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Title: La reine Margot - Tome II Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "La reine Margot - Tome II" *** is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LA REINE MARGOT Tome II (1845) Table des matières I Fraternité II La reconnaissance du roi Charles IX III Dieu dispose IV La nuit des rois V Anagramme VI La rentrée au Louvre VII La cordelière de la reine mère VIII Projets de vengeance IX Les Atrides X LHoroscope XI Les confidences XII Les ambassadeurs XIII Oreste et Pylade XIV Orthon XV Lhôtellerie de la Belle-Étoile XVI De Mouy de Saint-Phale XVII Deux têtes pour une couronne XVIII Le livre de vénerie XIX La chasse au vol XX Le pavillon de François Ier XXI Les investigations XXII Actéon XXIII Le bois de Vincennes XXIV La figure de cire XXV Les boucliers invisibles XXVI Les juges XXVII La torture du brodequin XXVIII La chapelle XXIX La place Saint-Jean-en-Grève XXX La tour du Pilori XXXI La sueur de sang XXXII La plate-forme du donjon de Vincennes XXXIII La Régence XXXIV Le roi est mort: vive le roi! XXXV Épilogue DEUXIÈME PARTIE I Fraternité En sauvant la vie de Charles, Henri avait fait plus que sauver la vie dun homme: il avait empêché trois royaumes de changer de souverains. En effet, Charles IX tué, le duc dAnjou devenait roi de France, et le duc dAlençon, selon toute probabilité, devenait roi de Pologne. Quant à la Navarre, comme M. le duc dAnjou était lamant de madame de Condé, sa couronne eût probablement payé au mari la complaisance de sa femme. Or, dans tout ce grand bouleversement il narrivait rien de bon pour Henri. Il changeait de maître, voilà tout; et au lieu de Charles IX, qui le tolérait, il voyait monter au trône de France le duc dAnjou, qui, nayant avec sa mère Catherine quun coeur et quune tête, avait juré sa mort et ne manquerait pas de tenir son serment. Toutes ces idées sétaient présentées à la fois à son esprit quand le sanglier sétait élancé sur Charles IX, et nous avons vu ce qui était résulté de cette réflexion rapide comme léclair, quà la vie de Charles IX était attachée sa propre vie. Charles IX avait été sauvé par un dévouement dont il était impossible au roi de comprendre le motif. Mais Marguerite avait tout compris, et elle avait admiré ce courage étrange de Henri qui, pareil à léclair, ne brillait que dans lorage. Malheureusement ce nétait pas le tout que davoir échappé au règne du duc dAnjou, il fallait se faire roi soi-même. Il fallait disputer la Navarre au duc dAlençon et au prince de Condé; il fallait surtout quitter cette cour où lon ne marchait quentre deux précipices, et la quitter protégé par un fils de France. Henri, tout en revenant de Bondy, réfléchit profondément à la situation. En arrivant au Louvre, son plan était fait. Sans se débotter, tel quil était, tout poudreux et tout sanglant encore, il se rendit chez le duc dAlençon, quil trouva fort agité en se promenant à grands pas dans sa chambre. En lapercevant, le prince fit un mouvement. -- Oui, lui dit Henri en lui prenant les deux mains, oui, je comprends, mon bon frère, vous men voulez de ce que le premier jai fait remarquer au roi que votre balle avait frappé la jambe de son cheval, au lieu daller frapper le sanglier, comme cétait votre intention. Mais que voulez-vous? je nai pu retenir une exclamation de surprise. Dailleurs le roi sen fût toujours aperçu, nest-ce pas? -- Sans doute, sans doute, murmura dAlençon. Mais je ne puis cependant attribuer quà mauvaise intention cette espèce de dénonciation que vous avez faite, et qui, vous lavez vu, na pas eu un résultat moindre que de faire suspecter à mon frère Charles mes intentions, et de jeter un nuage entre nous. -- Nous reviendrons là-dessus tout à lheure; et quant à la bonne ou à la mauvaise intention que jai à votre égard, je viens exprès auprès de vous pour vous en faire juge. -- Bien! dit dAlençon avec sa réserve ordinaire; parlez, Henri, je vous écoute. -- Quand jaurai parlé, François, vous verrez bien quelles sont mes intentions, car la confidence que je viens vous faire exclut toute réserve et toute prudence; et quand je vous laurai faite, dun seul mot vous pourrez me perdre! -- Quest-ce donc? dit François, qui commençait à se troubler. -- Et cependant, continua Henri, jai hésité longtemps à vous parler de la chose qui mamène, surtout après la façon dont vous avez fait la sourde oreille aujourdhui. -- En vérité, dit François en pâlissant, je ne sais pas ce que vous voulez dire, Henri. -- Mon frère, vos intérêts me sont trop chers pour que je ne vous avertisse pas que les huguenots ont fait faire auprès de moi des démarches. -- Des démarches! demanda dAlençon, et quelles démarches? -- Lun deux, M. de Mouy de Saint-Phale, le fils du brave de Mouy assassiné par Maurevel, vous savez... -- Oui. -- Eh bien, il est venu me trouver au risque de sa vie pour me démontrer que jétais en captivité. -- Ah! vraiment! et que lui avez-vous répondu? -- Mon frère, vous savez que jaime tendrement Charles, qui ma sauvé la vie, et que la reine mère a pour moi remplacé ma mère. Jai donc refusé toutes les offres quil venait me faire. -- Et quelles étaient ces offres? -- Les huguenots veulent reconstituer le trône de Navarre, et comme en réalité ce trône mappartient par héritage, ils me loffraient. -- Oui; et M. de Mouy, au lieu de ladhésion quil venait solliciter, a reçu votre désistement? -- Formel... par écrit même. Mais depuis..., continua Henri. -- Vous vous êtes repenti, mon frère? interrompit dAlençon. -- Non, jai cru mapercevoir seulement que M. de Mouy, mécontent de moi, reportait ailleurs ses visées. -- Et où cela? demanda vivement François. -- Je nen sais rien. Près du prince de Condé, peut-être. -- Oui, cest probable, dit le duc. -- Dailleurs, reprit Henri, jai moyen de connaître dune manière infaillible le chef quil sest choisi. François devint livide. -- Mais, continua Henri, les huguenots sont divisés entre eux, et de Mouy, tout brave et tout loyal quil est, ne représente quune moitié du parti. Or, cette autre moitié, qui nest point à dédaigner, na pas perdu lespoir de porter au trône ce Henri de Navarre, qui, après avoir hésité dans le premier moment, peut avoir réfléchi depuis. -- Vous croyez? -- Oh! tous les jours jen reçois des témoignages. Cette troupe qui nous a rejoints à la chasse, avez-vous remarqué de quels hommes elle se composait? -- Oui, de gentilshommes convertis. -- Le chef de cette troupe, qui ma fait un signe, lavez-vous reconnu? -- Oui, cest le vicomte de Turenne. -- Ce quils me voulaient, lavez-vous compris? -- Oui, ils vous proposaient de fuir. -- Alors, dit Henri à François inquiet, il est donc évident quil y a un second parti qui veut autre chose que ce que veut M. de Mouy. -- Un second parti? -- Oui, et fort puissant, vous dis-je; de sorte que pour réussir il faudrait réunir les deux partis: Turenne et de Mouy. La conspiration marche, les troupes sont désignées, on nattend quun signal. Or, dans cette situation suprême, qui demande de ma part une prompte solution, jai débattu deux résolutions entre lesquelles je flotte. Ces deux résolutions, je viens vous les soumettre comme à un ami. -- Dites mieux, comme à un frère. -- Oui, comme à un frère, reprit Henri. -- Parlez donc, je vous écoute. -- Et dabord je dois vous exposer létat de mon âme, mon cher François. Nul désir, nulle ambition, nulle capacité; je suis un bon gentilhomme de campagne, pauvre, sensuel et timide; le métier de conspirateur me présente des disgrâces mal compensées par la perspective même certaine dune couronne. -- Ah! mon frère, dit François, vous vous faites tort, et cest une situation triste que celle dun prince dont la fortune est limitée par une borne dans le champ paternel ou par un homme dans la carrière des honneurs! Je ne crois donc pas à ce que vous me dites. -- Ce que je vous dis est si vrai cependant, mon frère, reprit Henri, que si je croyais avoir un ami réel, je me démettrais en sa faveur de la puissance que veut me conférer le parti qui soccupe de moi; mais, ajouta-t-il avec un soupir, je nen ai point. -- Peut-être. Vous vous trompez sans doute. -- Non, ventre-saint-gris! dit Henri. Excepté vous, mon frère, je ne vois personne qui me soit attaché; aussi, plutôt que de laisser avorter en des déchirements affreux une tentative qui produirait à la lumière quelque homme... indigne... je préfère en vérité avertir le roi mon frère de ce qui se passe. Je ne nommerai personne, je ne citerai ni pays ni date; mais je préviendrai la catastrophe. -- Grand Dieu! sécria dAlençon ne pouvant réprimer sa terreur, que dites-vous là?... Quoi! Vous, vous la seule espérance du parti depuis la mort de lamiral; vous, un huguenot converti, mal converti, on le croyait du moins, vous lèveriez le couteau sur vos frères! Henri, Henri, en faisant cela, savez-vous que vous livrez à une seconde Saint-Barthélemy tous les calvinistes du royaume? Savez-vous que Catherine nattend quune occasion pareille pour exterminer tout ce qui a survécu? Et le duc tremblant, le visage marbré de plaques rouges et livides, pressait la main de Henri pour le supplier de renoncer à cette solution, qui le perdait. -- Comment! dit Henri avec une expression de parfaite bonhomie, vous croyez, François, quil arriverait tant de malheurs? Avec la parole du roi, cependant, il me semble que je garantirais les imprudents. -- La parole du roi Charles IX, Henri! ... Eh! lamiral ne lavait-il pas? Téligny ne lavait-il pas? Ne laviez-vous pas vous-même? Oh! Henri, cest moi qui vous le dis: si vous faites cela, vous les perdez tous; non seulement eux, mais encore tout ce qui a eu des relations directes ou indirectes avec eux. Henri parut réfléchir un moment. -- Si jeusse été un prince important à la cour, dit-il, jeusse agi autrement. À votre place, par exemple, à votre place, à vous, François, fils de France, héritier probable de la couronne... François secoua ironiquement la tête. -- À ma place, dit-il que feriez-vous? -- À votre place, mon frère, répondit Henri, je me mettrais à la tête du mouvement pour le diriger. Mon nom et mon crédit répondraient à ma conscience de la vie des séditieux, et je tirerais utilité pour moi dabord et pour le roi ensuite, peut- être, dune entreprise qui, sans cela, peut faire le plus grand mal à la France. DAlençon écouta ces paroles avec une joie qui dilata tous les muscles de son visage. -- Croyez-vous, dit-il, que ce moyen soit praticable, et quil nous épargne tous ces désastres que vous prévoyez? -- Je le crois, dit Henri. Les huguenots vous aiment: votre extérieur modeste, votre situation élevée et intéressante à la fois, la bienveillance enfin que vous avez toujours témoignée à ceux de la religion, les portent à vous servir. -- Mais, dit dAlençon, il y a schisme dans le parti. Ceux qui sont pour vous seront-ils pour moi? -- Je me charge de vous les concilier par deux raisons. -- Lesquelles? -- Dabord, par la confiance que les chefs ont en moi; ensuite, par la crainte où ils seraient que Votre Altesse, connaissant leurs noms... -- Mais ces noms, qui me les révèlera? -- Moi, ventre-saint-gris! -- Vous feriez cela? -- Écoutez, François, je vous lai dit, continua Henri, je naime que vous à la cour: cela vient sans doute de ce que vous êtes persécuté comme moi; et puis, ma femme aussi vous aime dune affection qui na pas dégale... François rougit de plaisir. -- Croyez-moi, mon frère, continua Henri, prenez cette affaire en main, régnez en Navarre; et pourvu que vous me conserviez une place à votre table et une belle forêt pour chasser, je mestimerai heureux. -- Régner en Navarre! dit le duc; mais si... -- Si le duc dAnjou est nommé roi de Pologne, nest-ce pas? Jachève votre pensée. François regarda Henri avec une certaine terreur. -- Eh bien, écoutez, François! continua Henri; puisque rien ne vous échappe, cest justement dans cette hypothèse que je raisonne: si le duc dAnjou est nommé roi de Pologne, et que notre frère Charles, que Dieu conserve! vienne à mourir, il ny a que deux cents lieues de Pau à Paris, tandis quil y en a quatre cents de Paris à Cracovie; vous serez donc ici pour recueillir lhéritage juste au moment où le roi de Pologne apprendra quil est vacant. Alors, si vous êtes content de moi, François, vous me donnerez ce royaume de Navarre, qui ne sera plus quun des fleurons de votre couronne; de cette façon, jaccepte. Le pis qui puisse vous arriver, cest de rester roi là-bas et de faire souche de rois en vivant en famille avec moi et ma famille, tandis quici, quêtes-vous? un pauvre prince persécuté, un pauvre troisième fils de roi, esclave de deux aînés et quun caprice peut envoyer à la Bastille. -- Oui, oui, dit François, je sens bien cela, si bien que je ne comprends pas que vous renonciez à ce plan que vous me proposez. Rien ne bat donc là? Et le duc dAlençon posa la main sur le coeur de son frère. -- Il y a, dit Henri en souriant, des fardeaux trop lourds pour certaines mains; je nessaierai pas de soulever celui-là; la crainte de la fatigue me fait passer lenvie de la possession. -- Ainsi, Henri, véritablement vous renoncez? -- Je lai dit à de Mouy et je vous le répète. -- Mais en pareille circonstance, cher frère, dit dAlençon, on ne dit pas, on prouve. Henri respira comme un lutteur qui sent plier les reins de son adversaire. -- Je le prouverai, dit-il, ce soir: à neuf heures la liste des chefs et le plan de lentreprise seront chez vous. Jai même déjà remis mon acte de renonciation à de Mouy. François prit la main de Henri et la serra avec effusion entre les siennes. Au même instant Catherine entra chez le duc dAlençon, et cela, selon son habitude, sans se faire annoncer. -- Ensemble! dit-elle en souriant; deux bons frères, en vérité! -- Je lespère, madame, dit Henri avec le plus grand sang-froid, tandis que le duc dAlençon pâlissait dangoisse. Puis il fit quelques pas en arrière pour laisser Catherine libre de parler à son fils. La reine mère alors tira de son aumônière un joyau magnifique. -- Cette agrafe vient de Florence, dit-elle, je vous la donne pour mettre au ceinturon de votre épée. Puis tout bas: -- Si, continua-t-elle, vous entendez ce soir du bruit chez votre bon frère Henri, ne bougez pas. François serra la main de sa mère, et dit: -- Me permettez-vous de lui montrer le beau présent que vous venez de me faire? -- Faites mieux, donnez-le-lui en votre nom et au mien, car jen avais ordonné une seconde à mon intention. -- Vous entendez, Henri, dit François, ma bonne mère mapporte ce bijou, et en double la valeur en permettant que je vous le donne. Henri sextasia sur la beauté de lagrafe, et se confondit en remerciements. Quand ses transports se furent calmés: -- Mon fils, dit Catherine, je me sens un peu indisposée, et je vais me mettre au lit; votre frère Charles est bien fatigué de sa chute et va en faire autant. On ne soupera donc pas en famille ce soir, et nous serons servis chacun chez nous. Ah! Henri, joubliais de vous faire mon compliment sur votre courage et votre adresse: vous avez sauvé votre roi et votre frère, vous en serez récompensé. -- Je le suis déjà, madame! répondit Henri en sinclinant. -- Par le sentiment que vous avez fait votre devoir, reprit Catherine, ce nest pas assez, et croyez que nous songeons, Charles et moi, à faire quelque chose qui nous acquitte envers vous. -- Tout ce qui me viendra de vous et de mon bon frère sera bienvenu, madame. Puis il sinclina et sortit. -- Ah! mon frère François, pensa Henri en sortant, je suis sûr maintenant de ne pas partir seul, et la conspiration, qui avait un corps, vient de trouver une tête et un coeur. Seulement prenons garde à nous. Catherine me fait un cadeau, Catherine me promet une récompense: il y a quelque diablerie là-dessous; je veux conférer ce soir avec Marguerite. II La reconnaissance du roi Charles IX Maurevel était resté une partie de la journée dans le cabinet des Armes du roi; mais, quand Catherine avait vu approcher le moment du retour de la chasse, elle lavait fait passer dans son oratoire avec les sbires qui létaient venus rejoindre. Charles IX, averti à son arrivée par sa nourrice quun homme avait passé une partie de la journée dans son cabinet, sétait dabord mis dans une grande colère quon se fût permis dintroduire un étranger chez lui. Mais se létant fait dépeindre, et sa nourrice lui ayant dit que cétait le même homme quelle avait été elle- même chargée de lui amener un soir, le roi avait reconnu Maurevel; et se rappelant lordre arraché le matin par sa mère, il avait tout compris. -- Oh! oh! murmura Charles, dans la même journée où il ma sauvé la vie; le moment est mal choisi. En conséquence il fit quelques pas pour descendre chez sa mère; mais une pensée le retint. -- Mordieu! dit-il, si je lui parle de cela, ce sera une discussion à nen pas finir; mieux vaut que nous agissions chacun de notre côté. -- Nourrice, dit-il, ferme bien toutes les portes, et préviens la reine Élisabeth[1], quun peu souffrant de la chute que jai faite, je dormirai seul cette nuit. La nourrice obéit, et, comme lheure dexécuter son projet nétait pas arrivée, Charles se mit à faire des vers. Cétait loccupation pendant laquelle le temps passait le plus vite pour le roi. Aussi neuf heures sonnèrent-elles que Charles croyait encore quil en était à peine sept. Il compta lun après lautre les battements de la cloche, et au dernier il se leva. -- Nom dun diable! dit-il, il est temps tout juste. Et, prenant son manteau et son chapeau, il sortit par une porte secrète quil avait fait percer dans la boiserie, et dont Catherine elle-même ignorait lexistence. Charles alla droit à lappartement de Henri. Henri navait fait que rentrer chez lui pour changer de costume en quittant le duc dAlençon, et il était sorti aussitôt. -- Il sera allé souper chez Margot, se dit le roi; il était au mieux aujourdhui avec elle, à ce quil ma semblé du moins. Et il sachemina vers lappartement de Marguerite. Marguerite avait ramené chez elle la duchesse de Nevers, Coconnas et La Mole, et faisait avec eux une collation de confitures et de pâtisseries. Charles heurta à la porte dentrée: Gillonne alla ouvrir; mais à laspect du roi elle fut si épouvantée, quelle trouva à peine la force de faire la révérence, et quau lieu de courir pour prévenir sa maîtresse de lauguste visite qui lui arrivait, elle laissa passer Charles sans donner dautre signal que le cri quelle avait poussé. Le roi traversa lantichambre, et, guidé par les éclats de rire, il savança vers la salle à manger. «Pauvre Henriot! dit-il, il se réjouit sans penser à mal.» -- Cest moi, dit-il en soulevant la tapisserie et en montrant un visage riant. Marguerite poussa un cri terrible; tout riant quil était, ce visage avait produit sur elle leffet de la tête de Méduse. Placée en face de la portière, elle venait de reconnaître Charles. Les deux hommes tournaient le dos au roi. -- Majesté! sécria-t-elle avec effroi. Et elle se leva. Coconnas, quand les trois autres convives sentaient en quelque sorte leur tête vaciller sur leurs épaules, fut le seul qui ne perdit pas la sienne. Il se leva aussi, mais avec une si habile maladresse, quen se levant il renversa la table, et quavec elle il culbuta cristaux, vaisselle et bougies. En un instant il y eut obscurité complète et silence de mort. -- Gagne au pied, dit Coconnas à La Mole. Hardi! hardi! La Mole ne se le fit pas dire deux fois; il se jeta contre le mur, sorienta des mains, cherchant la chambre à coucher pour se coucher dans le cabinet quil connaissait si bien. Mais en mettant le pied dans la chambre à coucher il se heurta contre un homme qui venait dentrer par le passage secret. -- Que signifie donc tout cela? dit Charles dans les ténèbres, avec une voix qui commençait à prendre un formidable accent dimpatience; suis-je donc un trouble-fête, que lon fasse à ma vue un pareil remue-ménage? Voyons, Henriot! Henriot! où es-tu? réponds-moi. -- Nous sommes sauvés! murmura Marguerite en saisissant une main quelle prit pour celle de La Mole. Le roi croit que mon mari est un de nos convives. -- Et je lui laisserai croire, madame, soyez tranquille, dit Henri répondant à la reine sur le même ton. -- Grand Dieu! sécria Marguerite en lâchant vivement la main quelle tenait, et qui était celle du roi de Navarre. -- Silence! dit Henri. -- Mille noms du diable! quavez-vous donc à chuchoter ainsi? sécria Charles. Henri, répondez-moi, où êtes-vous? -- Me voici, Sire, dit la voix du roi de Navarre. -- Diable! dit Coconnas qui tenait la duchesse de Nevers dans un coin, voilà qui se complique. -- Alors, nous sommes deux fois perdus, dit Henriette. Coconnas, brave jusquà limprudence, avait réfléchi quil fallait toujours finir par rallumer les bougies; et pensant que le plus tôt serait le mieux, il quitta la main de madame de Nevers, ramassa au milieu des débris un chandelier, sapprocha du chauffe-doux[2], et souffla sur un charbon qui enflamma aussitôt la mèche dune bougie. La chambre séclaira. Charles IX jeta autour de lui un regard interrogateur. Henri était près de sa femme; la duchesse de Nevers était seule dans un coin; et Coconnas, debout au milieu de la chambre, un chandelier à la main, éclairait toute la scène. -- Excusez-nous, mon frère, dit Marguerite, nous ne vous attendions pas. -- Aussi Votre Majesté, comme elle peut le voir, nous a fait une peur étrange! dit Henriette. -- Pour ma part, dit Henri qui devina tout, je crois que la peur a été si réelle quen me levant jai renversé la table. Coconnas jeta au roi de Navarre un regard qui voulait dire: «À la bonne heure! voilà un mari qui entend à demi-mot.» -- Quel affreux remue-ménage! répéta Charles IX. Voilà ton souper renversé, Henriot. Viens avec moi, tu lachèveras ailleurs; je te débauche pour ce soir. -- Comment, Sire! dit Henri, Votre Majesté me ferait lhonneur?... -- Oui, Ma Majesté te fait lhonneur de temmener hors du Louvre. Prête-le moi, Margot, je te le ramènerai demain matin. -- Ah! mon frère! dit Marguerite, vous navez pas besoin de ma permission pour cela, et vous êtes bien le maître. -- Sire, dit Henri, je vais prendre chez moi un autre manteau, et je reviens à linstant même. -- Tu nen as pas besoin, Henriot; celui que tu as là est bon. -- Mais, Sire..., essaya le Béarnais. -- Je te dis de ne pas retourner chez toi, mille noms dun diable! nentends tu pas ce que je te dis? Allons, viens donc! -- Oui, oui, allez! dit tout à coup Marguerite en serrant le bras de son mari, car un singulier regard de Charles venait de lui apprendre quil se passait quelque chose détrange. -- Me voilà, Sire, dit Henri. Mais Charles ramena son regard sur Coconnas, qui continuait son office déclaireur en rallumant les autres bougies. -- Quel est ce gentilhomme, demanda-t-il à Henri en toisant le Piémontais; ne serait-ce point, par hasard, M. de La Mole? -- Qui lui a donc parlé de La Mole? se demanda tout bas Marguerite. -- Non, Sire, répondit Henri, M. de La Mole nest point ici, et je le regrette, car jaurais eu lhonneur de le présenter à Votre Majesté en même temps que M. de Coconnas, son ami; ce sont deux inséparables, et tous deux appartiennent à M. dAlençon. -- Ah! ah! notre grand tireur! dit Charles. Bon! Puis en fronçant le sourcil: -- Ce M. de La Mole, ajouta-t-il, nest-il pas huguenot? -- Converti, Sire, dit Henri, et je réponds de lui comme de moi. -- Quand vous répondrez de quelquun, Henriot, après ce que vous avez fait aujourdhui, je nai plus le droit de douter de lui. Mais nimporte, jaurais voulu le voir, ce M. de La Mole. Ce sera pour plus tard. En faisant de ses gros yeux une dernière perquisition dans la chambre, Charles embrassa Marguerite et emmena le roi de Navarre en le tenant par dessous le bras. À la porte du Louvre, Henri voulut sarrêter pour parler à quelquun. -- Allons, allons! sors vite, Henriot, lui dit Charles. Quand je te dis que lair du Louvre nest pas bon pour toi ce soir, que diable! crois-moi donc. -- Ventre-saint-gris! murmura Henri; et de Mouy, que va-t-il devenir tout seul dans ma chambre?... Pourvu que cet air qui nest pas bon pour moi ne soit pas plus mauvais encore pour lui! -- Ah ça! dit le roi lorsque Henri et lui eurent traversé le pont- levis, cela tarrange donc, Henriot, que les gens de M. dAlençon fassent la cour à ta femme? -- Comment cela, Sire? -- Oui, ce M. de Coconnas ne fait-il pas les doux yeux à Margot? -- Qui vous a dit cela? -- Dame! reprit le roi, on me la dit. -- Raillerie pure, Sire; M. de Coconnas fait les doux yeux à quelquun, cest vrai, mais cest à madame de Nevers. -- Ah bah! -- Je puis répondre à Votre Majesté de ce que je lui dis là. Charles se prit à rire aux éclats. -- Eh bien, dit-il, que le duc de Guise vienne encore me faire des propos, et jallongerai agréablement sa moustache en lui contant les exploits de sa belle-soeur. Après cela, dit le roi en se ravisant, je ne sais plus si cest de M. de Coconnas ou de M. de La Mole quil ma parlé. -- Pas plus lun que lautre, Sire, dit Henri, et je vous réponds des sentiments de ma femme. -- Bon! Henriot, bon! dit le roi; jaime mieux te voir ainsi quautrement; et, sur mon honneur, tu es si brave garçon que je crois que je finirai par ne plus pouvoir me passer de toi. En disant ces mots, le roi se mit à siffler dune façon particulière, et quatre gentilshommes qui attendaient au bout de la rue de Beauvais le vinrent rejoindre, et tous ensemble senfoncèrent dans lintérieur de la ville. Dix heures sonnaient. -- Eh bien, dit Marguerite quand le roi et Henri furent partis, nous remettons nous à table? -- Non, ma foi! dit la duchesse, jai eu trop peur. Vive la petite maison de la rue Cloche-Percée! on ny peut pas entrer sans en faire le siège, et nos braves ont le droit dy jouer des épées. Mais que cherchez-vous sous les meubles et dans les armoires, monsieur de Coconnas? -- Je cherche mon ami La Mole, dit le Piémontais. -- Cherchez du côté de ma chambre, monsieur, dit Marguerite, il y a là un certain cabinet... -- Bon, dit Coconnas, jy suis. Et il entra dans la chambre. -- Eh bien, dit une voix dans les ténèbres, où en sommes-nous? -- Eh! mordi! nous en sommes au dessert. -- Et le roi de Navarre? -- Il na rien vu; cest un mari parfait, et jen souhaite un pareil à ma femme. Cependant je crains bien quelle ne lait jamais quen secondes noces. -- Et le roi Charles? -- Ah! le roi, cest différent; il a emmené le mari. -- En vérité? -- Cest comme je te le dis. De plus, il ma fait lhonneur de me regarder de côté quand il a su que jétais à M. dAlençon, et de travers quand il a su que jétais ton ami. -- Tu crois donc quon lui aura parlé de moi? -- Jai peur, au contraire, quon ne lui en ait dit trop de bien. Mais ce nest point de tout cela quil sagit, je crois que ces dames ont un pèlerinage à faire du côté de la rue du Roi-de- Sicile, et que nous conduisons les pèlerines. -- Mais, impossible! ... Tu le sais bien. -- Comment, impossible? -- Eh! oui, nous sommes de service chez son Altesse Royale. -- Mordi, cest ma foi vrai; joublie toujours que nous sommes en grade, et que de gentilshommes que nous étions nous avons eu lhonneur de passer valets. Et les deux amis allèrent exposer à la reine et à la duchesse la nécessité où ils étaient dassister au moins au coucher de monsieur le duc. -- Cest bien, dit madame de Nevers, nous partons de notre côté. -- Et peut-on savoir où vous allez? demanda Coconnas. -- Oh! vous êtes trop curieux, dit la duchesse. _Quaere et invenies._ _ _ Les deux jeunes gens saluèrent et montèrent en toute hâte chez M. dAlençon. Le duc semblait les attendre dans son cabinet. -- Ah! ah! dit-il, vous voilà bien tard, messieurs. -- Dix heures à peine, Monseigneur, dit Coconnas. Le duc tira sa montre. -- Cest vrai, dit-il. Tout le monde est couché au Louvre, cependant. -- Oui, Monseigneur, mais nous voici à vos ordres. Faut-il introduire dans la chambre de Votre Altesse les gentilshommes du petit coucher? -- Au contraire, passez dans la petite salle et congédiez tout le monde. Les deux jeunes gens obéirent, exécutèrent lordre donné, qui nétonna personne à cause du caractère bien connu du duc, et revinrent près de lui. -- Monseigneur, dit Coconnas, Votre Altesse va sans doute se mettre au lit ou travailler? -- Non, messieurs; vous avez congé jusquà demain. -- Allons, allons, dit tout bas Coconnas à loreille de La Mole, la cour découche ce soir, à ce quil paraît; la nuit sera friande en diable, prenons notre part de la nuit. Et les deux jeunes gens montèrent les escaliers quatre à quatre, prirent leurs manteaux et leurs épées de nuit, et sélancèrent hors du Louvre à la poursuite des deux dames, quils rejoignirent au coin de la rue du Coq-Saint-Honoré. Pendant ce temps, le duc dAlençon, loeil ouvert, loreille au guet, attendait, enfermé dans sa chambre, les événements imprévus quon lui avait promis. III Dieu dispose Comme lavait dit le duc aux jeunes gens, le plus profond silence régnait au Louvre. En effet, Marguerite et madame de Nevers étaient parties pour la rue Tizon. Coconnas et La Mole sétaient mis à leur poursuite. Le roi et Henri battaient la ville. Le duc dAlençon se tenait chez lui dans lattente vague et anxieuse des événements que lui avait prédits la reine mère. Enfin Catherine sétait mise au lit, et madame de Sauve, assise à son chevet, lui faisait lecture de certains contes italiens dont riait fort la bonne reine. Depuis longtemps Catherine navait été de si belle humeur. Après avoir fait de bon appétit une collation avec ses femmes, après avoir réglé les comptes quotidiens de sa maison, elle avait ordonné une prière pour le succès de certaine entreprise importante, disait-elle, pour le bonheur de ses enfants; cétait lhabitude de Catherine, habitude, au reste toute florentine, de faire dire dans certaines circonstances des prières et des messes dont Dieu et elle savaient seuls le but. Enfin elle avait revu René, et avait choisi, dans ses odorants sachets et dans son riche assortiment, plusieurs nouveautés. -- Quon sache, dit Catherine, si ma fille la reine de Navarre est chez elle; et si elle y est, quon la prie de venir me faire compagnie. Le page auquel cet ordre était adressé sortit, et un instant après il revint accompagné de Gillonne. -- Eh bien, dit la reine mère, jai demandé la maîtresse et non la suivante. -- Madame, dit Gillonne, jai cru devoir venir moi-même dire à Votre Majesté que la reine de Navarre est sortie avec son amie la duchesse de Nevers... -- Sortie à cette heure! reprit Catherine en fronçant le sourcil; et où peut-elle être allée? -- À une séance dalchimie, répondit Gillonne, laquelle doit avoir lieu à lhôtel de Guise, dans le pavillon habité par madame de Nevers. -- Et quand rentrera-t-elle? demanda la reine mère. -- La séance se prolongera fort avant dans la nuit, répondit Gillonne, de sorte quil est probable que Sa Majesté demeurera demain matin chez son amie. -- Elle est heureuse, la reine de Navarre, murmura Catherine, elle a des amies et elle est reine; elle porte une couronne, on lappelle Votre Majesté, et elle na pas de sujets; elle est bien heureuse. Après cette boutade, qui fit sourire intérieurement les auditeurs: -- Au reste, murmura Catherine, puisquelle est sortie! car elle est sortie, dites-vous? -- Depuis une demi-heure, madame. -- Tout est pour le mieux; allez. Gillonne salua et sortit. -- Continuez votre lecture, Charlotte, dit la reine. Madame de Sauve continua. Au bout de dix minutes Catherine interrompit la lecture. -- Ah! à propos, dit-elle, quon renvoie les gardes de la galerie. Cétait le signal quattendait Maurevel. On exécuta lordre de la reine mère, et madame de Sauve continua son histoire. Elle avait lu un quart dheure à peu près sans interruption aucune, lorsquun cri long, prolongé, terrible, parvint jusque dans la chambre royale et fit dresser les cheveux sur la tête des assistants. Un coup de pistolet le suivit immédiatement. -- Quest-ce cela, dit Catherine, et pourquoi ne lisez-vous plus, Carlotta? -- Madame, dit la jeune femme pâlissante, navez-vous point entendu? -- Quoi? demanda Catherine. -- Ce cri? -- Et ce coup de pistolet? ajouta le capitaine des gardes. -- Un cri, un coup de pistolet, ajouta Catherine, je nai rien entendu, moi... Dailleurs, est-ce donc une chose bien extraordinaire au Louvre quun cri et quun coup de pistolet? Lisez, lisez, Carlotta. -- Mais écoutez, madame, dit celle-ci, tandis que M. de Nancey se tenait debout la main à la poignée de son épée et nosant sortir sans le congé de la reine; écoutez, on entend des pas, des imprécations. -- Faut-il que je minforme, madame? dit ce dernier. -- Point du tout, monsieur, restez là, dit Catherine en se soulevant sur une main comme pour donner plus de force à son ordre. Qui donc me garderait en cas dalarme? Ce sont quelques Suisses ivres qui se battent. Le calme de la reine, opposé à la terreur qui planait sur toute cette assemblée, formait un contraste tellement remarquable que, si timide quelle fût, madame de Sauve fixa un regard interrogateur sur la reine. -- Mais, madame, sécria-t-elle, on dirait que lon tue quelquun. -- Et qui voulez-vous quon tue? -- Mais le roi de Navarre, madame; le bruit vient du côté de son appartement. -- La sotte! murmura la reine, dont les lèvres, malgré sa puissance sur elle-même, commençaient à sagiter étrangement, car elle marmottait une prière; la sotte voit son roi de Navarre partout. -- Mon Dieu! mon Dieu! dit madame de Sauve en retombant sur son fauteuil. -- Cest fini, cest fini, dit Catherine. Capitaine, continua-t- elle en sadressant à M. de Nancey, jespère que, sil y a du scandale dans le palais, vous ferez demain punir sévèrement les coupables. Reprenez votre lecture, Carlotta. Et Catherine retomba elle-même sur son oreiller dans une impassibilité qui ressemblait beaucoup à de laffaissement, car les assistants remarquèrent que de grosses gouttes de sueur roulaient sur son visage. Madame de Sauve obéit à cet ordre formel; mais ses yeux et sa voix fonctionnaient seuls. Sa pensée errante sur dautres objets lui représentait un danger terrible suspendu sur une tête chérie. Enfin, après quelques minutes de ce combat, elle se trouva tellement oppressée entre lémotion et létiquette que sa voix cessa dêtre intelligible; le livre lui tomba des mains, elle sévanouit. Soudain un fracas plus violent se fit entendre; un pas lourd et pressé ébranla le corridor; deux coups de feu partirent faisant vibrer les vitres; et Catherine, étonnée de cette lutte prolongée outre mesure, se dressa à son tour, droite, pâle, les yeux dilatés; et au moment où le capitaine des gardes allait sélancer dehors, elle larrêta en disant: -- Que tout le monde reste ici, jirai moi-même voir là-bas ce qui se passe. Voilà ce qui se passait, ou plutôt ce qui sétait passé: De Mouy avait reçu le matin des mains dOrthon la clef de Henri. Dans cette clef, qui était forée, il avait remarqué un papier roulé. Il avait tiré le papier avec une épingle. Cétait le mot dordre du Louvre pour la prochaine nuit. En outre, Orthon lui avait verbalement transmis les paroles de Henri qui invitaient de Mouy à venir trouver à dix heures le roi au Louvre. À neuf heures et demie, de Mouy avait revêtu une armure dont il avait plus dune fois déjà eu loccasion de reconnaître la solidité; il avait boutonné dessus un pourpoint de soie, avait agrafé son épée, passé dans le ceinturon ses pistolets, recouvert le tout du fameux manteau cerise de La Mole. Nous avons vu comment, avant de rentrer chez lui, Henri avait jugé à propos de faire une visite à Marguerite, et comment il était arrivé par lescalier secret juste à temps pour heurter La Mole dans la chambre à coucher de Marguerite, et pour prendre sa place aux yeux du roi dans la salle à manger. Cétait précisément au moment même que, grâce au mot dordre envoyé par Henri et surtout au fameux manteau cerise, de Mouy traversait le guichet du Louvre. Le jeune homme monta droit chez le roi de Navarre, imitant de son mieux, comme dhabitude, la démarche de La Mole. Il trouva dans lantichambre Orthon qui lattendait. -- Sire de Mouy, lui dit le montagnard, le roi est sorti, mais il ma ordonné de vous introduire chez lui et de vous dire de lattendre. Sil tarde par trop, il vous invite, vous le savez, à vous jeter sur son lit. De Mouy entra sans demander dautre explication, car ce que venait de lui dire Orthon nétait que la répétition de ce quil lui avait déjà dit le matin. Pour utiliser son temps, de Mouy prit une plume et de lencre; et sapprochant dune excellente carte de France pendue à la muraille, il se mit à compter et à régler les étapes quil y avait de Paris à Pau. Mais ce travail fut laffaire dun quart dheure, et ce travail fini, de Mouy ne sut plus à quoi soccuper. Il fit deux ou trois tours de chambre, se frotta les yeux, bâilla, sassit et se leva, se rassit encore. Enfin, profitant de linvitation de Henri, excusé dailleurs par les lois de familiarité qui existaient entre les princes et leurs gentilshommes, il déposa sur la table de nuit ses pistolets et la lampe, sétendit sur le vaste lit à tentures sombres qui garnissait le fond de la chambre, plaça son épée nue le long de sa cuisse, et, sûr de nêtre pas surpris puisquun domestique se tenait dans la pièce précédente, il se laissa aller à un sommeil pesant, dont bientôt le bruit fit retentir les vastes échos du baldaquin. De Mouy ronflait en vrai soudard, et sous ce rapport aurait pu lutter avec le roi de Navarre lui-même. Cest alors que six hommes, lépée à la main et le poignard à la ceinture, se glissèrent silencieusement dans le corridor qui, par une petite porte, communiquait aux appartements de Catherine et par une grande donnait chez Henri. Un de ces six hommes marchait le premier. Outre son épée nue et son poignard fort comme un couteau de chasse, il portait encore ses fidèles pistolets accrochés à sa ceinture par des agrafes dargent. Cet homme, cétait Maurevel. Arrivé à la porte de Henri, il sarrêta. -- Vous vous êtes bien assuré que les sentinelles du corridor ont disparu? demanda-t-il à celui qui paraissait commander la petite troupe. -- Plus une seule nest à son poste, répondit le lieutenant. -- Bien, dit Maurevel. Maintenant il ny a plus quà sinformer dune chose, cest si celui que nous cherchons est chez lui. -- Mais, dit le lieutenant en arrêtant la main que Maurevel posait sur le marteau de la porte, mais, capitaine, cet appartement est celui du roi de Navarre. -- Qui vous dit le contraire? répondit Maurevel. Les sbires se regardèrent tout surpris, et le lieutenant fit un pas en arrière. -- Heu! fit le lieutenant, arrêter quelquun à cette heure, au Louvre, et dans lappartement du roi de Navarre? -- Que répondriez-vous donc, dit Maurevel, si je vous disais que celui que vous allez arrêter est le roi de Navarre lui-même? -- Je vous dirais, capitaine, que la chose est grave, et que, sans un ordre signé de la main de Charles IX... -- Lisez, dit Maurevel. Et, tirant de son pourpoint lordre que lui avait remis Catherine, il le donna au lieutenant. -- Cest bien, répondit celui-ci après avoir lu; je nai plus rien à vous dire. -- Et vous êtes prêt? -- Je le suis. -- Et vous? continua Maurevel en sadressant aux cinq autres sbires. Ceux-ci saluèrent avec respect. -- Écoutez-moi donc, messieurs, dit Maurevel, voilà le plan: deux de vous resteront à cette porte, deux à la porte de la chambre à coucher, et deux entreront avec moi. -- Ensuite? dit le lieutenant. -- Écoutez bien ceci: il nous est ordonné dempêcher le prisonnier dappeler, de crier, de résister; toute infraction à cet ordre doit être punie de mort. -- Allons, allons, il a carte blanche, dit le lieutenant à lhomme désigné avec lui pour suivre Maurevel chez le roi. -- Tout à fait, dit Maurevel. -- Pauvre diable de roi de Navarre! dit un des hommes, il était écrit là-haut quil ne devait point en réchapper. -- Et ici-bas, dit Maurevel en reprenant des mains du lieutenant lordre de Catherine, quil rentra dans sa poitrine. Maurevel introduisit dans la serrure la clef que lui avait remise Catherine, et, laissant deux hommes à la porte extérieure, comme il en était convenu, entra avec les quatre autres dans lantichambre. -- Ah! ah! dit Maurevel en entendant la bruyante respiration du dormeur, dont le bruit arrivait jusquà lui, il paraît que nous trouverons ici ce que nous cherchons. Aussitôt Orthon, pensant que cétait son maître qui rentrait, alla au-devant de lui, et se trouva en face de cinq hommes armés qui occupaient la première chambre. À la vue de ce visage sinistre, de ce Maurevel quon appelait le Tueur de roi, le fidèle serviteur recula, et se plaçant devant la seconde porte: -- Qui êtes-vous? dit Orthon; que voulez-vous? -- Au nom du roi, répondit Maurevel, où est ton maître? -- Mon maître? -- Oui, le roi de Navarre? -- Le roi de Navarre nest pas au logis, dit Orthon en défendant plus que jamais la porte; ainsi vous ne pouvez pas entrer. -- Prétexte, mensonge, dit Maurevel. Allons, arrière! Les Béarnais sont entêtés; celui-ci gronda comme un chien de ses montagnes, et sans se laisser intimider: -- Vous nentrerez pas, dit-il; le roi est absent. Et il se cramponna à la porte. Maurevel fit un geste; les quatre hommes semparèrent du récalcitrant, larrachant au chambranle auquel il se tenait cramponné, et, comme il ouvrait la bouche pour crier, Maurevel lui appliqua la main sur les lèvres. Orthon mordit furieusement lassassin, qui retira sa main avec un cri sourd, et frappa du pommeau de son épée le serviteur sur la tête. Orthon chancela et tomba en criant: -- Alarme! alarme! alarme! Sa voix expira, il était évanoui. Les assassins passèrent sur son corps, puis deux restèrent à cette seconde porte, et les deux autres entrèrent dans la chambre à coucher, conduits par Maurevel. À la lueur de la lampe brûlant sur la table de nuit, ils virent le lit. Les rideaux étaient fermés. -- Oh! oh! dit le lieutenant, il ne ronfle plus, ce me semble. -- Allons, sus! dit Maurevel. À cette voix, un cri rauque qui ressemblait plutôt au rugissement du lion quà des accents humains partit de dessous les rideaux, qui souvrirent violemment, et un homme, armé dune cuirasse et le front couvert dune de ces salades qui ensevelissaient la tête jusquaux yeux, apparut assis, deux pistolets à la main et son épée sur les genoux. Maurevel neut pas plus tôt aperçu cette figure et reconnu de Mouy, quil sentit ses cheveux se dresser sur sa tête; il devint dune pâleur affreuse; sa bouche se remplit décume; et, comme sil se fût trouvé en face dun spectre, il fit un pas en arrière. Soudain la figure armée se leva et fit en avant un pas égal à celui que Maurevel avait fait en arrière, de sorte que cétait celui qui était menacé qui semblait poursuivre, et celui qui menaçait qui semblait fuir. -- Ah! scélérat, dit de Mouy dune voix sourde, tu viens pour me tuer comme tu as tué mon père! Deux des sbires, cest-à-dire ceux qui étaient entrés avec Maurevel dans la chambre du roi, entendirent seuls ces paroles terribles; mais en même temps quelles avaient été dites, le pistolet sétait abaissé à la hauteur du front de Maurevel. Maurevel se jeta à genoux au moment où de Mouy appuyait le doigt sur la détente; le coup partit, et un des gardes qui se trouvaient derrière lui, et quil avait démasqué par ce mouvement, tomba frappé au coeur. Au même instant Maurevel riposta, mais la balle alla saplatir sur la cuirasse de De Mouy. Alors prenant son élan, mesurant la distance, de Mouy, dun revers de sa large épée, fendit le crâne du deuxième garde, et, se retournant vers Maurevel, engagea lépée avec lui. Le combat fut terrible, mais court. À la quatrième passe, Maurevel sentit dans sa gorge le froid de lacier; il poussa un cri étranglé, tomba en arrière, et en tombant renversa la lampe, qui séteignit. Aussitôt de Mouy, profitant de lobscurité, vigoureux et agile comme un héros dHomère, sélança tête baissée vers lantichambre, renversa un des gardes, repoussa lautre, passa comme un éclair entre les sbires qui gardaient la porte extérieure, essuya deux coups de pistolet, dont les balles éraillèrent la muraille du corridor, et dès lors il fut sauvé, car un pistolet tout chargé lui restait encore, outre cette épée qui frappait de si terribles coups. Un instant de Mouy hésita pour savoir sil devait fuir chez M. dAlençon, dont il lui semblait que la porte venait de souvrir, ou sil devait essayer de sortir du Louvre. Il se décida pour ce dernier parti, reprit sa course dabord ralentie, sauta dix degrés dun seul coup, parvint au guichet, prononça les deux mots de passe et sélança en criant: -- Allez là-haut, on y tue pour le compte du roi. Et profitant de la stupéfaction que ses paroles jointes au bruit des coups de pistolet avaient jetée dans le poste, il gagna au pied et disparut dans la rue du Coq sans avoir reçu une égratignure. Cétait en ce moment que Catherine avait arrêté son capitaine des gardes en disant: -- Demeurez, jirai voir moi-même ce qui se passe là-bas. -- Mais, madame, répondit le capitaine, le danger que pourrait courir Votre Majesté mordonne de la suivre. -- Restez, monsieur, dit Catherine dun ton plus impérieux encore que la première fois, restez. Il y a autour des rois une protection plus puissante que lépée humaine. Le capitaine demeura. Alors Catherine prit une lampe, passa ses pieds nus dans des mules de velours, sortit de sa chambre, gagna le corridor encore plein de fumée, savança impassible et froide comme une ombre, vers lappartement du roi de Navarre. Tout était redevenu silencieux. Catherine arriva à la porte dentrée, en franchit le seuil, et vit dabord dans lantichambre Orthon évanoui. -- Ah! ah! dit-elle, voici toujours le laquais; plus loin sans doute nous allons trouver le maître. Et elle franchit la seconde porte. Là, son pied heurta un cadavre; elle abaissa sa lampe; cétait celui du garde qui avait eu la tête fendue; il était complètement mort. Trois pas plus loin était le lieutenant frappé dune balle et râlant le dernier soupir. Enfin, devant le lit un homme qui, la tête pâle comme celle dun mort, perdant son sang par une double blessure qui lui traversait le cou, raidissant ses mains crispées, essayait de se relever. Cétait Maurevel. Un frisson passa dans les veines de Catherine; elle vit le lit désert, elle regarda tout autour de la chambre, et chercha en vain parmi ces trois hommes couchés dans leur sang le cadavre quelle espérait. Maurevel reconnut Catherine; ses yeux se dilatèrent horriblement, et il tendit vers elle un geste désespéré. -- Eh bien, dit-elle à demi-voix, où est-il? quest-il devenu? Malheureux! lauriez-vous laissé échapper? Maurevel essaya darticuler quelques paroles; mais un sifflement inintelligible sortit seul de sa blessure, une écume rougeâtre frangea ses lèvres, et il secoua la tête en signe dimpuissance et de douleur. -- Mais parle donc! sécria Catherine, parle donc! ne fût-ce que pour me dire un seul mot! Maurevel montra sa blessure, et fit entendre de nouveau quelques sons inarticulés, tenta un effort qui naboutit quà un rauque râlement et sévanouit. Catherine alors regarda autour delle: elle nétait entourée que de cadavres et de mourants; le sang coulait à flots par la chambre, et un silence de mort planait sur toute cette scène. Encore une fois elle adressa la parole à Maurevel, mais sans le réveiller: cette fois, il demeura non seulement muet, mais immobile; un papier sortait de son pourpoint, cétait lordre darrestation signé du roi. Catherine sen saisit et le cacha dans sa poitrine. En ce moment Catherine entendit derrière elle un léger froissement de parquet; elle se retourna et vit debout, à la porte de la chambre, le duc dAlençon, que le bruit avait attiré malgré lui, et que le spectacle quil avait sous les yeux fascinait. -- Vous ici? dit-elle. -- Oui, madame. Que se passe-t-il donc, mon Dieu? demanda le duc. -- Retournez chez vous, François, et vous apprendrez assez tôt la nouvelle. DAlençon nétait pas aussi ignorant de laventure que Catherine le supposait. Aux premiers pas retentissant dans le corridor, il avait écouté. Voyant entrer des hommes chez le roi de Navarre, il avait, en rapprochant ce fait des paroles de Catherine, deviné ce qui allait se passer, et sétait applaudi de voir un ami si dangereux détruit par une main plus forte que la sienne. Bientôt des coups de feu, les pas rapides dun fugitif, avaient attiré son attention, et il avait vu dans lespace lumineux projeté par louverture de la porte de lescalier disparaître un manteau rouge qui lui était par trop familier pour quil ne le reconnût pas. -- De Mouy! sécria-t-il, de Mouy chez mon beau-frère de Navarre! Mais non, cest impossible! Serait-ce M. de La Mole?... Alors linquiétude le gagna. Il se rappela que le jeune homme lui avait été recommandé par Marguerite elle-même, et voulant sassurer si cétait lui quil venait de voir passer, il monta rapidement à la chambre des deux jeunes gens: elle était vide. Mais, dans un coin de cette chambre, il trouva suspendu le fameux manteau cerise. Ses doutes avaient été fixés: ce nest donc pas La Mole, mais de Mouy. La pâleur sur le front, tremblant que le huguenot ne fût découvert et ne trahît les secrets de la conspiration, il sétait alors précipité vers le guichet du Louvre. Là il avait appris que le manteau cerise sétait échappé sain et sauf, en annonçant quon tuait dans le Louvre pour le compte du roi. -- Il sest trompé, murmura dAlençon; cest pour le compte de la reine mère. Et, revenant vers le théâtre du combat, il trouva Catherine errant comme une hyène parmi les morts. À lordre que lui donna sa mère, le jeune homme rentra chez lui affectant le calme et lobéissance, malgré les idées tumultueuses qui agitaient son esprit. Catherine, désespérée de voir cette nouvelle tentative échouée, appela son capitaine des gardes, fit enlever les corps, commanda que Maurevel, qui nétait que blessé, fût reporté chez lui, et ordonna quon ne réveillât point le roi. -- Oh! murmura-t-elle en rentrant dans son appartement la tête inclinée sur sa poitrine, il a échappé cette fois encore. La main de Dieu est étendue sur cet homme. Il régnera! il régnera! Puis, comme elle ouvrait la porte de sa chambre, elle passa la main sur son front et se composa un sourire banal. -- Quy avait-il donc, madame? demandèrent tous les assistants, à lexception de madame de Sauve, trop effrayée pour faire des questions. -- Rien, répondit Catherine; du bruit, voilà tout. -- Oh! sécria tout à coup madame de Sauve en indiquant du doigt le passage de Catherine, Votre Majesté dit quil ny a rien, et chacun de ses pas laisse une trace sur le tapis! IV La nuit des rois Cependant Charles IX marchait côte à côte avec Henri appuyé à son bras, suivi de ses quatre gentilshommes et précédé de deux porte- torches. -- Quand je sors du Louvre, disait le pauvre roi, jéprouve un plaisir analogue à celui qui me vient quand jentre dans une belle forêt; je respire, je vis, je suis libre. Henri sourit. -- Votre Majesté serait bien dans les montagnes du Béarn, alors! dit Henri. -- Oui, et je comprends que tu aies envie dy retourner; mais si le désir ten prend par trop fort, Henriot, ajouta Charles en riant, prends bien tes précautions, cest un conseil que je te donne: car ma mère Catherine taime si fort quelle ne peut pas absolument se passer de toi. -- Que fera Votre Majesté ce soir? dit Henri en détournant cette conversation dangereuse. -- Je veux te faire faire une connaissance, Henriot; tu me diras ton avis. -- Je suis aux ordres de Votre Majesté. -- À droite, à droite! nous allons rue des Barres. Les deux rois, suivis de leur escorte, avaient dépassé la rue de la Savonnerie, quand, à la hauteur de lhôtel de Condé, ils virent deux hommes enveloppés de grands manteaux sortir par une fausse porte que lun deux referma sans bruit. -- Oh! oh! dit le roi à Henri, qui selon son habitude regardait aussi, mais sans rien dire, cela mérite attention. -- Pourquoi dites-vous cela, Sire? demanda le roi de Navarre. -- Ce nest pas pour toi, Henriot. Tu es sûr de ta femme, ajouta Charles avec un sourire; mais ton cousin de Condé nest pas sûr de la sienne, ou, sil en est sûr, il a tort, le diable memporte! -- Mais qui vous dit, Sire, que ce soit madame de Condé que visitaient ces messieurs? -- Un pressentiment. Limmobilité de ces deux hommes, qui se sont rangés dans la porte depuis quils nous ont vus et qui nen bougent pas; puis, certaine coupe de manteau du plus petit des deux... Pardieu! ce serait étrange. -- Quoi? -- Rien; une idée qui marrive, voilà tout. Avançons. Et il marcha droit aux deux hommes, qui, voyant alors que cétait bien à eux quon en avait, firent quelques pas pour séloigner. -- Holà, messieurs! dit le roi, arrêtez. -- Est-ce à nous quon parle? demanda une voix qui fit tressaillir Charles et son compagnon. -- Eh bien, Henriot, dit Charles, reconnais-tu cette voix-là, maintenant? -- Sire, dit Henri, si votre frère le duc dAnjou nétait point à La Rochelle, je jurerais que cest lui qui vient de parler. -- Eh bien, dit Charles, cest quil nest point à La Rochelle, voilà tout. -- Mais qui est avec lui? -- Tu ne reconnais pas le compagnon? -- Non, Sire. -- Il est pourtant de taille à ne pas sy tromper. Attends, tu vas le reconnaître... Holà! hé! vous dis-je, répéta le roi; navez- vous pas entendu, mordieu! -- Êtes-vous le guet pour nous arrêter? dit le plus grand des deux hommes, développant son bras hors des plis de son manteau. -- Prenez que nous sommes le guet, dit le roi, et arrêtez quand on vous lordonne. Puis se penchant à loreille de Henri: -- Tu vas voir le volcan jeter des flammes, lui dit-il. -- Vous êtes huit, dit le plus grand des deux hommes, montrant cette fois non seulement son bras mais encore son visage, mais fussiez-vous cent, passez au large! -- Ah! ah! le duc de Guise! dit Henri. -- Ah! notre cousin de Lorraine! dit le roi; vous vous faites enfin connaître! cest heureux! -- Le roi! sécria le duc. Quant à lautre personnage, on le vit à ces paroles sensevelir dans son manteau et demeurer immobile après sêtre dabord découvert la tête par respect. -- Sire, dit le duc de Guise, je venais de rendre visite à ma belle-soeur, madame de Condé. -- Oui... et vous avez emmené avec vous un de vos gentilshommes, lequel? -- Sire, répondit le duc, Votre Majesté ne le connaît pas. -- Nous ferons connaissance, alors, dit le roi. Et marchant droit à lautre figure, il fit signe à un des deux laquais dapprocher avec son flambeau. -- Pardon, mon frère! dit le duc dAnjou en décroisant son manteau et sinclinant avec un dépit mal déguisé. -- Ah! ah! Henri, cest vous! ... Mais non, ce nest point possible, je me trompe... Mon frère dAnjou ne serait allé voir personne avant de venir me voir moi-même. Il nignore pas que pour les princes du sang qui rentrent dans la capitale, il ny a quune porte à Paris: cest le guichet du Louvre. -- Pardonnez, Sire, dit le duc dAnjou; je prie Votre Majesté dexcuser mon inconséquence. -- Oui-da! répondit le roi dun ton moqueur; et que faisiez-vous donc, mon frère, à lhôtel de Condé? -- Eh! mais, dit le roi de Navarre de son air narquois, ce que Votre Majesté disait tout à lheure. Et se penchant à loreille du roi, il termina sa phrase par un grand éclat de rire. -- Quest-ce donc?... demanda le duc de Guise avec hauteur, car, comme tout le monde à la cour, il avait pris lhabitude de traiter assez rudement ce pauvre roi de Navarre. Pourquoi nirais-je pas voir ma belle-soeur? M. le duc dAlençon ne va-t-il pas voir la sienne? Henri rougit légèrement. -- Quelle belle-soeur? demanda Charles; je ne lui en connais pas dautre que la reine Élisabeth. -- Pardon, Sire! Cétait sa soeur que jaurais dû dire, madame Marguerite, que nous avons vue passer en venant ici il y a une demi-heure dans sa litière, accompagnée de deux muguets qui trottaient chacun à une portière. -- Vraiment! ... dit Charles. Que répondez-vous à cela, Henri? -- Que la reine de Navarre est bien libre daller où elle veut, mais je doute quelle soit sortie du Louvre. -- Et moi, jen suis sûr, dit le duc de Guise. -- Et moi aussi, fit le duc dAnjou, à telle enseigne que la litière sest arrêtée rue Cloche-Percée. -- Il faut que votre belle-soeur, pas celle-ci, dit Henri en montrant lhôtel de Condé, mais celle de là-bas, et il tourna son doigt dans la direction de lhôtel de Guise, soit aussi de la partie, car nous les avons laissées ensemble, et, comme vous le savez, elles sont inséparables. -- Je ne comprends pas ce que veut dire Votre Majesté, répondit le duc de Guise. -- Au contraire, dit le roi, rien de plus clair, et voilà pourquoi il y avait un muguet courant à chaque portière. -- Eh bien, dit le duc, sil y a scandale de la part de la reine et de la part de mes belles-soeurs, invoquons pour le faire cesser la justice du roi. -- Eh! pardieu, dit Henri, laissez là madames de Condé et de Nevers. Le roi ne sinquiète pas de sa soeur... et moi jai confiance dans ma femme. -- Non pas, non pas, dit Charles; je veux en avoir le coeur net; mais faisons nos affaires nous-mêmes. La litière sest arrêtée rue Cloche-Percée, dites-vous, mon cousin? -- Oui, Sire. -- Vous reconnaîtriez lendroit? -- Oui, Sire. -- Eh bien, allons-y; et sil faut brûler la maison pour savoir qui est dedans, on la brûlera. Cest avec ces dispositions, assez peu rassurantes pour la tranquillité de ceux dont il est question, que les quatre principaux seigneurs du monde chrétien prirent le chemin de la rue Saint-Antoine. Les quatre princes arrivèrent rue Cloche-Percée; Charles, qui voulait faire ses affaires en famille, renvoya les gentilshommes de sa suite en leur disant de disposer du reste de leur nuit, mais de se tenir près de la Bastille à six heures du matin avec deux chevaux. Il ny avait que trois maisons dans la rue Cloche-Percée; la recherche était dautant moins difficile que deux ne firent aucun refus douvrir; cétaient celles qui touchaient lune à la rue Saint-Antoine, lautre à la rue du Roi-de-Sicile. Quant à la troisième, ce fut autre chose: cétait celle qui était gardée par le concierge allemand, et le concierge allemand était peu traitable. Paris semblait destiné à offrir cette nuit les plus mémorables exemples de fidélité domestique. M. de Guise eut beau menacer dans le plus pur saxon, Henri dAnjou eut beau offrir une bourse pleine dor, Charles eut beau aller jusquà dire quil était lieutenant du guet, le brave Allemand ne tint compte ni de la déclaration, ni de loffre, ni des menaces. Voyant que lon insistait, et dune manière qui devenait importune, il glissa entre les barres de fer lextrémité de certaine arquebuse, démonstration dont ne firent que rire trois des quatre visiteurs... Henri de Navarre se tenant à lécart, comme si la chose eût été sans intérêt pour lui... attendu que larme, ne pouvant obliquer dans les barreaux, ne devait guère être dangereuse que pour un aveugle qui eût été se placer en face. Voyant quon ne pouvait intimider, corrompre ni fléchir le portier, le duc de Guise feignit de partir avec ses compagnons; mais la retraite ne fut pas longue. Au coin de la rue Saint- Antoine, le duc trouva ce quil cherchait: cétait une de ces pierres comme en remuaient, trois mille ans auparavant, Ajax, Télamon et Diomède; il la chargea sur son épaule, et revint en faisant signe à ses compagnons de le suivre. Juste en ce moment le concierge, qui avait vu ceux quil prenait pour des malfaiteurs séloigner, refermait la porte sans avoir encore eu le temps de repousser les verrous. Le duc de Guise profita du moment: véritable catapulte vivante, il lança la pierre contre la porte. La serrure vola, emportant la portion de la muraille dans laquelle elle était scellée. La porte souvrit, renversant lAllemand, qui tomba en donnant, par un cri terrible, léveil à la garnison, qui, sans ce cri, courait grand risque dêtre surprise. Justement en ce moment-là même, La Mole traduisait, avec Marguerite, une idylle de Théocrite, et Coconnas buvait, sous prétexte quil était Grec aussi, force vin de Syracuse avec Henriette. La conversation scientifique et la conversation bachique furent violemment interrompues. Commencer par éteindre les bougies, ouvrir les fenêtres, sélancer sur le balcon, distinguer quatre hommes dans les ténèbres, leur lancer sur la tête tous les projectiles qui leur tombèrent sous la main, faire un affreux bruit de coups de plat dépée qui natteignaient que le mur, tel fut lexercice auquel se livrèrent immédiatement La Mole et Coconnas. Charles, le plus acharné des assaillants, reçut une aiguière dargent sur lépaule, le duc dAnjou un bassin contenant une compote dorange et de cédrats, et le duc de Guise un quartier de venaison. Henri ne reçut rien. Il questionnait tout bas le portier, que M. de Guise avait attaché à la porte, et qui répondait par son éternel: -- _Ich verstehe nicht._ _ _ Les femmes encourageaient les assiégés et leur passaient des projectiles qui se succédaient comme une grêle. -- Par la mort-diable! sécria Charles IX en recevant sur la tête un tabouret qui lui fit rentrer son chapeau jusque sur le nez, quon mouvre bien vite, ou je ferai tout pendre là-haut. -- Mon frère! dit Marguerite bas à La Mole. -- Le roi! dit celui-ci tout bas à Henriette. -- Le roi! le roi! dit celle-ci à Coconnas, qui traînait un bahut vers la fenêtre, et qui tenait à exterminer le duc de Guise, auquel, sans le connaître, il avait particulièrement affaire. Le roi! je vous dis. Coconnas lâcha le bahut, regarda dun air étonné. -- Le roi? dit-il. -- Oui, le roi. -- Alors, en retraite. -- Eh! justement La Mole et Marguerite sont déjà partis! venez. -- Par où? -- Venez, vous dis-je. Et le prenant par la main, Henriette entraîna Coconnas par la porte secrète qui donnait dans la maison attenante; et tous quatre, après avoir refermé la porte derrière eux, senfuirent par lissue qui donnait rue Tizon. -- Oh! oh! dit Charles, je crois que la garnison se rend. On attendit quelques minutes; mais aucun bruit ne parvint jusquaux assiégeants. -- On prépare quelque ruse, dit le duc de Guise. -- Ou plutôt on a reconnu la voix de mon frère et lon détale, dit le duc dAnjou. -- Il faudra toujours bien quon passe par ici, dit Charles. -- Oui, reprit le duc dAnjou, si la maison na pas deux issues. -- Cousin, dit le roi, reprenez votre pierre, et faites de lautre porte comme de celle-ci. Le duc pensa quil était inutile de recourir à de pareils moyens, et comme il avait remarqué que la seconde porte était moins forte que la première, il lenfonça dun simple coup de pied. -- Les torches, les torches! dit le roi. Les laquais sapprochèrent. Elles étaient éteintes, mais ils avaient sur eux tout ce quil fallait pour les rallumer. On fit de la flamme. Charles IX en prit une et passa lautre au duc dAnjou. Le duc de Guise marcha le premier, lépée à la main. Henri ferma la marche. On arriva au premier étage. Dans la salle à manger était servi ou plutôt desservi le souper, car cétait particulièrement le souper qui avait fourni les projectiles. Les candélabres étaient renversés, les meubles sens dessus dessous, et tout ce qui nétait pas vaisselle dargent en pièces. On passa dans le salon. Là pas plus de renseignements que dans la première chambre sur lidentité des personnages. Des livres grecs et latins, quelques instruments de musique, voilà tout ce que lon trouva. La chambre à coucher était plus muette encore. Une veilleuse brûlait dans un globe dalbâtre suspendu au plafond; mais on ne paraissait pas même être entré dans cette chambre. -- Il y a une seconde sortie, dit le roi. -- Cest probable, dit le duc dAnjou. -- Mais où est-elle? demanda le duc de Guise. On chercha de tous côtés; on ne la trouva pas. -- Où est le concierge? demanda le roi. -- Je lai attaché à la grille, dit le duc de Guise. -- Interrogez-le, cousin. -- Il ne voudra pas répondre. -- Bah! on lui fera un petit feu bien sec autour des jambes, dit le roi en riant, et il faudra bien quil parle. Henri regarda vivement par la fenêtre. -- Il ny est plus, dit-il. -- Qui la détaché? demanda vivement le duc de Guise. -- Mort-diable! sécria le roi, nous ne saurons rien encore. -- En effet, dit Henri, vous voyez bien, Sire, que rien ne prouve que ma femme et la belle-soeur de M. de Guise aient été dans cette maison. -- Cest vrai, dit Charles. LÉcriture nous apprend: il y a trois choses qui ne laissent pas de traces: loiseau dans lair, le poisson dans leau, et la femme... non, je me trompe, lhomme chez... -- Ainsi, interrompit Henri, ce que nous avons de mieux à faire... -- Oui, dit Charles, cest de soigner, moi ma contusion; vous, dAnjou, dessuyer votre sirop doranges, et vous, Guise, de faire disparaître votre graisse de sanglier. Et là-dessus ils sortirent sans se donner la peine de refermer la porte. Arrivés à la rue Saint-Antoine: -- Où allez-vous, messieurs? dit le roi au duc dAnjou et au duc de Guise. -- Sire, nous allons chez Nantouillet, qui nous attend à souper, mon cousin de Lorraine et moi. Votre Majesté veut-elle venir avec nous? -- Non, merci; nous allons du côté opposé. Voulez-vous un de mes porte-torches? -- Nous vous rendons grâce, Sire, dit vivement le duc dAnjou. -- Bon; il a peur que je ne le fasse espionner, souffla Charles à loreille du roi de Navarre. Puis prenant ce dernier par-dessous le bras: -- Viens! Henriot, dit-il; je te donne à souper ce soir. -- Nous ne rentrons donc pas au Louvre? demanda Henri. -- Non, te dis-je, triple entêté! viens avec moi, puisque je te dis de venir; viens. Et il entraîna Henri par la rue Geoffroy- Lasnier. V Anagramme Au milieu de la rue Geoffroy-Lasnier venait aboutir la rue Garnier-sur-lEau, et au bout de la rue Garnier-sur-lEau sétendait à droite et à gauche la rue des Barres. Là, en faisant quelques pas vers la rue de la Mortellerie, on trouvait à droite une petite maison isolée au milieu dun jardin clos de hautes murailles et auquel une porte pleine donnait seule entrée. Charles tira une clef de sa poche, ouvrit la porte, qui céda aussitôt, étant fermée seulement au pêne; puis ayant fait passer Henri et le laquais qui portait la torche, il referma la porte derrière lui. Une seule petite fenêtre était éclairée. Charles la montra du doigt en souriant à Henri. -- Sire, je ne comprends pas, dit celui-ci. -- Tu vas comprendre, Henriot. Le roi de Navarre regarda Charles avec étonnement. Sa voix, son visage avaient pris une expression de douceur qui était si loin du caractère habituel de sa physionomie, que Henri ne le reconnaissait pas. -- Henriot, lui dit le roi, je tai dit que lorsque je sortais du Louvre, je sortais de lenfer. Quand jentre ici, jentre dans le paradis. -- Sire, dit Henri, je suis heureux que Votre Majesté mait trouvé digne de me faire faire le voyage du ciel avec elle. -- Le chemin en est étroit, dit le roi en sengageant dans un petit escalier, mais cest pour que rien ne manque à la comparaison. -- Et quel est lange qui garde lentrée de votre Éden, Sire? -- Tu vas voir, répondit Charles IX. Et faisant signe à Henri de le suivre sans bruit, il poussa une première porte, puis une seconde, et sarrêta sur le seuil. -- Regarde, dit-il. Henri sapprocha et son regard demeura fixé sur un des plus charmants tableaux quil eût vus. Cétait une femme de dix-huit à dix-neuf ans à peu près, dormant la tête posée sur le pied du lit dun enfant endormi dont elle tenait entre ses deux mains les petits pieds rapprochés de ses lèvres, tandis que ses longs cheveux ondoyaient, épandus comme un flot dor. On eût dit un tableau de lAlbane représentant la Vierge et lenfant Jésus. -- Oh! Sire, dit le roi de Navarre, quelle est cette charmante créature? -- Lange de mon paradis, Henriot, le seul qui maime pour moi. Henri sourit. -- Oui, pour moi, dit Charles, car elle ma aimé avant de savoir que jétais roi. -- Et depuis quelle le sait? -- Eh bien, depuis quelle le sait, dit Charles avec un soupir qui prouvait que cette sanglante royauté lui était lourde parfois, depuis quelle le sait, elle maime encore; ainsi juge. Le roi sapprocha tout doucement, et sur la joue en fleur de la jeune femme, il posa un baiser aussi léger que celui dune abeille sur un lis. Et cependant la jeune femme se réveilla. -- Charles! murmura-t-elle en ouvrant les yeux. -- Tu vois, dit le roi, elle mappelle Charles. La reine dit Sire. -- Oh! sécria la jeune femme, vous nêtes pas seul, mon roi. -- Non, ma bonne Marie. Jai voulu tamener un autre roi plus heureux que moi, car il na pas de couronne; plus malheureux que moi, car il na pas une Marie Touchet. Dieu fait une compensation à tout. -- Sire, cest le roi de Navarre? demanda Marie. -- Lui-même, mon enfant. Approche, Henriot. Le roi de Navarre sapprocha. Charles lui prit la main droite. -- Regarde cette main, Marie, dit-il; cest la main dun bon frère et dun loyal ami. Sans cette main, vois-tu... -- Eh bien, Sire? -- Eh bien, sans cette main, aujourdhui, Marie, notre enfant naurait plus de père. Marie jeta un cri, tomba à genoux, saisit la main de Henri et la baisa. -- Bien, Marie, bien, dit Charles. -- Et quavez-vous fait pour le remercier, Sire? -- Je lui ai rendu la pareille. Henri regarda Charles avec étonnement. -- Tu sauras un jour ce que je veux dire, Henriot. En attendant, viens voir. Et il sapprocha du lit où lenfant dormait toujours. -- Eh! dit-il, si ce gros garçon-là dormait au Louvre au lieu de dormir ici, dans cette petite maison de la rue des Barres, cela changerait bien des choses dans le présent et peut-être dans lavenir[3]. -- Sire, dit Marie, nen déplaise à Votre Majesté, jaime mieux quil dorme ici, il dort mieux. -- Ne troublons donc pas son sommeil, dit le roi; cest si bon de dormir quand on ne fait pas de rêves! -- Eh bien, Sire, fit Marie en étendant la main vers une des portes qui donnaient dans cette chambre. -- Oui, tu as raison, Marie, dit Charles IX; soupons. -- Mon bien-aimé Charles, dit Marie, vous direz au roi votre frère de mexcuser, nest-ce pas? -- Et de quoi? -- De ce que jai renvoyé nos serviteurs. Sire, continua Marie en sadressant au roi de Navarre, vous saurez que Charles ne veut être servi que par moi. -- Ventre-saint-gris! dit Henri, je le crois bien. Les deux hommes passèrent dans la salle à manger, tandis que la mère, inquiète et soigneuse, couvrait dune chaude étoffe le petit Charles, qui, grâce à son bon sommeil denfant que lui enviait son père, ne sétait pas réveillé. Marie vint les rejoindre. -- Il ny a que deux couverts, dit le roi. -- Permettez, dit Marie, que je serve Vos Majestés. -- Allons, dit Charles, voilà que tu me portes malheur, Henriot. -- Comment, Sire? -- Nentends-tu pas? -- Pardon, Charles, pardon. -- Je te pardonne. Mais place-toi là, près de moi, entre nous deux. -- Jobéis, dit Marie. Elle apporta un couvert, sassit entre les deux rois et les servit. -- Nest-ce pas, Henriot, que cest bon, dit Charles, davoir un endroit au monde dans lequel on ose boire