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Title: Le comte de Monte-Cristo, Tome IV
Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870
Language: French
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Alexandre Dumas

LE COMTE DE MONTE-CRISTO

Tome IV (1845-1846)



Table des matières


LXXXV.  Le voyage.
LXXXVI.  Le jugement.
LXXXVII.  La provocation.
LXXXVIII.  L'insulte.
LXXXIX.  La nuit.
LXC.  La rencontre.
LXCI.  La mère et le fils.
LXCII.  Le suicide.
LXCIII.  Valentine.
LXCIV.  L'aveu.
LXCV.  Le père et la fille.
LXCVI.  Le contrat.
LXCVII.  La route de Belgique.
LXCVIII.  L'auberge de la Cloche et de la Bouteille.
LXCIX.  La loi.
C.  L'apparition.
CI.  Locuste.
CII.  Valentine.
CIII.  Maximilien.
CIV.  La signature Danglars.
CV.  Le cimetière du Père-Lachaise.
CVI.  Le partage.
CVII.  La Fosse-aux-Lions.
CVIII.  Le juge.
CIX.  Les assises.
CX.  L'acte d'accusation.
CXI.  Expiation.
CXII.  Le départ.
CXIII.  Le passé.
CXIV.  Peppino.
CXV.  La carte de Luigi Vampa.
CXVI.  Le pardon.
CXVII.  Le 5 octobre.
Bibliographie--OEuvres complètes



LXXXV

Le voyage.


Monte-Cristo poussa un cri de joie en voyant les deux jeunes gens
ensemble.

«Ah! ah! dit-il. Eh bien, j'espère que tout est fini, éclairci, arrangé?

--Oui, dit Beauchamp, des bruits absurdes qui sont tombés d'eux-mêmes,
et, qui maintenant, s'ils se renouvelaient, m'auraient pour premier
antagoniste. Ainsi donc, ne parlons plus de cela.

--Albert vous dira, reprit le comte, que c'est le conseil que je lui
avais donné. Tenez, ajouta-t-il, vous me voyez au reste achevant la plus
exécrable matinée que j'aie jamais passée, je crois.

--Que faites-vous? dit Albert, vous mettez de l'ordre dans vos papiers,
ce me semble?

--Dans mes papiers, Dieu merci non! il y a toujours dans mes papiers un
ordre merveilleux, attendu que je n'ai pas de papiers, mais dans les
papiers de M. Cavalcanti.

--De M. Cavalcanti? demanda Beauchamp.

--Eh oui! ne savez-vous pas que c'est un jeune homme que lance le comte?
dit Morcerf.

--Non pas, entendons-nous bien, répondit Monte-Cristo, je ne lance
personne, et M. Cavalcanti moins que tout autre.

--Et qui va épouser Mlle Danglars en mon lieu et place; ce qui, continua
Albert en essayant de sourire, comme vous pouvez bien vous en douter,
mon cher Beauchamp, m'affecte cruellement.

--Comment! Cavalcanti épouse Mlle Danglars? demanda Beauchamp.

--Ah çà! mais vous venez donc du bout du monde? dit Monte-Cristo; vous,
un journaliste, le mari de la Renommée! Tout Paris ne parle que de cela.

--Et c'est vous, comte, qui avez fait ce mariage? demanda Beauchamp.

--Moi? Oh! silence monsieur le nouvelliste, n'allez pas dire de
pareilles choses! Moi, bon Dieu! faire un mariage? Non, vous ne me
connaissez pas; je m'y suis au contraire opposé de tout mon pouvoir,
j'ai refusé de faire la demande.

--Ah! je comprends, dit Beauchamp: à cause de notre ami Albert?

--À cause de moi, dit le jeune homme; oh! non, par ma foi! Le comte me
rendra la justice d'attester que je l'ai toujours prié, au contraire, de
rompre ce projet, qui heureusement est rompu. Le comte prétend que ce
n'est pas lui que je dois remercier; soit, j'élèverai, comme les
anciens, un autel _Deo ignoto_.

--Écoutez, dit Monte-Cristo, c'est si peu moi, que je suis en froid avec
le beau-père et avec le jeune homme; il n'y a que Mlle Eugénie, laquelle
ne me paraît pas avoir une profonde vocation pour le mariage, qui, en
voyant à quel point j'étais peu disposé à la faire renoncer à sa chère
liberté, m'ait conservé son affection.

--Et vous dites que ce mariage est sur le point de se faire?

--Oh! mon Dieu! oui, malgré tout ce que j'ai pu dire. Moi, je ne connais
pas le jeune homme, on le prétend riche et de bonne famille, mais pour
moi ces choses sont de simples _on dit_. J'ai répété tout cela à satiété
à M. Danglars; mais il est entiché de son Lucquois. J'ai été jusqu'à lui
faire part d'une circonstance qui, pour moi, était plus grave: le jeune
homme a été changé en nourrice, enlevé par des Bohémiens ou égaré par
son précepteur, je ne sais pas trop. Mais ce que je sais, c'est que son
père l'a perdu de vue depuis plus de dix années; ce qu'il a fait pendant
ces dix années de vie errante, Dieu seul le sait. Eh bien, rien de tout
cela n'y a fait. On m'a chargé d'écrire au major, de lui demander des
papiers; ces papiers, les voilà. Je les leur envoie, mais, comme Pilate,
en me lavant les mains.

--Et Mlle d'Armilly, demanda Beauchamp, quelle mine vous fait-elle à
vous, qui lui enlevez son élève?

--Dame! je ne sais pas trop: mais il paraît qu'elle part pour l'Italie.
Mme Danglars m'a parlé d'elle et m'a demandé des lettres de
recommandation pour les impresarii; je lui ai donné un mot pour le
directeur du théâtre Valle, qui m'a quelques obligations. Mais
qu'avez-vous donc, Albert? vous avez l'air tout attristé; est-ce que,
sans vous en douter vous êtes amoureux de Mlle Danglars, par exemple?

--Pas que je sache», dit Albert en souriant tristement.

Beauchamp se mit à regarder les tableaux.

«Mais enfin, continua Monte-Cristo, vous n'êtes pas dans votre état
ordinaire. Voyons, qu'avez-vous? dites.

--J'ai la migraine, dit Albert.

--Eh bien, mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, j'ai en ce cas un remède
infaillible à vous proposer, remède qui m'a réussi à moi chaque fois que
j'ai éprouvé quelque contrariété.

--Lequel? demanda le jeune homme.

--Le déplacement.

--En vérité? dit Albert.

--Oui; et tenez, comme en ce moment-ci je suis excessivement contrarié,
je me déplace. Voulez-vous que nous nous déplacions ensemble?

--Vous, contrarié, comte! dit Beauchamp, et de quoi donc?

--Pardieu! vous en parlez fort à votre aise, vous; je voudrais bien vous
voir avec une instruction se poursuivant dans votre maison!

--Une instruction! quelle instruction?

--Eh! celle que M. de Villefort dresse contre mon aimable assassin donc,
une espèce de brigand échappé du bagne, à ce qu'il paraît.

--Ah! c'est vrai, dit Beauchamp, j'ai lu le fait dans les journaux.
Qu'est-ce que c'est que ce Caderousse?

--Eh bien... mais il paraît que c'est un Provençal. M. de Villefort en a
entendu parler quand il était à Marseille, et M. Danglars se rappelle
l'avoir vu. Il en résulte que M. le procureur du roi prend l'affaire
fort à coeur, qu'elle a, à ce qu'il paraît, intéressé au plus haut degré
le préfet de police, et que, grâce à cet intérêt dont je suis on ne peut
plus reconnaissant, on m'envoie ici depuis quinze jours tous les bandits
qu'on peut se procurer dans Paris et dans la banlieue, sous prétexte que
ce sont les assassins de M. Caderousse; d'où il résulte que, dans trois
mois, si cela continue, il n'y aura pas un voleur ni un assassin dans ce
beau royaume de France qui ne connaisse le plan de ma maison sur le bout
de son doigt, aussi je prends le parti de la leur abandonner tout
entière, et de m'en aller aussi loin que la terre pourra me porter.
Venez avec moi, vicomte, je vous emmène.

--Volontiers.

--Alors, c'est convenu?

--Oui, mais où cela?

--Je vous l'ai dit, où l'air est pur, où le bruit endort, où, si
orgueilleux que l'on soit, on se sent humble et l'on se trouve petit.
J'aime cet abaissement, moi, que l'on dit maître de l'univers comme
Auguste.

--Où allez-vous, enfin?

--À la mer, vicomte, à la mer. Je suis un marin, voyez-vous, tout
enfant, j'ai été bercé dans les bras du vieil Océan et sur le sein de la
belle Amphitrite; j'ai joué avec le manteau vert de l'un et la robe
azurée de l'autre; j'aime la mer comme on aime une maîtresse, et quand
il y a longtemps que je ne l'ai vue, je m'ennuie d'elle.

--Allons, comte, allons!

--À la mer?

--Oui.

--Vous acceptez?

--J'accepte.

--Eh bien, vicomte, il y aura ce soir dans ma cour un briska de voyage,
dans lequel on peut s'étendre comme dans son lit; ce briska sera attelé
de quatre chevaux de poste. Monsieur Beauchamp, on y tient quatre très
facilement. Voulez-vous venir avec nous? je vous emmène!

--Merci, je viens de la mer.

--Comment! vous venez de la mer?

--Oui, ou à peu près. Je viens de faire un petit voyage aux îles
Borromées.

--Qu'importe! venez toujours, dit Albert.

--Non, cher Morcerf, vous devez comprendre que du moment où je refuse,
c'est que la chose est impossible. D'ailleurs, il est important,
ajouta-t-il en baissant la voix, que je reste à Paris, ne fût-ce que
pour surveiller la boîte du journal.

--Ah! vous êtes un bon et excellent ami, dit Albert; oui, vous avez
raison, veillez, surveillez, Beauchamp, et tâchez de découvrir l'ennemi
à qui cette révélation a dû le jour.»

Albert et Beauchamp se séparèrent: leur dernière poignée de main
renfermait tous les sens que leurs lèvres ne pouvaient exprimer devant
un étranger.

«Excellent garçon que Beauchamp! dit Monte-Cristo après le départ du
journaliste; n'est-ce pas, Albert?

--Oh! oui, un homme de coeur, je vous en réponds; aussi je l'aime de
toute mon âme. Mais, maintenant que nous voilà seuls, quoique la chose
me soit à peu près égale, où allons-nous?

--En Normandie, si vous voulez bien.

--À merveille. Nous sommes tout à fait à la campagne, n'est-ce pas?
point de société, point de voisins?

--Nous sommes tête à tête avec des chevaux pour courir, des chiens pour
chasser, et une barque pour pêcher, voilà tout.

--C'est ce qu'il me faut; je préviens ma mère, et je suis à vos ordres.

--Mais, dit Monte-Cristo, vous permettra-t-on?

--Quoi?

--De venir en Normandie.

--À moi? est-ce que je ne suis pas libre?

--D'aller où vous voulez, seul, je le sais bien, puisque je vous ai
rencontré échappé par l'Italie.

--Eh bien?

--Mais de venir avec l'homme qu'on appelle le comte de Monte-Cristo?

--Vous avez peu de mémoire, comte.

--Comment cela?

--Ne vous ai-je pas dit toute la sympathie que ma mère avait pour vous?

--Souvent femme varie, a dit François Ier; la femme, c'est l'onde, a dit
Shakespeare; l'un était un grand roi et l'autre un grand poète, et
chacun d'eux devait connaître la femme.

--Oui, la femme; mais ma mère n'est point la femme, c'est une femme.

--Permettez-vous à un pauvre étranger de ne point comprendre
parfaitement toutes les subtilités de votre langue?

--Je veux dire que ma mère est avare de ses sentiments, mais qu'une fois
qu'elle les a accordés, c'est pour toujours.

--Ah! vraiment, dit en soupirant Monte-Cristo; et vous croyez qu'elle me
fait l'honneur de m'accorder un sentiment autre que la plus parfaite
indifférence?

--Écoutez! je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, reprit Morcerf,
il faut que vous soyez réellement un homme bien étrange et bien
supérieur.

--Oh!

--Oui, car ma mère s'est laissée prendre, je ne dirai pas à la
curiosité, mais à l'intérêt que vous inspirez. Quand nous sommes seuls,
nous ne causons que de vous.

--Et elle vous a dit de vous méfier de ce Manfred?

--Au contraire, elle me dit: «Morcerf, je crois le comte une noble
nature; tâche de te faire aimer de lui.»

Monte-Cristo détourna les yeux et poussa un soupir.

«Ah! vraiment? dit-il.

--De sorte, vous comprenez, continua Albert, qu'au lieu de s'opposer à
mon voyage, elle l'approuvera de tout son coeur, puisqu'il rentre dans
les recommandations qu'elle me fait chaque jour.

--Allez donc, dit Monte-Cristo; à ce soir. Soyez ici à cinq heures; nous
arriverons là-bas à minuit ou une heure.

--Comment! au Tréport?...

--Au Tréport ou dans les environs.

--Il ne vous faut que huit heures pour faire quarante-huit lieues?

--C'est encore beaucoup, dit Monte-Cristo.

--Décidément vous êtes l'homme des prodiges, et vous arriverez non
seulement à dépasser les chemins de fer, ce qui n'est pas bien difficile
en France surtout, mais encore à aller plus vite que le télégraphe.

--En attendant, vicomte, comme il nous faut toujours sept ou huit heures
pour arriver là-bas, soyez exact.

--Soyez tranquille, je n'ai rien autre chose à faire d'ici là que de
m'apprêter.

--À cinq heures, alors?

--À cinq heures.»

Albert sortit. Monte-Cristo, après lui avoir en souriant fait un signe
de la tête, demeura un instant pensif et comme absorbé dans une profonde
méditation. Enfin, passant la main sur son front, comme pour écarter sa
rêverie, il alla au timbre et frappa deux coups.

Au bruit des deux coups frappés par Monte-Cristo sur le timbre,
Bertuccio entra.

«Maître Bertuccio, dit-il, ce n'est pas demain, ce n'est pas
après-demain, comme je l'avais pensé d'abord, c'est ce soir que je pars
pour la Normandie; d'ici à cinq heures, c'est plus de temps qu'il ne
vous en faut; vous ferez prévenir les palefreniers du premier relais; M.
de Morcerf m'accompagne. Allez!»

Bertuccio obéit, et un piqueur courut à Pontoise annoncer que la chaise
de poste passerait à six heures précises. Le palefrenier de Pontoise
envoya au relais suivant un exprès, qui en envoya un autre; et, six
heures après, tous les relais disposés sur la route étaient prévenus.

Avant de partir, le comte monta chez Haydée, lui annonça son départ, lui
dit le lieu où il allait, et mit toute sa maison à ses ordres.

Albert fut exact. Le voyage, sombre à son commencement, s'éclaircit
bientôt par l'effet physique de la rapidité. Morcerf n'avait pas idée
d'une pareille vitesse.

«En effet, dit Monte-Cristo, avec votre poste faisant ses deux lieues à
l'heure, avec cette loi stupide qui défend à un voyageur de dépasser
l'autre sans lui demander la permission, et qui fait qu'un voyageur
malade ou quinteux a le droit d'enchaîner à sa suite les voyageurs
allègres et bien portants, il n'y a pas de locomotion possible; moi,
j'évite cet inconvénient en voyageant avec mon propre postillon et mes
propres chevaux, n'est-ce pas, Ali?»

Et le comte, passant la tête par la portière, poussait un petit cri
d'excitation qui donnait des ailes aux chevaux, ils ne couraient plus,
ils volaient. La voiture roulait comme un tonnerre sur ce pavé royal, et
chacun se détournait pour voir passer ce météore flamboyant. Ali,
répétant ce cri, souriait, montrant ses dents blanches, serrant dans ses
mains robustes les rênes écumantes, aiguillonnant les chevaux, dont les
belles crinières s'éparpillaient au vent; Ali, l'enfant du désert, se
retrouvait dans son élément, et avec son visage noir, ses yeux ardents,
son burnous de neige, il semblait, au milieu de la poussière qu'il
soulevait, le génie du simoun et le dieu de l'ouragan.

«Voilà, dit Morcerf, une volupté que je ne connaissais pas, c'est la
volupté de la vitesse.»

Et les derniers nuages de son front de dissipaient, comme si l'air qu'il
fendait emportait ces nuages avec lui.

«Mais où diable trouvez-vous de pareils chevaux? demanda Albert. Vous
les faites donc faire exprès?

--Justement, dit le comte. Il y a six ans, je trouvai en Hongrie un
fameux étalon renommé pour sa vitesse; je l'achetai je ne sais plus
combien: ce fut Bertuccio qui paya. Dans la même année, il eut
trente-deux enfants. C'est toute cette progéniture du même père que nous
allons passer en revue; ils sont tous pareils, noirs, sans une seule
tache, excepté une étoile au front, car à ce privilégié du haras on a
choisi des juments, comme aux pachas on choisit des favorites.

--C'est admirable!... Mais dites-moi, comte, que faites-vous de tous ces
chevaux?

--Vous le voyez, je voyage avec eux.

--Mais vous ne voyagerez pas toujours?

--Quand je n'en aurai plus besoin, Bertuccio les vendra, et il prétend
qu'il gagnera trente ou quarante mille francs sur eux.

--Mais il n'y aura pas de roi d'Europe assez riche pour vous les
acheter.

--Alors il les vendra à quelque simple vizir d'Orient, qui videra son
trésor pour les payer et qui remplira son trésor en administrant des
coups de bâton sous la plante des pieds de ses sujets.

--Comte, voulez-vous que je vous communique une pensée qui m'est venue?

--Faites.

--C'est qu'après vous, M. Bertuccio doit être le plus riche particulier
de l'Europe.

--Eh bien, vous vous trompez, vicomte. Je suis sûr que si vous
retourniez les poches de Bertuccio, vous n'y trouveriez pas dix sous
vaillant.

--Pourquoi cela? demanda le jeune homme. C'est donc un phénomène que M.
Bertuccio? Ah! mon cher comte, ne me poussez pas trop loin dans le
merveilleux, ou je ne vous croirai plus, je vous préviens.

--Jamais de merveilleux avec moi, Albert; des chiffres et de la raison,
voilà tout. Or, écoutez ce dilemme: Un intendant vole, mais pourquoi
vole-t-il?

--Dame! parce que c'est dans sa nature, ce me semble, dit Albert, il
vole pour voler.

--Eh bien, non, vous vous trompez: il vole parce qu'il a une femme, des
enfants, des désirs ambitieux pour lui et pour sa famille; il vole
surtout parce qu'il n'est pas sûr de ne jamais quitter son maître et
qu'il veut se faire un avenir. Eh bien, M. Bertuccio est seul au monde,
il puise dans ma bourse sans me rendre compte, il est sûr de ne jamais
me quitter.

--Pourquoi cela?

--Parce que je n'en trouverais pas un meilleur.

--Vous tournez dans un cercle vicieux, celui des probabilités.

--Oh! non pas; je suis dans les certitudes. Le bon serviteur pour moi,
c'est celui sur lequel j'ai droit de vie ou de mort.

--Et vous avez droit de vie ou de mort sur Bertuccio? demanda Albert.

--Oui», répondit froidement le comte.

Il y a des mots qui ferment la conversation comme une porte de fer. Le
_oui_ du comte était un de ces mots-là.

Le reste du voyage s'accomplit avec la même rapidité, les trente-deux
chevaux, divisés en huit relais, firent leurs quarante-huit lieues en
huit heures.

On arriva au milieu de la nuit, à la porte d'un beau parc. Le concierge
était debout et tenait la grille ouverte. Il avait été prévenu par le
palefrenier du dernier relais.

Il était deux heures et demie du matin. On conduisit Morcerf à son
appartement. Il trouva un bain et un souper prêts. Le domestique, qui
avait fait la route sur le siège de derrière de la voiture, était à ses
ordres; Baptistin qui avait fait la route sur le siège de devant, était
à ceux du comte.

Albert prit son bain, soupa et se coucha. Toute la nuit, il fut bercé
par le bruit mélancolique de la houle. En se levant, il alla droit à la
fenêtre, l'ouvrit et se trouva sur une petite terrasse, où l'on avait
devant soi la mer, c'est-à-dire l'immensité, et derrière soi un joli
parc donnant sur une petite forêt.

Dans une anse d'une certaine grandeur se balançait une petite corvette à
la carène étroite, à la mâture élancée, et portant à la corne un
pavillon aux armes de Monte-Cristo, armes représentant une montagne d'or
posant sur une mer d'azur, avec une croix de gueules au chef, ce qui
pouvait aussi bien être une allusion à son nom rappelant le Calvaire,
que la passion de Notre-Seigneur a fait une montagne plus précieuse que
l'or, et la croix infâme que son sang divin a faite sainte, qu'à quelque
souvenir personnel de souffrance et de régénération enseveli dans la
nuit du passé mystérieux de cet homme. Autour de la goélette étaient
plusieurs petits chasse-marée appartenant aux pêcheurs des villages
voisins, et qui semblaient d'humbles sujets attendant les ordres de leur
reine.

Là, comme dans tous les endroits où s'arrêtait Monte-Cristo, ne fût-ce
que pour y passer deux jours la vie y était organisée au thermomètre du
plus haut confortable; aussi la vie, à l'instant même, y devenait-elle
facile.

Albert trouva dans son antichambre deux fusils et tous les ustensiles
nécessaires à un chasseur, une pièce plus haute, et placée au
rez-de-chaussée, était consacrée à toutes les ingénieuses machines que
les Anglais, grands pêcheurs, parce qu'ils sont patients et oisifs,
n'ont pas encore pu faire adopter aux routiniers pêcheurs de France.

Toute la journée se passa à ces exercices divers auxquels, d'ailleurs,
Monte-Cristo excellait: on tua une douzaine de faisans dans le parc, on
pêcha autant de truites dans les ruisseaux, on dîna dans un kiosque
donnant sur la mer, et l'on servit le thé dans la bibliothèque.

Vers le soir du troisième jour, Albert, brisé de fatigue à l'user de
cette vie qui semblait être un jeu pour Monte-Cristo, dormait près de la
fenêtre tandis que le comte faisait avec son architecte le plan d'une
serre qu'il voulait établir dans sa maison, lorsque le bruit d'un cheval
écrasant les cailloux de la route fit lever la tête au jeune homme; il
regarda par la fenêtre et, avec une surprise des plus désagréables,
aperçut dans la cour son valet de chambre, dont il n'avait pas voulu se
faire suivre pour moins embarrasser Monte-Cristo.

«Florentin ici! s'écria-t-il en bondissant sur son fauteuil; est-ce que
ma mère est malade?»

Et il se précipita vers la porte de la chambre.

Monte-Cristo le suivit des yeux, et le vit aborder le valet qui, tout
essoufflé encore, tira de sa poche un petit paquet cacheté. Le petit
paquet contenait un journal et une lettre.

«De qui cette lettre? demanda vivement Albert.

--De M. Beauchamp, répondit Florentin.

--C'est Beauchamp qui vous envoie alors?

--Oui, monsieur. Il m'a fait venir chez lui, m'a donné l'argent
nécessaire à mon voyage, m'a fait venir un cheval de poste, et m'a fait
promettre de ne point m'arrêter que je n'aie rejoint monsieur: j'ai fait
la route en quinze heures.»

Albert ouvrit la lettre en frissonnant: aux premières lignes, il poussa
un cri, et saisit le journal avec un tremblement visible.

Tout à coup ses yeux s'obscurcirent, ses jambes semblèrent se dérober
sous lui, et, prêt à tomber, il s'appuya sur Florentin, qui étendait le
bras pour le soutenir.

«Pauvre jeune homme! murmura Monte-Cristo, si bas que lui-même n'eût pu
entendre le bruit des paroles de compassion qu'il prononçait; il est
donc dit que la faute des pères retombera sur les enfants jusqu'à la
troisième et quatrième génération.»

Pendant ce temps Albert avait repris sa force, et, continuant de lire,
il secoua ses cheveux sur sa tête mouillée de sueur, et, froissant
lettre et journal:

«Florentin, dit-il, votre cheval est-il en état de reprendre le chemin
de Paris?

--C'est un mauvais bidet de poste éclopé.

--Oh! mon Dieu! et comment était la maison quand vous l'avez quittée?

--Assez calme; mais en revenant de chez M. Beauchamp, j'ai trouvé madame
dans les larmes; elle m'avait fait demander pour savoir quand vous
reviendriez. Alors je lui ai dit que j'allais vous chercher de la part
de M. Beauchamp. Son premier mouvement a été d'étendre le bras comme
pour m'arrêter; mais après un instant de réflexion:

«Oui, allez Florentin, a-t-elle dit, et qu'il revienne.»

--Oui, ma mère, oui, dit Albert, je reviens, sois tranquille, et malheur
à l'infâme!... Mais, avant tout, il faut que je parte.»

Il reprit le chemin de la chambre où il avait laissé Monte-Cristo.

Ce n'était plus le même homme et cinq minutes avaient suffi pour opérer
chez Albert une triste métamorphose; il était sorti dans son état
ordinaire, il rentrait avec la voix altérée, le visage sillonné de
rougeurs fébriles, l'oeil étincelant sous des paupières veinées de bleu,
et la démarche chancelante comme celle d'un homme ivre.

«Comte, dit-il, merci de votre bonne hospitalité dont j'aurais voulu
jouir plus longtemps, mais il faut que je retourne à Paris.

--Qu'est-il donc arrivé?

--Un grand malheur; mais permettez-moi de partir, il s'agit d'une chose
bien autrement précieuse que ma vie. Pas de question, comte, je vous en
supplie, mais un cheval!

--Mes écuries sont à votre service, vicomte, dit Monte-Cristo; mais vous
allez vous tuer de fatigue en courant la poste à cheval; prenez une
calèche, un coupé, quelque voiture.

--Non, ce serait trop long, et puis j'ai besoin de cette fatigue que
vous craignez pour moi, elle me fera du bien.»

Albert fit quelques pas en tournoyant comme un homme frappé d'une
balle, et alla tomber sur une chaise près de la porte.

Monte-Cristo ne vit pas cette seconde faiblesse, il était à la fenêtre
et criait:

«Ali, un cheval pour M. de Morcerf! qu'on se hâte! il est pressé!»

Ces paroles rendirent la vie à Albert; il s'élança hors de la chambre,
le comte le suivit.

«Merci! murmura le jeune homme en s'élançant en selle. Vous reviendrez
aussi vite que vous pourrez, Florentin. Y a-t-il un mot d'ordre pour
qu'on me donne des chevaux?

--Pas d'autre que de rendre celui que vous montez; on vous en sellera à
l'instant un autre.»

Albert allait s'élancer, il s'arrêta.

«Vous trouverez peut-être mon départ étrange, insensé, dit le jeune
homme. Vous ne comprenez pas comment quelques lignes écrites sur un
journal peuvent mettre un homme au désespoir; eh bien, ajouta-t-il en
lui jetant le journal, lisez ceci, mais quand je serai parti seulement,
afin que vous ne voyiez pas ma rougeur.»

Et tandis que le comte ramassait le journal, il enfonça les éperons,
qu'on venait d'attacher à ses bottes, dans le ventre du cheval, qui,
étonné qu'il existât un cavalier qui crût avoir besoin vis-à-vis de lui
d'un pareil stimulant, partit comme un trait d'arbalète.

Le comte suivit des yeux avec un sentiment de compassion infinie le
jeune homme, et ce ne fut que lorsqu'il eut complètement disparu que,
reportant ses regards sur le journal, il lut ce qui suit:

«Cet officier français au service d'Ali, pacha de Janina, dont parlait,
il y a trois semaines, le journal _L'Impartial_ et qui non seulement
livra les châteaux de Janina, mais encore vendit son bienfaiteur aux
Turcs, s'appelait en effet à cette époque Fernand, comme l'a dit notre
honorable confrère; mais, depuis, il a ajouté à son nom de baptême un
titre de noblesse et un nom de terre.

«Il s'appelle aujourd'hui M. le comte de Morcerf, et fait partie de la
Chambre des pairs.»

Ainsi donc ce secret terrible, que Beauchamp avait enseveli avec tant de
générosité, reparaissait comme un fantôme armé, et un autre journal,
cruellement renseigné, avait publié, le surlendemain du départ d'Albert
pour la Normandie, les quelques lignes qui avaient failli rendre fou le
malheureux jeune homme.



LXXXVI

Le jugement.


À huit heures du matin, Albert tomba chez Beauchamp comme la foudre. Le
valet de chambre étant prévenu, il introduisit Morcerf dans la chambre
de son maître, qui venait de se mettre au bain.

«Eh bien? lui dit Albert.

--Eh bien, mon pauvre ami, répondit Beauchamp, je vous attendais.

--Me voilà. Je ne vous dirai pas, Beauchamp, que je vous crois trop
loyal et trop bon pour avoir parlé de cela à qui que ce soit; non, mon
ami. D'ailleurs, le message que vous m'avez envoyé m'est un garant de
votre affection. Ainsi ne perdons pas de temps en préambule: vous avez
quelque idée de quelle part vient le coup?

--Je vous en dirai deux mots tout à l'heure.

--Oui, mais auparavant, mon ami, vous me devez dans tous ses détails,
l'histoire de cette abominable trahison.»

Et Beauchamp raconta au jeune homme, écrasé de honte et de douleur, les
faits que nous allons redire dans toute leur simplicité.

Le matin de l'avant-veille, l'article avait paru dans un journal autre
que _L'Impartial_, et, ce qui donnait plus de gravité encore à
l'affaire, dans un journal bien connu pour appartenir au gouvernement.
Beauchamp déjeunait lorsque la note lui sauta aux yeux, il envoya
aussitôt chercher un cabriolet, et sans achever son repas, il courut au
journal.

Quoique professant des sentiments politiques complètement opposés à ceux
du gérant du journal accusateur, Beauchamp, ce qui arrive quelquefois,
et nous dirons même souvent, était son intime ami.

Lorsqu'il arriva chez lui, le gérant tenait son propre journal et
paraissait se complaire dans un _premier-Paris_ sur le sucre de
betterave, qui, probablement, était de sa façon.

«Ah! pardieu! dit Beauchamp, puisque vous tenez votre journal, mon cher,
je n'ai pas besoin de vous dire ce qui m'amène.

--Seriez-vous par hasard partisan de la canne à sucre? demanda le gérant
du journal ministériel.

--Non, répondit Beauchamp, je suis même parfaitement étranger à la
question; aussi viens-je pour autre chose.

--Et pourquoi venez-vous?

--Pour l'article Morcerf.

--Ah! oui, vraiment: n'est-ce pas que c'est curieux?

--Si curieux que vous risquez la diffamation, ce me semble, et que vous
risquez un procès fort chanceux.

--Pas du tout; nous avons reçu avec la note toutes les pièces à l'appui,
et nous sommes parfaitement convaincus que M. de Morcerf se tiendra
tranquille, d'ailleurs, c'est un service à rendre au pays que de lui
dénoncer les misérables indignes de l'honneur qu'on leur fait.»

Beauchamp demeura interdit.

«Mais qui donc vous a si bien renseigné? demanda-t-il; car mon journal,
qui avait donné l'éveil, a été forcé de s'abstenir faute de preuves, et
cependant nous sommes plus intéressés que vous à dévoiler M. de Morcerf,
puisqu'il est pair de France, et que nous faisons de l'opposition.

--Oh! mon Dieu, c'est bien simple; nous n'avons pas couru après le
scandale, il est venu nous trouver. Un homme nous est arrivé hier de
Janina, apportant le formidable dossier, et comme nous hésitions à nous
jeter dans la voie de l'accusation, il nous a annoncé qu'à notre refus
l'article paraîtrait dans un autre journal. Ma foi, vous savez,
Beauchamp, ce que c'est qu'une nouvelle importante; nous n'avons pas
voulu laisser perdre celle-là. Maintenant le coup est porté; il est
terrible et retentira jusqu'au bout de l'Europe.»

Beauchamp comprit qu'il n'y avait plus qu'à baisser la tête, et sortit
au désespoir pour envoyer un courrier à Morcerf.

Mais ce qu'il n'avait pas pu écrire à Albert, car les choses que nous
allons raconter étaient postérieures au départ de son courrier, c'est
que le même jour, à la Chambre des pairs, une grande agitation s'était
manifestée et régnait dans les groupes ordinairement si calmes de la
haute assemblée. Chacun était arrivé presque avant l'heure, et
s'entretenait du sinistre événement qui allait occuper l'attention
publique et la fixer sur un des membres les plus connus de l'illustre
corps.

C'étaient des lectures à voix basse de l'article, des commentaires et
des échanges de souvenirs qui précisaient encore mieux les faits. Le
comte de Morcerf n'était pas aimé parmi ses collègues. Comme tous les
parvenus, il avait été forcé, pour se maintenir à son rang, d'observer
un excès de hauteur. Les grands aristocrates riaient de lui; les talents
le répudiaient; les gloires pures le méprisaient instinctivement Le
comte en était à cette extrémité fâcheuse de la victime expiatoire. Une
fois désignée par le doigt du Seigneur pour le sacrifice, chacun
s'apprêtait à crier haro.

Seul, le comte de Morcerf ne savait rien. Il ne recevait pas le journal
où se trouvait la nouvelle diffamatoire, et avait passé la matinée à
écrire des lettres et à essayer un cheval.

Il arriva donc à son heure accoutumée, la tête haute, l'oeil fier, la
démarche insolente, descendit de voiture dépassa les corridors et entra
dans la salle, sans remarquer les hésitations des huissiers et les
demi-saluts de ses collègues.

Lorsque Morcerf entra, la séance était déjà ouverte depuis plus d'une
demi-heure.

Quoique le comte, ignorant, comme nous l'avons dit, de tout ce qui s'est
passé, n'eût rien changé à son air ni à sa démarche, son air et sa
démarche parurent à tous plus orgueilleux que d'habitude, et sa présence
dans cette occasion parut tellement agressive à cette assemblée jalouse
de son honneur, que tous y virent une inconvenance, plusieurs une
bravade, quelques-uns une insulte.

Il était évident que la Chambre tout entière brûlait d'entamer le débat.

On voyait le journal accusateur aux mains de tout le monde; mais, comme
toujours, chacun hésitait à prendre sur lui la responsabilité de
l'attaque. Enfin, un des honorables pairs, ennemi déclaré du comte de
Morcerf, monta à la tribune avec une solennité qui annonçait que le
moment attendu était arrivé.

Il se fit un effrayant silence; Morcerf seul ignorait la cause de
l'attention profonde que l'on prêtait cette fois à un orateur qu'on
n'avait pas toujours l'habitude d'écouter si complaisamment.

Le comte laissa passer tranquillement le préambule par lequel l'orateur
établissait qu'il allait parler d'une chose tellement grave, tellement
sacrée, tellement vitale pour la Chambre, qu'il réclamait toute
l'attention de ses collègues.

Aux premiers mots de Janina et du colonel Fernand, le comte de Morcerf
pâlit si horriblement, qu'il n'y eut qu'un frémissement dans cette
assemblée, dont tous les regards convergeaient vers le comte.

Les blessures morales ont cela de particulier qu'elles se cachent, mais
ne se referment pas; toujours douloureuses, toujours prêtes à saigner
quand on les touche, elles restent vives et béantes dans le coeur.

La lecture de l'article achevée au milieu de ce même silence, troublé
alors par un frémissement qui cessa aussitôt que l'orateur parut disposé
à reprendre de nouveau la parole, l'accusateur exposa son scrupule, et
se mit à établir combien sa tâche était difficile; c'était l'honneur de
M. de Morcerf, c'était celui de toute la Chambre qu'il prétendait
défendre en provoquant un débat qui devait s'attaquer à ces questions
personnelles toujours si brûlantes. Enfin, il conclut en demandant
qu'une enquête fût ordonnée, assez rapide pour confondre, avant qu'elle
eût eu le temps de grandir, la calomnie, et pour rétablir M. de Morcerf,
en le vengeant, dans la position que l'opinion publique lui avait faite
depuis longtemps.

Morcerf était si accablé, si tremblant devant cette immense et
inattendue calamité, qu'il put à peine balbutier quelques mots en
regardant ses confrères d'un oeil égaré. Cette timidité, qui d'ailleurs
pouvait aussi bien tenir à l'étonnement de l'innocent qu'à la honte du
coupable, lui concilia quelques sympathies. Les hommes vraiment généreux
sont toujours prêts à devenir compatissants, lorsque le malheur de leur
ennemi dépasse les limites de leur haine.

Le président mit l'enquête aux voix; on vota par assis et levé, et il
fut décidé que l'enquête aurait lieu.

On demanda au comte combien il lui fallait de temps pour préparer sa
justification.

Le courage était revenu à Morcerf dès qu'il s'était senti vivant encore
après cet horrible coup.

«Messieurs les pairs, répondit-il, ce n'est point avec du temps qu'on
repousse une attaque comme celle que dirigent en ce moment contre moi
des ennemis inconnus et restés dans l'ombre de leur obscurité sans
doute; c'est sur-le-champ, c'est par un coup de foudre qu'il faut que je
réponde à l'éclair qui un instant m'a ébloui; que ne m'est-il donné, au
lieu d'une pareille justification, d'avoir à répandre mon sang pour
prouver à mes collègues que je suis digne de marcher leur égal!»

Ces paroles firent une impression favorable pour l'accusé.

«Je demande donc, dit-il, que l'enquête ait lieu le plus tôt possible,
et je fournirai à la Chambre toutes les pièces nécessaires à
l'efficacité de cette enquête.

--Quel jour fixez-vous? demanda le président.

--Je me mets dès aujourd'hui à la disposition de la Chambre», répondit
le comte.

Le président agita la sonnette.

«La Chambre est-elle d'avis, demanda-t-il, que cette enquête ait lieu
aujourd'hui même?

--Oui!» fut la réponse unanime de l'Assemblée.

