Gilberte, si je vous disais, moi, que je vous aime, que je vous ai aimée bien avant même que vous nayez fait attention à moi? que jai souffert horriblement de votre absence et que si vous partiez... Il nacheva pas; nerveusement, Mlle Mauduit se cramponnait à son bras pour ne pas tomber; elle avait le ciel dans le cur, mais elle se sentait mourir. Il la regarda et, lui voyant le visage livide, les yeux fixes et les lèvres blanches, il héla un coupé qui passait, aida la jeune fille à y monter et prit place à côté delle après avoir jeté son adresse au cocher. En voiture, Gilberte ferma les yeux et laissa aller sa tête sur les coussins, murmurant seulement dune voix inintelligible: Je suis heureuse... Je suis heureuse... Ce fut un corps presque inerte que le jeune homme ingénieur retira du coupé quand il sarrêta, rue Montgrand. Gilberte ne reconnut ni sa tante ni ses cousines. La pauvre femme, épouvantée, la déshabilla et la coucha elle-même; puis elle la veilla en attendant le médecin. Gilberte divaguait. Albéric errait aux alentours de sa chambre comme un fantôme. Comment est-elle? demanda-t-il avidement à lune de ses soeurs qui en sortait. Mal, répondit tristement la jeune fille. Quoi! na-t-elle pas recouvré ses sens? Oui, mais elle ne nous reconnaît pas et profère toutes sortes de paroles étranges. Maman nous a renvoyées, Marie et moi. Et lenfant se mit à pleurer. Si elle allait mourir, répétait-elle, dis donc, Albéric, si elle allait mourir! Ces paroles sonnèrent comme un glas funèbre aux oreilles du jeune homme. Dieu! mourir? et sans être en paix avec le ciel?... Oui, si Dieu allait la punir de tous ses blasphèmes, de ses révoltes? Si elle ne reprenait pas connaissance, et allait passer ainsi dans léternité sans confession? "O mon Dieu! mon Dieu! cria dans son cur Albéric en senfuyant, faites-moi souffrir mille tourments, torturez-moi en purgatoire pendant des siècles sil le faut, prenez-moi cette enfant que jadore, que je ne la revoie jamais si vous le voulez, mais ne perdez pas cette pauvre âme que jai voulu vous donner et à laquelle je me suis attaché de toutes les forces de la mienne!" Il alla frapper doucement à la porte de la chambre bleue, lancienne chambre de Gilberte. Mère, puis-je entrer? Toi? fit Mme Daltier, étonnée, en entrouvrant la porte. Oui, il faut que je la voie. Oh! mère, je vous en supplie. Elle souffre bien. Entre une minute, dit-elle, prenant son fils en pitié. Gilberte sagitait sur son lit. Ses longs cheveux dénoués encadraient sa blanche figure qui allait de droite à gauche sur loreiller, avec ce mouvement inconscient des malades que le délire possède. Albéric ne peut comprendre les phrases hachées, incohérentes que prononçaient ces lèvres chéries. Un instant il posa sa main sur le front brûlant de la jeune fille qui sapaisa alors et le regarda fixement: Qui êtes-vous? dit-elle, venez-vous encore me tourmenter? Il retira sa main et un sanglot sétouffa dans sa gorge. Mme Daltier leva les yeux avec effroi sur ce fils quelle navait pas vu pleurer depuis des années. Mère, je laime, dit-il, ne laviez-vous pas deviné? Avant de séloigner, il porta à ses lèvres quelques mèches de cette chevelure superbe massée sur loreiller, et fit mentalement cette prière: "Mon Dieu, quelle ne meure pas sans vous bénir et sans obtenir votre pardon. Je me livre à vous, faites-moi souffrir tout ce quil vous plaira. Je vous ferai tous les sacrifices, même, sil le faut, celui de ne jamais lavoir pour femme." Le docteur arriva; quand il eut terminé son examen, il trouva dehors le jeune Daltier qui linterrogea anxieusement: Mon ami, répondit le vieillard, le cerveau est gravement atteint, mais la constitution est saine et jeune. Nous la sauverons, si Dieu le permet. Nest-ce pas, il y a longtemps que cette enfant souffre? Docteur... je lignore, mais cela devait être; elle était si triste depuis bien des mois et elle changeait à vue dil! Cest cela; il y a quelque chose. Docteur, vous la guérirez? Je lespère; dailleurs, elle en si bonnes mains: Mme Daltier est la meilleure des gardes-malades. La fièvre suivit son cours. Il y eut de