et manger sans avoir besoin que personne fasse avant vous lessai de vos vins et de vos viandes? -- Sire, dit Henri en souriant et en répondant par le sourire à lappréhension éternelle de son esprit, croyez que japprécie votre bonheur plus que personne. -- Aussi dis-lui bien, Henriot, que pour que nous demeurions ainsi heureux, il ne faut pas quelle se mêle de politique; il ne faut pas surtout quelle fasse connaissance avec ma mère. -- La reine Catherine aime en effet Votre Majesté avec tant de passion, quelle pourrait être jalouse de tout autre amour, répondit Henri, trouvant, par un subterfuge, le moyen déchapper à la dangereuse confiance du roi. -- Marie, dit le roi, je te présente un des hommes les plus fins et les plus spirituels que je connaisse. À la cour, vois-tu, et ce nest pas peu dire, il a mis tout le monde dedans; moi seul ai vu clair peut-être, je ne dis pas dans son coeur, mais dans son esprit. -- Sire, dit Henri, je suis fâché quen exagérant lun comme vous le faites, vous doutiez de lautre. -- Je nexagère rien, Henriot, dit le roi; dailleurs, on te connaîtra un jour. Puis se retournant vers la jeune femme: -- Il fait surtout les anagrammes à ravir. Dis-lui de faire celle de ton nom et je réponds quil la fera. -- Oh! que voulez-vous quon trouve dans le nom dune pauvre fille comme moi? quelle gracieuse pensée peut sortir de cet assemblage de lettres avec lesquelles le hasard a écrit Marie Touchet? -- Oh! lanagramme de ce nom, Sire, dit Henri, est trop facile, et je nai pas eu grand mérite à la trouver. -- Ah! ah! cest déjà fait, dit Charles. Tu vois... Marie. Henri tira de la poche de son pourpoint ses tablettes, en déchira une page, et en dessous du nom: _Marie Touchet,_ _ _ écrivit: _Je charme tout._ _ _ Puis il passa la feuille à la jeune femme. -- En vérité, sécria-t-elle, cest impossible! -- Qua-t-il trouvé? demanda Charles. -- Sire, je nose répéter, moi. -- Sire, dit Henri, dans le nom de Marie Touchet, il y a, lettre pour lettre, en faisant de lI un J comme cest lhabitude: _Je charme tout._ _ _ -- En effet, sécria Charles, lettre pour lettre. Je veux que ce soit ta devise, entends-tu, Marie! Jamais devise na été mieux méritée. Merci, Henriot. Marie, je te la donnerai écrite en diamants. Le souper sacheva; deux heures sonnèrent à Notre-Dame. -- Maintenant, dit Charles, en récompense de son compliment, Marie, tu vas lui donner un fauteuil où il puisse dormir jusquau jour; bien loin de nous seulement, parce quil ronfle à faire peur. Puis, si tu téveilles avant moi, tu me réveilleras, car nous devons être à six heures du matin à la Bastille. Bonsoir, Henriot. Arrange-toi comme tu voudras. Mais, ajouta-t-il en sapprochant du roi de Navarre et en lui posant la main sur lépaule, sur ta vie, entends-tu bien, Henri? sur ta vie, ne sors pas dici sans moi, surtout pour retourner au Louvre. Henri avait soupçonné trop de choses dans ce quil navait pas compris pour manquer à une telle recommandation. Charles IX entra dans sa chambre, et Henri, le dur montagnard, saccommoda sur un fauteuil, où bientôt il justifia la précaution quavait prise son beau-frère de léloigner de lui. Le lendemain, au point du jour, il fut éveillé par Charles. Comme il était resté tout habillé, sa toilette ne fut pas longue. Le roi était heureux et souriant comme on ne le voyait jamais au Louvre. Les heures quil passait dans cette petite maison de la rue des Barres étaient ses heures de soleil. Tous deux repassèrent par la chambre à coucher. La jeune femme dormait dans son lit; lenfant dormait dans son berceau. Tous deux souriaient en dormant. Charles les regarda un instant avec une tendresse infinie. Puis se tournant vers le roi de Navarre: -- Henriot, lui dit-il, sil tarrivait jamais dapprendre quel service je tai rendu cette nuit, et quà moi il marrivât malheur, souviens-toi de cet enfant qui repose dans son berceau. Puis les embrassant tous deux au front, sans donner à Henri le temps de linterroger: -- Au revoir, mes anges, dit-il. Et il sortit. Henri le suivit tout pensif. Des chevaux tenus en main par des gentilshommes auxquels Charles IX avait donné rendez-vous, les attendaient à la Bastille. Charles fit signe à Henri de monter à cheval, se mit en selle, sortit par le jardin de lArbalète, et suivit les boulevards extérieurs. -- Où allons-nous? demanda Henri. -- Nous allons, répondit Charles, voir si le duc dAnjou est revenu pour madame de Condé seule, et sil y a dans ce coeur-là autant dambition que damour, ce dont je doute fort. Henri ne comprenait rien à lexplication: il suivit Charles sans rien dire. En arrivant au Marais, et comme à labri des palissades on découvrait tout ce quon appelait alors les faubourgs Saint- Laurent, Charles montra à Henri, à travers la brume grisâtre du matin, des hommes enveloppés de grands manteaux et coiffés de bonnets de fourrures qui savançaient à cheval, précédant un fourgon pesamment chargé. À mesure quils avançaient, ces hommes prenaient une forme précise, et lon pouvait voir, à cheval comme eux et causant avec eux, un autre homme vêtu dun long manteau brun et le front ombragé dun chapeau à la française. -- Ah! ah! dit Charles en souriant, je men doutais. -- Eh! Sire, dit Henri, je ne me trompe pas, ce cavalier au manteau brun, cest le duc dAnjou. -- Lui-même, dit Charles IX. Range-toi un peu, Henriot, je désire quil ne nous voie pas. -- Mais, demanda Henri, les hommes aux manteaux grisâtres et aux bonnets fourrés quels sont-ils? et dans ce chariot quy a-t-il? -- Ces hommes, dit Charles, ce sont les ambassadeurs polonais, et dans ce chariot il y a une couronne. Et maintenant, continua-t-il en mettant son cheval au galop et en reprenant le chemin de la porte du Temple, viens, Henriot, jai vu tout ce que je voulais voir. VI La rentrée au Louvre Lorsque Catherine pensa que tout était fini dans la chambre du roi de Navarre, que les gardes morts étaient enlevés, que Maurevel était transporté chez lui, que les tapis étaient lavés, elle congédia ses femmes, car il était minuit à peu près, et elle essaya de dormir. Mais la secousse avait été trop violente et la déception trop forte. Ce Henri détesté, échappant éternellement à ses embûches dordinaire mortelles, semblait protégé par quelque puissance invincible que Catherine sobstinait à appeler hasard, quoique au fond de son coeur une voix lui dît que le véritable nom de cette puissance fût la destinée. Cette idée que le bruit de cette nouvelle tentative, en se répandant dans le Louvre et hors du Louvre, allait donner à Henri et aux huguenots une plus grande confiance encore dans lavenir, lexaspérait, et en ce moment, si ce hasard contre lequel elle luttait si malheureusement lui eût livré son ennemi, certes avec le petit poignard florentin quelle portait à sa ceinture elle eût déjoué cette fatalité si favorable au roi de Navarre. Les heures de la nuit, ces heures si lentes à celui qui attend et qui veille, sonnèrent donc les unes après les autres sans que Catherine pût fermer loeil. Tout un monde de projets nouveaux se déroula pendant ces heures nocturnes dans son esprit plein de visions. Enfin au point du jour elle se leva, shabilla toute seule et sachemina vers lappartement de Charles IX. Les gardes, qui avaient lhabitude de la voir venir chez le roi à toute heure du jour et de la nuit, la laissèrent passer. Elle traversa donc lantichambre et atteignit le cabinet des Armes. Mais là, elle trouva la nourrice de Charles qui veillait. -- Mon fils? dit la reine. -- Madame, il a défendu quon entrât dans sa chambre avant huit heures. -- Cette défense nest pas pour moi, nourrice. -- Elle est pour tout le monde, madame. Catherine sourit. -- Oui, je sais bien, reprit la nourrice, je sais bien que nul ici na le droit de faire obstacle à Votre Majesté; je la supplierai donc découter la prière dune pauvre femme et de ne pas aller plus avant. -- Nourrice, il faut que je parle à mon fils. -- Madame, je nouvrirai la porte que sur un ordre formel de Votre Majesté. -- Ouvrez, nourrice, dit Catherine, je le veux! La nourrice, à cette voix plus respectée et surtout plus redoutée au Louvre que celle de Charles lui-même, présenta la clef à Catherine, mais Catherine nen avait pas besoin. Elle tira de sa poche la clef qui ouvrait la porte de son fils, et sous sa rapide pression la porte céda. La chambre était vide, la couche de Charles était intacte, et son lévrier Actéon, couché sur la peau dours étendue à la descente de son lit, se leva et vint lécher les mains divoire de Catherine. -- Ah! dit la reine en fronçant le sourcil, il est sorti! Jattendrai. Et elle alla sasseoir, pensive et sombrement recueillie, à la fenêtre qui donnait sur la cour du Louvre et de laquelle on découvrait le principal guichet. Depuis deux heures elle était là immobile et pâle comme une statue de marbre, lorsquelle aperçut enfin rentrant au Louvre une troupe de cavaliers à la tête desquels elle reconnut Charles et Henri de Navarre. Alors elle comprit tout, Charles, au lieu de discuter avec elle sur larrestation de son beau-frère, lavait emmené et sauvé ainsi. -- Aveugle, aveugle, aveugle! murmura-t-elle. Et elle attendit. Un instant après des pas retentirent dans la chambre à côté, qui était le cabinet des Armes. -- Mais, Sire, disait Henri, maintenant que nous voilà rentrés au Louvre, dites-moi pourquoi vous men avez fait sortir et quel est le service que vous mavez rendu? -- Non pas, non pas, Henriot, répondit Charles en riant. Un jour tu le sauras peut-être; mais pour le moment cest un mystère. Sache seulement que pour lheure tu vas, selon toute probabilité, me valoir une rude querelle avec ma mère. En achevant ces mots, Charles souleva la tapisserie et se trouva face à face avec Catherine. Derrière lui et par-dessus son épaule apparaissait la tête pâle et inquiète du Béarnais. -- Ah! vous êtes ici, madame! dit Charles IX en fronçant le sourcil. -- Oui, mon fils, dit Catherine. Jai à vous parler. -- À moi? -- À vous seul. -- Allons, allons, dit Charles en se retournant vers son beau- frère, puisquil ny avait pas moyen dy échapper, le plus tôt est le mieux. -- Je vous laisse, Sire, dit Henri. -- Oui, oui, laisse-nous, répondit Charles; et puisque tu es catholique, Henriot, va entendre la messe à mon intention, moi je reste au prêche. Henri salua et sortit. Charles IX alla au-devant des questions que venait lui adresser sa mère. -- Eh bien, madame, dit-il en essayant de tourner la chose au rire; pardieu! vous mattendez pour me gronder, nest-ce pas? jai fait manquer irréligieusement votre petit projet. Eh! mort dun diable! je ne pouvais pas cependant laisser arrêter et conduire à la Bastille lhomme qui venait de me sauver la vie. Je ne voulais pas non plus me quereller avec vous; je suis bon fils. Et puis, ajouta-t-il tout bas, le Bon Dieu punit les enfants qui se querellent avec leur mère, témoin mon frère François II. Pardonnez-moi donc franchement, et avouez ensuite que la plaisanterie était bonne. -- Sire, dit Catherine, Votre majesté se trompe; il ne sagit pas dune plaisanterie. -- Si fait, si fait! et vous finirez par lenvisager ainsi, ou le diable memporte! -- Sire, vous avez par votre faute fait manquer tout un plan qui devait nous amener à une grande découverte. -- Bah! un plan... Est-ce que vous êtes embarrassée pour un plan avorté, vous, ma mère? Vous en ferez vingt autres, et dans ceux- là, eh bien, je vous promets de vous seconder. -- Maintenant, me secondassiez-vous, il est trop tard, car il est averti et il se tiendra sur ses gardes. -- Voyons, fit le roi, venons au but. Quavez-vous contre Henriot? -- Jai contre lui quil conspire. -- Oui, je comprends bien, cest votre accusation éternelle; mais tout le monde ne conspire-t-il pas peu ou prou dans cette charmante résidence royale quon appelle le Louvre? -- Mais lui conspire plus que personne, et il est dautant plus dangereux que personne ne sen doute. -- Voyez-vous, le Lorenzino! dit Charles. -- Écoutez, dit Catherine sassombrissant à ce nom qui lui rappelait une des plus sanglantes catastrophes de lhistoire florentine; écoutez, il y a un moyen de me prouver que jai tort. -- Et lequel, ma mère? -- Demandez à Henri qui était cette nuit dans sa chambre. -- Dans sa chambre... cette nuit? -- Oui. Et sil vous le dit... -- Eh bien? -- Eh bien, je suis prête à avouer que je me trompais. -- Mais si cétait une femme cependant, nous ne pouvons pas exiger... -- Une femme? -- Oui. -- Une femme qui a tué deux de vos gardes et qui a blessé mortellement peut-être M. de Maurevel! -- Oh! oh! dit le roi, cela devient sérieux. Il y a eu du sang répandu? -- Trois hommes sont restés couchés sur le plancher. -- Et celui qui les a mis dans cet état? -- Sest sauvé sain et sauf. -- Par Gog et Magog! dit Charles, cétait un brave, et vous avez raison, ma mère, je veux le connaître. -- Eh bien, je vous le dis davance, vous ne le connaîtrez pas, du moins par Henri. -- Mais par vous, ma mère? Cet homme na pas fui ainsi sans laisser quelque indice, sans quon ait remarqué quelque partie de son habillement? -- On na remarqué que le manteau cerise fort élégant dans lequel il était enveloppé. -- Ah! ah! un manteau cerise, dit Charles; je nen connais quun à la cour assez remarquable pour quil frappe ainsi les yeux. -- Justement, dit Catherine. -- Eh bien? demanda Charles. -- Eh bien, dit Catherine, attendez-moi chez vous, mon fils, et je vais voir si mes ordres ont été exécutés. Catherine sortit et Charles demeura seul, se promenant de long en large avec distraction, sifflant un air de chasse, une main dans son pourpoint et laissant pendre lautre main, que léchait son lévrier chaque fois quil sarrêtait. Quant à Henri, il était sorti de chez son beau-frère fort inquiet, et, au lieu de suivre le corridor ordinaire, il avait pris le petit escalier dérobé dont plus dune fois déjà il a été question et qui conduisait au second étage. Mais à peine avait-il monté quatre marches, quau premier tournant il aperçut une ombre. Il sarrêta en portant la main à son poignard. Aussitôt il reconnut une femme, et une charmante voix dont le timbre lui était familier lui dit en lui saisissant la main: -- Dieu soit loué, Sire, vous voilà sain et sauf. Jai eu bien peur pour vous; mais sans doute Dieu a exaucé ma prière. -- Quest-il donc arrivé? dit Henri. -- Vous le saurez en rentrant chez vous. Ne vous inquiétez point dOrthon, je lai recueilli. Et la jeune femme descendit rapidement, croisant Henri comme si cétait par hasard quelle leût rencontré sur lescalier. -- Voilà qui est bizarre, se dit Henri; que sest-il donc passé? quest-il arrivé à Orthon? La question malheureusement ne pouvait être entendue de madame de Sauve, car madame de Sauve était déjà loin. Au haut de lescalier Henri vit tout à coup apparaître une autre ombre; mais celle-là cétait celle dun homme. -- Chut! dit cet homme. -- Ah! ah! cest vous, François! -- Ne mappelez point par mon nom. -- Que sest-il donc passé? -- Rentrez chez vous, et vous le saurez; puis ensuite glissez-vous dans le corridor, regardez bien de tous côtés si personne ne vous épie, entrez chez moi, la porte sera seulement poussée. Et il disparut à son tour par lescalier comme ces fantômes qui au théâtre sabîment dans une trappe. -- Ventre-saint-gris! murmura le Béarnais, lénigme se continue; mais puisque le mot est chez moi, allons-y, et nous verrons bien. Cependant ce ne fut pas sans émotion que Henri continua son chemin; il avait la sensibilité, cette superstition de la jeunesse. Tout se reflétait nettement sur cette âme à la surface unie comme un miroir, et tout ce quil venait dentendre lui présageait un malheur. Il arriva à la porte de son appartement et écouta. Aucun bruit ne sy faisait entendre. Dailleurs, puisque Charlotte lui avait dit de rentrer chez lui, il était évident quil navait rien à craindre en y rentrant. Il jeta un coup doeil rapide autour de lantichambre; elle était solitaire, mais rien ne lui indiquait encore quelle chose sétait passée. -- En effet, dit-il, Orthon nest point là. Et il passa dans la seconde chambre. Là tout fut expliqué. Malgré leau quon avait jetée à flots, de larges taches rougeâtres marbraient le plancher; un meuble était brisé, les tentures du lit déchiquetées à coups dépée, un miroir de Venise était brisé par le choc dune balle; et une main sanglante appuyée contre la muraille, et qui avait laissé sa terrible empreinte, annonçait que cette chambre muette alors avait été témoin dune lutte mortelle. Henri recueillit dun oeil hagard tous ces différents détails, passa sa main sur son front moite de sueur, et murmura: -- Ah! je comprends ce service que ma rendu le roi; on est venu pour massassiner... Et... -- Ah! de Mouy! quont-ils fait de De Mouy! Les misérables! ils lauront tué! Et, aussi pressé dapprendre des nouvelles que le duc dAlençon létait de lui en donner, Henri, après avoir jeté une dernière fois un morne regard sur les objets qui lentouraient, sélança hors de la chambre, gagna le corridor, sassura quil était bien solitaire, et poussant la porte entrebâillée, quil referma avec soin derrière lui, il se précipita chez le duc dAlençon. Le duc lattendait dans la première pièce. Il prit vivement la main de Henri, lentraîna en mettant un doigt sur sa bouche, dans un petit cabinet en tourelle, complètement isolé, et par conséquent échappant par sa disposition à tout espionnage. -- Ah! mon frère, lui dit-il, quelle horrible nuit! -- Que sest-il donc passé? demanda Henri. -- On a voulu vous arrêter. -- Moi? -- Oui, vous. -- Et à quel propos? -- Je ne sais. Où étiez-vous? -- Le roi mavait emmené hier soir avec lui par la ville. -- Alors il le savait, dit dAlençon. Mais puisque vous nétiez pas chez vous, qui donc y était? -- Y avait-il donc quelquun chez moi? demanda Henri comme sil leût ignoré. -- Oui, un homme. Quand jai entendu le bruit, jai couru pour vous porter secours; mais il était trop tard. -- Lhomme était arrêté? demanda Henri avec anxiété. -- Non, il sétait sauvé après avoir blessé dangereusement Maurevel et tué deux gardes. -- Ah! brave de Mouy! sécria Henri. -- Cétait donc de Mouy? dit vivement dAlençon. Henri vit quil avait fait une faute. -- Du moins, je le présume, dit-il, car je lui avais donné rendez- vous pour mentendre avec lui de votre fuite, et lui dire que je vous avais concédé tous mes droits au trône de Navarre. -- Alors, si la chose est sue, dit dAlençon en pâlissant, nous sommes perdus. -- Oui, car Maurevel parlera. -- Maurevel a reçu un coup dépée dans la gorge; et je men suis informé au chirurgien qui la pansé, de plus de huit jours il ne pourra prononcer une seule parole. -- Huit jours! cest plus quil nen faudra à de Mouy pour se mettre en sûreté. -- Après cela, dit dAlençon, ça peut être un autre que M. de Mouy. -- Vous croyez? dit Henri. -- Oui, cet homme a disparu très vite, et lon na vu que son manteau cerise. -- En effet, dit Henri, un manteau cerise est bon pour un dameret et non pour un soldat. Jamais on ne soupçonnera de Mouy sous un manteau cerise. -- Non. Si lon soupçonnait quelquun, dit dAlençon, ce serait plutôt... Il sarrêta. -- Ce serait plutôt M. de La Mole, dit Henri. -- Certainement, puisque moi-même, qui ai vu fuir cet homme, jai douté un instant. -- Vous avez douté! En effet, ce pourrait bien être M. de La Mole. -- Ne sait-il rien? demanda dAlençon. -- Rien absolument, du moins rien dimportant. -- Mon frère, dit le duc, maintenant je crois véritablement que cétait lui. -- Diable! dit Henri, si cest lui, cela va faire grand-peine à la reine, qui lui porte intérêt. -- Intérêt, dites-vous? demanda dAlençon interdit. -- Sans doute. Ne vous rappelez-vous pas, François, que cest votre soeur qui vous la recommandé? -- Si fait, dit le duc dune voix sourde; aussi je voudrais lui être agréable, et la preuve cest que, de peur que son manteau rouge ne le compromît, je suis monté chez lui et je lai rapporté chez moi. -- Oh! oh! dit Henri, voilà qui est doublement prudent; et maintenant je ne parierais pas, mais je jurerais que cétait lui. -- Même en justice? demanda François. -- Ma foi, oui, répondit Henri. Il sera venu mapporter quelque message de la part de Marguerite. -- Si jétais sûr dêtre appuyé par votre témoignage, dit dAlençon, moi je laccuserais presque. -- Si vous accusiez, répondit Henri, vous comprenez, mon frère, que je ne vous démentirais pas. -- Mais la reine? dit dAlençon. -- Ah! oui, la reine. -- Il faut savoir ce quelle fera. -- Je me charge de la commission. -- Peste, mon frère! elle aurait tort de nous démentir, car voilà une flambante réputation de vaillant faite à ce jeune homme, et qui ne lui aura pas coûté cher, car il laura achetée à crédit. Il est vrai quil pourra bien rembourser ensemble intérêt et capital. -- Dame! que voulez-vous! dit Henri, dans ce bas monde on na rien pour rien! Et saluant dAlençon de la main et du sourire, il passa avec précaution sa tête dans le corridor; et sétant assuré quil ny avait personne aux écoutes, il se glissa rapidement et disparut dans lescalier dérobé qui conduisait chez Marguerite. De son côté, la reine de Navarre nétait guère plus tranquille que son mari. Lexpédition de la nuit dirigée contre elle et la duchesse de Nevers par le roi, par le duc dAnjou, par le duc de Guise et par Henri, quelle avait reconnu, linquiétait fort. Sans doute, il ny avait aucune preuve qui put la compromettre, le concierge détaché de sa grille par La Mole et Coconnas avait affirmé être resté muet. Mais quatre seigneurs de la taille de ceux à qui deux simples gentilshommes comme La Mole et Coconnas avaient tenu tête, ne sétaient pas dérangés de leur chemin au hasard et sans savoir pour qui ils se dérangeaient. Marguerite était donc rentrée au point du jour, après avoir passé le reste de la nuit chez la duchesse de Nevers. Elle sétait couchée aussitôt, mais elle ne pouvait dormir, elle tressaillait au moindre bruit. Ce fut au milieu de ces anxiétés quelle entendit frapper à la porte secrète, et quaprès avoir fait reconnaître le visiteur par Gillonne, elle ordonna de laisser entrer. Henri sarrêta à la porte: rien en lui nannonçait le mari blessé. Son sourire habituel errait sur ses lèvres fines, et aucun muscle de son visage ne trahissait les terribles émotions à travers lesquelles il venait de passer. Il parut interroger de loeil Marguerite pour savoir si elle lui permettrait de rester en tête-à-tête avec elle. Marguerite comprit le regard de son mari et fit signe à Gillonne de séloigner. -- Madame, dit alors Henri, je sais combien vous êtes attachée à vos amis, et jai bien peur de vous apporter une fâcheuse nouvelle. -- Laquelle, monsieur? demanda Marguerite. -- Un de nos plus chers serviteurs se trouve en ce moment fort compromis. -- Lequel? -- Ce cher comte de la Mole. -- M. le comte de la Mole compromis! et à propos de quoi? -- À propos de laventure de cette nuit. Marguerite, malgré sa puissance sur elle-même, ne put sempêcher de rougir. Enfin elle fit un effort: -- Quelle aventure? demanda-t-elle. -- Comment! dit Henri, navez-vous point entendu tout ce bruit qui sest fait cette nuit au Louvre? -- Non, monsieur. -- Oh! je vous en félicite, madame, dit Henri avec une naïveté charmante, cela prouve que vous avez un bien excellent sommeil. -- Eh bien, que sest-il donc passé? -- Il sest passé que notre bonne mère avait donné lordre à M. de Maurevel et à six de ses gardes de marrêter. -- Vous, monsieur! vous? -- Oui, moi. -- Et pour quelle raison? -- Ah! qui peut dire les raisons dun esprit profond comme lest celui de notre mère? Je les respecte, mais je ne les sais pas. -- Et vous nétiez pas chez vous? -- Non, par hasard, cest vrai. Vous avez deviné cela, madame, non, je nétais pas chez moi. Hier au soir le roi ma invité à laccompagner, mais si je nétais pas chez moi, un autre y était. -- Et quel était cet autre? -- Il paraît que cétait le comte de la Mole. -- Le comte de la Mole! dit Marguerite étonnée. -- Tudieu! quel gaillard que ce petit Provençal, continua Henri. Comprenez-vous quil a blessé Maurevel et tué deux gardes? -- Blessé M. de Maurevel et tué deux gardes... impossible! -- Comment! vous doutez de son courage, madame? -- Non; mais je dis que M. de La Mole ne pouvait pas être chez vous. -- Comment ne pouvait-il pas être chez moi? -- Mais parce que... parce que..., reprit Marguerite embarrassée, parce quil était ailleurs. -- Ah! sil peut prouver un alibi, reprit Henri, cest autre chose; il dira où il était, et tout sera fini. -- Où il était? dit vivement Marguerite. -- Sans doute... La journée ne se passera pas sans quil soit arrêté et interrogé. Mais malheureusement, comme on a des preuves... -- Des preuves... lesquelles?... -- Lhomme qui a fait cette défense désespérée avait un manteau rouge. -- Mais il ny a pas que M. de La Mole qui ait un manteau rouge... je connais un autre homme encore. -- Sans doute, et moi aussi... Mais voilà ce qui arrivera: si ce nest pas M. de La Mole qui était chez moi, ce sera cet autre homme à manteau rouge comme lui. Or, cet autre homme vous savez qui? -- ciel! -- Voilà lécueil; vous lavez vu comme moi, madame, et votre émotion me le prouve. Causons donc maintenant comme deux personnes qui parlent de la chose la plus recherchée du monde... dun trône... du bien le plus précieux... de la vie... De Mouy arrêté nous perd. -- Oui, je comprends cela. -- Tandis que M. de La Mole ne compromet personne; à moins que vous ne le croyiez capable dinventer quelque histoire, comme de dire, par hasard, quil était en partie avec des dames... que sais-je... moi? -- Monsieur, dit Marguerite, si vous ne craignez que cela, soyez tranquille... il ne le dira point. -- Comment! dit Henri, il se taira, sa mort dût-elle être le prix de son silence? -- Il se taira, monsieur. -- Vous en êtes sûre? -- Jen réponds. -- Alors tout est pour le mieux, dit Henri en se levant. -- Vous vous retirez, monsieur? demanda vivement Marguerite. -- Oh! mon Dieu, oui. Voilà tout ce que javais à vous dire. -- Et vous allez?... -- Tâcher de nous tirer tous du mauvais pas où ce diable dhomme au manteau rouge nous a mis. -- Oh! mon Dieu, mon Dieu! pauvre jeune homme! sécria douloureusement Marguerite en se tordant les mains. -- En vérité, dit Henri en se retirant, cest un bien gentil serviteur que ce cher M. de La Mole! VII La cordelière de la reine mère Charles était entré riant et railleur chez lui; mais après une conversation de dix minutes avec sa mère, on eût dit que celle-ci lui avait cédé sa pâleur et sa colère, tandis quelle avait repris la joyeuse humeur de son fils. -- M. de La Mole, disait Charles, M. de La Mole! ... il faut appeler Henri et le duc dAlençon. Henri, parce que ce jeune homme était huguenot; le duc dAlençon, parce quil est à son service. -- Appelez-les si vous voulez, mon fils, vous ne saurez rien. Henri et François, jen ai peur, son plus liés ensemble que ne pourrait le faire croire lapparence. Les interroger, cest leur donner des soupçons: mieux vaudrait, je crois, lépreuve lente et sûre de quelques jours. Si vous laissez respirer les coupables, mon fils, si vous laissez croire quils ont échappé à votre vigilance, enhardis, triomphants, ils vont vous fournir une occasion meilleure de sévir; alors nous saurons tout. Charles se promenait indécis, rongeant sa colère, comme un cheval qui ronge son frein, et comprimant de sa main crispée son coeur mordu par le soupçon. -- Non, non, dit-il enfin, je nattendrai pas. Vous ne savez pas ce que cest que dattendre, escorté comme je le suis de fantômes. Dailleurs tous les jours ces muguets deviennent plus insolents: cette nuit même deux damoiseaux nont-ils pas osé nous tenir tête et se rebeller contre nous?... Si M. de La Mole est innocent, cest bien; mais je ne suis pas fâché de savoir où était M. de La Mole cette nuit, tandis quon battait mes gardes au Louvre et quon me battait, moi, rue Cloche-Percée. Quon maille donc chercher le duc dAlençon, puis Henri; je veux les interroger séparément. Quant à vous, vous pouvez rester, ma mère. Catherine sassit. Pour un esprit ferme comme le sien, tout incident pouvait, courbé par sa main puissante, la conduire à son but, bien quil parût sen écarter. De tout choc jaillit un bruit ou une étincelle. Le bruit guide, létincelle éclaire. Le duc dAlençon entra: sa conversation avec Henri lavait préparé à lentrevue, il était donc assez calme. Ses réponses furent des plus précises. Prévenu par sa mère de demeurer chez lui, il ignorait complètement les événements de la nuit. Seulement comme son appartement se trouvait donner sur le même corridor que celui du roi de Navarre, il avait dabord cru entendre un bruit comme celui dune porte quon enfonce, puis des imprécations, puis des coups de feu. Alors seulement il sétait hasardé à entrebâiller sa porte, et avait vu fuir un homme en manteau rouge. Charles et sa mère échangèrent un regard. -- En manteau rouge? dit le roi. -- En manteau rouge, reprit dAlençon. -- Et ce manteau rouge ne vous a donné soupçon sur personne? DAlençon rappela toute sa force pour mentir le plus naturellement possible. -- Au premier aspect, dit-il, je dois avouer à Votre Majesté que javais cru reconnaître le manteau incarnat dun de mes gentilshommes. -- Et comment nommez-vous ce gentilhomme? -- M. de La Mole. -- Pourquoi M. de La Mole nétait-il pas près de vous comme son devoir lexigeait? -- Je lui avais donné congé, dit le duc. -- Cest bien; allez, dit Charles. Le duc dAlençon savança vers la porte qui lui avait donné passage pour entrer. -- Non point par celle-là, dit Charles; par celle-ci. Et il lui indiqua celle qui donnait chez sa nourrice. Charles ne voulait pas que François et Henri se rencontrassent. Il ignorait quils se fussent vus un instant, que cet instant eût suffi pour que les deux beaux-frères convinssent de leurs faits... Derrière dAlençon, et sur un signe de Charles, Henri entra à son tour. Henri nattendit pas que Charles linterrogeât. -- Sire, dit-il. Votre Majesté a bien fait de menvoyer chercher, car jallais descendre pour lui demander justice. Charles fronça le sourcil. -- Oui, justice, dit Henri. Je commence par remercier Votre Majesté de ce quelle ma pris hier au soir avec elle; car en me prenant avec elle, je sais maintenant quelle ma sauvé la vie; mais quavais-je fait pour quon tentât sur moi un assassinat? -- Ce nétait point un assassinat, dit vivement Catherine, cétait une arrestation. -- Eh bien, soit, dit Henri. Quel crime avais-je commis pour être arrêté? Si je suis coupable, je le suis autant ce matin quhier soir. Dites-moi mon crime, Sire. Charles regarda sa mère assez embarrassé de la réponse quil avait à faire. -- Mon fils, dit Catherine, vous recevez des gens suspects. -- Bien, dit Henri; et ces gens suspects me compromettent, nest- ce pas, madame? -- Oui, Henri. -- Nommez-les-moi, nommez-les-moi! Quels sont-ils? Confrontez-moi avec eux! -- En effet, dit Charles, Henriot a le droit de demander une explication. -- Et je la demande! reprit Henri, qui, sentant la supériorité de sa position, en voulait tirer parti; je la demande à mon frère Charles, à ma bonne mère Catherine. Depuis mon mariage avec Marguerite, ne me suis-je pas conduit en bon époux? quon le demande à Marguerite; en bon catholique? quon le demande à mon confesseur; en bon parent? quon le demande à tous ceux qui assistaient à la chasse dhier. -- Oui, cest vrai, Henriot, dit le roi; mais, que veux-tu? on prétend que tu conspires. -- Contre qui? -- Contre moi. -- Sire, si jeusse conspiré contre vous, je navais quà laisser faire les événements, quand votre cheval ayant la cuisse cassée ne pouvait se relever, quand le sanglier furieux revenait sur Votre Majesté. -- Eh! mort-diable! ma mère, savez-vous quil a raison! -- Mais enfin qui était chez vous cette nuit? -- Madame, dit Henri, dans un temps où si peu osent répondre deux-mêmes, je ne répondrai jamais des autres. Jai quitté mon appartement à sept heures du soir; à dix heures mon frère Charles ma emmené avec lui; je suis resté avec lui pendant toute la nuit. Je ne pouvais pas à la fois être avec Sa Majesté et savoir ce qui se passait chez moi. -- Mais, dit Catherine, il nen est pas moins vrai quun homme à vous a tué deux gardes de Sa Majesté et blessé M. de Maurevel. -- Un homme à moi? dit Henri. Quel était cet homme, madame? nommez le... -- Tout le monde accuse M. de La Mole. -- M. de La Mole nest point à moi, madame; M. de La Mole est à M. dAlençon, à qui il a été recommandé par votre fille. -- Mais enfin, dit Charles, est-ce M. de La Mole qui était chez toi, Henriot? -- Comment voulez-vous que je sache cela, Sire? Je ne dis pas oui, je ne dis pas non... M. de La Mole est un fort gentil serviteur, tout dévoué à la reine de Navarre, et qui mapporte souvent des messages, soit de Marguerite à qui il est reconnaissant de lavoir recommandé à M. le duc dAlençon, soit de M. le duc lui-même. Je ne puis pas dire que ce ne soit pas M. de La Mole. -- Cétait lui, dit Catherine; on a reconnu son manteau rouge. -- M. de La Mole a donc un manteau rouge? -- Oui. -- Et lhomme qui a si bien arrangé mes deux gardes et M. de Maurevel... -- Avait un manteau rouge? demanda Henri. -- Justement, dit Charles. -- Je nai rien à dire, reprit le Béarnais. Mais il me semble, en ce cas, quau lieu de me faire venir, moi, qui nétais point chez moi, cétait M. de La Mole, qui y était, dites-vous, quil fallait interroger. Seulement, dit Henri, je dois faire observer une chose à Votre Majesté. -- Laquelle? -- Si cétait moi qui, voyant un ordre signé de mon roi, me fusse défendu au lieu dobéir à cet ordre, je serais coupable et mériterais toutes sortes de châtiments; mais ce nest point moi, cest un inconnu que cet ordre ne concernait en rien: on a voulu larrêter injustement, il sest défendu, trop bien défendu même, mais il était dans son droit. -- Cependant... murmura Catherine. -- Madame, dit Henri, lordre portait-il de marrêter? -- Oui, dit Catherine, et cest Sa Majesté elle-même qui lavait signé. -- Mais portait-il en outre darrêter, si lon ne me trouvait pas, celui que lon trouverait à ma place? -- Non, dit Catherine. -- Eh bien, reprit Henri, à moins quon ne prouve que je conspire et que lhomme qui était dans ma chambre conspire avec moi, cet homme est innocent. Puis, se retournant vers Charles IX: -- Sire, continua Henri, je ne quitte pas le Louvre. Je suis même prêt à me rendre, sur un simple mot de Votre Majesté, dans telle prison dÉtat quil lui plaira de mindiquer. Mais en attendant la preuve du contraire, jai le droit de me dire et je me dirai le très fidèle serviteur, sujet et frère de Votre Majesté. Et avec une dignité quon ne lui avait point vue encore, Henri salua Charles et se retira. -- Bravo, Henriot! dit Charles quand le roi de Navarre fut sorti. -- Bravo! parce quil nous a battus? dit Catherine. -- Et pourquoi napplaudirais-je pas? Quand nous faisons des armes ensemble et quil me touche, est-ce que je ne dis pas bravo aussi? Ma mère, vous avez tort de mépriser ce garçon-là comme vous le faites. -- Mon fils, dit Catherine en serrant la main de Charles IX, je ne le méprise pas, je le crains. -- Eh bien, vous avez tort, ma mère. Henriot est mon ami, et, comme il la dit, sil eût conspiré contre moi, il neût eu quà laisser faire le sanglier. -- Oui, dit Catherine, pour que M. le duc dAnjou, son ennemi personnel, fût le roi de France? -- Ma mère, nimporte le motif pour lequel Henriot ma sauvé la vie; mais il y a un fait, cest quil me la sauvée, et, mort de tous les diables! je ne veux pas quon lui fasse de la peine. Quant à M. de La Mole, eh bien, je vais mentendre avec mon frère dAlençon, auquel il appartient. Cétait un congé que Charles IX donnait à sa mère. Elle se retira en essayant dimprimer une certaine fixité à ses soupçons errants. M. de La Mole, par son peu dimportance, ne répondait pas à ses besoins. En rentrant dans sa chambre, à son tour Catherine trouva Marguerite qui lattendait. -- Ah! ah! dit-elle, cest vous, ma fille; je vous ai envoyé chercher hier soir. -- Je le sais, madame; mais jétais sortie. -- Et ce matin? -- Ce matin, madame, je viens vous trouver pour dire à Votre Majesté quelle va commettre une grande injustice. -- Laquelle? -- Vous allez faire arrêter M. le comte de la Mole. -- Vous vous trompez, ma fille, je ne fais arrêter personne, cest le roi qui fait arrêter, et non pas moi. -- Ne jouons pas sur les mots, madame, quand les circonstances sont graves. On va arrêter M. de La Mole, nest-ce pas? -- Cest probable. -- Comme accusé de sêtre trouvé cette nuit dans la chambre du roi de Navarre et davoir tué deux gardes et blessé M. de Maurevel? -- Cest en effet le crime quon lui impute. -- On le lui impute à tort, madame, dit Marguerite; M. de La Mole nest pas coupable. -- M. de La Mole nest pas coupable! dit Catherine en faisant un soubresaut de joie et en devinant quil allait jaillir quelque lueur de ce que Marguerite venait lui dire. -- Non, reprit Marguerite, il nest pas coupable, il ne peut pas lêtre, car il nétait pas chez le roi. -- Et où était-il? -- Chez moi, madame. -- Chez vous! -- Oui, chez moi. Catherine devait un regard foudroyant à cet aveu dune fille de France, mais elle se contenta de croiser ses mains sur sa ceinture. -- Et... dit-elle après un moment de silence, si lon arrête M. de La Mole et quon linterroge... -- Il dira où il était et avec qui il était, ma mère, répondit Marguerite, quoiquelle fût sûre du contraire. -- Puisquil en est ainsi, vous avez raison, ma fille, il ne faut pas quon arrête M. de La Mole. Marguerite frissonna: il lui sembla quil y avait dans la manière dont sa mère prononçait ces paroles un sens mystérieux et terrible: mais elle navait rien à dire, car ce quelle venait demander lui était accordé. -- Mais alors, dit Catherine, si ce nétait point M. de La Mole qui était chez le roi, cétait un autre? Marguerite se tut. -- Cet autre, le connaissez-vous, ma fille? dit Catherine. -- Non, ma mère, dit Marguerite dune voix mal assurée. -- Voyons, ne soyez pas confiante à moitié. -- Je vous répète, madame, que je ne le connais pas, répondit une seconde fois Marguerite en pâlissant malgré elle. -- Bien, bien, dit Catherine dun air indifférent, on sinformera. Allez, ma fille: tranquillisez-vous, votre mère veille sur votre honneur. Marguerite sourit. -- Ah! murmura Catherine, on se ligue; Henri et Marguerite sentendent: pourvu que la femme soit muette, le mari est aveugle. Ah! vous êtes bien adroits, mes enfants, et vous vous croyez bien forts; mais votre force est dans votre union, et je vous briserai les uns après les autres. Dailleurs un jour viendra où Maurevel pourra parler ou écrire, prononcer un nom ou former six lettres, et ce jour-là on saura tout... -- Oui, mais dici à ce jour-là le coupable sera en sûreté. Ce quil y a de mieux, cest de les désunir tout de suite. Et en vertu de ce raisonnement, Catherine reprit le chemin des appartements de son fils, quelle trouva en conférence avec dAlençon. -- Ah! ah! dit Charles IX en fronçant le sourcil, cest vous, ma mère? -- Pourquoi navez-vous pas dit _encore? _Le mot était dans votre pensée, Charles. -- Ce qui est dans ma pensée nappartient quà moi, madame, dit le roi de ce ton brutal quil prenait quelquefois, même pour parler à Catherine. Que me voulez-vous? dites vite. -- Eh bien, vous aviez raison, mon fils, dit Catherine à Charles; et vous, dAlençon, vous aviez tort. -- En quoi, madame? demandèrent les deux princes. -- Ce nest point M. de La Mole qui était chez le roi de Navarre. -- Ah! ah! dit François en pâlissant. -- Et qui était-ce donc? demanda Charles. -- Nous ne le savons pas encore, mais nous le saurons quand Maurevel pourra parler. Ainsi, laissons là cette affaire qui ne peut tarder à séclaircir, et revenons à M. de La Mole. -- Eh bien, M. de La Mole, que lui voulez-vous, ma mère, puisquil nétait pas chez le roi de Navarre? -- Non, dit Catherine, il nétait pas chez le roi, mais il était chez... la reine. -- Chez la reine! dit Charles en partant dun éclat de rire nerveux. -- Chez la reine! murmura dAlençon en devenant pâle comme un cadavre. -- Mais non, mais non, dit Charles, Guise ma dit avoir rencontré la litière de Marguerite. -- Cest cela, dit Catherine; elle a une maison en ville. -- Rue Cloche-Percée! sécria le roi. -- Oh! oh! cest trop fort, dit dAlençon en enfonçant ses ongles dans les chairs de sa poitrine. Et me lavoir recommandé à moi- même! -- Ah! mais jy pense! dit le roi en sarrêtant tout à coup, cest lui alors qui sest défendu cette nuit contre nous et qui ma jeté une aiguière dargent sur la tête, le misérable! -- Oh! oui, répéta François, le misérable! -- Vous avez raison, mes enfants, dit Catherine sans avoir lair de comprendre le sentiment qui faisait parler chacun de ses deux fils. Vous avez raison, car une seule indiscrétion de ce gentilhomme peut causer un scandale horrible; perdre une fille de France! il ne faut quun moment divresse pour cela. -- Ou de vanité, dit François. -- Sans doute, sans doute, dit Charles; mais nous ne pouvons cependant déférer la cause à des juges, à moins que Henriot ne consente à se porter plaignant. -- Mon fils, dit Catherine en posant la main sur lépaule de Charles et en lappuyant dune façon assez significative pour appeler toute lattention du roi sur ce quelle allait proposer, écoutez bien ce que je vous dis: Il y a crime et il peut y avoir scandale. Mais ce nest pas avec des juges et des bourreaux quon punit ces sortes de délits à la majesté royale. Si vous étiez de simples gentilshommes, je naurais rien à vous apprendre, car vous êtes braves tous deux; mais vous êtes princes, vous ne pouvez croiser votre épée contre celle dun hobereau: avisez à vous venger en princes. -- Mort de tous les diables! dit Charles, vous avez raison, ma mère, et jy vais rêver. -- Je vous y aiderai, mon frère, sécria François. -- Et moi, dit Catherine en détachant la cordelière de soie noire qui faisait trois fois le tour de sa taille, et dont chaque bout, terminé par un gland, retombait jusquaux genoux, je me retire, mais je vous laisse ceci pour me représenter. Et elle jeta la cordelière aux pieds des deux princes. -- Ah! ah! dit Charles, je comprends. -- Cette cordelière... fit dAlençon en la ramassant. -- Cest la punition et le silence, dit Catherine victorieuse; seulement, ajouta-t-elle, il ny aurait pas de mal à mettre Henri dans tout cela. Et elle sortit. -- Pardieu! dit dAlençon, rien de plus facile, et quand Henri saura que sa femme le trahit... Ainsi, ajouta-t-il en se tournant vers le roi, vous avez adopté lavis de notre mère? -- De point en point, dit Charles, ne se doutant point quil enfonçait mille poignards dans le coeur de dAlençon. Cela contrariera Marguerite, mais cela réjouira Henriot. Puis, appelant un officier de ses gardes, il ordonna que lon fît descendre Henri; mais se ravisant: -- Non, non, dit-il, je vais le trouver moi-même. Toi, dAlençon, préviens dAnjou et Guise. Et sortant de son appartement, il prit le petit escalier tournant par lequel on montait au second, et qui aboutissait à la porte de Henri. VIII Projets de vengeance Henri avait profité du moment de répit que lui donnait linterrogatoire si bien soutenu par lui pour courir chez madame de Sauve. Il y avait trouvé Orthon complètement revenu de son évanouissement; mais Orthon navait pu rien lui dire, si ce nétait que des hommes avaient fait irruption chez lui, et que le chef de ces hommes lavait frappé dun coup de pommeau dépée qui lavait étourdi. Quant à Orthon, on ne sen était pas inquiété. Catherine lavait vu évanoui et lavait cru mort. Et comme il était revenu à lui dans lintervalle du départ de la reine mère, à larrivée du capitaine des gardes chargé de déblayer la place, il sétait réfugié chez madame de Sauve. Henri pria Charlotte de garder le jeune homme jusquà ce quil eût des nouvelles de De Mouy, qui, du lieu où il sétait retiré, ne pouvait manquer de lui écrire. Alors il enverrait Orthon porter sa réponse à de Mouy, et, au lieu dun homme dévoué, il pouvait alors compter sur deux. Ce plan arrêté, il était revenu chez lui et philosophait en se promenant de long en large, lorsque tout à coup la porte souvrit et le roi parut. -- Votre Majesté! sécria Henri en sélançant au-devant du roi. -- Moi-même... En vérité, Henriot, tu es un excellent garçon, et je sens que je taime de plus en plus. -- Sire, dit Henri, Votre Majesté me comble. -- Tu nas quun tort, Henriot. -- Lequel? celui que Votre Majesté ma déjà reproché plusieurs fois, dit Henri, de préférer la chasse à courre à la chasse au vol? -- Non, non, je ne parle pas de celui-là, Henriot, je parle dun autre. -- Que Votre Majesté sexplique, dit Henri, qui vit au sourire de Charles que le roi était de bonne humeur, et je tâcherai de me corriger. -- Cest, ayant de bons yeux comme tu les as, de ne pas voir plus clair que tu ne vois. -- Bah! dit Henri, est-ce que, sans men douter, je serais myope, Sire? -- Pis que cela, Henriot, pis que cela, tu es aveugle. -- Ah! vraiment, dit le Béarnais; mais ne serait-ce pas quand je ferme les yeux que ce malheur-là marrive? -- Oui-da! dit Charles, tu en es bien capable. En tout cas, je vais te les ouvrir, moi. -- Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut. Votre Majesté est le représentant de Dieu en ce monde; elle peut donc faire sur la terre ce que Dieu fait au ciel: jécoute. -- Quand Guise a dit hier soir que ta femme venait de passer, escortée dun dameret, tu nas pas voulu le croire! -- Sire, dit Henri, comment croire que la soeur de Votre Majesté commette une pareille imprudence? -- Quand il ta dit que ta femme était allée rue Cloche-Percée, tu nas pas voulu le croire non plus! -- Comment supposer, Sire, quune fille de France risque publiquement sa réputation? -- Quand nous avons assiégé la maison de la rue Cloche-Percée, et que jai reçu, moi, une aiguière dargent sur lépaule, dAnjou une compote doranges sur la tête, et de Guise un jambon de sanglier par la figure, tu as vu deux femmes et deux hommes? -- Je nai rien vu, Sire. Votre Majesté doit se rappeler que jinterrogeais le concierge. -- Oui; mais, corboeuf! jai vu, moi! -- Ah! si Votre Majesté a vu, cest autre chose. -- Cest-à-dire jai vu deux hommes et deux femmes. Eh bien, je sais maintenant, à nen pas douter, quune de ces deux femmes était Margot, et quun de ces deux hommes était M. de La Mole. -- Eh mais! dit Henri, si M. de La Mole était rue Cloche-Percée, il nétait pas ici. -- Non, dit Charles, non, il nétait pas ici. Mais il nest plus question de la personne qui était ici, on la connaîtra quand cet imbécile de Maurevel pourra parler ou écrire. Il est question que Margot te trompe. -- Bah! dit Henri, ne croyez donc pas des médisances. -- Quand je te disais que tu es plus que myope, que tu es aveugle, mort-diable! veux-tu me croire une fois, entêté? Je te dis que Margot te trompe, que nous étranglerons ce soir lobjet de ses affections. Henri fit un bond de surprise et regarda son beau-frère dun air stupéfait. -- Tu nen es pas fâché, Henri, au fond, avoue cela. Margot va bien crier comme cent mille corneilles; mais, ma foi, tant pis. Je ne veux pas quon te rende malheureux, moi. Que Condé soit trompé par le duc dAnjou, je men bats loeil, Condé est mon ennemi; mais toi, tu es mon frère, tu es plus que mon frère, tu es mon ami. -- Mais, Sire... -- Et je ne veux pas quon te moleste, je ne veux pas quon te berne; il y a assez longtemps que tu sers de quintaine à tous ces godelureaux qui arrivent de province pour ramasser nos miettes et courtiser nos femmes; quils y viennent, ou plutôt quils y reviennent, corboeuf! On ta trompé, Henriot, cela peut arriver à tout le monde; mais tu auras, je te jure, une éclatante satisfaction, et lon dira demain: Mille noms dun diable! il paraît que le roi Charles aime son frère Henriot, car cette nuit il a drôlement fait tirer la langue à M. de La Mole. -- Voyons, Sire, dit Henri, est-ce véritablement une chose bien arrêtée? -- Arrêtée, résolue, décidée; le muguet naura pas à se plaindre. Nous faisons lexpédition entre moi, dAnjou, dAlençon et Guise: un roi, deux fils de France et un prince souverain sans te compter. -- Comment, sans me compter? -- Oui, tu en seras, toi. -- Moi? -- Oui, toi; dague-moi ce gaillard-là dune façon royale tandis que nous létranglerons. -- Sire, dit Henri, votre bonté me confond; mais comment savez- vous? -- Eh! corne du diable! il paraît que le drôle sen est vanté. Il va tantôt chez elle au Louvre, tantôt rue Cloche-Percée. Ils font des vers ensemble; je voudrais bien voir des vers de ce muguet-là; des pastorales; ils causent de Bion et de Moschus, ils font alterner Daphnis et Corydon. Ah ça, prends moi une bonne miséricorde, au moins! -- Sire, dit Henri, en y réfléchissant... -- Quoi? -- Votre Majesté comprendra que je ne puis me trouver à une pareille expédition. Être là en personne serait inconvenant, ce me semble. Je suis trop intéressé à la chose pour que mon intervention ne soit pas traitée de férocité. Votre Majesté venge lhonneur de sa soeur sur un fat qui sest vanté en calomniant ma femme, rien nest plus simple, et Marguerite, que je maintiens innocente, Sire, nest pas déshonorée pour cela: mais si je suis de la partie, cest autre chose; ma coopération fait dun acte de justice un acte de vengeance. Ce nest plus une exécution, cest un assassinat; ma femme nest plus calomniée, elle est coupable. -- Mordieu! Henri, tu parles dor, et je le disais tout à lheure encore à ma mère, tu as de lesprit comme un démon. Et Charles regarda complaisamment son beau-frère, qui sinclina pour répondre au compliment. -- Néanmoins, ajouta Charles, tu es content quon te débarrasse de ce muguet? -- Tout ce que fait Votre Majesté est bien fait, répondit le roi de Navarre. -- Cest bien, cest bien alors, laisse-moi donc faire ta besogne; sois tranquille, elle nen sera pas plus mal faite. -- Je men rapporte à vous, Sire, dit Henri. -- Seulement à quelle heure va-t-il ordinairement chez ta femme? -- Mais vers les neuf heures du soir. -- Et il en sort? -- Avant que je ny arrive, car je ne ly trouve jamais. -- Vers... -- Vers les onze heures. -- Bon; descends ce soir à minuit, la chose sera faite. Et Charles ayant cordialement serré la main à Henri, et lui ayant renouvelé ses promesses damitié, sortit en sifflant son air de chasse favori. -- Ventre-saint-gris! dit le Béarnais en suivant Charles des yeux, je suis bien trompé si toute cette diablerie ne sort pas encore de chez la reine mère. En vérité elle ne sait quinventer pour nous brouiller, ma femme et moi; un si joli ménage! Et Henri se mit à rire comme il riait quand personne ne pouvait le voir ni lentendre. Vers les sept heures du soir de la même journée où tous ces événements sétaient passés, un beau jeune homme, qui venait de prendre un bain, sépilait et se promenait avec complaisance, fredonnant une petite chanson devant une glace dans une chambre du Louvre. À côté de lui dormait ou plutôt se détirait sur un lit un autre jeune homme. Lun était notre ami La Mole, dont on sétait si fort occupé dans la journée, et dont on soccupait encore peut-être davantage sans quil le soupçonnât, et lautre son compagnon Coconnas. En effet, tout ce grand orage avait passé autour de lui sans quil eût entendu gronder la foudre, sans quil eût vu briller les éclairs. Rentré à trois heures du matin, il était resté couché jusquà trois heures du soir, moitié dormant, moitié rêvant, bâtissant des châteaux sur ce sable mouvant quon appelle lavenir; puis il sétait levé, avait été passer une heure chez les baigneurs à la mode, était allé dîner chez maître La Hurière, et, de retour au Louvre, il achevait sa toilette pour aller faire sa visite ordinaire à la reine. -- Et tu dis donc que tu as dîné, toi? lui demanda Coconnas en bâillant. -- Ma foi, oui, et de grand appétit. -- Pourquoi ne mas-tu pas emmené avec toi, égoïste? -- Ma foi, tu dormais si fort que je nai pas voulu te réveiller. Mais, sais-tu? tu souperas au lieu de dîner. Surtout noublie pas de demander à maître La Hurière de ce petit vin dAnjou qui lui est arrivé ces jours-ci. -- Il est bon? -- Demandes-en, je ne te dis que cela. -- Et toi, ou vas-tu? -- Moi, dit La Mole, étonné que son ami lui fit même cette question, où je vais? faire ma cour à la reine. -- Tiens, au fait, dit Coconnas, si jallais dîner à notre petite maison de la rue Cloche-Percée, je dînerais des reliefs dhier, et il y a un certain vin dAlicante qui est restaurant. -- Cela serait imprudent, Annibal, mon ami, après ce qui sest passé cette nuit. Dailleurs ne nous a-t-on pas fait donner notre parole que nous ny retournerions pas seuls? Passe-moi donc mon manteau. -- Cest ma foi vrai, dit Coconnas; je lavais oublié. Mais où diable est-il donc ton manteau?... Ah! le voilà. -- Non, tu me passes le noir, et cest le rouge que je te demande. La reine maime mieux avec celui-là. -- Ah! ma foi, dit Coconnas après avoir regardé de tous côtés, cherche-le toi-même, je ne le trouve pas. -- Comment, dit La Mole, tu ne le trouves pas? mais où donc est- il? -- Tu lauras vendu... -- Pour quoi faire? il me reste encore six écus. -- Alors, mets le mien. -- Ah! oui... un manteau jaune avec un pourpoint vert, jaurais lair dun papegeai. -- Par ma foi tu es trop difficile. Arrange-toi comme tu voudras, alors. En ce moment, et comme après avoir tout mis sens dessus dessous La Mole commençait à se répandre en invectives contre les voleurs qui se glissaient jusque dans le Louvre, un page du duc dAlençon parut avec le précieux manteau tant demandé. -- Ah! sécria La Mole, le voilà, enfin! -- Votre manteau, monsieur?... dit le page. Oui, Monseigneur lavait fait prendre chez vous pour séclaircir à propos dun pari quil avait fait sur la nuance. -- Oh! dit La Mole, je ne le demandais que parce que je veux sortir, mais si Son Altesse désire le garder encore... -- Non, monsieur le comte, cest fini. Le page sortit; La Mole agrafa son manteau. -- Eh bien, continua La Mole, à quoi te décides-tu? -- Je nen sais rien. -- Te retrouverai-je ici ce soir? -- Comment veux-tu que je te dise cela? -- Tu ne sais pas ce que tu feras dans deux heures? -- Je sais bien ce que je ferai, mais je ne sais pas ce quon me fera faire. -- La duchesse de Nevers? -- Non, le duc dAlençon. -- En effet, dit La Mole, je remarque que depuis quelque temps il te fait force amitiés. -- Mais oui, dit Coconnas. -- Alors ta fortune est faite, dit en riant La Mole. -- Peuh! fit Coconnas, un cadet! -- Oh! dit La Mole, il a si bonne envie de devenir laîné, que le ciel fera peut-être un miracle en sa faveur. Ainsi tu ne sais pas où tu seras ce soir? -- Non. -- Au diable, alors... ou plutôt adieu! -- Ce La Mole est terrible, dit Coconnas, pour vouloir toujours quon lui dise où lon sera! est-ce quon le sait? Dailleurs, je crois que jai envie de dormir. Et il se recoucha. Quant à La Mole, il prit son vol vers les appartements de la reine. Arrivé au corridor que nous connaissons, il rencontra le duc dAlençon. -- Ah! cest vous, monsieur de la Mole? lui dit le prince. -- Oui, Monseigneur, répondit La Mole en saluant avec respect. -- Sortez-vous donc du Louvre? -- Non, Votre Altesse; je vais présenter mes hommages à Sa Majesté la reine de Navarre. -- Vers quelle heure sortirez-vous de chez elle, monsieur de la Mole? -- Monseigneur a-t-il quelques ordres à me donner? -- Non, pas pour le moment, mais jaurai à vous parler ce soir. -- Vers quelle heure? -- Mais de neuf à dix. -- Jaurai lhonneur de me présenter à cette heure-là chez Votre Altesse. -- Bien, je compte sur vous. La Mole salua et continua son chemin. -- Ce duc, dit-il, a des moments où il est pâle comme un cadavre; cest singulier. Et il frappa à la porte de la reine. Gillonne, qui semblait guetter son arrivée, le conduisit près de Marguerite. Celle-ci était occupée dun travail qui paraissait la fatiguer beaucoup; un papier chargé de ratures et un volume dIsocrate étaient placés devant elle. Elle fit signe à La Mole de la laisser achever un paragraphe; puis, ayant terminé, ce qui ne fut pas long, elle jeta sa plume, et invita le jeune homme à sasseoir près delle. La Mole rayonnait. Il navait jamais été si beau, jamais si gai. -- Du grec! sécria-t-il en jetant les yeux sur le livre; une harangue dIsocrate! Que voulez-vous faire de cela? Oh! oh! sur ce papier du latin: _Ad Sarmatiae legatos reginae Margaritae concio! _Vous allez donc haranguer ces barbares en latin? -- Il le faut bien, dit Marguerite, puisquils ne parlent pas français. -- Mais comment pouvez-vous faire la réponse avant davoir le discours? -- Une plus coquette que moi vous ferait croire à une improvisation; mais pour vous, mon Hyacinthe, je nai point de ces sortes de tromperies: on ma communiqué davance le discours, et jy réponds. -- Sont-ils donc près darriver, ces ambassadeurs? -- Mieux que cela, ils sont arrivés ce matin. -- Mais personne ne le sait? -- Ils sont arrivés incognito. Leur entrée solennelle est remise à après-demain, je crois. Au reste, vous verrez, dit Marguerite avec un petit air satisfait qui nétait point exempt de pédantisme, ce que jai fait ce soir est assez cicéronien; mais laissons là ces futilités. Parlons de ce qui vous est arrivé. -- À moi? -- Oui. -- Que mest-il donc arrivé? -- Ah! vous avez beau faire le brave, je vous trouve un peu pâle. -- Alors, cest davoir trop dormi; je men accuse bien humblement. -- Allons, allons, ne faisons point le fanfaron, je sais tout. -- Ayez donc la bonté de me mettre au courant, ma perle, car moi je ne sais rien. -- Voyons, répondez-moi franchement. Que vous a demandé la reine mère? -- La reine mère à moi! avait-elle donc à me parler? -- Comment! vous ne lavez pas vue? -- Non. -- Et le roi Charles? -- Non. -- Et le roi de Navarre? -- Non. -- Mais le duc dAlençon, vous lavez vu? -- Oui, tout à lheure, je lai rencontré dans le corridor. -- Que vous a-t-il dit? -- Quil avait à me donner quelques ordres entre neuf et dix heures du soir. -- Et pas autre chose? -- Pas autre chose. -- Cest étrange. -- Mais enfin, que trouvez-vous détrange, dites-moi? -- Que vous nayez entendu parler de rien. -- Que sest-il donc passé? -- Il sest passé que pendant toute cette journée, malheureux, vous avez été suspendu sur un abîme. -- Moi? -- Oui, vous. -- À quel propos? -- Écoutez. De Mouy, surpris cette nuit dans la chambre du roi de Navarre, que lon voulait arrêter, a tué trois hommes, et sest sauvé, sans que lon reconnût de lui autre chose que le fameux manteau rouge. -- Eh bien? -- Eh bien, ce manteau rouge qui mavait trompée une fois en a trompé dautres aussi: vous avez été soupçonné, accusé même de ce triple meurtre. Ce matin on voulait vous arrêter, vous juger, qui sait? vous condamner peut-être, car pour vous sauver vous neussiez pas voulu dire où vous étiez, nest-ce pas? -- Dire où jétais! sécria La Mole, vous compromettre, vous, ma belle Majesté! Oh! vous avez bien raison; je fusse mort en chantant pour épargner une larme à vos beaux yeux. -- Hélas! mon pauvre gentilhomme! dit Marguerite, mes beaux yeux eussent bien pleuré. -- Mais comment sest apaisé ce grand orage? -- Devinez. -- Que sais-je, moi? -- Il ny avait quun moyen de prouver que vous nétiez pas dans la chambre du roi de Navarre. -- Lequel? -- Cétait de dire où vous étiez. -- Eh bien? -- Eh bien, je lai dit! -- Et à qui? -- À ma mère. -- Et la reine Catherine... -- La reine Catherine sait que vous êtes mon amant. -- Oh! madame, après avoir tant fait pour moi, vous pouvez tout exiger de votre serviteur. Oh! vraiment, cest beau et grand, Marguerite, ce que vous avez fait là! Oh! Marguerite, ma vie est bien à vous! -- Je lespère, car je lai arrachée à ceux qui me la voulaient prendre; mais à présent vous êtes sauvé. -- Et par vous! sécria le jeune homme, par ma reine adorée! Au même moment un bruit éclatant les fit tressaillir. La Mole se rejeta en arrière plein dun vague effroi; Marguerite poussa un cri, demeura les yeux fixés sur la vitre brisée dune fenêtre. Par cette vitre un caillou de la grosseur dun oeuf venait dentrer; il roulait encore sur le parquet. La Mole vit à son tour le carreau cassé et reconnut la cause du bruit. -- Quel est linsolent?... sécria-t-il. Et il sélança vers la fenêtre. -- Un moment, dit Marguerite; à cette pierre est attaché quelque chose, ce me semble. -- En effet, dit La Mole, on dirait un papier. Marguerite se précipita sur létrange projectile, et arracha la mince feuille qui, pliée comme un étroit ruban, enveloppait le caillou par le milieu. Ce papier était maintenu par une ficelle, laquelle sortait par louverture de la vitre cassée. Marguerite déplia la lettre et lut. -- Malheureux! sécria-t-elle. Elle tendit le papier à La Mole pâle, debout et immobile comme la statue de lEffroi. La Mole, le coeur serré dune douleur pressentimentale, lut ces mots: «On attend M. de La Mole avec de longues épées dans le corridor qui conduit chez M. dAlençon. Peut-être aimerait-il mieux sortir par cette fenêtre et aller rejoindre M. de Mouy à Mantes...» -- Eh! demanda La Mole après avoir lu, ces épées sont-elles donc plus longues que la mienne? -- Non, mais il y en a peut-être dix contre une. -- Et quel est lami qui nous envoie ce billet? demanda La Mole. Marguerite le reprit des mains du jeune homme et fixa sur lui un regard ardent. -- Lécriture du roi de Navarre! sécria-t-elle. Sil prévient, cest que le danger est réel. Fuyez, La Mole, fuyez, cest moi qui vous en prie. -- Et comment voulez-vous que je fuie? dit La Mole. -- Mais cette fenêtre, ne parle-t-on pas de cette fenêtre? -- Ordonnez, ma reine, et je sauterai de cette fenêtre pour vous obéir, dussé-je vingt fois me briser en tombant. -- Attendez donc, attendez donc, dit Marguerite. Il me semble que cette ficelle supporte un poids. -- Voyons, dit La Mole. Et tous deux, attirant à eux lobjet suspendu après cette corde, virent avec une joie indicible apparaître lextrémité dune échelle de crin et de soie. -- Ah! vous êtes sauvé, sécria Marguerite. -- Cest un miracle du ciel! -- Non, cest un bienfait du roi de Navarre. -- Et si cétait un piège, au contraire? dit La Mole; si cette échelle devait se briser sous mes pieds! madame, navez-vous point avoué aujourdhui votre affection pour moi? Marguerite, à qui la joie avait rendu ses couleurs, redevint dune pâleur mortelle. -- Vous avez raison, dit-elle, cest possible. Et elle sélança vers la porte. -- Quallez-vous faire? sécria La Mole. -- Massurer par moi-même sil est vrai quon vous attende dans le corridor. -- Jamais, jamais! Pour que leur colère tombe sur vous! -- Que voulez-vous quon fasse à une fille de France? femme et princesse du sang, je suis deux fois inviolable. La reine dit ces paroles avec une telle dignité quen effet La Mole comprit quelle ne risquait rien, et quil devait la laisser agir comme elle lentendrait. Marguerite mit La Mole sous la garde de Gillonne en laissant à sa sagacité, selon ce qui se passerait, de fuir, ou dattendre son retour, et elle savança dans le corridor qui, par un embranchement, conduisait à la bibliothèque ainsi quà plusieurs salons de réception, et qui en le suivant dans toute sa longueur aboutissait aux appartements du roi, de la reine mère, et à ce petit escalier dérobé par lequel on montait chez le duc dAlençon et chez Henri. Quoiquil fût à peine neuf heures du soir, toutes les lumières étaient éteintes, et le corridor, à part une légère lueur qui venait de lembranchement, était dans la plus parfaite obscurité. La reine de Navarre savança dun pas ferme; mais lorsquelle fut au tiers du corridor à peine, elle entendit comme un chuchotement de voix basses auxquelles le soin quon prenait de les éteindre donnait un accent mystérieux et effrayant. Mais presque aussitôt le bruit cessa comme si un ordre supérieur leût éteint, et tout rentra dans lobscurité; car cette lueur, si faible quelle fût, parut diminuer encore. Marguerite continua son chemin, marchant droit au danger qui, sil existait, lattendait là. Elle était calme en apparence, quoique ses mains crispées indiquassent une violente tension nerveuse. À mesure quelle sapprochait, ce silence sinistre redoublait, et une ombre pareille à celle dune main obscurcissait la tremblante et incertaine lueur. Tout à coup, arrivée à lembranchement du corridor, un homme fit deux pas en avant, démasqua un bougeoir de vermeil dont il séclairait en sécriant: -- Le voilà! Marguerite se trouva face à face avec son frère Charles. Derrière lui se tenait debout, un cordon de soie à la main, le duc dAlençon. Au fond, dans lobscurité, deux ombres apparaissaient debout, lune à côté de lautre, ne reflétant dautre lumière que celle que renvoyait lépée nue quils tenaient à la main. Marguerite embrassa tout le tableau dun coup doeil. Elle fit un effort suprême, et répondit en souriant à Charles: -- Vous voulez dire: _La voilà, _Sire! Charles recula dun pas. Tous les autres demeurèrent immobiles. -- Toi, Margot! dit-il; et où vas-tu à cette heure? -- À cette heure! dit Marguerite; est-il donc si tard? -- Je te demande où tu vas. -- Chercher un livre des discours de Cicéron, que je pense avoir laissé chez notre mère. -- Ainsi, sans lumière? -- Je croyais le corridor éclairé. -- Et tu viens de chez toi? -- Oui. -- Que fais-tu donc ce soir? -- Je prépare ma harangue aux envoyés polonais. Ny a-t-il pas conseil demain, et nest-il pas convenu que chacun soumettra sa harangue à Votre Majesté? -- Et nas-tu pas quelquun qui taide dans ce travail? Marguerite rassembla toutes ses forces. -- Oui, mon frère, dit-elle, M. de La Mole; il est très savant. -- Si savant, dit le duc dAlençon, que je lavais prié, quand il aurait fini avec vous, ma soeur, de me venir trouver pour me donner des conseils, à moi qui ne suis pas de votre force. -- Et vous lattendiez? dit Marguerite du ton le plus naturel. -- Oui, dit dAlençon avec impatience. -- En ce cas, fit Marguerite, je vais vous lenvoyer, mon frère, car nous avons fini. -- Et votre livre? dit Charles. -- Je le ferai prendre par Gillonne. Les deux frères échangèrent un signe. -- Allez, dit Charles; et nous, continuons notre ronde. -- Votre ronde! dit Marguerite; que cherchez-vous donc? -- Le petit homme rouge, dit Charles. Ne savez-vous pas quil y a un petit homme rouge qui revient au vieux Louvre? Mon frère dAlençon prétend lavoir vu, et nous sommes en quête de lui. -- Bonne chasse, dit Marguerite. Et elle se retira en jetant un regard derrière elle. Elle vit alors sur la muraille du corridor les quatre ombres réunies et qui semblaient conférer. En une seconde elle fut à la porte de son appartement. -- Ouvre, Gillonne, dit-elle, ouvre. Gillonne obéit. Marguerite sélança dans lappartement, et trouva La Mole qui lattendait, calme et résolu, mais lépée à la main. -- Fuyez, dit-elle, fuyez sans perdre une seconde. Ils vous attendent dans le corridor pour vous assassiner. -- Vous lordonnez? dit La Mole. -- Je le veux. Il faut nous séparer pour nous revoir. Pendant lexcursion de Marguerite, La Mole avait assuré léchelle à la barre de la fenêtre, il lenjamba; mais avant de poser le pied sur le premier échelon, il baisa tendrement la main de la reine. -- Si cette échelle est un piège et que je meure pour vous, Marguerite, souvenez-vous de votre promesse. -- Ce nest pas une promesse, La Mole, cest un serment. Ne craignez rien. Adieu. Et La Mole enhardi se laissa glisser plutôt quil ne descendit par léchelle. Au même moment on frappa à la porte. Marguerite suivit des yeux La Mole dans sa périlleuse opération, et ne se retourna quau moment où elle se fut bien assurée que ses pieds avaient touché la terre. -- Madame, disait Gillonne, madame! -- Eh bien? demanda Marguerite. -- Le roi frappe à la porte. -- Ouvrez. Gillonne obéit. Les quatre princes, sans doute impatientés dattendre, étaient debout sur le seuil. Charles entra. Marguerite vint au-devant de son frère, le sourire sur les lèvres. Le roi jeta un regard rapide autour de lui. -- Que cherchez-vous, mon frère? demanda Marguerite. -- Mais, dit Charles, je cherche... je cherche... eh! corne de boeuf! je cherche M. de La Mole. -- M. de La Mole! -- Oui; où est-il?Marguerite prit son frère par la main et le conduisit à la fenêtre. En ce moment même deux hommes séloignaient au grand galop de leurs chevaux, gagnant la tour de bois; lun deux détacha son écharpe, et fit en signe dadieu voltiger le blanc satin dans la nuit: ces deux hommes étaient La Mole et Orthon. Marguerite montra du doigt les deux hommes à Charles. -- Eh bien, demanda le roi, que veut dire cela? -- Cela veut dire, répondit Marguerite, que M. le duc dAlençon peut remettre son cordon dans sa poche et MM. dAnjou et de Guise leur épée dans le fourreau, attendu que M. de La Mole ne repassera pas cette nuit par le corridor. IX Les Atrides Depuis son retour à Paris, Henri dAnjou navait pas encore revu librement sa mère Catherine, dont, comme chacun sait, il était le fils bien-aimé. Cétait pour lui non pas la vaine satisfaction de létiquette, non plus un cérémonial pénible à remplir, mais laccomplissement dun devoir bien doux pour ce fils qui, sil naimait pas sa mère, était sûr du moins dêtre tendrement aimé par elle. En effet, Catherine préférait réellement ce fils, soit pour sa bravoure, soit plutôt pour sa beauté, car il y avait, outre la mère, de la femme dans Catherine, soit enfin parce que, suivant quelques chroniques scandaleuses, Henri dAnjou rappelait à la Florentine certaine heureuse époque de mystérieuses amours. Catherine savait seule le retour du duc dAnjou à Paris, retour que Charles IX eût ignoré si le hasard ne leût point conduit en face de lhôtel de Condé au moment même où son frère en sortait. Charles ne lattendait que le lendemain, et Henri dAnjou espérait lui dérober les deux démarches qui avaient avancé son arrivée dun jour, et qui étaient sa visite à la belle Marie de Clèves, princesse de Condé, et sa conférence avec les ambassadeurs polonais. Cest cette dernière démarche, sur lintention de laquelle Charles était incertain, que le duc dAnjou avait à expliquer à sa mère; et le lecteur, qui, comme Henri de Navarre, était certainement dans lerreur à lendroit de cette démarche, profitera de lexplication. Aussi lorsque le duc dAnjou, longtemps attendu, entra chez sa mère, Catherine, si froide, si compassée dhabitude, Catherine, qui navait depuis le départ de son fils bien-aimé embrassé avec effusion que Coligny qui devait être assassiné le lendemain, ouvrit ses bras à lenfant de son amour et le serra sur sa poitrine avec un élan daffection maternelle quon était étonné de trouver encore dans ce coeur desséché. Puis elle séloignait de lui, le regardait et se reprenait encore à lembrasser. -- Ah! madame, lui dit-il, puisque le ciel me donne cette satisfaction dembrasser sans témoin ma mère, consolez lhomme le plus malheureux du monde. -- Eh! mon Dieu! mon cher enfant, sécria