On nomma une commission de douze membres pour examiner les pièces à
fournir par Morcerf. L'heure de la première séance de cette commission
fut fixée à huit heures du soir dans les bureaux de la Chambre. Si
plusieurs séances étaient nécessaires, elles auraient lieu à la même
heure et dans le même endroit.

Cette décision prise, Morcerf demanda la permission de se retirer; il
avait à recueillir les pièces amassées depuis longtemps par lui pour
faire tête à cet orage, prévu par son cauteleux et indomptable
caractère.

Beauchamp raconta au jeune homme toutes les choses que nous venons de
dire à notre tour: seulement son récit eut sur le nôtre l'avantage de
l'animation des choses vivantes sur la froideur des choses mortes.

Albert l'écouta en frémissant tantôt d'espoir, tantôt de colère, parfois
de honte; car, par la confidence de Beauchamp, il savait que son père
était coupable, et il se demandait comment, puisqu'il était coupable, il
pourrait en arriver à prouver son innocence.

Arrivé au point où nous en sommes, Beauchamp s'arrêta.

«Ensuite? demanda Albert.

--Ensuite? répéta Beauchamp.

--Oui.

--Mon ami, ce mot m'entraîne dans une horrible nécessité. Voulez-vous
donc savoir la suite?

--Il faut absolument que je la sache, mon ami, et j'aime mieux la
connaître de votre bouche que d'aucune autre.

--Eh bien, reprit Beauchamp, apprêtez donc votre courage, Albert; jamais
vous n'en aurez eu plus besoin.»

Albert passa une main sur son front pour s'assurer de sa propre force,
comme un homme qui s'apprête à défendre sa vie essaie sa cuirasse et
fait ployer la lame de son épée.

Il se sentit fort, car il prenait sa fièvre pour de l'énergie.

«Allez! dit-il.

--Le soir arriva, continua Beauchamp. Tout Paris était dans l'attente de
l'événement. Beaucoup prétendaient que votre père n'avait qu'à se
montrer pour faire crouler l'accusation; beaucoup aussi disaient que le
comte ne se présenterait pas; il y en avait qui assuraient l'avoir vu
partir pour Bruxelles, et quelques-uns allèrent à la police demander
s'il était vrai, comme on le disait, que le comte eût pris ses
passeports.

«Je vous avouerai que je fis tout au monde continua Beauchamp, pour
obtenir d'un des membres de la commission, jeune pair de mes amis,
d'être introduit dans une sorte de tribune. À sept heures il vint me
prendre, et, avant que personne fût arrivé, me recommanda à un huissier
qui m'enferma dans une espèce de loge. J'étais masqué par une colonne et
perdu dans une obscurité complète; je pus espérer que je verrais et que
j'entendrais d'un bout à l'autre la terrible scène qui allait se
dérouler.

«À huit heures précises tout le monde était arrivé.

«M. de Morcerf entra sur le dernier coup de huit heures. Il tenait à la
main quelques papiers, et sa contenance semblait calme; contre son
habitude, sa démarche était simple, sa mise recherchée et sévère; et,
selon l'habitude des anciens militaires, il portait son habit boutonné
depuis le bas jusqu'en haut.

«Sa présence produisit le meilleur effet: la commission était loin
d'être malveillante, et plusieurs de ses membres vinrent au comte et lui
donnèrent la main.»

Albert sentit que son coeur se brisait à tous ces détails, et cependant
au milieu de sa douleur se glissait un sentiment de reconnaissance; il
eût voulu pouvoir embrasser ces hommes qui avaient donné à son père
cette marque d'estime dans un si grand embarras de son honneur.

«En ce moment un huissier entra et remit une lettre au président.

«--Vous avez la parole, monsieur de Morcerf, dit le président tout en
décachetant la lettre.

«Le comte commença son apologie, et je vous affirme, Albert, continua
Beauchamp, qu'il fut d'une éloquence et d'une habileté extraordinaires.
Il produisit des pièces qui prouvaient que le vizir de Janina l'avait,
jusqu'à sa dernière heure, honoré de toute sa confiance, puisqu'il
l'avait chargé d'une négociation de vie et de mort avec l'empereur
lui-même. Il montra l'anneau, signe de commandement, et avec lequel
Ali-Pacha cachetait d'ordinaire ses lettres, et que celui-ci lui avait
donné pour qu'il pût à son retour, à quelque heure du jour ou de la
nuit que ce fût, et fût-il dans son harem, pénétrer jusqu'à lui.
Malheureusement, dit-il, sa négociation avait échoué, et quand il était
revenu pour défendre son bienfaiteur, il était déjà mort. Mais, dit le
comte, en mourant, Ali-Pacha, tant était grande sa confiance, lui avait
confié sa maîtresse favorite et sa fille.»

Albert tressaillit à ces mots, car à mesure que Beauchamp parlait, tout
le récit d'Haydée revenait à l'esprit du jeune homme, et il se rappelait
ce que la belle Grecque avait dit de ce message, de cet anneau, et de la
façon dont elle avait été vendue et conduite en esclavage.

«Et quel fut l'effet du discours du comte? demanda avec anxiété Albert.

--J'avoue qu'il m'émut, et qu'en même temps que moi, il émut toute la
commission, dit Beauchamp.

«Cependant le président jeta négligemment les yeux sur la lettre qu'on
venait de lui apporter; mais aux premières lignes son attention
s'éveilla; il la lut, la relut encore, et, fixant les yeux sur M. de
Morcerf:

«--Monsieur le comte, dit-il, vous venez de nous dire que le vizir de
Janina vous avait confié sa femme et sa fille?

«--Oui, monsieur, répondit Morcerf: mais en cela, comme dans tout le
reste, le malheur me poursuivait. À mon retour, Vasiliki et sa fille
Haydée avaient disparu.

«--Vous les connaissiez?

«--Mon intimité avec le pacha et la suprême confiance qu'il avait dans
ma fidélité m'avaient permis de les voir plus de vingt fois.

«--Avez-vous quelque idée de ce qu'elles sont devenues?

«--Oui, monsieur. J'ai entendu dire qu'elles avaient succombé à leur
chagrin et peut-être à leur misère. Je n'étais pas riche, ma vie courait
de grands dangers, je ne pus me mettre à leur recherche, à mon grand
regret.

«Le président fronça imperceptiblement le sourcil.

«--Messieurs, dit-il, vous avez entendu et suivi M. le comte de Morcerf
et ses explications. Monsieur le comte, pouvez-vous, à l'appui du récit
que vous venez de faire, fournir quelque témoin?

«--Hélas! non, monsieur, répondit le comte, tous ceux qui entouraient le
vizir et qui m'ont connu à sa cour sont ou morts ou dispersés; seul, je
crois, du moins, seul de mes compatriotes, j'ai survécu à cette
affreuse guerre; je n'ai que des lettres d'Ali-Tebelin et je les ai
mises sous vos yeux; je n'ai que l'anneau gage de sa volonté, et le
voici; j'ai enfin la preuve la plus convaincante que je puisse fournir,
c'est-à-dire, après une attaque anonyme, l'absence de tout témoignage
contre ma parole d'honnête homme et la pureté de toute ma vie militaire.

«Un murmure d'approbation courut dans l'assemblée; en ce moment, Albert,
et s'il ne fût survenu aucun incident, la cause de votre père était
gagnée.

«Il ne restait plus qu'à aller aux voix, lorsque le président prit la
parole.

«--Messieurs, dit-il, et vous, monsieur le comte, vous ne seriez point
fâchés, je présume, d'entendre un témoin très important, à ce qu'il
assure, et qui vient de se produire de lui-même; ce témoin, nous n'en
doutons pas, après tout ce que nous a dit le comte, est appelé à prouver
la parfaite innocence de notre collègue. Voici la lettre que je viens de
recevoir à cet égard; désirez-vous qu'elle vous soit lue, ou
décidez-vous qu'il sera passé outre, et qu'on ne s'arrêtera point à cet
incident?»

«M. de Morcerf pâlit et crispa ses mains sur les papiers qu'il tenait,
et qui crièrent entre ses doigts.

«La réponse de la commission fut pour la lecture: quant au comte, il
était pensif et n'avait point d'opinion à émettre.

«Le président lut en conséquence la lettre suivante:

»_Monsieur le président_,

«_Je puis fournir à la commission d'enquête, chargée d'examiner la
conduite en Épire et en Macédoine de M. le lieutenant-général comte de
Morcerf, les renseignements les plus positifs_.

«Le président fit une courte pause.

«Le comte de Morcerf pâlit; le président interrogea les auditeurs du
regard.

«--Continuez!» s'écria-t-on de tous côtés.

«Le président reprit:

»_J'étais sur les lieux à la mort d'Ali-Pacha; j'assistai à ses derniers
moments; je sais ce que devinrent Vasiliki et Haydée; je me tiens à la
disposition de la commission, et réclame même l'honneur de me faire
entendre. Je serai dans le vestibule de la Chambre au moment où l'on
vous remettra ce billet_.

«--Et quel est ce témoin, ou plutôt cet ennemi? demanda le comte d'une
voix dans laquelle il était facile de remarquer une profonde altération.

«--Nous allons le savoir, monsieur, répondit le président. La commission
est-elle d'avis d'entendre ce témoin?

«--Oui, oui, dirent en même temps toutes les voix.

«On rappela l'huissier.

«--Huissier, demanda le président, y a-t-il quelqu'un qui attende dans
le vestibule?

«--Oui, monsieur le président.

«--Qui est-ce que ce quelqu'un?

«--Une femme accompagnée d'un serviteur.

Chacun se regarda.

«--Faites entrer cette femme, dit le président.

«Cinq minutes après, l'huissier reparut; tous les yeux étaient fixés sur
la porte, et moi-même, dit Beauchamp, je partageais l'attente et
l'anxiété générales.

«Derrière l'huissier marchait une femme enveloppée d'un grand voile qui
la cachait tout entière. On devinait bien, aux formes que trahissait ce
voile et aux parfums qui s'en exhalaient, la présence d'une femme jeune
et élégante, mais voilà tout.

«Le président pria l'inconnue d'écarter son voile et l'on put voir alors
que cette femme était vêtue à la grecque; en outre, elle était d'une
suprême beauté.

--Ah! dit Morcerf, c'était elle.

--Comment, elle?

--Oui, Haydée.

--Qui vous l'a dit?

--Hélas! je le devine. Mais continuez, Beauchamp, je vous prie. Vous
voyez que je suis calme et fort. Et cependant nous devons approcher du
dénouement.

--M. de Morcerf, continua Beauchamp, regardait cette femme avec une
surprise mêlée d'effroi. Pour lui, c'était la vie ou la mort qui allait
sortir de cette bouche charmante; pour tous les autres, c'était une
aventure si étrange et si pleine de curiosité, que le salut ou la perte
de M. de Morcerf n'entrait déjà plus dans cet événement que comme un
élément secondaire.

«Le président offrit de la main un siège à la jeune femme; mais elle fit
signe de la tête qu'elle resterait debout. Quant au comte, il était
retombé sur son fauteuil, et il était évident que ses jambes refusaient
de le porter.

«--Madame, dit le président, vous avez écrit à la commission pour lui
donner des renseignements sur l'affaire de Janina, et vous avez avancé
que vous aviez été témoin oculaire des événements.

«--Je le fus en effet», répondit l'inconnue avec une voix pleine d'une
tristesse charmante, et empreinte de cette sonorité particulière aux
voix orientales.

«--Cependant, reprit le président, permettez-moi de vous dire que vous
étiez bien jeune alors.

«--J'avais quatre ans; mais comme les événements avaient pour moi une
suprême importance, pas un détail n'est sorti de mon esprit, pas une
particularité n'a échappé à ma mémoire.

«--Mais quelle importance avaient donc pour vous ces événements, et qui
êtes-vous pour que cette grande catastrophe ait produit sur vous une si
profonde impression?

«--Il s'agissait de la vie ou de la mort de mon père répondit la jeune
fille, et je m'appelle Haydée, fille d'Ali-Tebelin, pacha de Janina, et
de Vasiliki, sa femme bien-aimée.»

«La rougeur modeste et fière, tout à la fois, qui empourpra les joues de
la jeune femme, le feu de son regard et la majesté de sa révélation,
produisirent sur l'assemblée un effet inexprimable.

«Quant au comte, il n'eût pas été plus anéanti, si la foudre en tombant,
eût ouvert un abîme à ses pieds.

«--Madame, reprit le président, après s'être incliné avec respect,
permettez-moi une simple question qui n'est pas un doute, et cette
question sera la dernière: Pouvez-vous justifier de l'authenticité de ce
que vous dites?

«--Je le puis, monsieur, dit Haydée en tirant de dessous son voile un
sachet de satin parfumé, car voici l'acte de ma naissance, rédigé par
mon père et signé par ses principaux officiers; car voici, avec l'acte
de ma naissance, l'acte de mon baptême, mon père ayant consenti à ce que
je fusse élevée dans la religion de ma mère, acte que le grand primat de
Macédoine et d'Épire a revêtu de son sceau; voici enfin (et ceci est le
plus important sans doute) l'acte de la vente qui fut faite de ma
personne et de celle de ma mère au marchand arménien El-Kobbir, par
l'officier franc qui, dans son infâme marché avec la Porte, s'était
réservé, pour sa part de butin, la fille et la femme de son bienfaiteur,
qu'il vendit pour la somme de mille bourses, c'est-à-dire pour quatre
cent mille francs à peu près.

«Une pâleur verdâtre envahit les joues du comte de Morcerf, et ses yeux
s'injectèrent de sang à l'énoncé de ces imputations terribles qui furent
accueillies de l'assemblée avec un lugubre silence.

«Haydée, toujours calme, mais bien plus menaçante dans son calme qu'une
autre ne l'eût été dans sa colère, tendit au président l'acte de vente
rédigé en langue arabe.

«Comme on avait pensé que quelques-unes des pièces produites seraient
rédigées en arabe, en romaïque ou en turc, l'interprète de la Chambre
avait été prévenu; on l'appela. Un des nobles pairs à qui la langue
arabe qu'il avait apprise pendant la sublime campagne d'Égypte, était
familière, suivit sur le vélin la lecture que le traducteur en fit à
haute voix:

«_Moi, El-Kobbir, marchand d'esclaves et fournisseur du harem de S.H.,
reconnais avoir reçu pour la remettre au sublime empereur, du seigneur
franc comte de Monte-Cristo, une émeraude évaluée deux mille bourses,
pour prix d'une jeune esclave chrétienne âgée de onze ans, du nom de
Haydée, et fille reconnue du défunt seigneur Ali-Tebelin, pacha de
Janina, et de Vasiliki, sa favorite; laquelle m'avait été vendue, il y a
sept ans, avec sa mère, morte en arrivant à Constantinople, par un
colonel franc au service du vizir Ali-Tebelin, nommé Fernand Mondego._

«_La susdite vente m'avait été faite pour le compte de S.H., dont
j'avais mandat, moyennant la somme de mille bourses._

«_Fait à Constantinople, avec autorisation de S.H. l'année 1274 de
l'hégire._

                               «_Signé EL-KOBBIR_.»

«_Le présent acte, pour lui donner toute foi, toute croyance et
toute authenticité, sera revêtu du sceau impérial, que le vendeur
s'oblige à y faire apposer._»

«Près de la signature du marchand on voyait en effet le sceau du
sublime empereur.

«À cette lecture et à cette vue succéda un silence terrible; le
comte n'avait plus que le regard, et ce regard, attaché comme
malgré lui sur Haydée, semblait de flamme et de sang.

«--Madame, dit le président, ne peut-on interroger le comte de
Monte-Cristo, lequel est à Paris près de vous, à ce que je crois?

«--Monsieur, répondit Haydée, le comte de Monte-Cristo, mon autre
père, est en Normandie depuis trois jours.

«--Mais alors, madame, dit le président, qui vous a conseillé
cette démarche, démarche dont la cour vous remercie et qui
d'ailleurs est toute naturelle d'après votre naissance et vos
malheurs?

«--Monsieur, répondit Haydée, cette démarche m'a été conseillée
par mon respect et par ma douleur. Quoique chrétienne, Dieu me
pardonne! j'ai toujours songé à venger mon illustre père. Or,
quand j'ai mis le pied en France, quand j'ai su que le traître
habitait Paris, mes yeux et mes oreilles sont restés constamment
ouverts. Je vis retirée dans la maison de mon noble protecteur,
mais je vis ainsi parce que j'aime l'ombre et le silence qui me
permettent de vivre dans ma pensée et dans mon recueillement. Mais
M. le comte de Monte-Cristo m'entoure de soins paternels, et rien
de ce qui constitue la vie du monde ne m'est étranger; seulement
je n'en accepte que le bruit lointain. Ainsi je lis tous les
journaux, comme on m'envoie tous les albums, comme je reçois
toutes les mélodies et c'est en suivant, sans m'y prêter, la vie
des autres, que j'ai su ce qui s'était passé ce matin à la Chambre
des pairs et ce qui devait s'y passer ce soir... Alors, j'ai
écrit.

«--Ainsi, demanda le président, M. le comte de Monte-Cristo n'est
pour rien dans votre démarche?

«--Il l'ignore complètement, monsieur, et même je n'ai qu'une
crainte, c'est qu'il la désapprouve quand il l'apprendra;
cependant c'est un beau jour pour moi, continua la jeune fille en
levant au ciel un regard tout ardent de flamme, que celui où je
trouve enfin l'occasion de venger mon père.

«Le comte, pendant tout ce temps, n'avait point prononcé une seule
parole; ses collègues le regardaient et sans doute plaignaient
cette fortune brisée sous le souffle parfumé d'une femme; son
malheur s'écrivait peu à peu en traits sinistres sur son visage.

«--Monsieur de Morcerf, dit le président, reconnaissez-vous
madame pour la fille d'Ali-Tebelin, pacha de Janina?

«--Non, dit Morcerf en faisant un effort pour se lever, et c'est
une trame ourdie par mes ennemis.

«Haydée, qui tenait ses yeux fixés vers la porte, comme si elle
attendait quelqu'un, se retourna brusquement, et, retrouvant le
comte debout, elle poussa un cri terrible:

«--Tu ne me reconnais pas, dit-elle; eh bien, moi, heureusement
je te reconnais! tu es Fernand Mondego, l'officier franc qui
instruisait les troupes a de mon noble père. C'est toi qui as
livré les châteaux de Janina! c'est toi qui, envoyé par lui à
Constantinople pour traiter directement avec l'empereur de la vie
ou de la mort de ton bienfaiteur, as rapporté un faux firman qui
accordait grâce entière! c'est toi qui, avec ce firman, as obtenu
la bague du pacha qui devait te faire obéir par Sélim, le gardien
du feu; c'est toi qui as poignardé Sélim! c'est toi qui nous as
vendues, ma mère et moi, au marchand El-Kobbir! Assassin!
assassin! assassin! tu as encore au front le sang de ton maître!
regardez tous.

«Ces paroles avaient été prononcées avec un tel enthousiasme de
vérité, que tous les yeux se tournèrent vers le front du comte, et
que lui-même y porta la main comme s'il eût senti, tiède encore,
le sang d'Ali.

«--Vous reconnaissez donc positivement M. de Morcerf pour être le
même que l'officier Fernand Mondego?

«--Si je le reconnais! s'écria Haydée. Oh! ma mère! tu m'as dit:
«Tu étais libre, tu avais un père que tu aimais, tu étais destinée
à être presque une reine! Regarde bien cet homme, c'est lui qui
t'a faite esclave, c'est lui qui a levé au bout d'une pique la
tête de ton père, c'est lui qui nous a vendues, c'est lui qui nous
a livrées! Regarde bien sa main droite, celle qui a une large
cicatrice; si tu oubliais son visage, tu le reconnaîtrais à cette
main dans laquelle sont tombées une à une les pièces d'or du
marchand El-Kobbir!» Si je le reconnais! Oh! qu'il dise maintenant
lui-même s'il ne me reconnaît pas.

«Chaque mot tombait comme un coutelas sur Morcerf et retranchait
une parcelle de son énergie; aux derniers mots, il cacha vivement
et malgré lui sa main, mutilée en effet par une blessure, dans sa
poitrine, et retomba sur son fauteuil, abîmé dans un morne
désespoir.

«Cette scène avait fait tourbillonner les esprits de l'assemblée,
comme on voit courir les feuilles détachées du tronc sous le vent
puissant du nord.

«--Monsieur le comte de Morcerf, dit le président, ne vous
laissez pas abattre, répondez: la justice de la cour est suprême
et égale pour tous comme celle de Dieu; elle ne vous laissera pas
écraser par vos ennemis sans vous donner les moyens de les
combattre. Voulez-vous des enquêtes nouvelles? Voulez-vous que
j'ordonne un voyage de deux membres de la Chambre à Janina?
Parlez!

«Morcerf ne répondit rien.

«Alors, tous les membres de la commission se regardèrent avec une
sorte de terreur. On connaissait le caractère énergique et violent
du comte. Il fallait une bien terrible prostration pour annihiler
la défense de cet homme; il fallait enfin penser qu'à ce silence,
qui ressemblait au sommeil, succéderait un réveil qui
ressemblerait à la foudre.

«--Eh bien, lui demanda le président, que décidez-vous?

«--Rien! dit en se levant le comte avec une voix sourde.

«--La fille d'Ali-Tebelin, dit le président, a donc déclaré bien
réellement la vérité? elle est donc bien réellement le témoin
terrible auquel il arrive toujours que le coupable n'ose répondre:
NON? vous avez donc fait bien réellement toutes les choses dont on
vous accuse?

«Le comte jeta autour de lui un regard dont l'expression
désespérée eût touché des tigres, mais il ne pouvait désarmer des
juges; puis il leva les yeux vers la voûte, et les détourna
aussitôt, comme s'il eût craint que cette voûte, en s'ouvrant, ne
fît resplendir ce second tribunal qui se nomme le ciel, cet autre
juge qui s'appelle Dieu.

«Alors, avec un brusque mouvement, il arracha les boutons de cet
habit fermé qui l'étouffait, et sortit de la salle comme un sombre
insensé; un instant son pas retentit lugubrement sous la voûte
sonore, puis bientôt le roulement de la voiture qui l'emportait au
galop ébranla le portique de l'édifice florentin.

«--Messieurs, dit le président quand le silence fut rétabli,
M. le comte de Morcerf est-il convaincu de félonie, de trahison et
d'indignité?

«--Oui! répondirent d'une voix unanime tous les membres de la
commission d'enquête.

«Haydée avait assisté jusqu'à la fin de la séance; elle entendit
prononcer la sentence du comte sans qu'un seul des traits de son
visage exprimât ou la joie ou la pitié.

«Alors, ramenant son voile sur son visage, elle salua
majestueusement les conseillers, et sortit de ce pas dont Virgile
voyait marcher les déesses.»



LXXXVII

La provocation.


«Alors, continua Beauchamp, je profitai du silence et de
l'obscurité de la salle pour sortir sans être vu. L'huissier qui
m'avait introduit m'attendait à la porte. Il me conduisit, à
travers les corridors, jusqu'à une petite porte donnant sur la rue
de Vaugirard. Je sortis l'âme brisée et ravie tout à la fois,
pardonnez-moi cette expression, Albert, brisée par rapport à vous,
ravie de la noblesse de cette jeune fille poursuivant la vengeance
paternelle. Oui, je vous le jure, Albert, de quelque part que
vienne cette révélation, je dis, moi qu'elle peut venir d'un
ennemi, mais que cet ennemi n'est que l'agent de la Providence.»

Albert tenait sa tête entre ses deux mains; il releva son visage,
rouge de honte et baigné de larmes, et saisissant le bras de
Beauchamp.

«Ami, lui dit-il, ma vie est finie: il me reste, non pas à dire
comme vous que la Providence m'a porté le coup, mais à chercher
quel homme me poursuit de son inimitié; puis, quand je le
connaîtrai, je tuerai cet homme, ou cet homme me tuera; or, je
compte sur votre amitié pour m'aider, Beauchamp, si toutefois le
mépris ne l'a pas tuée dans votre coeur.

--Le mépris, mon ami? et en quoi ce malheur vous touchera-t-il?
Non! Dieu merci! nous n'en sommes plus au temps où un injuste
préjugé rendait les fils responsables des actions des pères.
Repassez toute votre vie, Albert, elle date d'hier, il est vrai,
mais jamais aurore d'un beau jour fut-elle plus pure que votre
orient? non, Albert, croyez-moi, vous êtes jeune, vous êtes riche,
quittez la France: tout s'oublie vite dans cette grande Babylone à
l'existence agitée et aux goûts changeants; vous viendrez dans
trois ou quatre ans, vous aurez épousé quelque princesse russe, et
personne ne songera plus à ce qui s'est passé hier, à plus forte
raison à ce qui s'est passé il y a seize ans.

--Merci, mon cher Beauchamp, merci de l'excellente intention qui
vous dicte vos paroles, mais cela ne peut être ainsi, je vous ai
dit mon désir, et maintenant, s'il le faut, je changerai le mot
désir en celui de volonté. Vous comprenez qu'intéressé comme je le
suis dans cette affaire, je ne puis voir la chose du même point de
vue que vous. Ce qui vous semble venir à vous d'une source céleste
me semble venir à moi d'une source moins pure. La Providence me
paraît, je vous l'avoue, fort étrangère à tout ceci, et cela
heureusement, car au lieu de l'invisible et de l'impalpable
messagère des récompenses et punitions célestes, je trouverai un
être palpable et visible, sur lequel je me vengerai, oh! oui, je
vous le jure, de tout ce que je souffre depuis un mois.
Maintenant, je vous le répète, Beauchamp, je tiens à rentrer dans
la vie humaine et matérielle, et, si vous êtes encore mon ami
comme vous le dites, aidez-moi à retrouver la main qui a porté le
coup.

--Alors, soit! dit Beauchamp; et si vous tenez absolument à ce
que je descende sur la terre je le ferai; si vous tenez à vous
mettre à la recherche d'un ennemi, je m'y mettrai avec vous. Et je
le trouverai, car mon honneur est presque aussi intéressé que le
vôtre à ce que nous le retrouvions.

--Eh bien, alors, Beauchamp, vous comprenez, à l'instant même,
sans retard, commençons nos investigations. Chaque minute de
retard est une éternité pour moi; le dénonciateur n'est pas encore
puni, il peut donc espérer qu'il ne le sera pas; et, sur mon
honneur, s'il l'espère, il se trompe!

--Eh bien, écoutez-moi, Morcerf.

--Ah! Beauchamp, je vois que vous savez quelque chose; tenez,
vous me rendez la vie!

--Je ne dis pas que ce soit réalité, Albert, mais c'est au moins
une lumière dans la nuit: en suivant cette lumière, peut-être nous
conduira-t-elle au but.

--Dites! vous voyez bien que je bous d'impatience.

--Eh bien, je vais vous raconter ce que je n'ai pas voulu vous
dire en revenant de Janina.

--Parlez.

--Voilà ce qui s'est passé, Albert; j'ai été tout naturellement
chez le premier banquier de la ville pour prendre des
informations; au premier mot que j'ai dit de l'affaire, avant même
que le nom de votre père eût été prononcé:

«--Ah! dit-il, très bien, je devine ce qui vous amène.

«--Comment cela, et pourquoi?

«--Parce qu'il y a quinze jours à peine j'ai été interrogé sur le
même sujet.

«--Par qui?

«--Par un banquier de Paris, mon correspondant.

«--Que vous nommez?

«--M. Danglars.»

--Lui! s'écria Albert; en effet, c'est bien lui qui depuis si
longtemps poursuit mon pauvre père de sa haine jalouse; lui,
l'homme prétendu populaire, qui ne peut pardonner au comte de
Morcerf d'être pair de France. Et, tenez, cette rupture de mariage
sans raison donnée; oui, c'est bien cela.

--Informez-vous, Albert (mais ne vous emportez pas d'avance),
informez-vous, vous dis-je, et si la chose est vraie...

--Oh! oui, si la chose est vraie! s'écria le jeune homme, il me
paiera tout ce que j'ai souffert.

--Prenez garde, Morcerf, c'est un homme déjà vieux.

--J'aurai égard à son âge comme il a eu égard à l'honneur de ma
famille; s'il en voulait à mon père, que ne frappait-il mon père?
Oh! non, il a eu peur de se trouver en face d'un homme!

--Albert, je ne vous condamne pas, je ne fais que vous retenir;
Albert, agissez prudemment.

--Oh! n'ayez pas peur; d'ailleurs, vous m'accompagnerez,
Beauchamp, les choses solennelles doivent être traitées devant
témoin. Avant la fin de cette journée, si M. Danglars est le
coupable, M. Danglars aura cessé de vivre ou je serai mort.
Pardieu, Beauchamp, je veux faire de belles funérailles à mon
honneur!

--Eh bien, alors, quand de pareilles résolutions sont prises,
Albert, il faut les mettre à exécution à l'instant même. Vous
voulez aller chez M. Danglars? partons.»

On envoya chercher un cabriolet de place. En entrant dans l'hôtel
du banquier, on aperçut le phaéton et le domestique de M. Andrea
Cavalcanti à la porte.

«Ah! parbleu! voilà qui va bien, dit Albert avec une voix sombre.
Si M. Danglars ne veut pas se battre avec moi, je lui tuerai son
gendre. Cela doit se battre, un Cavalcanti.»

On annonça le jeune homme au banquier, qui, au nom d'Albert,
sachant ce qui s'était passé la veille, fit défendre sa porte.
Mais il était trop tard, il avait suivi le laquais; il entendit
l'ordre donné, força la porte et pénétra, suivi de Beauchamp,
jusque dans le cabinet du banquier.

«Mais, monsieur! s'écria celui-ci, n'est-on plus maître de
recevoir chez soi qui l'on veut, ou qui l'on ne veut pas? Il me
semble que vous vous oubliez étrangement.

--Non, monsieur, dit froidement Albert, il y a des circonstances,
et vous êtes dans une de celles-là, où il faut, sauf lâcheté, je
vous offre ce refuge, être chez soi pour certaines personnes du
moins.

--Alors, que me voulez-vous donc, monsieur?

--Je veux, dit Morcerf, s'approchant sans paraître faire
attention à Cavalcanti qui était adossé à la cheminée, je veux
vous proposer un rendez-vous dans un coin écarté, où personne ne
vous dérangera pendant dix minutes, je ne vous en demande pas
davantage; où, des deux hommes qui se sont rencontrés, il en
restera un sous les feuilles.»

Danglars pâlit, Calvalcanti fit un mouvement. Albert se retourna
vers le jeune homme:

«Oh! mon Dieu! dit-il, venez si vous voulez, monsieur le comte,
vous avez le droit d'y être, vous êtes presque de la famille, et
je donne de ces sorties de rendez-vous à autant de gens qu'il s'en
trouvera pour les accepter.»

Cavalcanti regarda d'un air stupéfait Danglars lequel faisant un
effort, se leva et s'avança entre les deux jeunes gens. L'attaque
d'Albert à Andrea venait de le placer sur un autre terrain, et il
espérait que la visite d'Albert avait une autre cause que celle
qu'il lui avait supposée d'abord.

«Ah çà! monsieur, dit-il à Albert, si vous venez ici chercher
querelle à monsieur parce que je l'ai préféré à vous, je vous
préviens que je ferai de cela une affaire de procureur du roi.

--Vous vous trompez, monsieur, dit Morcerf avec un sombre
sourire, je ne parle pas de mariage le moins du monde, et je ne
m'adresse à M. Cavalcanti que parce qu'il m'a semblé avoir eu un
instant l'intention d'intervenir dans notre discussion. Et puis,
tenez, au reste, vous avez raison, dit-il, je cherche aujourd'hui
querelle à tout le monde; mais soyez tranquille, monsieur
Danglars, la priorité vous appartient.

--Monsieur, répondit Danglars, pâle de colère et de peur, je vous
avertis que lorsque j'ai le malheur de rencontrer sur mon chemin
un dogue enragé, je le tue et que, loin de me croire coupable, je
pense avoir rendu un service à la société. Or, si vous êtes enragé
et que vous tendiez à me mordre, je vous en préviens, je vous
tuerai sans pitié. Tiens! est-ce ma faute, à moi, si votre père
est déshonoré?

--Oui, misérable! s'écria Morcerf, c'est ta faute!»

Danglars fit un pas en arrière.

«Ma faute! à moi, dit-il; mais vous êtes fou! Est-ce que je sais
l'histoire grecque, moi? Est-ce que j'ai voyagé dans tous ces
pays-là? Est-ce que c'est moi qui ai conseillé à votre père de
vendre les châteaux de Janina? de trahir...

--Silence! dit Albert d'une voix sourde. Non, ce n'est pas vous
qui directement avez fait cet éclat et causé ce malheur, mais
c'est vous qui l'avez hypocritement provoqué.

--Moi!

--Oui, vous! d'où vient la révélation?

--Mais il me semble que le journal vous l'a dit: de Janina,
parbleu!

--Qui a écrit à Janina?

--À Janina?

--Oui. Qui a écrit pour demander des renseignements sur mon père?

--Il me semble que tout le monde peut écrire à Janina.

--Une seule personne a écrit cependant.

--Une seule?

--Oui! et cette personne, c'est vous.

--J'ai écrit, sans doute; il me semble que lorsqu'on marie sa
fille à un jeune homme, on peut prendre des renseignements sur la
famille de ce jeune homme; c'est non seulement un droit, mais
encore un devoir.

--Vous avez écrit, monsieur, dit Albert, sachant parfaitement la
réponse qui vous viendrait.

--Moi? Ah! je vous le jure bien, s'écria Danglars avec une
confiance et une sécurité qui venaient encore moins de sa peur
peut-être que de l'intérêt qu'il ressentait au fond pour le
malheureux jeune homme; je vous jure que jamais je n'eusse pensé à
écrire à Janina. Est-ce que je connaissais la catastrophe d'Ali-Pacha, moi?

--Alors quelqu'un vous a donc poussé à écrire?

--Certainement.

--On vous a poussé?

--Oui.

--Qui cela?... achevez... dites...

--Pardieu! rien de plus simple, je parlais du passé de votre
père, je disais que la source de sa fortune était toujours restée
obscure. La personne m'a demandé où votre père avait fait cette
fortune. J'ai répondu: «En Grèce.» Alors elle m'a dit: «Eh bien,
écrivez à Janina.»

--Et qui vous a donné ce conseil?

--Parbleu! le comte de Monte-Cristo, votre ami.

--Le comte de Monte-Cristo vous a dit d'écrire à Janina?

--Oui, et j'ai écrit. Voulez-vous voir ma correspondance? je vous
la montrerai.»

Albert et Beauchamp se regardèrent.

«Monsieur, dit alors Beauchamp, qui n'avait point encore pris la
parole, il me semble que vous accusez le comte, qui est absent de
Paris, et qui ne peut se justifier en ce moment?

--Je n'accuse personne, monsieur, dit Danglars, je raconte, et je
répéterai devant M. le comte de Monte-Cristo ce que je viens de
dire devant vous.

--Et le comte sait quelle réponse vous avez reçue?

--Je la lui ai montrée.

--Savait-il que le nom de baptême de mon père était Fernand, et
que son nom de famille était Mondego?

--Oui, je le lui avais dit depuis longtemps au surplus, je n'ai
fait là-dedans que ce que tout autre eût fait à ma place, et même
peut-être beaucoup moins. Quand, le lendemain de cette réponse,
poussé par M. de Monte-Cristo, votre père est venu me demander ma
fille officiellement, comme cela se fait quand on veut en finir,
j'ai refusé, j'ai refusé net, c'est vrai, mais sans explication,
sans éclat. En effet, pourquoi aurais-je fait un éclat? En quoi
l'honneur ou le déshonneur de M. de Morcerf m'importe-t-il? Cela
ne faisait ni hausser ni baisser la rente.»

Albert sentit la rougeur lui monter au front; il n'y avait plus de
doute, Danglars se défendait avec la bassesse, mais avec l'assurance
d'un homme qui dit, sinon toute la vérité, du moins une partie de la
vérité, non point par conscience, il est vrai, mais par terreur.
D'ailleurs, que cherchait Morcerf? ce n'était pas le plus ou moins de
culpabilité de Danglars ou de Monte-Cristo, c'était un homme qui
répondît de l'offense légère ou grave, c'était un homme qui se battît,
et il était évident que Danglars ne se battrait pas.

Et puis, chacune des choses oubliées ou inaperçues redevenait
visible à ses yeux ou présente à son souvenir. Monte-Cristo savait
tout, puisqu'il avait acheté la fille d'Ali-Pacha, or, sachant
tout, il avait conseillé à Danglars d'écrire à Janina. Cette
réponse connue, il avait accédé au désir manifesté par Albert
d'être présenté à Haydée; une fois devant elle, il avait laissé
l'entretien tomber sur la mort d'Ali, ne s'opposant pas au récit
d'Haydée (mais ayant sans doute donné à la jeune fille dans les
quelques mots romaïques qu'il avait prononcés des instructions qui
n'avaient point permis à Morcerf de reconnaître son père);
d'ailleurs n'avait-il pas prié Morcerf de ne pas prononcer le nom
de son père devant Haydée? Enfin il avait mené Albert en Normandie
au moment où il savait que le grand éclat devait se faire. Il n'y
avait pas à en douter, tout cela était un calcul, et, sans aucun
doute, Monte-Cristo s'entendait avec les ennemis de son père.

Albert prit Beauchamp dans un coin et lui communiqua toutes ses
idées.

«Vous avez raison, dit celui-ci; M. Danglars n'est, dans ce qui
est arrivé, que pour la partie brutale et matérielle; c'est à
M. de Monte-Cristo que vous devez demander une explication.»

Albert se retourna.

«Monsieur, dit-il à Danglars, vous comprenez que je ne prends pas
encore de vous un congé définitif; il me reste à savoir si vos
inculpations sont justes, et je vais de ce pas m'en assurer chez
M. le comte de Monte-Cristo.»

Et, saluant le banquier, il sortit avec Beauchamp sans paraître
autrement s'occuper de Cavalcanti.