terribles heures dangoisse pendant lesquelles on désespérait presque de sauver Gilberte. Aux moments de délire, Mme Daltier seule restait auprès de sa nièce. Elle avait enfin compris le secret de cette pauvre âme plus souffrante que le corps, et cela lui avait donné la clef de ce mystère fait de révoltes, de colères, de désespérances où elle avait vu plongée la jeune fille. Elle comprenait comment la chère enfant, toute convertie et remplie de résolutions sincères, sentant éclore peu à peu dans son cur un sentiment tout nouveau en elle, avait vu soudain brisés ses désirs ardents, mais sages. Pour celui quelle chérissait dans le silence de son âme, elle avait cru nêtre quun objet dindifférence, pour ne pas dire daversion, et elle en avait terriblement souffert. Et elle navait pas de mère, pas de sur, pas damie sérieuse à qui confier ce poids trop lourd pour son cur. De là ses rébellions contre la vie et contre le ciel, ses dégoûts amers et son désespoir, puisquelle ne pouvait plus sappuyer désormais sur la main qui lavait soutenue et guidée un an au moins. Et pendant les interminables heures nocturnes ou celles non moins douloureuses du jour, Mme Daltier écoutait les plaintes déchirantes qui séchappaient de ce cur brisé. Les larmes lui venaient aux yeux, car, à travers son délire, lâme de Gilberte se dévoilait tout entière, cest-à-dire pure, aimante, élevée. Rien navait pu déflorer son innocence naturelle. Ce quelle avait entendu dans la maison de son oncle Simiès, ce quelle avait lu dans les romans réalistes et antireligieux quon lui avait mis entre les mains, elle ne lavait pas compris. Les vaines utopies, les sophismes dangereux, les exemples mauvais navaient queffleuré sa pensée et formé autour de son âme comme une écorce qui était tombée au premier souffle pur, pour la laisser candide et fraîche. Cette découverte fut pour Mme Daltier un immense soulagement. Un soir, en embrassant son fils qui quêtait de longs détails sur la malade, elle lui dit en le regardant au fond des yeux: Albéric, cette enfant est digne de toi. Comment cela, ma mère? je ne comprends pas... Ecoute, je sais que tu laimes, car tu me las avoué; quant à elle, je ne savais rien; maintenant jai compris son cur; dans son délire, elle me la révélé tout entier; sans quelle le veuille, elle a trahi son secret. Mon fils chéri, ta tendresse est bien partagée, crois-moi. Gilberte a une nature magnifique qui ne demandait quun peu de bonheur et daffection pour sépanouir. Quand la santé et la joie en auront refait la Gilberte que nous avons connue quelque temps, avec quelle allégresse je lappellerai ma fille! Lingénieur lembrassa comme un fou: Mère, oh! mère, que vous êtes bonne! et quil me tarde de la revoir! Le lendemain, pieds nus, le rosaire aux doigts, le jeune homme escaladait la colline de Notre-Dame-de-la-Garde et jetait sous le ciel bleu une fervente action de grâces. Peu à peu le mal séloigna, la fièvre sapaisa. Dieu navait pas fini son uvre dans cette âme. Il voulait lui donner la félicité pour laquelle elle semblait faite et décharger ses épaules fragiles de la croix pesante. Un jour vint où Gilberte put embrasser sa tante et la remercier de ses soins, ainsi que Marie et Edmée qui avaient merveilleusement secondé leur mère. Mme Daltier sattachait de jour en jour davantage à celle quelle considérait désormais comme son enfant. M. Daltier, à son tour, se prenait pour sa nièce dune affection dautant plus vive quil lui avait témoigné jadis plus de froideur; touché des confidences que lui avait faites sa femme sur la jeune malade, il entrait souvent chez Gilberte et lui montrait une tendresse paternelle. Et lui, voulez-vous le voir? demanda Mme Daltier en caressant les cheveux dor sombre de la jeune fille. Lui? fit-elle en ouvrant plus grands ses yeux agrandis par la maladie. Oui, Albéric. Puis-je lui dire que vous lui permettez dentrer? Il attend ce moment avec tant dimpatience! Gilberte fit un signe dassentiment, mais sa tristesse lui était revenue, une tristesse résignée qui faisait peine à voir. Quand elle vit son cousin se diriger vers son lit, une faible rougeur