Catherine, que vous est- il donc arrivé? -- Rien que vous ne sachiez, ma mère. Je suis amoureux, je suis aimé; mais cest cet amour même qui fait mon malheur à moi. -- Expliquez-moi cela, mon fils, dit Catherine. -- Eh! ma mère... ces ambassadeurs, ce départ... -- Oui, dit Catherine, ces ambassadeurs sont arrivés, ce départ presse. -- Il ne presse pas, ma mère, mais mon frère le pressera. Il me déteste, je lui fais ombrage, il veut se débarrasser de moi. Catherine sourit. -- En vous donnant un trône, pauvre malheureux couronné! -- Oh! nimporte, ma mère, reprit Henri avec angoisse, je ne veux pas partir. Moi, un fils de France, élevé dans le raffinement des moeurs polies, près de la meilleure mère, aimé dune des plus charmantes femmes de la terre, jirais là-bas dans ces neiges, au bout du monde, mourir lentement parmi ces gens grossiers qui senivrent du matin au soir et jugent les capacités de leur roi sur celles dun tonneau, selon ce quil contient! Non, ma mère, je ne veux point partir, jen mourrais! -- Voyons, Henri, dit Catherine en pressant les deux mains de son fils, voyons, est-ce là la véritable raison? Henri baissa les yeux comme sil nosait, à sa mère elle-même, avouer ce qui se passait dans son coeur. -- Nen est-il pas une autre, demanda Catherine, moins romanesque, plus raisonnable, plus politique! -- Ma mère, ce nest pas ma faute si cette idée mest restée dans lesprit, et peut-être y tient-elle plus de place quelle nen devrait prendre; mais ne mavez-vous pas dit vous-même que lhoroscope tiré à la naissance de mon frère Charles le condamnait à mourir jeune? -- Oui, dit Catherine, mais un horoscope peut mentir, mon fils. Moi-même, jen suis à espérer en ce moment que tous ces horoscopes ne soient pas vrais. -- Mais enfin, son horoscope ne disait-il pas cela? -- Son horoscope parlait dun quart de siècle; mais il ne disait pas si cétait pour sa vie ou pour son règne. -- Eh bien, ma mère, faites que je reste. Mon frère a près de vingt-quatre ans: dans un an la question sera résolue. Catherine réfléchit profondément. -- Oui, certes, dit-elle, cela serait mieux si cela se pouvait ainsi. -- Oh! jugez donc, ma mère, sécria Henri, quel désespoir pour moi si jallais avoir troqué la couronne de France contre celle de Pologne! Être tourmenté là-bas de cette idée que je pouvais régner au Louvre, au milieu de cette cour élégante et lettrée, près de la meilleure mère du monde, dont les conseils meussent épargné la moitié du travail et des fatigues, qui, habituée à porter avec mon père une partie du fardeau de lÉtat, eût bien voulu le porter encore avec moi! Ah! ma mère! jeusse été un grand roi! -- Là, là, cher enfant, dit Catherine, dont cet avenir avait toujours été aussi la plus douce espérance; là, ne vous désolez point. Navez-vous pas songé de votre côté à quelque moyen darranger la chose? -- Oh! certes, oui, et cest surtout pour cela que je suis revenu deux ou trois jours plus tôt quon ne mattendait, tout en laissant croire à mon frère Charles que cétait pour madame de Condé; puis jai été au-devant de Lasco, le plus important des envoyés, je me suis fait connaître de lui, faisant dans cette première entrevue tout ce quil était possible pour me rendre haïssable, et jespère y être parvenu. -- Ah! mon cher enfant, dit Catherine, cest mal. Il faut mettre lintérêt de la France avant vos petites répugnances. -- Ma mère, lintérêt de la France veut-il, en cas de malheur arrivé à mon frère, que ce soit le duc dAlençon ou le roi de Navarre qui règne? -- Oh! le roi de Navarre, jamais, jamais, murmura Catherine en laissant linquiétude couvrir son front de ce voile soucieux qui sy étendait chaque fois que cette question se représentait. -- Ma foi, continua Henri, mon frère dAlençon ne vaut guère mieux et ne vous aime pas davantage. -- Enfin, reprit Catherine, qua dit Lasco? -- Lasco a hésité lui-même quand je lai pressé de demander audience. Oh! sil pouvait écrire en Pologne, casser cette élection? -- Folie, mon fils, folie... ce quune diète a consacré est sacré. -- Mais enfin, ma mère, ne pourrait-on, à ces Polonais, leur faire accepter mon frère à ma place? -- Cest, sinon impossible, du moins difficile, répondit Catherine. -- Nimporte! essayez, tentez, parlez au roi, ma mère; rejetez tout sur mon amour pour madame de Condé; dites que jen suis fou, que jen perds lesprit. Justement il ma vu sortir de lhôtel du prince avec Guise, qui me rend là tous les services dun bon ami. -- Oui, pour faire la Ligue. Vous ne voyez pas cela, vous, mais je le vois. -- Si fait, ma mère, si fait, mais en attendant juse de lui. Eh! ne sommes-nous pas heureux quand un homme nous sert en se servant? -- Et qua dit le roi en vous rencontrant! -- Il a pu croire ce que je lui ai affirmé, cest-à-dire que lamour seul mavait ramené à Paris. -- Mais du reste de la nuit, ne vous en a-t-il pas demandé compte? -- Si fait, ma mère; mais jai été au souper chez Nantouillet, où jai fait un scandale affreux pour que le bruit de ce scandale se répandît et que le roi ne doutât point que jy étais. -- Alors il ignore votre visite à Lasco? -- Absolument. -- Bon, tant mieux. Jessaierai donc de lui parler pour vous, cher enfant; mais, vous le savez, sur cette rude nature aucune influence nest réelle. -- Oh! ma mère, ma mère, quel bonheur si je restais, comme je vous aimerais plus encore que je ne vous aime, si cétait possible! -- Si vous restez, on vous enverra encore à la guerre. -- Oh! peu mimporte, pourvu que je ne quitte pas la France. -- Vous vous ferez tuer. -- Ma mère, on ne meurt pas des coups... on meurt de douleur, dennui. Mais Charles ne me permettra point de rester; il me déteste. -- Il est jaloux de vous, mon beau vainqueur, cest une chose dite; pourquoi aussi êtes-vous si brave et si heureux? Pourquoi, à vingt ans à peine, avez-vous gagné des batailles comme Alexandre et comme César? Mais en attendant, ne vous découvrez à personne, feignez dêtre résigné, faites votre cour au roi. Aujourdhui même, on se réunit en conseil privé pour lire et pour discuter les discours qui seront prononcés à la cérémonie; faites le roi de Pologne et laissez-moi le soin du reste. À propos, et votre expédition dhier soir? -- Elle a échoué, ma mère; le galant était prévenu, et il a pris son vol par la fenêtre. -- Enfin, dit Catherine, je saurai un jour quel est le mauvais génie qui contrarie ainsi tous mes projets... En attendant, je men doute, et... malheur à lui! -- Ainsi, ma mère?... dit le duc dAnjou. -- Laissez-moi mener cette affaire. Et elle baisa tendrement Henri sur les yeux en le poussant hors de son cabinet. Bientôt arrivèrent chez la reine les princesses de sa maison. Charles était en belle humeur, car laplomb de sa soeur Margot lavait plus réjoui quaffecté; il nen voulait pas autrement à La Mole, et il lavait attendu avec quelque ardeur dans le corridor parce que cétait une espèce de chasse à laffût. DAlençon, tout au contraire, était très préoccupé. La répulsion quil avait toujours eue pour La Mole sétait changée en haine du moment où il avait su que La Mole était aimé de sa soeur. Marguerite avait tout ensemble lesprit rêveur et loeil au guet. Elle avait à la fois à se souvenir et à veiller. Les députés polonais avaient envoyé le texte des harangues quils devaient prononcer. Marguerite, à qui lon navait pas plus parlé de la scène de la veille que si la scène navait point existé, lut les discours, et, hormis Charles, chacun discuta ce quil répondrait. Charles laissa Marguerite répondre comme elle lentendrait. Il se montra très difficile sur le choix des termes pour dAlençon; mais quant au discours de Henri dAnjou, il y apporta plus que du mauvais vouloir: il fut acharné à corriger et à reprendre. Cette séance, sans rien faire éclater encore, avait lourdement envenimé les esprits. Henri dAnjou, qui avait son discours à refaire presque entièrement, sortit pour se mettre à cette tâche. Marguerite, qui navait pas eu de nouvelles du roi de Navarre depuis celles qui lui avaient été données au détriment des vitres de sa fenêtre, retourna chez elle dans lespérance de ly voir venir. DAlençon, qui avait lu lhésitation dans les yeux de son frère dAnjou, et surpris entre lui et sa mère un regard dintelligence, se retira pour rêver à ce quil regardait comme une cabale naissante. Enfin, Charles allait passer dans sa forge pour achever un épieu quil se fabriquait lui-même, lorsque Catherine larrêta. Charles, qui se doutait quil allait rencontrer chez sa mère quelque opposition à sa volonté, sarrêta et la regarda fixement: -- Eh bien, dit-il, quavons-nous encore? -- Un dernier mot à échanger, Sire. Nous avons oublié ce mot, et cependant il est de quelque importance. Quel jour fixons-nous pour la séance publique? -- Ah! cest vrai, dit le roi en se rasseyant; causons-en, mère. Eh bien! à quand vous plaît-il que nous fixions le jour? -- Je croyais, répondit Catherine, que dans le silence même de Votre Majesté, dans son oubli apparent, il y avait quelque chose de profondément calculé. -- Non, dit Charles; pourquoi cela, ma mère? -- Parce que, ajouta Catherine très doucement, il ne faudrait pas, ce me semble, mon fils, que les Polonais nous vissent courir avec tant dâpreté après cette couronne. -- Au contraire, ma mère, dit Charles, ils se sont hâtés, eux, en venant à marches forcées de Varsovie ici... Honneur pour honneur, politesse pour politesse. -- Votre Majesté peut avoir raison dans un sens, comme dans un autre je pourrais ne pas avoir tort. Ainsi, son avis est que la séance publique doit être hâtée? -- Ma foi, oui, ma mère; ne serait-ce point le vôtre par hasard? -- Vous savez que je nai davis que ceux qui peuvent le plus concourir à votre gloire; je vous dirai donc quen vous pressant ainsi je craindrais quon ne vous accusât de profiter bien vite de cette occasion qui se présente de soulager la maison de France des charges que votre frère lui impose, mais que, bien certainement, il lui rend en gloire et en dévouement. -- Ma mère, dit Charles, à son départ de France, je doterai mon frère si richement que personne nosera même penser ce que vous craignez que lon dise. -- Allons, dit Catherine, je me rends, puisque vous avez une si bonne réponse à chacune de mes objections... Mais, pour recevoir ce peuple guerrier, qui juge de la puissance des États par les signes extérieurs, il vous faut un déploiement considérable de troupes, et je ne pense pas quil y en ait assez de convoquées dans lÎle-de-France. -- Pardonnez-moi, ma mère, car jai prévu lévénement, et je me suis préparé. Jai rappelé deux bataillons de la Normandie, un de la Guyenne; ma compagnie darchers est arrivée hier de la Bretagne; les chevau-légers, répandus dans la Touraine, seront à Paris dans le courant de la journée; et tandis quon croit que je dispose à peine de quatre régiments, jai vingt mille hommes prêts à paraître. -- Ah! ah! dit Catherine surprise; alors il ne vous manque plus quune chose, mais on se la procurera. -- Laquelle? -- De largent. Je crois que vous nen êtes pas fourni outre mesure. -- Au contraire, madame, au contraire, dit Charles IX. Jai quatorze cent mille écus à la Bastille; mon épargne particulière ma remis ces jours passés huit cent mille écus que jai enfouis dans mes caves du Louvre, et, en cas de pénurie, Nantouillet tient trois cent mille autres écus à ma disposition. Catherine frémit; car elle avait vu jusqualors Charles violent et emporté, mais jamais prévoyant. -- Allons, fit-elle, Votre Majesté pense à tout, cest admirable, et pour peu que les tailleurs, les brodeuses et les joailliers se hâtent, Votre Majesté sera en état de donner séance avant six semaines. -- Six semaines! sécria Charles. Ma mère, les tailleurs, les brodeuses et les joailliers travaillent depuis le jour où lon a appris la nomination de mon frère. À la rigueur, tout pourrait être prêt pour aujourdhui; mais, à coup sûr, tout sera prêt dans trois ou quatre jours. -- Oh! murmura Catherine, vous êtes plus pressé encore que je ne le croyais, mon fils. -- Honneur pour honneur, je vous lai dit. -- Bien. Cest donc cet honneur fait à la maison de France qui vous flatte, nest-ce pas? -- Assurément. -- Et voir un fils de France sur le trône de Pologne est votre plus cher désir? -- Vous dites vrai. -- Alors cest le fait, cest la chose et non lhomme qui vous préoccupe, et quel que soit celui qui règne là-bas... -- Non pas, non pas, ma mère, corboeuf! demeurons-en où nous sommes! Les Polonais ont bien choisi. Ils sont adroits et forts, ces gens-là! Nation militaire, peuple de soldats, ils prennent un capitaine pour prince, cest logique, peste! dAnjou fait leur affaire: le héros de Jarnac et de Moncontour leur va comme un gant... Qui voulez-vous que je leur envoie? dAlençon? un lâche! cela leur donnerait une belle idée des Valois! ... DAlençon! il fuirait à la première balle qui lui sifflerait aux oreilles, tandis que Henri dAnjou, un batailleur, bon! toujours lépée au poing, toujours marchant en avant, à pied ou à cheval! ... Hardi! pique, pousse, assomme, tue! Ah! cest un homme que mon frère dAnjou, un vaillant qui va les faire battre du matin au soir, depuis le premier jusquau dernier jour de lannée. Il boit mal, cest vrai; mais il les fera tuer de sang-froid, voilà tout. Il sera là dans sa sphère, ce cher Henri! Sus! sus! au champ de bataille! Bravo les trompettes et les tambours! Vive le roi! vive le vainqueur! vive le général! On le proclame _imperator _trois fois lan! Ce sera admirable pour la maison de France et lhonneur des Valois... Il sera peut-être tué; mais, ventremahon! ce sera une mort superbe! Catherine frissonna et un éclair jaillit de ses yeux. -- Dites, sécria-t-elle, que vous voulez éloigner Henri dAnjou, dites que vous naimez pas votre frère! -- Ah! ah! ah! fit Charles en éclatant dun rire nerveux, vous avez deviné cela, vous, que je voulais léloigner? Vous avez deviné cela, vous, que je ne laimais pas? Et quand cela serait, voyons? Aimer mon frère! Pourquoi donc laimerais-je? Ah! ah! ah! est-ce que vous voulez rire?... (Et à mesure quil parlait, ses joues pâles sanimaient dune fébrile rougeur.) Est-ce quil maime, lui? Est-ce que vous maimez, vous? Est-ce que, excepté mes chiens, Marie Touchet et ma nourrice, est-ce quil y a quelquun qui mait jamais aimé? Non, non, je naime pas mon frère, je naime que moi, entendez-vous! et je nempêche pas mon frère den faire autant que je fais. -- Sire, dit Catherine sanimant à son tour, puisque vous me découvrez votre coeur, il faut que je vous ouvre le mien. Vous agissez en roi faible, en monarque mal conseillé; vous renvoyez votre second frère, le soutien naturel du trône, et qui est en tous points digne de vous succéder sil vous advenait malheur, laissant dans ce cas votre couronne à labandon; car, comme vous le disiez, dAlençon est jeune, incapable, faible, plus que faible, lâche! ... Et le Béarnais se dresse derrière, entendez- vous? -- Eh! mort de tous les diables! sécria Charles, quest-ce que me fait ce qui arrivera quand je ny serai plus? Le Béarnais se dresse derrière mon frère, dites-vous? Corboeuf! tant mieux! ... Je disais que je naimais personne... je me trompais, jaime Henriot; oui, je laime, ce bon Henriot: il a lair franc, la main tiède, tandis que je ne vois autour de moi que des yeux faux et ne touche que des mains glacées. Il est incapable de trahison envers moi, jen jurerais. Dailleurs je lui dois un dédommagement: on lui a empoisonné sa mère, pauvre garçon! des gens de ma famille, à ce que jai entendu dire. Dailleurs je me porte bien. Mais, si je tombais malade, je lappellerais, je ne voudrais pas quil me quittât, je ne prendrais rien que de sa main, et quand je mourrai je le ferai roi de France et de Navarre... Et, ventre du pape! au lieu de rire à ma mort, comme feraient mes frères, il pleurerait ou du moins il ferait semblant de pleurer. La foudre tombant aux pieds de Catherine leût moins épouvantée que ces paroles. Elle demeura atterrée, regardant Charles dun oeil hagard; puis enfin, au bout de quelques secondes: -- Henri de Navarre! sécria-t-elle, Henri de Navarre! roi de France au préjudice de mes enfants! Ah! sainte madone! nous verrons! Cest donc pour cela que vous voulez éloigner mon fils? -- Votre fils... et que suis-je donc moi? un fils de louve comme Romulus! sécria Charles tremblant de colère et loeil scintillant comme sil se fût allumé par places. Votre fils! vous avez raison, le roi de France nest pas votre fils lui, le roi de France na pas de frères, le roi de France na pas de mère, le roi de France na que des sujets. Le roi de France na pas besoin davoir des sentiments, il a des volontés. Il se passera quon laime, mais il veut quon lui obéisse. -- Sire, vous avez mal interprété mes paroles: jai appelé mon fils celui qui allait me quitter. Je laime mieux en ce moment parce que cest lui quen ce moment je crains le plus de perdre. Est-ce un crime à une mère de désirer que son enfant ne la quitte pas? -- Et moi, je vous dis quil vous quittera, je vous dis quil quittera la France, quil sen ira en Pologne, et cela dans deux jours; et si vous ajoutez une parole ce sera demain; et si vous ne baissez pas le front, si vous néteignez pas la menace de vos yeux, je létrangle ce soir comme vous vouliez quon étranglât hier lamant de votre fille. Seulement je ne le manquerai pas, moi, comme nous avons manqué La Mole. Sous cette première menace, Catherine baissa le front; mais presque aussitôt elle le releva. -- Ah! pauvre enfant! dit-elle, ton frère veut te tuer. Eh bien, soit tranquille, ta mère te défendra. -- Ah! lon me brave! sécria Charles. Eh bien, par le sang du Christ! il mourra, non pas ce soir, non pas tout à lheure, mais à linstant même. Ah! une arme! une dague! un couteau! ... Ah! Et Charles, après avoir porté inutilement les yeux autour de lui pour chercher ce quil demandait, aperçut le petit poignard que sa mère portait à sa ceinture, se jeta dessus, larracha de sa gaine de chagrin incrustée dargent, et bondit hors de la chambre pour aller frapper Henri dAnjou partout où il le trouverait. Mais en arrivant dans le vestibule ses forces surexcitées au-delà de la puissance humaine, labandonnèrent tout à coup: il étendit le bras, laissa tomber larme aiguë, qui resta fichée dans le parquet, jeta un cri lamentable, saffaissa sur lui-même et roula sur le plancher. En même temps le sang jaillit en abondance de ses lèvres et de son nez. -- Jésus! dit-il, on me tue; à moi! à moi! Catherine, qui lavait suivi, le vit tomber; elle regarda un instant impassible et sans bouger; puis rappelée à elle, non par lamour maternel, mais par la difficulté de la situation, elle ouvrit en criant: -- Le roi se trouve mal! au secours! au secours! À ce cri un monde de serviteurs, dofficiers et de courtisans sempressèrent autour du jeune roi. Mais avant tout le monde une femme sétait élancée, écartant les spectateurs et relevant Charles pâle comme un cadavre. -- On me tue, nourrice, on me tue, murmura le roi baigné de sueur et de sang. -- On te tue! mon Charles! sécria la bonne femme en parcourant tous les visages avec un regard qui fit reculer jusquà Catherine elle-même; et qui donc cela qui te tue? Charles poussa un faible soupir et sévanouit tout à fait. -- Ah! dit le médecin Ambroise Paré, quon avait envoyé chercher à linstant même, ah! voilà le roi bien malade! -- Maintenant, de gré ou de force, se dit limplacable Catherine, il faudra bien quil accorde un délai. Et elle quitta le roi pour aller joindre son second fils, qui attendait avec anxiété dans loratoire le résultat de cet entretien si important pour lui. X LHoroscope En sortant de loratoire, où elle venait dapprendre à Henri dAnjou tout ce qui sétait passé, Catherine avait trouvé René dans sa chambre. Cétait la première fois que la reine et lastrologue se revoyaient depuis la visite que la reine lui avait faite à sa boutique du pont Saint-Michel; seulement, la veille, la reine lui avait écrit, et cétait la réponse à ce billet que René lui apportait en personne. -- Eh bien, lui demanda la reine, lavez-vous vu? -- Oui. -- Comment va-t-il? -- Plutôt mieux que plus mal. -- Et peut-il parler? -- Non, lépée a traversé le larynx. -- Je vous avais dit en ce cas de le faire écrire? -- Jai essayé, lui-même a réuni toutes ses forces; mais sa main na pu tracer que deux lettres presque illisibles, puis il sest évanoui: la veine jugulaire a été ouverte, et le sang quil a perdu lui a ôté toutes ses forces. -- Avez-vous vu ces lettres? -- Les voici. René tira un papier de sa poche et le présenta à Catherine, qui le déplia vivement. -- Un M et un O, dit-elle... Serait-ce décidément ce La Mole, et toute cette comédie de Marguerite ne serait-elle quun moyen de détourner les soupçons? -- Madame, dit René, si josais émettre mon opinion dans une affaire où Votre Majesté hésite à former la sienne, je lui dirais que je crois M. de La Mole trop amoureux pour soccuper sérieusement de politique. -- Vous croyez? -- Oui, surtout trop amoureux de la reine de Navarre pour servir avec dévouement le roi, car il ny a pas de véritable amour sans jalousie. -- Et vous le croyez donc tout à fait amoureux? -- Jen suis sûr. -- Aurait-il eu recours à vous? -- Oui. -- Et il vous a demandé quelque breuvage, quelque philtre? -- Non, nous nous en sommes tenus à la figure de cire. -- Piquée au coeur? -- Piquée au coeur. -- Et cette figure existe toujours? -- Oui. -- Elle est chez vous? -- Elle est chez moi. -- Il serait curieux, dit Catherine, que ces préparations cabalistiques eussent réellement leffet quon leur attribue. -- Votre Majesté est plus que moi à même den juger. -- La reine de Navarre aime-t-elle M. de La Mole? -- Elle laime au point de se perdre pour lui. Hier elle la sauvé de la mort au risque de son honneur et de sa vie. Vous voyez, madame, et cependant vous doutez toujours. -- De quoi? -- De la science. -- Cest quaussi la science ma trahie, dit Catherine en regardant fixement René, qui supporta admirablement bien ce regard. -- En quelle occasion? -- Oh! vous savez ce que je veux dire; à moins toutefois que ce soit le savant et non la science. -- Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, répondit le Florentin. -- René, vos parfums ont-ils perdu leur odeur? -- Non, madame, quand ils sont employés par moi; mais il est possible quen passant par la main des autres... Catherine sourit et hocha la tête. -- Votre opiat a fait merveille, René, dit-elle, et madame de Sauve a les lèvres plus fraîches et plus vermeilles que jamais. -- Ce nest pas mon opiat quil faut en féliciter, madame, car la baronne de Sauve, usant du droit qua toute jolie femme dêtre capricieuse, ne ma plus reparlé de cet opiat, et moi, de mon côté, après la recommandation que mavait faite Votre Majesté, jai jugé à propos de ne lui en point envoyer. Les boîtes sont donc toutes encore à la maison telles que vous les y avez laissées, moins une qui a disparu sans que je sache quelle personne me la prise ni ce que cette personne a voulu en faire. -- Cest bien, René, dit Catherine; peut-être plus tard reviendrons-nous là-dessus; en attendant, parlons dautre chose. -- Jécoute, madame. -- Que faut-il pour apprécier la durée probable de la vie dune personne? -- Savoir dabord le jour de sa naissance, lâge quelle a, et sous quel signe elle a vu le jour. -- Puis ensuite? -- Avoir de son sang et de ses cheveux. -- Et si je vous porte de son sang et de ses cheveux, si je vous dis sous quel signe il a vu le jour, si je vous dis lâge quil a, le jour de sa naissance, vous me direz, vous, lépoque probable de sa mort? -- Oui, à quelques jours près. -- Cest bien. Jai de ses cheveux, je me procurerai de son sang. -- La personne est-elle née pendant le jour ou pendant la nuit? -- À cinq heures vingt-trois minutes du soir. -- Soyez demain à cinq heures chez moi, lexpérience doit être faite à lheure précise de la naissance. -- Cest bien, dit Catherine, _nous y serons. _René salua et sortit sans paraître avoir remarqué le _nous y serons_, qui indiquait cependant, que contre son habitude, Catherine ne viendrait pas seule. Le lendemain, au point du jour, Catherine passa chez son fils. À minuit elle avait fait demander de ses nouvelles, et on lui avait répondu que maître Ambroise Paré était près de lui, et sapprêtait à le saigner si la même agitation nerveuse continuait. Encore tressaillant dans son sommeil, encore pâle du sang quil avait perdu, Charles dormait sur lépaule de sa fidèle nourrice, qui, appuyée contre son lit, navait point depuis trois heures changé de position, de peur de troubler le repos de son cher enfant. Une légère écume venait poindre de temps en temps sur les lèvres du malade, et la nourrice lessuyait avec une fine batiste brodée. Sur le chevet était un mouchoir tout maculé de larges taches de sang. Catherine eut un instant lidée de semparer de ce mouchoir, mais elle pensa que ce sang, mêlé comme il létait à la salive qui lavait détrempé, naurait peut-être pas la même efficacité; elle demanda à la nourrice si le médecin navait pas saigné son fils comme il lui avait fait dire quil le devait faire. La nourrice répondit que si, et que la saignée avait été si abondante que Charles sétait évanoui deux fois. La reine mère, qui avait quelque connaissance en médecine comme toutes les princesses de cette époque, demanda à voir le sang; rien nétait plus facile, le médecin avait recommandé quon le conservât pour en étudier les phénomènes. Il était dans une cuvette dans le cabinet à côté de la chambre. Catherine y passa pour lexaminer, remplit de la rouge liqueur un petit flacon quelle avait apporté dans cette intention; puis rentra, cachant dans ses poches ses doigts, dont lextrémité eût dénoncé la profanation quelle venait de commettre. Au moment où elle reparaissait sur le seuil du cabinet, Charles rouvrit les yeux et fut frappé de la vue de sa mère. Alors rappelant, comme à la suite dun rêve, toutes ses pensées empreintes de rancune: -- Ah! cest vous, madame? dit-il. Eh bien, annoncez à votre fils bien-aimé, à votre Henri dAnjou, que ce sera pour demain. -- Mon cher Charles, dit Catherine, ce sera pour le jour que vous voudrez. Tranquillisez-vous et dormez. Charles, comme sil eût cédé à ce conseil, ferma effectivement les yeux; et Catherine qui lavait donné comme on fait pour consoler un malade ou un enfant, sortit de sa chambre. Mais derrière elle, et lorsquil eut entendu se refermer la porte, Charles se redressa, et tout à coup, dune voix étouffée par laccès dont il souffrait encore: -- Mon chancelier! cria-t-il, les sceaux, la cour! ... quon me fasse venir tout cela. La nourrice, avec une tendre violence, ramena la tête du roi sur son épaule, et pour le rendormir essaya de le bercer comme lorsquil était enfant. -- Non, non, nourrice, je ne dormirai plus. Appelle mes gens, je veux travailler ce matin. Quand Charles parlait ainsi, il fallait obéir; et la nourrice elle-même, malgré les privilèges que son royal nourrisson lui avait conservés, nosait aller contre ses commandements. On fit venir ceux que le roi demandait, et la séance fut fixée, non pas au lendemain, cétait chose impossible, mais à cinq jours de là. Cependant à lheure convenue, cest-à-dire à cinq heures, la reine mère et le duc dAnjou se rendaient chez René, lequel, prévenu, comme on le sait, de cette visite, avait tout préparé pour la séance mystérieuse. Dans la chambre à droite, cest-à-dire dans la chambre aux sacrifices, rougissait, sur un réchaud ardent, une lame dacier destinée à représenter, par ses capricieuses arabesques, les événements de la destinée sur laquelle on consultait loracle; sur lautel était préparé le livre des sorts, et pendant la nuit, qui avait été fort claire, René avait pu étudier la marche et lattitude des constellations. Henri dAnjou entra le premier; il avait de faux cheveux; un masque couvrait sa figure et un grand manteau de nuit déguisait sa taille. Sa mère vint ensuite; et si elle neût pas su davance que cétait son fils qui lattendait là, elle-même neût pu le reconnaître. Catherine ôta son masque; le duc dAnjou, au contraire, garda le sien. -- As-tu fait cette nuit tes observations? demanda Catherine. -- Oui, madame, dit-il; et la réponse des astres ma déjà appris le passé. Celui pour qui vous minterrogez a, comme toutes les personnes nées sous le signe de lécrevisse, le coeur ardent et dune fierté sans exemple. Il est puissant; il a vécu près dun quart de siècle; il a jusquà présent obtenu du ciel gloire et richesse. Est-ce cela, madame? -- Peut-être, dit Catherine. -- Avez-vous les cheveux et le sang? -- Les voici. Et Catherine remit au nécromancien une boucle de cheveux dun blond fauve et une petite fiole de sang. René prit la fiole, la secoua pour bien réunir la fibrine et la sérosité, et laissa tomber sur la lame rougie une large goutte de cette chair coulante, qui bouillonna à linstant même et sextravasa bientôt en dessins fantastiques. -- Oh! madame, sécria René, je le vois se tordre en datroces douleurs. Entendez-vous comme il gémit, comme il crie à laide! Voyez-vous comme tout devient sang autour de lui? Voyez-vous comme, enfin, autour de son lit de mort sapprêtent de grands combats? Tenez, voici les lances; tenez, voici les épées. -- Sera-ce long? demanda Catherine palpitante dune émotion indicible et arrêtant la main de Henri dAnjou, qui, dans son avide curiosité, se penchait au-dessus du brasier. René sapprocha de lautel et répéta une prière cabalistique, mettant à cette action un feu et une conviction qui gonflaient les veines de ses tempes et lui donnaient ces convulsions prophétiques et ces tressaillements nerveux qui prenaient les pythies antiques sur le trépied et les poursuivaient jusque sur leur lit de mort. Enfin il se releva et annonça que tout était prêt, prit dune main le flacon encore aux trois quarts plein, et de lautre la boucle de cheveux; puis commandant à Catherine douvrir le livre au hasard et de laisser tomber sa vue sur le premier endroit venu, il versa sur la lame dacier tout le sang, et jeta dans le brasier tous les cheveux, en prononçant une phrase cabalistique composée de mots hébreux auxquels il nentendait rien lui-même. Aussitôt le duc dAnjou et Catherine virent sétendre sur cette lame une figure blanche comme celle dun cadavre enveloppé de son suaire. Une autre figure, qui semblait celle dune femme, était inclinée sur la première. En même temps les cheveux senflammèrent en donnant un seul jet de feu, clair, rapide, dardé comme une langue rouge. -- Un an! sécria René, un an à peine, et cet homme sera mort, et une femme pleurera seule sur lui. Mais non, là-bas, au bout de la lame, une autre femme encore, qui tient comme un enfant dans ses bras. Catherine regarda son fils, et, toute mère quelle était, sembla lui demander quelles étaient ces deux femmes. Mais René achevait à peine, que la plaque dacier redevint blanche; tout sy était graduellement effacé. Alors Catherine ouvrit le livre au hasard, et lut, dune voix dont, malgré toute sa force, elle ne pouvait cacher laltération, le distique suivant: _Ains a peri cil que lon redoutoit, Plus tôt, trop tôt, si prudence nétoit._ Un profond silence régna quelque temps autour du brasier. -- Et pour celui que tu sais, demanda Catherine, quels sont les signes de ce mois? -- Florissant comme toujours, madame. À moins de vaincre le destin par une lutte de dieu à dieu, lavenir est bien certainement à cet homme. Cependant... -- Cependant, quoi? -- Une des étoiles qui composent sa pléiade est restée pendant le temps de mes observations couverte dun nuage noir. -- Ah! sécria Catherine, un nuage noir... Il y aurait donc quelque espérance? -- De qui parlez-vous, madame? demanda le duc dAnjou. Catherine emmena son fils loin de la lueur du brasier et lui parla à voix basse. Pendant ce temps René sagenouillait, et à la clarté de la flamme, versant dans sa main une dernière goutte de sang demeurée au fond de la fiole: -- Bizarre contradiction, disait-il, et qui prouve combien peu sont solides les témoignages de la science simple que pratiquent les hommes vulgaires! Pour tout autre que moi, pour un médecin, pour un savant, pour maître Ambroise Paré lui-même, voilà un sang si pur, si fécond, si plein de mordant et de sucs animaux, quil promet de longues années au corps dont il est sorti; et cependant toute cette vigueur doit disparaître bientôt, toute cette vie doit séteindre avant un an! Catherine et Henri dAnjou sétaient retournés et écoutaient. Les yeux du prince brillaient à travers son masque. -- Ah! continua René, cest quaux savants ordinaires le présent seul appartient; tandis quà nous appartiennent le passé et lavenir. -- Ainsi donc, continua Catherine, vous persistez à croire quil mourra avant une année? -- Aussi certainement que nous sommes ici trois personnes vivantes qui un jour reposeront à leur tour dans le cercueil. -- Cependant vous disiez que le sang était pur et fécond, vous disiez que ce sang promettait une longue vie? -- Oui, si les choses suivaient leur cours naturel. Mais nest-il pas possible quun accident... -- Ah! oui, vous entendez, dit Catherine à Henri, un accident... -- Hélas! dit celui-ci, raison de plus pour demeurer. -- Oh! quant à cela, ny songez plus, cest chose impossible. Alors se retournant vers René: -- Merci, dit le jeune homme en déguisant le timbre de sa voix, merci; prends cette bourse. -- Venez, _comte_, dit Catherine, donnant à dessein à son fils un titre qui devait dérouter les conjectures de René. Et ils partirent. -- Oh! ma mère, vous voyez, dit Henri, un accident! ... et si cet accident-là arrive, je ne serai point là; je serai à quatre cents lieues de vous... -- Quatre cents lieues se font en huit jours, mon fils. -- Oui; mais sait-on si ces gens-là me laisseront revenir? Que ne puis-je attendre, ma mère! ... -- Qui sait? dit Catherine; cet accident dont parle René nest-il pas celui qui, depuis hier, couche le roi sur un lit de douleur? Écoutez, rentrez de votre côté, mon enfant; moi, je vais passer par la petite porte du cloître des Augustines, ma suite mattend dans ce couvent. Allez, Henri, allez, et gardez-vous dirriter votre frère, si vous le voyez. XI Les confidences La première chose quapprit le duc dAnjou en arrivant au Louvre, cest que lentrée solennelle des ambassadeurs était fixée au cinquième jour. Les tailleurs et les joailliers attendaient le prince avec de magnifiques habits et de superbes parures que le roi avait commandés pour lui. Pendant quil les essayait avec une colère qui mouillait ses yeux de larmes, Henri de Navarre ségayait fort dun magnifique collier démeraudes, dune épée à poignée dor et dune bague précieuse que Charles lui avait envoyés le matin même. DAlençon venait de recevoir une lettre et sétait renfermé dans sa chambre pour la lire en toute liberté. Quant à Coconnas, il demandait son ami à tous les échos du Louvre. En effet, comme on le pense bien, Coconnas, assez peu surpris de ne pas voir rentrer La Mole de toute la nuit, avait commencé dans la matinée à concevoir quelque inquiétude: il sétait en conséquence mis à la recherche de son ami, commençant son investigation par lhôtel de la Belle-Étoile, passant de lhôtel de la Belle-Étoile à la rue Cloche-Percée, de la rue Cloche-Percée à la rue Tizon, de la rue Tizon au pont Saint-Michel, enfin du pont Saint-Michel au Louvre. Cette investigation avait été faite, vis-à-vis de ceux auxquels elle sadressait, dune façon tantôt si originale, tantôt si exigeante, ce qui est facile à concevoir quand on connaît le caractère excentrique de Coconnas, quelle avait suscité entre lui et trois seigneurs de la cour des explications qui avaient fini à la mode de lépoque, cest-à-dire sur le terrain. Coconnas avait mis à ces rencontres la conscience quil mettait dordinaire à ces sortes de choses; il avait tué le premier et blessé les deux autres, en disant: -- Ce pauvre La Mole, il savait si bien le latin! Cétait au point que le dernier, qui était le baron de Boissey, lui avait dit en tombant: -- Ah! pour lamour du ciel, Coconnas, varie un peu, et dis au moins quil savait le grec. Enfin, le bruit de laventure du corridor avait transpiré: Coconnas sen était gonflé de douleur, car un instant il avait cru que tous ces rois et tous ces princes lui avaient tué son ami, et lavaient jeté dans quelque oubliette. Il apprit que dAlençon avait été de la partie, et passant par- dessus la majesté qui entourait le prince du sang, il lalla trouver et lui demanda une explication comme il leût fait envers un simple gentilhomme. DAlençon eut dabord bonne envie de mettre à la porte limpertinent qui venait lui demander compte de ses actions; mais Coconnas parlait dun ton de voix si bref, ses yeux flamboyaient dun tel éclat, laventure des trois duels en moins de vingt- quatre heures avait placé le Piémontais si haut, quil réfléchit, et quau lieu de se livrer à son premier mouvement, il répondit à son gentilhomme avec un charmant sourire: -- Mon cher Coconnas, il est vrai que le roi furieux davoir reçu sur lépaule une aiguière dargent, le duc dAnjou mécontent davoir été coiffé avec une compote doranges, et le duc de Guise humilié davoir été souffleté avec un quartier de sanglier, ont fait la partie de tuer M. de La Mole; mais un ami de votre ami a détourné le coup. La partie a donc manqué, je vous en donne ma parole de prince. -- Ah! fit Coconnas respirant sur cette assurance comme un soufflet de forge, ah! mordi, Monseigneur, voilà qui est bien, et je voudrais connaître cet ami, pour lui prouver ma reconnaissance. M. dAlençon ne répondit rien, mais sourit plus agréablement encore quil ne lavait fait; ce qui laissa croire à Coconnas que cet ami nétait autre que le prince lui-même. -- Eh bien, Monseigneur! reprit-il, puisque vous avez tant fait que de me dire le commencement de lhistoire, mettez le comble à vos bontés en me racontant la fin. On voulait le tuer, mais on ne la pas tué, me dites-vous; voyons! quen a-t-on fait? Je suis courageux, allez! dites, et je sais supporter une mauvaise nouvelle. On la jeté dans quelque cul de basse-fosse, nest-ce pas? Tant mieux, cela le rendra circonspect. Il ne veut jamais écouter mes conseils. Dailleurs on len tirera, mordi! Les pierres ne sont pas dures pour tout le monde. DAlençon hocha la tête. -- Le pis de tout cela, dit-il, mon brave Coconnas, cest que depuis cette aventure ton ami a disparu, sans quon sache où il est passé. -- Mordi! sécria le Piémontais en pâlissant de nouveau, fût-il passé en enfer, je saurai où il est. -- Écoute, dit dAlençon qui avait, mais par des motifs bien différents, aussi bonne envie que Coconnas de savoir où était La Mole, je te donnerai un conseil dami. -- Donnez, Monseigneur, dit Coconnas, donnez. -- Va trouver la reine Marguerite, elle doit savoir ce quest devenu celui que tu pleures. -- Sil faut que je lavoue à Votre Altesse, dit Coconnas, jy avais déjà pensé, mais je navais point osé; car, outre que madame Marguerite mimpose plus que je ne saurais dire, javais peur de la trouver dans les larmes. Mais, puisque Votre Altesse massure que La Mole nest pas mort et que Sa Majesté doit savoir où il est, je vais faire provision de courage et aller la trouver. -- Va, mon ami, va, dit le duc François. Et quand tu auras des nouvelles, donne-men à moi-même; car je suis en vérité aussi inquiet que toi. Seulement souviens-toi dune chose, Coconnas... -- Laquelle? -- Ne dis pas que tu viens de ma part, car en commettant cette imprudence tu pourrais bien ne rien apprendre. -- Monseigneur, dit Coconnas, du moment où Votre Altesse me recommande le secret sur ce point, je serai muet comme une tanche ou comme la reine mère. «Bon prince, excellent prince, prince magnanime», murmura Coconnas en se rendant chez la reine de Navarre. Marguerite attendait Coconnas, car le bruit de son désespoir était arrivé jusquà elle, et en apprenant par quels exploits ce désespoir sétait signalé, elle avait presque pardonné à Coconnas la façon quelque peu brutale dont il traitait son amie madame la duchesse de Nevers, à laquelle le Piémontais ne sétait point adressé à cause dune grosse brouille existant déjà depuis deux ou trois jours entre eux. Il fut donc introduit chez la reine aussitôt quannoncé. Coconnas entra, sans pouvoir surmonter ce certain embarras dont il avait parlé à dAlençon quil éprouvait toujours en face de la reine, et qui lui était bien plus inspiré par la supériorité de lesprit que par celle du rang; mais Marguerite laccueillit avec un sourire qui le rassura tout dabord. -- Eh! madame, dit-il, rendez-moi mon ami, je vous en supplie, ou dites-moi tout au moins ce quil est devenu; car sans lui je ne puis pas vivre. Supposez Euryale sans Nisus, Damon sans Pythias, ou Oreste sans Pylade, et ayez pitié de mon infortune en faveur dun des héros que je viens de vous citer, et dont le coeur, je vous le jure, ne lemportait pas en tendresse sur le mien. Marguerite sourit, et après avoir fait promettre le secret à Coconnas, elle lui raconta la fuite par la fenêtre. Quant au lieu de son séjour, si instantes que fussent les prières du Piémontais, elle garda sur ce point le plus profond silence. Cela ne satisfaisait quà demi Coconnas; aussi se laissa-t-il aller à des aperçus diplomatiques de la plus haute sphère. Il en résulta que Marguerite vit clairement que le duc dAlençon était de moitié dans le désir quavait son gentilhomme de connaître ce quétait devenu La Mole. -- Eh bien, dit la reine, si vous voulez absolument savoir quelque chose de positif sur le compte de votre ami, demandez au roi Henri de Navarre, cest le seul qui ait le droit de parler; quant à moi, tout ce que je puis vous dire, cest que celui que vous cherchez est vivant: croyez-en ma parole. -- Jen crois une chose plus certaine encore, madame, répondit Coconnas, ce sont vos beaux yeux qui nont point pleuré. Puis, croyant quil ny avait rien à ajouter à une phrase qui avait le double avantage de rendre sa pensée et dexprimer la haute opinion quil avait du mérite de La Mole, Coconnas se retira en ruminant un raccommodement avec madame de Nevers, non pas pour elle personnellement, mais pour savoir delle ce quil navait pu savoir de Marguerite. Les grandes douleurs sont des situations anormales dont lesprit secoue le joug aussi vite quil lui est possible. Lidée de quitter Marguerite avait dabord brisé le coeur de La Mole; et cétait bien plutôt pour sauver la réputation de la reine que pour préserver sa propre vie quil avait consenti à fuir. Aussi dès le lendemain au soir était-il revenu à Paris pour revoir Marguerite à son balcon. Marguerite, de son côté, comme si une voix secrète lui eût appris le retour du jeune homme, avait passé toute la soirée à sa fenêtre; il en résulta que tous deux sétaient revus avec ce bonheur indicible qui accompagne les jouissances défendues. Il y a même plus: lesprit mélancolique et romanesque de La Mole trouvait un certain charme à ce contretemps. Cependant, comme lamant véritablement épris nest heureux quun moment, celui pendant lequel il voit ou possède, et souffre pendant tout le temps de labsence, La Mole, ardent de revoir Marguerite, soccupa dorganiser au plus vite, lévénement qui devait la lui rendre, cest-à-dire la fuite du roi de Navarre. Quant à Marguerite, elle se laissait, de son côté, aller au bonheur dêtre aimée avec un dévouement si pur. Souvent elle sen voulait de ce quelle regardait comme une faiblesse; elle, cet esprit viril, méprisant les pauvretés de lamour vulgaire, insensible aux minuties qui en font pour les âmes tendres le plus doux, le plus délicat, le plus désirable de tous les bonheurs, elle trouvait sa journée sinon heureusement remplie, du moins heureusement terminée, quand vers neuf heures, paraissant à son balcon vêtue dun peignoir blanc, elle apercevait sur le quai, dans lombre, un cavalier dont la main se posait sur ses lèvres, sur son coeur; cétait alors une toux significative, qui rendait à lamant le souvenir de la voix aimée. Cétait quelquefois aussi un billet vigoureusement lancé par une petite main et qui enveloppait quelque bijou précieux, mais bien plus précieux encore pour avoir appartenu à celle qui lenvoyait que pour la matière qui lui donnait sa valeur, et qui allait résonner sur le pavé à quelques pas du jeune homme. Alors La Mole, pareil à un milan, fondait sur cette proie, la serrait dans son sein, répondait par la même voie, et Marguerite ne quittait son balcon quaprès avoir entendu se perdre dans la nuit les pas du cheval poussé à toute bride pour venir, et qui, pour séloigner, semblait dune matière aussi inerte que le fameux colosse qui perdit Troie. Voilà pourquoi la reine nétait pas inquiète du sort de La Mole, auquel, du reste, de peur que ses pas ne fussent épiés, elle refusait opiniâtrement tout autre rendez-vous que ces entrevues à lespagnole, qui duraient depuis sa fuite et se renouvelaient dans la soirée de chacun des jours qui sécoulaient dans lattente de la réception des ambassadeurs, réception remise à quelques jours, comme on la vu, par les ordres exprès dAmbroise Paré. La veille de cette réception, vers neuf heures du soir, comme tout le monde au Louvre était préoccupé des préparatifs du lendemain, Marguerite ouvrit sa fenêtre et savança sur le balcon; mais à peine y fut-elle que, sans attendre la lettre de Marguerite, La Mole, plus pressé que de coutume, envoya la sienne, qui vint, avec son adresse accoutumée, tomber aux pieds de sa royale maîtresse. Marguerite comprit que la missive devait renfermer quelque chose de particulier, elle rentra pour la lire. Le billet, sur le recto de la première page, renfermait ces mots: «Madame, il faut que je parle au roi de Navarre. Laffaire est urgente. Jattends.» Et sur le second recto ces mots, que lon pouvait isoler des premiers en séparant les deux feuilles: «Madame et ma reine, faites que je puisse vous donner un de ces baisers que je vous envoie. Jattends.» Marguerite achevait à peine cette seconde partie de la lettre, quelle entendit la voix de Henri de Navarre qui, avec sa réserve habituelle, frappait à la porte commune, et demandait à Gillonne sil pouvait entrer. La reine divisa aussitôt la lettre, mit une des pages dans son corset, lautre dans sa poche, courut à la fenêtre quelle ferma, et sélançant vers la porte: -- Entrez, Sire, dit-elle. Si doucement, si promptement, si habilement que Marguerite eût fermé cette fenêtre, la commotion en était arrivée jusquà Henri, dont les sens toujours tendus avaient, au milieu de cette société dont il se défiait si fort, presque acquis lexquise délicatesse où ils sont portés chez lhomme vivant dans létat sauvage. Mais le roi de Navarre nétait pas un de ces tyrans qui veulent empêcher leurs femmes de prendre lair et de contempler les étoiles. Henri était souriant et gracieux comme dhabitude. -- Madame, dit-il, tandis que nos gens de cour essaient leurs habits de cérémonie, je pense à venir échanger avec vous quelques mots de mes affaires, que vous continuez de regarder comme les vôtres, nest-ce pas? -- Certainement, monsieur, répondit Marguerite, nos intérêts ne sont-ils pas toujours les mêmes? -- Oui, madame, et cest pour cela que je voulais vous demander ce que vous pensez de laffectation que M. le duc dAlençon met depuis quelques jours à me fuir, à ce point que depuis avant-hier il sest retiré à Saint-Germain. Ne serait-ce pas pour lui soit un moyen de partir seul, car il est peu surveillé, soit un moyen de ne point partir du tout? Votre avis, sil vous plaît, madame? il sera, je vous lavoue, dun grand poids pour affermir le mien. -- Votre Majesté a raison de sinquiéter du silence de mon frère. Jy ai songé aujourdhui toute la journée, et mon avis est que, les circonstances ayant changé, il a changé avec elles. -- Cest-à-dire, nest-ce pas, que, voyant le roi Charles malade, le duc dAnjou roi de Pologne, il ne serait pas fâché de demeurer à Paris pour garder à vue la couronne de France? -- Justement. -- Soit. Je ne demande pas mieux, dit Henri, quil reste; seulement cela change tout notre plan; car il me faut, pour partir seul, trois fois les garanties que jaurais demandées pour partir avec votre frère, dont le nom et la présence dans lentreprise me sauvegardaient. Ce qui métonne seulement, cest de ne pas entendre parler de M. de Mouy. Ce nest point son habitude de demeurer ainsi sans bouger. Nen auriez-vous point eu des nouvelles, madame? -- Moi, Sire! dit Marguerite étonnée; et comment voulez-vous?... -- Eh! pardieu, ma mie, rien ne serait plus naturel; vous avez bien voulu, pour me faire plaisir, sauver la vie au petit La Mole... Ce garçon a dû aller à Mantes... et quand on y va, on en peut bien revenir... -- Ah! voilà qui me donne la clef dune énigme dont je cherchais vainement le mot, répondit Marguerite. Javais laissé la fenêtre ouverte, et jai trouvé, en rentrant, sur mon tapis, une espèce de billet. -- Voyez-vous cela! dit Henri. -- Un billet auquel dabord je nai rien compris, et auquel je nai attaché aucune importance, continua Marguerite; peut-être avais-je tort et vient-il de ce côté-là. -- Cest possible, dit Henri; joserais même dire que cest probable. Peut-on voir ce billet? -- Certainement, Sire, répondit Marguerite en remettant au roi celle des deux feuilles de papier quelle avait introduite dans sa poche. Le roi jeta les yeux dessus. -- Nest-ce point lécriture de M. de La Mole? dit-il. -- Je ne sais, répondit Marguerite; le caractère men a paru contrefait. -- Nimporte, lisons, dit Henri. Et il lut: «Madame, il faut que je parle au roi de Navarre. Laffaire est urgente. Jattends.» -- Ah! oui-da! ... continua Henri. Voyez-vous, il dit quil attend! -- Certainement je le vois..., dit Marguerite. Mais que voulez- vous? -- Eh! ventre-saint-gris, je veux quil vienne. -- Quil vienne! sécria Marguerite en fixant sur son mari ses beaux yeux étonnés; comment pouvez-vous dire une chose pareille, Sire? Un homme que le roi a voulu tuer... qui est signalé, menacé... quil vienne! dites-vous; est-ce que cest possible?... Les portes sont-elles bien faites pour ceux qui ont été... -- Obligés de fuir par la fenêtre... vous voulez dire? -- Justement, et vous achevez ma pensée. -- Eh bien! mais, sils connaissent le chemin de la fenêtre, quils reprennent ce chemin, puisquils ne peuvent absolument pas entrer par la porte. Cest tout simple, cela. -- Vous croyez? dit Marguerite rougissant de plaisir à lidée de se rapprocher de La Mole. -- Jen suis sûr. -- Mais comment monter? demanda la reine. -- Navez-vous donc pas conservé léchelle de corde que je vous avais envoyée? Ah! je ne reconnaîtrais point là votre prévoyance habituelle. -- Si fait, Sire, dit Marguerite. -- Alors, cest parfait, dit Henri. -- Quordonne donc Votre Majesté? -- Mais cest tout simple, dit Henri, attachez-la à votre balcon et la laissez pendre. Si cest de Mouy qui attend... et je serais tenté de le croire... si cest de Mouy qui attend et quil veuille monter, il montera, ce digne ami. Et sans perdre de son flegme, Henri prit la bougie pour éclairer Marguerite dans la recherche quelle sapprêtait à faire de léchelle; la recherche ne fut pas longue, elle était enfermée dans une armoire du fameux cabinet. -- Là, cest cela, dit Henri; maintenant, madame, si ce nest pas trop exiger de votre complaisance, attachez, je vous prie, cette échelle au balcon. -- Pourquoi moi et non pas vous, Sire? dit Marguerite. -- Parce que les meilleurs conspirateurs sont les plus prudents. La vue dun homme effaroucherait peut-être notre ami, vous comprenez. Marguerite sourit et attacha léchelle. -- Là, dit Henri en restant caché dans langle de lappartement, montrez-vous bien; maintenant faites voir léchelle. À merveille; je suis sûr que de Mouy va monter. En effet, dix minutes après, un homme ivre de joie enjamba le balcon, et, voyant que la reine ne venait pas au-devant de lui, demeura quelques secondes hésitant. Mais, à défaut de Marguerite, Henri savança: -- Tiens, dit-il gracieusement, ce nest point de Mouy, cest M. de La Mole. Bonsoir, monsieur de la Mole; entrez donc, je vous prie. La Mole demeura un instant stupéfait. Peut-être, sil eût été encore suspendu à son échelle au lieu dêtre posé le pied ferme sur le balcon, fût-il tombé en arrière. -- Vous avez désiré parler au roi de Navarre pour affaires urgentes, dit Marguerite; je lai fait prévenir, et le voilà. Henri alla fermer la fenêtre. -- Je taime, dit Marguerite en serrant vivement la main du jeune homme. -- Eh bien, monsieur, fit Henri en présentant une chaise à La Mole, que disons-nous? -- Nous disons, Sire, répondit celui-ci, que jai quitté M. de Mouy à la barrière. Il désire savoir si Maurevel a parlé et si sa présence dans la chambre de Votre Majesté est connue. -- Pas encore, mais cela ne peut tarder; il faut donc nous hâter. -- Votre opinion est la sienne, Sire, et si demain, pendant la soirée, M. dAlençon est prêt à partir, il se trouvera à la porte Saint-Marcel avec cent cinquante hommes; cinq cents vous attendront à Fontainebleau: alors vous gagnerez Blois, Angoulême et Bordeaux. -- Madame, dit Henri en se tournant vers sa femme, demain, pour mon compte, je serai prêt, le serez-vous? Les yeux de La Mole se fixèrent sur ceux de Marguerite avec une profonde anxiété. -- Vous avez ma parole, dit la reine, partout où vous irez, je vous suis; mais vous le savez, il faut que M. dAlençon parte en même temps que nous. Pas de milieu avec lui, il nous sert ou il nous trahit; sil hésite, ne bougeons pas. -- Sait-il quelque chose de ce projet, monsieur de la Mole? demanda Henri. -- Il a dû, il y a quelques jours, recevoir une lettre de M. de Mouy. -- Ah! ah! dit Henri, et il ne ma parlé de rien! -- Défiez-vous, monsieur, dit Marguerite, défiez-vous. -- Soyez tranquille, je suis sur mes gardes. Comment faire tenir une réponse à M. de Mouy? -- Ne vous inquiétez de rien, Sire. À droite ou à gauche de Votre Majesté, visible ou invisible, demain, pendant la réception des ambassadeurs, il sera là: un mot dans le discours de la reine qui lui fasse comprendre si vous consentez ou non, sil doit fuir ou vous attendre. Si le duc dAlençon refuse, il ne demande que quinze jours pour tout réorganiser en votre nom. -- En vérité, dit Henri, de Mouy est un homme précieux. Pouvez- vous intercaler dans votre discours la phrase attendue, madame? -- Rien de plus facile, répondit Marguerite. -- Alors, dit Henri, je verrai demain M. dAlençon; que de Mouy soit à son poste et comprenne à demi-mot. -- Il y sera, Sire. -- Eh bien, monsieur de la Mole, dit Henri, allez lui porter ma réponse. Vous avez sans doute dans les environs un cheval, un serviteur? -- Orthon est là qui mattend sur le quai. -- Allez le rejoindre, monsieur le comte. Oh! non point par la fenêtre; cest bon dans les occasions extrêmes. Vous pourriez être vu, et comme on ne saurait pas que cest pour moi que vous vous exposez ainsi, vous compromettriez la reine. -- Mais par où, Sire? -- Si vous ne pouvez pas entrer seul au Louvre, vous en pouvez sortir avec moi, qui ai le mot dordre. Vous avez votre manteau, jai le mien; nous nous envelopperons tous deux, et nous traverserons le guichet sans difficulté. Dailleurs, je serai aise de donner quelques ordres particuliers à Orthon. Attendez ici, je vais voir sil ny a personne dans les corridors. Henri, de lair du monde le plus naturel, sortit pour aller explorer le chemin. La Mole resta seul avec la reine. -- Oh! quand vous reverrai-je? dit La Mole. -- Demain soir si nous fuyons: un de ces soirs, dans la maison de la rue Cloche-Percée, si nous ne fuyons pas. -- Monsieur de la Mole, dit Henri en rentrant, vous pouvez venir, il ny a personne. La Mole sinclina respectueusement devant la reine. -- Donnez-lui votre main à baiser, madame, dit Henri; monsieur de La Mole nest pas un serviteur ordinaire. Marguerite obéit. -- À propos, dit Henri, serrez léchelle de corde avec soin; cest un meuble précieux pour des conspirateurs; et, au moment où lon sy attend le moins, on peut avoir besoin de sen servir. Venez, monsieur de la Mole, venez. XII Les ambassadeurs Le lendemain toute la population de Paris sétait portée vers le faubourg Saint-Antoine, par lequel il avait été décidé que les ambassadeurs polonais feraient leur entrée. Une haie de Suisses contenait la foule, et des détachements de cavaliers protégeaient la circulation des seigneurs et des dames de la cour qui se portaient au-devant du cortège. Bientôt parut, à la hauteur de labbaye Saint-Antoine, une troupe de cavaliers vêtus de rouge et de jaune, avec des bonnets et des manteaux fourrés, et tenant à la main des sabres larges et recourbés comme les cimeterres des Turcs. Les officiers marchaient sur le flanc des lignes. Derrière cette première troupe en venait une seconde équipée avec un luxe tout à fait oriental. Elle précédait les ambassadeurs, qui, au nombre de quatre, représentaient magnifiquement le plus mythologique des royaumes chevaleresques du XVIe siècle. Lun de ces ambassadeurs était lévêque de Cracovie. Il portait un costume demi-pontifical, demi-guerrier, mais éblouissant dor et de pierreries. Son cheval blanc à longs crins flottants et au pas relevé semblait souffler le feu par ses naseaux; personne naurait pensé que depuis un mois le noble animal faisait quinze lieues chaque jour par des chemins que le mauvais temps avait rendus presque impraticables. Près de lévêque marchait le palatin Lasco, puissant seigneur si rapproché de la couronne quil avait la richesse dun roi comme il en avait lorgueil. Après les deux ambassadeurs principaux, quaccompagnaient deux autres palatins de haute naissance, venait une quantité de seigneurs polonais dont les chevaux, harnachés de soie, dor et de pierreries, excitèrent la bruyante approbation du peuple. En effet, les cavaliers français, malgré la richesse de leurs équipages, étaient complètement éclipsés par ces nouveaux venus, quils appelaient dédaigneusement des barbares. Jusquau dernier moment, Catherine avait espéré que la réception serait remise encore et que la décision du roi céderait à sa faiblesse, qui continuait. Mais lorsque le jour fut venu, lorsquelle vit Charles, pâle comme un spectre, revêtir le splendide manteau royal, elle comprit quil fallait plier en apparence sous cette volonté de fer, et elle commença de croire que le plus sûr parti pour Henri dAnjou était lexil magnifique auquel il était condamné. Charles, à part les quelques mots quil avait prononcés lorsquil avait rouvert les yeux, au moment où sa mère sortait du cabinet, navait point parlé à Catherine depuis la scène qui avait amené la crise à laquelle il avait failli succomber. Chacun, dans le Louvre, savait quil y avait eu une altercation terrible entre eux sans connaître la cause de cette altercation, et les plus hardis tremblaient devant cette froideur et ce silence, comme tremblent les oiseaux devant le calme menaçant qui précède lorage. Cependant tout sétait préparé au Louvre, non pas comme pour une fête, il est vrai, mais comme pour quelque lugubre cérémonie. Lobéissance de chacun avait été morne ou passive. On savait que Catherine avait presque tremblé, et tout le monde tremblait. La grande salle de réception du palais avait été préparée, et comme ces sortes de séances étaient ordinairement publiques, les gardes et les sentinelles avaient reçu lordre de laisser entrer, avec les ambassadeurs, tout ce que les appartements et les cours pourraient contenir de populaire. Quant à Paris, son aspect était toujours celui que présente la grande ville en pareille circonstance: cest-à-dire empressement et curiosité. Seulement quiconque eût bien considéré ce jour-là la population de la capitale, eût reconnu parmi les groupes composés de ces honnêtes figures de bourgeois naïvement béantes, bon nombre dhommes enveloppés dans de grands manteaux, se répondant les uns aux autres par des coups doeil, des signes de la main quand ils étaient à distance, et échangeant à voix basse quelques mots rapides et significatifs toutes les fois quils se rapprochaient. Ces hommes, au reste, paraissaient fort préoccupés du cortège, le suivaient des premiers, et paraissaient recevoir leurs ordres dun vénérable vieillard dont les yeux noirs et vifs faisaient, malgré sa barbe blanche et ses sourcils grisonnants, ressortir la verte activité. En effet, ce vieillard, soit par ses propres moyens, soit quil fût aidé par les efforts de ses compagnons, parvint à se glisser des premiers dans le Louvre, et, grâce à la complaisance du chef des Suisses, digne huguenot fort peu catholique malgré sa conversion, trouva moyen de se placer derrière les ambassadeurs, juste en face de Marguerite et de Henri de Navarre. Henri prévenu par La Mole que de Mouy devait, sous un déguisement quelconque, assister à la séance, jetait les yeux de tous côtés. Enfin ses regards rencontrèrent ceux du vieillard et ne le quittèrent plus: un signe de De Mouy avait fixé tous les doutes du roi de Navarre. Car de Mouy était si bien déguisé que Henri lui- même avait douté que ce vieillard à barbe blanche pût être le même que cet intrépide chef des huguenots qui avait fait, cinq ou six jours auparavant, une si rude défense. Un mot de Henri, prononcé à loreille de Marguerite, fixa les regards de la reine sur de Mouy. Puis alors ses beaux yeux ségarèrent dans les profondeurs de la salle: elle cherchait La Mole, mais inutilement. La Mole ny était pas. Les discours commencèrent. Le premier fut au roi. Lasco lui demandait, au nom de la diète, son assentiment à ce que la couronne de Pologne fût offerte à un prince de la maison de France. Charles répondit par une adhésion courte et précise, présentant le duc dAnjou, son frère, du courage duquel il fit un grand éloge aux envoyés polonais. Il parlait en français; un interprète traduisait sa réponse après chaque période. Et pendant que linterprète parlait à son tour, on pouvait voir le roi approcher de sa bouche un mouchoir qui, à chaque fois, sen éloignait teint de sang. Quand la réponse de Charles fut terminée, Lasco se tourna vers le duc dAnjou, sinclina et commença un discours latin dans lequel il lui offrait le trône au nom de la nation polonaise. Le duc répondit dans la même langue, et dune voix dont il cherchait en vain à contenir lémotion, quil acceptait avec reconnaissance lhonneur qui lui était décerné. Pendant tout le temps quil parla, Charles resta debout, les lèvres serrées, loeil fixé sur lui, immobile et menaçant comme loeil dun aigle. Quand le duc dAnjou eut fini, Lasco prit la couronne des Jagellons posée sur un coussin de velours rouge, et tandis que deux seigneurs polonais revêtaient le duc dAnjou du manteau royal, il déposa la couronne entre les mains de Charles. Charles fit un signe à son frère. Le duc dAnjou vint sagenouiller devant lui, et de ses propres mains, Charles lui posa la couronne sur la tête: alors les deux rois échangèrent un des plus haineux baisers que se soient jamais donnés deux frères. Aussitôt un héraut cria: «Alexandre-Édouard-Henri de France, duc dAnjou, vient dêtre couronné roi de Pologne. Vive le roi de Pologne!» Toute lassemblée répéta dun seul cri: -- Vive le roi de Pologne! Alors Lasco se tourna vers Marguerite. Le discours de la belle reine avait été gardé pour le dernier. Or, comme cétait une galanterie qui lui avait été accordée pour faire briller son beau génie, comme on disait alors, chacun porta une grande attention à la réponse, qui devait être en latin. Nous avons vu que Marguerite lavait composée elle-même. Le discours de Lasco fut plutôt un éloge quun discours. Il avait cédé, tout Sarmate quil était, à ladmiration quinspirait à tous la belle reine de Navarre; et empruntant la langue à Ovide, mais le style à Ronsard, il dit que, partis de Varsovie au milieu de la plus profonde nuit, ils nauraient su, lui et ses compagnons, comment retrouver leur chemin, si, comme les rois mages, ils navaient eu deux étoiles pour les guider; étoiles qui devenaient de plus en plus brillantes à mesure quils approchaient de la France, et quils reconnaissaient maintenant nêtre autre chose que les deux beaux yeux de la reine de Navarre. Enfin, passant de lÉvangile au Coran, de la Syrie à lArabie Pétrée, de Nazareth à La Mecque, il termina en disant quil était tout prêt à faire ce que faisaient les sectateurs ardents du Prophète, qui, une fois quils avaient eu le bonheur de contempler son tombeau, se crevaient les yeux, jugeant quaprès avoir joui dune si belle vue rien dans ce monde ne valait plus la peine dêtre admiré. Ce discours fut couvert dapplaudissements de la part de ceux qui parlaient latin, parce quils partageaient lopinion de lorateur; de la part de ceux qui ne lentendaient point, parce quils voulaient avoir lair de lentendre. Marguerite fit dabord une gracieuse révérence au galant Sarmate; puis, tout en répondant à lambassadeur, fixant les yeux sur de Mouy, elle commença en ces termes: «_Quod nunc hac in aula insperati adestis exultaremus ego et conjux, nisi ideo immineret calimitas, scilicet non solum fratris sed etiam amici orbitas.__[4]_« Ces paroles avaient deux sens, et, tout en sadressant à de Mouy, pouvaient sadresser à Henri dAnjou. Aussi ce dernier salua-t-il en signe de reconnaissance. Charles ne se rappela point avoir lu cette phrase dans le discours qui lui avait été communiqué quelques jours auparavant; mais il nattachait point grande importance aux paroles de Marguerite, quil savait être un discours de simple courtoisie. Dailleurs, il comprenait fort mal le latin. Marguerite continua: «_Adeo dolemur a te dividi ut tecum proficisci maluissemus. __Sed idem fatum que nunc sine ullâ morâ Lutetiâ cedere juberis, hac in urbe detinet. Proficiscere ergo, frater; proficiscere, amice; proficiscere sine nobis; proficiscentem sequentur spes et desideria nostra_.