Danglars les reconduisit jusqu'à la porte, et, à la porte,
renouvela à Albert l'assurance qu'aucun motif de haine personnel
ne l'animait contre M. le comte de Morcerf.



LXXXVIII

L'insulte.


À la porte du banquier, Beauchamp arrêta Morcerf.

«Écoutez, lui dit-il, tout à l'heure je vous ai dit, chez
M. Danglars, que c'était à M. de Monte-Cristo que vous deviez
demander une explication?

--Oui, et nous allons chez lui.

--Un instant, Morcerf; avant d'aller chez le comte, réfléchissez.

--À quoi voulez-vous que je réfléchisse?

--À la gravité de la démarche.

--Est-elle plus grave que d'aller chez M. Danglars? Oui;
M. Danglars était un homme d'argent, et vous le savez, les hommes
d'argent savent trop le capital qu'ils risquent pour se battre
facilement. L'autre au contraire, est un gentilhomme, en apparence
du moins; mais ne craignez-vous pas, sous le gentilhomme, de
rencontrer le bravo?

--Je ne crains qu'une chose, c'est de trouver un homme qui ne se
batte pas.

--Oh! soyez tranquille, dit Beauchamp, celui-là se battra. J'ai
même peur d'une chose, c'est qu'il ne se batte trop bien; prenez
garde!

--Ami, dit Morcerf avec un beau sourire, c'est ce que je demande;
et ce qui peut m'arriver de plus heureux, c'est d'être tué pour
mon père: cela nous sauvera tous.

--Votre mère en mourra!

--Pauvre mère! dit Albert en passant la main sur ses yeux, je le
sais bien; mais mieux vaut qu'elle meure de cela que de mourir de
honte.

--Vous êtes bien décidé, Albert?

--Oui.

--Allez donc! Mais croyez-vous que nous le trouvions?

--Il devait revenir quelques heures après moi, et certainement il
sera revenu.»

Ils montèrent, et se firent conduire avenue des Champs-Élysées,
n°30.

Beauchamp voulait descendre seul, mais Albert lui fit observer que
cette affaire, sortant des règles ordinaires, lui permettait de
s'écarter de l'étiquette du duel.

Le jeune homme agissait dans tout ceci pour une cause si sainte,
que Beauchamp n'avait autre chose à faire qu'à se prêter à toutes
ses volontés: il céda donc à Morcerf et se contenta de le suivre.

Albert ne fit qu'un bond de la loge du concierge au perron. Ce fut
Baptistin qui le reçut.

Le comte venait d'arriver effectivement, mais il était au bain, et
avait défendu de recevoir qui que ce fût au monde.

«Mais, après le bain? demanda Morcerf.

--Monsieur dînera.

--Et après le dîner?

--Monsieur dormira une heure.

--Ensuite?

--Ensuite il ira à l'Opéra.

--Vous en êtes sûr? demanda Albert.

--Parfaitement sûr; monsieur a commandé ses chevaux pour huit
heures précises.

--Fort bien, répliqua Albert; voilà tout ce que je voulais
savoir.»

Puis, se retournant vers Beauchamp:

«Si vous avez quelque chose à faire, Beauchamp, faites-le tout de
suite; si vous avez rendez-vous ce soir, remettez-le à demain.
Vous comprenez que je compte sur vous pour aller à l'Opéra. Si
vous le pouvez, amenez-moi Château-Renaud.»

Beauchamp profita de la permission et quitta Albert après lui
avoir promis de le venir prendre à huit heures moins un quart.

Rentré chez lui, Albert prévint Franz, Debray et Morrel du désir
qu'il avait de les voir le soir même à l'Opéra.

Puis il alla visiter sa mère, qui, depuis les événements de la
veille, avait fait défendre sa porte et gardait la chambre. Il la
trouva au lit, écrasée par la douleur de cette humiliation
publique.

La vue d'Albert produisit sur Mercédès l'effet qu'on en pouvait
attendre; elle serra la main de son fils et éclata en sanglots.
Cependant ces larmes la soulagèrent.

Albert demeura un instant debout et muet près du visage de sa
mère. On voyait à sa mine pâle et à ses sourcils froncés que sa
résolution de vengeance s'émoussait de plus en plus dans son
coeur.

«Ma mère, demanda Albert, est-ce que vous connaissez quelque
ennemi à M. de Morcerf?»

Mercédès tressaillit; elle avait remarqué que le jeune homme
n'avait pas dit: à mon père.

«Mon ami, dit-elle, les gens dans la position du comte ont
beaucoup d'ennemis qu'ils ne connaissent point. D'ailleurs, les
ennemis qu'on connaît ne sont point, vous le savez, les plus
dangereux.

--Oui, je sais cela, aussi j'en appelle à toute votre
perspicacité. Ma mère, vous êtes une femme si supérieure que rien
ne vous échappe, à vous!

--Pourquoi me dites-vous cela?

--Parce que vous aviez remarqué, par exemple, que le soir du bal
que nous avons donné, M. de Monte-Cristo n'avait rien voulu
prendre chez nous.»

Mercédès se soulevant toute tremblante sur son bras brûlé par la
fièvre:

«M. de Monte-Cristo! s'écria-t-elle, et quel rapport cela aurait-il
avec la question que vous me faites?

--Vous le savez, ma mère, M. de Monte-Cristo est presque un homme
d'Orient, et les Orientaux, pour conserver toute liberté de
vengeance, ne mangent ni ne boivent jamais chez leurs ennemis.

--M. de Monte-Cristo, notre ennemi, dites-vous Albert? reprit
Mercédès en devenant plus pâle que le drap qui la couvrait. Qui
vous a dit cela? pourquoi? Vous êtes fou, Albert. M. de Monte-Cristo
n'a eu pour nous que des politesses. M. de Monte-Cristo
vous a sauvé la vie, c'est vous-même qui nous l'avez présenté. Oh!
je vous en prie, mon fils, si vous aviez une pareille idée,
écartez-la, et si j'ai une recommandation à vous faire, je dirai
plus, si j'ai une prière à vous adresser, tenez-vous bien avec
lui.

--Ma mère, répliqua le jeune homme avec un sombre regard, vous
avez vos raisons pour me dire de ménager cet homme.

--Moi! s'écria Mercédès, rougissant avec la même rapidité qu'elle
avait pâli, et redevenant presque aussitôt plus pâle encore
qu'auparavant.

--Oui, sans doute, et cette raison, n'est-ce pas, reprit Albert,
est que cet homme ne peut nous faire du mal?»

Mercédès frissonna; et attachant sur son fils un regard
scrutateur:

«Vous me parlez étrangement, dit-elle à Albert, et vous avez de
singulières préventions, ce me semble. Que vous a donc fait le
comte? Il y a trois jours vous étiez avec lui en Normandie; il y a
trois jours je le regardais et vous le regardiez vous-même comme
votre meilleur ami.»

Un sourire ironique effleura les lèvres d'Albert. Mercédès vit ce
sourire, et avec son double instinct de femme et de mère elle
devina tout; mais, prudente et forte, elle cacha son trouble et
ses frémissements.

Albert laissa tomber la conversation; au bout d'un instant la
comtesse la renoua.

«Vous veniez me demander comment j'allais, dit-elle, je vous
répondrai franchement, mon ami, que je ne me sens pas bien. Vous
devriez vous installer ici, Albert, vous me tiendriez compagnie;
j'ai besoin de n'être pas seule.

--Ma mère, dit le jeune homme, je serais à vos ordres, et vous
savez avec quel bonheur, si une affaire pressée et importante ne
me forçait à vous quitter toute la soirée.

--Ah! fort bien, répondit Mercédès avec un soupir; allez, Albert,
je ne veux point vous rendre esclave de votre piété filiale.»

Albert fit semblant de ne point entendre, salua sa mère et sortit.
À peine le jeune homme eut-il refermé la porte que Mercédès fit
appeler un domestique de confiance et lui ordonna de suivre Albert
partout où il irait dans la soirée, et de lui en venir rendre
compte à l'instant même.

Puis elle sonna sa femme de chambre, et, si faible qu'elle fût, se
fit habiller pour être prête à tout événement.

La mission donnée au laquais n'était pas difficile à exécuter.
Albert rentra chez lui et s'habilla avec une sorte de recherche
sévère. À huit heures moins dix minutes Beauchamp arriva: il avait
vu Château-Renaud, lequel avait promis de se trouver à l'orchestre
avant le lever du rideau.

Tous deux montèrent dans le coupé d'Albert, qui n'ayant aucune
raison de cacher où il allait, dit tout haut:

«À l'Opéra!»

Dans son impatience, il avait devancé le lever du rideau. Château-Renaud
était à sa stalle: prévenu de tout par Beauchamp, Albert n'avait aucune
explication à lui donner. La conduite de ce fils cherchant à venger son
père était si simple, que Château-Renaud ne tenta en rien de le
dissuader, et se contenta de lui renouveler l'assurance qu'il était à sa
disposition.

Debray n'était pas encore arrivé, mais Albert savait qu'il manquait
rarement une représentation de l'Opéra. Albert erra dans le théâtre
jusqu'au lever du rideau. Il espérait rencontrer Monte-Cristo, soit dans
le couloir, soit dans l'escalier. La sonnette l'appela à sa place, et il
vint s'asseoir à l'orchestre, entre Château-Renaud et Beauchamp.

Mais ses yeux ne quittaient pas cette loge d'entre-colonnes qui,
pendant tout le premier acte, semblait s'obstiner à rester fermée.

Enfin, comme Albert, pour la centième fois, interrogeait sa
montre, au commencement du deuxième acte, la porte de la loge
s'ouvrit, et Monte-Cristo, vêtu de noir, entra et s'appuya à la
rampe pour regarder dans la salle; Morrel le suivait, cherchant
des yeux sa soeur et son beau-frère. Il les aperçut dans une loge
du second rang, et leur fit signe.

Le comte, en jetant son coup d'oeil circulaire dans la salle,
aperçut une tête pâle et des yeux étincelants qui semblaient
attirer avidement ses regards; il reconnut bien Albert, mais
l'expression qu'il remarqua sur ce visage bouleversé lui conseilla
sans doute de ne point l'avoir remarqué. Sans faire donc aucun
mouvement qui décelât sa pensée, il s'assit, tira sa jumelle de
son étui, et lorgna d'un autre côté.

Mais, sans paraître voir Albert, le comte ne le perdait pas de
vue, et, lorsque la toile tomba sur la fin du second acte, son
coup d'oeil infaillible et sûr suivit le jeune homme sortant de
l'orchestre et accompagné de ses deux amis.

Puis, la même tête reparut aux carreaux d'une première loge, en
face de la sienne. Le comte sentait venir à lui la tempête, et
lorsqu'il entendit la clef tourner dans la serrure de sa loge,
quoiqu'il parlât en ce moment même à Morrel avec son visage le
plus riant, le comte savait à quoi s'en tenir, et il s'était
préparé à tout.

La porte s'ouvrit.

Seulement alors, Monte-Cristo se retourna et aperçut Albert,
livide et tremblant; derrière lui étaient Beauchamp et Château-Renaud.

«Tiens! s'écria-t-il avec cette bienveillante politesse qui
distinguait d'habitude son salut des banales civilités du monde,
voilà mon cavalier arrivé au but! Bonsoir, monsieur de Morcerf.»

Et le visage de cet homme, si singulièrement maître de lui-même,
exprimait la plus parfaite cordialité.

Morrel alors se rappela seulement la lettre qu'il avait reçue du
vicomte, et dans laquelle, sans autre explication, celui-ci le
priait de se trouver à l'Opéra; et il comprit qu'il allait se
passer quelque chose de terrible.

«Nous ne venons point ici pour échanger d'hypocrites politesses ou
de faux-semblants d'amitié, dit le jeune homme; nous venons vous
demander une explication, monsieur le comte.»

La voix tremblante du jeune homme avait peine à passer entre ses
dents serrées.

«Une explication à l'Opéra? dit le comte avec ce ton si calme et
avec ce coup d'oeil si pénétrant, qu'on reconnaît à ce double
caractère l'homme éternellement sûr de lui-même. Si peu familier
que je sois avec les habitudes parisiennes, je n'aurais pas cru,
monsieur, que ce fût là que les explications se demandaient.

--Cependant, lorsque les gens se font celer, dit Albert,
lorsqu'on ne peut pénétrer jusqu'à eux sous prétexte qu'ils sont
au bain, à table ou au lit, il faut bien s'adresser là où on les
rencontre.

--Je ne suis pas difficile à rencontrer, dit Monte-Cristo, car
hier encore, monsieur, si j'ai bonne mémoire, vous étiez chez moi.

--Hier, monsieur, dit le jeune homme, dont la tête
s'embarrassait, j'étais chez vous parce que j'ignorais qui vous
étiez.»

Et en prononçant ces paroles, Albert avait élevé la voix de
manière à ce que les personnes placées dans les loges voisines
l'entendissent, ainsi que celles qui passaient dans le couloir.
Aussi les personnes des loges se retournèrent-elles, et celles du
couloir s'arrêtèrent-elles derrière Beauchamp et Château-Renaud au
bruit de cette altercation.

«D'où sortez-vous donc, monsieur? dit Monte-Cristo sans la moindre
émotion apparente. Vous ne semblez pas jouir de votre bon sens.

--Pourvu que je comprenne vos perfidies, monsieur, et que je
parvienne à vous faire comprendre que je veux m'en venger, je
serai toujours assez raisonnable, dit Albert furieux.

--Monsieur, je ne vous comprends point, répliqua Monte-Cristo,
et, quand même je vous comprendrais, vous n'en parleriez encore
que trop haut. Je suis ici chez moi, monsieur, et moi seul ai le
droit d'y élever la voix au-dessus des autres. Sortez, monsieur!»

Et Monte-Cristo montra la porte à Albert avec un geste admirable
de commandement.

«Ah! je vous en ferai bien sortir, de chez vous! reprit Albert en
froissant dans ses mains convulsives son gant, que le comte ne
perdait pas de vue.

--Bien, bien! dit flegmatiquement Monte-Cristo; vous me cherchez
querelle, monsieur; je vois cela; mais un conseil, vicomte, et
retenez-le bien: c'est une coutume mauvaise que de faire du bruit
en provoquant. Le bruit ne va pas à tout le monde, monsieur de
Morcerf.»

À ce nom, un murmure d'étonnement passa comme un frisson parmi les
auditeurs de cette scène. Depuis la veille le nom de Morcerf était
dans toutes les bouches.

Albert mieux que tous, et le premier de tous, comprit l'allusion,
et fit un geste pour lancer son gant au visage du comte; mais
Morrel lui saisit le poignet, tandis que Beauchamp et
Château-Renaud, craignant que la scène ne dépassât la limite d'une
provocation, le retenaient par-derrière.

Mais Monte-Cristo, sans se lever, en inclinant sa chaise, étendit
la main seulement, et saisissant entre les doigts crispés du jeune
homme le gant humide et écrasé:

«Monsieur, dit-il avec un accent terrible, je tiens votre gant
pour jeté, et je vous l'enverrai roulé autour d'une balle.
Maintenant, sortez de chez moi, ou j'appelle mes domestiques et je
vous fais jeter à la porte.»

Ivre, effaré, les yeux sanglants, Albert fit deux pas en arrière.

Morrel en profita pour refermer la porte.

Monte-Cristo reprit sa jumelle et se remit à lorgner, comme si
rien d'extraordinaire ne venait de se passer.

Cet homme avait un coeur de bronze et un visage de marbre. Morrel
se pencha à son oreille.

«Que lui avez-vous fait? dit-il.

--Moi? rien, personnellement du moins, dit Monte-Cristo.

--Cependant cette scène étrange doit avoir une cause?

--L'aventure du comte de Morcerf exaspère le malheureux jeune
homme.

--Y êtes-vous pour quelque chose?

--C'est par Haydée que la Chambre a été instruite de la trahison
de son père.

--En effet, dit Morrel, on m'a dit, mais je n'avais pas voulu le
croire, que cette esclave grecque que j'ai vue avec vous ici, dans
cette loge même, était la fille d'Ali-Pacha.

--C'est la vérité, cependant.

--Oh! mon Dieu! dit Morrel, je comprends tout alors, et cette
scène était préméditée.

--Comment cela?

--Oui, Albert m'a écrit de me trouver ce soir à l'opéra; c'était
pour me rendre témoin de l'insulte qu'il voulait vous faire.

--Probablement, dit Monte-Cristo avec son imperturbable
tranquillité.

--Mais que ferez-vous de lui?

--De qui?

--D'Albert!

--D'Albert? reprit Monte-Cristo du même ton, ce que j'en ferai,
Maximilien? Aussi vrai que vous êtes ici et que je vous serre la
main, je le tuerai demain avant dix heures du matin. Voilà ce que
j'en ferai.»

Morrel, à son tour, prit la main de Monte-Cristo dans les deux
siennes, et il frémit en sentant cette main froide et calme.

«Ah! comte, dit-il, son père l'aime tant!

--Ne me dites pas ces choses-là! s'écria Monte-Cristo avec le
premier mouvement de colère qu'il eût paru éprouver; je le ferais
souffrir!»

Morrel, stupéfait, laissa tomber la main de Monte-Cristo.

«Comte! comte! dit-il.

--Cher Maximilien, interrompit le comte, écoutez de quelle
adorable façon Duprez chante cette phrase: _Ô Mathilde! idole de
mon âme._ Tenez, j'ai deviné le premier Duprez à Naples et j'ai
applaudi le premier. Bravo! bravo!»

Morrel comprit qu'il n'y avait plus rien à dire, et il attendit.

La toile, qui s'était levée à la fin de la scène d'Albert, retomba
presque aussitôt. On frappa à la porte.

«Entrez», dit Monte-Cristo sans que sa voix décelât la moindre
émotion.

Beauchamp parut.

«Bonsoir, monsieur Beauchamp, dit Monte-Cristo, comme s'il voyait
le journaliste pour la première fois de la soirée; asseyez-vous
donc.»

Beauchamp salua, entra et s'assit.

«Monsieur dit-il à Monte-Cristo, j'accompagnais tout à l'heure,
comme vous avez pu le voir, M. de Morcerf.

--Ce qui veut dire, reprit Monte-Cristo en riant, que vous venez
probablement de dîner ensemble. Je suis heureux de voir, monsieur
Beauchamp, que vous êtes plus sobre que lui.

--Monsieur, dit Beauchamp, Albert a eu, j'en conviens, le tort de
s'emporter, et je viens pour mon propre compte vous faire des
excuses. Maintenant que mes excuses sont faites, les miennes,
entendez-vous, monsieur le comte, je viens vous dire que je vous
crois trop galant homme pour refuser de me donner quelque
explication au sujet de vos relations avec les gens de Janina;
puis j'ajouterai deux mots sur cette jeune Grecque.»

Monte-Cristo fit de la lèvre et des yeux un petit geste qui
commandait le silence.

«Allons! ajouta-t-il en riant, voilà toutes mes espérances
détruites.

--Comment cela? demanda Beauchamp.

--Sans doute, vous vous empressez de me faire une réputation
d'excentricité: je suis, selon vous, un Lara, un Manfred, un Lord
Ruthwen; puis, le moment de me voir excentrique passé, vous gâtez
votre type, vous essayez de faire de moi un homme banal. Vous me
voulez commun, vulgaire; vous me demandez des explications enfin.
Allons donc! monsieur Beauchamp, vous voulez rire.

--Cependant, reprit Beauchamp avec hauteur, il est des occasions
où la probité commande...

--Monsieur Beauchamp, interrompit l'homme étrange, ce qui
commande à M. le comte de Monte-Cristo, c'est M. le comte de
Monte-Cristo. Ainsi donc pas un mot de tout cela, s'il vous plaît.
Je fais ce que je veux, monsieur Beauchamp, et, croyez-moi, c'est
toujours fort bien fait.

--Monsieur, répondit le jeune homme, on ne paie pas d'honnêtes
gens avec cette monnaie; il faut des garanties à l'honneur.

--Monsieur, je suis une garantie vivante reprit Monte-Cristo
impassible, mais dont les yeux s'enflammaient d'éclairs menaçants.
Nous avons tous deux dans les veines du sang que nous avons envie
de verser, voilà notre garantie mutuelle. Reportez cette réponse
au vicomte, et dites-lui que demain, avant dix heures, j'aurai vu
la couleur du sien.

--Il ne me reste donc, dit Beauchamp, qu'à fixer les arrangements
du combat.

--Cela m'est parfaitement indifférent, monsieur dit le comte de
Monte-Cristo; il était donc inutile de venir me déranger au
spectacle pour si peu de chose. En France, on se bat à l'épée ou
au pistolet, aux colonies, on prend la carabine, en Arabie, on a
le poignard. Dites à votre client que, quoique insulté pour être
excentrique jusqu'au bout, je lui laisse le choix des armes, et
que j'accepterai tout sans discussion, sans conteste; tout,
entendez-vous bien? tout, même le combat par voie du sort, ce qui
est toujours stupide. Mais moi, c'est autre chose: je suis sûr de
gagner.

--Sûr de gagner! répéta Beauchamp en regardant le comte d'un oeil
effaré.

--Eh! certainement, dit Monte-Cristo en haussant légèrement les
épaules. Sans cela je ne me battrais pas avec M. de Morcerf. Je le
tuerai, il le faut, cela sera. Seulement, par un mot ce soir chez
moi, indiquez-moi l'arme et l'heure; je n'aime pas à me faire
attendre.

--Au pistolet, à huit heures du matin au bois de Vincennes, dit
Beauchamp, décontenancé ne sachant pas s'il avait affaire à un
fanfaron outrecuidant ou à un être surnaturel.

--C'est bien, monsieur, dit Monte-Cristo. Maintenant que tout est
réglé, laissez-moi entendre le spectacle, je vous prie, et dites à
votre ami Albert de ne pas revenir ce soir: il se ferait tort avec
toutes ses brutalités de mauvais goût. Qu'il rentre et qu'il
dorme.»

Beauchamp sortit tout étonné.

«Maintenant, dit Monte-Cristo en se retournant vers Morrel, je
compte sur vous, n'est-ce pas?

--Certainement, dit Morrel, et vous pouvez disposer de moi,
comte; cependant...

--Quoi?

--Il serait important, comte, que je connusse la véritable
cause...

--C'est-à-dire, que vous me refusez?

--La véritable cause, Morrel? dit le comte; ce jeune homme lui-même
marche en aveugle et ne la connaît pas. La véritable cause, elle n'est
connue que de moi et de Dieu; mais je vous donne ma parole d'honneur,
Morrel, que Dieu, qui la connaît, sera pour nous.

--Cela suffit, comte, dit Morrel. Quel est votre second témoin?

--Je ne connais personne à Paris à qui je veuille faire cet
honneur, que vous, Morrel, et votre beau-frère Emmanuel.
Croyez-vous qu'Emmanuel veuille me rendre ce service à moi comte.

--Bien! c'est tout ce qu'il me faut. Demain, à sept heures du
matin chez moi, n'est-ce pas?

--Nous y serons.

--Chut! voici la toile qui se lève, écoutons. J'ai l'habitude de
ne pas perdre une note de cet opéra; c'est une si adorable musique
que celle de _Guillaume Tell_!»



LXXXIX

La nuit.


M. de Monte-Cristo attendit, selon son habitude, que Duprez eût
chanté son fameux _Suivez-moi_! et alors seulement il se leva et
sortit.

À la porte, Morrel le quitta en renouvelant la promesse d'être
chez lui, avec Emmanuel, le lendemain matin à sept heures
précises. Puis il monta dans son coupé, toujours calme et
souriant. Cinq minutes après il était chez lui. Seulement il eût
fallu ne pas connaître le comte pour se laisser tromper à
l'expression avec laquelle il dit en entrant à Ali:

«Ali, mes pistolets à crosse d'ivoire!»

Ali apporta la boîte à son maître, et celui-ci se mit à examiner
ces armes avec une sollicitude bien naturelle à un homme qui va
confier sa vie à un peu de fer et de plomb. C'étaient des
pistolets particuliers que Monte-Cristo avait fait faire pour
tirer à la cible dans ses appartements. Une capsule suffisait pour
chasser la balle, et de la chambre à côté on n'aurait pas pu se
douter que le comte, comme on dit en termes de tir, était occupé à
s'entretenir la main.

Il en était à emboîter l'arme dans sa main, et à chercher le point
de mire sur une petite plaque de tôle qui lui servait de cible,
lorsque la porte de son cabinet s'ouvrit et que Baptistin entra.

Mais, avant même qu'il eût ouvert la bouche, le comte aperçut dans
la porte, demeurée ouverte, une femme voilée, debout, dans la
pénombre de la pièce voisine, et qui avait suivi Baptistin.

Elle avait aperçu le comte le pistolet à la main, elle voyait deux
épées sur une table, elle s'élança.

Baptistin consultait son maître du regard. Le comte fit un signe,
Baptistin sortit, et referma la porte derrière lui.

«Qui êtes-vous, madame?» dit le comte à la femme voilée.

L'inconnue jeta un regard autour d'elle pour s'assurer qu'elle
était bien seule, puis s'inclinant comme si elle eût voulu
s'agenouiller, et joignant les mains avec accent du désespoir:

«Edmond, dit-elle, vous ne tuerez pas mon fils!»

Le comte fit un pas en arrière, jeta un faible cri et laissa
tomber l'arme qu'il tenait.

«Quel nom avez-vous prononcé, là, madame de Morcerf? dit-il.

--Le vôtre! s'écria-t-elle en rejetant son voile, le vôtre que
seule, peut-être, je n'ai pas oublié. Edmond, ce n'est pas
Mme de Morcerf qui vient à vous, c'est Mercédès.

--Mercédès est morte, madame, dit Monte-Cristo, et je ne connais
plus personne de ce nom.

--Mercédès vit, monsieur, et Mercédès se souvient, car seule elle
vous a reconnu lorsqu'elle vous a vu, et même sans vous voir, à
votre voix, Edmond, au seul accent de votre voix; et depuis ce
temps elle vous suit pas à pas, elle vous surveille, elle vous
redoute, et elle n'a pas eu besoin, elle, de chercher la main d'où
partait le coup qui frappait M. de Morcerf.

--Fernand, voulez-vous dire, madame, reprit Monte-Cristo avec une
ironie amère; puisque nous sommes en train de nous rappeler nos
noms, rappelons-nous-les tous.»

Et Monte-Cristo avait prononcé ce nom de Fernand avec une telle
expression de haine, que Mercédès sentit le frisson de l'effroi
courir par tout son corps.

«Vous voyez bien, Edmond, que je ne me suis pas trompée! s'écria
Mercédès, et que j'ai raison de vous dire: Épargnez mon fils!

--Et qui vous a dit, madame, que j'en voulais à votre fils?

--Personne, mon Dieu! mais une mère est douée de la double vue.
J'ai tout deviné; je l'ai suivi ce soir à l'Opéra, et, cachée dans
une baignoire, j'ai tout vu.

--Alors, si vous avez tout vu, madame, vous avez vu que le fils
de Fernand m'a insulté publiquement? dit Monte-Cristo avec un
calme terrible.

--Oh! par pitié!

--Vous avez vu continua le comte, qu'il m'eût jeté son gant à la
figure si un de mes amis, M. Morrel, ne lui eût arrêté le bras.

--Écoutez-moi. Mon fils vous a deviné aussi, lui; il vous
attribue les malheurs qui frappent son père.

--Madame, dit Monte-Cristo, vous confondez: ce ne sont point des
malheurs, c'est un châtiment. Ce n'est pas moi qui frappe
M. de Morcerf, c'est la Providence qui le punit.

--Et pourquoi vous substituez-vous à la Providence? s'écria
Mercédès. Pourquoi vous souvenez-vous quand elle oublie? Que vous
importent, à vous, Edmond, Janina et son vizir? Quel tort vous a
fait Fernand Mondego en trahissant Ali-Tebelin?

--Aussi, madame, répondit Monte-Cristo, tout ceci est-il une
affaire entre le capitaine franc et la fille de Vasiliki. Cela ne
me regarde point, vous avez raison, et si j'ai juré de me venger,
ce n'est ni du capitaine franc, ni du comte de Morcerf: c'est du
pécheur Fernand, mari de la Catalane Mercédès.

--Ah! monsieur! s'écria la comtesse, quelle terrible vengeance
pour une faute que la fatalité m'a fait commettre! Car la
coupable, c'est moi, Edmond, et si vous avez à vous venger de
quelqu'un, c'est de moi, qui ai manqué de force contre votre
absence et mon isolement.

--Mais, s'écria Monte-Cristo pourquoi étais-je absent? pourquoi
étiez-vous isolée?

--Parce qu'on vous a arrêté, Edmond, parce que vous étiez
prisonnier.

--Et pourquoi étais-je arrêté? pourquoi étais-je prisonnier?

--Je l'ignore, dit Mercédès.

--Oui, vous l'ignorez, madame, je l'espère du moins. Eh bien, je
vais vous le dire, moi. J'étais arrêté, j'étais prisonnier, parce
que sous la tonnelle de la Réserve, la veille même du jour où je
devais vous épouser, un homme, nommé Danglars, avait écrit cette
lettre que le pêcheur Fernand se chargea lui-même de mettre à la
poste.»

Et Monte-Cristo, allant à un secrétaire, ouvrit un tiroir où il
prit un papier qui avait perdu sa couleur première, et dont
l'encre était devenue couleur de rouille, qu'il mit sous les yeux
de Mercédès.

C'était la lettre de Danglars au procureur du roi que, le jour où
il avait payé les deux cent mille francs à M. de Boville, le comte
de Monte-Cristo, déguisé en mandataire de la maison Thomson et
French, avait soustraite au dossier d'Edmond Dantès.

Mercédès lut avec effroi les lignes suivantes:

«Monsieur le procureur du roi est prévenu, par un ami du trône et
de la religion, que le nommé Edmond Dantès, second du navire _Le
Pharaon_, arrivé ce matin de Smyrne, après avoir touché à Naples
et à Porto-Ferrajo, a été chargé par Murat d'une lettre pour
l'usurpateur, et, par l'usurpateur, d'une lettre pour le comité
bonapartiste de Paris.

«On aura la preuve de ce crime en l'arrêtant, car on trouvera
cette lettre, ou sur lui, ou chez son père, ou dans sa cabine à
bord du _Pharaon_.»

«Oh! mon Dieu! fit Mercédès en passant la main sur son front
mouillé de sueur; et cette lettre...

--Je l'ai achetée deux cent mille francs, madame, dit Monte-Cristo mais
c'est bon marché encore, puisqu'elle me permet aujourd'hui de me
disculper à vos yeux.

--Et le résultat de cette lettre?

--Vous le savez, madame, a été mon arrestation; mais ce que vous
ne savez pas, madame, c'est le temps qu'elle a duré, cette
arrestation. Ce que vous ne savez pas, c'est que je suis resté
quatorze ans à un quart de lieue de vous, dans un cachot du
château d'If. Ce que vous ne savez pas, c'est que chaque jour de
ces quatorze ans j'ai renouvelé le voeu de vengeance que j'avais
fait le premier jour, et cependant j'ignorais que vous aviez
épousé Fernand, mon dénonciateur, et que mon père était mort, et
mort de faim!

--Juste Dieu! s'écria Mercédès chancelante.

--Mais voilà ce que j'ai su en sortant de prison, quatorze ans
après y être entré, et voilà ce qui fait que, sur Mercédès vivante
et sur mon père mort, j'ai juré de me venger de Fernand, et... et
je me venge.

--Et vous êtes sûr que le malheureux Fernand a fait cela?

--Sur mon âme, madame, et il l'a fait comme je vous le dis;
d'ailleurs ce n'est pas beaucoup plus odieux que d'avoir, Français
d'adoption, passé aux Anglais! Espagnol de naissance, avoir
combattu contre les Espagnols; stipendiaire d'Ali, trahi et
assassiné Ali. En face de pareilles choses, qu'était-ce que la
lettre que vous venez de lire? une mystification galante que doit
pardonner, je l'avoue et le comprends, la femme qui a épousé cet
homme, mais que ne pardonne pas l'amant qui devait l'épouser. Eh
bien, les Français ne se sont pas vengés du traître, les Espagnols
n'ont pas fusillé le traître, Ali, couché dans sa tombe, a laissé
impuni le traître; mais moi, trahi, assassiné, jeté aussi dans une
tombe, je suis sorti de cette tombe par la grâce de Dieu, je dois
à Dieu de me venger; il m'envoie pour cela, et me voici.»

La pauvre femme laissa retomber sa tête entre ses mains; ses
jambes plièrent sous elle, et elle tomba à genoux.

«Pardonnez, Edmond, dit-elle, pardonnez pour moi, qui vous aime
encore!»

La dignité de l'épouse arrêta l'élan de l'amante et de la mère.
Son front s'inclina presque à toucher le tapis. Le comte s'élança
au-devant d'elle et la releva. Alors, assise sur un fauteuil, elle
put, à travers ses larmes, regarder le mâle visage de Monte-Cristo,
sur lequel la douleur et la haine imprimaient encore un
caractère menaçant.

«Que je n'écrase pas cette race maudite! murmura-t-il; que je
désobéisse à Dieu, qui m'a suscité pour sa punition! impossible,
madame, impossible!

--Edmond, dit la pauvre mère, essayant de tous les moyens: mon
Dieu! quand je vous appelle Edmond, pourquoi ne m'appelez-vous pas
Mercédès?

--Mercédès, répéta Monte-Cristo, Mercédès! Eh bien! oui, vous
avez raison, ce nom m'est doux encore à prononcer, et voilà la
première fois, depuis bien longtemps, qu'il retentit si clairement
au sortir de mes lèvres. Ô Mercédès, votre nom, je l'ai prononcé
avec les soupirs de la mélancolie, avec les gémissements de la
douleur, avec le râle du désespoir; je l'ai prononcé, glacé par le
froid, accroupi sur la paille de mon cachot; je l'ai prononcé,
dévoré par la chaleur, en me roulant sur les dalles de ma prison.
Mercédès, il faut que je me venge, car quatorze ans j'ai souffert,
quatorze ans j'ai pleuré, j'ai maudit; maintenant, je vous le dis,
Mercédès, il faut que je me venge!»

Et le comte, tremblant de céder aux prières de celle qu'il avait
tant aimée, appelait ses souvenirs au secours de sa haine.

«Vengez-vous, Edmond! s'écria la pauvre mère, mais vengez-vous sur
les coupables; vengez-vous sur lui, vengez-vous sur moi, mais ne
vous vengez pas sur mon fils!

--Il est écrit dans le Livre saint, répondit Monte-Cristo: «Les
fautes des pères retomberont sur les enfants jusqu'à la troisième
et quatrième génération.» Puisque Dieu a dicté ces propres paroles
à son prophète, pourquoi serais-je meilleur que Dieu?

--Parce que Dieu a le temps et l'éternité, ces deux choses qui
échappent aux hommes.»

Monte-Cristo poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement, et
saisit ses beaux cheveux à pleines mains.

«Edmond, continua Mercédès, les bras tendus vers le comte, Edmond,
depuis que je vous connais j'ai adoré votre nom, j'ai respecté
votre mémoire. Edmond, mon ami, ne me forcez pas à tenir cette
image noble et pure reflétée sans cesse dans le miroir de mon
coeur. Edmond, si vous saviez toutes les prières que j'ai
adressées pour vous à Dieu, tant que je vous ai espéré vivant et
depuis que je vous ai cru mort, oui, mort, hélas! Je croyais votre
cadavre enseveli au fond de quelque sombre tour; je croyais votre
corps précipité au fond de quelqu'un de ces abîmes où les geôliers
laissent rouler les prisonniers morts, et je pleurais! Moi, que
pouvais-je pour vous, Edmond, sinon prier ou pleurer? Écoutez-moi;
pendant dix ans j'ai fait chaque nuit le même rêve. On a dit que
vous aviez voulu fuir, que vous aviez pris la place d'un
prisonnier que vous vous étiez glissé dans le suaire d'un mort et
qu'alors on avait lancé le cadavre vivant du haut en bas du
château d'If; et que le cri que vous aviez poussé en vous brisant
sur les rochers avait seul révélé la substitution à vos
ensevelisseurs, devenus vos bourreaux. Eh bien, Edmond, je vous le
jure sur la tête de ce fils pour lequel je vous implore, Edmond,
pendant dix ans j'ai vu chaque nuit des hommes qui balançaient
quelque chose d'informe et d'inconnu au haut d'un rocher; pendant
dix ans j'ai, chaque nuit, entendu un cri terrible qui m'a
réveillée frissonnante et glacée. Et moi aussi, Edmond, oh!
croyez-moi, toute criminelle que je fusse, oh! oui, moi aussi,
j'ai bien souffert.

--Avez-vous senti mourir votre père en votre absence? s'écria
Monte-Cristo enfonçant ses mains dans ses cheveux; avez-vous vu la
femme que vous aimiez tendre sa main à votre rival, tandis que
vous râliez au fond du gouffre?...

--Non, interrompit Mercédès; mais j'ai vu celui que j'aimais prêt
à devenir le meurtrier de mon fils!»

Mercédès prononça ces paroles avec une douleur si puissante, avec
un accent si désespéré, qu'à ces paroles et à cet accent un
sanglot déchira la gorge du comte.

Le lion était dompté; le vengeur était vaincu.

«Que demandez-vous? dit-il; que votre fils vive? eh bien, il
vivra!»

Mercédès jeta un cri qui fit jaillir deux larmes des paupières de
Monte-Cristo, mais ces deux larmes disparurent presque aussitôt,
car sans doute Dieu avait envoyé quelque ange pour les recueillir,
bien autrement précieuses qu'elles étaient aux yeux du Seigneur
que les plus riches perles de Gusarate et d'Ophir.

«Oh! s'écria-t-elle en saisissant la main du comte et en la
portant à ses lèvres, oh! merci, merci, Edmond! te voilà bien tel
que je t'ai toujours rêvé, tel que je t'ai toujours aimé. Oh!
maintenant je puis le dire.