colora ses pommettes, elle lui laissa prendre sa pauvre petite main diaphane qui pendait sur la couverture. Il la porta lentement à ses lèvres, et elle le regarda étonnée. "Jai donc été bien malade?" pensa-t-elle sans attacher dautre importance à cette chose. Mais elle aperçut deux larmes dans les yeux bleus dAlbéric. Cest quil se sentait le cur déchiré à la vue de ce visage dalbâtre, de ce corps émacié, de ces paupières creusées et cernées, de ces traits tirés, mais toujours charmants sur lesquels la douleur, morale autant que physique, avait laissé une trace. Albéric, embrasse ta petite fiancée, dit soudain M. Daltier derrière son fils, demande-lui si elle le permet. Gilberte ne comprenait pas et les regardait tous avec une sorte de farouche interrogation. Voulez-vous être mienne, ma Gilberte aimée? dit alors Albéric en se penchant sur son front blanc pour le baiser. Alors elle comprit. Cétait donc vrai ce quelle avait entendu là-bas, quand elle organisait son voyage pour un pays lointain? Elle ne les avait donc pas rêvées ces paroles auxquelles elle navait pu croire? Alors cétait trop de bonheur. Mère, elle se trouve mal! cria soudain le jeune homme en se relevant avec terreur. Il avait senti ce front se glacer sous ses lèvres; il voyait ces prunelles se voiler, ce visage se décomposer. Ne crains rien, la joie ne tue pas, répondit Mme Daltier en portant secours à la malade. Ce ne fut quune courte faiblesse et Gilberte rouvrit les yeux pour jouir avec ivresse de son bonheur. De ce jour, la convalescence marcha rapidement, et Gilberte ne regretta pas davoir échangé le pont mobile du Guadiana contre le toit béni des Daltier. . . . . . . . . . . . . . On revient dune messe daction de grâces à Saint-Charles où toute la famille, y compris Gilberte, a fait la communion pour remercier Dieu davoir non seulement guéri le corps, mais encore ramené à lui la brebis égaré. Après le déjeuner égayé par une douce causerie et de joyeux projets davenir, Gilberte et Albéric sentretiennent dans le petit salon qui a vu les premières joies pures et les premières désolations de la jeune fille. A quelle époque notre mariage? demande Albéric dont le visage rayonne dune allégresse sans bornes. Mais pourquoi pas tout de suite, tout de suite? crie Henri qui a entendu la question. Gilberte sourit, puis tout bas et penchant sa tête blonde: Mon ami, je ne suis pas encore digne de vous, je voudrais faire quelque chose pour vous mériter, pour atteindre à votre hauteur. Oh! Gilberte, vous êtes meilleure que moi, car vous avez dû lutter, vous, et vous étiez une pauvre brebis jetée dans la gueule du loup, tandis que moi... Tandis que vous, vous êtes ce que jai connu sur la terre de plus noble et de plus grand. Mais vous ne me répondez pas, Gilberte, êtes-vous donc si peu pressée dêtre à moi? Et ce mot était à la fois une caresse et un reproche. Quand vous voudrez, répondit doucement la jeune fille. Alors bientôt, cria de nouveau Henri; quand on a le bonheur sous la main, il ne faut jamais reculer le moment de le saisir! FIN IMPRIMERIE DU LOIRET. ORLEANS (FRANCE) erreurs typographiques corrigées silencieusement: partie 1 chapitre 3: =je ne peux pas men empêcher.= remplacé par =je ne peux pas men empêcher."= partie 1 chapitre 4: =elle me battra avec mes propres armes.= remplacé par =elle me battra avec mes propres armes."= partie 1 chapitre 6: =Fraülen= remplacé par =Fräulen= partie 1 chapitre 6: =Miss Gilberte, you are prud= remplacé par =Miss Gilberte, you are proud= partie 1 chapitre 8: =on fuirait cette maison.= remplacé par =on fuirait cette maison."= partie 2 chapitre 1: =criket= remplacé par =cricket= partie 2 chapitre 3: =piqués çà et la dune raillerie= remplacé par =piqués çà et là dune raillerie= partie 2 chapitre 8: =prêtez-le moi= remplacé par =prêtez-le- moi= partie 2 chapitre 9: =malaise= remplacé par =malaise,= partie 2 chapitre 10: =je ne vaux pas grand chose= remplacé par =je ne vaux pas grandchose= *** End of this LibraryBlog Digital Book "Une Pupille Genante" *** Copyright 2023 LibraryBlog. 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