[5]« On devine aisément que de Mouy écoutait avec une attention profonde ces paroles, qui, adressées aux ambassadeurs, étaient prononcées pour lui seul. Henri avait bien déjà deux ou trois fois tourné la tête négativement sur les épaules, pour faire comprendre au jeune huguenot que dAlençon avait refusé; mais ce geste, qui pouvait être un effet du hasard, eût paru insuffisant à de Mouy, si les paroles de Marguerite ne fussent venues le confirmer. Or, tandis quil regardait Marguerite et lécoutait de toute son âme, ses deux yeux noirs, si brillants sous leurs sourcils gris, frappèrent Catherine, qui tressaillit comme à une commotion électrique, et qui ne détourna plus son regard de ce côté de la salle. -- Voilà une figure étrange, murmura-t-elle tout en continuant de composer son visage selon les lois du cérémonial. Qui donc est cet homme qui regarde si attentivement Marguerite, et que, de leur côté Marguerite et Henri regardent si attentivement? Cependant la reine de Navarre continuait son discours, qui, à partir de ce moment, répondait aux politesses de lenvoyé polonais, tandis que Catherine se creusait la tête, cherchant quel pouvait être le nom de ce beau vieillard, lorsque le maître des cérémonies, sapprochant delle par derrière, lui remit un sachet de satin parfumé contenant un papier plié en quatre. Elle ouvrit le sachet, tira le papier, et lut ces mots: «Maurevel, à laide dun cordial que je viens de lui donner, a enfin repris quelque force, et est parvenu à écrire le nom de lhomme qui se trouvait dans la chambre du roi de Navarre. Cet homme, cest M. de Mouy.» -- De Mouy! pensa la reine; eh bien, jen avais le pressentiment. Mais ce vieillard... Eh! _cospetto! ..._ ce vieillard, cest... Catherine demeura loeil fixe, la bouche béante. Puis, se penchant à loreille du capitaine des gardes qui se tenait à son côté: -- Regardez, monsieur de Nancey, lui dit-elle, mais sans affectation; regardez le seigneur Lasco, celui qui parle en ce moment. Derrière lui... cest cela... voyez-vous un vieillard à barbe blanche, en habit de velours noir? -- Oui, madame, répondit le capitaine. -- Bon, ne le perdez pas de vue. -- Celui auquel le roi de Navarre fait un signe? -- Justement. Placez-vous à la porte du Louvre avec dix hommes, et, quand il sortira, invitez-le de la part du roi à dîner. Sil vous suit, conduisez-le dans une chambre où vous le retiendrez prisonnier. Sil vous résiste, emparez vous-en mort ou vif. Allez! allez! Heureusement Henri, fort peu occupé du discours de Marguerite, avait loeil arrêté sur Catherine, et navait point perdu une seule expression de son visage. En voyant les yeux de la reine mère fixés avec un si grand acharnement sur de Mouy, il sinquiéta; en lui voyant donner un ordre au capitaine des gardes, il comprit tout. Ce fut en ce moment quil fit le geste quavait surpris M. de Nancey, et qui, dans la langue des signes, voulait dire: Vous êtes découvert, sauvez-vous à linstant même. De Mouy comprit ce geste, qui couronnait si bien la portion du discours de Marguerite qui lui était adressé. Il ne se le fit pas dire deux fois, il se perdit dans la foule, et disparut. Mais Henri ne fut tranquille que lorsquil eut vu M. de Nancey revenir à Catherine, et quil eut compris à la contraction du visage de la reine mère que celui-ci lui annonçait quil était arrivé trop tard. Laudience était finie. Marguerite échangeait encore quelques paroles non officielles avec Lasco. Le roi se leva chancelant, salua et sortit appuyé sur lépaule dAmbroise Paré, qui ne le quittait pas depuis laccident qui lui était arrivé. Catherine, pâle de colère, et Henri, muet de douleur, le suivirent. Quant au duc dAlençon, il sétait complètement effacé pendant la cérémonie; et pas une fois le regard de Charles qui ne sétait pas écarté un instant du duc dAnjou, ne sétait fixé sur lui. Le nouveau roi de Pologne se sentait perdu. Loin de sa mère, enlevé par ces barbares du Nord, il était semblable à Antée, ce fils de la Terre, qui perdait ses forces, soulevé dans les bras dHercule. Une fois hors de la frontière, le duc dAnjou se regardait comme à tout jamais exclu du trône de France. Aussi, au lieu de suivre le roi, ce fut chez sa mère quil se retira. Il la trouva non moins sombre et non moins préoccupée que lui- même, car elle songeait à cette tête fine et moqueuse quelle navait point perdue de vue pendant la cérémonie, à ce Béarnais auquel la destinée semblait faire place en balayant autour de lui les rois, princes assassins, ses ennemis et ses obstacles. En voyant son fils bien-aimé pâle sous sa couronne, brisé sous son manteau royal, joignant sans rien dire, en signe de supplication, ses belles mains, quil tenait delle, Catherine se leva et alla à lui. -- Oh! ma mère, sécria le roi de Pologne, me voilà condamné à mourir dans lexil! -- Mon fils, lui dit Catherine, oubliez-vous si vite la prédiction de René? Soyez tranquille, vous ny demeurerez pas longtemps. -- Ma mère, je vous en conjure, dit le duc dAnjou, au premier bruit, au premier soupçon que la couronne de France peut être vacante, prévenez-moi... -- Soyez tranquille, mon fils, dit Catherine; jusquau jour que nous attendons tous deux il y aura incessamment dans mon écurie un cheval sellé, et dans mon antichambre un courrier prêt à partir pour la Pologne. XIII Oreste et Pylade Henri dAnjou parti, on eût dit que la paix et le bonheur étaient revenus sasseoir dans le Louvre au foyer de cette famille dAtrides. Charles, oubliant sa mélancolie, reprenait sa vigoureuse santé, chassant avec Henri et parlant de chasse avec lui les jours où il ne pouvait chasser; ne lui reprochant quune chose, son apathie pour la chasse au vol, et disant quil serait un prince parfait sil savait dresser les faucons, les gerfauts et les tiercelets comme il savait dresser braques et courants. Catherine était redevenue bonne mère: douce à Charles et à dAlençon, caressante à Henri et à Marguerite, gracieuse à madame de Nevers et à madame de Sauve; et, sous prétexte que cétait en accomplissant un ordre delle quil avait été blessé, elle avait poussé la bonté dâme jusquà aller voir deux fois Maurevel convalescent dans sa maison de la rue de la Cerisaie. Marguerite continuait ses amours à lespagnole. Tous les soirs elle ouvrait sa fenêtre et correspondait avec La Mole par gestes et par écrit; et dans chacune de ses lettres le jeune homme rappelait à sa belle reine quelle lui avait promis quelques instants, en récompense de son exil, rue Cloche-Percée. Une seule personne au monde était seule et dépareillée dans le Louvre redevenu si calme et si paisible. Cette personne, cétait notre ami le comte Annibal de Coconnas. Certes, cétait quelque chose que de savoir La Mole vivant; cétait beaucoup que dêtre toujours le préféré de madame de Nevers, la plus rieuse et la plus fantasque de toutes les femmes. Mais tout le bonheur de ce tête-à-tête que la belle duchesse lui accordait, tout le repos desprit donné par Marguerite à Coconnas sur le sort de leur ami commun, ne valaient point aux yeux du Piémontais une heure passée avec La Mole chez lami La Hurière devant un pot de vin doux, ou bien une de ces courses dévergondées faites dans tous ces endroits de Paris où un honnête gentilhomme pouvait attraper des accrocs à sa peau, à sa bourse ou à son habit. Madame de Nevers, il faut lavouer à la honte de lhumanité, supportait impatiemment cette rivalité de La Mole. Ce nest point quelle détestât le Provençal, au contraire: entraînée par cet instinct irrésistible qui porte toute femme à être coquette malgré elle avec lamant dune autre femme, surtout quand cette femme est son amie, elle navait point épargné à La Mole les éclairs de ses yeux démeraude, et Coconnas eût pu envier les franches poignées de main et les frais damabilité faits par la duchesse en faveur de son ami pendant ces jours de caprice, où lastre du Piémontais semblait pâlir dans le ciel de sa belle maîtresse; mais Coconnas, qui eût égorgé quinze personnes pour un seul clin doeil de sa dame, était si peu jaloux de La Mole quil lui avait souvent fait à loreille, à la suite de ces inconséquences de la duchesse, certaines offres qui avaient fait rougir le Provençal. Il résulte de cet état de choses que Henriette, que labsence de La Mole privait de tous les avantages que lui procurait la compagnie de Coconnas, cest-à-dire de son intarissable gaieté et de ses insatiables caprices de plaisir, vint un jour trouver Marguerite pour la supplier de lui rendre ce tiers obligé, sans lequel lesprit et le coeur de Coconnas allaient sévaporant de jour en jour. Marguerite, toujours compatissante et dailleurs pressée par les prières de La Mole et les désirs de son propre coeur, donna rendez-vous pour le lendemain à Henriette dans la maison aux deux portes, afin dy traiter à fond ces matières dans une conversation que personne ne pourrait interrompre. Coconnas reçut dassez mauvaise grâce le billet de Henriette qui le convoquait rue Tizon pour neuf heures et demie. Il ne sen achemina pas moins vers le lieu du rendez-vous, où il trouva Henriette déjà courroucée dêtre arrivée la première. -- Fi! monsieur, dit-elle, que cest mal appris de faire attendre ainsi... je ne dirai pas une princesse, mais une femme! -- Oh! attendre, dit Coconnas, voilà bien un mot à vous, par exemple! je parie au contraire que nous sommes en avance. -- Moi, oui. -- Bah! moi aussi; il est tout au plus dix heures, je parie. -- Eh bien, mon billet portait neuf heures et demie. -- Aussi étais-je parti du Louvre à neuf heures, car je suis de service près de M. le duc dAlençon, soit dit en passant; ce qui fait que je serai obligé de vous quitter dans une heure. -- Ce qui vous enchante? -- Non, ma foi! attendu que M. dAlençon est un maître fort maussade et fort quinteux; et, que pour être querellé, jaime mieux lêtre par de jolies lèvres comme les vôtres que par une bouche de travers comme la sienne. -- Allons! dit la duchesse, voilà qui est un peu mieux cependant... Vous disiez donc que vous étiez sorti à neuf heures du Louvre? -- Oh! mon Dieu, oui, dans lintention de venir droit ici, quand, au coin de la rue de Grenelle, japerçois un homme qui ressemble à La Mole. -- Bon! encore La Mole. -- Toujours, avec ou sans permission. -- Brutal! -- Bon! dit Coconnas, nous allons recommencer nos galanteries. -- Non, mais finissez-en avec vos récits. -- Ce nest pas moi qui demande à les faire, cest vous qui me demandez pourquoi je suis en retard. -- Sans doute; est-ce à moi darriver la première? -- Eh! vous navez personne à chercher, vous. -- Vous êtes assommant, mon cher; mais continuez. Enfin, au coin de la rue de Grenelle, vous apercevez un homme qui ressemble à La Mole... Mais quavez-vous donc à votre pourpoint? du sang! -- Bon! en voilà encore un qui maura éclaboussé en tombant. -- Vous vous êtes battu? -- Je le crois bien. -- Pour votre La Mole? -- Pour qui voulez-vous que je me batte? pour une femme? -- Merci! -- Je le suis donc, cet homme qui avait limpudence demprunter des airs de mon ami. Je le rejoins à la rue Coquillière, je le devance, je le regarde sous le nez à la lueur dune boutique. Ce nétait pas lui. -- Bon! cétait bien fait. -- Oui, mais mal lui en a pris. Monsieur, lui ai-je dit, vous êtes un fat de vous permettre de ressembler de loin à mon ami M. de La Mole, lequel est un cavalier accompli, tandis que de près on voit bien que vous nêtes quun truand. Sur ce, il a mis lépée à la main et moi aussi. À la troisième passe, voyez le mal appris! il est tombé en méclaboussant. -- Et lui avez-vous porté secours, au moins? -- Jallais le faire quand est passé un cavalier. Ah! cette fois, duchesse, je suis sûr que cétait La Mole. Malheureusement le cheval courait au galop. Je me suis mis à courir après le cheval, et les gens qui sétaient rassemblés pour me voir battre, à courir derrière moi. Or, comme on eût pu me prendre pour un voleur, suivi que jétais de toute cette canaille qui hurlait après mes chausses, jai été obligé de me retourner pour la mettre en fuite, ce qui ma fait perdre un certain temps. Pendant ce temps le cavalier avait disparu. Je me suis mis à sa poursuite, je me suis informé, jai demandé, donné la couleur du cheval; mais, baste! inutile: personne ne lavait remarqué. Enfin, de guerre lasse, je suis venu ici. -- De guerre lasse! dit la duchesse; comme cest obligeant! -- Écoutez, chère amie, dit Coconnas en se renversant nonchalamment dans un fauteuil, vous mallez encore persécuter à lendroit de ce pauvre La Mole; eh bien! vous aurez tort: car enfin, lamitié, voyez-vous... Je voudrais avoir son esprit ou sa science, à ce pauvre ami; je trouverais quelque comparaison qui vous ferait palper ma pensée... Lamitié, voyez-vous, cest une étoile, tandis que lamour... lamour... eh bien, je la tiens, la comparaison... lamour nest quune bougie. Vous me direz quil y en a de plusieurs espèces... -- Damours? -- Non! de bougies, et que dans ces espèces il y en a de préférables: la rose, par exemple... va pour la rose... cest la meilleure; mais, toute rose quelle est, la bougie suse, tandis que létoile brille toujours. À cela vous me répondrez que quand la bougie est usée on en met une autre dans le flambeau. -- Monsieur de Coconnas, vous êtes un fat. -- Là! -- Monsieur de Coconnas, vous êtes un impertinent. -- Là! là! -- Monsieur de Coconnas, vous êtes un drôle. -- Madame, je vous préviens que vous allez me faire regretter trois fois plus La Mole. -- Vous ne maimez plus. -- Au contraire, duchesse, vous ne vous y connaissez pas, je vous idolâtre. Mais je puis vous aimer, vous chérir, vous idolâtrer, et, dans mes moments perdus, faire léloge de mon ami. -- Vous appelez vos moments perdus ceux où vous êtes près de moi, alors? -- Que voulez-vous! ce pauvre La Mole, il est sans cesse présent à ma pensée. -- Vous me le préférez, cest indigne! Tenez, Annibal! je vous déteste. Osez être franc, dites-moi que vous me le préférez. Annibal, je vous préviens que si vous me préférez quelque chose au monde... -- Henriette, la plus belle des duchesses! pour votre tranquillité, croyez-moi, ne me faites point de questions indiscrètes. Je vous aime plus que toutes les femmes, mais jaime La Mole plus que tous les hommes. -- Bien répondu, dit soudain une voix étrangère. Et une tapisserie de damas soulevée devant un grand panneau, qui, en glissant dans lépaisseur de la muraille, ouvrait une communication entre les deux appartements, laissa voir La Mole pris dans le cadre de cette porte, comme un beau portrait du Titien dans sa bordure dorée. -- La Mole! cria Coconnas sans faire attention à Marguerite et sans se donner le temps de la remercier de la surprise quelle lui avait ménagée; La Mole, mon ami, mon cher La Mole! Et il sélança dans les bras de son ami, renversant le fauteuil sur lequel il était assis et la table qui se trouvait sur son chemin. La Mole lui rendit avec effusion ses accolades; mais tout en les lui rendant: -- Pardonnez-moi, madame, dit-il en sadressant à la duchesse de Nevers, si mon nom prononcé entre vous a pu quelquefois troubler votre charmant ménage: certes, ajouta-t-il en jetant un regard dindicible tendresse à Marguerite, il na pas tenu à moi que je vous revisse plus tôt. -- Tu vois, dit à son tour Marguerite, tu vois Henriette, que jai tenu parole: le voici. -- Est-ce donc aux seules prières de madame la duchesse que je dois ce bonheur? demanda La Mole. -- À ses seules prières, répondit Marguerite. Puis se tournant vers La Mole: -- La Mole, continua-t-elle, je vous permets de ne pas croire un mot de ce que je dis. Pendant ce temps, Coconnas, qui avait dix fois serré son ami contre son coeur, qui avait tourné vingt fois autour de lui, qui avait approché un candélabre de son visage pour le regarder tout à son aise, alla sagenouiller devant Marguerite et baisa le bas de sa robe. -- Ah! cest heureux, dit la duchesse de Nevers: vous allez me trouver supportable à présent. -- Mordi! sécria Coconnas, je vais vous trouver, comme toujours, adorable; seulement je vous le dirai de meilleur coeur, et puissé- je avoir là une trentaine de Polonais, de Sarmates et autres barbares hyperboréens, pour leur faire confesser que vous êtes la reine des belles. -- Eh! doucement, doucement, Coconnas, dit La Mole, et madame Marguerite donc?... -- Oh! je ne men dédis pas, sécria Coconnas avec cet accent demi-bouffon qui nappartenait quà lui, madame Henriette est la reine des belles, et madame Marguerite est la belle des reines. Mais, quoi quil pût dire ou faire, le Piémontais, tout entier au bonheur davoir retrouvé son cher La Mole, navait dyeux que pour lui. -- Allons, allons, ma belle reine, dit madame de Nevers, venez, et laissons ces parfaits amis causer une heure ensemble; ils ont mille choses à se dire qui viendraient se mettre en travers de notre conversation. Cest dur pour nous, mais cest le seul remède qui puisse, je vous en préviens, rendre lentière santé à M. Annibal. Faites donc cela pour moi, ma reine! puisque jai la sottise daimer cette vilaine tête-là, comme dit son ami La Mole. Marguerite glissa quelques mots à loreille de La Mole, qui, si désireux quil fût de revoir son ami, aurait bien voulu que la tendresse de Coconnas fût moins exigeante... Pendant ce temps Coconnas essayait, à force de protestations, de ramener un franc sourire et une douce parole sur les lèvres de Henriette, résultat auquel il arriva facilement. Alors les deux femmes passèrent dans la chambre à côté, où les attendait le souper. Les deux amis demeurèrent seuls. Les premiers détails, on le comprend bien, que demanda Coconnas à son ami, furent ceux de la fatale soirée qui avait failli lui coûter la vie. À mesure que La Mole avançait dans sa narration, le Piémontais, qui sur ce point cependant, on le sait, nétait pas facile à émouvoir, frissonnait de tous ses membres. -- Et pourquoi, lui demanda-t-il, au lieu de courir les champs comme tu las fait, et de me donner les inquiétudes que tu mas données, ne tes-tu point réfugié près de notre maître? Le duc, qui tavait défendu, taurait caché. Jeusse vécu près de toi, et ma tristesse, quoique feinte, nen eût pas moins abusé les niais de la cour. -- Notre maître! dit La Mole à voix basse, le duc dAlençon? -- Oui. Daprès ce quil ma dit, jai dû croire que cest à lui que tu dois la vie. -- Je dois la vie au roi de Navarre, répondit La Mole. -- Oh! oh! fit Coconnas, en es-tu sûr? -- À nen point douter. -- Ah! le bon, lexcellent roi! Mais le duc dAlençon, que faisait-il, lui, dans tout cela? -- Il tenait la corde pour métrangler. -- Mordi! sécria Coconnas, es-tu sûr de ce que tu dis, La Mole? Comment! ce prince pâle, ce roquet, ce piteux, étrangler mon ami! Ah! mordi! dès demain je veux lui dire ce que je pense de cette action. -- Es-tu fou? -- Cest vrai, il recommencerait... Mais quimporte? cela ne se passera point ainsi. -- Allons, allons, Coconnas, calme-toi, et tâche de ne pas oublier que onze heures et demie viennent de sonner et que tu es de service ce soir. -- Je men soucie bien de son service! Ah! bon, quil compte là- dessus! Mon service! Moi, servir un homme qui a tenu la corde! ... Tu plaisantes! ... Non! ... Cest providentiel: il est dit que je devais te retrouver pour ne plus te quitter. Je reste ici. -- Mais malheureux, réfléchis donc, tu nes pas ivre. -- Heureusement; car si je létais, je mettrais le feu au Louvre. -- Voyons, Annibal, reprit La Mole, sois raisonnable. Retourne là- bas. Le service est chose sacrée. -- Retournes-tu avec moi? -- Impossible. -- Penserait-on encore à te tuer? -- Je ne crois pas. Je suis trop peu important pour quil y ait contre moi un complot arrêté, une résolution suivie. Dans un moment de caprice, on a voulu me tuer, et cest tout: les princes étaient en gaieté ce soir-là. -- Que fais-tu, alors? -- Moi, rien: jerre, je me promène. -- Eh bien, je me promènerai comme toi, jerrerai avec toi. Cest un charmant état. Puis, si lon tattaque, nous serons deux, et nous leur donnerons du fil à retordre. Ah! quil vienne, ton insecte de duc! je le cloue comme un papillon à la muraille! -- Mais demande-lui un congé, au moins! -- Oui, définitif. -- Préviens-le que tu le quittes, en ce cas. -- Rien de plus juste. Jy consens. Je vais lui écrire. -- Lui écrire, cest bien leste, Coconnas, à un prince du sang! -- Oui, du sang! du sang de mon ami. Prends garde, sécria Coconnas en roulant ses gros yeux tragiques, prends garde que je mamuse aux choses de létiquette! -- Au fait, se dit La Mole, dans quelques jours il naura plus besoin du prince, ni de personne; car sil veut venir avec nous, nous lemmènerons. Coconnas prit donc la plume sans plus longue opposition de son ami, et tout couramment composa le morceau déloquence que lon va lire. «Monseigneur, «Il nest pas que Votre Altesse, versée dans les auteurs de lAntiquité comme elle lest, ne connaisse lhistoire touchante dOreste et de Pylade, qui étaient deux héros fameux par leurs malheurs et par leur amitié. Mon ami La Mole nest pas moins malheureux quOreste, et moi je ne suis pas moins tendre que Pylade. Il a, dans ce moment-ci, de grandes occupations qui réclament mon aide. Il est donc impossible que je me sépare de lui. Ce qui fait que, sauf lapprobation de Votre Altesse, je prends un petit congé, déterminé que je suis de mattacher à sa fortune, quelque part quelle me conduise: cest dire à Votre Altesse combien est grande la violence qui marrache de son service, en raison de quoi je ne désespère pas dobtenir son pardon, et jose continuer de me dire avec respect, «De Votre Altesse royale, «Monseigneur, «Le très humble et très obéissant «ANNIBAL, COMTE DE COCONNAS, «ami inséparable de M. de La Mole.» Ce chef-doeuvre terminé, Coconnas le lut à haute voix à La Mole qui haussa les épaules. -- Eh bien, quen dis-tu? demanda Coconnas, qui navait pas vu le mouvement, ou qui avait fait semblant de ne pas le voir. -- Je dis, répondit La Mole, que M. dAlençon va se moquer de nous. -- De nous? -- Conjointement. -- Cela vaut encore mieux, ce me semble, que de nous étrangler séparément. -- Bah! dit La Mole en riant, lun nempêchera peut-être point lautre. -- Eh bien, tant pis! arrive quarrive, jenvoie la lettre demain matin. Où allons-nous coucher en sortant dici? -- Chez maître La Hurière. Tu sais, dans cette petite chambre où tu voulais me daguer quand nous nétions pas encore Oreste et Pylade? -- Bien, je ferai porter ma lettre au Louvre par notre hôte. En ce moment le panneau souvrit. -- Eh bien, demandèrent ensemble les deux princesses, où sont Oreste et Pylade? -- Mordi! madame, répondit Coconnas, Pylade et Oreste meurent de faim et damour. Ce fut effectivement maître La Hurière qui, le lendemain à neuf heures du matin, porta au Louvre la respectueuse missive de maître Annibal de Coconnas. XIV Orthon Henri, même après le refus du duc dAlençon qui remettait tout en question, jusquà son existence, était devenu, sil était possible, encore plus grand ami du prince quil ne létait auparavant. Catherine conclut de cette intimité que les deux princes non seulement sentendaient, mais encore conspiraient ensemble. Elle interrogea là-dessus Marguerite; mais Marguerite était sa digne fille, et la reine de Navarre, dont le principal talent était déviter une explication scabreuse, se garda si bien des questions de sa mère, quaprès avoir répondu à toutes, elle la laissa plus embarrassée quauparavant. La Florentine neut donc plus pour la conduire que cet instinct intrigant quelle avait apporté de la Toscane, le plus intrigant des petits États de cette époque, et ce sentiment de haine quelle avait puisé à la cour de France, qui était la cour la plus divisée dintérêts et dopinions de ce temps. Elle comprit dabord quune partie de la force du Béarnais lui venait de son alliance avec le duc dAlençon, et elle résolut de lisoler. Du jour où elle eut pris cette résolution, elle entoura son fils avec la patience et le talent du pêcheur, qui, lorsquil a laissé tomber les plombs loin du poisson, les traîne insensiblement jusquà ce que de tous côtés ils aient enveloppé sa proie. Le duc François saperçut de ce redoublement de caresses, et de son côté fit un pas vers sa mère. Quant à Henri, il feignit de ne rien voir, et surveilla son allié de plus près quil ne lavait fait encore. Chacun attendait un événement. Or, tandis que chacun était dans lattente de cet événement, certain pour les uns, probable pour les autres, un matin que le soleil sétait levé rose et distillant cette tiède chaleur et ce doux parfum qui annonce un beau jour, un homme pâle, appuyé sur un bâton et marchant péniblement, sortit dune petite maison sise derrière lArsenal et sachemina par la rue du Petit-Musc. Vers la porte Saint-Antoine, et après avoir longé cette promenade qui tournait comme une prairie marécageuse autour des fossés de la Bastille, il laissa le grand boulevard à sa gauche et entra dans le jardin de lArbalète, dont le concierge le reçut avec de grandes salutations. Il ny avait personne dans ce jardin, qui, comme lindique son nom, appartenait à une société particulière: celle des arbalétriers. Mais, y eût-il eu des promeneurs, lhomme pâle eût été digne de tout leur intérêt, car sa longue moustache, son pas qui conservait une allure militaire, bien quil fût ralenti par la souffrance, indiquaient assez que cétait quelque officier blessé dans une occasion récente qui essayait ses forces par un exercice modéré et reprenait la vie au soleil. Cependant, chose étrange! lorsque le manteau dont, malgré la chaleur naissante, cet homme en apparence inoffensif était enveloppé souvrait, il laissait voir deux longs pistolets pendant aux agrafes dargent de sa ceinture, laquelle serrait en outre un large poignard et soutenait une longue épée quil semblait ne pouvoir tirer, tant elle était colossale, et qui, complétant cet arsenal vivant, battait de son fourreau deux jambes amaigries et tremblantes. En outre, et pour surcroît de précautions, le promeneur, tout solitaire quil était, lançait à chaque pas un regard scrutateur, comme pour interroger chaque détour dallée, chaque buisson, chaque fossé. Ce fut ainsi que cet homme pénétra dans le jardin, gagna paisiblement une espèce de petite tonnelle donnant sur les boulevards, dont il nétait séparé que par une haie épaisse et un petit fossé qui formaient sa double clôture. Là, il sétendit sur un banc de gazon à portée dune table où le gardien de létablissement, qui joignait à son titre de concierge lindustrie de gargotier, vint au bout dun instant lui apporter une espèce de cordial. Le malade était là depuis dix minutes et avait à plusieurs reprises porté à sa bouche la tasse de faïence dont il dégustait le contenu à petites gorgées, lorsque tout à coup son visage prit, malgré lintéressante pâleur qui le couvrait, une expression effrayante. Il venait dapercevoir, venant de la Croix-Faubin par un sentier qui est aujourdhui la rue de Naples, un cavalier enveloppé dun grand manteau, lequel sarrêta proche du bastion et attendit. Il y était depuis cinq minutes, et lhomme au visage pâle, que le lecteur a peut-être déjà reconnu pour Maurevel, avait à peine eu le temps de se remettre de lémotion que lui avait causée sa présence, lorsquun jeune homme au justaucorps serré comme celui dun page arriva par ce chemin qui fut depuis la rue des Fossés- Saint-Nicolas, et rejoignit le cavalier. Perdu dans sa tonnelle de feuillage, Maurevel pouvait tout voir et même tout entendre sans peine, et quand on saura que le cavalier était de Mouy et le jeune homme au justaucorps serré Orthon, on jugera si les oreilles et les yeux étaient occupés. Lun et lautre regardèrent autour deux avec la plus minutieuse attention; Maurevel retenait son souffle. -- Vous pouvez parler, monsieur, dit le premier Orthon, qui, étant le plus jeune, était le plus confiant, personne ne nous voit ni ne nous écoute. -- Cest bien, dit de Mouy. Tu vas allez chez madame de Sauve; tu remettras ce billet à elle-même, si tu la trouves chez elle; si elle ny est pas, tu le déposeras derrière le miroir où le roi avait lhabitude de mettre les siens; puis tu attendras dans le Louvre. Si lon te donne une réponse, tu lapporteras où tu sais; si tu nen as pas, tu viendras me chercher ce soir avec un poitrinal à lendroit que je tai désigné et doù je sors. -- Bien, dit Orthon; je sais. -- Moi, je te quitte; jai fort affaire pendant toute la journée. Ne te hâte pas, toi, ce serait inutile; tu nas pas besoin darriver au Louvre avant qu_il _y soit, et je crois qu_il _prend une leçon de chasse au vol ce matin. Va, et montre-toi hardiment. Tu es rétabli, tu viens remercier madame de Sauve des bontés quelle a eues pour toi pendant ta convalescence. Va, enfant, va. Maurevel écoutait, les yeux fixes, les cheveux hérissés, la sueur sur le front. Son premier mouvement avait été de détacher un pistolet de son agrafe et dajuster de Mouy; mais un mouvement qui avait entrouvert son manteau lui avait montré sous ce manteau une cuirasse bien ferme et bien solide. Il était donc probable que la balle saplatirait sur cette cuirasse, ou quelle frapperait dans quelque endroit du corps où la blessure quelle ferait ne serait pas mortelle. Dailleurs il pensa que de Mouy, vigoureux et bien armé, aurait bon marché de lui, blessé comme il létait, et, avec un soupir, il retira à lui son pistolet déjà étendu vers le huguenot. -- Quel malheur, murmura-t-il, de ne pouvoir labattre ici sans autre témoin que ce brigandeau à qui mon second coup irait si bien! Mais en ce moment Maurevel réfléchit que ce billet donné à Orthon, et quOrthon devait remettre à madame de Sauve, était peut-être plus important que la vie même du chef huguenot. -- Ah! dit-il, tu méchappes encore ce matin; soit. Éloigne-toi sain et sauf; mais jaurai mon tour demain, dussé-je te suivre jusque dans lenfer, dont tu es sorti pour me perdre si je ne te perds. En ce moment de Mouy croisa son manteau sur son visage et séloigna rapidement dans la direction des marais du Temple. Orthon reprit les fossés qui le conduisaient au bord de la rivière. Alors Maurevel, se soulevant avec plus de vigueur et dagilité quil nosait lespérer, regagna la rue de la Cerisaie, rentra chez lui, fit seller un cheval, et tout faible quil était, au risque de rouvrir ses blessures, prit au galop la rue Saint- Antoine, gagna les quais et senfonça dans le Louvre. Cinq minutes après quil eut disparu sous le guichet, Catherine savait tout ce qui venait de se passer, et Maurevel recevait les mille écus dor qui lui avaient été promis pour larrestation du roi de Navarre. -- Oh! dit alors Catherine, ou je me trompe bien, ou ce de Mouy sera la tache noire que René a trouvée dans lhoroscope de ce Béarnais maudit. Un quart dheure après Maurevel, Orthon entrait au Louvre, se faisait voir comme le lui avait recommandé de Mouy, et gagnait lappartement de madame de Sauve après avoir parlé à plusieurs commensaux du palais. Dariole seule était chez sa maîtresse; Catherine venait de faire demander cette dernière pour transcrire certaines lettres importantes, et depuis cinq minutes elle était chez la reine. -- Cest bien, dit Orthon, jattendrai. Et, profitant de sa familiarité dans la maison, le jeune homme passa dans la chambre à coucher de la baronne, et après sêtre bien assuré quil était seul, il déposa le billet derrière le miroir. Au moment même où il éloignait sa main de la glace, Catherine entra. Orthon pâlit, car il semblait que le regard rapide et perçant de la reine mère sétait tout dabord porté sur le miroir. -- Que fais-tu là, petit? demanda Catherine; ne cherches-tu point madame de Sauve? -- Oui, madame; il y avait longtemps que je ne lavais vue, et en tardant encore à la venir remercier je craignais de passer pour un ingrat. -- Tu laimes donc bien, cette chère Charlotte? -- De toute mon âme, madame. -- Et tu es fidèle, à ce quon dit? -- Votre Majesté comprendra que cest une chose bien naturelle quand elle saura que madame de Sauve a eu de moi des soins que je ne méritais pas, nétant quun simple serviteur. -- Et dans quelle occasion a-t-elle eu de toi ces soins? demanda Catherine, feignant dignorer lévénement arrivé au jeune garçon. -- Madame, lorsque je fus blessé. -- Ah! pauvre enfant! dit Catherine, tu as été blessé? -- Oui, madame. -- Et quand cela? -- Le soir où lon vint pour arrêter le roi de Navarre. Jeus si grand-peur en voyant des soldats, que je criai, jappelai; lun deux me donna un coup sur la tête et je tombai évanoui. -- Pauvre garçon! Et te voilà bien rétabli, maintenant? -- Oui, madame. -- De sorte que tu cherches le roi de Navarre pour rentrer chez lui? -- Non, madame. Le roi de Navarre, ayant appris que javais osé résisté aux ordres de Votre Majesté, ma chassé sans miséricorde. -- Vraiment! dit Catherine avec une intonation pleine dintérêt. Eh bien, je me charge de cette affaire. Mais si tu attends madame de Sauve, tu lattendras inutilement; elle est occupée au-dessus dici, chez moi, dans mon cabinet. Et Catherine, pensant quOrthon navait peut-être pas eu le temps de cacher le billet derrière la glace, entra dans le cabinet de madame de Sauve pour laisser toute liberté au jeune homme. Au même moment, et comme Orthon, inquiet de cette arrivée inattendue de la reine mère, se demandait si cette arrivée ne cachait pas quelque complot contre son maître, il entendit frapper trois petits coups au plafond; cétait le signal quil devait lui- même donner à son maître dans le cas de danger, quand son maître était chez madame de Sauve et quil veillait sur lui. Ces trois coups le firent tressaillir; une révélation mystérieuse léclaira, et il pensa que cette fois lavis était donné à lui- même; il courut donc au miroir, et en retira le billet quil y avait déjà posé. Catherine suivait, à travers une ouverture de la tapisserie, tous les mouvements de lenfant; elle le vit sélancer vers le miroir, mais elle ne sut si cétait pour y cacher le billet ou pour len retirer. -- Eh bien, murmura limpatiente Florentine, pourquoi tarde-t-il donc maintenant à partir? Et elle rentra aussitôt dans la chambre le visage souriant. -- Encore ici, petit garçon? dit-elle. Eh bien! mais quattends-tu donc? Ne tai-je pas dit que je prenais en main le soin de ta petite fortune? Quand je te dis une chose, en doutes-tu? -- Oh! madame, Dieu men garde! répondit Orthon. Et lenfant, sapprochant de la reine, mit un genou en terre, baisa le bas de sa robe et sortit rapidement. En sortant il vit dans lantichambre le capitaine des gardes qui attendait Catherine. Cette vue nétait pas faite pour éloigner ses soupçons; aussi ne fit-elle que les redoubler. De son côté Catherine neut pas plus tôt vu la tapisserie de la portière retomber derrière Orthon, quelle sélança vers le miroir. Mais ce fut inutilement quelle plongea derrière lui sa main tremblante dimpatience, elle ne trouva aucun billet. Et cependant elle était sûre davoir vu lenfant sapprocher du miroir. Cétait donc pour reprendre et non pour déposer. La fatalité donnait une force égale à ses adversaires. Un enfant devenait un homme du moment où il luttait contre elle. Elle remua, regarda, sonda: rien! ... -- Oh! le malheureux! sécria-t-elle. Je ne lui voulais cependant pas de mal, et voilà quen retirant le billet il va au-devant de sa destinée. Holà! monsieur de Nancey, holà! La voix vibrante de la reine mère traversa le salon et pénétra jusque dans lantichambre ou se tenait, comme nous lavons dit, le capitaine des gardes. M. de Nancey accourut. -- Me voilà, dit-il, madame. Que désire Votre Majesté? -- Vous êtes dans lantichambre? -- Oui, madame. -- Vous avez vu sortir un jeune homme, un enfant? -- À linstant même. -- Il ne peut être loin encore? -- À moitié de lescalier à peine. -- Rappelez-le. -- Comment se nomme-t-il? -- Orthon. Sil refuse de revenir, ramenez-le de force. Cependant ne leffrayez point sil ne fait aucune résistance. Il faut que je lui parle à linstant même. Le capitaine des gardes sélança. Comme il lavait prévu, Orthon était à peine à moitié de lescalier, car il descendait lentement dans lespérance de rencontrer dans lescalier ou dapercevoir dans quelque corridor le roi de Navarre ou madame de Sauve. Il sentendit rappeler et tressaillit. Son premier mouvement fut de fuir; mais avec une puissance de réflexion au-dessus de son âge, il comprit que sil fuyait il perdait tout. Il sarrêta donc. -- Qui mappelle? -- Moi, M. de Nancey, répondit le capitaine des gardes en se précipitant par les montées. -- Mais je suis bien pressé, dit Orthon. -- De la part de Sa Majesté la reine mère, reprit M. de Nancey en arrivant près de lui. Lenfant essuya la sueur qui coulait sur son front et remonta. Le capitaine le suivit par-derrière. Le premier plan quavait formé Catherine était darrêter le jeune homme, de le faire fouiller et de semparer du billet dont elle le savait porteur; en conséquence, elle avait songé à laccuser de vol, et déjà avait détaché de la toilette une agrafe de diamants dont elle voulait faire peser la soustraction sur lenfant; mais elle réfléchit que le moyen était dangereux, en ceci quil éveillait les soupçons du jeune homme, lequel prévenait son maître, qui alors se défiait, et dans sa défiance ne donnait point prise sur lui. Sans doute elle pouvait faire conduire le jeune homme dans quelque cachot; mais le bruit de larrestation, si secrètement quelle se fit, se répandrait dans le Louvre, et un seul mot de cette arrestation mettrait Henri sur ses gardes. Il fallait cependant à Catherine ce billet, car un billet de M. de Mouy au roi de Navarre, un billet recommandé avec tant de soin devait renfermer toute une conspiration. Elle replaça donc lagrafe où elle lavait prise. -- Non, non, dit-elle, idée de sbire; mauvaise idée. Mais pour un billet... qui peut-être nen vaut pas la peine, continua-t-elle en fronçant les sourcils, et en parlant si bas quelle-même pouvait à peine entendre le bruit de ses paroles. Eh! ma foi, ce nest point ma faute; cest la sienne. Pourquoi le petit brigand na-t-il point mis le billet où il devait le mettre? Ce billet, il me le faut. En ce moment Orthon rentra. Sans doute le visage de Catherine avait une expression terrible, car le jeune homme sarrêta pâlissant sur le seuil. Il était encore trop jeune pour être parfaitement maître de lui-même. -- Madame, dit-il, vous mavez fait lhonneur de me rappeler; en quelle chose puis-je être bon à Votre Majesté? Le visage de Catherine séclaira, comme si un rayon de soleil fût venu le mettre en lumière. -- Je tai fait appeler, enfant, dit-elle, parce que ton visage me plaît, et que tayant fait une promesse, celle de moccuper de ta fortune, je veux tenir cette promesse sans retard. On nous accuse, nous autres reines, dêtre oublieuses. Ce nest point notre coeur qui lest, cest notre esprit, emporté par les événements. Or, je me suis rappelé que les rois tiennent dans leurs mains la fortune des hommes, et je tai rappelé. Viens, mon enfant, suis-moi. M. de Nancey, qui prenait la scène au sérieux, regardait cet attendrissement de Catherine avec un grand étonnement. -- Sais-tu monter à cheval, petit? demanda Catherine. -- Oui, madame. -- En ce cas, viens dans mon cabinet. Je vais te remettre un message que tu porteras à Saint-Germain. -- Je suis aux ordres de Votre Majesté. -- Faites-lui préparer un cheval, Nancey. M. de Nancey disparut. -- Allons, enfant, dit Catherine. Et elle marcha la première. Orthon la suivit. La reine mère descendit un étage, puis elle sengagea dans le corridor où étaient les appartements du roi et du duc dAlençon, gagna lescalier tournant, descendit encore un étage, ouvrit une porte qui aboutissait à une galerie circulaire dont nul, excepté le roi et elle, navait la clef, fit entrer Orthon, entra ensuite, et tira derrière elle la porte. Cette galerie entourait comme un rempart certaines portions des appartements du roi et de la reine mère. Cétait, comme la galerie du château Saint-Ange à Rome et celle du palais Pitti à Florence, une retraite ménagée en cas de danger. La porte tirée, Catherine se trouva enfermée avec le jeune homme dans ce corridor obscur. Tous deux firent une vingtaine de pas, Catherine marchant devant, Orthon suivant Catherine. Tout à coup Catherine se retourna, et Orthon retrouva sur son visage la même expression sombre quil y avait vue dix minutes auparavant. Ses yeux, ronds comme ceux dune chatte ou dune panthère, semblaient jeter du feu dans lobscurité. -- Arrête! dit-elle. Orthon sentit un frisson courir dans ses épaules: un froid mortel, pareil à un manteau de glace, tombait de cette voûte; le parquet semblait morne, comme le couvercle dune tombe; le regard de Catherine était aigu, si cela peut se dire, et pénétrait dans la poitrine du jeune homme. Il se recula en se rangeant tout tremblant contre la muraille. -- Où est le billet que tu étais chargé de remettre au roi de Navarre? -- Le billet? balbutia Orthon. -- Oui, ou de déposer en son absence derrière le miroir? -- Moi, madame? dit Orthon. Je ne sais ce que vous voulez dire. -- Le billet que de Mouy ta remis, il y a une heure, derrière le jardin de lArbalète. -- Je nai point de billet, dit Orthon; Votre Majesté se trompe bien certainement. -- Tu mens, dit Catherine. Donne le billet, et je tiens la promesse que je tai faite. -- Laquelle, madame? -- Je tenrichis. -- Je nai point de billet, madame, reprit lenfant. Catherine commença un grincement de dents qui sacheva par un sourire. -- Veux-tu me le donner, dit-elle, et tu auras mille écus dor? -- Je nai pas de billet, madame. -- Deux mille écus. -- Impossible. Puisque je nen ai pas, je ne puis vous le donner. -- Dix mille écus, Orthon. Orthon, qui voyait la colère monter comme une marée du coeur au front de la reine, pensa quil navait quun moyen de sauver son maître, cétait davaler le billet. Il porta la main à sa poche. Catherine devina son intention et arrêta sa main. -- Allons! enfant! dit-elle en riant. Bien, tu es fidèle. Quand les rois veulent sattacher un serviteur, il ny a point de mal quils sassurent si cest un coeur dévoué. Je sais à quoi men tenir sur toi maintenant. Tiens, voici ma bourse comme première récompense. Va porter ce billet à ton maître, et annonce-lui quà partir daujourdhui tu es à mon service. Va, tu peux sortir sans moi par la porte qui nous a donné passage: elle souvre en dedans. Et Catherine, déposant la bourse dans la main du jeune homme stupéfait, fit quelques pas en avant et posa sa main sur le mur. Cependant le jeune homme demeurait debout et hésitant. Il ne pouvait croire que le danger quil avait senti sabattre sur sa tête se fût éloigné. -- Allons, ne tremble donc pas ainsi, dit Catherine; ne tai-je pas dit que tu étais libre de ten aller, et que si tu voulais revenir ta fortune serait faite? -- Merci, madame, dit Orthon. Ainsi, vous me faites grâce? -- Il y a plus, je te récompense; tu es un bon porteur de billet doux, un gentil messager damour; seulement tu oublies que ton maître tattend. -- Ah! cest vrai, dit le jeune homme en sélançant vers la porte. Mais à peine eut-il fait trois pas que le parquet manqua sous ses pieds. Il trébucha, étendit les deux mains, poussa un horrible cri, disparut abîmé dans loubliette du Louvre, dont Catherine venait de pousser le ressort. -- Allons, murmura Catherine, maintenant grâce à la ténacité de ce drôle, il me va falloir descendre cent cinquante marches. Catherine rentra chez elle, alluma une lanterne sourde, revint dans le corridor, replaça le ressort, ouvrit la porte dun escalier à vis qui semblait senfoncer dans les entrailles de la terre, et, pressée par la soif insatiable dune curiosité qui nétait que le ministre de sa haine, elle parvint à une porte de fer qui souvrait en retour et donnait sur le fond de loubliette. Cest là que, sanglant, broyé, écrasé par une chute de cent pieds, mais cependant palpitant encore, gisait le pauvre Orthon. Derrière lépaisseur du mur on entendait rouler leau de la Seine, quune infiltration souterraine amenait jusquau fond de lescalier. Catherine entra dans la fosse humide et nauséabonde qui, depuis quelle existait, avait dû être témoin de bien des chutes pareilles à celle quelle venait de voir, fouilla le corps, saisit la lettre, sassura que cétait bien celle quelle désirait avoir, repoussa du pied le cadavre, appuya le pouce sur un ressort: le fond bascula, et le cadavre glissant, emporté par son propre poids, disparut dans la direction de la rivière. Puis refermant la porte, elle remonta, senferma dans son cabinet, et lut le billet qui était conçu en ces termes: «Ce soir, à dix heures, rue de lArbre-Sec, hôtel de la Belle- Étoile. Si vous venez, ne répondez rien; si vous ne venez pas, dites non au porteur. DE MOUY DE SAINT-PHALE.» En lisant ce billet, il ny avait quun sourire sur les lèvres de Catherine; elle songeait seulement à la victoire quelle allait remporter, oubliant complètement à quel prix elle achetait cette victoire. Mais aussi, quétait-ce quOrthon? Un coeur fidèle, une âme dévouée, un enfant jeune et beau; voilà tout. Cela, on le pense bien, ne pouvait pas faire pencher un instant le plateau de cette froide balance où se pèsent les destinés des empires. Le billet lu, Catherine remonta immédiatement chez madame de Sauve, et le plaça derrière le miroir. En descendant, elle retrouva à lentrée du corridor le capitaine des gardes. -- Madame, dit M. de Mancey, selon les ordres qua donnés Votre Majesté, le cheval est prêt. -- Mon cher baron, dit Catherine, le cheval est inutile, jai fait causer ce garçon, et il est véritablement trop sot pour le charger de lemploi que je lui voulais confier. Je le prenais pour un laquais, et cétait tout au plus un palefrenier; je lui ai donné quelque argent, et lai renvoyé par le petit guichet. -- Mais, dit M. de Nancey, cette commission? -- Cette commission? répéta Catherine. -- Oui, quil devait faire à Saint-Germain, Votre Majesté veut- elle que je la fasse, ou que je la fasse faire par quelquun de mes hommes? -- Non, non, dit Catherine, vous et vos hommes aurez ce soir autre chose à faire. Et Catherine rentra chez elle, espérant bien ce soir-là tenir entre ses mains le sort de ce damné roi de Navarre. XV Lhôtellerie de la Belle-Étoile Deux heures après lévénement que nous avons raconté, et dont nulle trace nétait restée même sur la figure de Catherine, madame de Sauve, ayant fini son travail chez la reine, remonta dans son appartement. Derrière elle Henri rentra; et, ayant su de Dariole quOrthon était venu, il alla droit à la glace et prit le billet. Il était, comme nous lavons dit, conçu en ces termes: «Ce soir, à dix heures, rue de lArbre-Sec, hôtel de la Belle- Étoile. Si vous venez, ne répondez rien; si vous ne venez pas, dites non au porteur.» De suscription, il ny en avait point. -- Henri ne manquera pas daller au rendez-vous, dit Catherine, car eût-il envie de ny point aller, il ne trouvera plus maintenant le porteur pour lui dire non. Sur ce point, Catherine ne sétait point trompée. Henri sinforma dOrthon, Dariole lui dit quil était sorti avec la reine mère; mais, comme il trouva le billet à sa place et quil savait le pauvre enfant incapable de trahison, il ne conçut aucune inquiétude. Il dîna comme de coutume à la table du roi, qui railla fort Henri sur les maladresses quil avait faites dans la matinée à la chasse au vol. Henri sexcusa sur ce quil était homme de montagne et non homme de la plaine, mais il promit à Charles détudier la volerie. Catherine fut charmante, et, en se levant de table, pria Marguerite de lui tenir compagnie toute la soirée. À huit heures, Henri prit deux gentilshommes, sortit avec eux par la porte Saint-Honoré, fit un long détour, rentra par la tour de Bois, passa la Seine au bac de Nesle, remonta jusquà la rue Saint-Jacques, et là il les congédia, comme sil eût été en aventure amoureuse. Au coin de la rue des Mathurins, il trouva un homme à cheval enveloppé dun manteau; il sapprocha de lui. -- Mantes, dit lhomme. -- Pau, répondit le roi. Lhomme mit aussitôt pied à terre. Henri senveloppa du manteau qui était tout crotté, monta sur le cheval qui était tout fumant, revint par la rue de La Harpe, traversa le pont Saint-Michel, enfila la rue Barthélemy, passa de nouveau la rivière sur le Pont-Aux-Meuniers, descendit les quais, prit la rue de lArbre-Sec, et sen vint heurter à la porte de maître La Hurière. La Mole était dans la salle que nous connaissons, et écrivait une longue lettre damour à qui vous savez. Coconnas était dans la cuisine avec La Hurière, regardant tourner six perdreaux, et discutant avec son ami lhôtelier sur le degré de cuisson auquel il était convenable de tirer les perdreaux de la broche. Ce fut en ce moment que Henri frappa. Grégoire alla ouvrir, et conduisit le cheval à lécurie, tandis que le voyageur entrait en faisant résonner ses bottes sur le plancher, comme pour réchauffer ses pieds engourdis. -- Eh! maître La Hurière, dit La Mole tout en écrivant, voici un gentilhomme qui vous demande. La Hurière savança, toisa Henri des pieds à la tête, et comme son manteau de gros drap ne lui inspirait pas une grande vénération: -- Qui êtes-vous? demanda-t-il au roi. -- Eh! sang-dieu! dit Henri montrant La Mole, monsieur vient de vous le dire, je suis un gentilhomme de Gascogne qui vient à Paris pour se produire à la cour. -- Que voulez-vous? -- Une chambre et un souper. -- Hum! fit La Hurière, avez-vous un laquais? Cétait, on le sait, la question habituelle. -- Non, répondit Henri; mais je compte bien en prendre un dès que jaurai fait fortune. -- Je ne loue pas de chambre de maître sans chambre de laquais, dit La Hurière. -- Même si je vous offre de vous payer votre souper un noble à la rose, quitte à faire notre prix demain? -- Oh! oh! vous êtes bien généreux, mon gentilhomme! dit La Hurière en regardant Henri avec défiance. -- Non; mais dans la croyance que je passerais la soirée et la nuit dans votre hôtel, que mavait fort recommandé un seigneur de mon pays, qui lhabite, jai invité un ami à venir souper avec moi. Avez-vous du bon vin dArbois? -- Jen ai que le Béarnais nen boit pas de meilleur. -- Bon! je le paie à part. Ah! justement, voici mon convive. Effectivement la porte venait de souvrir, et avait donné passage à un second gentilhomme de quelques années plus âgé que le premier, traînant à son côté une immense rapière. -- Ah! ah! dit-il, vous êtes exact, mon jeune ami. Pour un homme qui vient de faire deux cents lieues, cest beau darriver à la minute. -- Est-ce votre convive? demanda La Hurière. -- Oui, dit le premier venu en allant au jeune homme à la rapière et en lui serrant la main; servez-nous à souper. -- Ici, ou dans votre chambre? -- Où vous voudrez. -- Maître, fit La Mole en appelant La Hurière, débarrassez-nous de ces figures de huguenots; nous ne pourrions pas, devant eux, Coconnas et moi, dire un mot de nos affaires. -- Dressez le souper dans la chambre numéro 2, au troisième, dit La Hurière. Montez, messieurs, montez. Les deux voyageurs suivirent Grégoire, qui marcha devant eux en les éclairant. La Mole les suivit des yeux jusquà ce quils eussent disparu; et, se retournant alors, il vit Coconnas, dont la tête sortait de la cuisine. Deux gros yeux fixes et une bouche ouverte donnaient à cette tête un air détonnement remarquable. La Mole sapprocha de lui. -- Mordi! lui dit Coconnas, as-tu vu? -- Quoi? -- Ces deux gentilshommes? -- Eh bien? -- Je jurerais que cest... -- Qui? -- Mais... le roi de Navarre et lhomme au manteau rouge. -- Jure si tu veux, mais pas trop haut. -- Tu as donc reconnu aussi? -- Certainement. -- Que viennent-ils faire ici? -- Quelque affaire damourettes. -- Tu crois? -- Jen suis sûr. -- La Mole, jaime mieux des coups dépée que ces amourettes-là. Je voulais jurer tout à lheure, je parie maintenant. -- Que paries-tu? -- Quil sagit de quelque conspiration. -- Ah! tu es fou. -- Et moi, je te dis... -- Je te dis que sils conspirent cela les regarde. -- Ah! cest vrai. Au fait, dit Coconnas, je ne suis plus à M. dAlençon; quils sarrangent comme bon leur semblera. Et comme les perdreaux paraissaient arrivés au degré de cuisson où les aimait Coconnas, le Piémontais, qui en comptait faire la meilleure portion de son dîner, appela maître La Hurière pour quil les tirât de la broche. Pendant ce temps, Henri et de Mouy sinstallaient dans leur chambre. -- Eh bien, Sire, dit de Mouy quand Grégoire eut dressé la table, vous avez vu Orthon? -- Non; mais jai eu le billet quil a déposé au miroir. Lenfant aura pris peur, à ce que je présume; car la reine Catherine est venue, tandis quil était là, si bien quil sen est allé sans mattendre. Jai eu un instant quelque inquiétude, car Dariole ma dit que la reine mère la fait longuement causer. -- Oh! il ny a pas de danger, le drôle est adroit; et quoique la reine mère sache son métier, il lui donnera du fil à retordre, jen suis sûr. -- Et vous, de Mouy, lavez-vous revu? demanda Henri. -- Non, mais je le reverrai ce soir; à minuit il doit me revenir prendre ici avec un bon poitrinal; il me contera cela en nous en allant. -- Et lhomme qui était au coin de la rue des Mathurins? -- Quel homme? -- Lhomme dont jai le cheval et le manteau, en êtes-vous sûr? -- Cest un de nos plus dévoués. Dailleurs, il ne connaît pas Votre Majesté, et il ignore à qui il a eu affaire. -- Nous pouvons alors causer de nos affaires en toute tranquillité? -- Sans aucun doute. Dailleurs La Mole fait le guet. -- À merveille. -- Eh bien, Sire, que dit M. dAlençon? -- M. dAlençon ne veut plus partir, de Mouy; il sest expliqué nettement à ce sujet. Lélection du duc dAnjou au trône de Pologne et lindisposition du roi ont changé tous ses desseins. -- Ainsi, cest lui qui a fait manquer tout notre plan? -- Oui. -- Il nous trahit, alors? -- Pas encore; mais il nous trahira à la première occasion quil trouvera. -- Coeur lâche! esprit perfide! pourquoi na-t-il pas répondu aux lettres que je lui ai écrites? -- Pour avoir des preuves et nen pas donner. En attendant tout est perdu, nest-ce pas, de Mouy? -- Au contraire, Sire, tout est gagné. Vous savez bien que le parti tout entier, moins la fraction du prince de Condé, était pour vous, et ne se servait du duc, avec lequel il avait eu lair de se mettre en relation, que comme dune sauvegarde. Eh bien! depuis le jour de la cérémonie, jai tout relié, tout rattaché à vous. Cent hommes vous suffisaient pour fuir avec le duc dAlençon, jen ai levé quinze cents; dans huit jours ils seront prêts, échelonnés sur la route de Pau. Ce ne sera plus une fuite, ce sera une retraite. Quinze cents hommes vous suffiront-ils, Sire, et vous croirez-vous en sûreté avec une armée? Henri sourit, et lui frappant sur lépaule: -- Tu sais, de Mouy, lui dit-il, et tu es seul à le savoir, que le roi de Navarre nest pas de son naturel aussi effrayé quon le croit. -- Eh! mon Dieu! je le sais, Sire, et jespère quavant quil soit longtemps la France tout entière le saura comme moi. -- Mais quand on conspire, il faut réussir. La première condition de la réussite est la décision; et pour que la décision soit rapide, franche, incisive, il faut être convaincu quon réussira. -- Eh bien! Sire, quels sont les jours où il y a chasse? -- Tous les huit ou dix jours, soit à courre, soit au vol. -- Quand a-t-on chassé? -- Aujourdhui même. -- Daujourdhui en huit ou dix jours, on chassera donc encore? -- Sans aucun doute, peut-être même avant. -- Écoutez; tout me semble parfaitement calme: le duc dAnjou est parti; on ne pense plus à lui. Le roi se remet de jour en jour de son indisposition. Les persécutions contre nous ont à peu près cessé. Faites les doux yeux à la reine mère, faites les doux yeux à M. dAlençon: dites-lui toujours que vous ne pouvez partir sans lui: tâchez quil le croie, ce qui est plus difficile. -- Sois tranquille, il le croira. -- Croyez-vous quil ait si grande confiance en vous? -- Non pas, Dieu men garde! mais il croit tout ce que lui dit la reine. -- Et la reine nous sert franchement, elle? -- Oh! jen ai la preuve. Dailleurs elle est ambitieuse, et cette couronne de Navarre absente lui brûle le front. -- Eh bien! trois jours avant cette chasse, faites-moi dire où elle aura lieu: si cest à Bondy, à Saint-Germain ou à Rambouillet; ajoutez que vous êtes prêt, et quand vous verrez M. de La Mole piquer devant vous, suivez-le, et piquez ferme. Une fois hors de la forêt, si la reine mère veut vous avoir, il faudra quelle coure après vous; or, ses chevaux normands ne verront pas même, je lespère, les fers de nos chevaux barbes et de nos genêts dEspagne. -- Cest dit, de Mouy. -- Avez-vous de largent, Sire? Henri fit la grimace que toute sa vie il fit à cette question. -- Pas trop, dit-il; mais je crois que Margot en a. -- Eh bien, soit à vous, soit à elle, emportez-en le plus que vous pourrez. -- Et toi, en attendant, que vas-tu faire? -- Après mêtre occupé des affaires de Votre Majesté assez activement, comme elle voit, Votre Majesté me permettra-t-elle de moccuper un peu des miennes? -- Fais, de Mouy, fais; mais quelles sont tes affaires? -- Écoutez, Sire, Orthon ma dit (cest un garçon fort intelligent que je recommande à Votre Majesté), Orthon ma dit hier avoir rencontré près de lArsenal ce brigand de Maurevel, qui est rétabli grâce aux soins de René, et qui se réchauffe au soleil comme un serpent quil est. -- Ah! oui, je comprends, dit Henri. -- Ah! vous comprenez, bon... Vous serez roi un jour, vous, Sire, et si vous avez quelque vengeance du genre de la mienne à accomplir, vous laccomplirez en roi. Je suis un soldat, et je dois me venger en soldat. Donc quand toutes nos petites affaires seront arrangées, ce qui donnera à ce brigand là cinq ou six journées encore pour se remettre, jirai, moi aussi, faire un tour du côté de lArsenal, et je le clouerai au gazon de quatre bons coups de rapière, après quoi je quitterai Paris le coeur moins gros. -- Fais tes affaires, mon ami, fais tes affaires, dit le Béarnais. À propos, tu es content de La Mole, nest-ce pas? -- Ah! charmant garçon qui vous est dévoué corps et âme, Sire, et sur lequel vous pouvez compter comme sur moi... brave... -- Et surtout discret; aussi nous suivra-t-il en Navarre, de Mouy; une fois arrivés là, nous chercherons ce que nous devrons faire pour le récompenser. Comme Henri achevait ces mots avec son sourire narquois, la porte souvrit ou plutôt senfonça, et celui dont on faisait léloge au moment même parut, pâle et agité. -- Alerte, Sire, sécria-t-il; alerte! la maison est cernée. -- Cernée! sécria Henri en se levant; par qui? -- Par les gardes du roi. -- Oh! oh! dit de Mouy en tirant ses pistolets de sa ceinture, bataille, à ce quil paraît. -- Ah! oui, dit La Mole, il sagit bien de pistolets et de bataille! que voulez-vous faire contre cinquante hommes? -- Il a raison, dit le roi, et sil y avait quelque moyen de retraite... -- Il y en a un qui ma déjà servi à moi, et si Votre Majesté veut me suivre... -- Et de Mouy? -- M. de Mouy peut nous suivre aussi, sil veut: mais il faut que vous vous pressiez tous deux. On entendit des pas dans lescalier. -- Il est trop tard, dit Henri. -- Ah! si lon pouvait seulement les occuper pendant cinq minutes, sécria La Mole, je répondrais du roi. -- Alors, répondez-en, monsieur, dit de Mouy; je me charge de les occuper, moi. Allez, Sire, allez. -- Mais que feras-tu? -- Ne vous inquiétez pas, Sire; allez toujours. Et de Mouy commença par faire disparaître lassiette, la serviette et le verre du roi, de façon quon pût croire quil était seul à table. -- Venez, Sire, venez, sécria La Mole en prenant le roi par le bras et lentraînant dans lescalier. -- De Mouy! mon brave de Mouy! sécria Henri en tendant la main au jeune homme. De Mouy baisa cette main, poussa Henri hors de la chambre, et en referma derrière lui la porte au verrou. -- Oui, oui, je comprends, dit Henri; il va se faire prendre, lui, tandis que nous nous sauverons, nous; mais qui diable peut nous avoir trahis? -- Venez, Sire, venez; ils montent, ils montent. En effet, la lueur des flambeaux commençait à ramper le long de létroit escalier, tandis quon entendait au bas comme une espèce de cliquetis dépée. -- Alerte! Sire! alerte! dit La Mole. Et, guidant le roi dans lobscurité, il lui fit monter deux étages, poussa la porte dune chambre quil referma au verrou, et allant ouvrir la fenêtre dun cabinet: -- Sire, dit-il, Votre Majesté craint-elle beaucoup les excursions sur les toits? -- Moi? dit Henri; allons donc, un chasseur disards! -- Eh bien, que Votre Majesté me suive; je connais le chemin et vais lui servir de guide. -- Allez, allez, dit Henri, je vous suis. Et La Mole enjamba le premier, suivit un large rebord faisant gouttière, au bout duquel il trouva une vallée formée par deux toits; sur cette vallée souvrait une mansarde sans fenêtre et donnant dans un grenier inhabité. -- Sire, dit La Mole, vous voici au port. -- Ah! ah! dit Henri, tant mieux. Et il essuya son front pâle où perlait la sueur. -- Maintenant, dit La Mole, les choses vont aller toutes seules; le grenier donne sur lescalier, lescalier aboutit à une allée et cette allée conduit à la rue. Jai fait le même chemin, Sire, par une nuit bien autrement terrible que celle-ci. -- Allons, allons, dit Henri, en avant! La Mole se glissa le premier par la fenêtre béante, gagna la porte mal fermée, louvrit, se trouva en haut dun escalier tournant, et mettant dans la main du roi la corde qui servait de rampe: -- Venez, Sire, dit-il. Au milieu de lescalier Henri sarrêta; il était arrivé devant une fenêtre; cette fenêtre donnait sur la cour de lhôtellerie de la Belle-Étoile. On voyait dans lescalier en face courir des soldats, les uns portant à la main des épées et les autres des flambeaux. Tout à coup, au milieu dun groupe, le roi de Navarre aperçut de Mouy. Il avait rendu son épée et descendait tranquillement. -- Pauvre garçon, dit Henri; coeur brave et dévoué! -- Ma foi, Sire, dit La Mole, Votre Majesté remarquera quil a lair fort calme; et, tenez, même il rit! Il faut quil médite quelque bon tour, car, vous le savez, il rit rarement. -- Et ce jeune homme qui était avec vous? -- M. de Coconnas? demanda La Mole. -- Oui, M. de Coconnas, quest-il devenu? -- Oh! Sire, je ne suis point inquiet de lui. En apercevant les soldats, il ne ma dit quun mot:» -- Risquons-nous quelque chose?» -- La tête, lui ai-je répondu.» -- Et te sauveras-tu, toi?» -- Je lespère. » -- Eh bien, moi aussi,» a-t-il répondu. Et je vous jure quil se sauvera, Sire. Quand on prendra Coconnas, je vous en réponds, cest quil lui conviendra de se laisser prendre. -- Alors, dit Henri, tout va bien, tout va bien; tâchons de regagner le Louvre. -- Ah! mon Dieu, fit La Mole, rien de plus facile, Sire; enveloppons-nous de nos manteaux et sortons. La rue est pleine de gens accourus au bruit, on nous prendra pour des curieux. En effet, Henri et La Mole trouvèrent la porte ouverte, et néprouvèrent dautre difficulté pour sortir que le flot de populaire qui encombrait la rue. Cependant tous deux parvinrent à se glisser par la rue dAveron; mais en arrivant rue des Poulies, ils virent, traversant la place Saint-Germain-lAuxerrois, de Mouy et son escorte conduits par le capitaine des gardes, M. de Nancey. -- Ah! ah! dit Henri, on le conduit au Louvre, à ce quil paraît. Diable! les guichets vont être fermés... On prendra les noms de tous ceux qui rentreront; et si lon me voit rentrer après lui, ce sera une probabilité que jétais avec lui. -- Eh bien! mais, Sire, dit La Mole, rentrez au Louvre autrement que par le guichet. -- Comment diable veux-tu que jy rentre? -- Votre Majesté na-t-elle point la fenêtre de la reine de Navarre? -- Ventre-saint-gris! monsieur de la Mole, dit Henri, vous avez raison. Et moi qui ny pensais pas! ... Mais comment prévenir la reine? -- Oh! dit La Mole en sinclinant avec une respectueuse reconnaissance, Votre Majesté lance si bien les pierres! XVI De Mouy de Saint-Phale Cette fois, Catherine avait si bien pris ses précautions quelle croyait être sûre de son fait. En conséquence, vers dix heures, elle avait renvoyé Marguerite, bien convaincue, cétait dailleurs la vérité, que la reine de Navarre ignorait ce qui se tramait contre son mari, et elle était passée chez le roi, le priant de retarder son coucher. Intrigué par lair de triomphe qui, malgré sa dissimulation habituelle, épanouissait le visage de sa mère, Charles questionna Catherine, qui lui répondit seulement ces mots: -- Je ne puis dire quune chose à Votre Majesté, cest que ce soir elle sera délivrée de ses deux plus cruels ennemis. Charles fit ce mouvement de sourcil dun homme qui dit en lui- même: Cest bien, nous allons voir. Et sifflant son grand lévrier, qui vient à lui se traînant sur le ventre comme un serpent et posa sa tête fine et intelligente sur le genou de son maître, il attendit. Au bout de quelques minutes, que Catherine passa les yeux fixes et loreille tendue, on entendit un coup de pistolet dans la cour du Louvre. -- Quest-ce que ce bruit? demanda Charles en fronçant le sourcil, tandis que le lévrier se relevait par un mouvement brusque en redressant les oreilles. -- Rien, dit Catherine; un signal, voilà tout. -- Et que signifie ce signal? -- Il signifie quà partir de ce moment, Sire, votre unique, votre véritable ennemi, est hors de vous nuire. -- Vient-on de tuer un homme? demanda Charles en regardant sa mère avec cet oeil de maître qui signifie que lassassinat et la grâce sont deux attributs inhérents à la puissance royale. -- Non, Sire; on vient seulement den arrêter deux. -- Oh! murmura Charles, toujours des trames cachées, toujours des complots dont le roi nest pas. Mort-diable! ma mère, je suis grand garçon cependant, assez grand garçon pour veiller sur moi- même, et nai besoin ni de lisière ni de bourrelet. Allez-vous-en en Pologne avec votre fils Henri, si vous voulez régner; mais ici vous avez tort, je vous le dis, de jouer ce jeu-là. -- Mon fils, dit Catherine, cest la dernière fois que je me mêle de vos affaires. Mais cétait une entreprise commencée depuis longtemps, dans laquelle vous mavez toujours donné tort, et je tenais à coeur de prouver à Votre Majesté que javais raison. En ce moment plusieurs hommes sarrêtèrent dans le vestibule, et lon entendit se poser sur la dalle la crosse des mousquets dune petite troupe. Presque aussitôt M. de Nancey fit demander la permission dentrer chez le roi. -- Quil entre, dit vivement Charles. M. de Nancey entra, salua le roi, et se tournant vers Catherine: -- Madame, dit-il, les ordres de Votre Majesté sont exécutés: il est pris. -- Comment, _il?