--D'autant mieux, répondit Monte-Cristo, que le pauvre Edmond
n'aura pas longtemps à être aimé par vous. Le mort va rentrer dans
la tombe, le fantôme va rentrer dans la nuit.

--Que dites-vous, Edmond?

--Je dis que puisque vous l'ordonnez, Mercédès, il faut mourir.

--Mourir! et qui est-ce qui dit cela? Qui parle de mourir? d'où
vous reviennent ces idées de mort?

--Vous ne supposez pas qu'outragé publiquement, en face de toute
une salle, en présence de vos amis et de ceux de votre fils,
provoqué par un enfant qui se glorifiera de mon pardon comme d'une
victoire, vous ne supposez pas, dis-je, que j'aie un instant le
désir de vivre. Ce que j'ai le plus aimé après vous, Mercédès,
c'est moi-même, c'est-à-dire ma dignité, c'est-à-dire cette force
qui me rendait supérieur aux autres hommes; cette force, c'était
ma vie. D'un mot vous la brisez. Je meurs.

--Mais ce duel n'aura pas lieu, Edmond, puisque vous pardonnez.

--Il aura lieu, madame, dit solennellement Monte-Cristo,
seulement, au lieu du sang de votre fils, que devait boire la
terre, ce sera le mien qui coulera.»

Mercédès poussa un grand cri et s'élança vers Monte-Cristo; mais
tout à coup elle s'arrêta.

«Edmond, dit-elle, il y a un Dieu au-dessus de nous, puisque vous
vivez, puisque je vous ai revu, et je me fie à lui du plus profond
de mon coeur. En attendant son appui, je me repose sur votre
parole. Vous avez dit que mon fils vivrait; il vivra, n'est-ce
pas?

--Il vivra, oui, madame», dit Monte-Cristo, étonné que, sans
autre exclamation, sans autre surprise, Mercédès eût accepté
l'héroïque sacrifice qu'il lui faisait.

Mercédès tendit la main au comte.

«Edmond, dit-elle, tandis que ses yeux se mouillaient de larmes en
regardant celui auquel elle adressait la parole, comme c'est beau
de votre part, comme c'est grand ce que vous venez de faire là,
comme c'est sublime d'avoir eu pitié d'une pauvre femme qui
s'offrait à vous avec toutes les chances contraires à ses
espérances! Hélas! je suis vieillie par les chagrins plus encore
que par l'âge, et je ne puis même plus rappeler à mon Edmond par
un sourire, par un regard, cette Mercédès qu'autrefois il a passé
tant d'heures à contempler. Ah! croyez-moi, Edmond, je vous ai dit
que, moi aussi, j'avais bien souffert; je vous le répète, cela est
bien lugubre de voir passer sa vie sans se rappeler une seule
joie, sans conserver une seule espérance, mais cela prouve que
tout n'est point fini sur la terre. Non! tout n'est pas fini, je
le sens à ce qui me reste encore dans le coeur. Oh! je vous le
répète, Edmond, c'est beau, c'est grand, c'est sublime de
pardonner comme vous venez de le faire!

--Vous dites cela, Mercédès; et que diriez-vous donc si vous
saviez l'étendue du sacrifice que je vous fais? Supposez que le
Maître suprême, après avoir créé le monde, après avoir fertilisé
le chaos, se fût arrêté au tiers de la création pour épargner à un
ange les larmes que nos crimes devaient faire couler un jour de
ses yeux immortels; supposez qu'après avoir tout préparé, tout
pétri, tout fécondé, au moment d'admirer son oeuvre, Dieu ait
éteint le soleil et repoussé du pied le monde dans la nuit
éternelle, alors vous aurez une idée, ou plutôt non, non, vous ne
pourrez pas encore vous faire une idée de ce que je perds en
perdant la vie en ce moment.»

Mercédès regarda le comte d'un air qui peignait à la fois son
étonnement, son admiration et sa reconnaissance.

Monte-Cristo appuya son front sur ses mains brûlantes, comme si
son front ne pouvait plus porter seul le poids de ses pensées.

«Edmond, dit Mercédès, je n'ai plus qu'un mot à vous dire.»

Le comte sourit amèrement.

«Edmond, continua-t-elle, vous verrez que si mon front est pâli,
que si mes yeux sont éteints, que si ma beauté est perdue, que si
Mercédès enfin ne ressemble plus à elle-même pour les traits du
visage, vous verrez que c'est toujours le même coeur!... Adieu
donc, Edmond; je n'ai plus rien à demander au Ciel... Je vous ai
revu aussi noble et aussi grand qu'autrefois. Adieu, Edmond...
adieu et merci!»

Mais le comte ne répondit pas.

Mercédès ouvrit la porte du cabinet, et elle avait disparu avant
qu'il fût revenu de la rêverie douloureuse et profonde où sa
vengeance perdue l'avait plongé.

Une heure sonnait à l'horloge des Invalides quand la voiture qui
emportait Mme de Morcerf, en roulant sur le pavé des Champs-Élysées,
fit relever la tête au comte de Monte-Cristo.

«Insensé, dit-il, le jour où j'avais résolu de me venger, de ne
pas m'être arraché le coeur!»



LXC

La rencontre.


Après le départ de Mercédès, tout retomba dans l'ombre chez
Monte-Cristo. Autour de lui et au-dedans de lui sa pensée s'arrêta; son
esprit énergique s'endormit comme fait le corps après une suprême
fatigue.

«Quoi! se disait-il, tandis que la lampe et les bougies se
consumaient tristement et que les serviteurs attendaient avec
impatience dans l'antichambre; quoi! voilà l'édifice si lentement
préparé, élevé avec tant de peines et de soucis, écroulé d'un seul
coup, avec un seul mot, sous un souffle! Eh quoi! ce moi que je
croyais quelque chose, ce moi dont j'étais si fier, ce moi que
j'avais vu si petit dans les cachots du château d'If, et que
j'avais su rendre si grand, sera demain un peu de poussière!
Hélas! ce n'est point la mort du corps que je regrette: cette
destruction du principe vital n'est-elle point le repos où tout
tend, où tout malheureux aspire, ce calme de la matière après
lequel j'ai soupiré si longtemps, au-devant duquel je m'acheminais
par la route douloureuse de la faim, quand Faria est apparu dans
mon cachot? Qu'est-ce que la mort? Un degré de plus dans le calme
et deux peut-être dans le silence. Non, ce n'est donc pas
l'existence que je regrette, c'est la ruine de mes projets si
lentement élaborés, si laborieusement bâtis. La Providence, que
j'avais crue pour eux, était donc contre eux. Dieu ne voulait donc
pas qu'ils s'accomplissent!

«Ce fardeau que j'ai soulevé, presque aussi pesant qu'un monde, et
que j'avais cru porter jusqu'au bout, était selon mon désir et non
selon ma force; selon ma volonté et non selon mon pouvoir, et il
me le faudra déposer à peine à moitié de ma course. Oh! je
redeviendrai donc fataliste, moi que quatorze ans de désespoir et
dix ans d'espérance avaient rendu providentiel.

«Et tout cela, mon Dieu! parce que mon coeur, que je croyais mort,
n'était qu'engourdi; parce qu'il s'est réveillé, parce qu'il a
battu, parce que j'ai cédé à la douleur de ce battement soulevé du
fond de ma poitrine par la voix d'une femme!

«Et cependant, continua le comte, s'abîmant de plus en plus dans
les prévisions de ce lendemain terrible qu'avait accepté Mercédès;
cependant il est impossible que cette femme, qui est un si noble
coeur, ait ainsi, par égoïsme, consenti à me laisser tuer, moi
plein de force et d'existence! Il est impossible qu'elle pousse à
ce point l'amour, ou plutôt le délire maternel! Il y a des vertus
dont l'exagération serait un crime. Non, elle aura imaginé quelque
scène pathétique, elle viendra se jeter entre les épées, et ce
sera ridicule sur le terrain, de sublime que c'était ici.»

Et la rougeur de l'orgueil montait au front du comte.

«Ridicule, répéta-t-il, et le ridicule rejaillira sur moi... Moi,
ridicule! Allons! j'aime encore mieux mourir.»

Et à force de s'exagérer ainsi d'avance les mauvaises chances du
lendemain, auxquelles il s'était condamné en promettant à Mercédès
de laisser vivre son fils, le comte s'en vint à se dire:

«Sottise, sottise, sottise! que faire ainsi de la générosité en se
plaçant comme un but inerte au bout du pistolet de ce jeune homme!
Jamais il ne croira que ma mort est un suicide, et cependant il
importe pour l'honneur de ma mémoire... (ce n'est point de la
vanité, n'est-ce pas, mon Dieu? mais bien un juste orgueil, voilà
tout), il importe pour l'honneur de ma mémoire que le monde sache
que j'ai consenti moi-même, par ma volonté, de mon libre arbitre,
à arrêter mon bras déjà levé pour frapper, et que de ce bras, si
puissamment armé contre les autres, je me suis frappé moi-même il
le faut, je le ferai.»

Et saisissant une plume, il tira un papier de l'armoire secrète de
son bureau, et traça au bas de ce papier, qui n'était autre chose
que son testament fait depuis son arrivée à Paris, une espèce de
codicille dans lequel il faisait comprendre sa mort aux gens les
moins clairvoyants.

«Je fais cela, mon Dieu! dit-il les yeux levés au ciel, autant
pour votre honneur que pour le mien. Je me suis considéré, depuis
dix ans, ô mon Dieu! comme l'envoyé de votre vengeance, et il ne
faut pas que d'autres misérables que ce Morcerf, il ne faut pas
qu'un Danglars, un Villefort, il ne faut pas enfin que ce Morcerf
lui-même se figurent que le hasard les a débarrassés de leur
ennemi. Qu'ils sachent, au contraire, que la Providence, qui avait
déjà décrété leur punition, a été corrigée par la seule puissance
de ma volonté, que le châtiment évité dans ce monde les attend
dans l'autre, et qu'ils n'ont échangé le temps que contre
l'éternité.»

Tandis qu'il flottait entre ces sombres incertitudes, mauvais rêve
de l'homme éveillé par la douleur, le jour vint blanchir les
vitres et éclairer sous ses mains le pâle papier azur sur lequel
il venait de tracer cette suprême justification de la Providence.

Il était cinq heures du matin.

Tout à coup un léger bruit parvint à son oreille. Monte-Cristo
crut avoir entendu quelque chose comme un soupir étouffé; il
tourna la tête, regarda autour de lui et ne vit personne.
Seulement le bruit se répéta assez distinct pour qu'au doute
succédât la certitude.

Alors le comte se leva, ouvrit doucement la porte du salon, et sur
un fauteuil, les bras pendants, sa belle tête pâle inclinée en
arrière, il vit Haydée qui s'était placée en travers de la porte,
afin qu'il ne pût sortir sans la voir, mais que le sommeil, si
puissant contre la jeunesse, avait surprise après la fatigue d'une
si longue veille.

Le bruit que la porte fit en s'ouvrant ne put tirer Haydée de son
sommeil.

Monte-Cristo arrêta sur elle un regard plein de douceur et de
regret.

«Elle s'est souvenue qu'elle avait un fils, dit-il, et moi, j'ai
oublié que j'avais une fille!

Puis, secouant tristement la tête:

«Pauvre Haydée! dit-elle, elle a voulu me voir, elle a voulu me
parler, elle a craint ou deviné quelque chose... Oh! je ne puis
partir sans lui dire adieu, je ne puis mourir sans la confier à
quelqu'un.»

Et il regagna doucement sa place et écrivit au bas des premières
lignes:

«Je lègue à Maximilien Morrel, capitaine de spahis et fils de mon
ancien patron, Pierre Morrel, armateur à Marseille, la somme de
vingt millions, dont une partie sera offerte par lui à sa soeur
Julie et à son beau-frère Emmanuel, s'il ne croit pas toutefois
que ce surplus de fortune doive nuire à leur bonheur. Ces vingt
millions sont enfouis dans ma grotte de Monte-Cristo, dont
Bertuccio sait le secret.

«Si son coeur est libre et qu'il veuille épouser Haydée, fille
d'Ali, pacha de Janina, que j'ai élevée avec l'amour d'un père et
qui a eu pour moi la tendresse d'une fille, il accomplira, je ne
dirai point ma dernière volonté, mais mon dernier désir.

«Le présent testament a déjà fait Haydée héritière du reste de ma
fortune, consistant en terres, rentes sur l'Angleterre, l'Autriche
et la Hollande, mobilier dans mes différents palais et maisons, et
qui, ces vingt millions prélevés, ainsi que les différents legs
faits à mes serviteurs, pourront monter encore à soixante
millions.»

Il achevait d'écrire cette dernière ligne, lorsqu'un cri poussé
derrière lui, lui fit tomber la plume des mains.

«Haydée, dit-il, vous avez lu?»

En effet, la jeune femme, réveillée par le jour qui avait frappé
ses paupières, s'était levée et s'était approchée du comte sans
que ses pas légers, assourdis par le tapis, eussent été entendus.

«Oh! mon seigneur, dit-elle en joignant les mains, pourquoi
écrivez-vous ainsi à une pareille heure? Pourquoi me léguez-vous
toute votre fortune, mon seigneur? Vous me quittez donc?

--Je vais faire un voyage, cher ange, dit Monte-Cristo avec une
expression de mélancolie et de tendresse infinies, et s'il
m'arrivait malheur...»

Le comte s'arrêta.

«Eh bien?... demanda la jeune fille avec un accent d'autorité que
le comte ne lui connaissait point et qui le fit tressaillir.

--Eh bien, s'il m'arrive malheur, reprit Monte-Cristo, je veux
que ma fille soit heureuse.»

Haydée sourit tristement en secouant la tête.

«Vous pensez à mourir, mon seigneur? dit-elle.

--C'est une pensée salutaire, mon enfant, a dit le sage.

--Eh bien, si vous mourez, dit-elle, léguez votre fortune à
d'autres, car, si vous mourez... je n'aurai plus besoin de rien.»

Et prenant le papier, elle le déchira en quatre morceaux qu'elle
jeta au milieu du salon. Puis, cette énergie si peu habituelle à
une esclave ayant épuisé ses forces, elle tomba, non plus endormie
cette fois, mais évanouie sur le parquet.

Monte-Cristo se pencha vers elle, la souleva entre ses bras; et,
voyant ce beau teint pâli, ces beaux yeux fermés, ce beau corps
inanimé et comme abandonné, l'idée lui vint pour la première fois
qu'elle l'aimait peut-être autrement que comme une fille aime son
père.

«Hélas! murmura-t-il avec un profond découragement, j'aurais donc
encore pu être heureux!»

Puis il porta Haydée jusqu'à son appartement, la remit, toujours
évanouie, aux mains de ses femmes; et, rentrant dans son cabinet,
qu'il ferma cette fois vivement sur lui, il recopia le testament
détruit.

Comme il achevait, le bruit d'un cabriolet entrant dans la cour se
fit entendre. Monte-Cristo s'approcha de la fenêtre et vit
descendre Maximilien et Emmanuel.

«Bon, dit-il, il était temps!»

Et il cacheta son testament d'un triple cachet.

Un instant après il entendit un bruit de pas dans le salon, et
alla ouvrir lui-même. Morrel parut sur le seuil.

Il avait devancé l'heure de près de vingt minutes.

«Je viens trop tôt peut-être, monsieur le comte dit-il, mais je
vous avoue franchement que je n'ai pu dormir une minute, et qu'il
en a été de même de toute la maison. J'avais besoin de vous voir
fort de votre courageuse assurance pour redevenir moi-même.»

Monte-Cristo ne put tenir à cette preuve d'affection et ce ne fut
point la main qu'il tendit au jeune homme mais ses deux bras qu'il
lui ouvrit.

«Morrel, lui dit-il d'une voix émue, c'est un beau jour pour moi
que celui où je me sens aimé d'un homme comme vous. Bonjour,
monsieur Emmanuel. Vous venez donc avec moi, Maximilien?

--Pardieu! dit le jeune capitaine, en aviez-vous douté?

--Mais cependant si j'avais tort...

--Écoutez, je vous ai regardé hier pendant toute cette scène de
provocation, j'ai pensé à votre assurance toute cette nuit, et je
me suis dit que la justice devait être pour vous, ou qu'il n'y
avait plus aucun fond à faire sur le visage des hommes.

--Cependant, Morrel, Albert est votre ami.

--Une simple connaissance, comte.

--Vous l'avez vu pour la première fois le jour même que vous
m'avez vu?

--Oui, c'est vrai; que voulez-vous? il faut que vous me le
rappeliez pour que je m'en souvienne.

--Merci, Morrel.»

Puis, frappant un coup sur le timbre:

«Tiens, dit-il à Ali qui apparut aussitôt, fais porter cela chez
mon notaire. C'est mon testament, Morrel. Moi mort, vous irez en
prendre connaissance.

--Comment! s'écria Morrel, vous mort?

--Eh! ne faut-il pas tout prévoir, cher ami? Mais qu'avez-vous
fait hier après m'avoir quitté?

--J'ai été chez Tortoni, où, comme je m'y attendais, j'ai trouvé
Beauchamp et Château-Renaud. Je vous avoue que je les cherchais.

--Pour quoi faire, puisque tout cela était convenu?

--Écoutez, comte, l'affaire est grave, inévitable.

--En doutiez-vous?

--Non. L'offense a été publique, et chacun en parlait déjà.

--Eh bien?

--Eh bien, j'espérais faire changer les armes, substituer l'épée
au pistolet. Le pistolet est aveugle.

--Avez-vous réussi? demanda vivement Monte-Cristo avec une
imperceptible lueur d'espoir.

--Non, car on connaît votre force à l'épée.

--Bah! qui m'a donc trahi?

--Les maîtres d'armes que vous avez battus.

--Et vous avez échoué?

--Ils ont refusé positivement.

--Morrel, dit le comte, m'avez-vous jamais vu tirer le pistolet?

--Jamais.

--Eh bien, nous avons le temps, regardez.»

Monte-Cristo prit les pistolets qu'il tenait quand Mercédès était
entrée, et collant un as de trèfle contre la plaque, en quatre
coups il enleva successivement les quatre branches du trèfle.

À chaque coup Morrel pâlissait.

Il examina les balles avec lesquelles Monte-Cristo exécutait ce
tour de force, et il vit qu'elles n'étaient pas plus grosses que
des chevrotines.

«C'est effrayant, dit-il; voyez donc, Emmanuel!»

Puis, se retournant vers Monte-Cristo:

«Comte, dit-il, au nom du Ciel, ne tuez pas Albert! le malheureux
a une mère!

--C'est juste, dit Monte-Cristo, et, moi, je n'en ai pas.»

Ces mots furent prononcés avec un ton qui fit frissonner Morrel.

«Vous êtes l'offensé, comte.

--Sans doute; qu'est-ce que cela veut dire?

--Cela veut dire que vous tirez le premier.

--Je tire le premier?

--Oh! cela, je l'ai obtenu ou plutôt exigé; nous leur faisons
assez de concessions pour qu'ils nous fissent celles-là.

--Et à combien de pas?

--À vingt.»

Un effrayant sourire passa sur les lèvres du comte.

«Morrel, dit-il, n'oubliez pas ce que vous venez de voir.

--Aussi, dit le jeune homme, je ne compte que sur votre émotion
pour sauver Albert.

--Moi, ému? dit Monte-Cristo.

--Ou sur votre générosité, mon ami; sûr de votre coup comme vous
l'êtes, je puis vous dire une chose qui serait ridicule si je la
disais à un autre.

--Laquelle?

--Cassez-lui un bras, blessez-le, mais ne le tuez pas.

--Morrel, écoutez encore ceci, dit le comte, je n'ai pas besoin
d'être encouragé à ménager M. de Morcerf; M. de Morcerf, je vous
l'annonce d'avance, sera si bien ménagé qu'il reviendra
tranquillement avec ses deux amis tandis que moi...

--Eh bien, vous?

--Oh! c'est autre chose, on me rapportera, moi.

--Allons donc! s'écria Maximilien hors de lui.

--C'est comme je vous l'annonce, mon cher Morrel, M. de Morcerf
me tuera.»

Morrel regarda le comte en homme qui ne comprend plus.

«Que vous est-il donc arrivé depuis hier soir, comte?

--Ce qui est arrivé à Brutus la veille de la bataille de
Philippes: J'ai vu un fantôme.

--Et ce fantôme?

--Ce fantôme, Morrel, m'a dit que j'avais assez vécu.»

Maximilien et Emmanuel se regardèrent; Monte-Cristo tira sa
montre.

«Partons, dit-il, il est sept heures cinq minutes, et
le rendez-vous est pour huit heures juste.»

Une voiture attendait toute attelée; Monte-Cristo y monta avec ses
deux témoins.

En traversant le corridor, Monte-Cristo s'était arrêté pour
écouter devant une porte, et Maximilien et Emmanuel, qui, par
discrétion, avaient fait quelques pas en avant, crurent entendre
répondre à un sanglot par un soupir.

À huit heures sonnantes on était au rendez-vous.

«Nous voici arrivés, dit Morrel en passant la tête par la
portière, et nous sommes les premiers.

--Monsieur m'excusera, dit Baptistin qui avait suivi son maître
avec une terreur indicible, mais je crois apercevoir là-bas une
voiture sous les arbres.

--En effet, dit Emmanuel, j'aperçois deux jeunes gens qui se
promènent et semblent attendre.»

Monte-Cristo sauta légèrement en bas de sa calèche et donna la
main à Emmanuel et à Maximilien pour les aider à descendre.

Maximilien retint la main du comte entre les siennes.

«À la bonne heure, dit-il, voici une main comme j'aime la voir à
un homme dont la vie repose dans la bonté de sa cause.»

Monte-Cristo tira Morrel, non pas à part, mais d'un pas ou deux en
arrière de son beau-frère.

«Maximilien, lui demanda-t-il, avez-vous le coeur libre?»

Morrel regarda Monte-Cristo avec étonnement.

«Je ne vous demande pas une confidence, cher ami, je vous adresse
une simple question; répondez oui ou non, c'est tout ce que je
vous demande.

--J'aime une jeune fille, comte.

--Vous l'aimez beaucoup?

--Plus que ma vie.

--Allons, dit Monte-Cristo, voilà encore une espérance qui
m'échappe.»

Puis, avec un soupir:

«Pauvre Haydée! murmura-t-il.

--En vérité, comte! s'écria Morrel, si je vous connaissais moins,
je vous croirais moins brave que vous n'êtes!

--Parce que je pense à quelqu'un que je vais quitter, et que je
soupire! Allons donc, Morrel, est-ce à un soldat de se connaître
si mal en courage? est-ce que c'est la vie que je regrette?
Qu'est-ce que cela me fait à moi, qui ai passé vingt ans entre la
vie et la mort, de vivre ou de mourir? D'ailleurs, soyez
tranquille, Morrel, cette faiblesse, si c'en est une, est pour
vous seul. Je sais que le monde est un salon dont il faut sortir
poliment et honnêtement, c'est-à-dire en saluant et en payant ses
dettes de jeu.

--À la bonne heure, dit Morrel, voilà qui est parler. À propos,
avez-vous apporté vos armes?

--Moi! pour quoi faire? J'espère bien que ces messieurs auront
les leurs.

--Je vais m'en informer, dit Morrel.

--Oui, mais pas de négociations, vous m'entendez?

--Oh! soyez tranquille.»

Morrel s'avança vers Beauchamp et Château-Renaud. Ceux-ci, voyant
le mouvement de Maximilien, firent quelques pas au-devant de lui.

Les trois jeunes gens se saluèrent, sinon avec affabilité, du
moins avec courtoisie.

«Pardon, messieurs, dit Morrel, mais je n'aperçois pas
M. de Morcerf!

--Ce matin, répondit Château-Renaud, il nous a fait prévenir
qu'il nous rejoindrait sur le terrain seulement.

--Ah!» fit Morrel.

Beauchamp tira sa montre.

«Huit heures cinq minutes; il n'y a pas de temps de perdu,
monsieur Morrel, dit-il.

--Oh! répondit Maximilien, ce n'est point dans cette intention
que je le disais.

--D'ailleurs, interrompit Château-Renaud, voici une voiture.»

En effet, une voiture s'avançait au grand trot par une des avenues
aboutissant au carrefour où l'on se trouvait.

«Messieurs, dit Morrel, sans doute que vous vous êtes munis de
pistolets. M. de Monte-Cristo déclare renoncer au droit qu'il
avait de se servir des siens.

--Nous avons prévu cette délicatesse de la part du comte,
monsieur Morrel, répondit Beauchamp, et j'ai apporté des armes,
que j'ai achetées il y a huit ou dix jours, croyant que j'en
aurais besoin pour une affaire pareille. Elles sont parfaitement
neuves et n'ont encore servi à personne. Voulez-vous les visiter?

--Oh! monsieur Beauchamp, dit Morrel en s'inclinant, lorsque vous
m'assurez que M. de Morcerf ne connaît point ces armes, vous
pensez bien, n'est-ce pas, que votre parole me suffit?

--Messieurs, dit Château-Renaud, ce n'était point Morcerf qui
nous arrivait dans cette voiture, c'était, ma foi! c'étaient Franz
et Debray.»

En effet, les deux jeunes gens annoncés s'avancèrent.

«Vous ici, messieurs! dit Château-Renaud en échangeant avec chacun
une poignée de main; et par quel hasard?

--Parce que, dit Debray, Albert nous a fait prier ce matin, de
nous trouver sur le terrain.»

Beauchamp et Château-Renaud se regardèrent d'un air étonné.

«Messieurs, dit Morrel, je crois comprendre.

--Voyons!

--Hier, dans l'après-midi, j'ai reçu une lettre de M. de Morcerf,
qui me priait de me trouver à l'Opéra.

--Et moi aussi, dit Debray.

--Et moi aussi, dit Franz.

--Et nous aussi, dirent Château-Renaud et Beauchamp.

--Il voulait que vous fussiez présents à la provocation, dit
Morrel, il veut que vous soyez présents au combat.

--Oui, dirent les jeunes gens, c'est cela, monsieur Maximilien;
et, selon toute probabilité, vous avez deviné juste.

--Mais, avec tout cela, murmura Château-Renaud, Albert ne vient
pas; il est en retard de dix minutes.

--Le voilà, dit Beauchamp, il est à cheval; tenez, il vient
ventre à terre suivi de son domestique.

--Quelle imprudence, dit Château-Renaud, de venir à cheval pour
se battre au pistolet! Moi qui lui avais si bien fait la leçon!

--Et puis, voyez, dit Beauchamp, avec un col à sa cravate, avec
un habit ouvert, avec un gilet blanc; que ne s'est-il fait tout de
suite dessiner une mouche sur l'estomac? ç'eût été plus simple et
plus tôt fini!»

Pendant ce temps, Albert était arrivé à dix pas du groupe que
formaient les cinq jeunes gens; il arrêta son cheval, sauta à
terre, et jeta la bride au bras de son domestique.

Albert s'approcha. Il était pâle, ses yeux étaient rougis et
gonflés. On voyait qu'il n'avait pas dormi une seconde de toute la
nuit. Il y avait, répandue sur toute sa physionomie, une nuance de
gravité triste qui ne lui était pas habituelle.

«Merci, messieurs, dit-il, d'avoir bien voulu vous rendre à mon
invitation: croyez que je vous suis on ne peut plus reconnaissant
de cette marque d'amitié.»

Morrel, à l'approche de Morcerf, avait fait une dizaine de pas en
arrière et se trouvait à l'écart.

«Et à vous aussi, monsieur Morrel, dit Albert, mes remerciements
vous appartiennent. Approchez donc, vous n'êtes pas de trop.

--Monsieur, dit Maximilien, vous ignorez peut-être que je suis le
témoin de M. de Monte-Cristo?

--Je n'en étais pas sûr, mais je m'en doutais. Tant mieux, plus
il y aura d'hommes d'honneur ici, plus je serai satisfait.

--Monsieur Morrel, dit Château-Renaud, vous pouvez annoncer à
M. le comte de Monte-Cristo que M. de Morcerf est arrivé, et que
nous nous tenons à sa disposition.»

Morrel fit un mouvement pour s'acquitter de sa commission.
Beauchamp, en même temps, tirait la boîte de pistolets de la
voiture.

«Attendez, messieurs, dit Albert, j'ai deux mots à dire à M. le
comte de Monte-Cristo.

--En particulier? demanda Morrel.

--Non, monsieur, devant tout le monde.»

Les témoins d'Albert se regardèrent tout surpris; Franz et Debray
échangèrent quelques paroles à voix basse, et Morrel, joyeux de
cet incident inattendu, alla chercher le comte, qui se promenait
dans une contre-allée avec Emmanuel.

«Que me veut-il? demanda Monte-Cristo.

--Je l'ignore, mais il demande à vous parler.

--Oh! dit Monte-Cristo, qu'il ne tente pas Dieu par quelque
nouvel outrage!

--Je ne crois pas que ce soit son intention», dit Morrel.

Le comte s'avança, accompagné de Maximilien et d'Emmanuel: son
visage calme et plein de sérénité faisait une étrange opposition
avec le visage bouleversé d'Albert, qui s'approchait, de son côté,
suivi des quatre jeunes gens.

À trois pas l'un de l'autre, Albert et le comte s'arrêtèrent.

«Messieurs, dit Albert, approchez-vous; je désire que pas un mot
de ce que je vais avoir l'honneur de dire à M. le comte de Monte-Cristo
ne soit perdu; car ce que je vais avoir l'honneur de lui
dire doit être répété par vous à qui voudra l'entendre, si étrange
que mon discours vous paraisse.

--J'attends, monsieur, dit le comte.

--Monsieur, dit Albert d'une voix tremblante d'abord, mais qui
s'assura de plus en plus; monsieur, je vous reprochais d'avoir
divulgué la conduite de M. de Morcerf en Épire; car, si coupable
que fût M. le comte de Morcerf, je ne croyais pas que ce fût vous
qui eussiez le droit de le punir. Mais aujourd'hui, monsieur, je
sais que ce droit vous est acquis. Ce n'est point la trahison de
Fernand Mondego envers Ali-Pacha qui me rend si prompt à vous
excuser, c'est la trahison du pécheur Fernand envers vous, ce sont
les malheurs inouïs qui ont été la suite de cette trahison. Aussi
je le dis, aussi je le proclame tout haut: oui, monsieur, vous
avez eu raison de vous venger de mon père, et moi, son fils, je
vous remercie de n'avoir pas fait plus!»

La foudre, tombée au milieu des spectateurs de cette scène
inattendue, ne les eût pas plus étonnés que cette déclaration
d'Albert.

Quant à Monte-Cristo, ses yeux s'étaient lentement levés au ciel
avec une expression de reconnaissance infinie, et il ne pouvait
assez admirer comment cette nature fougueuse d'Albert, dont il
avait assez connu le courage au milieu des bandits romains,
s'était tout à coup pliée à cette subite humiliation. Aussi
reconnut-il l'influence de Mercédès, et comprit-il comment ce
noble coeur ne s'était pas opposé au sacrifice qu'elle savait
d'avance devoir être inutile.

«Maintenant, monsieur, dit Albert, si vous trouvez que les excuses
que je viens de vous faire sont suffisantes, votre main, je vous
prie. Après le mérite si rare de l'infaillibilité qui semble être
le vôtre, le premier de tous les mérites, à mon avis, est de
savoir avouer ses torts. Mais cet aveu me regarde seul. J'agissais
bien selon les hommes, mais vous, vous agissiez bien selon Dieu.
Un ange seul pouvait sauver l'un de nous de la mort et l'ange est
descendu du ciel, sinon pour faire de nous deux amis, hélas! la
fatalité rend la chose impossible, mais tout au moins deux hommes
qui s'estiment.»

Monte-Cristo, l'oeil humide, la poitrine haletante, la bouche
entrouverte, tendit à Albert une main que celui-ci saisit et
pressa avec un sentiment qui ressemblait à un respectueux effroi.

«Messieurs, dit-il, monsieur de Monte-Cristo veut bien agréer mes
excuses. J'avais agi précipitamment envers lui. La précipitation
est mauvaise conseillère: j'avais mal agi. Maintenant ma faute est
réparée. J'espère bien que le monde ne me tiendra point pour lâche
parce que j'ai fait ce que ma conscience m'a ordonné de faire.
Mais, en tout cas, si l'on se trompait sur mon compte, ajouta le
jeune homme en relevant la tête avec fierté et comme s'il
adressait un défi à ses amis et à ses ennemis, je tâcherais de
redresser les opinions.

--Que s'est-il donc passé cette nuit? demanda Beauchamp à
Château-Renaud; il me semble que nous jouons ici un triste rôle.

--En effet, ce qu'Albert vient de faire est bien misérable ou
bien beau, répondit le baron.

--Ah! voyons, demanda Debray à Franz, qu'est-ce que cela veut
dire? Comment! le comte de Monte-Cristo déshonore M. de Morcerf,
et il a eu raison aux yeux de son fils! Mais, eussé-je dix Janina
dans ma famille, je ne me croirais obligé qu'à une chose, ce
serait de me battre dix fois.»

Quant à Monte-Cristo, le front penché, les bras inertes, écrasé
sous le poids de vingt-quatre ans de souvenirs, il ne songeait ni
à Albert, ni à Beauchamp, ni à Château-Renaud, ni à personne de
ceux qui se trouvaient là: il songeait à cette courageuse femme
qui était venue lui demander la vie de son fils, à qui il avait
offert la sienne et qui venait de la sauver par l'aveu terrible
d'un secret de famille, capable de tuer à jamais chez ce jeune
homme le sentiment de la piété filiale.

«Toujours la Providence! murmura-t-il: ah! c'est d'aujourd'hui
seulement que je suis bien certain d'être l'envoyé de Dieu!»



LXCI

La mère et le fils.


Le comte de Monte-Cristo salua les cinq jeunes gens avec un
sourire plein de mélancolie et de dignité, et remonta dans sa
voiture avec Maximilien et Emmanuel.

Albert, Beauchamp et Château-Renaud restèrent seuls sur le champ
de bataille.

Le jeune homme attacha sur ses deux témoins un regard qui, sans
être timide, semblait pourtant leur demander leur avis sur ce qui
venait de se passer.

«Ma foi! mon cher ami, dit Beauchamp le premier, soit qu'il eût
plus de sensibilité, soit qu'il eût moins de dissimulation,
permettez-moi de vous féliciter: voilà un dénouement bien inespéré
à une bien désagréable affaire.»

Albert resta muet et concentré dans sa rêverie. Château-Renaud se
contenta de battre sa botte avec sa canne flexible.

«Ne partons-nous pas? dit-il après ce silence embarrassant.

--Quand il vous plaira, répondit Beauchamp; laissez-moi seulement
le temps de complimenter M. de Morcerf; il a fait preuve
aujourd'hui d'une générosité si chevaleresque... si rare!

--Oh! oui, dit Château-Renaud.

--C'est magnifique, continua Beauchamp, de pouvoir conserver sur
soi-même un empire aussi grand!

--Assurément: quant à moi, j'en eusse été incapable, dit
Château-Renaud avec une froideur des plus significatives.

--Messieurs, interrompit Albert, je crois que vous n'avez pas
compris qu'entre M. de Monte-Cristo et moi il s'est passé quelque
chose de bien grave...

--Si fait, si fait, dit aussitôt Beauchamp, mais tous nos badauds
ne seraient pas à portée de comprendre votre héroïsme, et, tôt ou
tard, vous vous verriez forcé de le leur expliquer plus
énergiquement qu'il ne convient à la santé de votre corps et à la
durée de votre vie. Voulez-vous que je vous donne un conseil
d'ami? Partez pour Naples, La Haye ou Saint-Pétersbourg, pays
calmes, où l'on est plus intelligent du point d'honneur que chez
nos cerveaux brûlés de Parisiens. Une fois là, faites pas mal de
mouches au pistolet, et infiniment de contres de quarte et de
contres de tierce; rendez-vous assez oublié pour revenir
paisiblement en France dans quelques années, ou assez respectable,
quant aux exercices académiques, pour conquérir votre
tranquillité. N'est-ce pas, monsieur de Château-Renaud, que j'ai
raison?

--C'est parfaitement mon avis, dit le gentilhomme. Rien n'appelle
les duels sérieux comme un duel sans résultat.

--Merci, messieurs, répondit Albert avec un froid sourire; je
suivrai votre conseil, non parce que vous me le donnez, mais parce
que mon intention était de quitter la France. Je vous remercie
également du service que vous m'avez rendu en me servant de
témoins. Il est bien profondément gravé dans mon coeur, puisque,
après les paroles que je viens d'entendre, je ne me souviens plus
que de lui.»

Château-Renaud et Beauchamp se regardèrent. L'impression était la
même sur tous deux, et l'accent avec lequel Morcerf venait de
prononcer son remerciement était empreint d'une telle résolution,
que la position fût devenue embarrassante pour tous si la
conversation eût continué.

«Adieu, Albert», fit tout à coup Beauchamp en tendant négligemment
la main au jeune homme, sans que celui-ci parût sortir de sa
léthargie.

En effet, il ne répondit rien à l'offre de cette main.

«Adieu», dit à son tour Château-Renaud, gardant à la main gauche
sa petite canne, et saluant de la main droite.

Les lèvres d'Albert murmurèrent à peine: «Adieu!» Son regard était
plus explicite; il renfermait tout un poème de colères contenues,
de fiers dédains, de généreuse indignation.

Lorsque ses deux témoins furent remontés en voiture, il garda
quelque temps sa pose immobile et mélancolique; puis soudain,
détachant son cheval du petit arbre autour duquel son domestique
avait noué le bridon, il sauta légèrement en selle, et reprit au
galop le chemin de Paris. Un quart d'heure après, il rentrait à
l'hôtel de la rue du Helder.

En descendant de cheval, il lui sembla, derrière le rideau de la
chambre à coucher du comte, apercevoir le visage pâle de son père;
Albert détourna la tête avec un soupir et rentra dans son petit
pavillon.