_ sécria Catherine fort troublée; nen avez-vous pris quun? -- Il était seul, madame. -- Et sest-il défendu? -- Non, il soupait tranquillement dans une chambre, et a remis son épée à la première sommation. -- Qui cela? demanda le roi. -- Vous allez voir, dit Catherine. Faites entrer le prisonnier, monsieur de Nancey. Cinq minutes après de Mouy fut introduit. -- De Mouy! sécria le roi; et quy a-t-il donc, monsieur? -- Eh! Sire, dit de Mouy avec une tranquillité parfaite, si Votre Majesté men accorde la permission, je lui ferai la même demande. -- Au lieu de faire cette demande au roi, dit Catherine, ayez la bonté, monsieur de Mouy, dapprendre à mon fils quel est lhomme qui se trouvait dans la chambre du roi de Navarre certaine nuit, et qui, cette nuit-là, en résistant aux ordres de Sa Majesté comme un rebelle quil est, a tué deux gardes et blessé M. de Maurevel? -- En effet, dit Charles en fronçant le sourcil; sauriez-vous le nom de cet homme, monsieur de Mouy? -- Oui, Sire; Votre Majesté désire-t-elle le connaître? -- Cela me ferait plaisir, je lavoue. -- Eh bien, Sire, il sappelait de Mouy de Saint-Phale. -- Cétait vous? -- Moi-même! Catherine, étonnée de cette audace, recula dun pas vers le jeune homme. -- Et comment, dit Charles IX, osâtes-vous résister aux ordres du roi? -- Dabord, Sire, jignorais quil y eût un ordre de Votre Majesté; puis je nai vu quune chose, ou plutôt quun homme, M. de Maurevel, lassassin de mon père et de M. lamiral. Je me suis rappelé alors quil y avait un an et demi, dans cette même chambre où nous sommes, pendant la soirée du 24 août, Votre Majesté mavait promis, parlant à moi-même, de nous faire justice du meurtrier; or, comme il sétait depuis ce temps passé de graves événements, jai pensé que le roi avait été malgré lui détourné de ses désirs. Et voyant Maurevel à ma portée, jai cru que cétait le ciel qui me lenvoyait. Votre Majesté sait le reste, Sire; jai frappé sur lui comme sur un assassin et tiré sur ses hommes comme sur des bandits. Charles ne répondit rien; son amitié pour Henri lui avait fait voir depuis quelque temps bien des choses sous un autre point de vue que celui où il les avait envisagées dabord, et plus dune fois avec terreur. La reine mère, à propos de la Saint-Barthélemy, avait enregistré dans sa mémoire des propos sortis de la bouche de son fils, et qui ressemblaient à des remords. -- Mais, dit Catherine, que veniez-vous faire à une pareille heure chez le roi de Navarre? -- Oh! répondit de Mouy, cest toute une histoire bien longue à raconter; mais si cependant Sa Majesté a la patience de lentendre... -- Oui, dit Charles, parlez donc, je le veux. -- Jobéirai, Sire, dit de Mouy en sinclinant. Catherine sassit en fixant sur le jeune chef un regard inquiet. -- Nous écoutons, dit Charles. Ici, Actéon. Le chien reprit la place quil avait avant que le prisonnier neût été introduit. -- Sire, dit de Mouy, jétais venu chez Sa Majesté le roi de Navarre comme député de nos frères, vos fidèles sujets de la religion. Catherine fit signe à Charles IX. -- Soyez tranquille, ma mère, dit celui-ci, je ne perds pas un mot. Continuez, monsieur de Mouy, continuez; pourquoi étiez-vous venu? -- Pour prévenir le roi de Navarre, continua M. de Mouy, que son abjuration lui avait fait perdre la confiance du parti huguenot; mais que cependant, en souvenir de son père, Antoine de Bourbon, et surtout en mémoire de sa mère, la courageuse Jeanne dAlbret, dont le nom est cher parmi nous, ceux de la religion lui devaient cette marque de déférence de le prier de se désister de ses droits à la couronne de Navarre. -- Que dit-il? sécria Catherine, ne pouvant, malgré sa puissance sur elle-même, recevoir sans crier un peu le coup inattendu qui la frappait. -- Ah! ah! fit Charles; mais cette couronne de Navarre, quon fait ainsi sans ma permission voltiger sur toutes les têtes, il me semble cependant quelle mappartient un peu. -- Les huguenots, Sire, reconnaissent mieux que personne ce principe de suzeraineté que le roi vient démettre. Aussi espéraient-ils engager Votre Majesté à la fixer sur une tête qui lui est chère. -- À moi! dit Charles, sur une tête qui mest chère! Mort-diable! de quelle tête voulez-vous donc parler, monsieur? Je ne vous comprends pas. -- De la tête de M. le duc dAlençon. Catherine devint pâle comme la mort, et dévora de Mouy dun regard flamboyant. -- Et mon frère dAlençon le savait? -- Oui, Sire. -- Et il acceptait cette couronne? -- Sauf lagrément de Votre Majesté, à laquelle il nous renvoyait. -- Oh! oh! dit Charles, en effet, cest une couronne qui ira à merveille à notre frère dAlençon. Et moi qui ny avais pas songé! Merci, de Mouy. Merci! Quand vous aurez des idées semblables, vous serez le bienvenu au Louvre. -- Sire, vous seriez instruit depuis longtemps de tout ce projet sans cette malheureuse affaire de Maurevel qui ma fait craindre dêtre tombé dans la disgrâce de Votre Majesté. -- Oui, mais, fit Catherine, que disait Henri de ce projet? -- Le roi de Navarre, madame, se soumettait au désir de ses frères, et sa renonciation était prête. -- En ce cas, sécria Catherine, cette renonciation, vous devez lavoir? -- En effet, madame, dit de Mouy, par hasard je lai sur moi, signée de lui et datée. -- Dune date antérieure à la scène du Louvre? dit Catherine. -- Oui, de la veille, je crois. Et M. de Mouy tira de sa poche une renonciation en faveur du duc dAlençon, écrite, signée de la main de Henri, et portant la date indiquée. -- Ma foi, oui, dit Charles, et tout est bien en règle. -- Et que demandait Henri en échange de cette renonciation? -- Rien, madame; lamitié du roi Charles, nous a-t-il dit, le dédommagerait amplement de la perte dune couronne. Catherine mordit ses lèvres de colère et tordit ses belles mains. -- Tout cela est parfaitement exact, de Mouy, ajouta le roi. -- Alors, reprit la reine mère, si tout était arrêté entre vous et le roi de Navarre, à quelle fin lentrevue que vous avez eue ce soir avec lui? -- Moi, madame, avec le roi de Navarre? dit de Mouy. M. de Nancey, qui ma arrêté, fera foi que jétais seul. Votre Majesté peut lappeler. -- Monsieur de Nancey! dit le roi. Le capitaine des gardes reparut. -- Monsieur de Nancey, dit vivement Catherine, M. de Mouy était-il tout à fait seul à lauberge de la Belle-Étoile? -- Dans la chambre, oui, madame; mais dans lauberge, non. -- Ah! dit Catherine, quel était son compagnon? -- Je ne sais si cétait le compagnon de M. de Mouy, madame; mais je sais quil sest échappé par une porte de derrière, après avoir couché sur le carreau deux de mes gardes. -- Et vous avez reconnu ce gentilhomme, sans doute? -- Non, pas moi, mais mes gardes. -- Et quel était-il? demanda Charles IX. -- M. le comte Annibal de Coconnas. -- Annibal de Coconnas, répéta le roi assombri et rêveur, celui qui a fait un si terrible massacre de huguenots pendant la Saint- Barthélemy. -- M. de Coconnas, gentilhomme de M. dAlençon, dit M. de Nancey. -- Cest bien, cest bien, dit Charles IX; retirez-vous, monsieur de Nancey, et une autre fois, souvenez-vous dune chose... -- De laquelle, Sire? -- Cest que vous êtes à mon service, et que vous ne devez obéir quà moi. M. de Nancey se retira à reculons en saluant respectueusement. De Mouy envoya un sourire ironique à Catherine. Il se fit un silence dun instant. La reine tordait la ganse de sa cordelière, Charles caressait son chien. -- Mais quel était votre but, monsieur? continua Charles; agissiez-vous violemment? -- Contre qui, Sire? -- Mais contre Henri, contre François ou contre moi. -- Sire, nous avions la renonciation de votre beau-frère, lagrément de votre frère; et, comme jai eu lhonneur de vous le dire, nous étions sur le point de solliciter lautorisation de Votre Majesté, lorsque est arrivée cette fatale affaire du Louvre. -- Eh bien, ma mère, dit Charles, je ne vois aucun mal à tout cela. Vous étiez dans votre droit, monsieur de Mouy, en demandant un roi. Oui, la Navarre peut être et doit être un royaume séparé. Il y a plus, ce royaume semble fait exprès pour doter mon frère dAlençon, qui a toujours eu si grande envie dune couronne, que lorsque nous portons la nôtre il ne peut détourner les yeux de dessus elle. La seule chose qui sopposait à cette intronisation, cétait le droit de Henriot; mais puisque Henriot y renonce volontairement... -- Volontairement, Sire. -- Il paraît que cest la volonté de Dieu! Monsieur de Mouy, vous êtes libre de retourner vers vos frères, que jai châtiés... un peu durement, peut-être; mais ceci est une affaire entre moi et Dieu: et dites-leur que, puisquils désirent pour roi de Navarre mon frère dAlençon, le roi de France se rend à leurs désirs. À partir de ce moment, la Navarre est un royaume, et son souverain sappelle François. Je ne demande que huit jours pour que mon frère quitte Paris avec léclat et la pompe qui conviennent à un roi. Allez, monsieur de Mouy, allez! ... Monsieur de Nancey, laissez passer M. de Mouy, il est libre. -- Sire, dit de Mouy en faisant un pas en avant, Votre Majesté permet-elle? -- Oui, dit le roi. Et il tendit la main au jeune huguenot. De Mouy mit un genou à terre et baisa la main du roi. -- À propos, dit Charles en le retenant au moment où il allait se relever, ne maviez-vous pas demandé justice de ce brigand de Maurevel? -- Oui, Sire. -- Je ne sais où il est pour vous la faire, car il se cache; mais si vous le rencontrez, faites-vous justice vous-même, je vous y autorise, et de grand coeur. -- Ah! Sire, sécria de Mouy, voilà qui me comble véritablement; que Votre Majesté sen rapporte à moi; je ne sais non plus où il est, mais je le trouverai, soyez tranquille. Et de Mouy, après avoir respectueusement salué le roi Charles et la reine Catherine, se retira sans que les gardes qui lavaient amené missent aucun empêchement à sa sortie. Il traversa les corridors, gagna rapidement le guichet, et une fois dehors ne fit quun bond de la place Saint-Germain-lAuxerrois à lauberge de la Belle-Étoile, où il retrouva son cheval, grâce auquel, trois heures après la scène que nous venons de raconter, le jeune homme respirait en sûreté derrière les murailles de Mantes. Catherine, dévorant sa colère, regagna son appartement doù elle passa dans celui de Marguerite. Elle y trouva Henri en robe de chambre et qui paraissait prêt à se mettre au lit. -- Satan, murmura-t-elle, aide une pauvre reine pour qui Dieu ne veut plus rien faire! XVII Deux têtes pour une couronne -- Quon prie M. dAlençon de me venir voir, avait dit Charles en congédiant sa mère. M. de Nancey, disposé daprès linvitation du roi de nobéir désormais quà lui-même, ne fit quun bond de chez Charles chez son frère, lui transmettant sans adoucissement aucun lordre quil venait de recevoir. Le duc dAlençon tressaillit: en tout temps il avait tremblé devant Charles; et à bien plus forte raison encore depuis quil sétait fait, en conspirant, des motifs de le craindre. Il ne sen rendit pas moins près de son frère avec un empressement calculé. Charles était debout et sifflait entre ses dents un hallali sur pied. En entrant, le duc dAlençon surprit dans loeil vitreux de Charles un de ces regards envenimés de haine quil connaissait si bien. -- Votre Majesté ma fait demander, me voici, Sire, dit-il. Que désire de moi Votre Majesté? -- Je désire vous dire, mon bon frère, que, pour récompenser cette grande amitié que vous me portez, je suis décidé à faire aujourdhui pour vous la chose que vous désirez le plus. -- Pour moi? -- Oui, pour vous. Cherchez dans votre esprit quelle chose vous rêvez depuis quelque temps sans oser me la demander, et cette chose, je vous la donne. -- Sire, dit François, jen jure à mon frère, je ne désire que la continuation de la bonne santé du roi. -- Alors vous devez être satisfait, dAlençon; lindisposition que jai éprouvée à lépoque de larrivée des Polonais est passée. Jai échappé, grâce à Henriot, à un sanglier furieux qui voulait me découdre, et je me porte de façon à navoir rien à envier au mieux portant de mon royaume; vous pouviez donc sans être mauvais frère désirer autre chose que la continuation de ma santé, qui est excellente. -- Je ne désirais rien, Sire. -- Si fait, si fait, François, reprit Charles simpatientant; vous désirez la couronne de Navarre, puisque vous vous êtes entendu avec Henriot et de Mouy: avec le premier pour quil y renonçât, avec le second pour quil vous la fît avoir. Eh bien, Henriot y renonce! de Mouy ma transmis votre demande, et cette couronne que vous ambitionnez... -- Eh bien? demanda dAlençon dune voix tremblante. -- Eh bien, mort-diable! elle est à vous. DAlençon pâlit affreusement; puis tout à coup le sang appelé à son coeur, quil faillit briser, reflua vers les extrémités, et une rougeur ardente lui brûla les joues; la faveur que lui faisait le roi le désespérait en un pareil moment. -- Mais, Sire, reprit-il tout en palpitant démotion et cherchant vainement à se remettre, je nai rien désiré et surtout rien demandé de pareil. -- Cest possible, dit le roi, car vous êtes fort discret, mon frère; mais on a désiré, on a demandé pour vous, mon frère. -- Sire, je vous jure que jamais... -- Ne jurez pas Dieu. -- Mais, Sire, vous mexilez donc? -- Vous appelez ça un exil, François? Peste! vous êtes difficile... Quespériez-vous donc de mieux? DAlençon se mordit les lèvres de désespoir. -- Ma foi! continua Charles en affectant la bonhomie, je vous croyais moins populaire, François, et surtout moins près des huguenots; mais ils vous demandent, il faut bien que je mavoue à moi-même que je me trompais. Dailleurs, je ne pouvais rien désirer de mieux que davoir un homme à moi, mon frère qui maime et qui est incapable de me trahir, à la tête dun parti qui depuis trente ans nous fait la guerre. Cela va tout calmer comme par enchantement, sans compter que nous serons tous rois dans la famille. Il ny aura que le pauvre Henriot qui ne sera rien que mon ami. Mais il nest point ambitieux, et ce titre, que personne ne réclame, il le prendra, lui. -- Oh! Sire, vous vous trompez, ce titre, je le réclame... ce titre, qui donc y a plus droit que moi? Henri nest que votre beau-frère par alliance; moi, je suis votre frère par le sang et surtout par le coeur... Sire, je vous en supplie, gardez-moi près de vous. -- Non pas, non pas, François, répondit Charles; ce serait faire votre malheur. -- Comment cela? -- Pour mille raisons. -- Mais voyez donc un peu, Sire, si vous trouverez jamais un compagnon si fidèle que je le suis. Depuis mon enfance je nai jamais quitté Votre Majesté. -- Je le sais bien, je le sais bien, et quelquefois même je vous aurais voulu voir plus loin. -- Que veut dire le roi? -- Rien, rien... je mentends... Oh! que vous aurez de belles chasses là-bas! François, que je vous porte envie! Savez-vous quon chasse lours dans ces diables de montagnes comme on chasse ici le sanglier? Vous allez nous entretenir tous de peaux magnifiques. Cela se chasse au poignard, vous savez; on attend lanimal, on lexcite, on lirrite; il marche au chasseur, et, à quatre pas de lui, il se dresse sur ses pattes de derrière. Cest à ce moment-là quon lui enfonce lacier dans le coeur, comme Henri a fait pour le sanglier à la dernière chasse. Cest dangereux; mais vous êtes brave, François, et ce danger sera pour vous un vrai plaisir. -- Ah! Votre Majesté redouble mes chagrins, car je ne chasserai plus avec elle. -- Corboeuf! tant mieux! dit le roi, cela ne nous réussit ni à lun ni à lautre de chasser ensemble. -- Que veut dire Votre Majesté? -- Que chasser avec moi vous cause un tel plaisir et vous donne une telle émotion, que vous, qui êtes ladresse en personne, que vous qui, avec la première arquebuse venue, abattez une pie à cent pas, vous avez, la dernière fois que nous avons chassé de compagnie, avec votre arme, une arme qui vous est familière, manqué à vingt pas un gros sanglier, et cassé par contre la jambe à mon meilleur cheval. Mort-diable! François, cela donne à songer, savez-vous! -- Oh! Sire, pardonnez à lémotion, dit dAlençon devenu livide. -- Eh! oui, reprit Charles, lémotion, je le sais bien; et cest à cause de cette émotion, que japprécie à sa juste valeur, que je vous dis: Croyez-moi, François, mieux vaut chasser loin lun de lautre, surtout quand on a des émotions pareilles. Réfléchissez à cela, mon frère, non pas en ma présence, ma présence vous trouble, je le vois, mais quand vous serez seul, et vous conviendrez que jai tout lieu de craindre quà une nouvelle chasse une autre émotion ne vienne à vous prendre; car alors il ny a rien qui fasse relever la main comme lémotion, car alors vous tueriez le cavalier au lieu du cheval, le roi au lieu de la bête. Peste! une balle placée trop haut ou trop bas, cela change fort la face dun gouvernement, et nous en avons un exemple dans notre famille. Quand Montgomery a tué notre père Henri II par accident, par émotion peut-être, le coup a porté notre frère François II sur le trône et notre père Henri à Saint-Denis. Il faut si peu de chose à Dieu pour faire beaucoup! Le duc sentit la sueur ruisseler sur son front pendant ce choc aussi redoutable quimprévu. Il était impossible que le roi dît plus clairement à son frère quil avait tout deviné. Charles, voilant sa colère sous une ombre de plaisanterie, était peut-être plus terrible encore que sil eût laissé la lave haineuse qui lui dévorait le coeur se répandre bouillante au-dehors; sa vengeance paraissait proportionnée à sa rancune. À mesure que lune saigrissait, lautre grandissait, et pour la première fois dAlençon connut le remords, ou plutôt le regret davoir conçu un crime qui navait pas réussi. Il avait soutenu la lutte tant quil avait pu, mais sous ce dernier coup il plia la tête, et Charles vit poindre dans ses yeux cette flamme dévorante qui, chez les êtres dune nature tendre, creuse le sillon par où jaillissent les larmes. Mais dAlençon était de ceux-là qui ne pleurent que de rage. Charles tenait fixé sur lui son oeil de vautour, aspirant pour ainsi dire chacune des sensations qui se succédaient dans le coeur du jeune homme. Et toutes ces sensations lui apparaissaient aussi précises, grâce à cette étude approfondie quil avait faite de sa famille, que si le coeur du duc eût été un livre ouvert. Il le laissa ainsi un instant écrasé, immobile et muet. Puis dune voix empreinte de haineuse fermeté: -- Mon frère, dit-il, nous vous avons dit notre résolution, et notre résolution est immuable: vous partirez. DAlençon fit un mouvement. Charles ne parut pas le remarquer et continua: -- Je veux que la Navarre soit fière davoir pour prince un frère du roi de France. Or, pouvoir, honneurs, vous aurez tout ce qui convient à votre naissance, comme votre frère Henri la eu, et comme lui, ajouta-t-il en souriant, vous me bénirez de loin. Mais nimporte, les bénédictions ne connaissent pas la distance. -- Sire... -- Acceptez, ou plutôt résignez-vous. Une fois roi, on trouvera une femme digne dun fils de France. Qui sait! qui vous apportera un autre trône peut être. -- Mais, dit le duc dAlençon, Votre Majesté oublie son bon ami Henri. -- Henri! mais puisque je vous ai dit quil nen voulait pas, du trône de Navarre! Puisque je vous ai déjà dit quil vous labandonnait! Henri est un joyeux garçon et non pas une face pâle comme vous. Il veut rire et samuser à son aise, et non sécher, comme nous sommes condamnés à le faire, nous, sous des couronnes. DAlençon poussa un soupir. -- Mais, dit-il, Votre Majesté mordonne donc de moccuper... -- Non pas, non pas. Ne vous inquiétez de rien, François, je réglerai tout moi-même; reposez-vous sur moi comme sur un bon frère. Et maintenant que tout est convenu, allez; dites ou ne dites pas notre entretien à vos amis: je veux prendre des mesures pour que la chose devienne bientôt publique. Allez, François. Il ny avait rien à répondre, le duc salua et partit la rage dans le coeur. Il brûlait de trouver Henri pour causer avec lui de tout ce qui venait de se passer; mais il ne trouva que Catherine: en effet, Henri fuyait lentretien et la reine mère le recherchait. Le duc, en voyant Catherine, étouffa aussitôt ses douleurs et essaya de sourire. Moins heureux que Henri dAnjou, ce nétait pas une mère quil cherchait dans Catherine, mais simplement une alliée. Il commençait donc par dissimuler avec elle, car, pour faire de bonnes alliances, il faut bien se tromper un peu mutuellement. Il aborda donc Catherine avec un visage où ne restait plus quune légère trace dinquiétude. -- Eh bien, madame, dit-il, voilà de grandes nouvelles; les savez- vous? -- Je sais quil sagit de faire un roi de vous, monsieur. -- Cest une grande bonté de la part de mon frère, madame. -- Nest-ce pas? -- Et je suis presque tenté de croire que je dois reporter sur vous une partie de ma reconnaissance; car enfin, si cétait vous qui lui eussiez donné le conseil de me faire don dun trône, cest à vous que je le devrais; quoique javoue au fond quil ma fait peine de dépouiller ainsi le roi de Navarre. -- Vous aimez fort Henriot, mon fils, à ce quil paraît? -- Mais oui; depuis quelque temps nous nous sommes intimement liés. -- Croyez-vous quil vous aime autant que vous laimez vous-même? -- Je lespère, madame. -- Cest édifiant une pareille amitié, savez-vous? surtout entre princes. Les amitiés de cour passent pour peu solides, mon cher François. -- Ma mère, songez que nous sommes non seulement amis, mais encore presque frères. Catherine sourit dun étrange sourire. -- Bon! dit-elle, est-ce quil y a des frères entre rois? -- Oh! quant à cela, nous nétions roi ni lun ni lautre, ma mère, quand nous nous sommes liés ainsi; nous ne devions même jamais lêtre; voilà pourquoi nous nous aimions. -- Oui, mais les choses sont bien changées à cette heure. -- Comment, bien changées? -- Oui, sans doute; qui vous dit maintenant que vous ne serez pas tous deux rois? Au tressaillement nerveux du duc, à la rougeur qui envahit son front, Catherine vit que le coup lancé par elle avait porté en plein coeur. -- Lui? dit-il. Henriot roi? et de quel royaume, ma mère? -- Dun des plus magnifiques de la chrétienté, mon fils. -- Ah! ma mère, dit dAlençon en pâlissant, que dites-vous donc là? -- Ce quune bonne mère doit dire à son fils, ce à quoi vous avez plus dune fois songé, François. -- Moi? dit le duc, je nai songé à rien, madame, je vous jure. -- Je veux bien vous croire; car votre ami, car votre frère Henri, comme vous lappelez, est, sous sa franchise apparente, un seigneur fort habile et fort rusé qui garde ses secrets mieux que vous ne gardez les vôtres, François. Par exemple, vous a-t-il jamais dit que de Mouy fût son homme daffaires? Et, en disant ces mots, Catherine plongea son regard comme un stylet dans lâme de François. Mais celui-ci navait quune vertu, ou plutôt quun vice, la dissimulation; il supporta donc parfaitement le regard. -- De Mouy! dit-il avec surprise, et comme si ce nom était prononcé pour la première fois devant lui en pareille circonstance. -- Oui, le huguenot de Mouy de Saint-Phale, celui-là même qui a failli tuer M. de Maurevel, et qui, clandestinement et en courant la France et la capitale sous des habits différents, intrigue et lève une armée pour soutenir votre frère Henri contre votre famille. Catherine, qui ignorait que sous ce rapport son fils François en sût autant et même plus quelle se leva sur ces mots, sapprêtant à faire une majestueuse sortie. François la retint. -- Ma mère, dit-il, encore un mot, sil vous plaît. Puisque vous daignez minitier à votre politique, dites-moi comment, avec de si faibles ressources et si peu connu quil est, Henri parviendrait- il à faire une guerre assez sérieuse pour inquiéter ma famille? -- Enfant, dit la reine en souriant, sachez donc quil est soutenu par plus de trente mille hommes peut-être; que le jour où il dira un mot, ces trente mille hommes apparaîtront tout à coup comme sils sortaient de terre; et ces trente mille hommes, ce sont des huguenots, songez-y, cest-à-dire les plus braves soldats du monde. Et puis, et puis, il a une protection que vous navez pas su ou pas voulu vous concilier, vous. -- Laquelle? -- Il a le roi, le roi qui laime, qui le pousse, le roi qui, par jalousie contre votre frère de Pologne et par dépit contre vous, cherche autour de lui des successeurs. Seulement, aveugle que vous êtes si vous ne le voyez pas, il les cherche autre part que dans sa famille. -- Le roi! ... vous croyez, ma mère? -- Ne vous êtes-vous donc pas aperçu quil chérit Henriot, son Henriot? -- Si fait, ma mère, si fait. -- Et quil en est payé de retour? car ce même Henriot, oubliant que son beau-frère le voulait arquebuser le jour de la Saint- Barthélemy, se couche à plat ventre comme un chien qui lèche la main dont il a été battu. -- Oui, oui, murmura François, je lai déjà remarqué, Henri est bien humble avec mon frère Charles. -- Ingénieux à lui complaire en toute chose. -- Au point que, dépité dêtre toujours raillé par le roi sur son ignorance de la chasse au faucon, il veut se mettre à... Si bien quhier il ma demandé, oui, pas plus tard quhier, si je navais point quelques bons livres qui traitent de cet art. -- Attendez donc, dit Catherine, dont les yeux étincelèrent comme si une idée subite lui traversait lesprit; attendez donc... et que lui avez-vous répondu? -- Que je chercherais dans ma bibliothèque. -- Bien, dit Catherine, bien, il faut quil lait, ce livre. -- Mais jai cherché, madame, et nai rien trouvé. -- Je trouverai, moi, je trouverai... et vous lui donnerez le livre comme sil venait de vous. -- Et quen résultera-t-il? -- Avez-vous confiance en moi, dAlençon? -- Oui, ma mère. -- Voulez-vous mobéir aveuglément à légard de Henri, que vous naimez pas, quoi que vous en disiez? DAlençon sourit. -- Et que je déteste, moi, continua Catherine. -- Oui, jobéirai. -- Après-demain, venez chercher le livre ici, je vous le donnerai, vous le porterez à Henri... et... -- Et...? -- Laissez Dieu, la Providence ou le hasard faire le reste. François connaissait assez sa mère pour savoir quelle ne sen rapportait point dhabitude à Dieu, à la Providence ou au hasard du soin de servir ses amitiés ou ses haines; mais il se garda dajouter un seul mot, et saluant en homme qui accepte la commission dont on le charge, il se retira chez lui. -- Que veut-elle dire? pensa le jeune homme en montant lescalier, je nen sais rien. Mais ce quil y a de clair pour moi dans tout ceci, cest quelle agit contre un ennemi commun. Laissons-la faire. Pendant ce temps, Marguerite, par lintermédiaire de La Mole, recevait une lettre de De Mouy. Comme en politique les deux illustres conjoints navaient point de secret, elle décacheta cette lettre et la lut. Sans doute cette lettre lui parut intéressante, car à linstant même Marguerite, profitant de lobscurité qui commençait à descendre le long des murailles du Louvre, se glissa dans le passage secret, monta lescalier tournant, et, après avoir regardé de tous côtés avec attention, sélança rapide comme une ombre, et disparut dans lantichambre du roi de Navarre. Cette antichambre nétait plus gardée par personne depuis la disparition dOrthon. Cette disparition, dont nous navons pas parlé depuis le moment où le lecteur la vu sopérer dune façon si tragique pour le pauvre Orthon, avait fort inquiété Henri. Il sen était ouvert à madame de Sauve et à sa femme, mais ni lune ni lautre nétait plus instruite que lui; seulement, madame de Sauve lui avait donné quelques renseignements, à la suite desquels il était demeuré parfaitement clair à lesprit de Henri que le pauvre enfant avait été victime de quelque machination de la reine mère, et que cétait à la suite de cette machination quil avait failli, lui, être arrêté avec de Mouy, dans lauberge de la Belle-Étoile. Un autre que Henri eût gardé le silence, car il neût rien osé dire; mais Henri calculait tout: il comprit que son silence le trahirait; dordinaire, on ne perd pas ainsi un de ses serviteurs, un de ses confidents, sans sinformer de lui, sans faire des recherches. Henri sinforma donc, rechercha donc, en présence du roi et de la reine mère elle-même; il demanda Orthon à tout le monde, depuis la sentinelle qui se promenait devant le guichet du Louvre, jusquau capitaine des gardes qui veillait dans lantichambre du roi; mais toute demande et toute démarche furent inutiles; et Henri parut si ostensiblement affecté de cet événement et si attaché au pauvre serviteur absent, quil déclara quil ne le remplacerait que lorsquil aurait acquis la certitude quil aurait disparu pour toujours. Lantichambre, comme nous lavons dit, était donc vide lorsque Marguerite se présenta chez Henri. Si légers que fussent les pas de la reine, Henri les entendit et se retourna. -- Vous, madame! sécria-t-il. -- Oui, répondit Marguerite. Lisez vite. Et elle lui présenta le papier tout ouvert. Il contenait ces quelques lignes: «Sire, le moment est venu de mettre notre projet de fuite à exécution. Après-demain il y a chasse au vol le long de la Seine, depuis Saint-Germain jusquà Maisons, cest-à-dire dans toute la longueur de la forêt.» Allez à cette chasse, quoique ce soit une chasse au vol; prenez sous votre habit une bonne chemise de mailles; ceignez votre meilleure épée; montez le plus fin cheval de votre écurie.» Vers midi, cest-à-dire au plus fort de la chasse et quand le roi sera lancé à la suite du faucon, dérobez-vous seul si vous venez seul, avec la reine de Navarre si la reine vous suit.» Cinquante des nôtres seront cachés au pavillon de François Ier, dont nous avons la clef; tout le monde ignorera quils y sont, car ils y seront venus de nuit et les jalousies en seront fermées.» Vous passerez par lallée des Violettes, au bout de laquelle je veillerai; à droite de cette allée, dans une petite clairière, seront MM. de La Mole et Coconnas avec deux chevaux de main. Ces chevaux frais seront destinés à remplacer le vôtre et celui de Sa Majesté la reine de Navarre, si par hasard ils étaient fatigués. » Adieu, Sire; soyez prêt, nous le serons.» -- Vous le serez, dit Marguerite, prononçant après seize cents ans les mêmes paroles que César avait prononcées sur les bords du Rubicon. -- Soit, madame, répondit Henri, ce nest pas moi qui vous démentirai. -- Allons, Sire, devenez un héros; ce nest pas difficile; vous navez quà suivre votre route; et faites-moi un beau trône, dit la fille de Henri II. Un imperceptible sourire effleura la lèvre fine du Béarnais. Il baisa la main de Marguerite et sortit le premier, pour explorer le passage, tout en fredonnant le refrain dune vieille chanson: _Cil qui mieux battit la muraille_ _Nentra point dedans le chasteau._ La précaution nétait pas mauvaise: au moment où il ouvrait la porte de sa chambre à coucher, le duc dAlençon ouvrait celle de son antichambre; il fit de la main un signe à Marguerite, puis tout haut: -- Ah! cest vous, mon frère, dit-il, soyez le bienvenu. Au signe de son mari, la reine avait tout compris et sétait jetée dans un cabinet de toilette, devant la porte duquel pendait une énorme tapisserie. Le duc dAlençon entra dun pas craintif en regardant tout autour de lui. -- Sommes-nous seuls, mon frère? demanda-t-il à demi-voix. -- Parfaitement seuls. Quy a-t-il donc? vous paraissez tout bouleversé. -- Il y a que nous sommes découverts, Henri. -- Comment découverts? -- Oui, de Mouy a été arrêté. -- Je le sais. -- Eh bien! de Mouy a tout dit au roi. -- Qua-t-il dit? -- Il a dit que je désirais le trône de Navarre, et que je conspirais pour lobtenir. -- Ah! pécaïre! dit Henri, de sorte que vous voilà compromis, mon pauvre frère! Comment alors nêtes-vous pas encore arrêté? -- Je nen sais rien moi-même; le roi ma raillé en faisant semblant de moffrir le trône de Navarre. Il espérait sans doute me tirer un aveu du coeur; mais je nai rien dit. -- Et vous avez bien fait, ventre-saint-gris, dit le Béarnais; tenons ferme, notre vie à tous deux en dépend. -- Oui, reprit François, le cas est épineux; voici pourquoi je suis venu demander votre avis, mon frère; que croyez-vous que je doive faire: fuir ou rester? -- Vous avez vu le roi, puisque cest à vous quil a parlé? -- Oui, sans doute. -- Eh bien, vous avez dû lire dans sa pensée! Suivez votre inspiration. -- Jaimerais mieux rester, répondit François. Si maître quil fût de lui-même, Henri laissa échapper un mouvement de joie; si imperceptible que fût ce mouvement, François le surprit au passage. -- Restez alors, dit Henri. -- Mais vous? -- Dame! répondit Henri, si vous restez, je nai aucun motif pour men aller, moi. Je ne partais que pour vous suivre, par dévouement, pour ne pas quitter un frère que jaime. -- Ainsi, dit dAlençon, cen est fait de tous nos plans; vous vous abandonnez sans lutte au premier entraînement de la mauvaise fortune? -- Moi, dit Henri, je ne regarde pas comme une mauvaise fortune de demeurer ici; grâce à mon caractère insoucieux, je me trouve bien partout. -- Eh bien, soit! dit dAlençon, nen parlons plus; seulement, si vous prenez quelque résolution nouvelle, faites-la-moi savoir. -- Corbleu! je ny manquerai pas, croyez-le bien, répondit Henri. Nest-il pas convenu que nous navons pas de secrets lun pour lautre? DAlençon ninsista pas davantage et se retira tout pensif, car, à un certain moment, il avait cru voir trembler la tapisserie du cabinet de toilette. En effet, à peine dAlençon était-il sorti, que cette tapisserie se souleva et que Marguerite reparut. -- Que pensez-vous de cette visite? demanda Henri. -- Quil y a quelque chose de nouveau et dimportant. -- Et que croyez-vous quil y ait? -- Je nen sais rien encore, mais je le saurai. -- En attendant? -- En attendant ne manquez pas de venir chez moi demain soir. -- Je naurai garde dy manquer, madame! dit Henri en baisant galamment la main de sa femme. Et avec les mêmes précautions quelle en était sortie, Marguerite rentra chez elle. XVIII Le livre de vénerie Trente-six heures sétaient écoulées depuis les événements que nous venons de raconter. Le jour commençait à paraître, mais tout était déjà éveillé au Louvre, comme cétait lhabitude les jours de chasse, lorsque le duc dAlençon se rendit chez la reine mère, selon linvitation quil en avait reçue. La reine mère nétait point dans sa chambre à coucher, mais elle avait ordonné quon le fît attendre sil venait. Au bout de quelques instants elle sortit dun cabinet secret où personne nentrait quelle, et où elle se retirait pour faire ses opérations chimiques. Soit par la porte entrouverte, soit attachée à ses vêtements, entra en même temps que la reine mère lodeur pénétrante dun âcre parfum, et, par louverture de la porte, dAlençon remarqua une vapeur épaisse, comme celle dun aromate brûlé, qui flottait en blanc nuage dans ce laboratoire que quittait la reine. Le duc ne put réprimer un regard de curiosité. -- Oui, dit Catherine de Médicis, oui, jai brûlé quelques vieux parchemins, et ces parchemins exhalaient une si puante odeur, que jai jeté du genièvre sur le brasier: de là cette odeur. DAlençon sinclina. -- Eh bien, dit Catherine en cachant dans les larges manches de sa robe de chambre ses mains, que de légères taches dun jaune rougeâtre diapraient ça et là, quavez-vous de nouveau depuis hier? -- Rien, ma mère. -- Avez-vous vu Henri? -- Oui. -- Il refuse toujours de partir? -- Absolument. -- Le fourbe! -- Que dites-vous, madame? -- Je dis quil part. -- Vous croyez? -- Jen suis sûre. -- Alors, il nous échappe? -- Oui, dit Catherine. -- Et vous le laissez partir? -- Non seulement je le laisse partir, mais je vous dis plus, il faut quil parte. -- Je ne vous comprends pas, ma mère. -- Écoutez bien ce que je vais vous dire, François. Un médecin très habile, le même qui ma remis le livre de chasse que vous allez lui porter, ma affirmé que le roi de Navarre était sur le point dêtre atteint dune maladie de consomption, dune de ces maladies qui ne pardonnent pas et auxquelles la science ne peut apporter aucun remède. Or, vous comprenez que sil doit mourir dun mal si cruel, il vaut mieux quil meure loin de nous que sous nos yeux, à la cour. -- En effet, dit le duc, cela nous ferait trop de peine. -- Et surtout à votre frère Charles, dit Catherine; tandis que lorsque Henri mourra après lui avoir désobéi, le roi regardera cette mort comme une punition du ciel. -- Vous avez raison, ma mère, dit François avec admiration, il faut quil parte. Mais êtes-vous bien sûre quil partira? -- Toutes ses mesures sont prises. Le rendez-vous est dans la forêt de Saint-Germain. Cinquante huguenots doivent lui servir descorte jusquà Fontainebleau, où cinq cents autres lattendent. -- Et, dit dAlençon avec une légère hésitation et une pâleur visible, ma soeur Margot part avec lui? -- Oui, répondit Catherine, cest convenu. Mais, Henri mort, Margot revient à la cour, veuve et libre. -- Et Henri mourra, madame! vous en êtes certaine? -- Le médecin qui ma remis le livre en question me la assuré du moins. -- Et ce livre, où est-il, madame? Catherine retourna à pas lents vers le cabinet mystérieux, ouvrit la porte, sy enfonça, et reparut un instant après, le livre à la main. -- Le voici, dit-elle. DAlençon regarda le livre que lui présentait sa mère avec une certaine terreur. -- Quest-ce que ce livre, madame? demanda en frissonnant le duc. -- Je vous lai déjà dit, mon fils, cest un travail sur lart délever et de dresser faucons, tiercelets et gerfauts, fait par un fort savant homme, par le seigneur Castruccio Castracani, tyran de Lucques. -- Et que dois-je en faire? -- Mais le porter chez votre bon ami Henriot, qui vous la demandé, à ce que vous mavez dit, lui ou quelque autre pareil, pour sinstruire dans la science de la volerie. Comme il chasse au vol aujourdhui avec le roi, il ne manquera pas den lire quelques pages, afin de prouver au roi quil suit ses conseils en prenant des leçons. Le tout est de le remettre à lui-même. -- Oh! je noserai pas, dit dAlençon en frissonnant. -- Pourquoi? dit Catherine, cest un livre comme un autre, excepté quil a été si longtemps renfermé que les pages sont collées les unes aux autres. Nessayez donc pas de les lire, vous, François, car on ne peut les lire quen mouillant son doigt et en poussant les pages feuille à feuille, ce qui prend beaucoup de temps et donne beaucoup de peine. -- Si bien quil ny a quun homme qui a le grand désir de sinstruire qui puisse perdre ce temps et prendre cette peine? dit dAlençon. -- Justement, mon fils, vous comprenez. -- Oh! dit dAlençon, voici déjà Henriot dans la cour, donnez, madame, donnez. Je vais profiter de son absence pour porter ce livre chez lui: à son retour il le trouvera. -- Jaimerais mieux que vous le lui donnassiez à lui-même, François, ce serait plus sûr. -- Je vous ai déjà dit que je noserais point, madame, reprit le duc. -- Allez donc; mais au moins posez-le dans un endroit bien apparent. -- Ouvert?... Y a-t-il inconvénient à ce quil soit ouvert? -- Non. -- Donnez alors. DAlençon prit dune main tremblante le livre que, dune main ferme, Catherine étendait vers lui. -- Prenez, prenez, dit Catherine, il ny a pas de danger, puisque jy touche; dailleurs vous avez des gants. Cette précaution ne suffit pas pour dAlençon, qui enveloppa le livre dans son manteau. -- Hâtez-vous, dit Catherine, hâtez-vous, dun moment à lautre Henri peut remonter. -- Vous avez raison, madame, jy vais. Et le duc sortit tout chancelant démotion. Nous avons introduit plusieurs fois déjà le lecteur dans lappartement du roi de Navarre, et nous lavons fait assister aux séances qui sy sont passées, joyeuses ou terribles, selon que souriait ou menaçait le génie protecteur du futur roi de France. Mais jamais peut-être les murs souillés de sang par le meurtre, arrosés de vin par lorgie, embaumés de parfums par lamour; jamais ce coin du Louvre enfin navait vu apparaître un visage plus pâle que celui du duc dAlençon ouvrant, son livre à la main, la porte de la chambre à coucher du roi de Navarre. Et cependant, comme sy attendait le duc, personne nétait dans cette chambre pour interroger dun oeil curieux ou inquiet laction quil allait commettre. Les premiers rayons du jour éclairaient lappartement parfaitement vide. À la muraille pendait toute prête cette épée que M. de Mouy avait conseillé à Henri demporter. Quelques chaînons dune ceinture de mailles étaient épars sur le parquet. Une bourse honnêtement arrondie et un petit poignard étaient posés sur un meuble, et des cendres, légères et flottantes encore, dans la cheminée, jointes à ces autres indices, disaient clairement à dAlençon que le roi de Navarre avait endossé une chemise de mailles, demandé de largent à son trésorier et brûlé des papiers compromettants. -- Ma mère ne sétait pas trompée, dit dAlençon, le fourbe me trahissait. Sans doute cette conviction donna une nouvelle force au jeune homme, car après avoir sondé du regard tous les coins de la chambre, après avoir soulevé les tapisseries des portières, après quun grand bruit retentissait dans les cours et quun grand silence qui régnait dans lappartement lui eut prouvé que personne ne songeait à lespionner, il tira le livre de dessous son manteau, le posa rapidement sur la table où était la bourse, ladossant à un pupitre de chêne sculpté, puis, sécartant aussitôt, il allongea le bras, et, avec une hésitation qui trahissait ses craintes, de sa main gantée il ouvrit le livre à lendroit dune gravure de chasse. Le livre ouvert, dAlençon fit aussitôt trois pas en arrière; et retirant son gant, il le jeta dans le brasier encore ardent qui venait de dévorer les lettres. La peau souple cria sur les charbons, se tordit, et sétala comme le cadavre dun large reptile, puis ne laissa bientôt plus quun résidu noir et crispé. DAlençon demeura jusquà ce que la flamme eût entièrement dévoré le gant, puis il roula le manteau qui avait enveloppé le livre, le jeta sous son bras, et regagna vivement sa chambre. Comme il y entrait, le coeur tout palpitant, il entendit des pas dans lescalier tournant, et, ne doutant plus que ce fût Henri qui rentrait, il referma vivement sa porte. Puis il sélança vers la fenêtre; mais de la fenêtre on napercevait quune portion de la cour du Louvre. Henri nétait point dans cette portion de la cour, et sa conviction sen affermit que cétait lui qui venait de rentrer. Le duc sassit, ouvrit un livre, et essaya de lire. Cétait une histoire de France depuis Pharamond jusquà Henri II, et pour laquelle, quelques jours après son avènement au trône, il avait donné privilège. Mais lesprit du duc nétait point là: la fièvre de lattente brûlait ses artères. Les battements de ses tempes retentissaient jusquau fond de son cerveau; comme on voit dans un rêve ou dans une extase magnétique, il semblait à François quil voyait à travers les murailles; son regard plongeait dans la chambre de Henri, malgré le triple obstacle qui le séparait de lui. Pour écarter lobjet terrible quil croyait voir avec les yeux de la pensée, le duc essaya de fixer la sienne sur autre chose que sur le livre terrible ouvert sur le pupitre de bois de chêne à lendroit de limage; mais ce fut inutilement quil prit lune après lautre ses armes, lun après lautre ses joyaux, quil arpenta cent fois le même sillon du parquet, chaque détail de cette image, que le duc navait quentrevue cependant, lui était resté dans lesprit. Cétait un seigneur à cheval qui, remplissant lui-même loffice dun valet de fauconnerie, lançait le leurre en rappelant le faucon et en courant au grand galop de son cheval dans les herbes dun marécage. Si violente que fût la volonté du duc, le souvenir triomphait de sa volonté. Puis, ce nétait pas seulement le livre quil voyait, cétait le roi de Navarre sapprochant de ce livre, regardant cette image, essayant de tourner les pages, et, empêché par lobstacle quelles opposaient, triomphant de lobstacle en mouillant son pouce et en forçant les feuilles à glisser. Et à cette vue, toute fictive et toute fantastique quelle était, dAlençon chancelant était forcé de sappuyer dune main à un meuble, tandis que de lautre il couvrait ses yeux comme si, les yeux couverts, il ne voyait pas encore mieux le spectacle quil voulait fuir. Ce spectacle était sa propre pensée. Tout à coup dAlençon vit Henri qui traversait la cour; celui-ci sarrêta quelques instants devant des hommes qui entassaient sur deux mules des provisions de chasse qui nétaient autres que de largent et des effets de voyage, puis, ses ordres donnés, il coupa diagonalement la cour, et sachemina visiblement vers la porte dentrée. DAlençon était immobile à sa place. Ce nétait donc pas Henri qui était monté par lescalier secret. Toutes ces angoisses quil éprouvait depuis un quart dheure, il les avait donc éprouvées inutilement. Ce quil croyait fini ou près de finir était donc à recommencer. DAlençon ouvrit la porte de sa chambre, puis, tout en la tenant fermée, il alla écouter à celle du corridor. Cette fois, il ny avait pas à se tromper, cétait bien Henri. DAlençon reconnut son pas et jusquau bruit particulier de la molette de ses éperons. La porte de lappartement de Henri souvrit et se referma. DAlençon rentra chez lui et tomba dans un fauteuil. -- Bon! se dit-il, voici ce qui se passe à cette heure: il a traversé lantichambre, la première pièce, puis il est parvenu jusquà la chambre à coucher; arrivé là, il aura cherché des yeux son épée, puis sa bourse, puis son poignard, puis enfin il aura trouvé le livre tout ouvert sur son dressoir. » -- Quel est ce livre? se sera-t-il demandé; qui ma apporté ce livre? » Puis il se sera rapproché, aura vu cette gravure représentant un cavalier rappelant son faucon, puis il aura voulu lire, puis il aura essayé de tourner les feuilles. Une sueur froide passa sur le front de François. -- Va-t-il appeler? dit-il. Est-ce un poison dun effet soudain? Non, non, sans doute, puisque ma mère a dit quil devait mourir lentement de consomption. Cette pensée le rassura un peu. Dix minutes se passèrent ainsi, siècle dagonie usé seconde par seconde, et chacune de ces secondes fournissant tout ce que limagination invente de terreurs insensées, un monde de visions. DAlençon ny put tenir davantage, il se leva, traversa son antichambre, qui commençait à se remplir de gentilshommes. -- Salut, messieurs, dit-il, je descends chez le roi. Et pour tromper sa dévorante inquiétude, pour préparer un alibi peut-être, dAlençon descendit effectivement chez son frère. Pourquoi descendait-il? Il lignorait... Quavait-il à lui dire?... Rien! Ce nétait point Charles quil cherchait, cétait Henri quil fuyait. Il prit le petit escalier tournant et trouva la porte du roi entrouverte. Les gardes laissèrent entrer le duc sans mettre aucun empêchement à son passage: les jours de chasse il ny avait ni étiquette ni consigne. François traversa successivement lantichambre, le salon et la chambre à coucher sans rencontrer personne; enfin il songeait que Charles était sans doute dans son cabinet des Armes, et poussa la porte qui donnait de la chambre à coucher dans le cabinet. Charles était assis devant une table, dans un grand fauteuil sculpté à dossier aigu; il tournait le dos à la porte par laquelle était entré François. Il paraissait plongé dans une occupation qui le dominait. Le duc sapprocha sur la pointe du pied; Charles lisait. -- Pardieu! sécria-t-il tout à coup, voilà un livre admirable. Jen avais bien entendu parler, mais je navais pas cru quil existât en France. DAlençon tendit loreille, et fit un pas encore. -- Maudites feuilles, dit le roi en portant son pouce à ses lèvres et en pesant sur le livre pour séparer la page quil avait lue de celle quil voulait lire; on dirait quon en a collé les feuillets pour dérober aux regards des hommes les merveilles quil renferme. DAlençon fit un bond en avant. Ce livre, sur lequel Charles était courbé, était celui quil avait déposé chez Henri! Un cri sourd lui échappa. -- Ah! cest vous, dAlençon? dit Charles, soyez le bienvenu, et venez voir le plus beau livre de vénerie qui soit jamais sorti de la plume dun homme. Le premier mouvement de dAlençon fut darracher le livre des mains de son frère; mais une pensée infernale le cloua à sa place, un sourire effrayant passa sur ses lèvres blêmies, il passa la main sur ses yeux comme un homme ébloui. Puis revenant un peu à lui, mais sans faire un pas en avant ni en arrière: -- Sire, demanda dAlençon, comment donc ce livre se trouve-t-il dans les mains de Votre Majesté? -- Rien de plus simple. Ce matin, je suis monté chez Henriot pour voir sil était prêt; il nétait déjà plus chez lui: sans doute il courait les chenils et les écuries; mais, à sa place, jai trouvé ce trésor que jai descendu ici pour le lire tout à mon aise. Et le roi porta encore une fois son pouce à ses lèvres, et une fois encore fit tourner la page rebelle. -- Sire, balbutia dAlençon dont les cheveux se hérissèrent et qui se sentit saisir par tout le corps dune angoisse terrible; Sire, je venais pour vous dire... -- Laissez-moi achever ce chapitre, François, dit Charles, et ensuite vous me direz tout ce que vous voudrez. Voilà cinquante pages que je lis, cest à dire que je dévore. -- Il a goûté vingt-cinq fois le poison, pensa François. Mon frère est mort! Alors il pensa quil y avait un Dieu au ciel qui nétait peut-être point le hasard. François essuya de sa main tremblante la froide rosée qui dégouttait sur son front, et attendit silencieux, comme le lui avait ordonné son frère, que le chapitre fût achevé. XIX La chasse au vol Charles lisait toujours. Dans sa curiosité, il dévorait les pages; et chaque page, nous lavons dit, soit à cause de lhumidité à laquelle elles avaient été longtemps exposées, soit pour tout autre motif, adhérait à la page suivante. DAlençon considérait dun oeil hagard ce terrible spectacle dont il entrevoyait seul le dénouement. -- Oh! murmura-t-il, que va-t-il donc se passer ici? Comment! je partirais, je mexilerais, jirais chercher un trône imaginaire, tandis que Henri, à la première nouvelle de la maladie de Charles, reviendrait dans quelque ville forte à vingt lieues de la capitale, guettant cette proie que le hasard nous livre, et pourrait dune seule enjambée être dans la capitale; de sorte quavant que le roi de Pologne eût seulement appris la nouvelle de la mort de mon frère, la dynastie serait déjà changée: cest impossible! Cétaient ces pensées qui avaient dominé le premier sentiment dhorreur involontaire qui poussait François à arrêter Charles. Cétait cette fatalité persévérante qui semblait garder Henri et poursuivre les Valois, contre laquelle le duc allait encore essayer une fois de réagir. En un instant tout son plan venait de changer à légard de Henri. Cétait Charles et non Henri qui avait lu le livre empoisonné; Henri devait partir, mais partir condamné. Du moment où la fatalité venait de le sauver encore une fois, il fallait que Henri restât; car Henri était moins à craindre prisonnier à Vincennes ou à la Bastille, que le roi de Navarre à la tête de trente mille hommes. Le duc dAlençon laissa donc Charles achever son chapitre; et lorsque le roi releva la tête: -- Mon frère, lui dit-il, jai attendu parce que Votre Majesté la ordonné, mais cétait à mon grand regret, parce que javais des choses de la plus haute importance à vous dire. -- Ah! au diable! dit Charles, dont les joues pâles sempourpraient peu à peu, soit quil eût mis une trop grande ardeur à sa lecture, soit que le poison commençât à agir; au diable! si tu viens encore me parler de la même chose, tu partiras comme est parti le roi de Pologne. Je me suis débarrassé de lui, je me débarrasserai de toi, et plus un mot là-dessus. -- Aussi, mon frère, dit François, ce nest point de mon départ que je veux vous entretenir, mais de celui dun autre. Votre Majesté ma atteint dans mon sentiment le plus profond et le plus délicat, qui est mon dévouement pour elle comme frère, ma fidélité comme sujet, et je tiens à lui prouver que je ne suis pas un traître, moi. -- Allons, dit Charles en saccoudant sur le livre, en croisant ses jambes lune sur lautre, et en regardant dAlençon en homme qui fait contre ses habitudes provision de patience; allons, quelque bruit nouveau, quelque accusation matinale? -- Non, Sire. Une certitude, un complot que ma ridicule délicatesse mavait seule empêché de vous révéler. -- Un complot! dit Charles, voyons le complot. -- Sire, dit François, tandis que Votre Majesté chassera au vol près de la rivière, et dans la plaine du Vésinet, le roi de Navarre gagnera la forêt de Saint-Germain, une troupe damis lattend dans cette forêt et il doit fuir avec eux. -- Ah! je le savais bien, dit Charles. Encore une bonne calomnie contre mon pauvre Henriot! Ah ça! en finirez-vous avec lui? -- Votre Majesté naura pas besoin dattendre longtemps au moins pour sassurer si ce que jai lhonneur de lui dire est ou non une calomnie. -- Et comment cela? -- Parce que ce soir notre beau-frère sera parti. Charles se leva. -- Écoutez, dit-il, je veux bien une dernière fois encore avoir lair de croire à vos intentions; mais je vous en avertis, toi et ta mère, cette fois cest la dernière. Puis haussant la voix: -- Quon appelle le roi de Navarre! ajouta-t-il. Un garde fit un mouvement pour obéir; mais François larrêta dun signe. -- Mauvais moyen, mon frère, dit-il; de cette façon vous napprendrez rien. Henri niera, donnera un signal, ses complices seront avertis et disparaîtront; puis ma mère et moi nous serons accusés non seulement dêtre des visionnaires, mais encore des calomniateurs. -- Que demandez-vous donc alors? -- Quau nom de notre fraternité, Votre Majesté mécoute, quau nom de mon dévouement quelle va reconnaître, elle ne brusque rien. Faites en sorte, Sire, que le véritable coupable, que celui qui depuis deux ans trahit dintention Votre Majesté, en attendant quil la trahisse de fait, soit enfin reconnu coupable par une preuve infaillible et puni comme il le mérite. Charles ne répondit rien; il alla à une fenêtre et louvrit: le sang envahissait son cerveau. Enfin se retournant vivement: -- Eh bien, dit-il, que feriez-vous? Parlez, François. -- Sire, dit dAlençon, je ferais cerner la forêt de Saint-Germain par trois détachements de chevau-légers, qui, à une heure convenue, à onze heures par exemple, se mettraient en marche et rabattraient tout ce qui se trouve dans la forêt sur le pavillon de François Ier, que jaurais, comme par hasard, désigné pour lendroit du rendez-vous, du dîner. Puis quand, tout en ayant lair de suivre mon faucon, je verrais Henri séloigner, je piquerais au rendez-vous, où il se trouvera pris avec ses complices. -- Lidée est bonne, dit le roi; quon fasse venir mon capitaine des gardes. DAlençon tira de son pourpoint un sifflet dargent pendu à une chaîne dor et siffla. De Nancey parut. Charles alla à lui et lui donna ses ordres à voix basse. Pendant ce temps, son grand lévrier Actéon avait saisi une proie quil roulait par la chambre et quil déchirait à belles dents avec mille bonds folâtres. Charles se retourna et poussa un juron terrible. Cette proie, que sétait faite Actéon, cétait ce précieux livre de vénerie, dont il nexistait, comme nous lavons dit, que trois exemplaires au monde. Le châtiment fut égal au crime. Charles saisit un fouet, la lanière sifflante enveloppa lanimal dun triple noeud. Actéon jeta un cri et disparut sous une table couverte dun immense tapis qui lui servait de retraite. Charles ramassa le livre et vit avec joie quil ny manquait quun feuillet; et encore nétait-il pas une page de texte, mais une gravure. Il le plaça avec soin sur un rayon où Actéon ne pouvait atteindre. DAlençon le regardait faire avec inquiétude. Il eût voulu fort que ce livre, maintenant quil avait fait sa terrible mission, sortît des mains de Charles. Six heures sonnèrent. Cétait lheure à laquelle le roi devait descendre dans la cour encombrée de chevaux richement caparaçonnés, dhommes et de femmes richement vêtus. Les veneurs tenaient sur leurs poings leurs faucons chaperonnés; quelques piqueurs avaient les cors en écharpe au cas où le roi, fatigué de la chasse au vol, comme cela lui arrivait quelquefois, voudrait courre un daim ou un chevreuil. Le roi descendit, et, en descendant, ferma la porte de son cabinet des Armes. DAlençon suivait chacun de ses mouvements dun ardent regard et lui vit mettre la clef dans sa poche. En descendant lescalier, il sarrêta, porta la main à son front. Les jambes du duc dAlençon tremblaient non moins que celles du roi. -- En effet, balbutia-t-il, il me semble que le temps est à lorage. -- À lorage au mois de janvier? dit Charles, vous êtes fou! Non, jai des vertiges, ma peau est sèche; je suis faible, voilà tout. Puis à demi-voix: -- Ils me tueront, continua-t-il, avec leur haine et leurs complots. Mais en mettant le pied dans la cour, lair frais du matin, les cris des chasseurs, les saluts bruyants de cent personnes rassemblées, produisirent sur Charles leur effet ordinaire. Il respira libre et joyeux. Son premier regard avait été pour chercher Henri. Henri était près de Marguerite. Ces deux excellents époux semblaient ne se pouvoir quitter tant ils saimaient. En apercevant Charles, Henri fit bondir son cheval, et en trois courbettes de lanimal fut près de son beau-frère. -- Ah! ah! dit Charles, vous êtes monté en coureur de daim, Henriot. Vous savez cependant que cest une chasse au vol que nous faisons aujourdhui. Puis sans attendre la réponse: -- Partons, messieurs, partons. Il faut que nous soyons en chasse à neuf heures! dit le roi le sourcil froncé et avec une intonation de voix presque menaçante. Catherine regardait tout cela par une fenêtre du Louvre. Un rideau soulevé donnait passage à sa tête pâle et voilée, tout le corps vêtu de noir disparaissait dans la pénombre. Sur lordre de Charles, toute cette foule dorée, brodée, parfumée, le roi en tête, sallongea pour passer à travers les guichets du Louvre et roula comme une avalanche sur la route de Saint-Germain, au milieu des cris du peuple qui saluait le jeune roi, soucieux et pensif, sur son cheval plus blanc que la neige. -- Que vous a-t-il dit? demanda Marguerite à Henri. -- Il ma félicité sur la finesse de mon cheval. -- Voilà tout? -- Voilà tout. -- Il sait quelque chose alors. -- Jen ai peur. -- Soyons prudents. Henri éclaira son visage dun de ces fins sourires qui lui étaient habituels, et qui voulaient dire, pour Marguerite surtout: Soyez tranquille, ma mie. Quant à Catherine, à peine tout ce cortège avait-il quitté la cour du Louvre quelle avait laissé retomber son rideau. Mais elle navait point laissé échapper une chose: cétait la pâleur de Henri, cétaient ses tressaillements nerveux, cétaient ses conférences à voix basse avec Marguerite. Henri était pâle parce que, nayant pas le courage sanguin, son sang, dans toutes les circonstances où sa vie était mise en jeu, au lieu de lui monter au cerveau, comme il arrive ordinairement, lui refluait au coeur. Il éprouvait des tressaillements nerveux parce que la façon dont lavait reçu Charles, si différente de laccueil habituel quil lui faisait, lavait vivement impressionné. Enfin, il avait conféré avec Marguerite, parce que, ainsi que nous le savons, le mari et la femme avaient fait, sous le rapport de la politique, une alliance offensive et défensive. Mais Catherine avait interprété les choses tout autrement. -- Cette fois, murmura-t-elle avec son sourire florentin, je crois quil en tient, ce cher Henriot. Puis, pour sassurer du fait, après avoir attendu un quart dheure pour donner le temps à toute la chasse de quitter Paris, elle sortit de son appartement, suivit le corridor, monta le petit escalier tournant, et à laide de sa double clef ouvrit lappartement du roi de Navarre. Mais ce fut inutilement que par tout cet appartement elle chercha le livre. Ce fut inutilement que partout son regard ardent passa des tables aux dressoirs, des dressoirs aux rayons, des rayons aux armoires; nulle part elle naperçut le livre quelle cherchait. -- DAlençon laura déjà enlevé, dit-elle, cest prudent. Et elle descendit chez elle, presque certaine, cette fois, que son projet avait réussi. Cependant le roi poursuivait sa route vers Saint- Germain, où il arriva après une heure et demie de course rapide; on ne monta même pas au vieux château, qui sélevait sombre et majestueux au milieu des maisons éparses sur la montagne. On traversa le pont de bois situé à cette époque en face de larbre quaujourdhui encore on appelle le chêne de Sully. Puis on fit signe aux barques pavoisées qui suivaient la chasse, pour donner la facilité au roi et aux gens de sa suite de traverser la rivière et de se mettre en mouvement. À linstant même toute cette joyeuse jeunesse, animée dintérêts si divers, se mit en marche, le roi en tête, sur cette magnifique prairie qui pend du sommet boisé de Saint-Germain, et qui prit soudain laspect dune grande tapisserie à personnages diaprés de mille couleurs et dont la rivière écumante sur sa rive simulait la frange argentée. En avant du roi, toujours sur son cheval blanc et tenant son faucon favori au poing, marchaient les valets de vénerie vêtus de justaucorps verts et chaussés de grosses bottes, qui, maintenant de la voix une demi-douzaine de chiens griffons, battaient les roseaux qui garnissaient la rivière. En ce moment le soleil, caché jusque-là derrière les nuages, sortit tout à coup du sombre océan où il sétait plongé. Un rayon de soleil éclaira de sa lumière tout cet or, tous ces joyaux, tous ces yeux ardents, et de toute cette lumière il faisait un torrent de feu. Alors, et comme sil neût attendu que ce moment pour quun beau soleil éclairât sa défaite, un héron séleva du sein des roseaux en poussant un cri prolongé et plaintif. -- Haw! haw! cria Charles en déchaperonnant son faucon et en le lançant après le fugitif. -- Haw! haw! crièrent toutes les voix pour encourager loiseau. Le faucon, un instant ébloui par la lumière, tourna sur lui-même, décrivant un cercle sans avancer ni reculer; puis tout à coup il aperçut le héron, et prit son vol sur lui à tire-daile. Cependant le héron qui sétait, en oiseau prudent, levé à plus de cent pas des valets de vénerie, avait, pendant que le roi déchaperonnait son faucon et que celui-ci sétait habitué à la lumière, gagné de lespace, ou plutôt de la hauteur. Il en résulta que lorsque son ennemi laperçut, il était déjà à plus de cinq cents pieds de hauteur, et quayant trouvé dans les zones élevées lair nécessaire à ses puissantes ailes, il montait rapidement. -- Haw! haw! Bec-de-Fer, cria Charles, encourageant son faucon, prouve nous que tu es de race. Haw! haw! Comme sil eût entendu cet encouragement, le noble animal partit, semblable à une flèche, parcourant une ligne diagonale qui devait aboutir à la ligne verticale quadoptait le héron, lequel montait toujours comme sil eût voulu disparaître dans léther. -- Ah! double couard, cria Charles, comme si le fugitif eût pu lentendre, en mettant son cheval au galop et en suivant la chasse autant quil était en lui, la tête renversée en arrière pour ne pas perdre un instant de vue les deux oiseaux. Ah! double couard, tu fuis. Mon Bec-de-Fer est de race; attends! attends! Haw! Bec- de-Fer; haw! En effet, la lutte fut curieuse; les deux oiseaux se rapprochaient lun de lautre, ou plutôt le faucon se rapprochait du héron. La seule question était de savoir lequel dans cette première attaque conserverait le dessus. La peur eut de meilleures ailes que le courage. Le faucon, emporté par son vol, passa sous le ventre du héron quil eût dû dominer. Le héron profita de sa supériorité et lui allongea un coup de son long bec. Le faucon, frappé comme dun coup de poignard, fit trois tours sur lui-même, comme étourdi, et un instant on dut croire quil allait redescendre. Mais, comme un guerrier blessé qui se relève plus terrible, il jeta une espèce de cri aigu et menaçant et reprit son vol sur le héron. Le héron avait profité de son avantage, et, changeant la direction de son vol, il avait fait un coude vers la forêt, essayant cette fois de gagner de lespace et déchapper par la distance au lieu déchapper par la hauteur. Mais le faucon était un animal de noble race, qui avait un coup doeil de gerfaut. Il répéta la même manoeuvre, piqua diagonalement sur le héron, qui jeta deux ou trois cris de détresse et essaya de monter perpendiculairement comme il lavait fait une première fois. Au bout de quelques secondes de cette noble lutte, les deux oiseaux semblèrent sur le point de disparaître dans les nuages. Le héron nétait pas plus gros quune alouette, et le faucon semblait un point noir qui, à chaque instant, devenait plus imperceptible. Charles ni la cour ne suivaient plus les deux oiseaux. Chacun était demeuré à sa place, les yeux fixés sur le fugitif et sur le poursuivant. -- Bravo! bravo! Bec-de-Fer! cria tout à coup Charles. Voyez, voyez, messieurs, il a le dessus! Haw! haw! -- Ma foi, javoue que je ne vois plus ni lun ni lautre, dit Henri. -- Ni moi non plus, dit Marguerite. -- Oui, mais si tu ne les vois plus, Henriot, tu peux les entendre encore, dit Charles; le héron du moins. Entends-tu, entends-tu? il demande grâce! En effet, deux ou trois cris plaintifs, et quune oreille exercée pouvait seule saisir, descendirent du ciel sur la terre. -- Écoute, écoute, cria Charles, et tu vas les voir descendre plus vite quils ne sont montés. En effet, comme le roi prononçait ces mots, les deux oiseaux commencèrent à reparaître. Cétaient deux points noirs seulement, mais à la différence de grosseur de ces deux points, il était facile de voir cependant que le faucon avait le dessus. -- Voyez! voyez! ... cria Charles. Bec-de-Fer le tient. En effet, le héron, dominé par loiseau de proie, nessayait même plus de se défendre. Il descendait rapidement, incessamment frappé par le faucon et ne répondant que par ses cris; tout à coup il replia ses ailes et se laissa tomber comme une pierre; mais son adversaire en fit autant, et lorsque le fugitif voulut reprendre son vol, un dernier coup de bec létendit; il continua sa chute en tournoyant sur lui-même, et, au moment où il touchait la terre, le faucon sabattit sur lui, poussant un cri de victoire qui couvrit le cri de défaite du vaincu. -- Au faucon! au faucon! cria Charles. Et il lança son cheval au galop dans la direction de lendroit où les deux oiseaux sétaient abattus. Mais tout à coup il arrêta court sa monture, jeta un cri lui-même, lâcha la bride et saccrocha dune main à la crinière de son cheval, tandis que de son autre main il saisit son estomac comme sil eût voulu déchirer ses entrailles. À ce cri tous les courtisans accoururent. -- Ce nest rien, ce nest rien, dit Charles, le visage enflammé et loeil hagard; mais il vient de me sembler quon me passait un fer rouge à travers lestomac. Allons, allons, ce nest rien. Et Charles remit son cheval au galop. DAlençon pâlit. -- Quy a-t-il donc encore de nouveau? demanda Henri à Marguerite. -- Je nen sais rien, répondit celle-ci; mais avez-vous vu? mon frère était pourpre. -- Ce nest pas cependant son habitude, dit Henri. Les courtisans sentre-regardèrent étonnés et suivirent le roi. On arriva à lendroit où les deux oiseaux sétaient abattus. Le faucon rongeait déjà la cervelle du héron. En arrivant, Charles sauta à bas de son cheval pour voir le combat de plus près. Mais en touchant la terre il fut obligé de se tenir à la selle, la terre tournait sous lui. Il éprouva une violente envie de dormir. -- Mon frère! mon frère! sécria Marguerite, quavez-vous? -- Jai, dit Charles, jai ce que dut avoir Porcie quand elle eut avalé ses charbons ardents; jai que je brûle, et quil me semble que mon haleine est de flamme. En même temps Charles poussa son souffle au-dehors, et parut étonné de ne pas voir sortir du feu de ses lèvres. Cependant, on avait repris et rechaperonné le faucon, et tout le monde sétait rassemblé autour de Charles. -- Eh bien, eh bien, que veut dire cela? Corps du Christ! ce nest rien, ou si cest quelque chose, cest le soleil qui me casse la tête et me crève les yeux. Allons, allons, en chasse, messieurs! Voici toute une compagnie de halbrans. Lâchez tout, lâchez tout. Corboeuf! nous allons nous amuser! On déchaperonna en effet et on lâcha à linstant même cinq ou six faucons, qui sélancèrent dans la direction du gibier, tandis que toute la chasse, le roi en tête, regagnait les bords de la rivière. -- Eh bien, que dites-vous, madame? demanda Henri à Marguerite. -- Que le moment est bon, dit Marguerite, et que si le roi ne se retourne pas, nous pouvons dici gagner la forêt facilement. Henri appela le valet de vénerie qui portait le héron; et tandis que lavalanche bruyante et dorée roulait le long du talus qui fait aujourdhui la terrasse, il resta seul en arrière comme sil examinait le cadavre du vaincu. XX Le pavillon de François Ier Cétait une belle chose que la chasse à loiseau faite par des rois, quand les rois étaient presque des demi-dieux et que la chasse était non seulement un loisir, mais un art. Néanmoins nous devons quitter ce spectacle royal pour pénétrer dans un endroit de la forêt où tous les acteurs de la scène que nous venons de raconter vont nous rejoindre bientôt. À droite de lallée de Violettes, longue arcade de feuillage, retraite moussue où, parmi les lavandes et les bruyères, un lièvre inquiet dresse de temps en temps les oreilles, tandis que le daim errant lève sa tête chargée de bois, ouvre les naseaux et écoute, est une clairière assez éloignée pour que de la route on ne la voie pas; mais pas assez pour que de cette clairière on ne voie pas la route. Au milieu de cette clairière, deux hommes couchés sur lherbe, ayant sous eux un manteau de voyage, à leur côté une longue épée, et auprès deux chacun un mousqueton à gueule évasée, quon appelait alors un poitrinal, ressemblaient de loin, par lélégance de leur costume, à ces joyeux deviseurs du Décaméron; de près, par la menace de leurs armes, à ces bandits de bois que cent ans plus tard Salvator Rosa peignit daprès nature dans ses paysages. Lun deux était appuyé sur un genou et sur une main, et écoutait comme un de ces lièvres ou de ces daims dont nous avons parlé tout à lheure. -- Il me semble, dit celui-ci, que la chasse sétait singulièrement rapprochée de nous tout à lheure. Jai entendu jusquaux cris des veneurs encourageant le faucon. -- Et maintenant, dit lautre, qui paraissait attendre les événements avec beaucoup plus de philosophie que son camarade, maintenant, je nentends plus rien: il faut quils se soient éloignés... Je tavais bien dit que cétait un mauvais endroit pour lobservation. On nest pas vu, cest vrai, mais on ne voit pas. -- Que diable! mon cher Annibal, dit le premier des interlocuteurs, il fallait bien mettre quelque part nos deux chevaux à nous, puis nos deux chevaux de main, puis ces deux mules si chargées que je ne sais pas comment elles feront pour nous suivre. Or, je ne connais que ces vieux hêtres et ces chênes séculaires qui puissent se charger convenablement de cette difficile besogne. Joserais donc dire que, loin de blâmer comme toi M. de Mouy, je reconnais, dans tous les préparatifs de cette entreprise quil a dirigée, le sens profond dun véritable conspirateur. -- Bon! dit le second gentilhomme dans lequel notre lecteur a déjà bien certainement reconnu Coconnas, bon! voilà le mot lâché, je lattendais. Je ty prends. Nous conspirons donc. -- Nous ne conspirons pas, nous servons le roi et la reine. -- Qui conspirent, ce qui revient exactement au même pour nous. -- Coconnas, je te lai dit, reprit La Mole, je ne te force pas le moins du monde à me suivre dans cette aventure quun sentiment particulier que tu ne partages pas, que tu ne peux partager, me fait seul entreprendre. -- Eh! mordi! qui est-ce donc qui dit que tu me forces? Dabord, je ne sache pas un homme qui pourrait forcer Coconnas à faire ce quil ne veut pas faire; mais crois-tu que je te laisserai aller sans te suivre, surtout quand je vois que tu vas au diable? -- Annibal! Annibal! dit La Mole, je crois que japerçois là-bas sa blanche haquenée. Oh! cest étrange comme, rien que de penser quelle vient, mon coeur bat. -- Eh bien, cest drôle, dit Coconnas en bâillant, le coeur ne me bat pas du tout, à moi. -- Ce nétait pas elle, dit La Mole. Quest-il donc arrivé? cétait pour midi, ce me semble. -- Il est arrivé quil nest point midi, dit Coconnas, voilà tout, et que nous avons encore le temps de faire un somme, à ce quil paraît. Et sur cette conviction, Coconnas sétendit sur son manteau en homme qui va joindre le précepte aux paroles; mais comme son oreille touchait la terre, il demeura le doigt levé et faisant signe à La Mole de se taire. -- Quy a-t-il donc? demanda celui-ci. -- Silence! cette fois jentends quelque chose et je ne me trompe pas. -- Cest singulier, jai beau écouter, je nentends rien, moi. -- Tu nentends rien? -- Non. -- Eh bien, dit Coconnas en se soulevant et en posant la main sur le bras de La Mole, regarde ce daim. -- Où? -- Là-bas. Et Coconnas montra du doigt lanimal à La Mole. -- Eh bien? -- Eh bien, tu vas voir. La Mole regarda lanimal. La tête inclinée comme sil sapprêtait à brouter, il écoutait immobile. Bientôt il releva son front chargé de bois superbes, et tendit loreille du côté doù sans doute venait le bruit; puis tout à coup, sans cause apparente, il partit rapide comme léclair. -- Oh! oh! dit La Mole, je crois que tu as raison, car voilà le daim qui senfuit. -- Donc, puisquil senfuit, dit Coconnas, cest quil entend ce que tu nentends pas. En effet, un bruit sourd et à peine perceptible frémissait vaguement dans lherbe; pour des oreilles moins exercées, ceût été le vent; pour des cavaliers, cétait un galop lointain de chevaux. La Mole fut sur pied en un moment. -- Les voici, dit-il, alerte! Coconnas se leva, mais plus tranquillement; la vivacité du Piémontais semblait être passée dans le coeur de La Mole, tandis quau contraire linsouciance de celui-ci semblait à son tour sêtre emparée de son ami. Cest que lun, dans cette circonstance, agissait denthousiasme, et lautre à contrecoeur. Bientôt un bruit égal et cadencé frappa loreille des deux amis: le hennissement dun cheval fit dresser loreille aux chevaux quils tenaient prêts à dix pas deux, et dans lallée passa, comme une ombre blanche, une femme qui, se tournant de leur côté, fit un signe étrange et disparut. -- La reine! sécrièrent-ils ensemble. -- Quest-ce que cela signifie? dit Coconnas. -- Elle a fait ainsi, dit La Mole, ce qui signifie: Tout à lheure... -- Elle a fait ainsi, dit Coconnas, ce qui signifie: Partez... -- Ce signe répond à: _Attendez-moi._ _ _ -- Ce signe répond à: _Sauvez-vous._ _ _ -- Eh bien, dit La Mole, agissons chacun selon notre conviction. Pars, je resterai. Coconnas haussa les épaules et se recoucha. Au même instant, en sens inverse du chemin quavait suivi la reine, mais par la même allée, passa, bride abattue, une troupe de cavaliers que les deux amis reconnurent pour des protestants ardents, presque furieux. Leurs chevaux bondissaient comme ces sauterelles dont parle Job: ils parurent et disparurent. -- Peste! cela devient grave, dit Coconnas en se relevant. Allons au pavillon de François Ier. -- Au contraire, ny allons pas! dit La Mole. Si nous sommes découverts, cest sur ce pavillon que se portera dabord lattention du roi! puisque cétait là le rendez-vous général. -- Cette fois, tu peux bien avoir raison, grommela Coconnas. Coconnas navait pas prononcé ces paroles, quun cavalier passa comme léclair au milieu des arbres, et, franchissant fossés, buissons, barrières, arriva près des deux gentilshommes. Il tenait un pistolet de chaque main et guidait des genoux seulement son cheval dans cette course furieuse. -- M. de Mouy! sécria Coconnas inquiet et devenu plus alerte maintenant que La Mole; M. de Mouy fuyant! On se sauve donc? -- Eh! vite! cria le huguenot, détalez, tout est perdu! Jai fait un détour pour vous le dire. En route! Et comme il navait pas cessé de courir en prononçant ces paroles, il était déjà loin quand elles furent achevées, et par conséquent lorsque La Mole et Coconnas en saisirent complètement le sens. -- Et la reine? cria La Mole. Mais la voix du jeune homme se perdit dans lespace; de Mouy était déjà à une trop grande distance pour lentendre, et surtout pour lui répondre. Coconnas eut bientôt pris son parti. Tandis que La Mole restait immobile et suivait des yeux de Mouy qui disparaissait entre les branches qui souvraient devant lui et se refermaient sur lui, il courut aux chevaux, les amena, sauta sur le sien, jeta la bride de lautre aux mains de La Mole, et sapprêta à piquer. -- Allons, allons! dit-il, je répéterai ce qua dit de Mouy: En route! Et de Mouy est un monsieur qui parle bien. En route, en route, La Mole! -- Un instant, dit La Mole; nous sommes venus ici pour quelque chose. -- À moins que ce ne soit pour nous faire pendre, répondit Coconnas, je te conseille de ne pas perdre de temps. Je devine, tu vas faire de la rhétorique, paraphraser le mot fuir, parler dHorace qui jeta son bouclier et dÉpaminondas quon rapporta sur le sien; mais, je dirai un seul mot: Où fuit M. de Mouy de Saint- Phale, tout le monde peut fuir. -- M. de Mouy de Saint-Phale, dit La Mole, nest pas chargé denlever la reine Marguerite, M. de Mouy de Saint-Phale naime pas la reine Marguerite. -- Mordi! et il fait bien, si cet amour devait lui faire faire des sottises pareilles à celle que je te vois méditer. Que cinq cent mille diables denfer enlèvent lamour qui peut coûter la tête à deux braves gentilshommes! Corne de boeuf! comme dit le roi Charles, nous conspirons, mon cher; et quand on conspire mal, il faut se bien sauver. En selle, en selle, La Mole! -- Sauve-toi, mon cher, je ne ten empêche pas, et même je ty invite. Ta vie est plus précieuse que la mienne. Défends donc ta vie. -- Il faut me dire: Coconnas, faisons-nous pendre ensemble, et non me dire: Coconnas, sauve-toi tout seul. -- Bah! mon ami, répondit La Mole, la corde est faite pour les manants, et non pour des gentilshommes comme nous. -- Je commence à croire, dit Coconnas avec un soupir, que la précaution que jai prise nest pas mauvaise. -- Laquelle? -- De me faire un ami du bourreau. -- Tu es sinistre, mon cher Coconnas. -- Mais enfin que faisons-nous? sécria celui-ci impatienté. -- Nous allons retrouver la reine. -- Où cela? -- Je nen sais rien... Retrouver le roi! -- Où cela? -- Je nen sais rien... mais nous le retrouverons, et nous ferons à nous deux ce que cinquante personnes nont pu ou nont osé faire. -- Tu me prends par lamour-propre, Hyacinthe; cest mauvais signe. -- Eh bien, voyons, à cheval et partons. -- Cest bien heureux! La Mole se retourna pour prendre le pommeau de la selle; mais au moment où il mettait le pied à létrier, une voix impérieuse se fit entendre. -- Halte-là! rendez-vous, dit la voix. En même temps une figure dhomme parut derrière un chêne, puis une autre, puis trente: cétaient les chevau-légers, qui, devenus fantassins, sétaient glissés à plat ventre dans les bruyères et fouillaient dans le bois. -- Quest-ce que je tai dit? murmura Coconnas. Une espèce de rugissement sourd fut la réponse de La Mole. Les chevau-légers étaient encore à trente pas des deux amis. -- Voyons! continua le Piémontais parlant tout haut au lieutenant des chevau-légers et tout bas à La Mole; messieurs, quy a-t-il? Le lieutenant ordonna de coucher en joue les deux amis. Coconnas continua tout bas: -- En selle! La Mole, il en est temps encore: saute à cheval, comme je tai vu cent fois, et partons. Puis se retournant vers les chevau-légers: -- Eh! que diable, messieurs, ne tirez pas, vous pourriez tuer des amis. Puis à La Mole: -- À travers les arbres, on tire mal; ils tireront et nous manqueront. -- Impossible, dit La Mole; nous ne pouvons emmener avec nous le cheval de Marguerite et les deux mules, ce cheval et ces deux mules la compromettraient, tandis que par mes réponses jéloignerai tout soupçon. Pars! mon ami, pars! -- Messieurs, dit Coconnas en tirant son épée et en lélevant en lair, messieurs, nous sommes tout rendus. Les chevau-légers relevèrent leurs mousquetons. -- Mais dabord, pourquoi faut-il que nous nous rendions? -- Vous le demanderez au roi de Navarre. -- Quel crime avons-nous