Arrivé là, il jeta un dernier regard sur toutes ces richesses qui
lui avaient fait la vie si douce et si heureuse depuis son
enfance; il regarda encore une fois ces tableaux, dont les figures
semblaient lui sourire, et dont les paysages parurent s'animer de
vivantes couleurs.

Puis il enleva de son châssis de chêne le portrait de sa mère,
qu'il roula, laissant vide et noir le cadre d'or qui l'entourait.

Puis il mit en ordre ses belles armes turques, ses beaux fusils
anglais, ses porcelaines japonaises, ses coupes montées, ses
bronzes artistiques, signés Feuchères ou Barye, visita les
armoires et plaça les clefs à chacune d'elles; jeta dans un tiroir
de son secrétaire qu'il laissa ouvert, tout l'argent de poche
qu'il avait sur lui, y joignit les mille bijoux de fantaisie qui
peuplaient ses coupes, ses écrins, ses étagères; fit un inventaire
exact et précis de tout, et plaça cet inventaire à l'endroit le
plus apparent d'une table, après avoir débarrassé cette table des
livres et des papiers qui l'encombraient.

Au commencement de ce travail, son domestique malgré l'ordre que
lui avait donné Albert de le laisser seul, était entré dans sa
chambre.

«Que voulez-vous? lui demanda Morcerf d'un accent plus triste que
courroucé.

--Pardon, monsieur, dit le valet de chambre, monsieur m'avait
bien défendu de le déranger, c'est vrai mais M. le comte de
Morcerf m'a fait appeler.

--Eh bien? demanda Albert.

--Je n'ai pas voulu me rendre chez M. le comte sans prendre les
ordres de monsieur.

--Pourquoi cela?

--Parce que M. le comte sait sans doute que j'ai accompagné
monsieur sur le terrain.

--C'est probable, dit Albert.

--Et s'il me fait demander, c'est sans doute pour m'interroger
sur ce qui s'est passé là-bas. Que dois-je répondre?

--La vérité.

--Alors je dirai que la rencontre n'a pas eu lieu!

--Vous direz que j'ai fait des excuses à M. le comte
de Monte-Cristo, allez.»

Le valet s'inclina et sortit.

Albert s'était alors remis à son inventaire.

Comme il terminait ce travail, le bruit de chevaux piétinant dans
la cour et des roues d'une voiture ébranlant les vitres attira son
attention, il s'approcha de la fenêtre, et vit son père monter
dans sa calèche et partir.

À peine la porte de l'hôtel fut-elle refermée derrière le comte,
qu'Albert se dirigea vers l'appartement de sa mère, et comme
personne n'était là pour l'annoncer, il pénétra jusqu'à la chambre
de Mercédès, et, le coeur gonflé de ce qu'il voyait et de ce qu'il
devinait, il s'arrêta sur le seuil.

Comme si la même âme eût animé ces deux corps, Mercédès faisait
chez elle ce qu'Albert venait de faire chez lui. Tout était mis en
ordre: les dentelles, les parures, les bijoux, le linge, l'argent,
allaient se ranger au fond des tiroirs, dont la comtesse
assemblait soigneusement les clefs.

Albert vit tous ces préparatifs; il les comprit, et s'écriant: «Ma
mère!» il alla jeter ses bras au cou de Mercédès.

Le peintre qui eût pu rendre l'expression de ces deux figures eût
fait certes un beau tableau.

En effet, tout cet appareil d'une résolution énergique qui n'avait
point fait peur à Albert pour lui-même l'effrayait pour sa mère.

«Que faites-vous donc? demanda-t-il.

--Que faisiez-vous? répondit-elle.

--Ô ma mère! s'écria Albert, ému au point de ne pouvoir parler,
il n'est point de vous comme de moi! Non, vous ne pouvez pas avoir
résolu ce que j'ai décidé, car je viens vous prévenir que je dis
adieu à votre maison, et... et à vous.

--Moi aussi, Albert, répondit Mercédès; moi aussi, je pars.
J'avais compté, je l'avoue, que mon fils m'accompagnerait; me
suis-je trompée?

--Ma mère, dit Albert avec fermeté, je ne puis vous faire
partager le sort que je me destine: il faut que je vive désormais
sans nom et sans fortune; il faut, pour commencer l'apprentissage
de cette rude existence, que j'emprunte à un ami le pain que je
mangerai d'ici au moment où j'en gagnerai d'autre. Ainsi, ma bonne
mère, je vais de ce pas chez Franz le prier de me prêter la petite
somme que j'ai calculé m'être nécessaire.

--Toi, mon pauvre enfant! s'écria Mercédès; toi souffrir de la
misère, souffrir de la faim! Oh! ne dis pas cela, tu briseras
toutes mes résolutions.

--Mais non pas les miennes, ma mère, répondit Albert. Je suis
jeune, je suis fort, je crois que je suis brave, et depuis hier
j'ai appris ce que peut la volonté. Hélas! ma mère, il y a des
gens qui ont tant souffert, et qui non seulement ne sont pas morts
mais qui encore ont édifié une nouvelle fortune sur la ruine de
toutes les promesses de bonheur que le ciel leur avait faites, sur
les débris de toutes les espérances que Dieu leur avait données!
J'ai appris cela, ma mère, j'ai vu ces hommes; je sais que du fond
de l'abîme où les avait plongés leur ennemi, ils se sont relevés
avec tant de vigueur et de gloire, qu'ils ont dominé leur ancien
vainqueur et l'ont précipité à son tour. Non, ma mère, non; j'ai
rompu, à partir d'aujourd'hui, avec le passé et Je n'en accepte
plus rien, pas même mon nom, parce que, vous le comprenez, vous,
n'est-ce pas, ma mère? votre fils ne peut porter le nom d'un homme
qui doit rougir devant un autre homme!

--Albert, mon enfant, dit Mercédès, si j'avais eu un coeur plus
fort, c'est là le conseil que je t'eusse donné; ta conscience a
parlé quand ma voix éteinte se taisait; écoute ta conscience, mon
fils. Tu avais des amis Albert, romps momentanément avec eux, mais
ne désespère pas, au nom de ta mère! La vie est belle encore à ton
âge, mon cher Albert, car à peine as-tu vingt-deux ans; et comme à
un coeur aussi pur que le tien il faut un nom sans tache, prends
celui de mon père: il s'appelait Herrera. Je te connais, mon
Albert; quelque carrière que tu suives, tu rendras en peu de temps
ce nom illustre. Alors mon ami, reparais dans le monde plus
brillant encore de tes malheurs passés; et si cela ne doit pas
être ainsi, malgré toutes mes prévisions, laisse-moi du moins cet
espoir, à moi qui n'aurai plus que cette seule pensée, à moi qui
n'ai plus d'avenir, et pour qui la tombe commence au seuil de
cette maison.

--Je ferai selon vos désirs, ma mère, dit le jeune homme; oui, je
partage votre espoir: la colère du ciel ne nous poursuivra pas,
vous si pure, moi si innocent. Mais puisque nous sommes résolus,
agissons promptement. M. de Morcerf a quitté l'hôtel voilà une
demi-heure à peu près; l'occasion, comme vous le voyez, est
favorable pour éviter le bruit et l'explication.

--Je vous attends, mon fils», dit Mercédès.

Albert courut aussitôt jusqu'au boulevard, d'où il ramena un
fiacre qui devait les conduire hors de l'hôtel, il se rappelait
certaine petite maison garnie dans la rue des Saints-Pères, où sa
mère trouverait un logement modeste, mais décent; il revint donc
chercher la comtesse.

Au moment où le fiacre s'arrêta devant la porte, et comme Albert
en descendait, un homme s'approcha de lui et lui remit une lettre.

Albert reconnut l'intendant.

«Du comte», dit Bertuccio.

Albert prit la lettre, l'ouvrit, la lut.

Après l'avoir lue, il chercha des yeux Bertuccio, mais, pendant
que le jeune homme lisait, Bertuccio avait disparu.

Alors Albert, les larmes aux yeux, la poitrine toute gonflée
d'émotion, rentra chez Mercédès, et, sans prononcer une parole,
lui présenta la lettre.

Mercédès lut:

«Albert,

«En vous montrant que j'ai pénétré le projet auquel vous êtes sur
le point de vous abandonner, je crois vous montrer aussi que je
comprends la délicatesse.

«Vous voilà libre, vous quittez l'hôtel du comte, et vous allez
retirer chez vous votre mère, libre comme vous; mais,
réfléchissez-y, Albert, vous lui devez plus que vous ne pouvez lui
payer, pauvre noble coeur que vous êtes. Gardez pour vous la
lutte, réclamez pour vous la souffrance, mais épargnez-lui cette
première misère qui accompagnera inévitablement vos premiers
efforts; car elle ne mérite pas même le reflet du malheur qui la
frappe aujourd'hui, et la Providence ne veut pas que l'innocent
paie pour le coupable.

«Je sais que vous allez quitter tous deux la maison de la rue du
Helder sans rien emporter. Comment je l'ai appris, ne cherchez
point à le découvrir. Je le sais: voilà tout.

«Écoutez, Albert.

«Il y a vingt-quatre ans, je revenais bien joyeux et bien fier
dans ma patrie. J'avais une fiancée, Albert, une sainte jeune
fille que j'adorais, et je rapportais à ma fiancée cent cinquante
louis amassés péniblement par un travail sans relâche. Cet argent
était pour elle, je le lui destinais, et sachant combien la mer
est perfide, j'avais enterré notre trésor dans le petit jardin de
la maison que mon père habitait à Marseille, sur les Allées de
Meilhan.

«Votre mère, Albert, connaît bien cette pauvre chère maison.

«Dernièrement, en venant à Paris, j'ai passé par Marseille. Je
suis allé voir cette maison aux douloureux souvenirs; et le soir,
une bêche à la main, j'ai sondé le coin où j'avais enfoui mon
trésor. La cassette de fer était encore à la même place, personne
n'y avait touché; elle est dans l'angle qu'un beau figuier, planté
par mon père le jour de ma naissance, couvre de son ombre.

«Eh bien, Albert, cet argent qui autrefois devait aider à la vie
et à la tranquillité de cette femme que j'adorais, voilà
qu'aujourd'hui, par un hasard étrange et douloureux, il a retrouvé
le même emploi. Oh! comprenez bien ma pensée, à moi qui pourrais
offrir des millions à cette pauvre femme, et qui lui rends
seulement le morceau de pain noir oublié sous mon pauvre toit
depuis le jour où j'ai été séparé de celle que j'aimais.

«Vous êtes un homme généreux, Albert, mais peut-être êtes-vous
néanmoins aveuglé par la fierté ou par le ressentiment, si vous me
refusez, si vous demandez à un autre ce que j'ai le droit de vous
offrir, je dirai qu'il est peu généreux à vous de refuser la vie
de votre mère offerte par un homme dont votre père a fait mourir
le père dans les horreurs de la faim et du désespoir.»

Cette lecture finie, Albert demeura pâle et immobile en attendant
ce que déciderait sa mère.

Mercédès leva au ciel un regard d'une ineffable expression.

«J'accepte, dit-elle; il a le droit de payer la dot que
j'apporterai dans un couvent!»

Et, mettant la lettre sur son coeur, elle prit le bras de son
fils, et d'un pas plus ferme qu'elle ne s'y attendait peut-être
elle-même, elle prit le chemin de l'escalier.



LXCII

Le suicide.


Cependant Monte-Cristo, lui aussi, était rentré en ville avec
Emmanuel et Maximilien.

Le retour fut gai. Emmanuel ne dissimulait pas sa joie d'avoir vu
succéder la paix à la guerre, et avouait hautement ses goûts
philanthropiques. Morrel, dans un coin de la voiture, laissait la
gaieté de son beau-frère s'évaporer en paroles, et gardait pour
lui une joie tout aussi sincère, mais qui brillait seulement dans
ses regards.

À la barrière du Trône, on rencontra Bertuccio: il attendait là,
immobile comme une sentinelle à son poste.

Monte-Cristo passa la tête par la portière, échangea avec lui
quelques paroles à voix basse, et l'intendant disparut.

«Monsieur le comte, dit Emmanuel en arrivant à la hauteur de la
place Royale, faites-moi jeter, je vous prie, à ma porte, afin que
ma femme ne puisse avoir un seul moment d'inquiétude ni pour vous
ni pour moi.

--S'il n'était ridicule d'aller faire montre de son triomphe, dit
Morrel, j'inviterais M. le comte à entrer chez nous, mais M. le
comte aussi a sans doute des coeurs tremblants à rassurer. Nous
voici arrivés, Emmanuel, saluons notre ami, et laissons-le
continuer son chemin.

--Un moment, dit Monte-Cristo, ne me privez pas ainsi d'un seul
coup de mes deux compagnons; rentrez auprès de votre charmante
femme, à laquelle je vous charge de présenter tous mes
compliments, et accompagnez-moi jusqu'aux Champs-Élysées, Morrel.

--À merveille, dit Maximilien, d'autant plus que j'ai affaire
dans votre quartier, comte.

--T'attendra-t-on pour déjeuner? demanda Emmanuel.

--Non», dit le jeune homme.

La portière se referma, la voiture continua sa route.

«Voyez comme je vous ai porté bonheur, dit Morrel lorsqu'il fut
seul avec le comte. N'y avez-vous pas pensé?

--Si fait, dit Monte-Cristo, voilà pourquoi je voudrais toujours
vous tenir près de moi.

--C'est miraculeux! continua Morrel, répondant à sa propre
pensée.

--Quoi donc? dit Monte-Cristo.

--Ce qui vient de se passer.

--Oui, répondit le comte avec un sourire; vous avez dit le mot,
Morrel, c'est miraculeux!

--Car enfin, reprit Morrel, Albert est brave.

--Très brave, dit Monte-Cristo, je l'ai vu dormir le poignard
suspendu sur sa tête.

--Et, moi, je sais qu'il s'est battu deux fois, et très bien
battu, dit Morrel; conciliez donc cela avec la conduite de ce
matin.

--Votre influence, toujours, reprit en souriant Monte-Cristo.

--C'est heureux pour Albert qu'il ne soit point soldat, dit
Morrel.

--Pourquoi cela?

--Des excuses sur le terrain! fit le jeune capitaine en secouant
la tête.

--Allons, dit le comte avec douceur, n'allez-vous point tomber
dans les préjugés des hommes ordinaires, Morrel? Ne conviendrez-vous
pas que puisque Albert est brave, il ne peut être lâche;
qu'il faut qu'il ait eu quelque raison d'agir comme il l'a fait ce
matin, et que partant sa conduite est plutôt héroïque qu'autre
chose?

--Sans doute sans doute, répondit Morrel, mais je dirai comme
l'Espagnol; il a été moins brave aujourd'hui qu'hier.

--Vous déjeunez avec moi, n'est-ce pas Morrel? dit le comte pour
couper court à la conversation.

--Non pas, je vous quitte à dix heures.

--Votre rendez-vous était donc pour déjeuner?»

Morrel sourit et secoua la tête.

«Mais, enfin, faut-il toujours que vous déjeuniez quelque part?

--Cependant, si je n'ai pas faim? dit le jeune homme.

--Oh! fit le comte, je ne connais que deux sentiments qui coupent
ainsi l'appétit: la douleur (et comme heureusement je vous vois
très gai, ce n'est point cela) et l'amour. Or, d'après ce que vous
m'avez dit à propos de votre coeur, il m'est permis de croire...

--Ma foi, comte, répliqua gaiement Morrel, je ne dis pas non.

--Et vous ne me contez pas cela, Maximilien? reprit le comte d'un
ton si vif, que l'on voyait tout l'intérêt qu'il eût pris à
connaître ce secret.

--Je vous ai montré ce matin que j'avais un coeur, n'est-ce pas,
comte?»

Pour toute réponse Monte-Cristo tendit la main au jeune homme.

«Eh bien, continua celui-ci, depuis que ce coeur n'est plus avec
vous au bois de Vincennes, il est autre part où je vais le
retrouver.

--Allez, dit lentement le comte, allez, cher ami, mais par grâce,
si vous éprouviez quelque obstacle, rappelez-vous que j'ai quelque
pouvoir en ce monde, que je suis heureux d'employer ce pouvoir au
profit des gens que j'aime, et que je vous aime, vous, Morrel.

--Bien, dit le jeune homme, je m'en souviendrai comme les enfants
égoïstes se souviennent de leurs parents quand ils ont besoin
d'eux. Quand j'aurai besoin de vous, et peut-être ce moment
viendra-t-il, je m'adresserai à vous, comte.

--Bien, je retiens votre parole. Adieu donc.

--Au revoir.»

On était arrivé à la porte de la maison des Champs-Élysées,
Monte-Cristo ouvrit la portière. Morrel sauta sur le pavé.

Bertuccio attendait sur le perron.

Morrel disparut par l'avenue de Marigny et Monte-Cristo marcha
vivement au-devant de Bertuccio.

«Eh bien? demanda-t-il.

--Eh bien, répondit l'intendant, elle va quitter sa maison.

--Et son fils?

--Florentin, son valet de chambre, pense qu'il en va faire
autant.

--Venez.»

Monte-Cristo emmena Bertuccio dans son cabinet, écrivit la lettre
que nous avons vue, et la remit à l'intendant.

«Allez, dit-il, et faites diligence; à propos, faites prévenir
Haydée que je suis rentré.

--Me voilà», dit la jeune fille, qui, au bruit de la voiture,
était déjà descendue, et dont le visage rayonnait de joie en
revoyant le comte sain et sauf.

Bertuccio sortit.

Tous les transports d'une fille revoyant un père chéri, tous les
délires d'une maîtresse revoyant un amant adoré, Haydée les
éprouva pendant les premiers instants de ce retour attendu par
elle avec tant d'impatience.

Certes, pour être moins expansive, la joie de Monte-Cristo n'était
pas moins grande; la joie pour les coeurs qui ont longtemps
souffert est pareille à la rosée pour les terres desséchées par le
soleil; coeur et terre absorbent cette pluie bienfaisante qui
tombe sur eux, et rien n'en apparaît au-dehors. Depuis quelques
jours, Monte-Cristo comprenait une chose que depuis longtemps il
n'osait plus croire, c'est qu'il y avait deux Mercédès au monde,
c'est qu'il pouvait encore être heureux.

Son oeil ardent de bonheur se plongeait avidement dans les regards
humides d'Haydée, quand tout à coup la porte s'ouvrit. Le comte
fronça le sourcil.

«M. de Morcerf!» dit Baptistin, comme si ce mot seul renfermait
son excuse.

En effet, le visage du comte s'éclaira.

«Lequel, demanda-t-il, le vicomte ou le comte?

--Le comte.

--Mon Dieu! s'écria Haydée, n'est-ce donc point fini encore?

--Je ne sais si c'est fini, mon enfant bien-aimée, dit Monte-Cristo
en prenant les mains de la jeune fille, mais ce que je
sais, c'est que tu n'as rien à craindre.

--Oh! c'est cependant le misérable...

--Cet homme ne peut rien sur moi, Haydée, dit Monte-Cristo; c'est
quand j'avais affaire à son fils qu'il fallait craindre.

--Aussi, ce que j'ai souffert, dit la jeune fille, tu ne le
sauras jamais, mon seigneur.»

Monte-Cristo sourit.

«Par la tombe de mon père! dit Monte-Cristo en étendant la main
sur la tête de la jeune fille, je te jure que s'il arrive malheur,
ce ne sera point à moi.

--Je te crois, mon seigneur, comme si Dieu me parlait», dit la
jeune fille en présentant son front au comte.

Monte-Cristo déposa sur ce front si pur et si beau un baiser qui
fit battre à la fois deux coeurs, l'un avec violence, l'autre
sourdement.

«Oh! mon Dieu! murmura le comte, permettriez-vous donc que je
puisse aimer encore!... Faites entrer M. le comte de Morcerf au
salon», dit-il à Baptistin, tout en conduisant la belle Grecque
vers un escalier dérobé.

Un mot d'explication sur cette visite, attendue peut-être de
Monte-Cristo, mais inattendue sans doute pour nos lecteurs.

Tandis que Mercédès, comme nous l'avons dit, faisait chez elle
l'espèce d'inventaire qu'Albert avait fait chez lui; tandis
qu'elle classait ses bijoux, fermait ses tiroirs, réunissait ses
clefs, afin de laisser toutes choses dans un ordre parfait, elle
ne s'était pas aperçue qu'une tête pâle et sinistre était venue
apparaître au vitrage d'une porte qui laissait entrer le jour dans
le corridor; de là, non seulement on pouvait voir, mais on pouvait
entendre. Celui qui regardait ainsi, selon toute probabilité, sans
être vu ni entendu, vit donc et entendit donc tout ce qui se
passait chez Mme de Morcerf.

De cette porte vitrée, l'homme au visage pâle se transporta dans
la chambre à coucher du comte de Morcerf, et, arrivé là, souleva
d'une main contractée le rideau d'une fenêtre donnant sur la cour.
Il resta là dix minutes ainsi immobile, muet, écoutant les
battements de son propre coeur. Pour lui c'était bien long, dix
minutes.

Ce fut alors qu'Albert, revenant de son rendez-vous, aperçut son
père, qui guettait son retour derrière un rideau et détourna la
tête.

L'oeil du comte se dilata: il savait que l'insulte d'Albert à
Monte-Cristo avait été terrible, qu'une pareille insulte, dans
tous les pays du monde, entraînait un duel à mort. Or, Albert
rentrait sain et sauf, donc le comte était vengé.

Un éclair de joie indicible illumina ce visage lugubre, comme fait
un dernier rayon de soleil avant de se perdre dans les nuages qui
semblent moins sa couche que son tombeau.

Mais, nous l'avons dit, il attendit en vain que le jeune homme
montât à son appartement pour lui rendre compte de son triomphe.
Que son fils, avant de combattre, n'ait pas voulu voir le père
dont il allait venger l'honneur, cela se comprend; mais, l'honneur
du père vengé, pourquoi ce fils ne venait-il point se jeter dans
ses bras?

Ce fut alors que le comte, ne pouvant voir Albert, envoya chercher
son domestique. On sait qu'Albert l'avait autorisé à ne rien
cacher au comte.

Dix minutes après on vit apparaître sur le perron le général de
Morcerf, vêtu d'une redingote noire, ayant un col militaire, un
pantalon noir, des gants noirs. Il avait donné, à ce qu'il paraît,
des ordres antérieurs; car, à peine eut-il touché le dernier degré
du perron, que sa voiture tout attelée sortit de la remise et vint
s'arrêter devant lui.

Son valet de chambre vint alors jeter dans la voiture un caban
militaire, raidi par les deux épées qu'il enveloppait; puis
fermant la portière, il s'assit près du cocher.

Le cocher se pencha devant la calèche pour demander l'ordre:

«Aux Champs-Élysées, dit le général, chez le comte de Monte-Cristo. Vite!»

Les chevaux bondirent sous le coup de fouet qui les enveloppa;
cinq minutes après, ils s'arrêtèrent devant la maison du comte.

M. de Morcerf ouvrit lui-même la portière, et, la voiture roulant
encore, il sauta comme un jeune homme dans la contre-allée, sonna
et disparut dans la porte béante avec son domestique.

Une seconde après, Baptistin annonçait à M. de Monte-Cristo le
comte de Morcerf, et Monte-Cristo, reconduisant Haydée, donna
l'ordre qu'on fît entrer le comte de Morcerf dans le salon.

Le général arpentait pour la troisième fois le salon dans toute sa
longueur, lorsqu'en se retournant il aperçut Monte-Cristo debout
sur le seuil.

«Eh! c'est monsieur de Morcerf, dit tranquillement Monte-Cristo;
je croyais avoir mal entendu.

--Oui c'est moi-même, dit le comte avec une effroyable
contraction des lèvres qui l'empêchait d'articuler nettement.

--Il ne me reste donc qu'à savoir maintenant, dit Monte-Cristo,
la cause qui me procure le plaisir de voir monsieur le comte de
Morcerf de si bonne heure.

--Vous avez eu ce matin une rencontre avec mon fils, monsieur?
dit le général.

--Vous savez cela? répondit le comte.

--Et je sais aussi que mon fils avait de bonnes raisons pour
désirer se battre contre vous et faire tout ce qu'il pourrait pour
vous tuer.

--En effet, monsieur, il en avait de fort bonnes! mais vous voyez
que, malgré ces raisons-là, il ne m'a pas tué, et même qu'il ne
s'est pas battu.

--Et cependant il vous regardait comme la cause du déshonneur de
son père, comme la cause de la ruine effroyable qui, en ce moment-ci,
accable ma maison.

--C'est vrai, monsieur, dit Monte-Cristo avec son calme terrible;
cause secondaire, par exemple, et non principale.

--Sans doute vous lui avez fait quelque excuse ou donné quelque
explication?

--Je ne lui ai donné aucune explication, et c'est lui qui m'a
fait des excuses.

--Mais à quoi attribuez-vous cette conduite?

--À la conviction, probablement, qu'il y avait dans tout ceci un
homme plus coupable que moi.

--Et quel était cet homme?

--Son père.

--Soit, dit le comte en pâlissant; mais vous savez que le
coupable n'aime pas à s'entendre convaincre de culpabilité.

--Je sais... Aussi je m'attendais à ce qui arrive en ce moment.

--Vous vous attendiez à ce que mon fils fût un lâche! s'écria le
comte.

--M. Albert de Morcerf n'est point un lâche, dit Monte-Cristo.

--Un homme qui tient à la main une épée, un homme qui, à la
portée de cette épée, tient un ennemi mortel, cet homme, s'il ne
se bat pas, est un lâche! Que n'est-il ici pour que je le lui
dise!

--Monsieur, répondit froidement Monte-Cristo, je ne présume pas
que vous soyez venu me trouver pour me conter vos petites affaires
de famille. Allez dire cela à M. Albert, peut-être saura-t-il que
vous répondre.

--Oh! non, non, répliqua le général avec un sourire aussitôt
disparu qu'éclos, non, vous avez raison, je ne suis pas venu pour
cela! Je suis venu pour vous dire que, moi aussi, je vous regarde
comme mon ennemi! Je suis venu pour vous dire que je vous hais
d'instinct! qu'il me semble que je vous ai toujours connu,
toujours haï! Et qu'enfin, puisque les jeunes gens de ce siècle ne
se battent plus, c'est à nous de nous battre... Est-ce votre avis,
monsieur?

--Parfaitement. Aussi, quand je vous ai dit que j'avais prévu ce
qui m'arrivait, c'est de l'honneur de votre visite que je voulais
parler.

--Tant mieux... vos préparatifs sont faits, alors?

--Ils le sont toujours, monsieur.

--Vous savez que nous nous battrons jusqu'à la mort de l'un de
nous deux? dit le général, les dents serrées par la rage.

--Jusqu'à la mort de l'un de nous deux, répéta le comte de Monte-Cristo
en faisant un léger mouvement de tête de haut en bas.

--Partons alors, nous n'avons pas besoin de témoins.

--En effet, dit Monte-Cristo, c'est inutile, nous nous
connaissons si bien!

--Au contraire, dit le comte, c'est que nous ne nous connaissons
pas.

--Bah! dit Monte-Cristo avec le même flegme désespérant, voyons
un peu. N'êtes-vous pas le soldat Fernand qui a déserté la veille
de la bataille de Waterloo? N'êtes-vous pas le lieutenant Fernand
qui a servi de guide et d'espion à l'armée française en Espagne?
N'êtes-vous pas le colonel Fernand qui a trahi, vendu, assassiné
son bienfaiteur Ali? Et tous ces Fernand-là réunis n'ont-ils pas
fait le lieutenant général comte de Morcerf, pair de France?

--Oh! s'écria le général, frappé par ces paroles comme par un fer
rouge; oh! misérable, qui me reproches ma honte au moment peut-être
où tu vas me tuer, non, je n'ai point dit que je t'étais
inconnu; je sais bien, démon, que tu as pénétré dans la nuit du
passé, et que tu y as lu, à la lueur de quel flambeau, je
l'ignorais, chaque page de ma vie! mais peut-être y a-t-il encore
plus d'honneur en moi, dans mon opprobre, qu'en toi sous tes
dehors pompeux. Non, non, je te suis connu, je le sais, mais c'est
toi que je ne connais pas, aventurier cousu d'or et de pierreries!
Tu t'es fait appeler à Paris le comte de Monte-Cristo; en Italie,
Simbad le Marin; à Malte, que sais-je? moi, je l'ai oublié. Mais
c'est ton nom réel que je te demande, c'est ton vrai nom que je
veux savoir, au milieu de tes cent noms, afin que je le prononce
sur le terrain du combat au moment où je t'enfoncerai mon épée
dans le coeur.»

Le comte de Monte-Cristo pâlit d'une façon terrible; son oeil
fauve s'embrasa d'un feu dévorant; il fit un bond vers le cabinet
attenant à sa chambre, et en moins d'une seconde, arrachant sa
cravate, sa redingote et son gilet, il endossa une petite veste de
marin et se coiffa d'un chapeau de matelot, sous lequel se
déroulèrent ses longs cheveux noirs.

Il revint ainsi, effrayant, implacable, marchant les bras croisés
au-devant du général, qui n'avait rien compris à sa disparition,
qui l'attendait, et qui, sentant ses dents claquer et ses jambes
se dérober sous lui, recula d'un pas et ne s'arrêta qu'en trouvant
sur une table un point d'appui pour sa main crispée.

«Fernand! lui cria-t-il, de mes cent noms, je n'aurais besoin de
t'en dire qu'un seul pour te foudroyer; mais ce nom, tu le
devines, n'est-ce pas? ou plutôt tu te le rappelles? car, malgré
tous mes chagrins, toutes mes tortures, je te montre aujourd'hui
un visage que le bonheur de la vengeance rajeunit, un visage que
tu dois avoir vu bien souvent dans tes rêves depuis ton mariage...
avec Mercédès, ma fiancée!»

Le général, la tête renversée en arrière, les mains étendues, le
regard fixe, dévora en silence ce terrible spectacle; puis, allant
chercher la muraille comme point d'appui, il s'y glissa lentement
jusqu'à la porte par laquelle il sortit à reculons, en laissant
échapper ce seul cri lugubre, lamentable, déchirant:

«Edmond Dantès!»

Puis, avec des soupirs qui n'avaient rien d'humain, il se traîna
jusqu'au péristyle de la maison, traversa la cour en homme ivre,
et tomba dans les bras de son valet de chambre en murmurant
seulement d'une voix inintelligible:

«À l'hôtel! à l'hôtel!»

En chemin, l'air frais et la honte que lui causait l'attention de
ses gens le remirent en état d'assembler ses idées; mais le trajet
fut court, et, à mesure qu'il se rapprochait de chez lui, le comte
sentait se renouveler toutes ses douleurs.

À quelques pas de la maison, le comte fit arrêter et descendit. La
porte de l'hôtel était toute grande ouverte; un fiacre, tout
surpris d'être appelé dans cette magnifique demeure, stationnait
au milieu de la cour; le comte regarda ce fiacre avec effroi, mais
sans oser interroger personne, et s'élança dans son appartement.

Deux personnes descendaient l'escalier, il n'eut que le temps de
se jeter dans un cabinet pour les éviter.

C'était Mercédès, appuyée au bras de son fils, qui tous deux
quittaient l'hôtel.

Ils passèrent à deux lignes du malheureux, qui, caché derrière la
portière de damas, fut effleuré en quelque sorte par la robe de
soie de Mercédès, et qui sentit à son visage la tiède haleine de
ces paroles prononcées par son fils:

«Du courage, ma mère! Venez, venez, nous ne sommes plus ici chez
nous.»

Les paroles s'éteignirent, les pas s'éloignèrent.

Le général se redressa, suspendu par ses mains crispées au rideau
de damas; il comprimait le plus horrible sanglot qui fût jamais
sorti de la poitrine d'un père, abandonné à la fois par sa femme
et par son fils...

Bientôt il entendit claquer la portière en fer du fiacre puis la
voix du cocher, puis le roulement de la lourde machine ébranla les
vitres, alors il s'élança dans sa chambre à coucher pour voir
encore une fois tout ce qu'il avait aimé dans le monde; mais le
fiacre partit sans que la tête de Mercédès ou celle d'Albert eût
paru à la portière, pour donner à la maison solitaire, pour donner
au père et à l'époux abandonné le dernier regard, l'adieu et le
regret, c'est-à-dire le pardon.

Aussi, au moment même où les roues du fiacre ébranlaient le pavé
de la voûte, un coup de feu retentit, et une fumée sombre sortit
par une des vitres de cette fenêtre de la chambre à coucher,
brisée par la force de l'explosion.



LXCIII

Valentine.


On devine où Morrel avait affaire et chez qui était son rendez-vous.

Aussi Morrel, en quittant Monte-Cristo, s'achemina-t-il lentement
vers la maison de Villefort.

Nous disons lentement: c'est que Morrel avait plus d'une demi-heure
à lui pour faire cinq cents pas; mais, malgré ce temps plus
que suffisant, il s'était empressé de quitter Monte-Cristo, ayant
hâte d'être seul avec ses pensées.

Il savait bien son heure, l'heure à laquelle Valentine, assistant
au déjeuner de Noirtier, était sûre de ne pas être troublée dans
ce pieux devoir. Noirtier et Valentine lui avaient accordé deux
visites par semaine, et il venait profiter de son droit.

Il arriva, Valentine l'attendait. Inquiète, presque égarée, elle
lui saisit la main, et l'amena devant son grand-père.

Cette inquiétude, poussée, comme nous le disons, presque jusqu'à
l'égarement, venait du bruit que l'aventure de Morcerf avait fait
dans le monde, on savait (le monde sait toujours) l'aventure de
l'Opéra. Chez Villefort, personne ne doutait qu'un duel ne fût la
conséquence forcée de cette aventure; Valentine, avec son instinct
de femme, avait deviné que Morrel serait le témoin de Monte-Cristo,
et avec le courage bien connu du jeune homme, avec cette
amitié profonde qu'elle lui connaissait pour le comte, elle
craignait qu'il n'eût point la force de se borner au rôle passif
qui lui était assigné.

On comprend donc avec quelle avidité les détails furent demandés,
donnés et reçus, et Morrel put lire une indicible joie dans les
yeux de sa bien-aimée quand elle sut que cette terrible affaire
avait eu une issue non moins heureuse qu'inattendue.

«Maintenant, dit Valentine en faisant signe à Morrel de s'asseoir
à côté du vieillard et en s'asseyant elle-même sur le tabouret où
reposaient ses pieds, maintenant, parlons un peu de nos affaires.
Vous savez, Maximilien, que bon papa avait eu un instant l'idée de
quitter la maison et de prendre un appartement hors de l'hôtel de
M. de Villefort?

--Oui, certes, dit Maximilien, je me rappelle ce projet, et j'y
avais même fort applaudi.

--Eh bien, dit Valentine, applaudissez encore Maximilien, car bon
papa y revient.

--Bravo! dit Maximilien.

--Et savez-vous, dit Valentine, quelle raison donne bon papa pour
quitter la maison?»

Noirtier regardait sa fille pour lui imposer silence de l'oeil;
mais Valentine ne regardait point Noirtier; ses yeux, son regard,
son sourire, tout était pour Morrel.

«Oh! quelle que soit la raison que donne M. Noirtier, s'écria
Morrel, je déclare qu'elle est bonne.

--Excellente, dit Valentine: il prétend que l'air du faubourg
Saint-Honoré ne vaut rien pour moi.

--En effet, dit Morrel; écoutez, Valentine, M. Noirtier pourrait
bien avoir raison; depuis quinze jours, je trouve que votre santé
s'altère.

--Oui, un peu, c'est vrai, répondit Valentine; aussi bon papa
s'est constitué mon médecin, et comme bon papa sait tout, j'ai la
plus grande confiance en lui.

--Mais enfin il est donc vrai que vous souffrez, Valentine?
demanda vivement Morrel.

--Oh! mon Dieu! cela ne s'appelle pas souffrir: je ressens un
malaise général, voilà tout; j'ai perdu l'appétit, et il me semble
que mon estomac soutient une lutte pour s'habituer à quelque
chose.»

Noirtier ne perdait pas une des paroles de Valentine.

«Et quel est le traitement que vous suivez pour cette maladie
inconnue?

--Oh! bien simple, dit Valentine; j'avale tous les matins une
cuillerée de la potion qu'on apporte pour mon grand-père; quand je
dis une cuillerée, j'ai commencé par une, et maintenant j'en suis
à quatre. Mon grand-père prétend que c'est une panacée.»

Valentine souriait; mais il y avait quelque chose de triste et de
souffrant dans son sourire.

Maximilien, ivre d'amour, la regardait en silence; elle était bien
belle, mais sa pâleur avait pris un ton plus mat, ses yeux
brillaient d'un feu plus ardent que d'habitude, et ses mains,
ordinairement d'un blanc de nacre, semblaient des mains de cire
qu'une nuance jaunâtre envahit avec le temps.

De Valentine, le jeune homme porta les yeux sur Noirtier, celui-ci
considérait avec cette étrange et profonde intelligence la jeune
fille absorbée dans son amour; mais lui aussi, comme Morrel,
suivait ces traces d'une sourde souffrance, si peu visible
d'ailleurs qu'elle avait échappé à l'oeil de tous, excepté celui
du père et de l'amant.

«Mais, dit Morrel, cette potion dont vous êtes arrivée jusqu'à
quatre cuillerées, je la voyais médicamentée pour M. Noirtier?

--Je sais que c'est fort amer, dit Valentine, si amer que tout ce
que je bois après cela me semble avoir le même goût.»

Noirtier regarda sa fille d'un ton interrogateur.

«Oui, bon papa, dit Valentine, c'est comme cela. Tout à l'heure,
avant de descendre chez vous, j'ai bu un verre d'eau sucrée; eh
bien, j'en ai laissé la moitié tant cette eau m'a paru amère.»

Noirtier pâlit, et fit signe qu'il voulait parler.

Valentine se leva pour aller chercher le dictionnaire.

Noirtier la suivait des yeux avec une angoisse visible.

En effet, le sang montait à la tête de la jeune fille, ses joues
se colorèrent.