commis? -- M. dAlençon vous le dira. Coconnas et La Mole se regardèrent: le nom de leur ennemi en un pareil moment était peu fait pour les rassurer. Cependant ni lun ni lautre ne fit résistance. Coconnas fut invité à descendre de cheval, manoeuvre quil exécuta sans observation. Puis tous deux furent placés au centre des chevau- légers, et lon prit la route du pavillon de François Ier. -- Tu voulais voir le pavillon de François Ier? dit Coconnas à La Mole, en apercevant, à travers les arbres, les murs dune charmante fabrique gothique; eh bien, il paraît que tu le verras. La Mole ne répondit rien, et tendit seulement la main à Coconnas. À côté de ce charmant pavillon, bâti du temps de Louis XII, et quon appelait le pavillon de François Ier, parce que celui-ci le choisissait toujours pour ses rendez-vous de chasse, était une espèce de hutte élevée pour les piqueurs, et qui disparaissait en quelque sorte sous les mousquets et sous les hallebardes et les épées reluisantes, comme une taupinière sous une moisson blanchissante. Cétait dans cette hutte quavaient été conduits les prisonniers. Maintenant éclairons la situation fort nuageuse, pour les deux amis surtout, en racontant ce qui sétait passé. Les gentilshommes protestants sétaient réunis, comme la chose avait été convenue, dans le pavillon de François Ier, dont, on le sait, de Mouy sétait procuré la clef. Maîtres de la forêt, à ce quils croyaient du moins, ils avaient posé par-ci, par-là quelques sentinelles, que les chevau-légers, moyennant un changement décharpes blanches en écharpes rouges, précaution due au zèle ingénieux de M. de Nancey, avaient enlevées sans coup férir par une surprise vigoureuse. Les chevau-légers avaient continué leur battue, cernant le pavillon; mais de Mouy, qui, ainsi que nous lavons dit, attendait le roi au bout de lallée des Violettes, avait vu ces écharpes rouges marchant à pas de loup, et dès ce moment les écharpes rouges lui avaient paru suspectes. Il sétait donc jeté de côté pour nêtre point vu, et avait remarqué que le vaste cercle se rétrécissait de manière à battre la forêt et à envelopper le lieu du rendez-vous. Puis en même temps, au fond de lallée principale, il avait vu poindre les aigrettes blanches et briller les arquebuses de la garde du roi. Enfin il avait reconnu le roi lui-même, tandis que du côté opposé il avait aperçu le roi de Navarre. Alors il avait coupé lair en croix avec son chapeau, ce qui était le signal convenu pour dire que tout était perdu. À ce signal le roi avait rebroussé chemin et avait disparu. Aussitôt de Mouy, enfonçant les deux larges molettes de ses éperons dans le ventre de son cheval, avait pris la fuite, et tout en fuyant avait jeté les paroles davertissement que nous avons dites, à La Mole et à Coconnas. Or, le roi, qui sétait aperçu de la disparition de Henri et de Marguerite, arrivait escorté de M. dAlençon, pour les voir sortir tous deux de la hutte où il avait dit de renfermer tout ce qui se trouverait non seulement dans le pavillon, mais encore dans la forêt. DAlençon, plein de confiance, galopait près du roi, dont les douleurs aiguës augmentaient la mauvaise humeur. Deux ou trois fois il avait failli sévanouir, et une fois il avait vomi jusquau sang. -- Allons! allons! dit le roi en arrivant, dépêchons-nous, jai hâte de rentrer au Louvre: tirez-moi tous ces parpaillots du terrier, cest aujourdhui saint Blaise, cousin de saint Barthélemy. À ces paroles du roi, toute cette fourmilière de piques et darquebuses se mit en mouvement, et lon força les huguenots, arrêtés soit dans la forêt, soit dans le pavillon, à sortir lun après lautre de la cabane. Mais de roi de Navarre, de Marguerite et de De Mouy, point. -- Eh bien, dit le roi, où est Henri, où est Margot? Vous me les avez promis, dAlençon, et corboeuf! il faut quon me les trouve. -- Le roi et la reine de Navarre, dit M. de Nancey, nous ne les avons pas même aperçus, Sire. -- Mais les voilà, dit madame de Nevers. En effet, à ce moment même, à lextrémité dune allée qui donnait sur la rivière, parurent Henri et Margot, tous deux calmes comme sil ne se fût agi de rien; tous deux le faucon au poing et amoureusement serrés avec tant dart que leurs chevaux tout en galopant, non moins unis queux, semblaient se caresser lun lautre des naseaux. Ce fut alors que dAlençon furieux fit fouiller les environs, et que lon trouva La Mole et Coconnas sous leur berceau de lierre. Eux aussi firent leur entrée dans le cercle que formaient les gardes avec un fraternel enlacement. Seulement, comme ils nétaient point rois, ils navaient pu se donner si bonne contenance que Henri et Marguerite: La Mole était trop pâle, Coconnas était trop rouge. XXI Les investigations Le spectacle qui frappa les deux jeunes gens en entrant dans le cercle fut de ceux quon noublie jamais, ne les eût-on vus quune seule fois en un seul instant. Charles IX avait, comme nous lavons dit, regardé défiler tous les gentilshommes enfermés dans la hutte des piqueurs et extraits lun après lautre par ses gardes. Lui et dAlençon suivaient chaque mouvement dun oeil avide, sattendant à voir sortir le roi de Navarre à son tour. Leur attente avait été trompée. Mais ce nétait point assez, il fallait savoir ce quils étaient devenus. Aussi, quand au bout de lallée on vit apparaître les deux jeunes époux, dAlençon pâlit, Charles sentit son coeur se dilater; car instinctivement il désirait que tout ce que son frère lavait forcé de faire retombât sur lui. -- Il échappera encore, murmura François en pâlissant. En ce moment le roi fut saisi de douleurs dentrailles si violentes quil lâcha la bride, saisit ses flancs des deux mains, et poussa des cris comme un homme en délire. Henri sapprocha avec empressement; mais pendant le temps quil avait mis à parcourir les deux cents pas qui le séparaient de son frère, Charles était déjà remis. -- Doù venez-vous, monsieur? dit le roi avec une dureté de voix qui émut Marguerite. -- Mais... de la chasse, mon frère, reprit-elle. -- La chasse était au bord de la rivière et non dans la forêt. -- Mon faucon sest emporté sur un faisan, Sire, au moment où nous étions restés en arrière pour voir le héron. -- Et où est le faisan? -- Le voici; un beau coq, nest-ce pas? Et Henri, de son air le plus innocent, présenta à Charles son oiseau de pourpre, dazur et dor. -- Ah! ah! dit Charles; et ce faisan pris, pourquoi ne mavez-vous pas rejoint? -- Parce quil avait dirigé son vol vers le parc, Sire; de sorte que, lorsque nous sommes descendus sur le bord de la rivière, nous vous avons vu une demi-lieue en avant de nous, remontant déjà vers la forêt: alors nous nous sommes mis à galoper sur vos traces, car étant de la chasse de Votre Majesté nous navons pas voulu la perdre. -- Et tous ces gentilshommes, reprit Charles, étaient-ils invités aussi? -- Quels gentilshommes, répondit Henri en jetant un regard circulaire et interrogatif autour de lui. -- Eh! vos huguenots, pardieu! dit Charles; dans tous les cas, si quelquun les a invités ce nest pas moi. -- Non, Sire, répondit Henri, mais cest peut-être M. dAlençon. -- M. dAlençon! comment cela? -- Moi? fit le duc. -- Eh! oui, mon frère, reprit Henri, navez-vous pas annoncé hier que vous étiez roi de Navarre? Eh bien, les huguenots qui vous ont demandé pour roi viennent vous remercier, vous, davoir accepté la couronne, et le roi de lavoir donnée. Nest-ce pas, messieurs? -- Oui! oui! crièrent vingt voix; vive le duc dAlençon! vive le roi Charles! -- Je ne suis pas le roi des huguenots, dit François pâlissant de colère. Puis, jetant à la dérobée un regard sur Charles: Et jespère bien, ajouta-t-il, ne lêtre jamais. -- Nimporte! dit Charles, vous saurez, Henri, que je trouve tout cela étrange. -- Sire, dit le roi de Navarre avec fermeté, on dirait, Dieu me pardonne, que je subis un interrogatoire? -- Et si je vous disais que je vous interroge, que répondriez- vous? -- Que je suis roi comme vous, Sire, dit fièrement Henri, car ce nest pas la couronne, mais la naissance qui fait la royauté, et que je répondrais à mon frère et à mon ami, mais jamais à mon juge. -- Je voudrais bien savoir, cependant, murmura Charles, à quoi men tenir une fois dans ma vie. -- Quon amène M. de Mouy, dit dAlençon, vous le saurez. M. de Mouy doit être pris. -- M. de Mouy est-il parmi les prisonniers? demanda le roi. Henri eut un mouvement dinquiétude, et échangea un regard avec Marguerite; mais ce moment fut de courte durée. Aucune voix ne répondit. -- M. de Mouy nest point parmi les prisonniers, dit M. de Nancey; quelques-uns de nos hommes croient lavoir vu, mais aucun nen est sûr. DAlençon murmura un blasphème. -- Eh! dit Marguerite en montrant La Mole et Coconnas, qui avaient entendu tout le dialogue, et sur lintelligence desquels elle croyait pouvoir compter, Sire, voici deux gentilshommes de M. dAlençon, interrogez-les, ils répondront. Le duc sentit le coup. -- Je les ai fait arrêter justement pour prouver quils ne sont point à moi, dit le duc. Le roi regarda les deux amis et tressaillit en revoyant La Mole. -- Oh! oh! encore ce Provençal, dit-il. Coconnas salua gracieusement. -- Que faisiez-vous quand on vous a arrêtés? dit le roi. -- Sire, nous devisions de faits de guerre et damour. -- À cheval! armés jusquaux dents! prêts à fuir! -- Non pas, Sire, dit Coconnas, et Votre Majesté est mal renseignée. Nous étions couchés sous lombre dun hêtre: _Sub tegmine fagi._ _ _ -- Ah! vous étiez couchés sous lombre dun hêtre? -- Et nous eussions même pu fuir, si nous avions cru avoir en quelque façon encouru la colère de Votre Majesté. Voyons, messieurs, sur votre parole de soldats, dit Coconnas en se retournant vers les chevau-légers, croyez-vous que si nous leussions voulu nous pouvions nous échapper? -- Le fait est, dit le lieutenant, que ces messieurs nont pas fait un mouvement pour fuir. -- Parce que leurs chevaux étaient loin, dit le duc dAlençon. -- Jen demande humblement pardon à Monseigneur, dit Coconnas, mais javais le mien entre les jambes, et mon ami le comte Lérac de la Mole tenait le sien par la bride. -- Est-ce vrai, messieurs? dit le roi. -- Cest vrai, Sire, répondit le lieutenant; M. de Coconnas en nous apercevant est même descendu du sien. Coconnas grimaça un sourire qui signifiait: Vous voyez bien, Sire! -- Mais ces chevaux de main, mais ces mules, mais ces coffres dont elles son chargées? demanda François. -- Eh bien, dit Coconnas, est-ce que nous sommes des valets décurie? faites chercher le palefrenier qui les gardait. -- Il ny est pas, dit le duc furieux. -- Alors, cest quil aura pris peur et se sera sauvé, reprit Coconnas; on ne peut pas demander à un manant davoir le calme dun gentilhomme. -- Toujours le même système, dit dAlençon en grinçant des dents. Heureusement, Sire, je vous ai prévenu que ces messieurs depuis quelques jours nétaient plus à mon service. -- Moi! dit Coconnas, jaurais le malheur de ne plus appartenir à Votre Altesse?... -- Eh! morbleu! monsieur, vous le savez mieux que personne, puisque vous mavez donné votre démission dans une lettre assez impertinente que jai conservée, Dieu merci, et que par bonheur jai sur moi. -- Oh! dit Coconnas, jespérais que Votre Altesse mavait pardonné une lettre écrite dans un premier mouvement de mauvaise humeur. Javais appris que Votre Altesse avait voulu, dans un corridor du Louvre, étrangler mon ami La Mole. -- Eh bien, interrompit le roi, que dit-il donc? -- Javais cru que Votre Altesse était seule, continua ingénument La Mole. Mais depuis que jai su que trois autres personnes... -- Silence! dit Charles, nous sommes suffisamment renseignés. Henri, dit il au roi de Navarre, votre parole de ne pas fuir? -- Je la donne à Votre Majesté, Sire. -- Retournez à Paris avec M. de Nancey et prenez les arrêts dans votre chambre. Vous, messieurs, continua-t-il en sadressant aux deux gentilshommes, rendez vos épées. La Mole regarda Marguerite. Elle sourit. Aussitôt La Mole remit son épée au capitaine qui était le plus proche de lui. Coconnas en fit autant. -- Et M. de Mouy, la-t-on retrouvé? demanda le roi. -- Non, Sire, dit M. de Nancey; ou il nétait pas dans la forêt, ou il sest sauvé. -- Tant pis, dit le roi. Retournons. Jai froid, je suis ébloui. -- Sire, cest la colère sans doute, dit François. -- Oui, peut-être. Mes yeux vacillent. Où sont donc les prisonniers? Je ny vois plus. Est-ce donc déjà la nuit! oh! miséricorde! je brûle! ... À moi! à moi! Et le malheureux roi lâchant la bride de son cheval, étendant les bras, tomba en arrière, soutenu par les courtisans épouvantés de cette seconde attaque. François, à lécart, essuyait la sueur de son front, car lui seul connaissait la cause du mal qui torturait son frère. De lautre côté, le roi de Navarre, déjà sous la garde de M. de Nancey, considérait toute cette scène avec un étonnement croissant. -- Eh! eh! murmura-t-il avec cette prodigieuse intuition qui par moments faisait de lui un homme illuminé pour ainsi dire, si jallais me trouver heureux davoir été arrêté dans ma fuite? Il regarda Margot, dont les grands yeux, dilatés par la surprise, se reportaient de lui au roi et du roi à lui. Cette fois le roi était sans connaissance. On fit approcher une civière sur laquelle on létendit. On le recouvrit dun manteau, quun des cavaliers détacha de ses épaules, et le cortège reprit tranquillement la route de Paris, doù lon avait vu partir le matin des conspirateurs allègres et un roi joyeux, et où lon voyait rentrer un roi moribond entouré de rebelles prisonniers. Marguerite, qui dans tout cela navait perdu ni sa liberté de corps ni sa liberté desprit, fit un dernier signe dintelligence à son mari, puis elle passa si près de La Mole que celui-ci put recueillir ces deux mots grecs quelle laissa tomber: -- _Mê déidé. _Cest-à-dire: -- Ne crains rien. -- Que ta-t-elle dit? demanda Coconnas. -- Elle ma dit de ne rien craindre, répondit La Mole. -- Tant pis, murmura le Piémontais, tant pis, cela veut dire quil ne fait pas bon ici pour tous. Toutes les fois que ce mot là ma été adressé en manière dencouragement, jai reçu à linstant même soit une balle quelque part, soit un coup dépée dans le corps, soit un pot de fleurs sur la tête. Ne crains rien, soit en hébreu, soit en grec, soit en latin, soit en français, a toujours signifié pour moi: _Gare là-dessous! _ _ _ _-- _En route, messieurs! dit le lieutenant des chevau-légers. -- Eh! sans indiscrétion, monsieur, demanda Coconnas, où nous mène-t on? -- À Vincennes, je crois, dit le lieutenant. -- Jaimerais mieux aller ailleurs, dit Coconnas; mais enfin on ne va pas toujours où lon veut. Pendant la route le roi était revenu de son évanouissement et avait repris quelque force. À Nanterre il avait même voulu monter à cheval, mais on len avait empêché. -- Faites prévenir maître Ambroise Paré, dit Charles en arrivant au Louvre. Il descendit de sa litière, monta lescalier appuyé au bras de Tavannes, et il gagna son appartement, où il défendit que personne le suivît. Tout le monde remarqua quil semblait fort grave; pendant toute la route il avait profondément réfléchi, nadressant la parole à personne, et ne soccupant plus ni de la conspiration ni des conspirateurs. Il était évident que ce qui le préoccupait cétait sa maladie. Maladie si subite, si étrange, si aiguë, et dont quelques symptômes étaient les mêmes que les symptômes quon avait remarqués chez son frère François II quelque temps avant sa mort. Aussi la défense faite à qui que ce fût, excepté maître Paré, dentrer chez le roi, nétonna-t-elle personne. La misanthropie, on le savait, était le fond du caractère du prince. Charles entra dans sa chambre à coucher, sassit sur une espèce de chaise longue, appuya sa tête sur des coussins, et, réfléchissant que maître Ambroise Paré pourrait nêtre pas chez lui et tarder à venir, il voulut utiliser le temps de lattente. En conséquence, il frappa dans ses mains; un garde parut. -- Prévenez le roi de Navarre que je veux lui parler, dit Charles. Le garde sinclina et obéit. Charles renversa sa tête en arrière, une lourdeur effroyable de cerveau lui laissait à peine la faculté de lier ses idées les unes aux autres, une espèce de nuage sanglant flottait devant ses yeux; sa bouche était aride, et il avait déjà, sans étancher sa soif, vidé toute une carafe deau. Au milieu de cette somnolence, la porte se rouvrit et Henri parut; M. de Nancey le suivait par-derrière, mais il sarrêta dans lantichambre. Le roi de Navarre attendit que la porte fût refermée derrière lui. Alors il savança. -- Sire, dit-il, vous mavez fait demander, me voici. Le roi tressaillit à cette voix, et fit le mouvement machinal détendre la main. -- Sire, dit Henri en laissant ses deux mains pendre à ses côtés, Votre Majesté oublie que je ne suis plus son frère, mais son prisonnier. -- Ah! ah! cest vrai, dit Charles; merci de me lavoir rappelé. Il y a plus, il me souvient que vous mavez promis, lorsque nous serions en tête-à-tête, de me répondre franchement. -- Je suis prêt à tenir cette promesse. Interrogez, Sire. Le roi versa de leau froide dans sa main, et posa sa main sur son front. -- Quy a-t-il de vrai dans laccusation du duc dAlençon? Voyons, répondez, Henri. -- La moitié seulement: cétait M. dAlençon qui devait fuir, et moi qui devais laccompagner. -- Et pourquoi deviez-vous laccompagner? demanda Charles; êtes- vous donc mécontent de moi, Henri? -- Non, Sire, au contraire; je nai quà me louer de Votre Majesté; et Dieu qui lit dans les coeurs, voit dans le mien quelle profonde affection je porte à mon frère et à mon roi. -- Il me semble, dit Charles, quil nest point dans la nature de fuir les gens que lon aime et qui nous aiment! -- Aussi, dit Henri, je ne fuyais pas ceux qui maiment, je fuyais ceux qui me détestent. Votre Majesté me permet-elle de lui parler à coeur ouvert? -- Parlez, monsieur. -- Ceux qui me détestent ici, Sire, cest M. dAlençon et la reine mère. -- M. dAlençon, je ne dis pas, reprit Charles, mais la reine mère vous comble dattentions. -- Cest justement pour cela que je me défie delle, Sire. Et bien men a pris de men défier! -- Delle? -- Delle ou de ceux qui lentourent. Vous savez que le malheur des rois, Sire, nest pas toujours dêtre trop mal, mais trop bien servis. -- Expliquez-vous: cest un engagement pris de votre part de tout me dire. -- Et Votre Majesté voit que je laccomplis. -- Continuez. -- Votre Majesté maime, ma-t-elle dit? -- Cest-à-dire que je vous aimais avant votre trahison, Henriot. -- Supposez que vous maimez toujours, Sire. -- Soit! -- Si vous maimez, vous devez désirer que je vive, nest-ce pas? -- Jaurais été désespéré quil tarrivât malheur. -- Eh bien, Sire, deux fois Votre Majesté a bien manqué de tomber dans le désespoir. -- Comment cela? -- Oui, car deux fois la Providence seule ma sauvé la vie. Il est vrai que la seconde fois la Providence avait pris les traits de Votre Majesté. -- Et la première fois, quelle marque avait-elle prise? -- Celle dun homme qui serait bien étonné de se voir confondu avec elle, de René. Oui, vous, Sire, vous mavez sauvé du fer. Charles fronça le sourcil, car il se rappelait la nuit où il avait emmené Henriot rue des Barres. -- Et René? dit-il. -- René ma sauvé du poison. -- Peste! tu as de la chance. Henriot, dit le roi en essayant un sourire dont une vive douleur fit une contraction nerveuse. Ce nest pas là son état. -- Deux miracles mont donc sauvé, Sire. Un miracle de repentir de la part du Florentin, un miracle de bonté de votre part. Eh bien, je lavoue à Votre Majesté, jai peur que le ciel ne se lasse de faire des miracles, et jai voulu fuir en raison de cet axiome: Aide-toi, le ciel taidera. -- Pourquoi ne mas-tu pas dit cela plus tôt, Henri? -- En vous disant ces mêmes paroles hier, jétais un dénonciateur. -- Et en me les disant aujourdhui? -- Aujourdhui, cest autre chose; je suis accusé et je me défends. -- Es-tu sûr de cette première tentative, Henriot? -- Aussi sûr que de la seconde. -- Et lon a tenté de tempoisonner? -- On la tenté. -- Avec quoi? -- Avec de lopiat. -- Et comment empoisonne-t-on avec de lopiat? -- Dame! Sire, demandez à René; on empoisonne bien avec des gants... Charles fronça le sourcil; puis peu à peu sa figure se dérida. -- Oui, oui, dit-il, comme sil se parlait à lui-même; cest dans la nature des êtres créés de fuir la mort. Pourquoi donc lintelligence ne ferait-elle pas ce que fait linstinct? -- Eh bien, Sire, demanda Henri, Votre Majesté est-elle contente de ma franchise, et croit-elle que je lui aie tout dit? -- Oui, Henriot, oui, et tu es un brave garçon. Et tu crois alors que ceux qui ten voulaient ne se sont point lassés, que de nouvelles tentatives auraient été faites. -- Sire, tous les soirs, je métonne de me trouver encore vivant. -- Cest parce quon sait que je taime, vois-tu, Henriot, quils veulent te tuer. Mais, sois tranquille; ils seront punis de leur mauvais vouloir. En attendant, tu es libre. -- Libre de quitter Paris, Sire? demanda Henri. -- Non pas; tu sais bien quil mest impossible de me passer de toi. Eh! mille noms dun diable, il faut bien que jaie quelquun qui maime. -- Alors, Sire, si Votre Majesté me garde près delle, quelle veuille bien maccorder une grâce... -- Laquelle? -- Cest de ne point me garder à titre dami, mais à titre de prisonnier. -- Comment, de prisonnier? -- Eh! oui. Votre Majesté ne voit-elle pas que cest son amitié qui me perd? -- Et tu aimes mieux ma haine? -- Une haine apparente, Sire. Cette haine me sauvera: tant quon me croira en disgrâce, on aura moins hâte de me voir mort. -- Henriot, dit Charles, je ne sais pas ce que tu désires, je ne sais pas quel est ton but; mais si tes désirs ne saccomplissent point, si tu manques le but que tu te proposes, je serai bien étonné. -- Je puis donc compter sur la sévérité du roi? -- Oui. -- Alors, je suis plus tranquille... Maintenant quordonne Votre Majesté? -- Rentre chez toi, Henriot. Moi, je suis souffrant, je vais voir mes chiens et me mettre au lit. -- Sire, dit Henri, Votre Majesté aurait dû faire venir un médecin; son indisposition daujourdhui est peut-être plus grave quelle ne pense. -- Jai fait prévenir maître Ambroise Paré, Henriot. -- Alors, je méloigne plus tranquille. -- Sur mon âme, dit le roi, je crois que de toute ma famille tu es le seul qui maime véritablement. -- Est-ce bien votre opinion, Sire? -- Foi de gentilhomme! -- Eh bien, recommandez-moi à M. de Nancey comme un homme à qui votre colère ne donne pas un mois à vivre: cest le moyen que je vous aime longtemps. -- Monsieur de Nancey! cria Charles. Le capitaine des gardes entra. -- Je remets le plus grand coupable du royaume entre vos mains, continua le roi, vous men répondez sur votre tête. Et Henri, la mine consternée, sortit derrière M. de Nancey. XXII Actéon Charles, resté seul, sétonna de navoir pas vu paraître lun ou lautre de ses deux fidèles; ses deux fidèles étaient sa nourrice Madeleine et son lévrier Actéon. -- La nourrice sera allée chanter ses psaumes chez quelque huguenot de sa connaissance, se dit-il, et Actéon me boude encore du coup de fouet que je lui ai donné ce matin. En effet, Charles prit une bougie et passa chez la bonne femme. La bonne femme nétait pas chez elle. Une porte de lappartement de Madeleine donnait, on se le rappelle, dans le cabinet des Armes. Il sapprocha de cette porte. Mais, dans le trajet, une de ces crises quil avait déjà éprouvées, et qui semblaient sabattre sur lui tout à coup, le reprit. Le roi souffrait comme si lon eût fouillé ses entrailles avec un fer rouge. Une soif inextinguible le dévorait; il vit une tasse de lait sur une table, lavala dun trait, et se sentit un peu calmé. Alors il reprit la bougie quil avait posée sur un meuble, et entra dans le cabinet. À son grand étonnement, Actéon ne vint pas au-devant de lui. Lavait-on enfermé? En ce cas, il sentirait que son maître est revenu de la chasse, et hurlerait. Charles appela, siffla; rien ne parut. Il fit quatre pas en avant; et, comme la lumière de la bougie parvenait jusquà langle du cabinet, il aperçut dans cet angle une masse inerte étendue sur le carreau. -- Holà! Actéon; holà! dit Charles. Et il siffla de nouveau. Le chien ne bougea point. Charles courut à lui et le toucha; le pauvre animal était raide et froid. De sa gueule, contractée par la douleur, quelques gouttes de fiel étaient tombées, mêlées à une bave écumeuse et sanglante. Le chien avait trouvé dans le cabinet une barrette de son maître, et il avait voulu mourir en appuyant sa tête sur cet objet qui lui représentait un ami. À ce spectacle qui lui fit oublier ses propres douleurs et lui rendit toute son énergie, la colère bouillonna dans les veines de Charles, il voulut crier; mais enchaînés quils sont dans leurs grandeurs, les rois ne sont pas libres de ce premier mouvement que tout homme fait tourner au profit de sa passion ou de sa défense. Charles réfléchit quil y avait là quelque trahison, et se tut. Alors il sagenouilla devant son chien et examina le cadavre dun oeil expert. Loeil était vitreux, la langue rouge et criblée de pustules. Cétait une étrange maladie, et qui fit frissonner Charles. Le roi remit ses gants, quil avait ôtés et passés à sa ceinture, souleva la lèvre livide du chien pour examiner les dents, et aperçut dans les interstices quelques fragments blanchâtres accrochés aux pointes des crocs aigus. Il détacha ces fragments, et reconnut que cétait du papier. Près de ce papier lenflure était plus violente, les gencives étaient tuméfiées, et la peau était rongée comme par du vitriol. Charles regarda attentivement autour de lui. Sur le tapis gisaient deux ou trois parcelles de papier semblable à celui quil avait déjà reconnu dans la bouche du chien. Lune de ces parcelles, plus large que les autres, offrait des traces dun dessin sur bois. Les cheveux de Charles se hérissèrent sur sa tête, il reconnut un fragment de cette image représentant un seigneur chassant au vol, et quActéon avait arrachée de son livre de chasse. -- Ah! dit-il en pâlissant, le livre était empoisonné. Puis tout à coup rappelant ses souvenirs: -- Mille démons! sécria-t-il, jai touché chaque page de mon doigt, et à chaque page jai porté mon doigt à ma bouche pour le mouiller. Ces évanouissements, ces douleurs, ces vomissements! ... Je suis mort! Charles demeura un instant immobile sous le poids de cette effroyable idée. Puis, se relevant avec un rugissement sourd, il sélança vers la porte de son cabinet. -- Maître René! cria-t-il, maître René le Florentin! quon coure au pont Saint-Michel, et quon me lamène; dans dix minutes il faut quil soit ici. Que lun de vous monte à cheval et prenne un cheval de main pour être plus tôt de retour. Quant à maître Ambroise Paré, sil vient, vous le ferez attendre. Un garde partit tout courant pour obéir à lordre donné. -- Oh! murmura Charles, quand je devrais faire donner la torture à tout le monde, je saurai qui a donné ce livre à Henriot. Et, la sueur au front, les mains crispées, la poitrine haletante, Charles demeura les yeux fixés sur le cadavre de son chien. Dix minutes après, le Florentin heurta timidement, et non sans inquiétude, à la porte du roi. Il est de certaines consciences pour lesquelles le ciel nest jamais pur. -- Entrez! dit Charles. Le parfumeur parut. Charles marcha à lui lair impérieux et la lèvre crispée. -- Votre Majesté ma fait demander, dit René tout tremblant. -- Vous êtes habile chimiste, nest-ce pas? -- Sire... -- Et vous savez tout ce que savent les plus habiles médecins? -- Votre Majesté exagère. -- Non, ma mère me la dit. Dailleurs, jai confiance en vous, et jai mieux aimé vous consulter, vous, que tout autre. Tenez, continua-t-il en démasquant le cadavre du chien, regardez, je vous prie, ce que cet animal a entre les dents, et dites-moi de quoi il est mort. Pendant que René, la bougie à la main, se baissait jusquà terre, autant pour dissimuler son émotion que pour obéir au roi, Charles, debout, les yeux fixés sur cet homme, attendait avec une impatience facile à comprendre la parole qui devait être sa sentence de mort ou son gage de salut. René tira une espèce de scalpel de sa poche, louvrit, et, du bout de la pointe, détacha de la gueule du lévrier les parcelles de papier adhérentes à ses gencives, et regarda longtemps et avec attention le fiel et le sang que distillait chaque plaie. -- Sire, dit-il en tremblant, voilà de bien tristes symptômes. Charles sentit un frisson glacé courir dans ses veines et pénétrer jusquà son coeur. -- Oui, dit-il, ce chien a été empoisonné, nest-ce pas? -- Jen ai peur, Sire. -- Et avec quel genre de poison? -- Avec un poison minéral, à ce que je suppose. -- Pourriez-vous acquérir la certitude quil a été empoisonné? -- Oui, sans doute, en louvrant et en examinant lestomac. -- Ouvrez-le; je veux ne conserver aucun doute. -- Il faudrait appeler quelquun pour maider. -- Je vous aiderai, moi, dit Charles. -- Vous, Sire! -- Oui, moi. Et, sil est empoisonné, quels symptômes trouverons- nous? -- Des rougeurs et des herborisations dans lestomac. -- Allons, dit Charles, à loeuvre. René, dun coup de scalpel, ouvrit la poitrine du lévrier et lécarta avec force de ses deux mains, tandis que Charles, un genou en terre, éclairait dune main crispée et tremblante. -- Voyez, Sire, dit René, voyez, voici des traces évidentes. Ces rougeurs sont celles que je vous ai prédites; quant à ces veines sanguinolentes, qui semblent les racines dune plante, cest ce que je désignais sous le nom dherborisations. Je trouve ici tout ce que je cherchais. -- Ainsi le chien est empoisonné? -- Oui, Sire. -- Avec un poison minéral? -- Selon toute probabilité. -- Et quéprouverait un homme qui, par mégarde, aurait avalé de ce même poison? -- Une grande douleur de tête, des brûlures intérieures, comme sil eût avalé des charbons ardents; des douleurs dentrailles, des vomissements. -- Et aurait-il soif? demanda Charles. -- Une soif inextinguible. -- Cest bien cela, cest bien cela, murmura le roi. -- Sire, je cherche en vain le but de toutes ces demandes. -- À quoi bon le chercher? Vous navez pas besoin de le savoir. Répondez à nos questions, voilà tout. -- Que Votre Majesté minterroge. -- Quel est le contre-poison à administrer à un homme qui aurait avalé la même substance que mon chien? René réfléchit un instant. -- Il y a plusieurs poisons minéraux, dit-il; je voudrais bien, avant de répondre, savoir duquel il sagit. Votre Majesté a-t-elle quelque idée de la façon dont son chien a été empoisonné? -- Oui, dit Charles; il a mangé une feuille dun livre. -- Une feuille dun livre? -- Oui. -- Et Votre Majesté a-t-elle ce livre? -- Le voilà, dit Charles en prenant le manuscrit de chasse sur le rayon où il lavait placé et en le montrant à René. René fit un mouvement de surprise qui néchappa point au roi. -- Il a mangé une feuille de ce livre? balbutia René. -- Celle-ci. Et Charles montra la feuille déchirée. -- Permettez-vous que jen déchire une autre, Sire? -- Faites. René déchira une feuille, lapprocha de la bougie. Le papier prit feu, et une forte odeur alliacée se répandit dans le cabinet. -- Il a été empoisonné avec une mixture darsenic, dit-il. -- Vous en êtes sûr? -- Comme si je lavais préparée moi-même. -- Et le contre-poison?... René secoua la tête. -- Comment, dit Charles dune voix rauque, vous ne connaissez pas de remède? -- Le meilleur et le plus efficace est des blancs doeufs battus dans du lait; mais... -- Mais... quoi? -- Mais il faudrait quil fût administré aussitôt, sans cela... -- Sans cela? -- Sire, cest un poison terrible, reprit encore une fois René. -- Il ne tue pas tout de suite cependant, dit Charles. -- Non, mais il tue sûrement, peu importe le temps quon mette à mourir, et quelquefois même cest un calcul. Charles sappuya sur la table de marbre. -- Maintenant, dit-il, en posant la main sur lépaule de René, vous connaissez ce livre? -- Moi, Sire! dit René en pâlissant. -- Oui, vous; en lapercevant vous vous êtes trahi. -- Sire, je vous jure... -- René, dit Charles, écoutez bien ceci: Vous avez empoisonné la reine de Navarre avec des gants; vous avez empoisonné le prince de Porcian avec la fumée dune lampe; vous avez essayé dempoisonner M. de Condé avec une pomme de senteur. René, je vous ferai enlever la chair lambeau par lambeau avec une tenaille rougie, si vous ne me dites pas à qui appartient ce livre. Le Florentin vit quil ny avait pas à plaisanter avec la colère de Charles IX, et résolut de payer daudace. -- Et si je dis la vérité, Sire, qui me garantira que je ne serai pas puni plus cruellement encore que si je me tais? -- Moi. -- Me donnerez-vous votre parole royale? -- Foi de gentilhomme, vous aurez la vie sauve, dit le roi. -- En ce cas, ce livre mappartient, dit-il. -- À vous! fit Charles en se reculant et en regardant lempoisonneur dun oeil égaré. -- Oui, à moi. -- Et comment est-il sorti de vos mains? -- Cest Sa Majesté la reine mère qui la pris chez moi. -- La reine mère! sécria Charles. -- Oui. -- Mais dans quel but? -- Dans le but, je crois, de le faire porter au roi de Navarre, qui avait demandé au duc dAlençon un livre de ce genre pour étudier la chasse au vol. -- Oh! sécria Charles, cest cela: je tiens tout. Ce livre, en effet, était chez Henriot. Il y a une destinée, et je la subis. En ce moment Charles fut pris dune toux sèche et violente, à laquelle succéda une nouvelle douleur dentrailles. Il poussa deux ou trois cris étouffés, et se renversa sur sa chaise. -- Quavez-vous, Sire? demanda René dune voix épouvantée. -- Rien, dit Charles; seulement jai soif, donnez-moi à boire. René emplit un verre deau et le présenta dune main tremblante à Charles, qui lavala dun seul trait. -- Maintenant, dit Charles, prenant une plume et la trempant dans lencre, écrivez sur ce livre. -- Que faut-il que jécrive? -- Ce que je vais vous dicter: «Ce manuel de chasse au vol a été donné par moi à la reine mère Catherine de Médicis.» René prit la plume et écrivit. -- Et maintenant signez. Le Florentin signa. -- Vous mavez promis la vie sauve, dit le parfumeur. -- Et, de mon côté, je vous tiendrai parole. -- Mais, dit René, du côté de la reine mère? -- Oh! de ce côté, dit Charles, cela ne me regarde plus: si lon vous attaque, défendez-vous. -- Sire, puis-je quitter la France quand je croirai ma vie menacée? -- Je vous répondrai à cela dans quinze jours. -- Mais en attendant... Charles posa, en fronçant le sourcil, son doigt sur ses lèvres livides. -- Oh! soyez tranquille, Sire. Et, trop heureux den être quitte à si bon marché, le Florentin sinclina et sortit. Derrière lui, la nourrice apparut à la porte de sa chambre. -- Quy a-t-il donc, mon Charlot? dit-elle. -- Nourrice, il y a que jai marché dans la rosée, et que cela ma fait mal. -- En effet, tu es bien pâle, mon Charlot. -- Cest que je suis bien faible. Donne-moi le bras, nourrice, pour aller jusquà mon lit. La nourrice savança vivement. Charles sappuya sur elle et gagna sa chambre. -- Maintenant, dit Charles, je me mettrai au lit tout seul. -- Et si maître Ambroise Paré vient? -- Tu lui diras que je vais mieux et que je nai plus besoin de lui. -- Mais, en attendant, que prendras-tu? -- Oh! une médecine bien simple, dit Charles, des blancs doeufs battus dans du lait. À propos, nourrice, continua-t-il, ce pauvre Actéon est mort. Il faudra, demain matin, le faire enterrer dans un coin du jardin du Louvre. Cétait un de mes meilleurs amis... Je lui ferai faire un tombeau... Si jen ai le temps. XXIII Le bois de Vincennes Ainsi que lordre en avait été donné par Charles IX, Henri fut conduit le même soir au bois de Vincennes. Cest ainsi quon appelait à cette époque le fameux château dont il ne reste plus aujourdhui quun débris, fragment colossal qui suffit à donner une idée de sa grandeur passée. Le voyage se fit en litière. Quatre gardes marchaient de chaque côté. M. de Nancey, porteur de lordre qui devait ouvrir à Henri les portes de la prison protectrice, marchait le premier. À la poterne du donjon, on sarrêta. M. de Nancey descendit de cheval, ouvrit la portière fermée à cadenas, et invita respectueusement le roi à descendre. Henri obéit sans faire la moindre observation. Toute demeure lui semblait plus sûre que le Louvre, et dix portes se fermant sur lui se fermaient en même temps entre lui et Catherine de Médicis. Le prisonnier royal traversa le pont-levis entre deux soldats, franchit les trois portes du bas du donjon et les trois portes du bas de lescalier; puis, toujours précédé de M. de Nancey, il monta un étage. Arrivé là, le capitaine des gardes, voyant quil sapprêtait encore à monter, lui dit: -- Monseigneur, arrêtez-vous là. -- Ah! ah! ah! dit Henri en sarrêtant, il paraît quon me fait les honneurs du premier étage. -- Sire, répondit M. de Nancey, on vous traite en tête couronnée. -- Diable! diable! se dit Henri, deux ou trois étages de plus ne mauraient aucunement humilié. Je serai trop bien ici: on se doutera de quelque chose. -- Votre Majesté veut-elle me suivre? dit M. de Nancey. -- Ventre-saint-gris! dit le roi de Navarre, vous savez bien, monsieur, quil ne sagit point ici de ce que je veux ou de ce que je ne veux pas, mais de ce quordonne mon frère Charles. Ordonne- t-il de vous suivre? -- Oui, Sire. -- En ce cas, je vous suis, monsieur. On sengagea dans une espèce de corridor à lextrémité duquel on se trouva dans une salle assez vaste, aux murs sombres et dun aspect parfaitement lugubre. Henri regarda autour de lui avec un regard qui nétait pas exempt dinquiétude. -- Où sommes-nous? dit-il. -- Nous traversons la salle de la question, Monseigneur. -- Ah! ah! fit le roi. Et il regarda plus attentivement. Il y avait un peu de tout dans cette chambre: des brocs et des chevalets pour la question de leau, des coins et des maillets pour la question des brodequins; en outre, des sièges de pierre destinés aux malheureux qui attendaient la torture faisaient à peu près le tour de la salle, et au-dessus de ces sièges, à ces sièges eux-mêmes, au pied de ces sièges, étaient des anneaux de fer scellés dans le mur sans autre symétrie que celle de lart tortionnaire. Mais leur proximité des sièges indiquait assez quils étaient là pour attendre les membres de ceux qui seraient assis. Henri continua son chemin sans dire une parole, mais ne perdant pas un détail de tout cet appareil hideux qui écrivait, pour ainsi dire, lhistoire de la douleur sur les murailles. Cette attention à regarder autour de lui fit que Henri ne regarda point à ses pieds et trébucha. -- Eh! dit-il, quest-ce donc que cela? Et il montrait une espèce de sillon creusé sur la dalle humide qui faisait le plancher. -- Cest la gouttière, Sire. -- Il pleut donc, ici? -- Oui, Sire, du sang. -- Ah! ah! dit Henri, fort bien. Est-ce que nous narriverons pas bientôt à ma chambre? -- Si fait, Monseigneur, nous y sommes, dit une ombre qui se dessinait dans lobscurité et qui devenait, à mesure quon sapprochait delle, plus visible et plus palpable. Henri, qui croyait avoir reconnu la voix, fit quelques pas et reconnut la figure. -- Tiens! cest vous, Beaulieu, dit-il, et que diable faites-vous ici? -- Sire, je viens de recevoir ma nomination au gouvernement de la forteresse de Vincennes. -- Eh bien, mon cher ami, votre début vous fait honneur; un roi pour prisonnier, ce nest point mal. -- Pardon, Sire, reprit Beaulieu, mais avant vous jai déjà reçu deux gentilshommes. -- Lesquels? Ah! pardon, je commets, peut-être une indiscrétion. Dans ce cas, prenons que je nai rien dit. -- Monseigneur, on ne ma pas recommandé le secret. Ce sont MM. de La Mole et de Coconnas. -- Ah! cest vrai, je les ai vu arrêter, ces pauvres gentilshommes; et comment supportent-ils ce malheur? -- Dune façon tout opposée, lun est gai, lautre est triste; lun chante, lautre gémit. -- Et lequel gémit? -- M. de La Mole, Sire. -- Ma foi, dit Henri, je comprends plutôt celui qui gémit que celui qui chante. Daprès ce que jen vois, la prison nest pas une chose bien gaie. Et à quel étage sont-ils logés? -- Tout en haut, au quatrième. Henri poussa un soupir. Cest là quil eût voulu être. -- Allons, monsieur de Beaulieu, dit Henri, ayez la bonté de mindiquer ma chambre, jai hâte de my voir, étant très fatigué de la journée que je viens de passer. -- Voici Monseigneur, dit Beaulieu, montrant à Henri une porte tout ouverte. -- Numéro 2, dit Henri; et pourquoi pas le numéro 1? -- Parce quil est retenu, Monseigneur. -- Ah! ah! il paraît alors que vous attendez un prisonnier de meilleure noblesse que moi? -- Je nai pas dit, Monseigneur, que ce fût un prisonnier. -- Et qui est-ce donc? -- Que Monseigneur ninsiste point, car je serais forcé de manquer, en gardant le silence, à lobéissance que je lui dois. -- Ah! cest autre chose, dit Henri. Et il devint plus pensif encore quil nétait; ce numéro 1 lintriguait visiblement. Au reste, le gouverneur ne démentit pas sa politesse première. Avec mille précautions oratoires il installa Henri dans sa chambre, lui fit toutes ses excuses des commodités qui pouvaient lui manquer, plaça deux soldats à sa porte et sortit. -- Maintenant, dit le gouverneur sadressant au guichetier, passons aux autres. Le guichetier marcha devant. On reprit le même chemin quon venait de faire, on traversa la salle de la question, on franchit le corridor, on arriva à lescalier; et toujours suivant son guide, M. de Beaulieu monta trois étages. En arrivant au haut de ces trois étages, qui, y compris le premier, en faisaient quatre, le guichetier ouvrit successivement trois portes ornées chacune de deux serrures et de trois énormes verrous. Il touchait à peine à la troisième porte que lon entendit une voix joyeuse qui sécriait: -- Eh! mordi! ouvrez donc quand ce ne serait que pour donner de lair. Votre poêle est tellement chaud quon étouffe ici. Et Coconnas, quà son juron favori le lecteur a déjà reconnu sans doute, ne fit quun bond de lendroit où il était jusquà la porte. -- Un instant, mon gentilhomme, dit le guichetier, je ne viens pas pour vous faire sortir, je viens pour entrer et monsieur le gouverneur me suit. -- Monsieur le gouverneur! dit Coconnas, et que vient-il faire? -- Vous visiter. -- Cest beaucoup dhonneur quil me fait, répondit Coconnas; que monsieur le gouverneur soit le bienvenu. M. de Beaulieu entra effectivement et comprima aussitôt le sourire cordial de Coconnas par une de ces politesses glaciales qui sont propres aux gouverneurs de forteresses, aux geôliers et aux bourreaux. -- Avez-vous de largent, monsieur? demanda-t-il au prisonnier. -- Moi, dit Coconnas, pas un écu! -- Des bijoux? -- Jai une bague. -- Voulez-vous permettre que je vous fouille? -- Mordi! sécria Coconnas rougissant de colère, bien vous prend dêtre en prison et moi aussi. -- Il faut tout souffrir pour le service du roi. -- Mais, dit le Piémontais, les honnêtes gens qui dévalisent sur le Pont-Neuf sont donc, comme vous, au service du roi? Mordi! jétais bien injuste, monsieur, car jusquà présent je les avais pris pour des voleurs. -- Monsieur, je vous salue, dit Beaulieu. Geôlier, enfermez monsieur. Le gouverneur sen alla emportant la bague de Coconnas, laquelle était une fort belle émeraude que madame de Nevers lui avait donnée pour lui rappeler la couleur de ses yeux. -- À lautre, dit-il en sortant. On traversa une chambre vide, et le jeu des trois portes, des six serrures et des neuf verrous recommença. La dernière porte souvrit, et un soupir fut le premier bruit qui frappa les visiteurs. La chambre était plus lugubre encore daspect que celle doù M. de Beaulieu venait de sortir. Quatre meurtrières longues et étroites qui allaient en diminuant de lintérieur à lextérieur éclairaient faiblement ce triste séjour. De plus des barreaux de fer croisés avec assez dart pour que la vue fût sans cesse arrêtée par une ligne opaque, empêchaient que par les meurtrières le prisonnier pût même voir le ciel. Des filets ogiviques partaient de chaque angle de la salle et allaient se réunir au milieu du plafond, où ils sépanouissaient en rosace. La Mole était assis dans un coin, et malgré la visite et les visiteurs, il resta comme sil neût rien entendu. Le gouverneur sarrêta sur le seuil et regarda un instant le prisonnier, qui demeurait immobile, la tête dans ses mains. -- Bonsoir, monsieur de la Mole, dit Beaulieu. Le jeune homme leva lentement la tête. -- Bonsoir, monsieur, dit-il. -- Monsieur, continua le gouverneur, je viens vous fouiller. -- Cest inutile, dit La Mole, je vais vous remettre tout ce que jai. -- Quavez-vous? -- Trois cents écus environ, ces bijoux, ces bagues. -- Donnez, monsieur, dit le gouverneur. -- Voici. La Mole retourna ses poches, dégarnit ses doigts, et arracha lagrafe de son chapeau. -- Navez-vous rien de plus? -- Non pas que je sache. -- Et ce cordon de soie serré à votre cou, que porte-t-il? demanda le gouverneur. -- Monsieur, ce nest pas un joyau, cest une relique. -- Donnez. -- Comment! vous exigez?... -- Jai ordre de ne vous laisser que vos vêtements, et une relique nest point un vêtement. La Mole fit un mouvement de colère, qui, au milieu du calme douloureux et digne qui le distinguait, parut plus effrayant encore à ces gens habitués aux rudes émotions. Mais il se remit presque aussitôt. -- Cest bien, monsieur, dit-il, et vous allez voir ce que vous demandez. Alors se détournant comme pour sapprocher de la lumière, il détacha la prétendue relique, laquelle nétait autre quun médaillon contenant un portrait quil tira du médaillon et quil porta à ses lèvres. Mais après lavoir baisé à plusieurs reprises, il feignit de le laisser tomber; et appuyant violemment dessus le talon de sa botte, il lécrasa en mille morceaux. -- Monsieur! ... dit le gouverneur. Et il se baissa pour voir sil ne pourrait pas sauver de la destruction lobjet inconnu que La Mole voulait lui dérober; mais la miniature était littéralement en poussière. -- Le roi voulait avoir ce joyau, dit La Mole, mais il navait aucun droit sur le portrait quil renfermait. Maintenant voici le médaillon, vous le pouvez prendre. -- Monsieur, dit Beaulieu, je me plaindrai au roi. Et sans prendre congé du prisonnier par une seule parole, il se retira si courroucé, quil laissa au guichetier le soin de fermer les portes sans présider à leur fermeture. Le geôlier fit quelques pas pour sortir, et voyant que M. de Beaulieu descendait déjà les premières marches de lescalier: -- Ma foi! monsieur, dit-il en se retournant, bien men a pris de vous inviter à me donner tout de suite les cent écus moyennant lesquels je consens à vous laisser parler à votre compagnon; car si vous ne les aviez pas donnés, le gouvernement vous les eût pris avec les trois cents autres, et ma conscience ne me permettrait plus de rien faire pour vous; mais jai été payé davance, je vous ai promis que vous verriez votre camarade... venez... un honnête homme na que sa parole... Seulement si cela est possible, autant pour vous que pour moi, ne causez pas politique. La Mole sortit de sa chambre et se trouva en face de Coconnas qui arpentait les dalles de la chambre du milieu. Les deux amis se jetèrent dans les bras lun de lautre. Le guichetier fit semblant de sessuyer le coin de loeil et sortit pour veiller à ce quon ne surprit pas les prisonniers, ou plutôt à ce quon ne le surprît pas lui-même. -- Ah! te voilà, dit Coconnas; eh bien, cet affreux gouverneur ta fait sa visite? -- Comme à toi, je présume. -- Et il ta tout pris? -- Comme à toi aussi. -- Oh! moi, je navais pas grand-chose, une bague de Henriette, voilà tout. -- Et de largent comptant? -- Javais donné tout ce que je possédais à ce brave homme de guichetier pour quil nous procurât cette entrevue. -- Ah! ah! dit La Mole, il paraît quil reçoit des deux mains. -- Tu las donc payé aussi, toi? -- Je lui ai donné cent écus. -- Tant mieux que notre guichetier soit un misérable! -- Sans doute, on en fera tout ce quon voudra avec de largent, et, il faut lespérer, largent ne nous manquera point. -- Maintenant, comprends-tu ce qui nous arrive? -- Parfaitement... Nous avons été trahis. -- Par cet exécrable duc dAlençon. Javais bien raison de vouloir lui tordre le cou, moi. -- Et crois-tu que notre affaire est grave? -- Jen ai peur. -- Ainsi, il y a à craindre... la question. -- Je ne te cache pas que jy ai déjà songé. -- Que diras-tu si on en vient là? -- Et toi? -- Moi, je garderai le silence, répondit La Mole avec une rougeur fébrile. -- Tu te tairas? sécria Coconnas. -- Oui, si jen ai la force. -- Eh bien, moi, dit Coconnas, si on me fait cette infamie, je te garantis que je dirai bien des choses. -- Mais quelles choses? demanda vivement La Mole. -- Oh! sois tranquille, de ces choses qui empêcheront pendant quelque temps M. dAlençon de dormir. La Mole allait répliquer, lorsque le geôlier, qui sans doute avait entendu quelque bruit, accourut, poussa chacun des deux amis dans sa chambre et referma la porte sur lui. XXIV La figure de cire Depuis huit jours, Charles était cloué dans son lit par une fièvre de langueur entrecoupée par des accès violents qui ressemblaient à des attaques dépilepsie. Pendant ces accès, il poussait parfois des hurlements quécoutaient avec effroi les gardes qui veillaient dans son antichambre, et que répétaient dans leurs profondeurs les échos du vieux Louvre, éveillés depuis quelque temps par tant de bruits sinistres. Puis, ces accès passés, écrasé de fatigue, loeil éteint, il se laissait aller aux bras de sa nourrice avec des silences qui tenaient à la fois du mépris et de la terreur. Dire ce que, chacun de son côté, sans se communiquer leurs sensations, car la mère et son fils se fuyaient plutôt quils ne se cherchaient; dire ce que Catherine de Médicis et le duc dAlençon remuaient de pensées sinistres au fond de leur coeur, ce serait vouloir peindre ce fourmillement hideux quon voit grouiller au fond dun nid de vipères. Henri avait été enfermé dans sa chambre; et, sur sa propre recommandation à Charles, personne navait obtenu la permission de le voir, pas même Marguerite. Cétait aux yeux de tous une disgrâce complète. Catherine et dAlençon respiraient, le croyant perdu, et Henri buvait et mangeait plus tranquillement, sespérant oublié. À la cour nul ne soupçonnait la cause de la maladie du roi. Maître Ambroise Paré et Mazille, son collègue, avaient reconnu une inflammation destomac, se trompant de la cause au résultat, voilà tout. Ils avaient, en conséquence, prescrit un régime adoucissant qui ne pouvait quaider au breuvage particulier indiqué par René, que Charles recevait trois fois par jour de la main de sa nourrice, et qui faisait sa principale nourriture. La Mole et Coconnas étaient à Vincennes, au secret le plus rigoureux. Marguerite et madame de Nevers avaient fait dix tentatives pour arriver jusquà eux, ou tout au moins pour leur faire passer un billet, et ny étaient point parvenues. Un matin, au milieu des éternelles alternatives de bien et de mal quil éprouvait, Charles se sentit un peu mieux, et voulut quon laissât entrer toute la cour qui, comme dhabitude, quoique le lever neût plus lieu, se présentait tous les matins. Les portes furent donc ouvertes, et lon put reconnaître, à la pâleur de ses joues, au jaunissement de son front divoire, à la flamme fébrile qui jaillissait de ses yeux caves et entourés dun cercle de bistre, quels effroyables ravages avait faits sur le jeune monarque la maladie inconnue dont il était atteint. La chambre royale fut bientôt pleine de courtisans curieux et intéressés. Catherine, dAlençon et Marguerite furent avertis que le roi recevait. Tous trois entrèrent à peu dintervalle lun de lautre, Catherine calme, dAlençon souriant, Marguerite abattue. Catherine sassit au chevet du lit de son fils, sans remarquer le regard avec lequel celui-ci lavait vue sapprocher. M. dAlençon se plaça au pied, et se tint debout. Marguerite sappuya à un meuble, et, voyant le front pâle, le visage amaigri et loeil enfoncé de son frère, elle ne put retenir un soupir et une larme. Charles, auquel rien néchappait, vit cette larme, entendit ce soupir, et de la tête fit un signe imperceptible à Marguerite. Ce signe, si imperceptible quil fût, éclaira le visage de la pauvre reine de Navarre, à qui Henri navait eu le temps de rien dire, ou peut-être même navait voulu rien dire. Elle craignait pour son mari, elle tremblait pour son amant. Pour elle-même elle ne redoutait rien, elle connaissait trop bien La Mole, et savait quelle pouvait compter sur lui. -- Eh bien, mon cher fils, dit Catherine, comment vous trouvez- vous? -- Mieux, ma mère, mieux. -- Et que disent vos médecins? -- Mes médecins? ah! ce sont de grands docteurs, ma mère, dit Charles en éclatant de rire, et jai un suprême plaisir, je lavoue, à les entendre discuter sur ma maladie. Nourrice, donne- moi à boire. La nourrice apporta à Charles une tasse de sa potion ordinaire. -- Et que vous font-ils prendre, mon fils? -- Oh! madame, qui connaît quelque chose à leurs préparations? répondit le roi en avalant vivement le breuvage. -- Ce quil faudrait à mon frère, dit François, ce serait de pouvoir se lever et prendre le beau soleil; la chasse, quil aime tant, lui ferait grand bien. -- Oui, dit Charles, avec un sourire dont il fut impossible au duc de deviner lexpression, cependant la dernière ma fait grand mal. Charles avait dit ces mots dune façon si étrange que la conversation, à laquelle les assistants ne sétaient pas un instant mêlés, en resta là. Puis il fit un signe de tête. Les courtisans comprirent que la réception était achevée, et se retirèrent les uns après les autres. DAlençon fit un mouvement pour sapprocher de son frère, mais un sentiment intérieur larrêta. Il salua, et sortit. Marguerite se jeta sur la main décharnée que son frère lui tendait, la serra et la baisa, et sortit à son tour. -- Bonne Margot, murmura Charles. Catherine seule resta, conservant sa place au chevet du lit. Charles, en se trouvant en tête-à-tête avec elle, se recula vers la ruelle avec le même sentiment de terreur qui fait quon recule devant un serpent. Cest que Charles, instruit par les aveux de René, puis peut-être mieux encore par le silence et la méditation, navait plus même le bonheur de douter. Il savait parfaitement à qui et à quoi attribuer sa mort. Aussi, lorsque Catherine se rapprocha du lit et allongea vers son fils une main froide comme son regard, celui-ci frissonna et eut peur. -- Vous demeurez, madame? lui dit-il. -- Oui, mon fils, répondit Catherine, jai à vous entretenir de choses importantes. -- Parlez, madame, dit Charles en se reculant encore. -- Sire, dit la reine, je vous ai entendu affirmer tout à lheure que vos médecins étaient de grands docteurs... -- Et je laffirme encore, madame. -- Cependant quont-ils fait depuis que vous êtes malade? -- Rien, cest vrai... mais si vous aviez entendu ce quils ont dit... en vérité, madame, on voudrait être malade rien que pour entendre de si savantes dissertations. -- Eh bien, moi, mon fils, voulez-vous que je vous dise une chose? -- Comment donc? dites, ma mère. -- Eh bien, je soupçonne que tous ces grands docteurs ne connaissent rien à votre maladie! -- Vraiment, madame! -- Quils voient peut-être un résultat, mais que la cause leur échappe. -- Cest possible, dit Charles ne comprenant pas où sa mère en voulait venir. -- De sorte quils traitent le symptôme au lieu de traiter le mal. -- Sur mon âme! reprit Charles étonné, je crois que vous avez raison, ma mère. -- Eh bien, moi, mon fils, dit Catherine, comme il ne convient ni à mon coeur ni au bien de lÉtat que vous soyez malade si longtemps, attendu que le moral pourrait finir par saffecter chez vous, jai rassemblé les plus savants docteurs. -- En art médical, madame? -- Non, dans un art plus profond, dans lart qui permet non seulement de lire dans les corps, mais encore dans les coeurs. -- Ah! le bel art, madame, fit Charles, et quon a raison de ne pas lenseigner aux rois! Et vos recherches ont eu un résultat? continua-t-il. -- Oui. -- Lequel? -- Celui que jespérais; et japporte à Votre Majesté le remède qui doit guérir son corps et son esprit. Charles frissonna. Il crut que sa mère, trouvant quil vivait trop longtemps encore, avait résolu dachever sciemment ce quelle avait commencé sans le savoir. -- Et où est-il, ce remède? dit Charles en se soulevant sur un coude et en regardant sa mère. -- Il est dans le mal même, répondit Catherine. -- Alors où est le mal? -- Écoutez-moi, mon fils, dit Catherine. Avez-vous entendu dire parfois quil est des ennemis secrets dont la vengeance à distance assassine la victime? -- Par le fer ou par le poison? demanda Charles sans perdre un instant de vue la physionomie impassible de sa mère. -- Non, par des moyens bien autrement sûrs, bien autrement terribles, dit Catherine. -- Expliquez-vous. -- Mon fils, demanda la Florentine, avez-vous foi aux pratiques de la cabale et de la magie? Charles comprima un sourire de mépris et dincrédulité. -- Beaucoup, dit-il. -- Eh bien, dit vivement Catherine, de là viennent vos souffrances. Un ennemi de Votre Majesté, qui neût point osé vous attaquer en face, a conspiré dans lombre. Il a dirigé contre la personne de Votre Majesté une conspiration dautant plus terrible quil navait pas de complices, et que les fils mystérieux de cette conspiration étaient insaisissables. -- Ma foi, non! dit Charles révolté par tant dastuce. -- Cherchez bien, mon fils, dit Catherine, rappelez-vous certains projets dévasion qui devaient assurer limpunité au meurtrier. -- Au meurtrier! sécria Charles, au meurtrier, dites-vous? on a donc essayé de me tuer, ma mère? Loeil chatoyant de Catherine roula hypocritement sous sa paupière plissée. -- Oui, mon fils: vous en doutez peut-être, vous; mais moi, jen ai acquis la certitude. -- Je ne doute jamais de ce que vous me dites, répondit amèrement le roi. Et comment a-t-on essayé de me tuer? Je suis curieux de le savoir. -- Par la magie, mon fils. -- Expliquez-vous, madame, dit Charles ramené par le dégoût à son rôle dobservateur. -- Si ce conspirateur que je veux désigner... et que Votre Majesté a déjà désigné du fond du coeur... ayant tout disposé pour ses batteries, étant sûr du succès, eût réussi à sesquiver, nul peut- être neût pénétré la cause des souffrances de Votre Majesté; mais heureusement, Sire, votre frère veillait sur vous. -- Quel frère? -- Votre frère dAlençon. -- Ah! oui, cest vrai; joublie toujours que jai un frère, murmura Charles en riant avec amertume. Et vous dites donc, madame... -- Quil a heureusement révélé le côté matériel de la conspiration à Votre Majesté. Mais tandis quil ne cherchait, lui, enfant inexpérimenté, que les traces dun complot ordinaire, que les preuves dune escapade de jeune homme, je cherchais, moi, des preuves dune action bien plus importante; car je connais la portée de lesprit du coupable. -- Ah ça! mais, ma mère, on dirait que vous parlez du roi de Navarre? dit Charles voulant voir jusquoù irait cette dissimulation florentine. Catherine baissa hypocritement les yeux. -- Je lai fait arrêter, ce me semble, et conduire à Vincennes pour lescapade en question, continua le roi; serait-il donc encore plus coupable que je ne le soupçonne? -- Sentez-vous la fièvre qui vous dévore? demanda Catherine. -- Oui, certes, madame, dit Charles en fronçant le sourcil. -- Sentez-vous la chaleur brûlante qui ronge votre coeur et vos entrailles? -- Oui, madame, répondit Charles en sassombrissant de plus en plus. -- Et les douleurs aiguës de tête qui passent par vos yeux pour arriver à votre cerveau, comme autant de coups de flèches? -- Oui, oui, madame; oh! je sens bien tout cela! oh! vous savez bien décrire mon mal! -- Eh bien, cela est tout simple, dit la Florentine; regardez... Et elle tira de dessous son manteau un objet quelle présenta au roi. Cétait une figurine de cire jaunâtre, haute de six pouces à peu près. Cette figure était vêtue dabord dune robe étoilée dor, en cire, comme la figurine; puis dun manteau royal de même matière. -- Eh bien, demanda Charles, quest-ce que cette petite statue? -- Voyez ce quelle a sur la tête, dit Catherine. -- Une couronne, répondit Charles. -- Et au coeur? -- Une aiguille. -- Eh bien, Sire, vous reconnaissez-vous? -- Moi? -- Oui, vous, avec votre couronne, avec votre manteau? -- Et qui donc a fait cette figure? dit Charles que cette comédie fatiguait; le roi de Navarre, sans doute? -- Non pas, Sire. -- Non pas! ... alors je ne vous comprends plus. -- Je dis _non, _reprit Catherine, parce que Votre Majesté pourrait tenir au fait exact. Jaurais dit _oui _si Votre Majesté meût posé la question dune autre façon. Charles ne répondit pas. Il essayait de pénétrer toutes les pensées de cette âme ténébreuse, qui se refermait sans cesse devant lui au moment où il se croyait tout prêt à y lire. -- Sire, continua Catherine, cette statue a été trouvée, par les soins de votre procureur général Laguesle, au logis de lhomme qui, le jour de la chasse au vol, tenait un cheval de main tout prêt pour le roi de Navarre. -- Chez M. de La Mole? dit Charles. -- Chez lui-même; et, sil vous plaît, regardez encore cette aiguille dacier qui perce le coeur, et voyez quelle lettre est écrite sur létiquette quelle porte. -- Je vois un M, dit Charles. -- Cest-à-dire mort; cest la formule magique, Sire. Linventeur écrit ainsi son voeu sur la plaie même quil creuse. Sil eût voulu frapper de folie, comme le duc de Bretagne fit pour le roi Charles VI, il eût enfoncé lépingle dans la tête et il eût mis un F au lieu dun M. -- Ainsi, dit Charles IX, à votre avis, madame, celui qui en veut à mes jours, cest M. de La Mole? -- Oui, comme le poignard en veut au coeur; oui, mais derrière le poignard, il y a le bras qui le pousse. -- Et voilà toute la cause du mal dont je suis atteint? le jour où le charme sera détruit, le mal cessera? Mais comment sy prendre? demanda Charles; vous le savez, vous, ma bonne mère; mais moi, tout au contraire de vous, qui vous en êtes occupée toute votre vie, je suis fort ignorant en cabale et en magie. -- La mort de linventeur rompt le charme, voilà tout. Le jour où le charme sera détruit, le mal cessera, dit Catherine. -- Vraiment! dit Charles dun air étonné. -- Comment! vous ne savez pas cela? -- Dame! je ne suis pas sorcier, dit le roi. -- Eh bien, maintenant, dit Catherine, Votre Majesté est convaincue, nest ce pas? -- Certainement. -- La conviction va chasser linquiétude? -- Complètement. -- Ce nest point par complaisance que vous le dites? -- Non, ma mère; cest du fond de mon coeur. Le visage de Catherine se dérida. -- Dieu soit loué! sécria-t-elle, comme si elle eût cru en Dieu. -- Oui, Dieu soit loué! reprit ironiquement Charles. Je sais maintenant comme vous à qui attribuer létat où je me trouve, et par conséquent qui punir. -- Et nous punirons... -- M. de La Mole: navez-vous pas dit quil était le coupable? -- Jai dit quil était linstrument. -- Eh bien, dit Charles, M. de La Mole dabord; cest le plus important. Toutes ces crises dont je suis atteint peuvent faire naître autour de nous de dangereux soupçons. Il est urgent que la lumière se fasse, et quà léclat que jettera cette lumière la vérité se découvre. -- Ainsi, M. de La Mole...? -- Me va admirablement comme coupable: je laccepte donc. Commençons par lui dabord; et sil a un complice, il parlera. -- Oui, murmura Catherine; sil ne parle pas, on le fera parler. Nous avons des moyens infaillibles pour cela. Puis tout haut en se levant: -- Vous permettez donc, Sire, que linstruction commence? -- Je le désire, madame, répondit Charles, et... le plus tôt sera le mieux. Catherine serra la main de son fils sans comprendre le tressaillement nerveux qui agita cette main en serrant la sienne, et sortit sans entendre le rire sardonique du roi et la sourde et terrible imprécation qui suivit ce rire. Le roi se demandait sil ny avait pas danger à laisser aller ainsi cette femme qui, en quelques heures, ferait peut-être tant de besogne quil ny aurait plus moyen dy remédier. En ce moment, comme il regardait la portière retombant derrière Catherine, il entendit un léger froissement derrière lui, et se retournant il aperçut Marguerite qui soulevait la tapisserie retombant devant le corridor qui conduisait chez sa nourrice. Marguerite dont la pâleur, les yeux hagards et la poitrine oppressée décelaient la plus violente émotion: -- Oh! Sire, Sire! sécria Marguerite en se précipitant vers le lit de son frère, vous savez bien quelle ment! -- Qui, _elle?_ demanda Charles. -- Écoutez, Charles: certes, cest terrible daccuser sa mère; mais je me suis doutée quelle resterait près de vous pour les poursuivre encore. Mais, sur ma vie, sur la vôtre, sur notre âme à tous les deux, je vous dis quelle ment! -- Les poursuivre! ... qui poursuit-elle?... Tous les deux parlaient bas par instinct: on eût dit quils avaient peur de sentendre eux-mêmes. -- Henri dabord, votre Henriot, qui vous aime, qui vous est dévoué plus que personne au monde. -- Tu le crois, Margot? dit Charles. -- Oh! Sire, jen suis sûre. -- Eh bien, moi aussi, dit Charles. -- Alors, si vous en êtes sûr, mon frère, dit Marguerite étonnée, pourquoi lavez-vous fait arrêter et conduire à Vincennes? -- Parce quil me la demandé lui-même. -- Il vous la demandé, Sire?... -- Oui, il a de singulières idées, Henriot. Peut-être se trompe-t- il, peut-être a-t-il raison; mais enfin, une de ses idées, cest quil est plus en sûreté dans ma disgrâce que dans ma faveur, loin de moi que près de moi, à Vincennes quau Louvre. -- Ah! je comprends, dit Marguerite, et il est en sûreté alors? -- Dame! aussi en sûreté que peut lêtre un homme dont Beaulieu me répond sur sa tête. -- Oh! merci, mon frère, voilà pour Henri. Mais... -- Mais quoi? demanda Charles. -- Mais il y a une autre personne, Sire, à laquelle jai tort de mintéresser peut-être, mais à laquelle je mintéresse enfin. -- Et quelle est cette personne? -- Sire, épargnez-moi... joserais à peine le nommer à mon frère, et nose le nommer à mon roi. -- M. de La Mole, nest-ce pas? dit Charles. -- Hélas! dit Marguerite, vous avez voulu le tuer une fois, Sire, et il na échappé que par miracle à votre vengeance royale. -- Et cela, Marguerite, quand il était coupable dun seul crime; mais maintenant quil en a commis deux... -- Sire, il nest pas coupable du second. -- Mais, dit Charles, nas-tu pas entendu ce qua dit notre bonne mère, pauvre Margot? -- Oh! je vous ai déjà dit, Charles, reprit Marguerite en baissant la voix, je vous ai déjà dit quelle mentait. -- Vous ne savez peut-être pas quil existe une figure de cire qui a été saisie chez M. de La Mole? -- Si fait, mon frère, je le sais. -- Que cette figure est percée au coeur par une aiguille, et que laiguille qui la blesse ainsi porte une petite bannière avec un M? -- Je le sais encore. -- Que cette figure a un manteau royal sur les épaules et une couronne royale sur la tête? -- Je sais tout cela. -- Eh bien, quavez-vous à dire? -- Jai à dire que cette petite figure qui porte un manteau royal sur les épaules et une couronne royale sur la tête est la représentation dune femme et non dun homme. -- Bah! dit Charles; et cette aiguille qui lui perce le coeur? -- Cétait un charme pour se faire aimer de cette femme et non un maléfice pour faire mourir un homme. -- Mais cette lettre M? -- Elle ne veut pas dire: MORT, comme la dit la reine mère. -- Que veut-elle donc dire, alors? demanda Charles. -- Elle veut dire... elle veut dire le nom de la femme que M. de La Mole aimait. -- Et cette femme se nomme? -- Cette femme se nomme Marguerite, mon frère, dit la reine de Navarre en tombant à genoux devant le lit du roi, en prenant sa main dans les deux siennes, et en appuyant son visage baigné de larmes sur cette main. -- Ma soeur, silence! dit Charles en promenant autour de lui un regard étincelant sous un sourcil froncé; car, de même que vous avez entendu, vous, on pourrait vous entendre à votre tour. -- Oh! que mimporte! dit Marguerite en relevant la tête et que le monde entier nest-il là pour mécouter! devant le monde entier, je déclarerais quil est infâme dabuser de lamour dun gentilhomme pour souiller sa réputation dun soupçon dassassinat. -- Margot, si je te disais que je sais aussi bien que toi ce qui est et ce qui nest pas? -- Mon frère! -- Si je te disais que M. de La Mole est innocent? -- Vous le savez? -- Si je te disais que je connais le vrai coupable? -- Le vrai coupable! sécria Marguerite; mais il y a donc eu un crime commis? -- Oui. Volontaire ou involontaire, il y a eu un crime commis. -- Sur vous? -- Sur moi. -- Impossible! -- Impossible?... Regarde-moi, Margot. La jeune femme regarda son frère et frissonna en le voyant si pâle. -- Margot, je nai pas trois mois à vivre, dit Charles. -- Vous, mon frère! Toi, mon Charles! sécria-t-elle. -- Margot, je suis empoisonné. Marguerite jeta un cri. -- Tais-toi donc, dit Charles; il faut quon croie que je meurs par magie. -- Et vous connaissez le coupable? -- Je le connais. -- Vous avez dit que ce nest pas La Mole? -- Non, ce nest pas lui. -- Ce nest pas Henri non plus, certainement... Grand Dieu! serait-ce...? -- Qui? -- Mon frère... dAlençon?... murmura Marguerite. -- Peut-être. -- Ou bien, ou bien... (Marguerite baissa la voix comme épouvantée elle même de ce quelle allait dire.) ou bien... notre mère? Charles se tut. Marguerite le regarda, lut dans son regard tout ce quelle y cherchait, et tomba toujours à genoux et demi-renversée sur un fauteuil. -- Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle, cest impossible! -- Impossible! dit Charles avec un rire strident; il est fâcheux que René ne soit pas ici, il te raconterait mon histoire. -- Lui, René? -- Oui. Il te raconterait, par exemple, quune femme à laquelle il nose rien refuser a été lui demander un livre de chasse enfoui dans sa bibliothèque; quun poison subtil a été versé sur chaque page de ce livre; que le poison, destiné à quelquun, je ne sais à qui, est tombé par un caprice du hasard, ou par un châtiment du ciel, sur une autre personne que celle à qui il était destiné. Mais en labsence de René, si tu veux voir le livre, il est là, dans mon cabinet, et, écrit de la main du Florentin, tu verras que ce livre, qui contient dans ses feuilles la mort de vingt personnes encore, a été donné de sa main à sa compatriote. -- Silence, Charles, à ton tour, silence! dit Marguerite. -- Tu vois bien maintenant quil faut quon croie que je meurs par magie. -- Mais cest inique, mais cest affreux! grâce! grâce! vous savez bien quil est innocent. -- Oui, je le sais, mais il faut quon le croie coupable. Souffre donc la mort de ton amant; cest peu pour sauver lhonneur de la maison de France. Je souffre bien la mort pour que le secret meure avec moi. Marguerite courba la tête, comprenant quil ny avait rien à faire pour sauver La Mole du côté du roi, et se retira toute pleurante et nayant plus despoir quen ses propres ressources. Pendant ce temps, comme lavait prévu Charles, Catherine ne perdait pas une minute, et elle écrivait au procureur général Laguesle une lettre dont lhistoire a conservé jusquau dernier mot, et qui jette sur toute cette affaire de sanglantes lueurs: «Monsieur le procureur, ce soir on me dit pour certain que La Mole a fait le sacrilège. En son logis à Paris, on a trouvé beaucoup de méchantes choses, comme des livres et des papiers. Je vous prie dappeler le premier président et dinstruire au plus vite laffaire de la figure de cire à laquelle ils ont donné un coup au coeur, et ce, contre le roi[6]. » CATHERINE.» XXV Les boucliers invisibles Le lendemain du jour où Catherine avait écrit la lettre quon vient de lire, le gouverneur entra chez Coconnas avec un appareil des plus imposants: il se composait de deux hallebardiers et de quatre robes noires. Coconnas était invité à descendre dans une salle où le procureur Laguesle et deux juges lattendaient pour linterroger selon les instructions de Catherine. Pendant les huit jours quil avait passés en prison, Coconnas avait beaucoup réfléchi; sans compter que chaque jour La Mole et lui, réunis un instant pour les soins de leur geôlier qui, sans leur rien dire, leur avait fait cette surprise que selon toute probabilité ils ne devaient pas à sa seule philanthropie; sans compter, disons-nous, que La Mole et lui sétaient recordés sur la conduite quils avaient à tenir et qui était une négation absolue, il était donc persuadé quavec un peu dadresse son affaire prendrait la meilleure tournure, les charges nétaient pas plus fortes pour eux que pour les autres. Henri et Marguerite navaient fait aucune tentative de fuite, ils ne pouvaient donc être compromis dans une affaire où les principaux coupables étaient libres. Coconnas ignorait que Henri habitât le même château que lui, et la complaisance de son geôlier lui apprenait quau-dessus de sa tête planaient des protections quil appelait ses_ boucliers invisibles_. Jusque-là, les interrogatoires avaient porté sur les desseins du roi de Navarre, sur les projets de fuite et sur la part que les deux amis devaient prendre à cette fuite. À tous ces interrogatoires, Coconnas avait constamment répondu dune façon plus que vague et beaucoup plus quadroite; il sapprêtait encore à répondre de la même façon, et davance il avait préparé toutes ses petites reparties, lorsquil saperçut tout à coup que linterrogatoire avait changé dobjet. Il sagissait dune ou de plusieurs visites faites à René, dune ou de plusieurs figures de cire faites à linstigation de La Mole. Coconnas, tout préparé quil était, crut remarquer que laccusation perdait beaucoup de son intensité, puisquil ne sagissait plus, au lieu davoir trahi un roi, que davoir fait une statue de reine; encore cette statue était-elle haute de huit à dix pouces tout au plus. Il répondit donc fort gaiement que ni lui ni son ami ne jouaient plus depuis longtemps à la poupée, et remarqua avec plaisir que plusieurs fois ses réponses avaient eu le privilège de faire sourire ses juges. On navait pas encore dit en vers: _jai ri, me voilà désarmé; _mais cela sétait déjà beaucoup dit en prose. Et Coconnas crut avoir à moitié désarmé ses juges parce quils avaient souri. Son interrogatoire terminé, il remonta donc dans sa chambre si chantant, si bruyant, que La Mole, pour qui il faisait tout ce tapage, dut en tirer les plus heureuses conséquences. On le fit descendre à son tour. La Mole, comme Coconnas, vit avec étonnement laccusation abandonner sa première voie et entrer dans une voie nouvelle. On linterrogea sur ses visites à René. Il répondit quil avait été chez le Florentin une fois seulement. On lui demanda si cette fois il ne lui avait pas commandé une figure de cire. Il répondit que René lui avait montré cette figure toute faite. On lui demanda si cette figure ne représentait pas un homme. Il répondit quelle représentait une femme. On lui demanda si le charme navait point pour but de faire mourir cet homme. Il répondit que le but de ce charme était de se faire aimer de cette femme. Ces questions furent faites, tournées et retournées de cent façons différentes; mais à toutes ces questions, sous quelque face quelles lui fussent présentées, La Mole fit constamment les mêmes réponses. Les juges se regardèrent avec une sorte dindécision, ne sachant que trop dire ni que faire devant une pareille simplicité, lorsquun billet apporté au procureur général trancha la difficulté. Il était conçu en ces termes: «Si laccusé nie, recourez à la question.» C.» Le procureur mit le billet dans sa poche, sourit à La Mole, et le congédia poliment. La Mole rentra dans son cachot presque aussi rassuré sinon presque aussi joyeux que Coconnas. -- Je crois que tout va bien, dit-il. Une heure après il entendit des pas et vit un billet qui se glissait sous la porte, sans voir quelle main lui donnait le mouvement. Il le prit, tout en pensant que la dépêche venait, selon toute probabilité, du guichetier. En voyant ce billet, un espoir presque aussi douloureux quune déception lui était venu au coeur; il espérait que ce billet était de Marguerite, dont il navait eu aucune nouvelle depuis quil était prisonnier. Il sen saisit tout tremblant. Lécriture faillit le faire mourir de joie. «Courage, disait le billet, je veille.» -- Ah! si elle veille, sécria La Mole en couvrant de baisers ce papier quavait touché une main si chère, si elle veille, je suis sauvé! ... Il faut, pour que La Mole comprenne ce billet et pour quil ait foi avec Coconnas dans ce que le Piémontais appelait ses _boucliers invisibles_, que nous ramenions le lecteur à cette petite maison, à cette chambre où tant de scènes dun bonheur enivrant, où tant de parfums, à peine évaporés, où tant de doux souvenirs, devenus depuis des angoisses, brisaient le coeur dune femme à demi renversée sur des coussins de velours. -- Être reine, être forte, être jeune, être riche, être belle, et souffrir ce que je souffre! sécriait cette femme; oh! cest impossible! Puis, dans son agitation, elle se levait, marchait, sarrêtait tout à coup, appuyait son front brûlant contre quelque marbre glacé, se relevait pâle et le visage couvert de larmes, se tordait les bras avec des cris, et retombait brisée sur quelque fauteuil. Tout à coup la tapisserie qui séparait lappartement de la rue Cloche-Percée de lappartement de la rue Tizon se souleva; un frémissement soyeux effleura la boiserie, et la duchesse de Nevers apparut. -- Oh! sécria Marguerite, cest toi! Avec quelle impatience je tattendais! Eh bien, quelles nouvelles? -- Mauvaises, mauvaises, ma pauvre amie. Catherine pousse elle- même linstruction, et en ce moment encore elle est à Vincennes. -- Et René? -- Il est arrêté. -- Avant que tu aies pu lui parler? -- Oui. -- Et nos prisonniers? -- Jai de leurs nouvelles. -- Par le guichetier? -- Toujours. -- Eh bien? -- Eh bien, ils communiquent chaque jour ensemble. Avant-hier on les a fouillés. La Mole a brisé ton portrait plutôt que de le livrer. -- Ce cher La Mole! -- Annibal a ri au nez des inquisiteurs. -- Bon Annibal! Mais après? -- On les a interrogés ce matin sur la fuite du roi, sur ses projets de rébellion en Navarre, et ils nont rien dit. -- Oh! je savais bien quils garderaient le silence; mais ce silence les tue aussi bien que sils parlaient. -- Oui, mais nous les sauvons, nous. -- Tu as donc pensé à notre entreprise? -- Je ne me suis occupée que de cela depuis hier. -- Eh bien? -- Je viens de conclure avec Beaulieu. Ah! ma chère reine, quel homme difficile et cupide! Cela coûtera la vie dun homme et trois cent mille écus. -- Tu dis quil est difficile et cupide... et cependant il ne demande que la vie dun homme et trois cent mille écus... Mais cest pour rien! -- Pour rien... trois cent mille écus! ... Mais tous tes joyaux et tous les miens ny suffiraient pas. -- Oh! quà cela ne tienne. Le roi de Navarre paiera, le duc dAlençon paiera, mon frère Charles paiera, ou sinon... -- Allons! tu raisonnes comme une folle. Je les ai, les trois cent mille écus. -- Toi? -- Oui, moi. -- Et comment te les es-tu procurés? -- Ah! voilà! -- Cest un secret? -- Pour tout le monde, excepté pour toi. -- Oh! mon Dieu! dit Marguerite souriant au milieu de ses larmes, les aurais-tu volés? -- Tu en jugeras. -- Voyons. -- Tu te rappelles cet horrible Nantouillet? -- Le richard, lusurier? -- Si tu veux. -- Eh bien? -- Eh bien! tant il y a quun jour en voyant passer certaine femme blonde, aux yeux verts, coiffée de trois rubis posés lun au front, les deux autres aux tempes, coiffure qui lui va si bien, et ignorant que cette femme était une duchesse, ce richard, cet usurier sécria: «Pour trois baisers à la place de ces trois rubis, je ferais naître trois diamants de cent mille écus chacun!» -- Eh bien, Henriette? -- Eh bien, ma chère, les diamants sont éclos et vendus. -- Oh! Henriette! Henriette! murmura Marguerite. -- Tiens! sécria la duchesse avec un accent dimpudeur naïf et sublime à la fois, qui résume et le siècle et la femme, tiens! jaime Annibal, moi! -- Cest vrai, dit Marguerite en souriant et en rougissant tout à la fois, tu laimes beaucoup, tu laimes trop même. Et cependant elle lui serra la main. -- Donc, continua Henriette, grâce à nos trois diamants les trois cent mille écus et lhomme sont prêts. -- Lhomme? quel homme? -- Lhomme à tuer: tu oublies quil faut tuer un homme. -- Et tu as trouvé lhomme quil te fallait? -- Parfaitement. -- Au même prix? demanda en souriant Marguerite. -- Au même prix! jen eusse trouvé mille, répondit Henriette. Non, non; moyennant cinq cents écus, tout bonnement. -- Pour cinq cents écus tu as trouvé un homme qui a consenti à se faire tuer? -- Que veux-tu! il faut bien vivre. -- Ma chère amie, je ne te comprends plus. Voyons, parle clairement; les énigmes prennent trop de temps à deviner dans la situation où nous nous trouvons. -- Eh bien, écoute: le geôlier auquel est confiée la garde de La Mole et de Coconnas est un ancien soldat qui sait ce que cest quune blessure; il veut bien aider à sauver nos amis, mais il ne veut pas perdre sa place. Un coup de poignard adroitement placé fera laffaire; nous lui donnerons une récompense, et lÉtat un dédommagement. De cette façon, le brave homme recevra des deux mains, et aura renouvelé la fable du pélican. -- Mais, dit Marguerite, un coup de poignard... -- Sois tranquille, cest Annibal qui le donnera. -- Au fait, dit en riant Marguerite, il a donné trois coups tant dépée que de poignard à La Mole, et La Mole nen est pas mort; il y a donc tout lieu despérer. -- Méchante! tu mériterais que jen restasse là. -- Oh! non, non, au contraire; dis-moi le reste, je ten supplie. Comment les sauverons-nous, voyons? -- Eh bien, voici laffaire: la chapelle est le seul lieu du château où puissent pénétrer les femmes qui ne sont point prisonnières. On nous fait cacher derrière lautel: sous la nappe de lautel, ils trouvent deux poignards. La porte de la sacristie est ouverte davance; Coconnas frappe son geôlier qui tombe et fait semblant dêtre mort; nous apparaissons, nous jetons chacune un manteau sur les épaules de nos amis; nous fuyons avec eux par la petite porte de la sacristie, et comme nous avons le mot dordre, nous sortons sans empêchement. -- Et une fois sortis? -- Deux chevaux les attendent à la porte; ils sautent dessus, quittent lÎle-de-France et gagnent la Lorraine, doù de temps en temps ils reviennent incognito. -- Oh! tu me rends la vie, dit Marguerite. Ainsi nous les sauverons? -- Jen répondrais presque. -- Et cela bientôt? -- Dame! dans trois ou quatre jours; Beaulieu nous préviendra. -- Mais si lon te reconnaît dans les environs de Vincennes, cela peut faire du tort à notre projet. -- Comment veux-tu que lon me reconnaisse? Je sors en religieuse avec une coiffe, grâce à laquelle on ne me voit pas même le bout du nez. -- Cest que nous ne pouvons prendre trop de précautions. -- Je le sais bien, mordi! comme dirait le pauvre Annibal. -- Et le roi de Navarre, ten es-tu informée? -- Je nai eu garde dy manquer. -- Eh bien? -- Eh bien, il na jamais été si joyeux, à ce quil paraît; il rit, il chante, il fait bonne chère, et ne demande quune chose, cest dêtre bien gardé. -- Il a raison. Et ma mère? -- Je te lai dit, elle pousse tant quelle peut le procès. -- Oui, mais elle ne se doute de rien relativement à nous? -- Comment voudrais-tu quelle se doutât de quelque chose? Tous ceux qui sont du secret ont intérêt à le garder. Ah! jai su quelle avait fait dire aux juges de Paris de se tenir prêts. -- Agissons vite, Henriette. Si nos pauvres captifs changeaient de prison, tout serait à recommencer. -- Sois tranquille, je désire autant que toi de les voir dehors. -- Oh! oui, je le sais bien, et merci, merci cent fois de ce que tu fais pour en arriver là. -- Adieu, Marguerite, adieu. Je me remets en campagne. -- Et tu es sûre de Beaulieu? -- Je lespère. -- Du guichetier? -- Il a promis. -- Des chevaux? -- Ils seront les meilleurs de lécurie du duc de Nevers. -- Je tadore, Henriette. Et Marguerite se jeta au cou de son amie, après quoi les deux femmes se séparèrent, se promettant de se revoir le lendemain et tous les jours au même lieu et à la même heure. Cétaient ces deux créatures charmantes et dévouées que Coconnas appelait avec une si saine raison ses boucliers invisibles. XXVI Les juges -- Eh bien, mon brave ami, dit Coconnas à La Mole, lorsque les deux compagnons se retrouvèrent ensemble à la suite de linterrogatoire où, pour la première fois, il avait été question de la figure de cire, il me semble que tout marche à ravir et que nous ne tarderons pas à être abandonnés des juges, ce qui est un diagnostic tout opposé à celui de labandon des médecins; car lorsque le médecin abandonne le malade, cest quil ne peut plus le sauver; mais, tout au contraire, quand le juge abandonne laccusé, cest quil perd lespoir de lui faire couper la tête. -- Oui, dit La Mole; il me semble même quà cette politesse, à cette facilité des geôliers, à lélasticité des portes, je reconnais nos nobles amies; mais je ne reconnais pas M. de Beaulieu, à ce quon mavait dit, du moins. -- Je le reconnais bien, moi, dit Coconnas; seulement cela coûtera cher; mais, baste! lune est princesse, lautre est reine; elles sont riches toutes deux, et jamais elles nauront occasion de faire un si bon emploi de leur argent. Maintenant, récapitulons bien notre leçon: on nous mène à la chapelle, on nous laisse là sous la garde de notre guichetier, nous trouvons à lendroit indiqué chacun un poignard; je pratique un trou dans le ventre de notre guide... -- Oh! non, pas dans le ventre, tu lui volerais ses cinq cents écus; dans le bras. -- Ah! oui, dans le bras ce serait le perdre, pauvre cher homme! on verrait bien quil y a mis de la complaisance, et moi aussi. Non, non, dans le côté droit, en glissant adroitement le long des côtes: cest un coup vraisemblable et innocent. -- Allons, va pour celui-là; ensuite... -- Ensuite tu barricades la grande porte avec des bancs tandis que nos deux princesses sélancent de lautel où elles sont cachées et que Henriette ouvre la petite porte. Ah! ma foi! je laime aujourdhui Henriette, il faut quelle mait fait quelque infidélité pour que cela me reprenne ainsi. -- Et puis, dit La Mole avec cette voix frémissante qui passe comme une musique à travers les lèvres, et puis nous gagnons les bois. Un bon baiser donné à chacun de nous nous fait joyeux et forts. Nous vois-tu, Annibal, penchés sur nos chevaux rapides et le coeur doucement oppressé? Oh! la bonne chose que la peur! La peur en plein air, lorsquon a sa bonne épée nue au flanc, lorsquon crie hourra au coursier quon aiguillonne de léperon, et qui à chaque hourra bondit et vole. -- Oui, dit Coconnas, mais la peur entre quatre murs, quen dis- tu, La Mole? Moi, je puis en parler, car jai éprouvé quelque chose comme cela. Quand ce visage blême de Beaulieu est entré pour la première fois dans ma chambre, derrière lui dans lombre brillaient des pertuisanes et retentissait un sinistre bruit de fer heurté contre du fer. Je te jure que jai pensé tout aussitôt au duc dAlençon, et que je mattendais à voir apparaître sa vilaine face entre deux vilaines têtes de hallebardiers. Jai été trompé et ce fut ma seule consolation; mais je nai pas tout perdu: la nuit venue, jen ai rêvé. -- Ainsi, dit La Mole, qui suivait sa pensée souriante sans accompagner son ami dans les excursions que faisait la sienne aux champs du fantastique, ainsi elles ont tout prévu, même le lieu de notre retraite. Nous allons en Lorraine, cher ami. En vérité, jeusse mieux aimé aller en Navarre; en Navarre, jétais chez elle, mais la Navarre est trop loin, Nancy vaut mieux; dailleurs, là, nous ne serons quà quatre-vingts lieues de Paris. Sais-tu un regret que jemporte, Annibal, en sortant dici? -- Ah! ma foi, non... par exemple. Quant à moi, javoue que jy laisse tous les miens. -- Eh bien, cest de ne pouvoir emmener avec nous le digne geôlier au lieu de... -- Mais il ne voudrait pas, dit Coconnas, il y perdrait trop: songe donc, cinq cents écus de nous, une récompense du gouvernement, de lavancement peut-être; comme il vivra heureux ce gaillard-là, quand je laurai tué! ... Mais quas-tu donc? -- Rien! Une idée qui me passe par lesprit. -- Elle nest pas drôle, à ce quil paraît, car tu pâlis affreusement. -- Cest que je me demande pourquoi on nous mènerait à la chapelle. -- Tiens! dit Coconnas, pour faire nos pâques. Voilà le moment, ce me semble. -- Mais, dit La Mole, on ne conduit à la chapelle que les condamnés à mort ou les torturés. -- Oh! oh! fit Coconnas en pâlissant légèrement à son tour, ceci mérite attention. Interrogeons sur ce point le brave homme que je dois éventrer incessamment. Eh! porte-clefs, mon ami! -- Monsieur mappelle! dit le geôlier qui faisait le guet sur les premières marches de lescalier. -- Oui, viens ça. -- Me voici. -- Il est convenu que cest de la chapelle que nous nous sauverons, nest-ce pas? -- Chut! dit le porte-clefs en regardant avec effroi autour de lui. -- Sois tranquille, personne ne nous écoute. -- Oui, monsieur, cest de la chapelle. -- On nous y conduira donc à la chapelle? -- Sans doute, cest lusage. -- Cest lusage? -- Oui, après toute condamnation à mort, cest lusage de permettre que le condamné passe la nuit dans la chapelle. Coconnas et La Mole tressaillirent et se regardèrent en même temps. -- Vous croyez donc que nous serons condamnés à mort? -- Sans doute... mais vous aussi, vous le croyiez. -- Comment! nous aussi, dit La Mole. -- Certainement... si vous ne le croyiez pas, vous nauriez pas tout préparé pour votre fuite. -- Sais-tu que cest plein de sens ce quil dit là! fit Coconnas à La Mole. -- Oui... ce que je sais aussi, maintenant du moins, cest que nous jouons gros jeu, à ce quil paraît. -- Et moi donc! dit le guichetier, croyez-vous que je ne risque rien?... Si dans un moment démotion monsieur allait se tromper de côté! ... -- Eh! mordi! je voudrais être à ta place, dit lentement Coconnas, et ne pas avoir affaire à dautres mains quà cette main, à dautre fer que celui qui te touchera. -- Condamnés à mort! murmura La Mole, mais cest impossible! -- Impossible! dit naïvement le guichetier, et pourquoi? -- Chut! dit Coconnas, je crois que lon ouvre la porte den bas. -- En effet, reprit vivement le geôlier; rentrez, messieurs! rentrez! -- Et quand croyez-vous que le jugement ait lieu? demanda La Mole. -- Demain au plus tard. Mais soyez tranquilles, les personnes qui doivent être prévenues le seront. -- Alors embrassons-nous et faisons nos adieux à ces murs. Les deux amis se jetèrent dans les bras lun de lautre, et rentrèrent chacun dans sa chambre, La Mole soupirant, Coconnas chantonnant. Il ne se passa rien de nouveau jusquà sept heures du soir. La nuit descendit sombre et pluvieuse sur le donjon de Vincennes, une vraie nuit dévasion. On apporta le repas du soir de Coconnas, lequel soupa avec son appétit ordinaire, tout en songeant au plaisir quil aurait à être mouillé par cette pluie qui fouettait les murailles, et déjà il se préparait à sendormir au murmure sourd et monotone du vent, quand il lui sembla que ce vent, quil écoutait parfois avec un sentiment de mélancolie quil navait jamais éprouvé avant quil fût en prison, sifflait plus étrangement que dhabitude sous toutes les portes, et que le poêle ronflait avec plus de rage quà lordinaire. Ce phénomène avait lieu chaque fois quon ouvrait un des cachots de létage supérieur et surtout celui den face. Cest à ce bruit quAnnibal reconnaissait toujours que le geôlier allait venir, attendu que ce bruit indiquait quil sortait de chez La Mole. Cependant cette fois, Coconnas demeura inutilement le cou tendu et loreille au guet. Le temps sécoula, personne ne vint. -- Cest étrange, dit Coconnas, on a ouvert chez La Mole et lon nouvre pas chez moi. La Mole aurait-il appelé? serait-il malade? que veut dire cela? Tout est soupçon et inquiétude comme tout est joie et espoir pour un prisonnier. Une demi-heure sécoula, puis une heure, puis une heure et demie. Coconnas commençait à sendormir de dépit, quand le bruit de la serrure le fit bondir. -- Oh! oh! dit-il, est-ce déjà lheure du départ et va-t-on nous conduire à la chapelle sans être condamnés? Mordi! ce serait un plaisir de fuir par une nuit pareille, il fait noir comme dans un four; pourvu que les chevaux ne soient point aveuglés! Il se préparait à questionner gaiement le porte-clefs, quand il vit celui-ci appliquer son doigt sur les lèvres en roulant des yeux très éloquents. En effet, derrière le geôlier on entendait du bruit et lon apercevait des ombres. Tout à coup, au milieu de lobscurité, il distingua deux casques sur chacun desquels la chandelle fumeuse envoya une paillette dor. -- Oh! oh! demanda-t-il à demi-voix, quest-ce que cest que cet appareil sinistre? où allons-nous donc? Le geôlier ne répondit que par un soupir qui ressemblait fort à un gémissement. -- Mordi! murmura Coconnas, quelle peste dexistence! toujours des extrêmes, jamais de terre ferme: on barbote dans cent pieds deau, ou lon plane au-dessus des nuages, pas de milieu. Voyons, où allons-nous? -- Suivez les hallebardiers, monsieur, dit une voix grasseyante qui fit connaître à Coconnas que les soldats quil avait entrevus étaient accompagnés dun huissier quelconque. -- Et M. de La Mole, demanda le Piémontais, où est-il? que devient-il? -- Suivez les hallebardiers, répéta la même voix grasseyante sur le même ton. Il fallait obéir. Coconnas sortit de sa chambre, et aperçut lhomme noir dont la voix lui avait été si désagréable. Cétait un petit greffier bossu, et qui sans doute sétait fait homme de robe pour quon ne saperçût point quil était bancal en même temps. Il descendit lentement lescalier en spirale. Au premier étage, les gardes sarrêtèrent. -- Cest beaucoup descendre, murmura Coconnas, mais pas encore assez. La porte souvrit. Coconnas avait un regard de lynx et un flair de limier; il flaira les juges, et vit dans lombre une silhouette dhomme aux bras nus qui lui fit monter la sueur au front. Il nen prit pas moins la mine la plus souriante, pencha la tête à gauche, selon le code des grands airs à la mode à cette époque, et, le poing sur la hanche, entra dans la salle. On leva une tapisserie, et Coconnas aperçut effectivement des juges et des greffiers. À quelques pas de ces juges et de ces greffiers, La Mole était assis sur un banc. Coconnas fut conduit devant un tribunal. Arrivé en face des juges, Coconnas sarrêta, salua La Mole dun signe de tête et dun sourire, puis il attendit. -- Comment vous nommez-vous, monsieur? lui demanda le président. -- Marc-Annibal de Coconnas, répondit le gentilhomme avec une grâce parfaite, comte de Montpantier, Chenaux et autres lieux; mais on connaît nos qualités, je présume. -- Où êtes-vous né? -- À Saint-Colomban, près de Suze. -- Quel âge avez-vous? -- Vingt-sept ans et trois mois. -- Bien, dit le président. -- Il paraît que cela lui fit plaisir, murmura Coconnas. -- Maintenant, dit le président après un moment de silence qui donna au greffier le temps décrire les réponses de laccusé, quel était votre but en quittant la maison de M. dAlençon? -- De me réunir à M. de La Mole, mon ami, que voilà, et qui, lorsque je la quittai, moi, lavait déjà quittée depuis quelques jours. -- Que faisiez-vous à la chasse où vous fûtes arrêté? -- Mais, répondit Coconnas, je chassais. -- Le roi était aussi à cette chasse, et il y ressentit les premières atteintes du mal dont il souffre en ce moment. -- Quant à ceci, je nétais pas près du roi, et je ne puis rien dire. Jignorais même quil fût atteint dun mal quelconque. Les juges se regardèrent avec un sourire dincrédulité. -- Ah! vous lignoriez? dit le président. -- Oui, monsieur, et jen suis fâché. Quoique le roi de France ne soit pas mon roi, jai beaucoup de sympathie pour lui. -- Vraiment? -- Parole dhonneur! Ce nest pas comme pour son frère le duc dAlençon. Celui-là, je lavoue... -- Il ne sagit point ici du duc dAlençon, monsieur, mais de Sa Majesté. -- Eh bien, je vous ai déjà dit que jétais son très humble serviteur, répondit Coconnas en se dandinant avec une adorable insolence. -- Si vous êtes en effet son serviteur, comme vous le prétendez, monsieur, voulez-vous nous dire ce que vous savez dune certaine statue magique? -- Ah! bon! nous revenons à lhistoire de la statue, à ce quil paraît? -- Oui, monsieur, cela vous déplaît-il? -- Non point, au contraire; jaime mieux cela. Allez. -- Pourquoi cette statue se trouvait-elle chez M. de La Mole? -- Chez M. de La Mole, cette statue? Chez René, vous voulez dire. -- Vous reconnaissez donc quelle existe? -- Dame! si on me la montre. -- La voici. Est-ce celle que vous connaissez? -- Très bien. -- Greffier, dit le président, écrivez que laccusé reconnaît la statue pour lavoir vue chez M. de La Mole. -- Non pas, non pas, dit Coconnas, ne confondons point: pour lavoir vue chez René. -- Chez René, soit! Quel jour? -- Le seul jour où nous y avons été, M. de La Mole et moi. -- Vous avouez donc que vous avez été chez René avec M. de La Mole? -- Ah! ça! est-ce que je men suis jamais caché? -- Greffier, écrivez que laccusé avoue avoir été chez René pour faire des conjurations. -- Holà, hé! tout beau, tout beau, monsieur le président. Modérez votre enthousiasme, je vous prie: je nai pas dit un mot de tout cela. -- Vous niez que vous avez été chez René pour faire des conjurations? -- Je le nie. La conjuration sest faite par accident, mais sans préméditation. -- Mais elle a eu lieu? -- Je ne puis nier quil se soit fait quelque chose qui ressemblait à un charme. -- Greffier, écrivez que laccusé avoue quil sest fait chez René un charme contre la vie du roi. -- Comment! contre la vie du roi! Cest un infâme mensonge. Il ne sest jamais fait de charme contre la vie du roi. -- Vous le voyez, messieurs, dit La Mole. -- Silence! fit le président. Puis se retournant vers le greffier: -- Contre la vie du roi, continua-t-il. Y êtes-vous? -- Mais non, mais non, dit Coconnas. Dailleurs la statue nest pas une statue dhomme, mais de femme. -- Eh bien, messieurs, que vous avais-je dit? reprit La Mole. -- Monsieur de la Mole, dit le président, vous répondrez quand nous vous interrogerons; mais ninterrompez pas linterrogatoire des autres. -- Ainsi, vous dites que cest une femme? -- Sans doute, je le dis. -- Pourquoi alors a-t-elle une couronne et un manteau royal? -- Pardieu! dit Coconnas, cest bien simple; parce que cétait... La Mole se leva et mit un doigt sur sa bouche. -- Cest juste, dit Coconnas; quallais-je donc raconter, moi, comme si cela regardait ces messieurs! -- Vous persistez à dire que cette statue est une statue de femme? -- Oui, certainement, je persiste. -- Et vous refusez de dire quelle est cette femme? -- Une femme de mon pays, dit La Mole, que jaimais et dont je voulais être aimé. -- Ce nest pas vous quon interroge, monsieur de la Mole, sécria le président; taisez-vous donc, ou lon vous bâillonnera. -- ... Bâillonnera! dit Coconnas; comment dites-vous cela, monsieur de la robe noire? On bâillonnera mon ami! ... un gentilhomme! Allons donc! -- Faites entrer René, dit le procureur général Laguesle. -- Oui, faites entrer René, dit Coconnas, faites; nous allons voir un peu qui a raison, ici, de vous trois ou de nous deux. René entra pâle, vieilli, presque méconnaissable pour les deux amis, courbé sous le poids du crime quil allait commettre, bien plus que de ceux quil avait commis. -- Maître René, dit le juge, reconnaissez-vous les deux accusés ici présents? -- Oui, monsieur, répondit René dune voix qui trahissait son émotion. -- Pour les avoir vus où? -- En plusieurs lieux, et notamment chez moi. -- Combien de fois ont-ils été chez vous? -- Une seule. À mesure que René parlait, la figure de Coconnas sépanouissait. Le visage de La Mole, au contraire, demeurait grave comme sil avait eu un pressentiment. -- Et à quelle occasion ont-ils été chez vous? René sembla hésiter un moment. -- Pour me commander une figure de cire, dit-il. -- Pardon, pardon, maître René, dit Coconnas, vous faites une petite erreur. -- Silence! dit le président. Puis se retournant vers René: Cette figurine, continua-t-il, est-elle une figure dhomme ou de femme? -- Dhomme, répondit René. Coconnas bondit comme sil eût reçu une commotion électrique. -- Dhomme! dit-il. -- Dhomme, répéta René, mais dune voix si faible quà peine le président lentendit. -- Et pourquoi cette statue dhomme a-t-elle un manteau sur les épaules et une couronne sur la tête? -- Parce que cette statue représente un roi. -- Infâme menteur! cria Coconnas exaspéré. -- Tais-toi, Coconnas, tais-toi, interrompit La Mole, laisse dire cet homme, chacun est maître de perdre son âme. -- Mais non pas le corps des autres, mordi! -- Et que voulait dire cette aiguille dacier que la statue avait dans le coeur, avec la lettre M écrite sur une petite bannière? -- Laiguille simulait lépée ou le poignard, la lettre M veut dire MORT. Coconnas fit un mouvement pour étrangler René, quatre gardes le retinrent. -- Cest bien, dit le procureur Laguesle, le tribunal est suffisamment renseigné. Reconduisez les prisonniers dans les chambres dattente. -- Mais, sécriait Coconnas, il est impossible de sentendre accuser de pareilles choses sans protester. -- Protestez, monsieur, on ne vous en empêche pas. Gardes, vous avez entendu? Les gardes semparèrent des deux accusés et les firent sortir, La Mole par une porte, Coconnas par lautre. Puis le procureur fit signe à cet homme que Coconnas avait aperçu dans lombre et lui dit: -- Ne vous éloignez pas, maître, vous aurez de la besogne cette nuit. -- Par lequel commencerai-je, monsieur? demanda lhomme en mettant respectueusement le bonnet à la main. -- Par celui-ci, dit le président en montrant La Mole quon apercevait encore comme une ombre entre les deux gardes. Puis sapprochant de René, qui était resté debout et tremblant en attendant à son tour quon le reconduisît au Châtelet où il était enfermé: -- Bien, monsieur, lui dit-il, soyez tranquille, la reine et le roi sauront que cest à vous quils auront dû de connaître la vérité. Mais au lieu de lui rendre de la force, cette promesse parut atterrer René, et il ne répondit quen poussant un profond soupir. XXVII La torture du brodequin Ce fut seulement lorsquon leut reconduit dans son nouveau cachot et quon eut refermé la porte derrière lui, que Coconnas, abandonné à lui-même et cessant dêtre soutenu par la lutte avec les juges et par sa colère contre René, commença la série de ses tristes réflexions. -- Il me semble, se dit-il à lui-même, que cela tourne au plus mal, et quil serait temps daller un peu à la chapelle. Je me défie des condamnations à mort; car incontestablement on soccupe de nous condamner à mort à cette heure. Je me défie surtout des condamnations à mort qui se prononcent dans le huis clos dun château fort devant des figures aussi laides que toutes ces figures qui mentouraient. On veut sérieusement nous couper la tête, hum! hum! ... Je reviens donc à ce que je disais, il serait temps daller à la chapelle. Ces mots prononcés à demi-voix furent suivis dun silence, et ce silence fut interrompu par un bruit sourd, étouffé, lugubre, et qui navait rien dhumain; ce cri sembla percer la muraille épaisse et vint vibrer sur le fer de ses barreaux. Coconnas frissonna malgré lui: et cependant cétait un homme si brave que chez lui la valeur ressemblait à linstinct des bêtes féroces; Coconnas demeura immobile à lendroit où il avait entendu la plainte, doutant quune pareille plainte pût être prononcée par un être humain, et la prenant pour le gémissement du vent dans les arbres, ou pour un de ces mille bruits de la nuit qui semblent descendre ou monter des deux mondes inconnus entre lesquels tourne notre monde; alors une seconde plainte, plus douloureuse, plus profonde, plus poignante encore que la première, parvint à Coconnas, et cette fois, non seulement il distingua bien positivement lexpression de la douleur dans la voix humaine, mais encore il crut reconnaître dans cette voix celle de La Mole. À cette voix, le Piémontais oublia quil était retenu par deux portes, par trois grilles et par une muraille épaisse de douze pieds; il sélança de tout son poids contre cette muraille comme pour la renverser et voler au secours de la victime en sécriant: -- On égorge donc quelquun ici? Mais il rencontra sur son chemin le mur auquel il navait pas pensé, et il tomba froissé du choc contre un banc de pierre sur lequel il saffaissa. Ce fut tout. -- Oh! ils lont tué! murmura-t-il; cest abominable! Mais cest quon ne peut se défendre ici... rien, pas darmes. Il étendit les mains autour de lui. -- Ah! cet anneau de fer, sécria-t-il, je larracherai, et malheur à qui mapprochera! Coconnas se releva, saisit lanneau de fer, et dune première secousse lébranla si violemment, quil était évident quavec deux secousses pareilles il le descellerait. Mais soudain la porte souvrit et une lumière produite par deux torches envahit le cachot. -- Venez, monsieur, lui dit la même voix grasseyante qui lui avait été déjà si particulièrement désagréable, et qui, pour se faire entendre cette fois trois étages au-dessous, ne lui parut pas avoir acquis le charme qui lui manquait; venez, monsieur, la cour vous attend. -- Bon, dit Coconnas lâchant son anneau, cest mon arrêt que je vais entendre, nest-ce pas? -- Oui, monsieur. -- Oh! je respire; marchons, dit-il. Et il suivit lhuissier, qui marchait devant lui de son pas compassé et tenant sa baguette noire. Malgré la satisfaction quil avait témoignée dans un premier mouvement, Coconnas jetait, tout en marchant, un regard inquiet à droite et à gauche, devant et derrière. -- Oh! oh! murmura-t-il, je naperçois pas mon digne geôlier; javoue que sa présence me manque. On entra dans la salle que venaient de quitter les juges, et où demeurait seul debout un homme que Coconnas reconnut pour le procureur général, qui avait plusieurs fois, dans le cours de linterrogatoire, porté la parole, et toujours avec une animosité facile à reconnaître. En effet, cétait celui à qui Catherine, tantôt par lettre, tantôt de vive voix, avait particulièrement recommandé le procès. Un rideau levé laissait voir le fond de cette chambre, et cette chambre, dont les profondeurs se perdaient dans lobscurité, avait dans ses parties éclairées un aspect si terrible que Coconnas sentit que les jambes lui manquaient et sécria: -- Oh! mon Dieu! Ce nétait pas sans cause que Coconnas avait poussé ce cri de terreur. Le spectacle était en effet des plus lugubres. La salle, cachée pendant linterrogatoire par ce rideau, qui était levé maintenant, apparaissait comme le vestibule de lenfer. Au premier plan on voyait un chevalet de bois garni de cordes, de poulies et dautres accessoires tortionnaires. Plus loin flambait un brasier qui reflétait ses lueurs rougeâtres sur tous les objets environnants, et qui assombrissait encore la silhouette de ceux qui se trouvaient entre Coconnas et lui. Contre une des colonnes qui soutenaient la voûte, un homme immobile comme une statue se tenait debout une corde à la main. On eût dit quil était de la même pierre que la colonne à laquelle il adhérait. Sur les murs au-dessus des bancs de grès, entre des anneaux de fer, pendaient des chaînes et reluisaient des lames. -- Oh! murmura Coconnas, la salle de la torture toute préparée et qui semble ne plus attendre que le patient! Quest-ce que cela signifie? -- À genoux, Marc-Annibal Coconnas, dit une voix qui fit relever la tête du gentilhomme, à genoux pour entendre larrêt qui vient dêtre rendu contre vous! Cétait une de ces invitations contre lesquelles toute la personne dAnnibal réagissait instinctivement. Mais comme elle était en train de réagir, deux hommes appuyèrent leurs mains sur son épaule dune façon si inattendue et surtout si pesante, quil tomba les deux genoux sur la dalle. La voix continua: «Arrêt rendu par la cour séant au donjon de Vincennes contre Marc- Annibal de Coconnas, atteint et convaincu du crime de lèse- majesté, de tentative dempoisonnement, de sortilège et de magie contre la personne du roi, du crime de conspiration contre la sûreté de lÉtat, comme aussi pour avoir entraîné, par ses pernicieux conseils, un prince du sang à la rébellion...» À chacune de ces imputations, Coconnas avait hoché la tête en battant la mesure comme font les écoliers indociles. Le juge continua: «En conséquence de quoi, sera ledit Marc-Annibal de Coconnas conduit de la prison à la place Saint-Jean-en-Grève pour y être décapité; ses biens seront confisqués, ses hautes futaies coupées à la hauteur de six pieds, ses châteaux ruinés, et en lair un poteau planté avec une plaque de cuivre qui constatera le crime et le châtiment...» -- Pour ma tête, dit Coconnas, je crois bien quon la tranchera, car elle est en France et fort aventurée même. Quant à mes bois de haute futaie, et quant à mes châteaux je défie toutes les scies et toutes les pioches du royaume très chrétien de mordre dedans. -- Silence! fit le juge. Et il continua: «De plus sera ledit Coconnas...» -- Comment! interrompit Coconnas, il me sera fait quelque chose encore après la décapitation? Oh! oh! cela me paraît bien sévère. -- Non, monsieur, dit le juge: avant... Et il reprit: «Et sera de plus ledit Coconnas, avant lexécution du jugement, appliqué à la question extraordinaire qui est des dix coins.» Coconnas bondit, foudroyant le juge dun regard étincelant. -- Et pour quoi faire? sécria-t-il, ne trouvant pas dautres mots que cette naïveté pour exprimer la foule de pensées qui venaient de surgir dans son esprit. En effet, cette torture était pour Coconnas le renversement complet de ses espérances; il ne serait conduit à la chapelle quaprès la torture, et de cette torture on mourait souvent; on en mourait dautant mieux quon était plus brave et plus fort, car alors on regardait comme une lâcheté davouer; et tant quon navouait pas, la torture continuait, et non seulement continuait, mais redoublait de force. Le juge se dispensa de répondre à Coconnas, la suite de larrêt répondant pour lui; seulement il continua: «Afin de le forcer davouer ses complices, complots et machinations dans le détail.» -- Mordi! sécria Coconnas, voilà ce que jappelle une infamie; voilà ce que jappelle bien plus quune infamie, voilà ce que jappelle une lâcheté. Accoutumé aux colères des victimes, colères que la souffrance calme en les changeant en larmes, le juge impassible ne fit quun seul geste. Coconnas, saisi par les pieds et par les épaules, fut renversé, emporté, couché et attaché sur le lit de la question avant davoir pu regarder même ceux qui lui faisaient cette violence. -- Misérables! hurlait Coconnas, secouant dans un paroxysme de fureur le lit et les tréteaux de manière à faire reculer les tourmenteurs eux-mêmes; misérables! torturez-moi, brisez-moi, mettez-moi en morceaux, vous ne saurez rien, je vous le jure! Ah! vous croyez que cest avec des morceaux de bois ou avec des morceaux de fer quon fait parler un gentilhomme de mon nom! Allez, allez, je vous en défie. -- Préparez-vous à écrire, greffier, dit le juge. -- Oui, prépare-toi! hurla Coconnas, et si tu écris tout ce que je vais vous dire à tous, infâmes bourreaux, tu auras de louvrage. Écris, écris. -- Voulez-vous faire des révélations? dit le juge de sa même voix calme. -- Rien, pas un mot; allez au diable! -- Vous réfléchirez, monsieur, pendant les préparatifs. Allons, maître, ajustez les bottines à monsieur. À ces mots, lhomme qui était resté debout et immobile jusque-là, les cordes à la main, se détacha de la colonne, et dun pas lent sapprocha de Coconnas, qui se retourna de son côté pour lui faire la grimace. Cétait maître Caboche, le bourreau de la prévôté de Paris. Un douloureux étonnement se peignit sur les traits de Coconnas, qui, au lieu de crier et de sagiter, demeura immobile et ne pouvant détacher ses yeux du visage de cet ami oublié qui reparaissait en un pareil moment. Caboche, sans quun seul muscle de son visage fût agité, sans quil parût avoir jamais vu Coconnas autre part que sur le chevalet, lui introduisit deux planches entre les jambes, lui plaça deux autres planches pareilles en dehors des jambes, et ficela le tout avec la corde quil tenait à la main. Cétait cet appareil quon appelait les brodequins. Pour la question ordinaire, on enfonçait six coins entre les deux planches, qui en sécartant broyaient les chairs. Pour la question extraordinaire, on enfonçait dix coins, et alors les planches, non seulement broyaient les chairs, mais faisaient éclater les os. Lopération préliminaire terminée, maître Caboche introduisit lextrémité du coin entre les deux planches; puis, son maillet à la main, agenouillé sur un seul genou, il regarda le juge. -- Voulez-vous parler? demanda celui-ci. -- Non, répondit résolument Coconnas, quoiquil sentît la sueur perler sur son front et ses cheveux se dresser sur sa tête. -- En ce cas, allez, dit le juge, premier coin de lordinaire. Caboche leva son bras armé dun lourd maillet et assena un coup terrible sur le coin, qui rendit un son mat. Le chevalet trembla. Coconnas ne laissa point échapper une plainte à ce premier coin, qui, dordinaire, faisait gémir les plus résolus. Il y eut même plus: la seule expression qui se peignit sur son visage fut celle dun indicible étonnement. Il regarda avec des yeux stupéfaits Caboche, qui, le bras levé, à demi retourné vers le juge, sapprêtait à redoubler. -- Quelle était votre intention en vous cachant dans la forêt? demanda le juge. -- De nous asseoir à lombre, répondit Coconnas. -- Allez, dit le juge. Caboche appliqua un second coup, qui résonna comme le premier. Mais pas plus quau premier coup Coconnas ne sourcilla, et son oeil continua de regarder le bourreau avec la même expression. Le juge fronça le sourcil. -- Voilà un chrétien bien dur, murmura-t-il; le coin est-il entré jusquau bout, maître? Caboche se baissa comme pour examiner; mais en se baissant il dit tout bas à Coconnas: -- Mais criez donc, malheureux! Puis se relevant: -- Jusquau bout, monsieur, dit-il. -- Second coin de lordinaire, reprit froidement le juge. Les quatre mots de Caboche expliquaient tout à Coconnas. Le digne bourreau venait de rendre _à son ami_ le plus grand service qui se puisse rendre de bourreau à gentilhomme. Il lui épargnait plus que la douleur, il lui épargnait la honte des aveux, en lui enfonçant entre les jambes des coins de cuir élastiques, dont la partie supérieure était seulement garnie de bois, au lieu de lui enfoncer des coins de chêne. De plus, il lui laissait toute sa force pour faire face à léchafaud. -- Ah brave, brave Caboche, murmura Coconnas, sois tranquille, va, je vais crier, puisque tu me le demandes, et si tu nes pas content, tu seras difficile. Pendant ce temps, Caboche avait introduit entre les planches lextrémité dun coin plus gros encore que le premier. -- Allez, dit le juge. À ce mot, Caboche frappa comme sil se fût agi de démolir dun seul coup le donjon de Vincennes. -- Ah! ah! hou! hou! cria Coconnas sur les intonations les plus variées. Mille tonnerres, vous me brisez les os, prenez donc garde! -- Ah! dit le juge en souriant, le second fait son effet; cela métonnait aussi. Coconnas respira comme un soufflet de forge. -- Que faisiez-vous donc dans la forêt? répéta le juge. -- Eh! mordieu! je vous lai déjà dit, je prenais le frais. -- Allez, dit le juge. -- Avouez, lui glissa Caboche à loreille. -- Quoi? -- Tout ce que vous voudrez, mais avouez quelque chose. Et il donna le second coup non moins bien appliqué que le premier. Coconnas pensa sétrangler à force de crier. -- Oh! là, là, dit-il. Que désirez-vous savoir, monsieur? par ordre de qui jétais dans le bois? -- Oui, monsieur. -- Jy étais par ordre de M. dAlençon. -- Écrivez, dit le juge. -- Si jai commis un crime en tendant un piège au roi de Navarre, continua Coconnas, je nétais quun instrument, monsieur, et jobéissais à mon maître. Le greffier se mit à écrire. -- Oh! tu mas dénoncé, face blême, murmura le patient, attends, attends. Et il raconta la visite de François au roi de Navarre, les entrevues entre de Mouy et M. dAlençon, lhistoire du manteau rouge, le tout en hurlant par réminiscence et en se faisant ajouter de temps en temps un coup de marteau. Enfin il donna tant de renseignements précis, véridiques, incontestables, terribles contre M. le duc dAlençon; il fit si bien paraître ne les accorder quà la violence des douleurs; il grimaça, rugit, se plaignit si naturellement et sur tant dintonations différentes, que le juge lui-même finit par seffaroucher davoir à enregistrer des détails si compromettants pour un fils de France. -- Eh bien, à la bonne heure! disait Caboche, voici un gentilhomme à qui il nest pas besoin de dire les choses à deux fois et qui fait bonne mesure au greffier. Jésus-Dieu! que serait-ce donc, si, au lieu dêtre de cuir, les coins étaient de bois! Aussi fit-on grâce à Coconnas du dernier coin de lextraordinaire; mais, sans compter celui-là, il avait eu affaire à neuf autres, ce qui suffisait parfaitement à lui mettre les jambes en bouillie. Le juge fit valoir à Coconnas la douceur quil lui accordait en faveur de ses aveux et se retira. Le patient resta seul avec Caboche. -- Eh bien, lui demanda celui-ci, comment allons-nous, mon gentilhomme? -- Ah! mon ami! mon brave ami, mon cher Caboche! dit Coconnas, sois certain que je serai reconnaissant toute ma vie de ce que tu viens de faire pour moi. -- Peste! vous avez raison, monsieur, car si on savait ce que jai fait pour vous, cest moi qui prendrais votre place sur ce chevalet, et on ne me ménagerait point, moi, comme je vous ai ménagé. -- Mais comment as-tu eu lingénieuse idée... -- Voilà, dit Caboche tout en entortillant les jambes de Coconnas dans des linges ensanglantés: jai su que vous étiez arrêté, jai su quon faisait votre procès, jai su que la reine Catherine voulait votre mort; jai deviné quon vous donnerait la question, et jai pris mes précautions en conséquence. -- Au risque de ce qui pouvait arriver? -- Monsieur, dit Caboche, vous êtes le seul gentilhomme qui mait donné la main, et lon a de la mémoire et un coeur, tout bourreau quon est, et peut-être même parce quon est bourreau. Vous verrez demain comme je ferai proprement ma besogne. -- Demain? dit Coconnas. -- Sans doute, demain. -- Quelle besogne? Caboche regarda Coconnas avec stupéfaction. -- Comment, quelle besogne? avez-vous donc oublié larrêt? -- Ah! oui, en effet, larrêt, dit Coconnas, je lavais oublié. Le fait est que Coconnas ne lavait point oublié, mais quil ny pensait pas. Ce à quoi il pensait, cétait à la chapelle, au couteau caché sous la nappe sacrée, à Henriette et à la reine, à la porte de la sacristie et aux deux chevaux attendant à la lisière de la forêt; ce à quoi il pensait, cétait à la liberté, cétait à la course en plein air, cétait à la sécurité au-delà des frontières de France. -- Maintenant, dit Caboche, il sagit de vous faire passer adroitement du chevalet sur la litière. Noubliez pas que pour tout le monde, et même pour mes valets, vous avez les jambes brisées, et quà chaque mouvement vous devez pousser un cri. -- Aïe! fit Coconnas rien quen voyant les deux valets approcher de lui la litière. -- Allons! allons! un peu de courage, dit Caboche; si vous criez déjà, que direz-vous donc tout à lheure? -- Mon cher Caboche, dit Coconnas, ne me laissez pas toucher, je vous en supplie, par vos estimables acolytes; peut-être nauraient-ils pas la main aussi légère que vous. -- Posez la litière près du chevalet, dit maître Caboche. Les deux valets obéirent. Maître Caboche prit Coconnas dans ses bras comme il aurait fait dun enfant, et le déposa couché sur le brancard; mais malgré toutes ces précautions, Coconnas poussa des cris féroces. Le brave guichetier parut alors avec une lanterne. -- À la chapelle, dit-il. Et les porteurs de Coconnas se mirent en route après que Coconnas eut donné à Caboche une seconde poignée de main. La première avait trop bien réussi au Piémontais pour quil fît désormais le difficile. XXVIII La chapelle Le lugubre cortège traversa dans le plus profond silence les deux ponts-levis du donjon et la grande cour du château qui mène à la chapelle, et aux vitraux de laquelle une pâle lumière colorait les figures livides des apôtres en robes rouges. Coconnas aspirait avidement lair de la nuit, quoique cet air fût tout chargé de pluie. Il regardait lobscurité profonde et sapplaudissait de ce que toutes ces circonstances étaient propices à sa fuite et à celle de son compagnon. Il lui fallut toute sa volonté, toute sa prudence, toute sa puissance sur lui-même pour ne pas sauter en bas de la litière dès que, porté dans la chapelle, il aperçut dans le choeur, et à trois pas de lautel, une masse gisante dans un grand manteau blanc. Cétait La Mole. Les deux soldats qui accompagnaient la litière sétaient arrêtés en dehors de la porte. -- Puisquon nous fait cette suprême grâce de nous réunir encore une fois, dit Coconnas, alanguissant sa voix, portez-moi près de mon ami. Les porteurs navaient aucun ordre contraire, ils ne firent donc aucune difficulté daccorder la demande de Coconnas. La Mole était sombre et pâle, sa tête était appuyée au marbre de la muraille; ses cheveux noirs, baignés dune sueur abondante, qui donnait à son visage la mate pâleur de livoire, semblaient avoir conservé leur raideur après sêtre hérissés sur sa tête. Sur un signe du porte-clefs les deux valets séloignèrent pour aller chercher le prêtre que demanda Coconnas. Cétait le signal convenu. Coconnas les suivait des yeux avec anxiété; mais il nétait pas le seul dont le regard ardent était fixé sur eux. À peine eurent-ils disparu, que deux femmes sélancèrent de derrière lautel et firent irruption dans le choeur avec des frémissements de joie qui les précédaient, agitant lair comme le souffle chaud et bruyant qui précède lorage. Marguerite se précipita vers La Mole et le saisit dans ses bras. La Mole poussa un cri terrible, un de ces cris comme en avait entendu Coconnas dans son cachot et qui avaient failli le rendre fou. -- Mon Dieu! quy a-t-il donc, La Mole? dit Marguerite se reculant deffroi. La Mole poussa un gémissement profond et porta ses mains à ses yeux comme pour ne pas voir Marguerite. Marguerite fut épouvantée plus encore de ce silence et de ce geste que du cri de douleur quavait poussé La Mole. -- Oh! sécria-t-elle, quas-tu donc? tu es tout en sang. Coconnas, qui sétait élancé vers lautel, qui avait pris le poignard, qui tenait déjà Henriette enlacée, se retourna. -- Lève-toi donc, disait Marguerite, lève-toi donc, je ten supplie! tu vois bien que le moment est venu. Un sourire effrayant de tristesse passa sur les lèvres blêmes de La Mole, qui semblait ne plus devoir sourire. -- Chère reine! dit le jeune homme, vous aviez compté sans Catherine, et par conséquent sans un crime. Jai subi la question, mes os sont rompus, tout mon corps nest quune plaie, et le mouvement que je fais en ce moment pour appuyer mes lèvres sur votre front me cause des douleurs pires que la mort. Et en effet, avec effort et tout pâlissant, La Mole appuya ses lèvres sur le front de la reine. -- La question! sécria Coconnas; mais moi aussi je lai subie; mais le bourreau na-t-il donc pas fait pour toi ce quil a fait pour moi? Et Coconnas raconta tout. -- Ah! dit La Mole, cela se comprend: tu lui as donné la main le jour de notre visite; moi jai oublié que tous les hommes sont frères, jai fait le dédaigneux. Dieu me punit de mon orgueil, merci à Dieu! La Mole joignit les mains. Coconnas et les deux femmes échangèrent un regard dindicible terreur. -- Allons, allons, dit le geôlier, qui avait été jusquà la porte pour écouter et qui était revenu, allons, ne perdez pas de temps, cher monsieur de Coconnas; mon coup de dague, et arrangez-moi cela en digne gentilhomme, car ils vont venir. Marguerite sétait agenouillée près de La Mole, pareille à ces figures de marbre courbées sur un tombeau, près du simulacre de celui quil renferme. -- Allons, ami, dit Coconnas, du courage! je suis fort, je temporterai, je te placerai sur ton cheval, je te tiendrai même devant moi si tu ne peux te soutenir sur la selle, mais partons, partons; tu entends bien ce que nous dit ce brave homme, il sagit de ta vie. La Mole fit un effort surhumain, un effort sublime. -- Cest vrai, il sagit de ta vie, dit-il. Et il essaya de se soulever. Annibal le prit sous le bras et le dressa debout. La Mole, pendant ce temps, navait fait entendre quune espèce de rugissement sourd; mais au moment où Coconnas le lâchait pour aller au guichetier, et lorsque le patient ne fut plus soutenu que par les bras des deux femmes, ses jambes plièrent, et, malgré les efforts de Marguerite en larmes, il tomba comme une masse, et le cri déchirant quil ne put retenir fit retentir la chapelle dun écho lugubre qui vibra longtemps sous ses voûtes. -- Vous voyez, dit La Mole avec un accent de détresse, vous voyez, ma reine, laissez-moi donc, abandonnez-moi donc avec un dernier adieu de vous. Je nai point parlé, Marguerite, votre secret est donc demeuré enveloppé dans mon amour, et mourra tout entier avec moi. Adieu, ma reine, adieu... Marguerite, presque inanimée elle-même, entoura de ses bras cette tête charmante, et y imprima un baiser presque religieux. -- Toi, Annibal, dit La Mole, toi que les douleurs ont épargné, toi qui es jeune encore et qui peux vivre, fuis, mon ami, donne- moi cette consolation suprême de te savoir en liberté. -- Lheure passe, cria le geôlier, allons, hâtez-vous. Henriette essayait dentraîner doucement Annibal, tandis que Marguerite à genoux devant La Mole, les cheveux épars et les yeux ruisselants, semblait une Madeleine. -- Fuis, Annibal, reprit La Mole, fuis, ne donne pas à nos ennemis le joyeux spectacle de la mort de deux innocents. Coconnas repoussa doucement Henriette qui lattirait vers la porte, et dun geste si solennel quil en était devenu majestueux: -- Madame, dit-il, donnez dabord les cinq cents écus que nous avons promis à cet homme. -- Les voici, dit Henriette. Alors se retournant vers La Mole et secouant tristement la tête: -- Quant à toi, bon La Mole, dit-il, tu me fais injure en pensant un instant que je puisse te quitter. Nai-je pas juré de vivre et de mourir avec toi? Mais tu souffres tant, pauvre ami, que je te pardonne. Et il se recoucha résolument près de son ami, vers lequel il pencha sa tête et dont il effleura le front avec ses lèvres. Puis il attira doucement, doucement, comme une mère ferait pour son enfant, la tête de son ami, qui glissa contre la muraille et vint se reposer sur sa poitrine. Marguerite était sombre. Elle avait ramassé le poignard que venait de laisser tomber Coconnas. -- Ô ma reine, dit, en étendant les bras vers elle, La Mole, qui comprenait sa pensée; ô ma reine, noubliez pas que je meurs pour éteindre jusquau moindre soupçon de notre amour! -- Mais que puis-je donc faire pour toi, sécria Marguerite désespérée, si je ne puis pas même mourir avec toi? -- Tu peux faire, dit La Mole, tu peux faire que la mort me sera douce, et viendra en quelque sorte à moi avec un visage souriant. Marguerite se rapprocha de lui en joignant les mains comme pour lui dire de parler. -- Te rappelles-tu ce soir, Marguerite, où, en échange de ma vie que je toffrais alors et que je te donne aujourdhui, tu me fis une promesse sacrée?... Marguerite tressaillit. -- Ah! tu te rappelles, dit La Mole, car tu frissonnes. -- Oui, oui, je me la rappelle, dit Marguerite, et sur mon âme, Hyacinthe, cette promesse, je la tiendrai. Marguerite étendit de sa place la main vers lautel, comme pour prendre une seconde fois Dieu à témoin de son serment. Le visage de La Mole séclaira comme si la voûte de la chapelle se fût ouverte, et quun rayon céleste eût descendu jusquà lui. -- On vient, on vient, dit le geôlier. Marguerite poussa un cri, et se précipita vers La Mole, mais la crainte de redoubler ses douleurs larrêta tremblante devant lui. Henriette posa ses lèvres sur le front de Coconnas et lui dit: -- Je te comprends, mon Annibal, et je suis fière de toi. Je sais bien que ton héroïsme te fait mourir, mais je taime pour ton héroïsme. Devant Dieu je taimerai toujours avant et plus que toute chose, et ce que Marguerite a juré de faire pour La Mole, sans savoir quelle chose cela est, je te jure que pour toi aussi je le ferai. Et elle tendit sa main à Marguerite. -- Cest bien parler cela; merci, dit Coconnas. -- Avant de me quitter, ma reine, dit La Mole, une dernière grâce: donnez-moi un souvenir quelconque de vous, que je puisse baiser en montant à léchafaud. -- Oh oui! sécria Marguerite, tiens! ... Et elle détacha de son cou un petit reliquaire dor soutenu par une chaîne du même métal. -- Tiens, dit-elle, voici une relique sainte que je porte depuis mon enfance; ma mère me la passa au cou quand jétais toute petite et quelle maimait encore; elle vient de notre oncle le pape Clément; je ne lai jamais quittée. Tiens, prends-la. La Mole la prit et la baisa avidement. -- On ouvre la porte, dit le geôlier; fuyez, mesdames! fuyez! Les deux femmes sélancèrent derrière lautel, où elles disparurent. Au même moment le prêtre entrait. XXIX La place Saint-Jean-en-Grève Il est sept heures du matin; la foule attendait bruyante sur les places, dans les rues et sur les quais. À dix heures du matin, un tombereau, le même dans lequel les deux amis, après leur duel, avaient été ramenés évanouis au Louvre, était parti de Vincennes, traversait lentement la rue Saint- Antoine, et sur son passage les spectateurs, si pressés quils sécrasaient les uns les autres, semblaient des statues aux yeux fixes et à la bouche glacée. Cest quen effet il y avait ce jour-là un spectacle déchirant, offert par la reine mère à tout le peuple de Paris. Dans ce tombereau, dont nous avons parlé, et qui sacheminait à travers les rues, couchés sur quelques brins de paille, deux jeunes gens, la tête nue et complètement vêtus de noir, sappuyaient lun contre lautre. Coconnas portait sur ses genoux La Mole, dont la tête dépassait les traverses du tombereau et dont les yeux vagues erraient ça et là. Et cependant la foule, pour plonger son regard avide jusquau fond de la voiture, se pressait, se levait, se haussait, montant sur les bornes, saccrochant aux anfractuosités des murailles, et paraissait satisfaite lorsquelle était parvenue à ne pas laisser vierge de son regard un seul point des deux corps qui sortaient de la souffrance pour aller à la destruction. Il avait été dit que La Mole mourait sans avoir avoué un seul des faits qui lui étaient imputés, tandis quau contraire, assurait- on, Coconnas navait pu supporter la douleur et avait tout révélé. Aussi, criait-on de tous côtés: -- Voyez, voyez le rouge! cest lui qui a parlé, cest lui qui a tout dit; cest un lâche qui est cause de la mort de lautre. Lautre, au contraire, est un brave et na rien avoué. Les deux jeunes gens entendaient bien, lun les louanges, lautre les injures qui accompagnaient leur marche funèbre, et tandis que La Mole serrait les mains de son ami, un sublime dédain éclatait sur la figure du Piémontais, qui, du haut du tombereau immonde, regardait la foule stupide comme il leût regardée dun char triomphal. Linfortune avait fait son oeuvre céleste, elle avait ennobli la figure de Coconnas, comme la mort allait diviniser son âme. -- Sommes-nous bientôt arrivés? demanda La Mole; je nen puis plus, ami, et je crois que je vais mévanouir. -- Attends, attends, La Mole, nous allons passez devant la rue Tizon et devant la rue Cloche-Percée, regarde, regarde un peu. -- Oh! soulève-moi, soulève-moi, que je voie encore une fois cette bienheureuse maison. Coconnas étendit la main et toucha lépaule du bourreau, il était assis sur le devant du tombereau, et conduisait le cheval. -- Maître, lui dit-il, rends-nous ce service de tarrêter un instant en face de la rue Tizon. Caboche fit de la tête un mouvement dadhésion, et, arrivé en face de la rue Tizon, il sarrêta. La Mole se souleva avec effort, aidé par Coconnas; regarda, loeil voilé par une larme, cette petite maison silencieuse, muette et close comme un tombeau; un soupir gonfla sa poitrine, et à voix basse: -- Adieu, murmura-t-il; adieu, la jeunesse, lamour, la vie. Et il laissa retomber sa tête sur sa poitrine. -- Courage! dit Coconnas, nous retrouverons peut-être tout cela là-haut. -- Crois-tu? murmura La Mole. -- Je le crois parce que le prêtre me la dit, et surtout parce que je lespère. Mais ne tévanouis pas, mon ami! ces misérables qui nous regardent riraient de nous. Caboche entendit ces derniers mots; et fouettant son cheval dune main, il tendit de lautre à Coconnas, et sans que personne le pût voir, une petite éponge imprégnée dun révulsif si violent que La Mole, après lavoir respiré et sen être frotté les tempes, sen trouva rafraîchi et ranimé. -- Ah! dit La Mole, je renais. Et il baisa le reliquaire suspendu à son cou par la chaîne dor. En arrivant à langle du quai et en tournant le charmant petit édifice bâti par Henri II, on aperçut léchafaud se dressant comme une plate-forme nue et sanglante: cette plate-forme dominait toutes les têtes. -- Ami, dit La Mole, je voudrais bien mourir le premier. Coconnas toucha une seconde fois de sa main lépaule du bourreau. -- Quy a-t-il, mon gentilhomme? demanda celui-ci en se retournant. -- Brave homme, dit Coconnas, tu tiens à me faire plaisir, nest- ce pas? tu me las dit, du moins. -- Oui, et je vous le répète. -- Voilà mon ami qui a plus souffert que moi, et qui, par conséquent, a moins de force... -- Eh bien? -- Eh bien, il me dit quil souffrirait trop de me voir mourir le premier. Dailleurs, si je mourais le premier, il naurait personne pour le porter sur léchafaud. -- Cest bien, cest bien, dit Caboche en essuyant une larme avec le dos de sa main; soyez tranquille, on fera ce que vous désirez. -- Et dun seul coup, nest-ce pas? dit à voix basse le Piémontais. -- Dun seul. -- Cest bien... si vous avez à vous reprendre, reprenez-vous sur moi. Le tombereau sarrêta, on était arrivé. Coconnas mit son chapeau sur sa tête. Une rumeur semblable à celle des flots de la mer bruit aux oreilles de La Mole. Il voulut se lever, mais les forces lui manquèrent; et il fallut que Caboche et Coconnas le soutinssent sous les bras. La place était pavée de têtes, les marches de lHôtel de Ville semblaient un amphithéâtre peuplé de spectateurs. Chaque fenêtre donnait passage à des visages animés dont les regards semblaient flamboyer. Quand on vit le beau jeune homme qui ne pouvait plus se soutenir sur ses jambes brisées faire un effort suprême pour aller de lui- même à léchafaud, une clameur immense séleva comme un cri de désolation universelle. Les hommes rugissaient, les femmes poussaient des gémissements plaintifs. -- Cétait un des premiers raffinés de la cour, disaient les hommes, et ce nétait pas à Saint-Jean-en-Grève quil devait mourir, cétait au Pré-aux-Clercs. -- Quil est beau! quil est pâle! disaient les femmes; cest celui qui na point parlé. -- Ami, dit La Mole, je ne puis me soutenir! Porte-moi! -- Attends, dit Coconnas. Il fit un signe au bourreau, qui sécarta; puis, se baissant, il prit La Mole dans ses bras comme il eût fait dun enfant, et monta sans chanceler, chargé de son fardeau, lescalier de la plate-forme où il déposa La Mole, au milieu des cris frénétiques et des applaudissements de la foule. Coconnas leva son chapeau de dessus sa tête, et salua. Puis il jeta son chapeau près de lui sur léchafaud. -- Regarde autour de nous, dit La Mole, ne les aperçois-tu pas quelque part? Coconnas jeta lentement un regard circulaire tout autour de la place, et, arrivé sur un point, il sarrêta, étendant, sans détourner les yeux, sa main, qui toucha lépaule de son ami. -- Regarde, dit-il, regarde la fenêtre de cette petite tourelle. Et de son autre main il montrait à La Mole le petit monument qui existe encore aujourdhui entre la rue de la Vannerie et la rue du Mouton, un des débris des siècles passés. Deux femmes vêtues de noir se tenaient appuyées lune à lautre, non pas à la fenêtre, mais un peu en arrière. -- Ah! fit La Mole, je ne craignais quune chose, cétait de mourir sans la revoir. Je lai revue, je puis mourir. Et, les yeux avidement fixés sur la petite fenêtre, il porta le reliquaire à sa bouche et le couvrit de baisers. Coconnas saluait les deux femmes avec toutes les grâces quil se fût données dans un salon. En réponse à ce signe elles agitèrent leurs mouchoirs tout trempés de larmes. Caboche, à son tour, toucha du doigt lépaule de Coconnas, et lui fit des yeux un signe significatif. -- Oui, oui, dit le Piémontais. Alors se retournant vers La Mole: -- Embrasse-moi, lui dit-il, et meurs bien. Cela ne sera point difficile, ami, tu es si brave! -- Ah! dit La Mole, il ny a pas de mérite à moi de mourir bien, je souffre tant! Le prêtre sapprocha, et tendit un crucifix à La Mole, qui lui montra en souriant le reliquaire quil tenait à la main. -- Nimporte, dit le prêtre, demandez toujours la force à celui qui a souffert ce que vous allez souffrir. La Mole baisa les pieds du Christ. -- Recommandez-moi, dit-il, aux prières des Dames de la benoîte Sainte Vierge. -- Hâte-toi, hâte-toi, La Mole, dit Coconnas, tu me fais tant de mal que je sens que je faiblis. -- Je suis prêt, dit La Mole. -- Pourrez-vous tenir votre tête bien droite? dit Caboche apprêtant son épée derrière La Mole agenouillé. -- Je lespère, dit celui-ci. -- Alors tout ira bien. -- Mais vous, dit La Mole, vous noublierez pas ce que je vous ai demandé; ce reliquaire vous ouvrira les portes. -- Soyez tranquille. Mais essayez un peu de tenir la tête droite. La Mole redressa le cou, et tournant les yeux vers la petite tourelle: -- Adieu, Marguerite, dit-il, sois bé... Il nacheva pas. Dun revers de son glaive rapide et flamboyant comme un éclair, Caboche fit tomber dun seul coup la tête, qui alla rouler aux pieds de Coconnas. Le corps sétendit doucement comme sil se couchait. Un cri immense retentit formé de mille cris, et dans toutes ces voix de femmes il sembla à Coconnas quil avait entendu un accent plus douloureux que tous les autres. -- Merci, mon digne ami, merci, dit Coconnas, qui tendit une troisième fois la main au bourreau. -- Mon fils, dit le prêtre à Coconnas, navez-vous rien à confier à Dieu? -- Ma foi, non, mon père, dit le Piémontais; tout ce que jaurais à lui dire, je vous lai dit à vous-même hier. Puis se retournant vers Caboche: -- Allons, bourreau, mon dernier ami, dit-il, encore un service. Et avant de sagenouiller il promena sur la foule un regard si calme et si serein quun murmure dadmiration vint caresser son oreille et faire sourire son orgueil. Alors pressant la tête de son ami et déposant un baiser sur ses lèvres violettes, il jeta un dernier regard sur la tourelle; et sagenouillant, tout en conservant cette tête bien-aimée entre ses mains: -- À moi, dit-il. Il navait pas achevé ces mots que Caboche avait fait voler sa tête. Ce coup fait, un tremblement convulsif sempara du digne homme. -- Il était temps que cela finît, murmura-t-il. Pauvre enfant! Et il tira avec peine des mains crispées de La Mole le reliquaire dor; il jeta son manteau sur les tristes dépouilles que le tombereau devait ramener chez lui. Le spectacle étant fini, la foule sécoula. XXX La tour du Pilori La nuit venait de descendre sur la ville frémissante encore du bruit de ce supplice, dont les détails couraient de bouche en bouche assombrir dans chaque maison lheure joyeuse du souper de famille. Cependant, tout au contraire de la ville, qui était silencieuse et lugubre, le Louvre était bruyant, joyeux et illuminé. Cest quil y avait grande fête au palais. Une fête commandée par Charles IX, une fête quil avait indiquée pour le soir, en même temps quil indiquait le supplice pour le matin. La reine de Navarre avait reçu, dès la veille au soir, lordre de sy trouver, et, dans lespérance que La Mole et Coconnas seraient sauvés dans la nuit, dans la conviction que toutes les mesures étaient bien prises pour leur salut, elle avait répondu à son frère quelle ferait selon ses désirs. Mais depuis quelle avait perdu tout espoir, par la scène de la chapelle; depuis quelle avait, dans un dernier mouvement de pitié pour cet amour, le plus grand et le plus profond quelle avait éprouvé de sa vie, assisté à lexécution, elle sétait bien promis que ni prières ni menaces ne la feraient assister à une fête joyeuse au Louvre le même jour où elle avait vu une fête si lugubre en Grève. Le roi Charles IX avait donné ce jour-là une nouvelle preuve de cette puissance de volonté que personne peut-être ne poussa au même degré que lui: alité depuis quinze jours, frêle comme un moribond, livide comme un cadavre, il se leva vers cinq heures, et revêtit ses plus beaux habits. Il est vrai que pendant la toilette il sévanouit trois fois. Vers huit heures, il sinforma de ce quétait devenue sa soeur, et demanda si on lavait vue et si lon savait ce quelle faisait. Personne ne lui répondit; car la reine était rentrée chez elle vers les onze heures, et sy était renfermée en défendant absolument sa porte. Mais il ny avait pas de porte fermée pour Charles. Appuyé sur le bras de M. de Nancey, il sachemina vers lappartement de la reine de Navarre, et entra tout à coup par la porte du corridor secret. Quoiquil sattendît à un triste spectacle, et quil y eût davance préparé son coeur, celui quil vit était plus déplorable encore que celui quil avait rêvé. Marguerite, à demi morte, couchée sur une chaise longue, la tête ensevelie dans des coussins, ne pleurait pas, ne priait pas; mais, depuis son retour, elle râlait comme une agonisante. À lautre coin de la