«Tiens! s'écria-t-elle sans rien perdre de sa gaieté c'est
singulier: un éblouissement! Est-ce donc le soleil qui m'a frappé
dans les yeux?...»

Et elle s'appuya à l'espagnolette de la fenêtre.

«Il n'y a pas de soleil», dit Morrel encore plus inquiet de
l'expression du visage de Noirtier que de l'indisposition de
Valentine.

Et il courut à Valentine.

La jeune fille sourit.

«Rassure-toi, bon père, dit-elle à Noirtier: rassurez-vous,
Maximilien, ce n'est rien, et la chose est déjà passée: mais,
écoutez donc! n'est-ce pas le bruit d'une voiture que j'entends
dans la cour?»

Elle ouvrit la porte de Noirtier, courut à une fenêtre du
corridor, et revint précipitamment.

«Oui, dit-elle, c'est Mme Danglars et sa fille qui viennent nous
faire une visite. Adieu, je me sauve, car on me viendrait chercher
ici; ou plutôt, au revoir, restez près de bon papa, monsieur
Maximilien, je vous promets de ne pas les retenir.»

Morrel la suivit des yeux, la vit refermer la porte, et l'entendit
monter le petit escalier qui conduisait à la fois chez
Mme de Villefort et chez elle.

Dès qu'elle eut disparu, Noirtier fit signe à Morrel de prendre le
dictionnaire. Morrel obéit; il s'était, guidé par Valentine,
promptement habitué à comprendre le vieillard.

Cependant, quelque habitude qu'il eût, et comme il fallait passer
en revue une partie des vingt-quatre lettres de l'alphabet, et
trouver chaque mot dans le dictionnaire, ce ne fut qu'au bout de
dix minutes que la pensée du vieillard fut traduite par ces
paroles:

«Cherchez le verre d'eau et la carafe qui sont dans la chambre de
Valentine.»

Morrel sonna aussitôt le domestique qui avait remplacé Barrois, et
au nom de Noirtier lui donna cet ordre.

Le domestique revint un instant après.

La carafe et le verre étaient entièrement vides.

Noirtier fit signe qu'il voulait parler.

«Pourquoi le verre et la carafe sont-ils vides? demanda-t-il.
Valentine a dit qu'elle n'avait bu que la moitié du verre.»

La traduction de cette nouvelle demande prit encore cinq minutes.

«Je ne sais, dit le domestique; mais la femme de chambre est dans
l'appartement de Mlle Valentine: c'est peut-être elle qui les a
vidés.

--Demandez-le-lui», dit Morrel, traduisant cette fois la pensée
de Noirtier par le regard.

Le domestique sortit, et presque aussitôt rentra.

«Mlle Valentine a passé par sa chambre pour se rendre dans celle
de Mme de Villefort, dit-il; et, en passant, comme elle avait
soif, elle a bu ce qui restait dans le verre; quant à la carafe,
M. Édouard l'a vidée pour faire un étang à ses canards.»

Noirtier leva les yeux au ciel comme fait un joueur qui joue sur
un coup tout ce qu'il possède.

Dès lors, les yeux du vieillard se fixèrent sur la porte et ne
quittèrent plus cette direction.

C'était, en effet, Mme Danglars et sa fille que Valentine avait
vues; on les avait conduites à la chambre de Mme de Villefort, qui
avait dit qu'elle recevrait chez elle; voilà pourquoi Valentine
avait passé par son appartement: sa chambre étant de plain-pied
avec celle de sa belle-mère, et les deux chambres n'étant séparées
que par celle d'Édouard.

Les deux femmes entrèrent au salon avec cette espèce de raideur
officielle qui fait présager une communication.

Entre gens du même monde, une nuance est bientôt saisie.
Mme de Villefort répondit à cette solennité par de la solennité.

En ce moment, Valentine entra, et les révérences recommencèrent.

«Chère amie, dit la baronne, tandis que les deux jeunes filles se
prenaient les mains, je venais avec Eugénie vous annoncer la
première le très prochain mariage de ma fille avec le prince
Cavalcanti.»

Danglars avait maintenu le titre de prince. Le banquier populaire
avait trouvé que cela faisait mieux que comte.

«Alors, permettez que je vous fasse mes sincères compliments,
répondit Mme de Villefort. M. le prince Cavalcanti paraît un jeune
homme plein de rares qualités.

--Écoutez, dit la baronne en souriant; si nous parlons comme deux
amies, je dois vous dire que le prince ne nous paraît pas encore
être ce qu'il sera. Il a en lui un peu de cette étrangeté qui nous
fait, à nous autres Français, reconnaître du premier coup d'oeil
un gentilhomme italien ou allemand. Cependant il annonce un fort
bon coeur, beaucoup de finesse d'esprit, et quant aux convenances,
M. Danglars prétend que la fortune est majestueuse; c'est son mot.

--Et puis, dit Eugénie en feuilletant l'album de
Mme de Villefort, ajoutez, madame, que vous avez une inclination
toute particulière pour ce jeune homme.

--Et, dit Mme de Villefort, je n'ai pas besoin de vous demander
si vous partagez cette inclination?

--Moi! répondit Eugénie avec son aplomb ordinaire, oh! pas le
moins du monde, madame; ma vocation, à moi, n'était pas de
m'enchaîner aux soins d'un ménage ou aux caprices d'un homme, quel
qu'il fût. Ma vocation était d'être artiste et libre par
conséquent de mon coeur, de ma personne et de ma pensée.»

Eugénie prononça ces paroles avec un accent si vibrant et si
ferme, que le rouge en monta au visage de Valentine. La craintive
jeune fille ne pouvait comprendre cette nature vigoureuse qui
semblait n'avoir aucune des timidités de la femme.

«Au reste, continua-t-elle, puisque je suis destinée à être
mariée, bon gré, mal gré, je dois remercier la Providence qui m'a
du moins procuré les dédains de M. Albert de Morcerf; sans cette
Providence, je serais aujourd'hui la femme d'un homme perdu
d'honneur.

--C'est pourtant vrai, dit la baronne avec cette étrange naïveté
que l'on trouve quelquefois chez les grandes dames, et que les
fréquentations roturières ne peuvent leur faire perdre tout à
fait, c'est pourtant vrai, sans cette hésitation des Morcerf, ma
fille épousait ce M. Albert: le général y tenait beaucoup, il
était même venu pour forcer la main à M. Danglars; nous l'avons
échappé belle.

--Mais, dit timidement Valentine, est-ce que toute cette honte du
père rejaillit sur le fils? M. Albert me semble bien innocent de
toutes ces trahisons du général.

--Pardon, chère amie, dit l'implacable jeune fille; M. Albert en
réclame et en mérite sa part: il paraît qu'après avoir provoqué
hier M. de Monte-Cristo à l'Opéra, il lui a fait aujourd'hui des
excuses sur le terrain.

--Impossible! dit Mme de Villefort.

--Ah! chère amie, dit Mme Danglars avec cette même naïveté que
nous avons déjà signalée, la chose est certaine; je le sais de
M. Debray, qui était présent à l'explication.»

Valentine aussi savait la vérité, mais elle ne répondait pas.
Repoussée par un mot dans ses souvenirs, elle se retrouvait en
pensée dans la chambre de Noirtier, où l'attendait Morrel.

Plongée dans cette espèce de contemplation intérieure, Valentine
avait depuis un instant cessé de prendre part à la conversation;
il lui eût même été impossible de répéter ce qui avait été dit
depuis quelques minutes, quand tout à coup la main de
Mme Danglars, en s'appuyant sur son bras, la tira de sa rêverie.

«Qu'y a-t-il, madame? dit Valentine en tressaillant au contact des
doigts de Mme Danglars, comme elle eût tressailli à un contact
électrique.

--Il y a, ma chère Valentine, dit la baronne, que vous souffrez
sans doute?

--Moi? fit la jeune fille en passant sa main sur son front
brûlant.

--Oui; regardez-vous dans cette glace; vous avez rougi et pâli
successivement trois ou quatre fois dans l'espace d'une minute.

--En effet, s'écria Eugénie, tu es bien pâle!

--Oh! ne t'inquiète pas, Eugénie; je suis comme cela depuis
quelques jours.»

Et si peu rusée qu'elle fût, la jeune fille comprit que c'était
une occasion de sortir. D'ailleurs, Mme de Villefort vint à son
aide.

«Retirez-vous, Valentine, dit-elle; vous souffrez réellement et
ces dames voudront bien vous pardonner; buvez un verre d'eau pure
et cela vous remettra.»

Valentine embrassa Eugénie, salua Mme Danglars déjà levée pour se
retirer, et sortit.

«Cette pauvre enfant, dit Mme de Villefort quand Valentine eut
disparu, elle m'inquiète sérieusement, et je ne serais pas étonnée
quand il lui arriverait quelque accident grave.»

Cependant Valentine, dans une espèce d'exaltation dont elle ne se
rendait pas compte, avait traversé la chambre d'Édouard sans
répondre à je ne sais quelle méchanceté de l'enfant, et par chez
elle avait atteint le petit escalier. Elle en avait franchi tous
les degrés moins les trois derniers; elle entendait déjà la voix
de Morrel, lorsque tout à coup un nuage passa devant ses yeux, son
pied raidi manqua la marche, ses mains n'eurent plus de force pour
la retenir à la rampe, et froissant la cloison, elle roula du haut
des trois derniers degrés plutôt qu'elle ne les descendit.

Morrel ne fit qu'un bond; il ouvrit la porte, et trouva Valentine
étendue sur le palier.

Rapide comme l'éclair, il l'enleva entre ses bras et l'assit dans
un fauteuil. Valentine rouvrit les yeux.

«Oh! maladroite que je suis, dit-elle avec une fiévreuse
volubilité; je ne sais donc plus me tenir? j'oublie qu'il y a
trois marches avant le palier!

--Vous vous êtes blessée peut-être, Valentine? s'écria Morrel.
Oh! mon Dieu! mon Dieu!»

Valentine regarda autour d'elle: elle vit le plus profond effroi
peint dans les yeux de Noirtier.

«Rassure-toi, bon père, dit-elle en essayant de sourire; ce n'est
rien, ce n'est rien... la tête m'a tourné, voilà tout.

--Encore un étourdissement! dit Morrel joignant les mains. Oh!
faites-y attention, Valentine, je vous supplie.

--Mais non, dit Valentine, mais non, je vous dis que tout est
passé et que ce n'était rien. Maintenant, laissez-moi vous
apprendre une nouvelle: dans huit jours, Eugénie se marie, et dans
trois jours il y a une espèce de grand festin, un repas de
fiançailles. Nous sommes tous invités, mon père, Mme de Villefort
et moi... à ce que j'ai cru comprendre, du moins.

--Quand sera-ce donc notre tour de nous occuper de ces détails?
Oh! Valentine, vous qui pouvez tant de choses sur notre bon papa,
tâchez qu'il vous réponde: _bientôt_!

--Ainsi, demanda Valentine, vous comptez sur moi pour stimuler la
lenteur et réveiller la mémoire de bon papa?

--Oui, s'écria Morrel. Mon Dieu! mon Dieu! faites vite. Tant que
vous ne serez pas à moi, Valentine, il me semblera toujours que
vous allez m'échapper.

--Oh! répondit Valentine avec un mouvement convulsif, oh! en
vérité, Maximilien, vous êtes trop craintif, pour un officier,
pour un soldat qui, dit-on, n'a jamais connu la peur. Ha! ha! ha!»

Et elle éclata d'un rire strident et douloureux; ses bras se
raidirent et se tournèrent, sa tête se renversa sur son fauteuil
et elle demeura sans mouvement.

Le cri de terreur que Dieu enchaînait aux lèvres de Noirtier
jaillit de son regard.

Morrel comprit; il s'agissait d'appeler du secours.

Le jeune homme se pendit à la sonnette; la femme de chambre qui
était dans l'appartement de Valentine et le domestique qui avait
remplacé Barrois accoururent simultanément.

Valentine était si pâle, si froide, si inanimée, que, sans écouter
ce qu'on leur disait, la peur qui veillait sans cesse dans cette
maison maudite les prit, et qu'ils s'élancèrent par les corridors
en criant au secours.

Mme Danglars et Eugénie sortaient en ce moment même; elles purent
encore apprendre la cause de toute cette rumeur.

«Je vous l'avais bien dit! s'écria Mme de Villefort. Pauvre
petite.»



LXCIV

L'aveu.


Au même instant, on entendit la voix de M. de Villefort, qui de
son cabinet criait:

«Qu'y a-t-il?»

Morrel consulta du regard Noirtier, qui venait de reprendre tout
son sang-froid, et qui d'un coup d'oeil lui indiqua le cabinet où
déjà une fois, dans une circonstance à peu près pareille, il
s'était réfugié.

Il n'eut que le temps de prendre son chapeau et de s'y jeter tout
haletant. On entendait les pas du procureur du roi dans le
corridor.

Villefort se précipita dans la chambre, courut à Valentine et la
prit entre ses bras.

«Un médecin! un médecin!... M. d'Avrigny! cria Villefort, ou
plutôt j'y vais moi-même.»

Et il s'élança hors de l'appartement.

Par l'autre porte s'élançait Morrel.

Il venait d'être frappé au coeur par un épouvantable souvenir:
cette conversation entre Villefort et le docteur, qu'il avait
entendue la nuit où mourut Mme de Saint-Méran, lui revenait à la
mémoire; ces symptômes, portés à un degré moins effrayant, étaient
les mêmes qui avaient précédé la mort de Barrois.

En même temps il lui avait semblé entendre bruire à son oreille
cette voix de Monte-Cristo, qui lui avait dit, il y avait deux
heures à peine:

«De quelque chose que vous ayez besoin, Morrel, venez à moi, je
peux beaucoup.»

Plus rapide que la pensée, il s'élança donc du faubourg Saint-Honoré
dans la rue Matignon, et de la rue Matignon dans l'avenue
des Champs-Élysées.

Pendant ce temps, M. de Villefort arrivait, dans un cabriolet de
place, à la porte de M. d'Avrigny; il sonna avec tant de violence,
que le concierge vint ouvrir d'un air effrayé. Villefort s'élança
dans l'escalier sans avoir la force de rien dire. Le concierge le
connaissait et le laissa en criant seulement:

«Dans son cabinet, M. le procureur du roi, dans son cabinet!»

Villefort en poussait déjà ou plutôt en enfonçait la porte.

«Ah! dit le docteur, c'est vous!

--Oui, dit Villefort en refermant la porte derrière lui; oui,
docteur, c'est moi qui viens vous demander à mon tour si nous
sommes bien seuls. Docteur, ma maison est une maison maudite!

--Quoi! dit celui-ci froidement en apparence, mais avec une
profonde émotion intérieure, avez-vous encore quelque malade?

--Oui, docteur! s'écria Villefort en saisissant d'une main
convulsive une poignée de cheveux, oui!»

Le regard de d'Avrigny signifia: «Je vous l'avais prédit.»

Puis ses lèvres accentuèrent lentement ces mots:

«Qui va donc mourir chez vous et quelle nouvelle victime va nous
accuser de faiblesse devant Dieu?»

Un sanglot douloureux jaillit du coeur de Villefort; il s'approcha
du médecin, et lui saisissant le bras:

«Valentine! dit-il, c'est le tour de Valentine!

--Votre fille! s'écria d'Avrigny, saisi de douleur et de
surprise.

--Vous voyez que vous vous trompiez, murmura le magistrat; venez
la voir, et sur son lit de douleur, demandez-lui pardon de l'avoir
soupçonnée.

--Chaque fois que vous m'avez prévenu, dit M. d'Avrigny, il était
trop tard: n'importe, j'y vais; mais hâtons-nous, monsieur, avec
les ennemis qui frappent chez vous, il n'y a pas de temps à
perdre.

--Oh! cette fois, docteur, vous ne me reprocherez plus ma
faiblesse. Cette fois, je connaîtrai l'assassin et je frapperai.

--Essayons de sauver la victime avant de penser à la venger, dit
d'Avrigny. Venez.»

Et le cabriolet qui avait amené Villefort le ramena au grand trot,
accompagné de d'Avrigny, au moment même où, de son côté, Morrel
frappait à la porte de Monte-Cristo.

Le comte était dans son cabinet, et, fort soucieux, lisait un mot
que Bertuccio venait de lui envoyer à la hâte.

En entendant annoncer Morrel, qui le quittait il y avait deux
heures à peine, le comte releva la tête.

Pour lui, comme pour le comte, il s'était sans doute passé bien
des choses pendant ces deux heures, car le jeune homme, qui
l'avait quitté le sourire sur les lèvres revenait le visage
bouleversé.

Il se leva et s'élança au-devant de Morrel.

«Qu'y a-t-il donc, Maximilien? Lui demanda-t-il; vous êtes pâle,
et votre front ruisselle de sueur.»

Morrel tomba sur un fauteuil plutôt qu'il ne s'assit.

«Oui, dit-il, je suis venu vite, j'avais besoin de vous parler.

--Tout le monde se porte bien dans votre famille? demanda le
comte avec un ton de bienveillance affectueuse à la sincérité de
laquelle personne ne se fût trompé.

--Merci, comte, merci, dit le jeune homme visiblement embarrassé
pour commencer l'entretien; oui, dans ma famille tout le monde se
porte bien.

--Tant mieux; cependant vous avez quelque chose à me dire? reprit
le comte, de plus en plus inquiet.

--Oui, dit Morrel, c'est vrai je viens de sortir d'une maison où
la mort venait d'entrer, pour accourir à vous.

--Sortez-vous donc de chez M. de Morcerf? demanda Monte-Cristo.

--Non, dit Morrel; quelqu'un est-il mort chez M. de Morcerf?

--Le général vient de se brûler la cervelle, répondit Monte-Cristo.

--Oh! l'affreux malheur! s'écria Maximilien.

--Pas pour la comtesse, pas pour Albert, dit Monte-Cristo; mieux
vaut un père et un époux mort qu'un père et un époux déshonoré; le
sang lavera la honte.

--Pauvre comtesse! dit Maximilien, c'est elle que je plains
surtout, une si noble femme!

--Plaignez aussi Albert, Maximilien; car, croyez-le, c'est le
digne fils de la comtesse. Mais revenons à vous: vous accouriez
vers moi, m'avez-vous dit; aurais-je le bonheur que vous eussiez
besoin de moi?

--Oui, j'ai besoin de vous, c'est-à-dire que j'ai cru comme un
insensé que vous pouviez me porter secours dans une circonstance
où Dieu seul peut me secourir.

--Dites toujours, répondit Monte-Cristo.

--Oh! dit Morrel, je ne sais en vérité s'il m'est permis de
révéler un pareil secret à des oreilles humaines; mais la fatalité
m'y pousse, la nécessité m'y contraint, comte.»

Morrel s'arrêta hésitant.

«Croyez-vous que je vous aime? dit Monte-Cristo, prenant
affectueusement la main du jeune homme entre les siennes.

--Oh! tenez, vous m'encouragez, et puis quelque chose me dit là
(Morrel posa la main sur son coeur) que je ne dois pas avoir de
secret pour vous.

--Vous avez raison, Morrel, c'est Dieu qui parle à votre coeur,
et c'est votre coeur qui vous parle. Redites-moi ce que vous dit
votre coeur.

--Comte, voulez-vous me permettre d'envoyer Baptistin demander de
votre part des nouvelles de quelqu'un que vous connaissez?

--Je me suis mis à votre disposition, à plus forte raison j'y
mets mes domestiques.

--Oh! c'est que je ne vivrai pas, tant que je n'aurai pas la
certitude qu'elle va mieux.

--Voulez-vous que je sonne Baptistin?

--Non, je vais lui parler moi-même.»

Morrel sortit, appela Baptistin et lui dit quelques mots tout bas.
Le valet de chambre partit tout courant.

«Eh bien, est-ce fait? demanda Monte-Cristo en voyant reparaître
Morrel.

--Oui, et je vais être un peu plus tranquille.

--Vous savez que j'attends, dit Monte-Cristo souriant.

--Oui, et, moi, je parle. Écoutez, un soir je me trouvais dans un
jardin; j'étais caché par un massif d'arbres, nul ne se doutait
que je pouvais être là. Deux personnes passèrent près de moi;
permettez que je taise provisoirement leurs noms, elles causaient
à voix basse, et cependant j'avais un tel intérêt à entendre leurs
paroles que je ne perdais pas un mot de ce qu'elles disaient.

--Cela s'annonce lugubrement, si j'en crois votre pâleur et votre
frisson, Morrel.

--Oh oui! bien lugubrement, mon ami! Il venait de mourir
quelqu'un chez le maître du jardin où je me trouvais; l'une des
deux personnes dont j'entendais la conversation était le maître de
ce jardin, et l'autre était le médecin. Or, le premier confiait au
second ses craintes et ses douleurs; car c'était la seconde fois
depuis un mois que la mort s'abattait, rapide et imprévue, sur
cette maison, qu'on croirait désignée par quelque ange
exterminateur à la colère de Dieu.

--Ah! ah!» dit Monte-Cristo en regardant fixement le jeune homme,
et en tournant son fauteuil par un mouvement imperceptible de
manière à se placer dans l'ombre, tandis que le jour frappait le
visage de Maximilien.

«Oui, continua celui-ci, la mort était entrée deux fois dans cette
maison en un mois.

--Et que répondait le docteur? demanda Monte-Cristo.

--Il répondait... il répondait que cette mort n'était point
naturelle, et qu'il fallait l'attribuer...

--À quoi?

--Au poison!

--Vraiment! dit Monte-Cristo avec cette toux légère qui, dans les
moments de suprême émotion, lui servait à déguiser soit sa
rougeur, soit sa pâleur, soit l'attention même avec laquelle il
écoutait; vraiment, Maximilien, vous avez entendu de ces choses-là?

--Oui, cher comte, je les ai entendues, et le docteur a ajouté
que, si pareil événement se renouvelait, il se croirait obligé
d'en appeler à la justice.»

Monte-Cristo écoutait ou paraissait écouter avec le plus grand
calme.

«Eh bien, dit Maximilien, la mort a frappé une troisième fois, et
ni le maître de la maison ni le docteur n'ont rien dit; la mort va
frapper une quatrième fois, peut-être. Comte, à quoi croyez-vous
que la connaissance de ce secret m'engage?

--Mon cher ami, dit Monte-Cristo, vous me paraissez conter là une
aventure que chacun de nous sait par coeur. La maison où vous avez
entendu cela, je la connais, ou tout au moins j'en connais une
pareille; une maison où il y a un jardin, un père de famille, un
docteur, une maison où il y a eu trois morts étranges et
inattendues. Eh bien regardez-moi, moi qui n'ai point intercepté
de confidence et qui cependant sait tout cela aussi bien que vous,
est-ce que j'ai des scrupules de conscience? Non, cela ne me
regarde pas, moi. Vous dites qu'un ange exterminateur semble
désigner cette maison à la colère du Seigneur; eh bien, qui vous
dit que votre supposition n'est pas une réalité? Ne voyez pas les
choses que ne veulent pas voir ceux qui ont intérêt à les voir. Si
c'est la justice et non la colère de Dieu qui se promène dans
cette maison, Maximilien, détournez la tête et laissez passer la
justice de Dieu.»

Morrel frissonna. Il y avait quelque chose à la fois de lugubre,
de solennel et de terrible dans l'accent du comte.

«D'ailleurs, continua-t-il avec un changement de voix si marqué
qu'on eût dit que ces dernières paroles ne sortaient pas de la
bouche du même homme; d'ailleurs, qui vous dit que cela
recommencera?

--Cela recommence, comte! s'écria Morrel, et voilà pourquoi
j'accours chez vous.

--Eh bien, que voulez-vous que j'y fasse, Morrel? Voudriez-vous,
par hasard, que je prévinsse M. le procureur du roi?»

Monte-Cristo articula ces dernières paroles avec tant de clarté et
avec une accentuation si vibrante, que Morrel, se levant tout à
coup, s'écria:

«Comte! Comte! Vous savez de qui je veux parler, n'est-ce pas?

--Eh! Parfaitement, mon bon ami, et je vais vous le prouver en
mettant les points sur les _i_, ou plutôt les noms sur les hommes.
Vous vous êtes promené un soir dans le jardin de M. de Villefort;
d'après ce que vous m'avez dit, je présume que c'est le soir de la
mort de Mme de Saint-Méran. Vous avez entendu M. de Villefort
causer avec M. d'Avrigny de la mort de M. de Saint-Méran et de
celle non moins étonnante de la marquise. M. d'Avrigny disait
qu'il croyait à un empoisonnement et même à deux empoisonnements;
et vous voilà, vous honnête homme par excellence, vous voilà
depuis ce moment occupé à palper votre coeur, à jeter la sonde
dans votre conscience pour savoir s'il faut révéler ce secret ou
le taire. Nous ne sommes plus au Moyen Âge, cher ami, et il n'y a
plus de Sainte-Vehme, il n'y a plus de francs juges; que diable
allez-vous demander à ces gens-là? Conscience, que me veux-tu?
comme dit Sterne. Eh! Mon cher, laissez-les dormir s'ils dorment,
laissez-les pâlir dans leurs insomnies, et, pour l'amour de Dieu,
dormez, vous qui n'avez pas de remords qui vous empêchent de
dormir.»

Une effroyable douleur se peignit sur les traits de Morrel; il
saisit la main de Monte-Cristo.

«Mais cela recommence! vous dis-je.

--Eh bien, dit le comte, étonné de cette insistance à laquelle il
ne comprenait rien, et regardant Maximilien attentivement, laissez
recommencer: c'est une famille d'Atrides; Dieu les a condamnés, et
ils subiront la sentence; ils vont tous disparaître comme ces
moines que les enfants fabriquent avec des cartes pliées, et qui
tombent les uns après les autres sous le souffle de leur créateur,
y en eût-il deux cents. C'était M. de Saint-Méran il y a trois
mois, c'était Mme de Saint-Méran il y a deux mois; c'était Barrois
l'autre jour; aujourd'hui c'est le vieux Noirtier ou la jeune
Valentine.

--Vous le saviez? s'écria Morrel dans un tel paroxysme de
terreur, que Monte-Cristo tressaillit, lui que la chute du ciel
eût trouvé impassible; vous le saviez et vous ne disiez rien!

--Eh! que m'importe? reprit Monte-Cristo en haussant les épaules,
est-ce que je connais ces gens-là, moi, et faut-il que je perde
l'un pour sauver l'autre? Ma foi, non, car, entre le coupable et
la victime, je n'ai pas de préférence.

--Mais moi, moi! s'écria Morrel en hurlant de douleur, moi, je
l'aime!

--Vous aimez qui? s'écria Monte-Cristo en bondissant sur ses
pieds et en saisissant les deux mains que Morrel élevait, en les
tordant, vers le ciel.

--J'aime éperdument, j'aime en insensé, j'aime en homme qui donnerait
tout son sang pour lui épargner une larme; j'aime Valentine de
Villefort, qu'on assassine en ce moment, entendez-vous bien! je l'aime,
et je demande à Dieu et à vous comment je puis la sauver!»

Monte-Cristo poussa un cri sauvage dont peuvent seuls se faire une
idée ceux qui ont entendu le rugissement du lion blessé.

«Malheureux! s'écria-t-il en se tordant les mains à son tour,
malheureux! tu aimes Valentine! tu aimes cette fille d'une race
maudite!»

Jamais Morrel n'avait vu semblable expression; jamais oeil si
terrible n'avait flamboyé devant son visage, jamais le génie de la
terreur, qu'il avait vu tant de fois apparaître, soit sur les
champs de bataille, soit dans les nuits homicides de l'Algérie,
n'avait secoué autour de lui de feux plus sinistres.

Il recula épouvanté.

Quant à Monte-Cristo, après cet éclat et ce bruit, il ferma un
moment les yeux, comme ébloui par des éclairs intérieurs: pendant
ce moment, il se recueillit avec tant de puissance, que l'on
voyait peu à peu s'apaiser le mouvement onduleux de sa poitrine
gonflée de tempêtes, comme on voit après la nuée se fondre sous le
soleil les vagues turbulentes et écumeuses.

Ce silence, ce recueillement, cette lutte, durèrent vingt secondes
à peu près.

Puis le comte releva son front pâli.

«Voyez, dit-il d'une voix altérée, voyez, cher ami, comme Dieu
sait punir de leur indifférence les hommes les plus fanfarons et
les plus froids devant les terribles spectacles qu'il leur donne.
Moi qui regardais, assistant impassible et curieux, moi qui
regardais le développement de cette lugubre tragédie, moi qui,
pareil au mauvais ange, riais du mal que font les hommes, à l'abri
derrière le secret (et le secret est facile à garder pour les
riches et les puissants), voilà qu'à mon tour je me sens mordu par
ce serpent dont je regardais la marche tortueuse, et mordu au
coeur!»

Morrel poussa un sourd gémissement.

«Allons, allons, continua le comte, assez de plaintes comme cela,
soyez homme, soyez fort, soyez plein d'espoir, car je suis là, car
je veille sur vous.»

Morrel secoua tristement la tête.

«Je vous dis d'espérer! me comprenez-vous? s'écria Monte-Cristo.
Sachez bien que jamais je ne mens, que jamais je ne me trompe. Il
est midi, Maximilien, rendez grâce au ciel de ce que vous êtes
venu à midi au lieu de venir ce soir, au lieu de venir demain
matin. Écoutez donc ce que je vais vous dire, Morrel: il est midi;
si Valentine n'est pas morte à cette heure, elle ne mourra pas.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria Morrel, moi qui l'ai laissée
mourante!»

Monte-Cristo appuya une main sur son front.

Que se passa-t-il dans cette tête si lourde d'effrayants secrets?

Que dit à cet esprit, implacable et humain à la fois, l'ange
lumineux ou l'ange des ténèbres?

Dieu seul le sait!

Monte-Cristo releva le front encore une fois, et cette fois il
était calme comme l'enfant qui se réveille.

«Maximilien, dit-il, retournez tranquillement chez vous; je vous
commande de ne pas faire un pas, de ne pas tenter une démarche, de
ne pas laisser flotter sur votre visage l'ombre d'une
préoccupation; je vous donnerai des nouvelles; allez.

--Mon Dieu! mon Dieu! dit Morrel, vous m'épouvantez, comte, avec
ce sang-froid. Pouvez-vous donc quelque chose contre la mort?
Êtes-vous plus qu'un homme? Êtes-vous un ange? Êtes-vous un Dieu?»

Et le jeune homme, qu'aucun danger n'avait fait reculer d'un pas,
reculait devant Monte-Cristo, saisi d'une indicible terreur.

Mais Monte-Cristo le regarda avec un sourire à la fois si
mélancolique et si doux, que Maximilien sentit les larmes poindre
dans ses yeux.

«Je peux beaucoup, mon ami, répondit le comte. Allez, j'ai besoin
d'être seul.»

Morrel, subjugué par ce prodigieux ascendant qu'exerçait Monte-Cristo
sur tout ce qui l'entourait, n'essaya pas même de s'y
soustraire. Il serra la main du comte et sortit.

Seulement, à la porte, il s'arrêta pour attendre Baptistin, qu'il
venait de voir apparaître au coin de la rue Matignon, et qui
revenait tout courant.

Cependant, Villefort et d'Avrigny avaient fait diligence. À leur
retour, Valentine était encore évanouie, et le médecin avait
examiné la malade avec le soin que commandait la circonstance et
avec une profondeur que doublait la connaissance du secret.

Villefort suspendu à son regard et à ses lèvres, attendait le
résultat de l'examen. Noirtier, plus pâle que la jeune fille, plus
avide d'une solution que Villefort lui-même, attendait aussi, et
tout en lui se faisait intelligence et sensibilité.

Enfin, d'Avrigny laissa échapper lentement:

«Elle vit encore.

--Encore! s'écria Villefort, oh! docteur, quel terrible mot vous
avez prononcé là!

--Oui, dit le médecin, je répète ma phrase: elle vit encore, et
j'en suis bien surpris.

--Mais elle est sauvée? demanda le père.

--Oui, puisqu'elle vit.»

En ce moment le regard de d'Avrigny rencontra l'oeil de Noirtier,
il étincelait d'une joie si extraordinaire d'une pensée tellement
riche et féconde, que le médecin en fut frappé.

Il laissa retomber sur le fauteuil la jeune fille, dont les lèvres
se dessinaient à peine, tant pâles et blanches elles étaient, à
l'unisson du reste du visage, et demeura immobile et regardant
Noirtier, par qui tout mouvement du docteur était attendu et
commenté.

«Monsieur, dit alors d'Avrigny à Villefort, appelez la femme de
chambre de Mlle Valentine, s'il vous plaît.»

Villefort quitta la tête de sa fille qu'il soutenait et courut
lui-même appeler la femme de chambre.

Aussitôt que Villefort eut refermé la porte, d'Avrigny s'approcha
de Noirtier.

«Vous avez quelque chose à me dire?» demanda-t-il.

Le vieillard cligna expressivement des yeux; c'était, on se le
rappelle, le seul signe affirmatif qui fût à sa disposition.

«À moi seul?

--Oui, fit Noirtier.

--Bien, je demeurerai avec vous.»

En ce moment Villefort rentra, suivi de la femme de chambre;
derrière la femme de chambre marchait Mme de Villefort.

«Mais qu'a donc fait cette chère enfant? s'écria-t-elle, elle sort
de chez moi et elle s'est bien plainte d'être indisposée, mais je
n'avais pas cru que c'était sérieux.»

Et la jeune femme, les larmes aux yeux, et avec toutes les marques
d'affection d'une véritable mère s'approcha de Valentine, dont
elle prit la main.

D'Avrigny continua de regarder Noirtier, il vit les yeux du
vieillard se dilater et s'arrondir, ses joues blêmir et trembler;
la sueur perla sur son front.

«Ah!» fit-il involontairement, en suivant la direction du regard
de Noirtier, c'est-à-dire en fixant ses yeux sur Mme de Villefort,
qui répétait:

«Cette pauvre enfant sera mieux dans son lit. Venez, Fanny, nous
la coucherons.»

M. d'Avrigny, qui voyait dans cette proposition un moyen de rester
seul avec Noirtier, fit signe de la tête que c'était effectivement
ce qu'il y avait de mieux à faire, mais il défendit qu'elle prit
rien au monde que ce qu'il ordonnerait.

On emporta Valentine, qui était revenue à la connaissance, mais
qui était incapable d'agir et presque de parler tant ses membres
étaient brisés par la secousse qu'elle venait d'éprouver.
Cependant elle eut la force de saluer d'un coup d'oeil son grand-père,
dont il semblait qu'on arrachât l'âme en l'emportant.

D'Avrigny suivit la malade, termina ses prescriptions, ordonna à
Villefort de prendre un cabriolet, d'aller en personne chez le
pharmacien faire préparer devant lui les potions ordonnées, de les
rapporter lui-même et de l'attendre dans la chambre de sa fille.

Puis, après avoir renouvelé l'injonction de ne rien laisser
prendre à Valentine, il redescendit chez Noirtier, ferma
soigneusement les portes, et après s'être assuré que personne
n'écoutait:

«Voyons, dit-il, vous savez quelque chose sur cette maladie de
votre petite-fille?

--Oui, fit le vieillard.

--Écoutez, nous n'avons pas de temps à perdre, je vais vous
interroger et vous me répondrez.»

Noirtier fit signe qu'il était prêt à répondre.

«Avez-vous prévu l'accident qui est arrivé aujourd'hui à
Valentine?

--Oui.»

D'Avrigny réfléchit un instant puis se rapprochant de Noirtier:

«Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, ajouta-t-il, mais nul
indice ne doit être négligé dans la situation terrible où nous
sommes. Vous avez vu mourir le pauvre Barrois?»

Noirtier leva les yeux au ciel.

«Savez-vous de quoi il est mort? demanda d'Avrigny en posant sa
main sur l'épaule de Noirtier.

--Oui, répondit le vieillard.

--Pensez-vous que sa mort ait été naturelle?»

Quelque chose comme un sourire s'esquissa sur les lèvres inertes
de Noirtier.

«Alors l'idée que Barrois avait été empoisonné vous est venue?

--Oui.

--Croyez-vous que ce poison dont il a été victime lui ait été
destiné?

--Non.

--Maintenant pensez-vous que ce soit la même main qui a frappé
Barrois, en voulant frapper un autre, qui frappe aujourd'hui
Valentine?

--Oui.

--Elle va donc succomber aussi?» demanda d'Avrigny en fixant son
regard profond sur Noirtier.

Et il attendit l'effet de cette phrase sur le vieillard.

«Non, répondit-il avec un air de triomphe qui eût pu dérouter
toutes les conjectures du plus habile devin.

--Alors vous espérez? dit d'Avrigny avec surprise.

--Oui.

--Qu'espérez-vous?

Le vieillard fit comprendre des yeux qu'il ne pouvait répondre.

«Ah! oui, c'est vrai», murmura d'Avrigny.

Puis revenant à Noirtier:

«Vous espérez, dit-il, que l'assassin se lassera?

--Non.

--Alors, vous espérez que le poison sera sans effet sur
Valentine?

--Oui.

--Car je ne vous apprends rien, n'est-ce pas, ajouta d'Avrigny,
en vous disant qu'on vient d'essayer de l'empoisonner?»

Le vieillard fit signe des yeux qu'il ne conservait aucun doute à
ce sujet.

«Alors, comment espérez-vous que Valentine échappera?»

Noirtier tint avec obstination ses yeux fixés du même côté,
d'Avrigny suivit la direction de ses yeux et vit qu'ils étaient
attachés sur une bouteille contenant la potion qu'on lui apportait
tous les matins.

«Ah! ah! dit d'Avrigny, frappé d'une idée subite, auriez-vous eu
l'idée...»

Noirtier ne le laissa point achever.

«Oui, fit-il.

--De la prémunir contre le poison...

--Oui.

--En l'habituant peu à peu...

--Oui, oui, oui, fit Noirtier, enchanté d'être compris.

--En effet, vous m'avez entendu dire qu'il entrait de la brucine
dans les potions que je vous donne?