chambre, Henriette de Nevers, cette femme intrépide, gisait, sans connaissance, étendue sur le tapis. En revenant de la Grève, comme à Marguerite, les forces lui avaient manqué, et la pauvre Gillonne allait de lune à lautre, nosant pas essayer de leur adresser une parole de consolation. Dans les crises qui suivent ces grandes catastrophes, on est avare de sa douleur comme dun trésor, et lon tient pour ennemi quiconque tente de nous en distraire la moindre partie. Charles IX poussa donc la porte, et laissant Nancey dans le corridor, il entra pâle et tremblant. Ni lune ni lautre des femmes ne lavait vu. Gillonne seule, qui dans ce moment portait secours à Henriette, se releva sur un genou et tout effrayée regarda le roi. Le roi fit un geste de la main, elle se releva, fit la révérence, et sortit. Alors Charles se dirigea vers Marguerite, la regarda un instant en silence; puis avec une intonation dont on eût cru cette voix incapable: -- Margot! dit-il, ma soeur! La jeune femme tressaillit et se redressa: -- Votre Majesté! dit-elle. -- Allons, ma soeur, du courage! Marguerite leva les yeux au ciel. -- Oui, dit Charles, je sais bien, mais écoute-moi. La reine de Navarre fit signe quelle écoutait. -- Tu mas promis de venir au bal, dit Charles. -- Moi! sécria Marguerite. -- Oui, et daprès ta promesse on tattend; de sorte que si tu ne venais pas on serait étonné de ne pas ty voir. -- Excusez-moi, mon frère, dit Marguerite; vous le voyez, je suis bien souffrante. -- Faites un effort sur vous-même. Marguerite parut un instant tentée de rappeler son courage, puis tout à coup sabandonnant et laissant retomber sa tête sur ses coussins: -- Non, non, je nirai pas, dit-elle. Charles lui prit la main, sassit sur sa chaise longue, et lui dit: -- Tu viens de perdre un ami, je le sais, Margot; mais regarde- moi, nai-je pas perdu tous mes amis, moi! et de plus, ma mère! Toi, tu as toujours pu pleurer à laise comme tu pleures en ce moment; moi, à lheure de mes plus fortes douleurs, jai toujours été forcé de sourire. Tu souffres, regarde-moi! moi, je meurs. Eh bien, Margot, voyons, du courage! Je te le demande, ma soeur, au nom de notre gloire! Nous portons comme une croix dangoisses la renommée de notre maison, portons-la comme le Seigneur jusquau Calvaire! et si sur la route, comme lui, nous trébuchons, relevons-nous, courageux et résignés comme lui. -- Oh! mon Dieu, mon Dieu! sécria Marguerite. -- Oui, dit Charles, répondant à sa pensée; oui, le sacrifice est rude, ma soeur; mais chacun fait le sien, les uns de leur honneur, les autres de leur vie. Crois-tu quavec mes vingt-cinq ans et le plus beau trône du monde, je ne regrette pas de mourir? Eh bien, regarde-moi... mes yeux, mon teint, mes lèvres sont dun mourant, cest vrai; mais mon sourire... est-ce que mon sourire ne ferait pas croire que jespère? Et, cependant, dans huit jours, un mois tout au plus, tu me pleureras, ma soeur, comme celui qui est mort aujourdhui. -- Mon frère! ... sécria Margot en jetant ses deux bras autour du cou de Charles. -- Allons, habillez-vous, chère Marguerite, dit le roi; cachez votre pâleur et paraissez au bal. Je viens de donner ordre quon vous apporte des pierreries nouvelles et des ajustements dignes de votre beauté. -- Oh! des diamants, des robes, dit Marguerite, que mimporte tout cela maintenant! -- La vie est longue, Marguerite, dit en souriant Charles, pour toi du moins. -- Jamais! jamais! -- Ma soeur, souviens-toi dune chose: quelquefois cest en étouffant ou plutôt en dissimulant la souffrance que lon honore le mieux les morts. -- Eh bien, Sire, dit Marguerite frissonnante, jirai. Une larme, qui fut bue aussitôt par sa paupière aride, mouilla loeil de Charles. Il sinclina vers sa soeur, la baisa au front, sarrêta un instant devant Henriette, qui ne lavait ni vu ni entendu, et dit: -- Pauvre femme! Puis il sortit silencieusement. Derrière le roi, plusieurs pages entrèrent, apportant des coffres et des écrins. Marguerite fit signe de la main que lon déposât tout cela à terre. Les pages sortirent, Gillonne resta seule. -- Prépare-moi tout ce quil me faut pour mhabiller, Gillonne, dit Marguerite. La jeune fille regarda sa maîtresse dun air étonné. -- Oui, dit Marguerite avec un accent dont il serait impossible de rendre lamertume, oui, je mhabille, je vais au bal, on mattend là-bas. Dépêche-toi donc! la journée aura été complète: fête à la Grève ce matin, fête au Louvre ce soir. -- Et madame la duchesse? dit Gillonne. -- Oh! elle, elle est bien heureuse; elle peut rester ici; elle peut pleurer, elle peut souffrir tout à son aise. Elle nest pas fille de roi, femme de roi, soeur de roi. Elle nest pas reine. Aide-moi à mhabiller, Gillonne. La jeune fille obéit. Les parures étaient magnifiques, la robe splendide. Jamais Marguerite navait été si belle. Elle se regarda dans une glace. -- Mon frère a bien raison, dit-elle, et cest une bien misérable chose que la créature humaine. En ce moment Gillonne revint. -- Madame, dit-elle, un homme est là qui vous demande. -- Moi? -- Oui, vous. -- Quel est cet homme? -- Je ne sais, mais son aspect est terrible, et sa seule vue ma fait frissonner. -- Va lui demander son nom, dit Marguerite en pâlissant. Gillonne sortit, et quelques instants après elle rentra. -- Il na pas voulu me dire son nom, madame, mais il ma priée de vous remettre ceci. Gillonne tendit à Marguerite le reliquaire quelle avait donné la veille au soir à La Mole. -- Oh! fais entrer, fais entrer, dit vivement la reine. Et elle devint plus pâle et plus glacée encore quelle nétait. Un pas lourd ébranla le parquet. Lécho, indigné sans doute de répéter un pareil bruit, gronda sous le lambris, et un homme parut sur le seuil. -- Vous êtes...? dit la reine. -- Celui que vous rencontrâtes un jour près de Montfaucon, madame, et qui ramena au Louvre, dans son tombereau, deux gentilshommes blessés. -- Oui, oui, je vous reconnais, vous êtes maître Caboche. -- Bourreau de la prévôté de Paris, madame. Cétaient les seuls mots que Henriette avait entendus de tous ceux que depuis une heure on prononçait autour delle. Elle dégagea sa tête pâle de ses deux mains et regarda le bourreau avec ses yeux démeraude, doù semblait sortir un double jet de flammes. -- Et vous venez...? dit Marguerite tremblante. -- Vous rappeler la promesse faite au plus jeune des deux gentilshommes, à celui qui ma chargé de vous rendre ce reliquaire. Vous la rappelez-vous, madame? -- Ah! oui, oui, sécria la reine, et jamais ombre plus généreuse naura plus noble satisfaction; mais où est-elle? -- Elle est chez moi avec le corps. -- Chez vous? pourquoi ne lavez-vous pas apportée? -- Je pouvais être arrêté au guichet du Louvre, on pouvait me forcer de lever mon manteau; quaurait-on dit si, sous ce manteau, on avait vu une tête? -- Cest bien, gardez-la chez vous; jirai la chercher demain. -- Demain, madame, demain, dit maître Caboche, il sera peut-être trop tard. -- Pourquoi cela? -- Parce que la reine mère ma fait retenir pour ses expériences cabalistiques les têtes des deux premiers condamnés que je décapiterais. -- Oh! profanation! les têtes de nos bien-aimés! Henriette, sécria Marguerite en courant à son amie, quelle retrouva debout comme si un ressort venait de la remettre sur ses pieds; Henriette, mon ange, entends-tu ce quil dit, cet homme? -- Oui. Eh bien, que faut-il faire? -- Il faut aller avec lui. Puis poussant un cri de douleur avec lequel les grandes infortunes se reprennent à la vie: -- Ah! jétais cependant si bien, dit-elle; jétais presque morte. Pendant ce temps, Marguerite jetait sur ses épaules nues un manteau de velours. -- Viens, viens, dit-elle, nous allons les revoir encore une fois. Marguerite fit fermer toutes les portes, ordonna que lon amenât la litière à la petite porte dérobée; puis, prenant Henriette sous le bras, descendit par le passage secret, faisant signe à Caboche de les suivre. À la porte den bas était la litière, au guichet était le valet de Caboche avec une lanterne. Les porteurs de Marguerite étaient des hommes de confiance muets et sourds, plus sûrs que ne leussent été des bêtes de somme. La litière marcha pendant dix minutes à peu près, précédée de maître Caboche et de son valet portant la lanterne; puis elle sarrêta. Le bourreau ouvrit la portière tandis que le valet courait devant. Marguerite descendit, aida la duchesse de Nevers à descendre. Dans cette grande douleur qui les étreignait toutes deux, cétait cette organisation nerveuse qui se trouvait être la plus forte. La tour du Pilori se dressait devant les deux femmes comme un géant sombre et informe, envoyant une lumière rougeâtre par deux sarbacanes qui flamboyaient à son sommet. Le valet reparut sur la porte. -- Vous pouvez entrer, mesdames, dit Caboche, tout le monde est couché dans la tour. Au même moment la lumière des deux meurtrières séteignit. Les deux femmes, serrées lune contre lautre, passèrent sous la petite porte en ogive et foulèrent dans lombre une dalle humide et raboteuse. Elles aperçurent une lumière au fond dun corridor tournant, et, guidées par le maître hideux du logis, elles se dirigèrent de ce côté. La porte se referma derrière elles. Caboche, un flambeau de cire à la main, les introduisit dans une salle basse et enfumée. Au milieu de cette salle était une table dressée avec les restes dun souper et trois couverts. Ces trois couverts étaient sans doute pour le bourreau, sa femme et son aide principal. Dans lendroit le plus apparent était cloué à la muraille un parchemin scellé du sceau du roi. Cétait le brevet patibulaire. Dans un coin était une grande épée, à poignée longue. Cétait lépée flamboyante de la justice. Çà et là on voyait encore quelques images grossières représentant des saints martyrisés par tous les supplices. Arrivé là, Caboche sinclina profondément. -- Votre Majesté mexcusera, dit-il, si jai osé pénétrer dans le Louvre et vous amener ici. Mais cétait la volonté expresse et suprême du gentilhomme, de sorte que jai dû... -- Vous avez bien fait, maître, vous avez bien fait, dit Marguerite, et voici pour récompenser votre zèle. Caboche regarda tristement la bourse gonflée dor que Marguerite venait de déposer sur la table. -- De lor! toujours de lor! murmura-t-il. Hélas! madame, que ne puis-je moi-même racheter à prix dor le sang que jai été obligé de répandre aujourdhui! -- Maître, dit Marguerite avec une hésitation douloureuse et en regardant autour delle, maître, maître, nous faudrait-il encore aller ailleurs? je ne vois pas... -- Non, madame, non, ils sont ici; mais cest un triste spectacle et que je pourrais vous épargner en vous apportant caché dans un manteau ce que vous venez chercher. Marguerite et Henriette se regardèrent simultanément. -- Non, dit Marguerite, qui avait lu dans le regard de son amie la même résolution quelle venait de prendre, non; montrez-nous le chemin et nous vous suivrons. Caboche prit le flambeau, ouvrit une porte de chêne qui donnait sur un escalier de quelques marches et qui senfonçait en plongeant sous la terre. Au même instant un courant dair passa, faisant voler quelques étincelles de la torche et jetant au visage des princesses lodeur nauséabonde de la moisissure et du sang. Henriette sappuya, blanche comme une statue dalbâtre, sur le bras de son amie à la marche plus assurée; mais au premier degré elle chancela. -- Oh! je ne pourrai jamais, dit-elle. -- Quand on aime bien, Henriette, répliqua la reine, on doit aimer jusque dans la mort. Cétait un spectacle horrible et touchant à la fois que celui que présentaient ces deux femmes resplendissantes de jeunesse, de beauté, de parure, se courbant sous la voûte ignoble et crayeuse, la plus faible sappuyant à la plus forte, et la plus forte sappuyant au bras du bourreau. On arriva à la dernière marche. Au fond du caveau gisaient deux formes humaines recouvertes par un large drap de serge noire. Caboche leva un coin du voile, approcha son flambeau et dit: -- Regardez, madame la reine. Dans leurs habits noirs, les deux jeunes gens étaient couchés côte à côte avec leffrayante symétrie de la mort. Leurs têtes, inclinées et rapprochées du tronc, semblaient séparées seulement au milieu du cou par un cercle de rouge vif. La mort navait pas désuni leurs mains, car, soit hasard, soit pieuse attention du bourreau, la main droite de La Mole reposait dans la main gauche de Coconnas. Il y avait un regard damour sous les paupières de La Mole, il y avait un sourire de dédain sous celles de Coconnas. Marguerite sagenouilla près de son amant, et de ses mains éblouissantes de pierreries leva doucement cette tête quelle avait tant aimée. Quant à la duchesse de Nevers, appuyée à la muraille, elle ne pouvait détacher son regard de ce pâle visage sur lequel tant de fois elle avait cherché la joie et lamour. -- La Mole! cher La Mole! murmura Marguerite. -- Annibal! Annibal! sécria la duchesse de Nevers, si fier, si brave, tu ne me réponds plus! ... Et un torrent de larmes séchappa de ses yeux. Cette femme si dédaigneuse, si intrépide, si insolente dans le bonheur; cette femme qui poussait le scepticisme jusquau doute suprême, la passion jusquà la cruauté, cette femme navait jamais pensé à la mort. Marguerite lui en donna lexemple. Elle enferma dans un sac brodé de perles et parfumé des plus fines essences la tête de La Mole, plus belle encore puisquelle se rapprochait du velours et de lor, et à laquelle une préparation particulière, employée à cette époque dans les embaumements royaux, devait conserver sa beauté. Henriette sapprocha à son tour, enveloppant la tête de Coconnas dans un pan de son manteau. Et toutes deux, courbées sous leur douleur plus que sous leur fardeau, montèrent lescalier avec un dernier regard pour les restes quelles laissaient à la merci du bourreau, dans ce sombre réduit des criminels vulgaires. -- Ne craignez rien, madame, dit Caboche, qui comprit ce regard, les gentilshommes seront ensevelis, enterrés saintement, je vous le jure. -- Et tu leur feras dire des messes avec ceci, dit Henriette arrachant de son cou un magnifique collier de rubis et le présentant au bourreau. On revint au Louvre comme on en était sorti. Au guichet, la reine se fit reconnaître; au bas de son escalier particulier, elle descendit, rentra chez elle, déposa sa triste relique dans le cabinet de sa chambre à coucher, destiné dès ce moment à devenir un oratoire, laissa Henriette en garde de sa chambre, et plus pâle et plus belle que jamais, entra vers dix heures dans la grande salle du bal, la même où nous avons vu, il y a tantôt deux ans et demi, souvrir le premier chapitre de notre histoire. Tous les yeux se tournèrent vers elle, et elle supporta ce regard universel dun air fier et presque joyeux. Cest quelle avait religieusement accompli le dernier voeu de son ami. Charles, en lapercevant, traversa chancelant le flot doré qui lentourait. -- Ma soeur, dit-il tout haut, je vous remercie. Puis tout bas: -- Prenez garde! dit-il, vous avez au bras une tache de sang... -- Ah! quimporte, Sire, dit Marguerite, pourvu que jaie le sourire sur les lèvres! XXXI La sueur de sang Quelques jours après la scène terrible que nous venons de raconter, cest-à-dire le 30 mai 1574, la cour étant à Vincennes, on entendit tout à coup un grand bruit dans la chambre du roi, lequel, étant retombé plus malade que jamais au milieu du bal quil avait voulu donner le jour même de la mort des deux jeunes gens, était, par ordre des médecins, venu chercher à la campagne un air plus pur. Il était huit heures du matin. Un petit groupe de courtisans causait avec feu dans lantichambre, quand tout à coup retentit le cri, et parut au seuil de lappartement la nourrice de Charles, les yeux baignés de larmes et criant dune voix désespérée: -- Secours au roi! secours au roi! -- Sa Majesté est-elle donc plus mal? demanda le capitaine de Nancey, que le roi avait, comme nous lavons vu, dégagé de toute obéissance à la reine Catherine pour lattacher à sa personne. -- Oh! que de sang! que de sang! dit la nourrice. Les médecins! appelez les médecins! Mazille et Ambroise Paré se relevaient tour à tour auprès de lauguste malade, et Ambroise Paré, qui était de garde, ayant vu sendormir le roi, avait profité de cet assoupissement pour séloigner quelques instants. Pendant ce temps, une sueur abondante avait pris le roi; et comme Charles était atteint dun relâchement des vaisseaux capillaires, et que ce relâchement amenait une hémorragie de la peau, cette sueur sanglante avait épouvanté la nourrice, qui ne pouvait shabituer à cet étrange phénomène, et qui, protestante, on se le rappelle, lui disait sans cesse que cétait le sang huguenot versé le jour de la Saint-Barthélemy qui appelait son sang. On sélança dans toutes les directions; le docteur ne devait pas être loin, et lon ne pouvait manquer de le rencontrer. Lantichambre resta donc vide, chacun étant désireux de montrer son zèle en ramenant le médecin demandé. Alors une porte souvrit, et lon vit apparaître Catherine. Elle traversa rapidement lantichambre et entra vivement dans lappartement de son fils. Charles était renversé sur son lit, loeil éteint, la poitrine haletante; de tout son corps découlait une sueur rougeâtre; sa main, écartée, pendait hors de son lit, et au bout de chacun de ses doigts pendait un rubis liquide. Cétait un horrible spectacle. Cependant, au bruit des pas de sa mère, et comme sil les eût reconnus, Charles se redressa. -- Pardon, madame, dit-il en regardant sa mère, je voudrais bien mourir en paix. -- Mourir, mon fils, dit Catherine, pour une crise passagère de ce vilain mal! Voudriez-vous donc nous désespérer ainsi? -- Je vous dis, madame, que je sens mon âme qui sen va. Je vous dis, madame, que cest la mort qui arrive, mort de tous les diables! Je sens ce que je sens, et je sais ce que je dis. -- Sire, dit la reine, votre imagination est votre plus grave maladie; depuis le supplice si mérité de ces deux sorciers, de ces deux assassins quon appelait La Mole et Coconnas, vos souffrances physiques doivent avoir diminué. Le mal moral persévère seul, et, si je pouvais causer avec vous dix minutes seulement, je vous prouverais... -- Nourrice, dit Charles, veille à la porte, et que personne nentre: la reine Catherine de Médicis veut causer avec son fils bien-aimé Charles IX. La nourrice obéit. -- Au fait, continua Charles, cet entretien devait avoir lieu un jour ou lautre, mieux vaut donc aujourdhui que demain. Demain, dailleurs, il serait peut-être trop tard. Seulement, une troisième personne doit assister à notre entretien. -- Et pourquoi? -- Parce que, je vous le répète, la mort est en route, reprit Charles avec une effrayante solennité; parce que dun moment à lautre elle entrera dans cette chambre comme vous, pâle et muette, et sans se faire annoncer. Il est donc temps, puisque jai mis cette nuit ordre à mes affaires, de mettre ordre ce matin à celles du royaume. -- Et quelle est cette personne que vous désirez voir? demanda Catherine. -- Mon frère, madame. Faites-le appeler. -- Sire, dit la reine, je vois avec plaisir que ces dénonciations, dictées par la haine bien plus quarrachées à la douleur, seffacent de votre esprit et vont bientôt seffacer de votre coeur. Nourrice! cria Catherine, nourrice! La bonne femme, qui veillait au-dehors, ouvrit la porte. -- Nourrice, dit Catherine, par ordre de mon fils, quand M. de Nancey viendra, vous lui direz daller quérir le duc dAlençon. Charles fit un signe qui retint la bonne femme prête à obéir. -- Jai dit mon frère, madame, reprit Charles. Les yeux de Catherine se dilatèrent comme ceux de la tigresse qui va se mettre en colère. Mais Charles leva impérativement la main. -- Je veux parler à mon frère Henri, dit-il. Henri seul est mon frère; non pas celui qui est roi là-bas, mais celui qui est prisonnier ici. Henri saura mes dernières volontés. -- Et moi, sécria la Florentine avec une audace inaccoutumée en face de la terrible volonté de son fils, tant la haine quelle portait au Béarnais la jetait hors de sa dissimulation habituelle, si vous êtes, comme vous le dites, si près de la tombe, croyez- vous que je céderai à personne, surtout à un étranger, mon droit de vous assister à votre heure suprême, mon droit de reine, mon droit de mère? -- Madame, dit Charles, je suis roi encore; je commande encore, madame; je vous dis que je veux parler à mon frère Henri, et vous nappelez pas mon capitaine des gardes?... Mille diables, je vous en préviens, jai encore assez de force pour laller chercher moi- même. Et il fit un mouvement pour sauter à bas du lit, qui mit au jour son corps pareil à celui du Christ après la flagellation. -- Sire, sécria Catherine en le retenant, vous nous faites injure à tous: vous oubliez les affronts faits à notre famille, vous répudiez notre sang; un fils de France doit seul sagenouiller près du lit de mort dun roi de France. Quant à moi ma place est marquée ici par les lois de la nature et de létiquette; jy reste donc. -- Et à quel titre, madame, y restez-vous? demanda Charles IX. -- À titre de mère. -- Vous nêtes pas plus ma mère, madame, que le duc dAlençon nest mon frère. -- Vous délirez, monsieur, dit Catherine; depuis quand celle qui donne le jour nest-elle pas la mère de celui qui la reçu? -- Du moment, madame, où cette mère dénaturée ôte ce quelle donna, répondit Charles en essuyant une écume sanglante qui montait à ses lèvres. -- Que voulez-vous dire, Charles? Je ne vous comprends pas, murmura Catherine regardant son fils dun oeil dilaté par létonnement. -- Vous allez me comprendre, madame. Charles fouilla sous son traversin et en tira une petite clef dargent. -- Prenez cette clef, madame, et ouvrez mon coffre de voyage; il contient certains papiers qui parleront pour moi. Et Charles étendit la main vers un coffre magnifiquement sculpté, fermé dune serrure dargent comme la clef qui louvrait, et qui tenait la place la plus apparente de la chambre. Catherine, dominée par la position suprême que Charles prenait sur elle, obéit, savança à pas lents vers le coffre, louvrit, plongea ses regards vers lintérieur, et tout à coup recula comme si elle avait vu dans les flancs du meuble quelque reptile endormi. -- Eh bien, dit Charles, qui ne perdait pas sa mère de vue, quy a-t-il donc dans ce coffre qui vous effraie, madame? -- Rien, dit Catherine. -- En ce cas, plongez-y la main, madame, et prenez-y un livre; il doit y avoir un livre, nest-ce pas? ajouta Charles avec ce sourire blêmissant, plus terrible chez lui que navait jamais été la menace chez un autre. -- Oui, balbutia Catherine. -- Un livre de chasse? -- Oui. -- Prenez-le, et apportez-le-moi. Catherine, malgré son assurance, pâlit, trembla de tous ses membres, et allongeant la main dans lintérieur du coffre: -- Fatalité! murmura-t-elle en prenant le livre. -- Bien, dit Charles. Écoutez maintenant: ce livre de chasse... jétais insensé... jaimais la chasse, au-dessus de toutes choses... ce livre de chasse, je lai trop lu; comprenez-vous, madame?... Catherine poussa un gémissement sourd. -- Cétait une faiblesse, continua Charles; brûlez-le, madame! il ne faut pas quon sache les faiblesses des rois! Catherine sapprocha de la cheminée ardente, laissa tomber le livre au milieu du foyer, et demeura debout, immobile et muette, regardant dun oeil atone les flammes bleuissantes qui rongeaient les feuilles empoisonnées. À mesure que le livre brûlait, une forte odeur dail se répandait dans toute la chambre. Bientôt il fut entièrement dévoré. -- Et maintenant, madame, appelez mon frère, dit Charles avec une irrésistible majesté. Catherine, frappée de stupeur, écrasée sous une émotion multiple que sa profonde sagacité ne pouvait analyser, et que sa force presque surhumaine ne pouvait combattre, fit un pas en avant et voulut parler. La mère avait un remords; la reine avait une terreur; lempoisonneuse avait un retour de haine. Ce dernier sentiment domina tous les autres. -- Maudit soit-il, sécria-t-elle en sélançant hors de la chambre, il triomphe, il touche au but; oui, maudit, quil soit maudit! -- Vous entendez, mon frère, mon frère Henri, cria Charles poursuivant sa mère de la voix; mon frère Henri à qui je veux parler à linstant même au sujet de la régence du royaume. Presque au même instant, maître Ambroise Paré entra par la porte opposée à celle qui venait de donner passage à Catherine, et sarrêtant sur le seuil pour humer latmosphère alliacée de la chambre: -- Qui donc a brûlé de larsenic ici? dit-il. -- Moi, répondit Charles. XXXII La plate-forme du donjon de Vincennes Cependant Henri de Navarre se promenait seul et rêveur sur la terrasse du donjon; il savait la cour au château quil voyait à cent pas de lui, et à travers les murailles, son oeil perçant devinait Charles moribond. Il faisait un temps dazur et dor: un large rayon de soleil miroitait dans les plaines éloignées, tandis quil baignait dun or fluide la cime des arbres de la forêt, fiers de la richesse de leur premier feuillage. Les pierres grises du donjon elles-mêmes semblaient simprégner de la douce chaleur du ciel, et des ravenelles, apportées par le souffle du vent dest dans les fentes de la muraille, ouvraient leurs disques de velours rouge et jaune aux baisers dune brise attiédie. Mais le regard de Henri ne se fixait ni sur ces plaines verdoyantes, ni sur ces cimes chenues et dorées: son regard franchissait les espaces intermédiaires, et allait au-delà se fixer ardent dambition sur cette capitale de France, destinée à devenir un jour la capitale du monde. -- Paris, murmurait le roi de Navarre, voilà Paris; cest-à-dire la joie, le triomphe, la gloire, le bonheur; Paris où est le Louvre, et le Louvre où est le trône; et dire quune seule chose me sépare de ce Paris tant désiré! ... ce sont les pierres qui rampent à mes pieds et qui renferment avec moi mon ennemie. Et en ramenant son regard de Paris à Vincennes, il aperçut à sa gauche, dans un vallon voilé par des amandiers en fleur, un homme sur la cuirasse duquel se jouait obstinément un rayon de soleil, point enflammé qui voltigeait dans lespace à chaque mouvement de cet homme. Cet homme était sur un cheval plein dardeur, et tenait en main un cheval qui paraissait non moins impatient. Le roi de Navarre arrêta ses yeux sur le cavalier et le vit tirer son épée hors du fourreau, passer la pointe dans son mouchoir, et agiter ce mouchoir en façon de signal. Au même instant, sur la colline en face, un signal pareil se répéta, puis tout autour du château voltigea comme une ceinture de mouchoirs. Cétaient de Mouy et ses huguenots, qui, sachant le roi mourant, et qui, craignant quon ne tentât quelque chose contre Henri, sétaient réunis et se tenaient prêts à défendre ou à attaquer. Henri reporta ses yeux sur le cavalier quil avait vu le premier, se courba hors de la balustrade, couvrit ses yeux de sa main, et brisant ainsi les rayons du soleil qui léblouissait reconnut le jeune huguenot. -- De Mouy! sécria-t-il comme si celui-ci eût pu lentendre. Et dans sa joie de se voir ainsi environné damis, il leva lui-même son chapeau et fit voltiger son écharpe. Toutes les banderoles blanches sagitèrent de nouveau avec une vivacité qui témoignait de leur joie. -- Hélas! ils mattendent, dit-il, et je ne puis les rejoindre... Que ne lai-je fait quand je le pouvais peut-être! ... Maintenant jai trop tardé. Et il leur fit un geste de désespoir auquel de Mouy répondit par un signe qui voulait dire: _jattendrai_. En ce moment Henri entendit des pas qui retentissaient dans lescalier de pierre. Il se retira vivement. Les huguenots comprirent la cause de cette retraite. Les épées rentrèrent au fourreau et les mouchoirs disparurent. Henri vit déboucher de lescalier une femme dont la respiration haletante dénonçait une marche rapide, et reconnut, non sans une secrète fureur quil éprouvait toujours en lapercevant, Catherine de Médicis. Derrière elle, étaient deux gardes qui sarrêtèrent au haut de lescalier. -- Oh! oh! murmura Henri, il faut quil y ait quelque chose de nouveau et de grave pour que la reine mère vienne ainsi me chercher sur la plate-forme du donjon de Vincennes. Catherine sassit sur un banc de pierre adossé aux créneaux pour reprendre haleine. Henri sapprocha delle, et avec son plus gracieux sourire: -- Serait-ce moi que vous cherchez, ma bonne mère? dit-il. -- Oui, monsieur, répondit Catherine, jai voulu vous donner une dernière preuve de mon attachement. Nous touchons à un moment suprême: le roi se meurt et veut vous entretenir. -- Moi? dit Henri en tressaillant de joie. -- Oui, vous. On lui a dit, jen suis certaine, que non seulement vous regrettez le trône de Navarre, mais encore que vous ambitionnez le trône de France. -- Oh! fit Henri. -- Ce nest pas, je le sais bien, mais il le croit, lui, et nul doute que cet entretien quil veut avoir avec vous nait pour but de vous tendre un piège. -- À moi? -- Oui. Charles, avant de mourir, veut savoir ce quil y a à craindre ou à espérer de vous; et de votre réponse à ses offres, faites-y attention, dépendront les derniers ordres quil donnera, cest-à-dire votre mort ou votre vie. -- Mais que doit-il donc moffrir? -- Que sais-je, moi! des choses impossibles, probablement. -- Enfin, ne devinez-vous pas, ma mère? -- Non; mais je suppose, par exemple... Catherine sarrêta. -- Quoi? -- Je suppose que, vous croyant ces vues ambitieuses quon lui a dites, il veuille acquérir de votre bouche même la preuve de cette ambition. Supposez quil vous tente comme autrefois on tentait les coupables, pour provoquer un aveu sans torture; supposez, continua Catherine en regardant fixement Henri, quil vous propose un gouvernement, la régence même. Une joie indicible sépandit dans le coeur oppressé de Henri; mais il devina le coup, et cette âme vigoureuse et souple rebondit sous lattaque. -- À moi? dit-il, le piège serait trop grossier; à moi la régence, quand il y a vous, quand il y a mon frère dAlençon? Catherine se pinça les lèvres pour cacher sa satisfaction. -- Alors, dit-elle vivement, vous renoncez à la régence? «Le roi est mort, pensa Henri, et cest elle qui me tend un piège.» Puis tout haut: -- Il faut dabord que jentende le roi de France, répondit-il, car, de votre aveu même, madame, tout ce que nous avons dit là nest que supposition. -- Sans doute, dit Catherine; mais vous pouvez toujours répondre de vos intentions. -- Eh! mon Dieu! dit innocemment Henri, nayant pas de prétentions, je nai pas dintentions. -- Ce nest point répondre, cela, dit Catherine, sentant que le temps pressait, et se laissant emporter à sa colère; dune façon ou de lautre, prononcez-vous. -- Je ne puis pas me prononcer sur des suppositions, madame; une résolution positive est chose si difficile et surtout si grave à prendre, quil faut attendre les réalités. -- Écoutez, monsieur, dit Catherine, il ny a pas de temps à perdre, et nous le perdons en discussions vaines, en finesses réciproques. Jouons notre jeu en roi et en reine. Si vous acceptez la régence, vous êtes mort. «Le roi vit», pensa Henri. Puis tout haut: -- Madame, dit-il avec fermeté, Dieu tient la vie des hommes et des rois entre ses mains: il minspirera. Quon dise à Sa Majesté que je suis prêt à me présenter devant elle. -- Réfléchissez, monsieur. -- Depuis deux ans que je suis proscrit, depuis un mois que je suis prisonnier, répondit Henri gravement, jai eu le temps de réfléchir, madame, et jai réfléchi. Ayez donc la bonté de descendre la première près du roi, et de lui dire que je vous suis. Ces deux braves, ajouta Henri en montrant les deux soldats, veilleront à ce que je ne méchappe point. Dailleurs, ce nest point mon intention. Il y avait un tel accent de fermeté dans les paroles de Henri, que Catherine vit bien que toutes ses tentatives, sous quelque forme quelles fussent déguisées, ne gagneraient rien sur lui; elle descendit précipitamment. Aussitôt quelle eut disparu, Henri courut au parapet et fit à de Mouy un signe qui voulait dire: Approchez-vous et tenez-vous prêt à tout événement. De Mouy, qui était descendu de cheval, sauta en selle, et, avec le second cheval de main, vint au galop prendre position à deux portées de mousquet du donjon. Henri le remercia du geste et descendit. Sur le premier palier il trouva les deux soldats qui lattendaient. Un double poste de Suisses et de chevau-légers gardait lentrée des cours; il fallait traverser une double haie de pertuisanes pour entrer au château et pour en sortir. Catherine sétait arrêtée là et attendait. Elle fit signe aux deux soldats qui suivaient Henri de sécarter, et posant une de ses mains sur son bras: -- Cette cour a deux portes, dit-elle; à celle-ci, que vous voyez derrière les appartements du roi, si vous refusez la régence, un bon cheval et la liberté vous attendent; à celle-là, sous laquelle vous venez de passer, si vous écoutez lambition... Que dites- vous? -- Je dis que si le roi me fait régent, madame, cest moi qui donnerai des ordres aux soldats, et non pas vous. Je dis que si je sors du château à la nuit, toutes ces piques, toutes ces hallebardes, tous ces mousquets sabaisseront devant moi. -- Insensé! murmura Catherine exaspérée, crois-moi, ne joue pas avec Catherine ce terrible jeu de la vie et de la mort. -- Pourquoi pas? dit Henri en regardant fixement Catherine; pourquoi pas avec vous aussi bien quavec un autre, puisque jy ai gagné jusquà présent? -- Montez donc chez le roi, monsieur, puisque vous ne voulez rien croire et rien entendre, dit Catherine en lui montrant lescalier dune main et en jouant avec un des deux couteaux empoisonnés quelle portait dans cette gaine de chagrin noir devenue historique. -- Passez la première, madame, dit Henri; tant que je ne serai pas régent, lhonneur du pas vous appartient. Catherine, devinée dans toutes ses intentions, nessaya point de lutter, et passa la première. XXXIII La Régence Le roi commençait à simpatienter; il avait fait appeler M. de Nancey dans sa chambre, et venait de lui donner lordre daller chercher Henri, lorsque celui-ci parut. En voyant son beau-frère apparaître sur le seuil de la porte, Charles poussa un cri de joie, et Henri demeura épouvanté comme sil se fût trouvé en face dun cadavre. Les deux médecins qui étaient à ses côtés séloignèrent; le prêtre qui venait dexhorter le malheureux prince à une fin chrétienne se retira également. Charles IX nétait pas aimé, et cependant on pleurait beaucoup dans les antichambres. À la mort des rois, quels quils aient été, il y a toujours des gens qui perdent quelque chose et qui craignent de ne pas retrouver ce quelque chose sous leur successeur. Ce deuil, ces sanglots, les paroles de Catherine, lappareil sinistre et majestueux des derniers moments dun roi, enfin, la vue de ce roi lui-même, atteint dune maladie qui sest reproduite depuis, mais dont la science navait pas encore eu dexemple, produisirent sur lesprit encore jeune et par conséquent encore impressionnable de Henri un effet si terrible que, malgré sa résolution de ne point donner de nouvelles inquiétudes à Charles sur son état, il ne put, comme nous lavons dit, réprimer le sentiment de terreur qui se peignit sur son visage en apercevant ce moribond tout ruisselant de sang. Charles sourit avec tristesse. Rien néchappe aux mourants des impressions de ceux qui les entourent. -- Venez, Henriot, dit-il en tendant la main à son beau-frère avec une douceur de voix que Henri navait jamais remarquée en lui jusque-là. Venez, car je souffrais de ne pas vous voir; je vous ai bien tourmenté dans ma vie, mon pauvre ami, et parfois, je me le reproche maintenant, croyez-moi! parfois jai prêté les mains à ceux qui vous tourmentaient; mais un roi nest pas maître des événements, et outre ma mère Catherine, outre mon frère dAnjou, outre mon frère dAlençon, javais au-dessus de moi, pendant ma vie, quelque chose de gênant, qui cesse du jour où je touche à la mort: la raison dÉtat. -- Sire, balbutia Henri, je ne me souviens plus de rien que de lamour que jai toujours eu pour mon frère, que du respect que jai toujours porté à mon roi. -- Oui, oui, tu as raison, dit Charles, et je te suis reconnaissant de parler ainsi, Henriot; car en vérité tu as beaucoup souffert sous mon règne, sans compter que cest pendant mon règne que ta pauvre mère est morte. Mais tu as dû voir que lon me poussait souvent. Parfois jai résisté; mais parfois aussi jai cédé de fatigue. Mais, tu las dit, ne parlons plus du passé; maintenant cest le présent qui me pousse, cest lavenir qui meffraie. Et en disant ces mots, le pauvre roi cacha son visage livide dans ses mains décharnées. Puis, après un instant de silence, secouant son front pour en chasser ces sombres idées et faisant pleuvoir autour de lui une rosée de sang: -- Il faut sauver lÉtat, continua-t-il à voix basse et en sinclinant vers Henri; il faut lempêcher de tomber entre les mains des fanatiques ou des femmes. Charles, comme nous venons de le dire, prononça ces paroles à voix basse, et cependant Henri crut entendre derrière la coulisse du lit comme une sourde exclamation de colère. Peut-être quelque ouverture pratiquée dans la muraille, à linsu de Charles lui- même, permettait-elle à Catherine dentendre cette suprême conversation. -- Des femmes? reprit le roi de Navarre pour provoquer une explication. -- Oui, Henri, dit Charles, ma mère veut la régence en attendant que mon frère de Pologne revienne. Mais écoute ce que je te dis, il ne reviendra pas. -- Comment! il ne reviendra pas? sécria Henri, dont le coeur bondissait sourdement de joie. -- Non, il ne reviendra pas, continua Charles, ses sujets ne le laisseront pas partir. -- Mais, dit Henri, croyez-vous, mon frère, que la reine mère ne lui aura pas écrit à lavance? -- Si fait, mais Nancey a surpris le courrier à Château-Thierry et ma rapporté la lettre; dans cette lettre jallais mourir, disait- elle. Mais moi aussi jai écrit à Varsovie, ma lettre y arrivera, jen suis sûr, et mon frère sera surveillé. Donc, selon toute probabilité, Henri, le trône va être vacant. Un second frémissement plus sensible encore que le premier se fit entendre dans lalcôve. -- Décidément, se dit Henri, elle est là; elle écoute, elle attend! Charles nentendit rien. -- Or, poursuivit-il, je meurs sans héritier mâle. Puis il sarrêta: une douce pensée parut éclairer son visage, et posant sa main sur lépaule du roi de Navarre: -- Hélas! te souviens-tu, Henriot, continua-t-il, te souviens-tu de ce pauvre petit enfant que je tai montré un soir dormant dans son berceau de soie, et veillé par un ange? Hélas! Henriot, ils me le tueront! ... -- Ô Sire, sécria Henri, dont les yeux se mouillèrent de larmes, je vous jure devant Dieu que mes jours et mes nuits se passeront à veiller sur sa vie. Ordonnez, mon roi. -- Merci! Henriot, merci, dit le roi avec une effusion qui était bien loin de son caractère, mais que cependant lui donnait la situation. Jaccepte ta parole. Nen fais pas un roi... heureusement il nest pas né pour le trône, mais un homme heureux. Je lui laisse une fortune indépendante; quil ait la noblesse de sa mère, celle du coeur. Peut-être vaudrait-il mieux pour lui quon le destinât à lÉglise; il inspirerait moins de crainte. Oh! il me semble que je mourrais, sinon heureux, du moins tranquille, si javais là pour me consoler les caresses de lenfant et le doux visage de la mère. -- Sire, ne pouvez-vous les faire venir? -- Eh! malheureux! ils ne sortiraient pas dici. Voilà la condition des rois, Henriot: ils ne peuvent ni vivre ni mourir à leur guise. Mais depuis ta promesse je suis plus tranquille. Henri réfléchit. -- Oui, sans doute, mon roi, jai promis, mais pourrai-je tenir? -- Que veux-tu dire? -- Moi-même, ne serai-je pas proscrit, menacé comme lui, plus que lui, même? Car, moi, je suis un homme, et lui nest quun enfant. -- Tu te trompes, répondit Charles; moi mort, tu seras fort et puissant, et voilà qui te donnera la force et la puissance. À ces mots, le moribond tira un parchemin de son chevet. -- Tiens, lui dit-il. Henri parcourut la feuille revêtue du sceau royal. -- La régence à moi, Sire! dit-il en pâlissant de joie. -- Oui, la régence à toi, en attendant le retour du duc dAnjou, et comme, selon toute probabilité, le duc dAnjou ne reviendra point, ce nest pas la régence qui te donne ce papier, cest le trône. -- Le trône, à moi! murmura Henri. -- Oui, dit Charles, à toi, seul digne et surtout seul capable de gouverner ces galants débauchés, ces filles perdues qui vivent de sang et de larmes. Mon frère dAlençon est un traître, il sera traître envers tous, laisse-le dans le donjon où je lai mis. Ma mère voudra te tuer, exile-la. Mon frère dAnjou, dans trois mois, dans quatre mois, dans un an peut-être, quittera Varsovie et viendra te disputer la puissance; réponds à Henri par un bref du pape. Jai négocié cette affaire par mon ambassadeur, le duc de Nevers, et tu recevras incessamment le bref. -- Ô mon roi! -- Ne crains quune chose, Henri, la guerre civile. Mais en restant converti, tu lévites, car le parti huguenot na consistance quà la condition que tu te mettras à sa tête, et M. de Condé nest pas de force à lutter contre toi. La France est un pays de plaine, Henri, par conséquent un pays catholique. Le roi de France doit être le roi des catholiques et non le roi des huguenots; car le roi de France doit être le roi de la majorité. On dit que jai des remords davoir fait la Saint-Barthélemy; des doutes, oui; des remords, non. On dit que je rends le sang des huguenots par tous les pores. Je sais ce que je rends: de larsenic, et non du sang. -- Oh! Sire, que dites-vous? -- Rien. Si ma mort doit être vengée, Henriot, elle doit être vengée par Dieu seul. Nen parlons plus que pour prévoir les événements qui en seront la suite. Je te lègue un bon parlement, une armée éprouvée. Appuie-toi sur le parlement et sur larmée pour résister à tes seuls ennemis: ma mère et le duc dAlençon. En ce moment, on entendit dans le vestibule un bruit sourd darmes et de commandements militaires. -- Je suis mort, murmura Henri. -- Tu crains, tu hésites, dit Charles avec inquiétude. -- Moi! Sire, répliqua Henri; non, je ne crains pas; non, je nhésite pas; jaccepte. Charles lui serra la main. Et comme en ce moment sa nourrice sapprochait de lui, tenant une potion quelle venait de préparer dans une chambre voisine, sans faire attention que le sort de la France se décidait à trois pas delle: -- Appelle ma mère, bonne nourrice, et dis aussi quon fasse venir M. dAlençon. XXXIV Le roi est mort: vive le roi! Catherine et le duc dAlençon, livides deffroi et tremblants de fureur tout ensemble, entrèrent quelques minutes après. Comme Henri lavait deviné, Catherine savait tout et avait tout dit, en peu de mots, à François. Ils firent quelques pas et sarrêtèrent, attendant. Henri était debout au chevet du lit de Charles. Le roi leur déclara sa volonté. -- Madame, dit-il à sa mère, si javais un fils, vous seriez régente, ou, à défaut de vous, ce serait le roi de Pologne, ou, à défaut du roi de Pologne enfin, ce serait mon frère François; mais je nai pas de fils, et après moi le trône appartient à mon frère le duc dAnjou, qui est absent. Comme un jour ou lautre il viendra réclamer ce trône, je ne veux pas quil trouve à sa place un homme qui puisse, par des droits presque égaux, lui disputer ses droits, et qui expose par conséquent le royaume à des guerres de prétendants. Voilà pourquoi je ne vous prends pas pour régente, madame, car vous auriez à choisir entre vos deux fils, ce qui serait pénible pour le coeur dune mère. Voilà pourquoi je ne choisis pas mon frère François, car mon frère François pourrait dire à son aîné: «Vous aviez un trône, pourquoi lavez-vous quitté?» Non, je choisis donc un régent qui puisse prendre en dépôt la couronne, et qui la garde sous sa main et non sur sa tête. Ce régent, saluez-le, madame; saluez-le, mon frère; ce régent, cest le roi de Navarre! Et avec un geste de suprême commandement, il salua Henri de la main. Catherine et dAlençon firent un mouvement qui tenait le milieu entre un tressaillement nerveux et un salut. -- Tenez, monseigneur le régent, dit Charles au roi de Navarre, voici le parchemin qui, jusquau retour du roi de Pologne, vous donne le commandement des armées, les clefs du trésor, le droit et le pouvoir royal. Catherine dévorait Henri du regard, François était si chancelant quil pouvait à peine se soutenir; mais cette faiblesse de lun et cette fermeté de lautre, au lieu de rassurer Henri, lui montraient le danger présent, debout, menaçant. Henri nen fit pas moins un effort violent, et, surmontant toutes ses craintes, il prit le rouleau des mains du roi, puis, se redressant de toute sa hauteur, il fixa sur Catherine et François un regard qui voulait dire: -- Prenez garde, je suis votre maître. Catherine comprit ce regard. -- Non, non, jamais, dit-elle; jamais ma race ne pliera la tête sous une race étrangère; jamais un Bourbon ne régnera en France tant quil restera un Valois. -- Ma mère, ma mère, sécria Charles IX en se redressant dans son lit aux draps rougis, plus effrayant que jamais, prenez garde, je suis roi encore: pas pour longtemps, je le sais bien, mais il ne faut pas longtemps pour donner un ordre, il ne faut pas longtemps pour punir les meurtriers et les empoisonneurs. -- Eh bien, donnez-le donc, cet ordre, si vous losez. Moi je vais donner les miens. Venez, François, venez. Et elle sortit rapidement, entraînant avec elle le duc dAlençon. -- Nancey! cria Charles; Nancey, à moi, à moi! je lordonne, je le veux, Nancey, arrêtez ma mère, arrêtez mon frère, arrêtez... Une gorgée de sang coupa la parole à Charles au moment où le capitaine des gardes ouvrit la porte, et le roi suffoqué râla sur son lit. Nancey navait entendu que son nom; les ordres qui lavaient suivi, prononcés dune voix moins distincte, sétaient perdus dans lespace. -- Gardez la porte, dit Henri, et ne laissez entrer personne. Nancey salua et sortit. Henri reporta ses yeux sur ce corps inanimé et quon eût pu prendre pour un cadavre, si un léger souffle neût agité la frange décume qui bordait ses lèvres. Il regarda longtemps; puis se parlant à lui-même: -- Voici linstant suprême, dit-il, faut-il régner, faut-il vivre? Au même instant la tapisserie de lalcôve se souleva, une tête pâlie parut derrière, et une voix vibra au milieu du silence de mort qui régnait dans la chambre royale: -- Vivez, dit cette voix. -- René! sécria Henri. -- Oui, Sire. -- Ta prédiction était donc fausse: je ne serai donc pas roi? sécria Henri. -- Vous le serez, Sire, mais lheure nest pas encore venue. -- Comment le sais-tu? parle, que je sache si je dois te croire. -- Écoutez. -- Jécoute. -- Baissez-vous. Henri sinclina au-dessus du corps de Charles. René se pencha de son côté. La largeur du lit les séparait seule, et encore la distance était-elle diminuée par leur double mouvement. Entre eux deux était couché et toujours sans voix et sans mouvement le corps du roi moribond. -- Écoutez, dit René; placé ici par la reine mère pour vous perdre, jaime mieux vous servir, moi, car jai confiance en votre horoscope; en vous servant je trouve à la fois, dans ce que je fais, lintérêt de mon corps et de mon âme. -- Est-ce la reine mère aussi qui ta ordonné de me dire cela? demanda Henri plein de doute et dangoisses. -- Non, dit René, mais écoutez un secret. Et il se pencha encore davantage. Henri limita, de sorte que les deux têtes se touchaient presque. Cet entretien de deux hommes courbés sur le corps dun roi mourant avait quelque chose de si sombre, que les cheveux du superstitieux Florentin se dressaient sur sa tête et quune sueur abondante perlait sur le visage de Henri. -- Écoutez, continua René, écoutez un secret que je sais seul, et que je vous révèle si vous me jurez sur ce mourant de me pardonner la mort de votre mère. -- Je vous lai déjà promis une fois, dit Henri dont le visage sassombrit. -- Promis, mais non juré, dit René en faisant un mouvement en arrière. -- Je le jure, dit Henri étendant la main droite sur la tête du roi. -- Eh bien, Sire, dit précipitamment le Florentin, le roi de Pologne arrive! -- Non, dit Henri, le courrier a été arrêté par le roi Charles. -- Le roi Charles nen a arrêté quun sur la route de Château- Thierry; mais la reine mère, dans sa prévoyance, en avait envoyé trois par trois routes. -- Oh! malheur à moi! dit Henri. -- Un messager est arrivé ce matin de Varsovie. Le roi partait derrière lui sans que personne songeât à sy opposer, car à Varsovie on ignorait encore la maladie du roi. Il ne précède Henri dAnjou que de quelques heures. -- Oh! si javais seulement huit jours! dit Henri. -- Oui, mais vous navez que huit heures. Avez-vous entendu le bruit des armes que lon préparait? -- Oui. -- Ces armes, on les préparait à votre intention. Ils viendront vous tuer jusquici, jusque dans la chambre du roi. -- Le roi nest pas mort encore. René regarda fixement Charles: -- Dans dix minutes il le sera. Vous avez donc dix minutes à vivre, peut-être moins. -- Que faire alors? -- Fuir sans perdre une minute, sans perdre une seconde. -- Mais par où? sils attendent dans lantichambre, ils me tueront quand je sortirai. -- Écoutez: je risque tout pour vous, ne loubliez jamais. -- Sois tranquille. -- Suivez-moi par ce passage secret, je vous conduirai jusquà la poterne. Puis, pour vous donner du temps, jirai dire à la belle- mère que vous descendez; vous serez censé avoir découvert ce passage secret et en avoir profité pour fuir: venez, venez. Henri se baissa vers Charles et lembrassa au front. -- Adieu, mon frère, dit-il; je noublierai point que ton dernier désir fut de me voir te succéder. Je noublierai pas que ta dernière volonté fut de me faire roi. Meurs en paix. Au nom de nos frères, je te pardonne le sang versé. -- Alerte! alerte! dit René, il revient à lui; fuyez avant quil rouvre les yeux, fuyez. -- Nourrice! murmura Charles, nourrice! Henri saisit au chevet de Charles lépée désormais inutile du roi mourant, mit le parchemin qui le faisait régent dans sa poitrine, baisa une dernière fois le front de Charles, tourna autour du lit, et sélança par louverture qui se referma derrière lui. -- Nourrice! cria le roi dune voix plus forte, nourrice! La bonne femme accourut. -- Eh bien, quy a-t-il, mon Charlot? demanda-t-elle. -- Nourrice, dit le roi, la paupière ouverte et loeil dilaté par la fixité terrible de la mort, il faut quil se soit passé quelque chose pendant que je dormais: je vois une grande lumière, je vois Dieu notre maître; je vois mon Seigneur Jésus, je vois la benoîte Vierge Marie. Ils le prient, ils le supplient pour moi: le Seigneur tout-puissant me pardonne... il mappelle... Mon Dieu! mon Dieu! recevez-moi dans votre miséricorde... Mon Dieu! oubliez que jétais roi, car je viens à vous sans sceptre et sans couronne... Mon Dieu! oubliez les crimes du roi pour ne vous rappeler que les souffrances de lhomme... Mon dieu! me voilà. Et Charles, qui, à mesure quil prononçait ces paroles, sétait soulevé de plus en plus comme pour aller au-devant de la voix qui lappelait, Charles, après ces derniers mots, poussa un soupir et retomba immobile et glacé entre les bras de sa nourrice. Pendant ce temps, et tandis que les soldats, commandés par Catherine, se portaient sur le passage connu de tous par lequel Henri devait sortir, Henri, guidé par René, suivait le couloir secret et gagnait la poterne, sautait sur le cheval qui lattendait, et piquait vers lendroit où il savait retrouver de Mouy. Tout à coup au bruit de son cheval, dont le galop faisait retentir le pavé sonore, quelques sentinelles se retournèrent en criant: -- Il fuit! il fuit! -- Qui cela? sécria la reine mère en sapprochant dune fenêtre. -- Le roi Henri, le roi de Navarre, crièrent les sentinelles. -- Feu! dit Catherine, feu sur lui! Les sentinelles ajustèrent, mais Henri était déjà trop loin. -- Il fuit, sécria la reine mère, donc il est vaincu. -- Il fuit, murmura le duc dAlençon, donc je suis roi. Mais au même instant, et tandis que François et sa mère étaient encore à la fenêtre, le pont-levis craqua sous les pas des chevaux, et précédé par un cliquetis darmes et par une grande rumeur, un jeune homme lancé au galop, son chapeau à la main, entra dans la cour en criant: _France! _suivi de quatre gentilshommes, couverts comme lui de sueur, de poussière et décume. -- Mon fils! sécria Catherine en étendant les deux bras par la fenêtre. -- Ma mère! répondit le jeune homme en sautant à bas du cheval. -- Mon frère dAnjou! sécria avec épouvante François en se rejetant en arrière. -- Est-il trop tard? demanda Henri dAnjou à sa mère. -- Non, au contraire, il est temps, et Dieu teût conduit par la main quil ne teût pas amené plus à propos; regarde et écoute. En effet, M. de Nancey, capitaine des gardes, savançait sur le balcon de la chambre du roi. Tous les regards se tournèrent vers lui. Il brisa une baguette en deux morceaux, et, les bras étendus, tenant les deux morceaux de chaque main: -- Le roi Charles IX est mort! le roi Charles IX est mort! le roi Charles IX est mort! cria-t-il trois fois. Et il laissa tomber les deux morceaux de la baguette. -- Vive le roi Henri III! cria alors Catherine en se signant avec une pieuse reconnaissance. Vive le roi Henri III! Toutes les voix répétèrent ce cri, excepté celle du duc François. -- Ah! elle ma joué, dit-il en déchirant sa poitrine avec ses ongles. -- Je lemporte, sécria Catherine, et cet odieux Béarnais ne régnera pas! XXXV Épilogue Un an sétait écoulé depuis la mort du roi Charles IX et lavènement au trône de son successeur. Le roi Henri III, heureusement régnant par la grâce de Dieu et de sa mère Catherine, était allé à une belle procession faite en lhonneur de Notre-Dame de Cléry. Il était parti à pied avec la reine sa femme et toute la cour. Le roi Henri III pouvait bien se donner ce petit passe-temps; nul souci sérieux ne loccupait à cette heure. Le roi de Navarre était en Navarre, où il avait si longtemps désiré être, et soccupait fort, disait-on, dune belle fille du sang des Montmorency et quil appelait la Fosseuse. Marguerite était près de lui, triste et sombre, et ne trouvant que dans ses belles montagnes, non pas une distraction, mais un adoucissement aux deux grandes douleurs de la vie: labsence et la mort. Paris était fort tranquille, et la reine mère, véritablement régente depuis que son cher fils Henri était roi, y faisait séjour tantôt au Louvre, tantôt à lhôtel de Soissons, qui était situé sur lemplacement que couvre aujourdhui la halle au blé, et dont il ne reste que lélégante colonne quon peut voir encore aujourdhui. Elle était un soir fort occupée à étudier les astres avec René, dont elle avait toujours ignoré les petites trahisons, et qui était rentré en grâce auprès delle pour le faux témoignage quil avait si à point porté dans laffaire de Coconnas et de La Mole, lorsquon vint lui dire quun homme qui disait avoir une chose de la plus haute importance à lui communiquer, lattendait dans son oratoire. Elle descendit précipitamment et trouva le sire de Maurevel. -- _Il _est ici, sécria lancien capitaine des pétardiers, ne laissant point, contre létiquette royale, le temps à Catherine de lui adresser la parole. -- Qui, _il?_ demanda Catherine. -- Qui voulez-vous que ce soit, madame, sinon le roi de Navarre? -- Ici! dit Catherine, ici... lui... Henri... Et quy vient-il faire, limprudent? -- Si lon en croit les apparences, il vient voir madame de Sauve; voilà tout. Si lon en croit les probabilités, il vient conspirer contre le roi. -- Et comment savez-vous quil est ici? -- Hier, je lai vu entrer dans une maison, et un instant après madame de Sauve est venue ly joindre. -- Êtes-vous sûr que ce soit lui? -- Je lai attendu jusquà sa sortie, cest-à-dire une partie de la nuit. À trois heures, les deux amants se sont remis en chemin. Le roi a conduit madame de Sauve jusquau guichet du Louvre; là, grâce au concierge, qui est dans ses intérêts sans doute, elle est rentrée sans être inquiétée, et le roi sen est revenu tout en chantonnant un petit air et dun pas aussi dégagé que sil était au milieu de ses montagnes. -- Et où est-il allé ainsi? -- Rue de lArbre-Sec, hôtel de la Belle-Étoile, chez ce même aubergiste où logeaient les deux sorciers que Votre Majesté a fait exécuter lan passé. -- Pourquoi nêtes-vous pas venu me dire la chose aussitôt? -- Parce que je nétais pas encore assez sûr de mon fait. -- Tandis que maintenant? -- Maintenant, je le suis. -- Tu las vu? -- Parfaitement. Jétais embusqué chez un marchand de vin en face; je lai vu entrer dabord dans la même maison que la veille; puis comme madame de Sauve tardait, il a mis imprudemment son visage au carreau dune fenêtre du premier, et cette fois je nai plus conservé aucun doute. Dailleurs, un instant après, madame de Sauve lest venue rejoindre de nouveau. -- Et tu crois quils resteront, comme la nuit passée, jusquà trois heures du matin? -- Cest probable. -- Où est donc cette maison? -- Près de la Croix-des-Petits-Champs, vers Saint-Honoré. -- Bien, dit Catherine. M. de Sauve ne connaît point votre écriture? -- Non. -- Asseyez-vous là et écrivez. Maurevel obéit et prenant la plume: -- Je suis prêt, madame, dit-il. Catherine dicta: «Pendant que le baron de Sauve fait son service au Louvre, la baronne est avec un muguet de ses amis, dans une maison proche de la Croix-des-Petits-Champs, vers Saint-Honoré; le baron de Sauve reconnaîtra la maison à une croix rouge qui sera faite sur la muraille.» -- Eh bien? demanda Maurevel. -- Faites une seconde copie de cette lettre, dit Catherine. Maurevel obéit passivement. -- Maintenant, dit la reine, faites remettre une de ces lettres par un homme adroit au baron de Sauve, et que cet homme laisse tomber lautre dans les corridors du Louvre. -- Je ne comprends pas, dit Maurevel. Catherine haussa les épaules. -- Vous ne comprenez pas quun mari qui reçoit une pareille lettre se fâche? -- Mais il me semble, madame, que du temps du roi de Navarre il ne se fâchait pas. -- Tel qui passe des choses à un roi ne les passe peut-être pas à un simple galant. Dailleurs, sil ne se fâche pas, vous vous fâcherez pour lui, vous. -- Moi? -- Sans doute. Vous prenez quatre hommes, six hommes sil le faut, vous vous masquez, vous enfoncez la porte, comme si vous étiez les envoyés du baron, vous surprenez les amants au milieu de leur tête-à-tête, vous frappez au nom du roi; et le lendemain le billet perdu dans le corridor du Louvre, et trouvé par quelque âme charitable qui la déjà fait circuler, atteste que cest le mari qui sest vengé. Seulement, le hasard a fait que le galant était le roi de Navarre; mais qui pouvait deviner cela, quand chacun le croyait à Pau? Maurevel regarda avec admiration Catherine, sinclina et sortit. En même temps que Maurevel sortait de lhôtel de Soissons, madame de Sauve entrait dans la petite maison de la Croix-des-Petits- Champs. Henri lattendait la porte entrouverte. Dès quil laperçut dans lescalier: -- Vous navez pas été suivie? dit-il. -- Mais non, dit Charlotte, que je sache, du moins. -- Cest que je crois lavoir été, dit Henri, non seulement cette nuit, mais encore ce soir. -- Oh! mon Dieu! dit Charlotte, vous meffrayez, Sire; si un bon souvenir donné par vous à une ancienne amie allait tourner à mal pour vous, je ne men consolerais pas. -- Soyez tranquille, ma mie, dit le Béarnais, nous avons trois épées qui veillent dans lombre. -- Trois, cest bien peu, Sire. -- Cest assez quand ces épées sappellent de Mouy, Saucourt et Barthélemy. -- De Mouy est donc avec vous à Paris? -- Sans doute. -- Il a osé revenir dans la capitale? Il a donc, comme vous, quelque pauvre femme folle de lui? -- Non, mais il a un ennemi dont il a juré la mort. Il ny a que la haine, ma chère, qui fasse faire autant de sottises que lamour. -- Merci, Sire. -- Oh! dit Henri, je ne dis pas cela pour les sottises présentes, je dit cela pour les sottises passées et à venir. Mais ne discutons pas là-dessus, nous navons pas de temps à perdre. -- Vous partez donc toujours? -- Cette nuit. -- Les affaires pour lesquelles vous étiez revenu à Paris sont donc terminées? -- Je ny suis revenu que pour vous. -- Gascon! -- Ventre-saint-Gris! ma mie, je dis la vérité; mais écartons ces souvenirs: jai encore deux ou trois heures à être heureux, et puis une séparation éternelle. -- Ah! Sire, dit madame de Sauve, il ny a déternel que mon amour. Henri venait de dire quil navait pas le temps de discuter, il ne discuta donc point; il crut, ou, le sceptique quil était, il fit semblant de croire. Cependant, comme lavait dit le roi de Navarre, de Mouy et ses deux compagnons étaient cachés aux environs de la maison. Il était convenu que Henri sortirait à minuit de la petite maison au lieu den sortir à trois heures; quon irait comme la veille reconduire madame de Sauve au Louvre, et que de là on irait rue de la Cerisaie, où demeurait Maurevel. Cétait seulement pendant la journée qui venait de sécouler que de Mouy avait enfin eu notion certaine de la maison quhabitait son ennemi. Ils étaient là depuis une heure à peu près, lorsquils virent un homme, suivi à quelques pas de cinq autres, qui sapprochait de la porte de la petite maison, et qui, lune après lautre, essayait plusieurs clefs. À cette vue, de Mouy, caché dans lenfoncement dune porte voisine, ne fit quun bond de sa cachette à cet homme, et le saisit par le bras. -- Un instant, dit-il, on nentre pas là. Lhomme fit un bond en arrière, et en bondissant son chapeau tomba. -- De Mouy de Saint-Phale! sécria-t-il. -- Maurevel! hurla le huguenot en levant son épée. Je te cherchais; tu viens au-devant de moi, merci! Mais la colère ne lui fit pas oublier Henri; et se retournant vers la fenêtre, il siffla à la manière des pâtres béarnais. -- Cela suffira, dit-il à Saucourt. Maintenant, à moi, assassin! à moi! Et il sélança vers Maurevel. Celui-ci avait eu le temps de tirer de sa ceinture un pistolet. -- Ah! cette fois, dit le Tueur de Roi en ajustant le jeune homme, je crois que tu es mort. Et il lâcha le coup. Mais de Mouy se jeta à droite, et la balle passa sans latteindre. -- À mon tour maintenant, sécria le jeune homme. Et il fournit à Maurevel un si rude coup dépée que, quoique ce coup atteignît sa ceinture de cuir, la pointe acérée traversa lobstacle et senfonça dans les chairs. Lassassin poussa un cri sauvage qui accusait une si profonde douleur que les sbires qui laccompagnaient le crurent frappé à mort et senfuirent épouvantés du côté de la rue Saint-Honoré. Maurevel nétait point brave. Se voyant abandonné par ses gens et ayant devant lui un adversaire comme de Mouy, il essaya à son tour de prendre la fuite, et se sauva par le même chemin quils avaient pris, en criant: «À laide!» De Mouy, Saucourt et Barthélemy, emportés par leur ardeur, les poursuivirent. Comme ils entraient dans la rue de Grenelle, quils avaient prise pour leur couper le chemin, une fenêtre souvrait et un homme sautait du premier étage sur la terre fraîchement arrosée par la pluie. Cétait Henri. Le sifflement de De Mouy lavait averti dun danger quelconque, et ce coup de pistolet, en lui indiquant que le danger était grave, lavait attiré au secours de ses amis. Ardent, vigoureux, il sélança sur leurs traces lépée à la main. Un cri le guida: il venait de la barrière des Sergents. Cétait Maurevel, qui, se sentant pressé par de Mouy, appelait une seconde fois à son secours ses hommes emportés par la terreur. Il fallait se retourner ou être poignardé par derrière. Maurevel se retourna, rencontra le fer de son ennemi, et presque aussitôt lui porta un coup si habile que son écharpe en fut traversée. Mais de Mouy riposta aussitôt. Lépée senfonça de nouveau dans la chair quelle avait déjà entamée, et un double jet de sang sélança par une double plaie. -- Il en tient! cria Henri, qui arrivait. Sus! sus, de Mouy! De Mouy navait pas besoin dêtre encouragé. Il chargea de nouveau Maurevel; mais celui-ci ne lattendit point. Appuyant sa main gauche sur sa blessure, il reprit une course désespérée. -- Tue-le vite! tue-le! cria le roi; voici ses soldats qui sarrêtent, et le désespoir des lâches ne vaut rien pour les braves. Maurevel, dont les poumons éclataient, dont la respiration sifflait, dont chaque haleine chassait une sueur sanglante, tomba tout à coup dépuisement; mais aussitôt il se releva, et, se retournant sur un genou, il présenta la pointe de son épée à de Mouy. -- Amis! amis! cria Maurevel, ils ne sont que deux. Feu, feu sur eux! En effet, Saucourt et Barthélemy sétaient égarés à la poursuite de deux sbires qui avaient pris par la rue des Poulies, et le roi et de Mouy se trouvaient seuls en présence de quatre hommes. -- Feu! continuait de hurler Maurevel, tandis quun de ses soldats apprêtait effectivement son poitrinal. -- Oui, mais auparavant, dit de Mouy, meurs, traître, meurs, misérable, meurs damné comme un assassin! Et saisissant dune main lépée tranchante de Maurevel, de lautre il plongea la sienne du haut en bas dans la poitrine de son ennemi, et cela avec tant de force quil le cloua contre terre. -- Prends garde! prends garde! cria Henri. De Mouy fit un bond en arrière, laissant son épée dans le corps de Maurevel, car un soldat lajustait et allait le tuer à bout portant. En même temps Henri passait son épée au travers du corps du soldat, qui tomba près de Maurevel en jetant un cri. Les deux autres soldats prirent la fuite. -- Viens! de Mouy, viens! cria Henri. Ne perdons pas un instant; si nous étions reconnus, ce serait fait de nous. -- Attendez, Sire; et mon épée, croyez-vous que je veuille la laisser dans le corps de ce misérable? Et il sapprocha de Maurevel gisant et en apparence sans mouvement; mais au moment où de Mouy mettait la main à la garde de cette épée, qui effectivement était restée dans le corps de Maurevel, celui-ci se releva armé du poitrinal que le soldat avait lâché en tombant, et à bout portant il lâcha le coup au milieu de la poitrine de De Mouy. Le jeune homme tomba sans même pousser un cri; il était tué raide. Henri sélança sur Maurevel; mais il était tombé à son tour, et son épée ne perça plus quun cadavre. Il fallait fuir, le bruit avait attiré un grand nombre de personnes, la garde de nuit pouvait venir. Henri chercha parmi les curieux attirés par le bruit une figure, une connaissance, et tout à coup poussa un cri de joie. Il venait de reconnaître maître La Hurière. Comme la scène se passait au pied de la croix du Trahoir, cest-à- dire en face de la rue de lArbre-Sec, notre ancienne connaissance, dont lhumeur naturellement sombre sétait encore singulièrement attristée depuis la mort de La Mole et de Coconnas, ses deux hôtes bien-aimés, avait quitté ses fourneaux et ses casseroles au moment où justement il apprêtait le souper du roi de Navarre et était accouru. -- Mon cher La Hurière, je vous recommande De Mouy, quoique jai bien peur quil ny ait plus rien à faire. Emportez-le chez vous, et sil vit encore népargnez rien, voilà ma bourse. Quant à lautre laissez-le dans le ruisseau et quil y pourrisse comme un chien. -- Mais vous? dit La Hurière. -- Moi, jai un adieu à dire. Je cours, et dans dix minutes, je suis chez vous. Tenez mes chevaux prêts. Et Henri se mit effectivement à courir dans la direction de la petite maison de la Croix-des-Petits-Champs; mais en débouchant de la rue de Grenelle, il sarrêta plein de terreur. Un groupe nombreux était amassé devant la porte. -- Quy a-t-il dans cette maison, demanda Henri, et quest-il arrivé? -- Oh! répondit celui auquel il sadressait, un grand malheur, monsieur. Cest une belle jeune femme qui vient dêtre poignardée par son mari, à qui lon avait remis un billet pour le prévenir que sa femme était avec un amant. -- Et le mari? sécria Henri. -- Il sest sauvé. -- La femme? -- Elle est là. -- Morte? -- Pas encore; mais, Dieu merci, elle nen vaut guère mieux. -- Oh! sécria Henri, je suis donc maudit! Et il sélança dans la maison. La chambre était pleine de monde; tout ce monde entourait un lit sur lequel était couchée la pauvre Charlotte percée de deux coups de poignard. Son mari, qui pendant deux ans avait dissimulé sa jalousie contre Henri, avait saisi cette occasion de se venger delle. -- Charlotte! Charlotte! cria Henri fendant la foule et tombant à genoux devant le lit. Charlotte rouvrit ses beaux yeux déjà voilés par la mort; elle jeta un cri qui fit jaillir le sang de ses deux blessures, et faisant un effort pour se soulever. -- Oh! je savais bien, dit-elle, que je ne pouvais pas mourir sans le revoir. Et en effet, comme si elle neût attendu que ce moment pour rendre à Henri cette âme qui lavait tant aimé, elle appuya ses lèvres sur le front du roi de Navarre, murmura encore une dernière fois: «Je taime», et tomba morte. Henri ne pouvait rester plus longtemps sans se perdre. Il tira son poignard, coupa une boucle de ses beaux cheveux blonds quil avait si souvent dénoués pour en admirer la longueur, et sortit en sanglotant au milieu des sanglots des assistants, qui ne se doutaient pas quils pleuraient sur de si hautes infortunes. -- Ami, amour, sécria Henri éperdu, tout mabandonne, tout me quitte, tout me manque à la fois! -- Oui, Sire, lui dit tout bas un homme qui sétait détaché du groupe de curieux amassé devant la petite maison et qui lavait suivi, mais vous avez toujours le trône. -- René! sécria Henri. -- Oui, Sire, René qui veille sur vous: ce misérable en expirant vous a nommé; on sait que vous êtes à Paris, les archers vous cherchent, fuyez, fuyez! -- Et tu dis que je serai roi, René! un fugitif! -- Regardez, Sire, dit le Florentin en montrant au roi une étoile qui se dégageait, brillante, des plis dun nuage noir, ce nest pas moi qui le dis, cest elle. Henri poussa un soupir et disparut dans lobscurité. FIN [1] Charles IX avait épousé Élisabeth dAutriche, fille de Maximilien. [2] Espèce de brasero. [3] En effet, cet enfant naturel, qui nétait autre que le fameux duc dAngoulême, qui mourut en 1650, supprimait, sil eût été légitime, Henri III, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV. Que nous donnait-il à la place? Lesprit se confond et se perd dans les ténèbres dune pareille question. [4] Votre présence inespérée dans cette cour nous comblerait de joie, moi et mon mari, si elle namenait un grand malheur, cest-à-dire non seulement la perte dun frère, mais encore celle dun ami. [5] Nous sommes désespérés dêtre séparés de vous, quand nous eussions préféré partir avec vous. Mais le même destin qui veut que vous quittiez sans retard Paris, nous enchaîne, nous, dans cette ville. Partez donc, cher frère; partez donc, cher ami; partez sans nous. Notre espérance et nos désirs vous suivent. [6] Textuelle. *** End of this LibraryBlog Digital Book "La reine Margot - Tome II" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.