--Oui.

--Et en l'accoutumant à ce poison, vous avez voulu neutraliser
les effets d'un poison?»

Même joie triomphante de Noirtier.

«Et vous y êtes parvenu en effet! s'écria d'Avrigny. Sans cette
précaution, Valentine était tuée aujourd'hui, tuée sans secours
possible, tuée sans miséricorde, la secousse a été violente, mais
elle n'a été qu'ébranlée, et cette fois du moins Valentine ne
mourra pas.»

Une joie surhumaine épanouissait les yeux du vieillard, levés au
ciel avec une expression de reconnaissance infinie.

En ce moment Villefort rentra.

«Tenez, docteur, dit-il, voici ce que vous avez demandé.

--Cette potion a été préparée devant vous?

--Oui, répondit le procureur du roi.

--Elle n'est pas sortie de vos mains?

--Non.»

D'Avrigny prit la bouteille, versa quelques gouttes du breuvage
qu'elle contenait dans le creux de sa main et les avala.

«Bien, dit-il, montons chez Valentine, j'y donnerai mes
instructions à tout le monde, et vous veillerez vous-même,
monsieur de Villefort, à ce que personne ne s'en écarte.»

Au moment où d'Avrigny rentrait dans la chambre de Valentine,
accompagnée de Villefort, un prêtre italien, à la démarche sévère,
aux paroles calmes et décidées, louait pour son usage la maison
attenante à l'hôtel habité par M. de Villefort.

On ne put savoir en vertu de quelle transaction les trois
locataires de cette maison déménagèrent deux heures après: mais le
bruit qui courut généralement dans le quartier fut que la maison
n'était pas solidement assise sur ses fondations et menaçait ruine
ce qui n'empêchait point le nouveau locataire de s'y établir avec
son modeste mobilier le jour même, vers les cinq heures.

Ce bail fut fait pour trois, six ou neuf ans par le nouveau
locataire, qui, selon l'habitude établie par les propriétaires,
paya six mois d'avance; ce nouveau locataire, qui, ainsi que nous
l'avons dit, était italien, s'appelait-il signor Giacomo Busoni.

Des ouvriers furent immédiatement appelés, et la nuit même les
rares passants attardés au haut du faubourg voyaient avec surprise
les charpentiers et les maçons occupés à reprendre en sous-oeuvre
la maison chancelante.



LXCV

Le père et la fille.


Nous avons vu, dans le chapitre précédent, Mme Danglars venir
annoncer officiellement à Mme de Villefort le prochain mariage de
Mlle Eugénie Danglars avec M. Andrea Cavalcanti.

Cette annonce officielle, qui indiquait ou semblait indiquer une
résolution prise par tous les intéressés à cette grande affaire,
avait cependant été précédée d'une scène dont nous devons compte à
nos lecteurs.

Nous les prions donc de faire un pas en arrière et de se
transporter, le matin même de cette journée aux grandes
catastrophes, dans ce beau salon si bien doré que nous leur avons
fait connaître, et qui faisait l'orgueil de son propriétaire,
M. le baron Danglars.

Dans ce salon, en effet, vers les dix heures du matin, se
promenait depuis quelques minutes, tout pensif et visiblement
inquiet, le baron lui-même, regardant à chaque porte et s'arrêtant
à chaque bruit.

Lorsque sa somme de patience fut épuisée, il appela le valet de
chambre.

«Étienne, lui dit-il, voyez donc pourquoi Mlle Eugénie m'a prié de
l'attendre au salon, et informez-vous pourquoi elle m'y fait
attendre si longtemps.»

Cette bouffée de mauvaise humeur exhalée, le baron reprit un peu
de calme.

En effet, Mlle Danglars, après son réveil, avait fait demander une
audience à son père, et avait désigné le salon doré comme le lieu
de cette audience. La singularité de cette démarche, son caractère
officiel surtout, n'avaient pas médiocrement surpris le banquier,
qui avait immédiatement obtempéré au désir de sa fille en se
rendant le premier au salon.

Étienne revint bientôt de son ambassade.

«La femme de chambre de mademoiselle, dit-il, m'a annoncé que
mademoiselle achevait sa toilette et ne tarderait pas à venir.»

Danglars fit un signe de tête indiquant qu'il était satisfait.
Danglars, vis-à-vis du monde et même vis-à-vis de ses gens,
affectait le bonhomme et le père faible: c'était une face du rôle
qu'il s'était imposé dans la comédie populaire qu'il jouait;
c'était une physionomie qu'il avait adoptée et qui lui semblait
convenir comme il convenait aux profils droits des masques des
pères du théâtre antique d'avoir la lèvre retroussée et riante,
tandis que le côté gauche avait la lèvre abaissée et
pleurnicheuse.

Hâtons-nous de dire que, dans l'intimité, la lèvre retroussée et
riante descendait au niveau de la lèvre abaissée et pleurnicheuse;
de sorte que, pour la plupart du temps, le bonhomme disparaissait
pour faire place au mari brutal et au père absolu.

«Pourquoi diable cette folle qui veut me parler à ce qu'elle
prétend, murmurait Danglars, ne vient-elle pas simplement dans mon
cabinet; et pourquoi veut-elle me parler?»

Il roulait pour la vingtième fois cette pensée inquiétante dans
son cerveau, lorsque la porte s'ouvrit et qu'Eugénie parut, vêtue
d'une robe de satin noir brochée de fleurs mates de la même
couleur, coiffée en cheveux, et gantée comme s'il se fût agi
d'aller s'asseoir dans son fauteuil du Théâtre-Italien.

«Eh bien, Eugénie, qu'y a-t-il donc? s'écria le père et pourquoi
le salon solennel, tandis qu'on est si bien dans mon cabinet
particulier?

--Vous avez parfaitement raison, monsieur, répondit Eugénie en
faisant signe à son père qu'il pouvait s'asseoir, et vous venez de
poser là deux questions qui résument d'avance toute la
conversation que nous allons avoir. Je vais donc répondre à toutes
deux, et contre les lois de l'habitude, à la seconde d'abord comme
étant la moins complexe. J'ai choisi le salon monsieur, pour lieu
de rendez-vous, afin d'éviter les impressions désagréables et les
influences du cabinet d'un banquier. Ces livres de caisse, si bien
dorés qu'ils soient, ces tiroirs fermés comme des portes de
forteresses, ces masses de billets de banque qui viennent on ne
sait d'où, et ces quantités de lettres qui viennent d'Angleterre,
de Hollande, d'Espagne, des Indes, de la Chine et du Pérou,
agissent en général étrangement sur l'esprit d'un père et lui font
oublier qu'il est dans le monde un intérêt plus grand et plus
sacré que celui de la position sociale et de l'opinion de ses
commettants. J'ai donc choisi ce salon où vous voyez, souriants et
heureux, dans leurs cadres magnifiques, votre portrait, le mien,
celui de ma mère et toutes sortes de paysages pastoraux et de
bergeries attendrissantes. Je me fie beaucoup à la puissance des
impressions extérieures. Peut-être, vis-à-vis de vous surtout,
est-ce une erreur; mais, que voulez-vous? je ne serais pas artiste
s'il ne me restait pas quelques illusions.

--Très bien, répondit M. Danglars, qui avait écouté la tirade
avec un imperturbable sang-froid, mais sans en comprendre une
parole, absorbé qu'il était, comme tout homme plein d'arrière-pensées,
à chercher le fil de sa propre idée dans les idées de
l'interlocuteur.

--Voilà donc le second point éclairci ou à peu près, dit Eugénie
sans le moindre trouble et avec cet aplomb tout masculin qui
caractérisait son geste et sa parole et vous me paraissez
satisfait de l'explication. Maintenant revenons au premier. Vous
me demandiez pourquoi j'avais sollicité cette audience; je vais
vous le dire en deux mots; monsieur, le voici: Je ne veux pas
épouser M. le comte Andrea Cavalcanti.»

Danglars fit un bond sur son fauteuil, et, de la secousse, leva à
la fois les yeux et les bras au ciel.

«Mon Dieu, oui, monsieur, continua Eugénie toujours aussi calme.
Vous êtes étonné, je le vois bien, car depuis que toute cette
petite affaire est en train, je n'ai point manifesté la plus
petite opposition, certaine que je suis toujours, le moment venu,
d'opposer franchement aux gens qui ne m'ont point consultée et aux
choses qui me déplaisent une volonté franche et absolue. Cependant
cette fois cette tranquillité, cette passivité, comme disent les
philosophes, venait d'une autre source, elle venait de ce que,
fille soumise et dévouée... (un léger sourire se dessina sur les
lèvres empourprées de la jeune fille), je m'essayais à
l'obéissance.

--Eh bien? demanda Danglars.

--Eh bien, monsieur, reprit Eugénie, j'ai essayé jusqu'au bout de
mes forces, et maintenant que le moment est arrivé, malgré tous
les efforts que j'ai tentés sur moi-même, je me sens incapable
d'obéir.

--Mais enfin, dit Danglars, qui, esprit secondaire, semblait
d'abord tout abasourdi du poids de cette impitoyable logique, dont
le flegme accusait tant de préméditation et de force de volonté,
la raison de ce refus, Eugénie, la raison?

--La raison, répliqua la jeune fille, oh! mon Dieu, ce n'est
point que l'homme soit plus laid, soit plus sot ou soit plus
désagréable qu'un autre, non; M. Andrea Cavalcanti peut même
passer, près de ceux qui regardent les hommes au visage et à la
taille, pour être d'un assez beau modèle; ce n'est pas non plus
parce que mon coeur est moins touché de celui-là que de tout
autre: ceci serait une raison de pensionnaire que je regarde comme
tout à fait au-dessous de moi, je n'aime absolument personne,
monsieur, vous le savez bien, n'est-ce pas? Je ne vois donc pas
pourquoi, sans nécessité absolue, j'irais embarrasser ma vie d'un
éternel compagnon. Est-ce que le sage n'a point dit quelque part:
«Rien de trop»; et ailleurs: «Portez tout avec vous-même»? On m'a
même appris ces deux aphorismes en latin et en grec: l'un est, je
crois, de Phèdre, et l'autre de Bias. Eh bien, mon cher père, dans
le naufrage de la vie, car la vie est un naufrage éternel de nos
espérances, je jette à la mer mon bagage inutile, voilà tout, et
je reste avec ma volonté, disposée à vivre parfaitement seule et
par conséquent parfaitement libre.

--Malheureuse! malheureuse! murmura Danglars palissant, car il
connaissait par une longue expérience la solidité de l'obstacle
qu'il rencontrait si soudainement.

--Malheureuse, reprit Eugénie, malheureuse, dites-vous, monsieur?
Mais non pas, en vérité, et l'exclamation me paraît tout à fait
théâtrale et affectée. Heureuse, au contraire, car je vous le
demande, que me manque-t-il? Le monde me trouve belle, c'est
quelque chose pour être accueilli favorablement j'aime les bons
accueils, moi: ils épanouissent les visages, et ceux qui
m'entourent me paraissent encore moins laids. Je suis douée de
quelque esprit et d'une certaine sensibilité relative qui me
permet de tirer de l'existence générale, pour la faire entrer dans
la mienne, ce que j'y trouve de bon, comme fait le singe lorsqu'il
casse la noix verte pour en tirer ce qu'elle contient. Je suis
riche, car vous avez une des belles fortunes de France, car je
suis votre fille unique, et vous n'êtes point tenace au degré où
le sont les pères de la Porte-Saint-Martin et de la Gaîté, qui
déshéritent leurs filles parce qu'elles ne veulent pas leur donner
de petits-enfants. D'ailleurs, la loi prévoyante vous a ôté le
droit de me déshériter, du moins tout à fait, comme elle vous a
ôté le pouvoir de me contraindre à épouser monsieur tel ou tel.
Ainsi, belle, spirituelle, ornée de quelque talent comme on dit
dans les opéras comiques, et riche! mais c'est le bonheur cela,
monsieur! Pourquoi donc m'appelez-vous malheureuse?

Danglars, voyant sa fille souriante et fière jusqu'à l'insolence,
ne put réprimer un mouvement de brutalité qui se trahit par un
éclat de voix, mais ce fut le seul. Sous le regard interrogateur
de sa fille, en face de ce beau sourcil noir, froncé par
l'interrogation, il se retourna avec prudence et se calma
aussitôt, dompté par la main de fer de la circonspection.

«En effet, ma fille, répondit-il avec un sourire, vous êtes tout
ce que vous vous vantez d'être, hormis une seule chose, ma fille;
je ne veux pas trop brusquement vous dire laquelle: j'aime mieux
vous la laisser deviner.»

Eugénie regarda Danglars, fort surprise qu'on lui contestât l'un
des fleurons de la couronne d'orgueil qu'elle venait de poser si
superbement sur sa tête.

«Ma fille, continua le banquier, vous m'avez parfaitement expliqué
quels étaient les sentiments qui présidaient aux résolutions d'une
fille comme vous quand elle a décidé qu'elle ne se mariera point.
Maintenant c'est à moi de vous dire quels sont les motifs d'un
père comme moi quand il a décidé que sa fille se mariera.»

Eugénie s'inclina, non pas en fille soumise qui écoute, mais en
adversaire prêt à discuter, qui attend.

«Ma fille, continua Danglars, quand un père demande à sa fille de
prendre un époux, il a toujours une raison quelconque pour désirer
son mariage. Les uns sont atteints de la manie que vous disiez
tout à l'heure, c'est-à-dire de se voir revivre dans leurs petits-fils.
Je n'ai pas cette faiblesse, je commence par vous le dire,
les joies de la famille me sont à peu près indifférentes, à moi.
Je puis avouer cela à une fille que je sais assez philosophe pour
comprendre cette indifférence et pour ne pas m'en faire un crime.

--À la bonne heure, dit Eugénie; parlons franc, monsieur, j'aime
cela.

--Oh! dit Danglars, vous voyez que sans partager, en thèse
générale, votre sympathie pour la franchise, je m'y soumets, quand
je crois que la circonstance m'y invite. Je continuerai donc. Je
vous ai proposé un mari, non pas pour vous, car en vérité je ne
pensais pas le moins du monde à vous en ce moment. Vous aimez la
franchise, en voilà, j'espère; mais parce que j'avais besoin que
vous prissiez cet époux le plus tôt possible, pour certaines
combinaisons commerciales que je suis en train d'établir en ce
moment.

Eugénie fit un mouvement.

«C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, ma fille et il ne
faut pas m'en vouloir, car c'est vous qui m'y forcez; c'est malgré
moi, vous le comprenez bien, que j'entre dans ces explications
arithmétiques, avec une artiste comme vous, qui craint d'entrer
dans le cabinet d'un banquier pour y percevoir des impressions ou
des sensations désagréables et antipoétiques.

«Mais dans ce cabinet de banquier, dans lequel cependant vous avez
bien voulu entrer avant-hier pour me demander les mille francs que
je vous accorde chaque mois pour vos fantaisies, sachez, ma chère
demoiselle, qu'on apprend beaucoup de choses à l'usage même des
jeunes personnes qui ne veulent pas se marier. On y apprend, par
exemple, et par égard pour votre susceptibilité nerveuse je vous
l'apprendrai dans ce salon, on y apprend que le crédit d'un
banquier est sa vie physique et morale, que le crédit soutient
l'homme comme le souffle anime le corps, et M. de Monte-Cristo m'a
fait un jour là-dessus un discours que je n'ai jamais oublié. On y
apprend qu'à mesure que le crédit se retire, le corps devient
cadavre et que cela doit arriver dans fort peu de temps au
banquier qui s'honore d'être le père d'une fille si bonne
logicienne.»

Mais Eugénie, au lieu de se courber, se redressa sous le coup.

«Ruiné! dit-elle.

--Vous avez trouvé l'expression juste, ma fille, la bonne
expression, dit Danglars en fouillant sa poitrine avec ses ongles,
tout en conservant sur sa rude figure le sourire de l'homme sans
coeur, mais non sans esprit, ruiné! c'est cela.

--Ah! fit Eugénie.

--Oui, ruiné! Eh bien, le voilà donc connu, ce secret plein
d'horreur, comme dit le poète tragique.

«Maintenant, ma fille, apprenez de ma bouche comment ce malheur
peut, par vous, devenir moindre; je ne dirai pas pour moi, mais
pour vous.

--Oh! s'écria Eugénie, vous êtes mauvais physionomiste, monsieur,
si vous vous figurez que c'est pour moi que je déplore la
catastrophe que vous m'exposez.

«Moi ruinée! et que m'importe? Ne me reste-t-il pas mon talent? Ne
puis-je pas, comme la Pasta, comme la Malibran, comme la Grisi, me
faire ce que vous ne m'eussiez jamais donné, quelle que fût votre
fortune, cent ou cent cinquante mille livres de rente que je ne
devrai qu'à moi seule, et qui, au lieu de m'arriver comme
m'arrivaient ces pauvres douze mille francs que vous me donniez
avec des regards rechignés et des paroles de reproche sur ma
prodigalité, me viendront accompagnés d'acclamations, de bravos et
de fleurs? Et quand je n'aurais pas ce talent dont votre sourire
me prouve que vous doutez, ne me resterait-il pas encore ce
furieux amour de l'indépendance, qui me tiendra toujours lieu de
tous les trésors, et qui domine en moi jusqu'à l'instinct de la
conservation?

«Non, ce n'est pas pour moi que je m'attriste, je saurai toujours
bien me tirer d'affaire, moi; mes livres, mes crayons, mon piano,
toutes choses qui ne coûtent pas cher et que je pourrai toujours
me procurer, me resteront toujours. Vous pensez peut-être que je
m'afflige pour Mme Danglars, détrompez-vous encore: ou je me
trompe grossièrement, ou ma mère a pris toutes ses précautions
contre la catastrophe qui vous menace et qui passera sans
l'atteindre; elle s'est mise à l'abri, je l'espère, et ce n'est
pas en veillant sur moi qu'elle a pu se distraire de ses
préoccupations de fortune, car, Dieu merci, elle m'a laissé toute
mon indépendance sous le prétexte que j'aimais ma liberté.

«Oh! non, monsieur, depuis mon enfance, j'ai vu se passer trop de
choses autour de moi; je les ai toutes trop bien comprises, pour
que le malheur fasse sur moi plus d'impression qu'il ne mérite de
le faire; depuis que je me connais, je n'ai été aimée de personne;
tant pis! cela m'a conduite tout naturellement à n'aimer personne;
tant mieux! Maintenant vous avez ma profession de foi.

--Alors, dit Danglars, pâle d'un courroux qui ne prenait point sa
source dans l'amour paternel offensé; alors, mademoiselle, vous
persistez à vouloir consommer ma ruine?

--Votre ruine! Moi, dit Eugénie, consommer votre ruine! que
voulez-vous dire? je ne comprends pas.

--Tant mieux, cela me laisse un rayon d'espoir; écoutez.

--J'écoute, dit Eugénie en regardant si fixement son père, qu'il
fallut à celui-ci un effort pour qu'il ne baissât point les yeux
sous le regard puissant de la jeune fille.

--M. Cavalcanti, continua Danglars, vous épouse et, en vous
épousant, vous apporte trois millions de dot qu'il place chez moi.

--Ah! fort bien, fit avec un souverain mépris Eugénie, tout en
lissant ses gants l'un sur l'autre.

--Vous pensez que je vous ferai tort de ces trois millions? dit
Danglars; pas du tout, ces trois millions sont destinés à en
produire au moins dix. J'ai obtenu avec un banquier, mon confrère,
la concession d'un chemin de fer, seule industrie qui de nos jours
présente ces chances fabuleuses de succès immédiat qu'autrefois
Law appliqua pour les bons Parisiens, ces éternels badauds de la
spéculation, à un Mississippi fantastique. Par mon calcul on doit
posséder un millionième de rail comme on possédait autrefois un
arpent de terre en friche sur les bords de l'Ohio. C'est un
placement hypothécaire, ce qui est un progrès, comme vous voyez,
puisqu'on aura au moins dix, quinze, vingt, cent livres de fer en
échange de son argent. Eh bien, je dois d'ici à huit jours déposer
pour mon compte quatre millions! Ces quatre millions, je vous le
dis, en produiront dix ou douze.

--Mais pendant cette visite que je vous ai faite avant-hier,
monsieur, et dont vous voulez bien vous souvenir, reprit Eugénie,
je vous ai vu encaisser, c'est le terme, n'est-ce pas? cinq
millions et demi; vous m'avez même montré la chose en deux bons
sur le trésor, et vous vous étonniez qu'un papier ayant une si
grande valeur n'éblouît pas mes yeux comme ferait un éclair.

--Oui, mais ces cinq millions et demi ne sont point à moi et sont
seulement une preuve de la confiance que l'on a en moi; mon titre
de banquier populaire m'a valu la confiance des hôpitaux, et les
cinq millions et demi sont aux hôpitaux; dans tout autre temps je
n'hésiterais pas à m'en servir, mais aujourd'hui l'on sait les
grandes pertes que j'ai faites, et, comme je vous l'ai dit, le
crédit commence à se retirer de moi. D'un moment à l'autre,
l'administration peut réclamer le dépôt, et si je l'ai employé à
autre chose, je suis forcé de faire une banqueroute honteuse. Je
ne méprise pas les banqueroutes, croyez-le bien, mais les
banqueroutes qui enrichissent et non celles qui ruinent. Ou que
vous épousiez M. Cavalcanti, que je touche les trois millions de
la dot, ou même que l'on croie que je vais les toucher, mon crédit
se raffermit, et ma fortune, qui depuis un mois ou deux s'est
engouffrée dans des abîmes creusés sous mes pas par une fatalité
inconcevable, se rétablit. Me comprenez-vous?

--Parfaitement; vous me mettez en gage pour trois millions,
n'est-ce pas?

--Plus la somme est forte, plus elle est flatteuse; elle vous
donne une idée de votre valeur.

--Merci. Un dernier mot, monsieur: me promettez-vous de vous
servir tant que vous le voudrez du chiffre de cette dot que doit
apporter M. Cavalcanti, mais de ne pas toucher à la somme? Ceci
n'est point une affaire d'égoïsme, c'est une affaire de
délicatesse. Je veux bien servir à réédifier votre fortune, mais
je ne veux pas être votre complice dans la ruine des autres.

--Mais puisque je vous dis, s'écria Danglars, qu'avec ces trois
millions...

--Croyez-vous vous tirer d'affaire, monsieur, sans avoir besoin
de toucher à ces trois millions?

--Je l'espère, mais à condition toujours que le mariage, en se
faisant, consolidera mon crédit.

--Pourrez-vous payer à M. Cavalcanti les cinq cent mille francs
que vous me donnez pour mon contrat?

--En revenant de la mairie, il les touchera.

--Bien!

--Comment, bien? Que voulez-vous dire?

--Je veux dire qu'en me demandant ma signature n'est-ce pas, vous
me laissez absolument libre de ma personne?

--Absolument.

--Alors, _bien_; comme je vous disais, monsieur, je suis prête à
épouser M. Cavalcanti.

--Mais quels sont vos projets?

--Ah! c'est mon secret. Où serait ma supériorité sur vous si,
ayant le vôtre, je vous livrais le mien!»

Danglars se mordit les lèvres.

«Ainsi, dit-il, vous êtes prête à faire les quelques visites
officielles qui sont absolument indispensables.

--Oui, répondit Eugénie.

--Et à signer le contrat dans trois jours?

--Oui.

--Alors, à mon tour, c'est moi qui vous dis: Bien!»

Et Danglars prit la main de sa fille et la serra entre les
siennes. Mais, chose extraordinaire, pendant ce serrement de main,
le père n'osa pas dire: «Merci, mon enfant»; la fille n'eut pas un
sourire pour son père.

«La conférence est finie?» demanda Eugénie en se levant.

Danglars fit signe de la tête qu'il n'avait plus rien à dire.

Cinq minutes après, le piano retentissait sous les doigts de
Mlle d'Armilly, et Mlle Danglars chantait la malédiction de
Brabantio sur Desdemona.

À la fin du morceau, Étienne entra et annonça à Eugénie que les
chevaux étaient à la voiture et que la baronne l'attendait pour
faire ses visites.

Nous avons vu les deux femmes passer chez Villefort, d'où elles
sortirent pour continuer leurs courses.



LXCVI

Le contrat.


Trois jours après la scène que nous venons de raconter, c'est-à-dire
vers les cinq heures de l'après-midi du jour fixé pour la signature du
contrat de Mlle Eugénie Danglars et d'Andrea Cavalcanti, que le banquier
s'était obstiné à maintenir prince, comme une brise fraîche faisait
frissonner toutes les feuilles du petit jardin situé en avant de la
maison du comte de Monte-Cristo, au moment où celui-ci se préparait à
sortir, et tandis que ses chevaux l'attendaient en frappant du pied,
maintenus par la main du cocher assise déjà depuis un quart d'heure sur
le siège, l'élégant phaéton avec lequel nous avons déjà plusieurs fois
fait connaissance, et notamment pendant la soirée d'Auteuil, vint
tourner rapidement l'angle de la porte d'entrée, et lança plutôt qu'il
ne déposa sur les degrés du perron M. Andrea Cavalcanti, aussi doré,
aussi rayonnant que si lui, de son côté, eût été sur le point d'épouser
une princesse.

Il s'informa de la santé du comte avec cette familiarité qui lui
était habituelle, et, escaladant légèrement le premier étage, le
rencontra lui-même au haut de l'escalier.

À la vue du jeune homme, le comte s'arrêta. Quant à Andrea
Cavalcanti, il était lancé, et quand il était lancé, rien ne
l'arrêtait.

«Eh! bonjour, cher monsieur de Monte-Cristo, dit-il au comte.

--Ah! monsieur Andrea! fit celui-ci avec sa voix demi-railleuse,
comment vous portez-vous?

--À merveille, comme vous voyez. Je viens causer avec vous de
mille choses; mais d'abord sortiez-vous ou rentriez-vous?

--Je sortais, monsieur.

--Alors, pour ne point vous retarder, je monterai, si vous le
voulez bien, dans votre calèche, et Tom nous suivra, conduisant
mon phaéton à la remorque.

--Non, dit avec un imperceptible sourire de mépris le comte, qui
ne se souciait pas d'être vu en compagnie du jeune homme; non, je
préfère vous donner audience ici, cher monsieur Andrea; on cause
mieux dans une chambre, et l'on n'a pas de cocher qui surprenne
vos paroles au vol.»

Le comte rentra donc dans un petit salon faisant partie du premier
étage, s'assit, et fit, en croisant ses jambes l'une sur l'autre,
signe au jeune homme de s'asseoir à son tour.

Andrea prit son air le plus riant.

«Vous savez, cher comte, dit-il, que la cérémonie a lieu ce soir;
à neuf heures on signe le contrat chez le beau-père.

--Ah! vraiment? dit Monte-Cristo.

--Comment! est-ce une nouvelle que je vous apprends? et n'étiez-vous
pas prévenu de cette solennité par M. Danglars?

--Si fait, dit le comte, j'ai reçu une lettre de lui hier; mais
je ne crois pas que l'heure y fût indiquée.

--C'est possible; le beau-père aura compté sur la notoriété
publique.

--Eh bien, dit Monte-Cristo, vous voilà heureux monsieur
Cavalcanti; c'est une alliance des plus sortables que vous
contractez là; et puis, Mlle Danglars est jolie.

--Mais oui, répondit Cavalcanti avec un accent plein de modestie.

--Elle est surtout fort riche, à ce que je crois du moins, dit
Monte-Cristo.

--Fort riche, vous croyez? répéta le jeune homme.

--Sans doute; on dit que M. Danglars cache pour le moins la
moitié de sa fortune.

--Et il avoue quinze ou vingt millions, dit Andrea avec un regard
étincelant de joie.

--Sans compter, ajouta Monte-Cristo, qu'il est à la veille
d'entrer dans un genre de spéculation déjà un peu usé aux États-Unis
et en Angleterre, mais tout à fait neuf en France.

--Oui, oui, je sais ce dont vous voulez parler: le chemin de fer
dont il vient d'obtenir l'adjudication n'est-ce pas?

--Justement! il gagnera au moins, c'est l'avis général, au moins
dix millions dans cette affaire.

--Dix millions! vous croyez? c'est magnifique, dit Cavalcanti,
qui se grisait à ce bruit métallique de paroles dorées.

--Sans compter, reprit Monte-Cristo, que toute cette fortune vous
reviendra, et que c'est justice, puisque Mlle Danglars est fille
unique. D'ailleurs, votre fortune à vous, votre père me l'a dit du
moins, est presque égale à celle de votre fiancée. Mais laissons
là un peu les affaires d'argent. Savez-vous, monsieur Andrea, que
vous avez un peu lestement et habilement mené toute cette affaire!

--Mais pas mal, pas mal, dit le jeune homme; j'étais né pour être
diplomate.

--Eh bien, on vous fera entrer dans la diplomatie; la diplomatie,
vous le savez, ne s'apprend pas; c'est une chose d'instinct... Le
coeur est donc pris?

--En vérité, j'en ai peur, répondit Andrea du ton dont il avait
vu au Théâtre-Français Dorante ou Valère répondre à Alceste.

--Vous aime-t-on un peu?

--Il le faut bien, dit Andrea avec un sourire vainqueur,
puisqu'on m'épouse. Mais cependant, n'oublions pas un grand point.

--Lequel?

--C'est que j'ai été singulièrement aidé dans tout ceci.

--Bah!

--Certainement.

--Par les circonstances?

--Non, par vous.

--Par moi? Laissez donc, prince, dit Monte-Cristo en appuyant
avec affectation sur le titre. Qu'ai-je pu faire pour vous? Est-ce
que votre nom, votre position sociale et votre mérite ne
suffisaient point?

--Non, dit Andrea, non; et vous avez beau dire, monsieur le
comte, je maintiens, moi, que la position d'un homme tel que vous
a plus fait que mon nom, ma position sociale et mon mérite.

--Vous vous abusez complètement, monsieur, dit Monte-Cristo, qui
sentit l'adresse perfide du jeune homme, et qui comprit la portée
de ses paroles; ma protection ne vous a été acquise qu'après
connaissance prise de l'influence et de la fortune de monsieur
votre père; car enfin qui m'a procuré, à moi qui ne vous avais
jamais vu, ni vous, ni l'illustre auteur de vos jours, le bonheur
de votre connaissance? Ce sont deux de mes bons amis, Lord Wilmore
et l'abbé Busoni. Qui m'a encouragé, non pas à vous servir de
garantie, mais à vous patronner? C'est le nom de votre père, si
connu et si honoré en Italie; personnellement, moi, je ne vous
connais pas.»

Ce calme, cette parfaite aisance firent comprendre à Andrea qu'il
était pour le moment étreint par une main plus musculeuse que la
sienne, et que l'étreinte n'en pouvait être facilement brisée.

«Ah çà! mais, dit-il, mon père a donc vraiment une bien grande
fortune, monsieur le comte?

--Il paraît que oui, monsieur, répondit Monte-Cristo.

--Savez-vous si la dot qu'il m'a promise est arrivée?

--J'en ai reçu la lettre d'avis.

--Mais les trois millions?

--Les trois millions sont en route, selon toute probabilité.

--Je les toucherai donc réellement?

--Mais dame! reprit le comte, il me semble que jusqu'à présent,
monsieur, l'argent ne vous a pas fait faute!»

Andrea fut tellement surpris, qu'il ne put s'empêcher de rêver un
moment.

«Alors, dit-il en sortant de sa rêverie, il me reste, monsieur, à
vous adresser une demande, et celle-là vous la comprendrez, même
quand elle devrait vous être désagréable.

--Parlez, dit Monte-Cristo.

--Je me suis mis en relation, grâce à ma fortune, avec beaucoup
de gens distingués, et j'ai même, pour le moment du moins, une
foule d'amis. Mais en me mariant comme je le fais, en face de
toute la société parisienne, je dois être soutenu par un nom
illustre, et à défaut de la main paternelle, c'est une main
puissante qui doit me conduire à l'autel; or, mon père ne vient
point à Paris, n'est-ce pas?

--Il est vieux, couvert de blessures, et il souffre, dit-il, à en
mourir, chaque fois qu'il voyage.

--Je comprends. Eh bien, je viens vous faire une demande.

--À moi?

--Oui, à vous.

--Et laquelle? mon Dieu!

--Eh bien, c'est de le remplacer.

--Ah! mon cher monsieur! quoi! après les nombreuses relations que
j'ai eu le bonheur d'avoir avec vous, vous me connaissez si mal
que de me faire une pareille demande?

«Demandez-moi un demi-million à emprunter, et, quoiqu'un pareil
prêt soit assez rare, parole d'honneur! vous me serez moins
gênant. Sachez donc, je croyais vous l'avoir déjà dit, que dans sa
participation, morale surtout, aux choses de ce monde, jamais le
comte de Monte-Cristo n'a cessé d'apporter les scrupules, je dirai
plus, les superstitions d'un homme de l'Orient.

«Moi qui ai un sérail au Caire, un à Smyrne et un à
Constantinople, présider à un mariage! jamais.

--Ainsi, vous me refusez?

--Net; et fussiez-vous mon fils, fussiez-vous mon frère, je vous
refuserais de même.

--Ah! par exemple! s'écria Andrea désappointé, mais comment faire
alors?

--Vous avez cent amis, vous l'avez dit vous-même.

--D'accord, mais c'est vous qui m'avez présenté chez M. Danglars.

--Point! Rétablissons les faits dans toute la vérité: c'est moi
qui vous ai fait dîner avec lui à Auteuil, et c'est vous qui vous
êtes présenté vous-même; diable! c'est tout différent.

--Oui, mais mon mariage: vous avez aidé...

--Moi! en aucune chose, je vous prie de le croire; mais rappelez-vous
donc ce que je vous ai répondu quand vous êtes venu me prier
de faire la demande: Oh! je ne fais jamais de mariage, moi, mon
cher prince, c'est un principe arrêté chez moi.»

Andrea se mordit les lèvres.

«Mais enfin, dit-il, vous serez là au moins?

--Tout Paris y sera?

--Oh! certainement.

--Eh bien, j'y serai comme tout Paris, dit le comte.

--Vous signerez au contrat?

--Oh! je n'y vois aucun inconvénient, et mes scrupules ne vont
point jusque-là.

--Enfin, puisque vous ne voulez pas m'accorder davantage, je dois
me contenter de ce que vous me donnez. Mais un dernier mot, comte.

--Comment donc?

--Un conseil.

--Prenez garde; un conseil, c'est pis qu'un service.

--Oh! celui-ci, vous pouvez me le donner sans vous compromettre.

--Dites.

--La dot de ma femme est de cinq cent mille livres.

--C'est le chiffre que M. Danglars m'a annoncé à moi-même.

--Faut-il que je la reçoive ou que je la laisse aux mains du
notaire?

--Voici, en général, comment les choses se passent quand on veut
qu'elles se passent galamment: vos deux notaires prennent rendez-vous
au contrat pour le lendemain ou le surlendemain; le lendemain
ou le surlendemain, ils échangent les deux dots, dont ils se
donnent mutuellement reçu, puis, le mariage célébré, ils mettent
les millions à votre disposition, comme chef de la communauté.

--C'est que, dit Andrea avec une certaine inquiétude mal
dissimulée, je croyais avoir entendu dire à mon beau-père qu'il
avait l'intention de placer nos fonds dans cette fameuse affaire
de chemin de fer dont vous me parliez tout à l'heure.

--Eh bien, mais, reprit Monte-Cristo, c'est, à ce que tout le
monde assure, un moyen que vos capitaux soient triplés dans
l'année. M. le baron Danglars est bon père et sait compter.

--Allons donc, dit Andrea, tout va bien, sans votre refus,
toutefois, qui me perce le coeur.

--Ne l'attribuez qu'à des scrupules fort naturels en pareille
circonstance.

--Allons dit Andrea, qu'il soit donc fait comme vous le voulez; à
ce soir, neuf heures.

--À ce soir.»

Et malgré une légère résistance de Monte-Cristo, dont les lèvres
pâlirent, mais qui cependant conserva son sourire de cérémonie,
Andrea saisit la main du comte, la serra, sauta dans son phaéton
et disparut.

Les quatre ou cinq heures qui lui restaient jusqu'à neuf heures,
Andrea les employa en courses, en visites destinées à intéresser
ces amis dont il avait parlé, à paraître chez le banquier avec
tout le luxe de leurs équipages, les éblouissant par ces promesses
d'actions qui, depuis, ont fait tourner toutes les têtes, et dont
Danglars, en ce moment-là, avait l'initiative.

En effet, à huit heures et demie du soir, le grand salon de
Danglars, la galerie attenante à ce salon et les trois autres
salons de l'étage étaient pleins d'une foule parfumée qu'attirait
fort peu la sympathie, mais beaucoup cet irrésistible besoin
d'être là où l'on sait qu'il y a du nouveau.

Un académicien dirait que les soirées du monde sont des
collections de fleurs qui attirent papillons inconstants, abeilles
affamées et frelons bourdonnants.

Il va sans dire que les salons étaient resplendissants de bougies,
la lumière roulait à flots des moulures d'or sur les tentures de
soie, et tout le mauvais goût de cet ameublement, qui n'avait pour
lui que la richesse, resplendissait de tout son éclat.

Mlle Eugénie était vêtue avec la simplicité la plus élégante: une
robe de soie blanche brochée de blanc, une rose blanche à moitié
perdue dans ses cheveux d'un noir de jais, composaient toute sa
parure que ne venait pas enrichir le plus petit bijou.

Seulement on pouvait lire dans ses yeux cette assurance parfaite
destinée à démentir ce que cette candide toilette avait de
vulgairement virginal à ses propres yeux.

Mme Danglars, à trente pas d'elle, causait avec Debray, Beauchamp
et Château-Renaud. Debray avait fait sa rentrée dans cette maison
pour cette grande solennité, mais comme tout le monde et sans
aucun privilège particulier.

M. Danglars, entouré de députés, d'hommes de finance, expliquait
une théorie de contributions nouvelles qu'il comptait mettre en
exercice quand la force des choses aurait contraint le
gouvernement à l'appeler au ministère.

Andrea, tenant sous son bras un des plus fringants dandys de
l'Opéra, lui expliquait assez impertinemment, attendu qu'il avait
besoin d'être hardi pour paraître à l'aise, ses projets de vie à
venir, et les progrès de luxe qu'il comptait faire faire avec ses
cent soixante-quinze mille livres de rente à la fashion
parisienne.

La foule générale roulait dans ces salons comme un flux et un
reflux de turquoises, de rubis, d'émeraudes d'opales et de
diamants.

Comme partout, on remarquait que c'étaient les plus vieilles
femmes qui étaient les plus parées, et les plus laides qui se
montraient avec le plus d'obstination.

S'il y avait quelque beau lis blanc, quelque rose suave et
parfumée, il fallait la chercher et la découvrir cachée dans
quelque coin par une mère à turban, ou par une tante à oiseau de
paradis.

À chaque instant, au milieu de cette cohue, de ce bourdonnement,
de ces rires, la voix des huissiers lançait un nom connu dans les
finances, respecté dans l'armée ou illustre dans les lettres,
alors un faible mouvement des groupes accueillait ce nom.

Mais pour un qui avait le privilège de faire frémir cet océan de
vagues humaines, combien passaient accueillis par l'indifférence
ou le ricanement du dédain!

Au moment où l'aiguille de la pendule massive, de la pendule
représentant Endymion endormi, marquait neuf heures sur un cadran
d'or, et où le timbre, fidèle reproducteur de la pensée machinale,
retentissait neuf fois, le nom du comte de Monte-Cristo retentit à
son tour, et, comme poussée par la flamme électrique, toute
l'assemblée se tourna vers la porte.

Le comte était vêtu de noir et avec sa simplicité habituelle; son
gilet blanc dessinait sa vaste et noble poitrine; son col noir
paraissait d'une fraîcheur singulière, tant il ressortait sur la
mâle pâleur de son teint; pour tout bijou, il portait une chaîne
de gilet si fine qu'à peine le mince filet d'or tranchait sur le
piqué blanc.

Il se fit à l'instant même un cercle autour de la porte.

Le comte, d'un seul coup d'oeil, aperçut Mme Danglars à un bout du
salon, M. Danglars à l'autre, et Mlle Eugénie devant lui.

Il s'approcha d'abord de la baronne, qui causait avec
Mme de Villefort, qui était venue seule, Valentine étant toujours
souffrante; et sans dévier, tant le chemin se frayait devant lui,
il passa de la baronne à Eugénie, qu'il complimenta en termes si
rapides et si réservés, que la fière artiste en fut frappée.

Près d'elle était Mlle Louise d'Armilly, qui remercia le comte des
lettres de recommandation qu'il lui avait si gracieusement données
pour Italie, et dont elle comptait, lui dit-elle, faire
incessamment usage.

En quittant ces dames, il se retourna et se trouva près de
Danglars, qui s'était approché pour lui donner la main.

Ces trois devoirs sociaux accomplis, Monte-Cristo s'arrêta,
promenant autour de lui ce regard assuré empreint de cette
expression particulière aux gens d'un certain monde et surtout
d'une certaine portée, regard qui semble dire:

«J'ai fait ce que j'ai dû; maintenant que les autres fassent ce
qu'ils me doivent.»

Andrea, qui était dans un salon contigu, sentit cette espèce de
frémissement que Monte-Cristo avait imprimé à la foule, et il
accourut saluer le comte.

Il le trouva complètement entouré; on se disputait ses paroles,
comme il arrive toujours pour les gens qui parlent peu et qui ne
disent jamais un mot sans valeur.

Les notaires firent leur entrée en ce moment, et vinrent installer
leurs pancartes griffonnées sur le velours brodé d'or qui couvrait
la table préparée pour la signature, table en bois doré.

Un des notaires s'assit, l'autre resta debout.

On allait procéder à la lecture du contrat que la moitié de Paris,
présente à cette solennité, devait signer.

Chacun prit place, ou plutôt les femmes firent cercle, tandis que
les hommes, plus indifférents à l'endroit du _style énergique_,
comme dit Boileau, firent leurs commentaires sur l'agitation
fébrile d'Andrea sur l'attention de M. Danglars, sur
l'impassibilité d'Eugénie et sur la façon leste et enjouée dont la
baronne traitait cette importante affaire.

Le contrat fut lu au milieu d'un profond silence. Mais, aussitôt
la lecture achevée, la rumeur recommença dans les salons, double
de ce qu'elle était auparavant: ces sommes brillantes, ces
millions roulant dans l'avenir des deux jeunes gens et qui
venaient compléter l'exposition qu'on avait faite, dans une
chambre exclusivement consacrée à cet objet du trousseau de la
mariée et des diamants de la jeune femme, avaient retenti avec
tout leur prestige dans la jalouse assemblée.

Les charmes de Mlle Danglars en étaient doubles aux yeux des
jeunes gens, et pour le moment ils effaçaient l'éclat du soleil.

Quant aux femmes, il va sans dire que, tout en jalousant ces
millions, elles ne croyaient pas en avoir besoin pour être belles.

Andrea, serré par ses amis, complimenté, adulé, commençant à
croire à la réalité du rêve qu'il faisait, Andrea était sur le
point de perdre la tête.

Le notaire prit solennellement la plume, l'éleva au-dessus de sa
tête et dit:

«Messieurs, on va signer le contrat.»

Le baron devait signer le premier, puis le fondé de pouvoir de
M. Cavalcanti père, puis la baronne, puis les futurs conjoints,
comme on dit dans cet abominable style qui a cours sur papier
timbré.

Le baron prit la plume et signa, puis le chargé de pouvoir.

La baronne s'approcha, au bras de Mme de Villefort.

«Mon ami, dit-elle en prenant la plume, n'est-ce pas une chose
désespérante? Un incident inattendu, arrivé dans cette affaire
d'assassinat et de vol dont M. le comte de Monte-Cristo a failli
être victime, nous prive d'avoir M. de Villefort.

--Oh! mon Dieu! fit Danglars, du même ton dont il aurait dit: Ma
foi, la chose m'est bien indifférente!

--Mon Dieu! dit Monte-Cristo en s'approchant, j'ai bien peur
d'être la cause involontaire de cette absence.

--Comment! vous, comte? dit Mme Danglars en signant. S'il en est
ainsi, prenez garde, je ne vous le pardonnerai jamais.»

Andrea dressait les oreilles.

«Il n'y aurait cependant point de ma faute, dit le comte; aussi je
tiens à le constater.»

On écoutait avidement: Monte-Cristo, qui desserrait si rarement
les lèvres, allait parler.

«Vous vous rappelez, dit le comte au milieu du plus profond
silence, que c'est chez moi qu'est mort ce malheureux qui était
venu pour me voler, et qui, en sortant de chez moi a été tué, à ce
que l'on croit, par son complice?

--Oui, dit Danglars.

--Eh bien, pour lui porter secours, on l'avait déshabillé et l'on
avait jeté ses habits dans un coin où la justice les a ramassés;
mais la justice, en prenant l'habit et le pantalon pour les
déposer au greffe, avait oublié le gilet.»

Andrea pâlit visiblement et tira tout doucement du côté de la
porte; il voyait paraître un nuage à l'horizon, et ce nuage lui
semblait renfermer la tempête dans ses flancs.

«Eh bien, ce malheureux gilet, on l'a trouvé aujourd'hui tout
couvert de sang et troué à l'endroit du coeur.»

Les dames poussèrent un cri, et deux ou trois se préparèrent à
s'évanouir.

«On me l'a apporté. Personne ne pouvait deviner d'où venait cette
guenille; moi seul songeai que c'était probablement le gilet de la
victime. Tout à coup mon valet de chambre, en fouillant avec
dégoût et précaution cette funèbre relique, a senti un papier dans
la poche et l'en a tiré: c'était une lettre adressée à qui? à
vous, baron.

--À moi? s'écria Danglars.

--Oh! mon Dieu! oui, à vous; je suis parvenu à lire votre nom
sous le sang dont le billet était maculé, répondit Monte-Cristo au
milieu des éclats de surprise générale.

--Mais, demanda Mme Danglars regardant son mari avec inquiétude,
comment cela empêche-t-il M. de Villefort?

--C'est tout simple, madame, répondit Monte-Cristo; ce gilet et
cette lettre étaient ce qu'on appelle des pièces de conviction;
lettre et gilet, j'ai tout envoyé à M. le procureur du roi. Vous
comprenez, mon cher baron, la voie légale est la plus sûre en
matière criminelle: c'était peut-être quelque machination contre
vous.»

Andrea regarda fixement Monte-Cristo et disparut dans le deuxième
salon.

«C'est possible, dit Danglars; cet homme assassiné n'était-il
point un ancien forçat?

--Oui, répondit le comte, un ancien forçat nommé Caderousse.»

Danglars pâlit légèrement; Andrea quitta le second salon et gagna
l'antichambre.

«Mais signez donc, signez donc! dit Monte-Cristo; je m'aperçois
que mon récit a mis tout le monde en émoi et j'en demande bien
humblement pardon à vous, madame la baronne et à Mlle Danglars.»

La baronne, qui venait de signer, remit la plume au notaire.

«Monsieur le prince Cavalcanti, dit le tabellion, monsieur le
prince Cavalcanti, où êtes-vous?

--Andrea! Andrea! répétèrent plusieurs voix de jeunes gens qui en
étaient déjà arrivés avec le noble Italien à ce degré d'intimité
de l'appeler par son nom de baptême.

--Appelez donc le prince, prévenez-le donc que c'est à lui de
signer!» cria Danglars à un huissier.

Mais au même instant la foule des assistants reflua, terrifiée,
dans le salon principal, comme si quelque monstre effroyable fût
entré dans les appartements, _quaerens quem devoret_.

Il y avait en effet de quoi reculer, s'effrayer, crier.

Un officier de gendarmerie plaçait deux gendarmes à la porte de
chaque salon, et s'avançait vers Danglars, précédé d'un
commissaire de police ceint de son écharpe.

Mme Danglars poussa un cri et s'évanouit.

Danglars, qui se croyait menacé (certaines consciences ne sont
jamais calmes), Danglars offrit aux yeux de ses conviés un visage
décomposé par la terreur.

«Qu'y a-t-il donc, monsieur? demanda Monte-Cristo s'avançant au-devant
du commissaire.

--Lequel de vous, messieurs, demanda le magistrat sans répondre
au comte, s'appelle Andrea Cavalcanti?»

Un cri de stupeur partit de tous les coins du salon. On chercha;
on interrogea.

«Mais quel est donc cet Andrea Cavalcanti? demanda Danglars
presque égaré.

--Un ancien forçat échappé du bagne de Toulon.

--Et quel crime a-t-il commis?

--Il est prévenu, dit le commissaire de sa voix impassible,
d'avoir assassiné le nommé Caderousse, son ancien compagnon de
chaîne, au moment où il sortait de chez le comte de Monte-Cristo.»

Monte-Cristo jeta un regard rapide autour de lui.

Andrea avait disparu.



LXCVII

La route de Belgique.


Quelques instants après la scène de confusion produite dans les
salons de M. Danglars par l'apparition inattendue du brigadier de
gendarmerie, et par la révélation qui en avait été la suite, le
vaste hôtel s'était vidé avec une rapidité pareille à celle qu'eût
amenée l'annonce d'un cas de peste ou de choléra-morbus arrivé
parmi les conviés: en quelques minutes par toutes les portes, par
tous les escaliers, par toutes les sorties, chacun s'était
empressé de se retirer, ou plutôt de faire; car c'était là une de
ces circonstances dans lesquelles il ne faut pas même essayer de
donner ces banales consolations qui rendent dans les grandes
catastrophes les meilleurs amis si importuns.

Il n'était resté dans l'hôtel du banquier que Danglars, enfermé
dans son cabinet, et faisant sa déposition entre les mains de
l'officier de gendarmerie; Mme Danglars, terrifiée, dans le
boudoir que nous connaissons, et Eugénie qui, l'oeil hautain et la
lèvre dédaigneuse, s'était retirée dans sa chambre avec son
inséparable compagne, Mlle Louise d'Armilly.

Quant aux nombreux domestiques, plus nombreux encore ce soir-là
que de coutume, car on leur avait adjoint, à propos de la fête,
les glaciers, les cuisiniers et les maîtres d'hôtel du Café de
Paris, tournant contre leurs maîtres la colère de ce qu'ils
appelaient leur affront, ils stationnaient par groupes à l'office,
aux cuisines, dans leurs chambres, s'inquiétant fort peu du
service, qui d'ailleurs se trouvait tout naturellement interrompu.

Au milieu de ces différents personnages, frémissant d'intérêts
divers, deux seulement méritent que nous nous occupions d'eux:
c'est Mlle Eugénie Danglars et Mlle Louise d'Armilly.

La jeune fiancée, nous l'avons dit, s'était retirée l'air hautain,
la lèvre dédaigneuse, et avec la démarche d'une reine outragée,
suivie de sa compagne, plus pâle et plus émue qu'elle.

En arrivant dans sa chambre, Eugénie ferma sa porte en dedans,
pendant que Louise tombait sur une chaise.

«Oh! mon Dieu, mon Dieu! l'horrible chose, dit la jeune
musicienne; et qui pouvait se douter de cela? M. Andrea
Cavalcanti... un assassin... un échappé du bagne... un forçat!»

Un sourire ironique crispa les lèvres d'Eugénie.

«En vérité, j'étais prédestinée, dit-elle. Je n'échappe au Morcerf
que pour tomber dans le Cavalcanti!

--Oh! ne confonds pas l'un avec l'autre, Eugénie.

--Tais-toi, tous les hommes sont des infâmes, et je suis heureuse
de pouvoir faire plus que de les détester; maintenant, je les
méprise.

--Qu'allons-nous faire? demanda Louise.

--Ce que nous allons faire?

--Oui.

--Mais ce que nous devions faire dans trois jours... partir.

--Ainsi, quoique tu ne te maries plus, tu veux toujours?

--Écoute, Louise, j'ai en horreur cette vie du monde ordonnée,
compassée, réglée comme notre papier de musique. Ce que j'ai
toujours désiré, ambitionné, voulu, c'est la vie d'artiste, la vie
libre, indépendante, où l'on ne relève que de soi, où l'on ne doit
de compte qu'à soi. Rester, pour quoi faire? pour qu'on essaie,
d'ici à un mois, de me marier encore; à qui? à M. Debray, peut-être,
comme il en avait été un instant question. Non, Louise; non,
l'aventure de ce soir me sera une excuse: je n'en cherchais pas,
je n'en demandais pas; Dieu m'envoie celle-ci, elle est la
bienvenue.

--Comme tu es forte et courageuse! dit la blonde et frêle jeune
fille à sa brune compagne.

--Ne me connaissais-tu point encore? Allons, voyons, Louise,
causons de toutes nos affaires. La voiture de poste...

--Est achetée heureusement depuis trois jours.

--L'as-tu fait conduire où nous devions la prendre?

--Oui.

--Notre passeport?

--Le voilà!»

Et Eugénie, avec son aplomb habituel, déplia un papier et lut:

«M. Léon d'Armilly, âgé de vingt ans, profession d'artiste,
cheveux noirs, yeux noirs, voyageant avec sa soeur.»

«À merveille! Par qui t'es-tu procuré ce passeport?

--En allant demander à M. de Monte-Cristo des lettres pour les
directeurs des théâtres de Rome et de Naples, je lui ai exprimé
mes craintes de voyager en femme; il les a parfaitement comprises,
s'est mis à ma disposition pour me procurer un passeport d'homme;
et, deux jours après, j'ai reçu celui-ci, auquel j'ai ajouté de ma
main: Voyageant avec sa soeur.

--Eh bien, dit gaiement Eugénie, il ne s'agit plus que de faire
nos malles: nous partirons le soir de la signature du contrat, au
lieu de partir le soir des noces: voilà tout.

--Réfléchis bien, Eugénie.

--Oh! toutes mes réflexions sont faites; je suis lasse de
n'entendre parler que de reports, de fins de mois, de hausse, de
baisse, de fonds espagnols, de papier haïtien. Au lieu de cela,
Louise, comprends-tu l'air, la liberté, le chant des oiseaux, les
plaines de la Lombardie, les canaux de Venise, les palais de Rome,
la plage de Naples. Combien possédons-nous, Louise?»

La jeune fille qu'on interrogeait tira d'un secrétaire incrusté un
petit portefeuille à serrure qu'elle ouvrit, et dans lequel elle
compta vingt-trois billets de banque.

«Vingt-trois mille francs, dit-elle.

--Et pour autant au moins de perles, de diamants et bijoux, dit
Eugénie. Nous sommes riches. Avec quarante-cinq mille francs, nous
avons de quoi vivre en princesses pendant deux ans ou
convenablement pendant quatre.

«Mais avant six mois, toi avec ta musique, moi avec ma voix, nous
aurons doublé notre capital. Allons, charge-toi de l'argent, moi,
je me charge du coffret aux pierreries; de sorte que si l'une de
nous avait le malheur de perdre son trésor, l'autre aurait
toujours le sien. Maintenant, la valise: hâtons-nous, la valise!

--Attends, dit Louise, allant écouter à la porte de Mme Danglars.

--Que crains-tu?

--Qu'on ne nous surprenne.

--La porte est fermée.

--Qu'on ne nous dise d'ouvrir.

--Qu'on le dise si l'on veut, nous n'ouvrons pas.

--Tu es une véritable amazone, Eugénie.»

Et les deux jeunes filles se mirent, avec une prodigieuse
activité, à entasser dans une malle tous les objets de voyage dont
elles croyaient avoir besoin.

«Là, maintenant, dit Eugénie, tandis que je vais changer de
costume, ferme la valise, toi.»

Louise appuya de toute la force de ses petites mains blanches sur
le couvercle de la malle.

«Mais je ne puis pas, dit-elle, je ne suis pas assez forte; ferme-la, toi.

--Ah! c'est juste, dit en riant Eugénie, j'oubliais que je suis
Hercule, moi, et que tu n'es, toi, que la pâle Omphale.»

Et la jeune fille, appuyant le genou sur la malle, raidit ses bras
blancs et musculeux jusqu'à ce que les deux compartiments de la
valise fussent joints, et que Mlle d'Armilly eût passé le crochet
du cadenas entre les deux pitons.

Cette opération terminée, Eugénie ouvrit une commode dont elle
avait la clef sur elle, et en tira une mante de voyage en soie
violette ouatée.

«Tiens, dit-elle, tu vois que j'ai pensé à tout; avec cette mante
tu n'auras point froid.

--Mais toi?

--Oh! moi, je n'ai jamais froid, tu le sais bien; d'ailleurs avec
ces habits d'homme...

--Tu vas t'habiller ici?

--Sans doute.

--Mais auras-tu le temps?

--N'aie donc pas la moindre inquiétude, poltronne; tous nos gens
sont occupés de la grande affaire. D'ailleurs, qu'y a-t-il
d'étonnant, quand on songe au désespoir dans lequel je dois être,
que je me sois enfermée, dis?

--Non, c'est vrai, tu me rassures.

--Viens, aide-moi.»

Et du même tiroir dont elle avait fait sortir la mante qu'elle
venait de donner à Mlle d'Armilly, et dont celle-ci avait déjà
couvert ses épaules, elle tira un costume d'homme complet, depuis
les bottines jusqu'à la redingote, avec une provision de linge où
il n'y avait rien de superflu, mais où se trouvait le nécessaire.

Alors, avec une promptitude qui indiquait que ce n'était pas sans
doute la première fois qu'en se jouant elle avait revêtu les
habits d'un autre sexe, Eugénie chaussa ses bottines, passa un
pantalon, chiffonna sa cravate, boutonna jusqu'à son cou un gilet
montant, et endossa une redingote qui dessinait sa taille fine et
cambrée.

«Oh! c'est très bien! en vérité, c'est très bien, dit Louise en la
regardant avec admiration; mais ces beaux cheveux noirs, ces
nattes magnifiques qui faisaient soupirer d'envie toutes les
femmes, tiendront-ils sous un chapeau d'homme comme celui que
j'aperçois là?

--Tu vas voir», dit Eugénie.

Et saisissant avec sa main gauche la tresse épaisse sur laquelle
ses longs doigts ne se refermaient qu'à peine, elle saisit de sa
main droite une paire de longs ciseaux, et bientôt l'acier cria au
milieu de la riche et splendide chevelure, qui tomba tout entière
aux pieds de la jeune fille, renversée en arrière pour l'isoler de
sa redingote.

Puis, la natte supérieure abattue, Eugénie passa à celles de ses
tempes, qu'elle abattit successivement, sans laisser échapper le
moindre regret: au contraire, ses yeux brillèrent, plus pétillants
et plus joyeux encore que de coutume, sous ses sourcils noirs
comme l'ébène.

«Oh! les magnifiques cheveux! dit Louise avec regret.

--Eh! ne suis-je pas cent fois mieux ainsi? s'écria Eugénie en
lissant les boucles éparses de sa coiffure devenue toute
masculine, et ne me trouves-tu donc pas plus belle ainsi?

--Oh! tu es belle, belle toujours! s'écria Louise. Maintenant, où
allons-nous?

--Mais, à Bruxelles, si tu veux; c'est la frontière la plus
proche. Nous gagnerons Bruxelles, Liège, Aix-la-Chapelle; nous
remonterons le Rhin jusqu'à Strasbourg, nous traverserons la
Suisse et nous descendrons en Italie par le Saint-Gothard. Cela te
va-t-il?

--Mais, oui.

--Que regardes-tu?

--Je te regarde. En vérité, tu es adorable ainsi; on dirait que
tu m'enlèves.

--Eh pardieu! on aurait raison.

--Oh! je crois que tu as juré, Eugénie?»

Et les deux jeunes filles, que chacun eût pu croire plongées dans
les larmes, l'une pour son propre compte, l'autre par dévouement à
son amie, éclatèrent de rire, tout en faisant disparaître les
traces les plus visibles du désordre qui naturellement avait
accompagné les apprêts de leur évasion.

Puis, ayant soufflé leurs lumières, l'oeil interrogateur,
l'oreille au guet, le cou tendu, les deux fugitives ouvrirent la
porte d'un cabinet de toilette qui donnait sur un escalier de
service descendant jusqu'à la cour, Eugénie marchant la première,
et soutenant d'un bras la valise que, par l'anse opposée,
Mlle d'Armilly soulevait à peine de ses deux mains.

La cour était vide. Minuit sonnait.

Le concierge veillait encore.

Eugénie s'approcha tout doucement et vit le digne suisse qui
dormait au fond de sa loge, étendu dans son fauteuil.

Elle retourna vers Louise, reprit la malle qu'elle avait un
instant posée à terre, et toutes deux, suivant l'ombre projetée
par la muraille, gagnèrent la voûte.

Eugénie fit cacher Louise dans l'angle de la porte, de manière que
le concierge, s'il lui plaisait par hasard de se réveiller, ne vît
qu'une personne.

Puis, s'offrant elle-même au plein rayonnement de la lampe qui
éclairait la cour:

«La porte!» cria-t-elle de sa plus belle voix de contralto, en
frappant à la vitre.

Le concierge se leva comme l'avait prévu Eugénie, et fit même
quelques pas pour reconnaître la personne qui sortait; mais voyant
un jeune homme qui fouettait impatiemment son pantalon de sa
badine, il ouvrit sur-le-champ.

Aussitôt Louise se glissa comme une couleuvre par la porte
entrebâillée, et bondit légèrement dehors. Eugénie, calme en
apparence, quoique, selon toute probabilité, son coeur comptât
plus de pulsations que dans l'état habituel, sortit à son tour.

Un commissionnaire passait, on le chargea de la malle, puis les
deux jeunes filles lui ayant indiqué comme le but de leur course
la rue de la Victoire et le numéro 36 de cette rue, elles
marchèrent derrière cet homme, dont la présence rassurait Louise;
quant à Eugénie, elle était forte comme une Judith ou une Dalila.

On arriva au numéro indiqué. Eugénie ordonna au commissionnaire de
déposer la malle, lui donna quelques pièces de monnaie, et, après
avoir frappé au volet, le renvoya.

Ce volet auquel avait frappé Eugénie était celui d'une petite
lingère prévenue à l'avance: elle n'était point encore couchée,
elle ouvrit.

«Mademoiselle, dit Eugénie, faites tirer par le concierge la
calèche de la remise, et envoyez-le chercher des chevaux à l'hôtel
des Postes. Voici cinq francs pour la peine que nous lui donnons.

--En vérité, dit Louise, je t'admire, et je dirai presque que je
te respecte.»

La lingère regardait avec étonnement; mais comme il était convenu
qu'il y aurait vingt louis pour elle, elle ne fit pas la moindre
observation.

Un quart d'heure après, le concierge revenait ramenant le
postillon et les chevaux, qui, en un tour de main, furent attelés
à la voiture, sur laquelle le concierge assura la malle à l'aide
d'une corde et d'un tourniquet.

«Voici le passeport, dit le postillon; quelle route prenons-nous,
notre jeune bourgeois?

--La route de Fontainebleau, répondit Eugénie avec une voix
presque masculine.

--Eh bien, que dis-tu donc? demanda Louise.

--Je donne le change, dit Eugénie; cette femme à qui nous donnons
vingt louis peut nous trahir pour quarante: sur le boulevard nous
prendrons une autre direction.»

Et la jeune fille s'élança dans le briska établi en excellente
dormeuse, sans presque toucher le marchepied.

«Tu as toujours raison, Eugénie», dit la maîtresse de chant en
prenant place près de son amie.

Un quart d'heure après, le postillon, remis dans le droit chemin,
franchissait, en faisant claquer son fouet, la grille de la
barrière Saint-Martin.

«Ah! dit Louise en respirant, nous voilà donc sorties de Paris!

--Oui, ma chère, et le rapt est bel et bien consommé, répondit
Eugénie.

--Oui, mais sans violence, dit Louise.

--Je ferai valoir cela comme circonstance atténuante», répondit
Eugénie.

Ces paroles se perdirent dans le bruit que faisait la voiture en
roulant sur le pavé de la Villette.

M. Danglars n'avait plus sa fille.



LXCVIII

L'auberge de la Cloche et de la Bouteille.


Et maintenant, laissons Mlle Danglars et son amie rouler sur la
route de Bruxelles, et revenons au pauvre Andrea Cavalcanti, si
malencontreusement arrêté dans l'essor de sa fortune.

C'était, malgré son âge encore peu avancé, un garçon fort adroit
et fort intelligent que M. Andrea Cavalcanti.

Aussi, aux premières rumeurs qui pénétrèrent dans le salon,
l'avons-nous vu par degrés se rapprocher de la porte, traverser
une ou deux chambres, et enfin disparaître.

Une circonstance que nous avons oublié de mentionner, et qui
cependant ne doit pas être omise, c'est que dans l'une de ces deux
chambres que traversa Cavalcanti était exposé le trousseau de la
mariée, écrins de diamants, châles de cachemire, dentelles de
Valenciennes, voiles d'Angleterre, tout ce qui compose enfin ce
monde d'objets tentateurs dont le nom seul fait bondir de joie le
coeur des jeunes filles et que l'on appelle la corbeille.

Or, en passant par cette chambre, ce qui prouve que non seulement
Andrea était un garçon fort intelligent et fort adroit, mais
encore prévoyant, c'est qu'il se saisit de la plus riche de toutes
les parures exposées.

Muni de ce viatique, Andrea s'était senti de moitié plus léger
pour sauter par la fenêtre et glisser entre les mains des
gendarmes.

Grand et découplé comme le lutteur antique, musculeux comme un
Spartiate, Andrea avait fourni une course d'un quart d'heure, sans
savoir où il allait, et dans le but seul de s'éloigner du lieu où
il avait failli être pris.

Parti de la rue du Mont-Blanc, il s'était retrouvé, avec cet
instinct des barrières que les voleurs possèdent, comme le lièvre
celui du gîte, au bout de la rue Lafayette.

Là, suffoqué, haletant, il s'arrêta.

Il était parfaitement seul, et avait à gauche le clos Saint-Lazare,
vaste désert, et, à sa droite, Paris dans toute sa
profondeur.

«Suis-je perdu? se demanda-t-il. Non, si je puis fournir une somme
d'activité supérieure à celle de mes ennemis. Mon salut est donc
devenu tout simplement une question de myriamètres.»

En ce moment il aperçut, montant du haut du faubourg Poissonnière,
un cabriolet de régie dont le cocher, morne et fumant sa pipe,
semblait vouloir regagner les extrémités du faubourg Saint-Denis
où, sans doute, il faisait son séjour ordinaire.

«Hé! l'ami! dit Benedetto.

--Qu'y a-t-il, notre bourgeois? demanda le cocher.

--Votre cheval est-il fatigué?

--Fatigué! ah! bien oui! il n'a rien fait de toute la sainte
journée. Quatre méchantes courses et vingt sous de pourboire, sept
francs en tout, je dois en rendre dix au patron!

--Voulez-vous à ces sept francs en ajouter vingt que voici, hein?

--Avec plaisir, bourgeois; ce n'est pas à mépriser, vingt francs.
Que faut-il faire pour cela? voyons.

--Une chose bien facile, si votre cheval n'est pas fatigué
toutefois.

--Je vous dis qu'il ira comme un zéphir; le tout est de dire de
quel côté il faut qu'il aille.

--Du côté de Louvres.

--Ah! ah! connu: pays du ratafia?

--Justement. Il s'agit tout simplement de rattraper un de mes
amis avec lequel je dois chasser demain à la Chapelle-en-Serval.
Il devait m'attendre ici avec son cabriolet jusqu'à onze heures et
demie: il est minuit; il se sera fatigué de m'attendre et sera
parti tout seul.

--C'est probable.

--Eh bien, voulez-vous essayer de le rattraper?

--Je ne demande pas mieux.

--Mais si nous ne le rattrapons pas d'ici au Bourget vous aurez
vingt francs; si nous ne le rattrapons pas d'ici à Louvres,
trente.

--Et si nous le rattrapons?

--Quarante! dit Andrea qui avait eu un moment d'hésitation, mais
qui avait réfléchi qu'il ne risquait rien de promettre.

--Ça va! dit le cocher. Montez, et en route. Prrroum!...»

Andrea monta dans le cabriolet qui, d'une course rapide, traversa
le faubourg Saint-Denis, longea le faubourg Saint-Martin, traversa
la barrière, et enfila l'interminable Villette.

On n'avait garde de rejoindre cet ami chimérique; cependant de
temps en temps, aux passants attardés ou aux cabarets qui
veillaient encore, Cavalcanti s'informait d'un cabriolet vert
attelé d'un cheval bai brun; et, comme sur la route des Pays-Bas
il circule bon nombre de cabriolets, que les neuf dixièmes des
cabriolets sont verts, les renseignements pleuvaient à chaque pas.

On venait toujours de le voir passer; il n'avait pas plus de cinq
cents, de deux cents, de cent pas d'avance; enfin, on le
dépassait, ce n'était pas lui.

Une fois le cabriolet fut dépassé à son tour; c'était par une
calèche rapidement emportée au galop de deux chevaux de poste.

«Ah! se dit Cavalcanti, si j'avais cette calèche, ces deux bons
chevaux, et surtout le passeport qu'il a fallu pour les prendre!»

Et il soupira profondément.

Cette calèche était celle qui emportait Mlle Danglars et
Mlle d'Armilly.

«En route! en route! dit Andrea, nous ne pouvons pas tarder à le
rejoindre.»

Et le pauvre cheval reprit le trot enragé qu'il avait suivi depuis
la barrière, et arriva tout fumant à Louvres.

«Décidément, dit Andrea, je vois bien que je ne rejoindrai pas mon
ami et que je tuerai votre cheval. Ainsi donc, mieux vaut que je
m'arrête. Voilà vos trente francs, je m'en vais coucher au Cheval-Rouge,
et la première voiture dans laquelle je trouverai une
place, je la prendrai. Bonsoir, mon ami.»

Et Andrea, après avoir mis six pièces de cinq francs dans la main
du cocher, sauta lestement sur le pavé de la route.

Le cocher empocha joyeusement la somme et reprit au pas le chemin
de Paris; Andrea feignit de gagner l'hôtel du Cheval-Rouge; mais
après s'être arrêté un instant contre la porte, entendant le bruit
du cabriolet qui allait se perdant à l'horizon, il reprit sa
course, et d'un pas gymnastique fort relevé, il fournit une course
de deux lieues.

Là, il se reposa, il devait être tout près de la Chapelle-en-Serval,
où il avait dit qu'il allait.

Ce n'était pas la fatigue qui arrêtait Andrea Cavalcanti: c'était
le besoin de prendre une résolution, c'était la nécessité
d'adopter un plan.

Monter en diligence, c'était impossible; prendre la poste, c'était
également impossible. Pour voyager de l'une ou de l'autre façon un
passeport est de toute nécessité.

Demeurer dans le département de l'Oise, c'est-à-dire dans un des
départements les plus découverts et les plus surveillés de France,
c'était chose impossible encore, impossible surtout pour un homme
expert comme Andrea en matière criminelle.

Andrea s'assit sur les revers du fossé, laissa tomber sa tête
entre ses deux mains et réfléchit.

Dix minutes après, il releva la tête; sa résolution était arrêtée.

Il couvrit de poussière tout un côté du paletot qu'il avait eu le
temps de décrocher dans l'antichambre et de boutonner par-dessus
sa toilette de bal, et, gagnant la Chapelle-en-Serval, il alla
frapper hardiment à la porte de la seule auberge du pays.

L'hôte vint ouvrir.

«Mon ami, dit Andrea, j'allais de Mortefontaine à Senlis quand mon
cheval, qui est un animal difficile, a fait un écart et m'a envoyé
à dix pas. Il faut que j'arrive cette nuit à Compiègne sous peine
de causer les plus graves inquiétudes à ma famille; avez-vous un
cheval à louer?»

Bon ou mauvais, un aubergiste a toujours un cheval.

L'aubergiste de la Chapelle-en-Serval appela le garçon d'écurie,
lui ordonna de seller _le Blanc_, et réveilla son fils, enfant de
sept ans, lequel devait monter en croupe du monsieur et ramener le
quadrupède.

Andrea donna vingt francs à l'aubergiste, et, en les tirant de sa
poche, laissa tomber une carte de visite.

Cette carte de visite était celle d'un de ses amis du Café de
Paris; de sorte que l'aubergiste, lorsque Andrea fut parti et
qu'il eut ramassé la carte tombée de sa poche, fut convaincu qu'il
avait loué son cheval à M. le comte de Mauléon, rue Saint-Dominique, 25:
c'était le nom et l'adresse qui se trouvaient sur
la carte.

_Le Blanc_ n'allait pas vite, mais il allait d'un pas égal et
assidu: en trois heures et demie Andrea fit les neuf lieues qui le
séparaient de Compiègne; quatre heures sonnaient à l'horloge de
l'hôtel de ville lorsqu'il arriva sur la place où s'arrêtent les
diligences.

Il y a à Compiègne un excellent hôtel, dont se souviennent ceux-là
mêmes qui n'y ont logé qu'une fois.

Andréa, qui y avait fait une halte dans une de ses courses aux
environs de Paris, se souvint de l'hôtel de la Cloche et de la
Bouteille: il s'orienta, vit à la lueur d'un réverbère l'enseigne
indicatrice, et, ayant congédié l'enfant, auquel il donna tout ce
qu'il avait sur lui de petite monnaie, il alla frapper à la porte,
réfléchissant avec beaucoup de justesse qu'il avait trois ou
quatre heures devant lui, et que le mieux était de se prémunir,
par un bon somme et un bon souper, contre les fatigues à venir.

Ce fut un garçon qui vint ouvrir.

«Mon ami, dit Andrea, je viens de Saint-Jean-au-Bois, où j'ai
dîné; je comptais prendre la voiture qui passe à minuit; mais je
me suis perdu comme un sot, et voilà quatre heures que je me
promène dans la forêt. Donnez-moi donc une de ces jolies petites
chambres qui donnent sur la cour, et faites-moi monter un poulet
froid et une bouteille de vin de Bordeaux.»

Le garçon n'eut aucun soupçon: Andrea parlait avec la plus
parfaite tranquillité, il avait le cigare à la bouche et les mains
dans les poches de son paletot; ses habits étaient élégants, sa
barbe fraîche, ses bottes irréprochables; il avait l'air d'un
voisin attardé, voilà tout.

Pendant que le garçon préparait sa chambre, l'hôtesse se leva:
Andrea l'accueillit avec son plus charmant sourire, et lui demanda
s'il ne pourrait pas avoir le numéro 3, qu'il avait déjà eu à son
dernier passage à Compiègne; malheureusement le numéro 3 était
pris par un jeune homme qui voyageait avec sa soeur.

Andrea parut désespéré; il ne se consola que lorsque l'hôtesse lui
eut assuré que le numéro 7, qu'on lui préparait, avait absolument
la même disposition que le numéro 3; et, tout en se chauffant les
pieds et en causant des dernières courses de Chantilly, il
attendit qu'on vînt lui annoncer que sa chambre était prête.

Ce n'était pas sans raison qu'Andrea avait parlé de ces jolis
appartements donnant sur la cour; la cour de l'hôtel de la Cloche,
avec son triple rang de galeries qui lui donnait l'air d'une salle
de spectacle, avec ses jasmins et ses clématites qui montent le
long de ses colonnades, légères comme une décoration naturelle,
est une des plus charmantes entrées d'auberge qui existent au
monde.

Le poulet était frais, le vin était vieux, le feu clair et
pétillant: Andrea se surprit soupant d'aussi bon appétit que s'il
ne lui était rien arrivé.

Puis il se coucha, et s'endormit presque aussitôt de ce sommeil
implacable que l'homme trouve toujours à vingt ans, même lorsqu'il
a des remords.

Or, nous sommes forcés d'avouer qu'Andrea aurait pu avoir des
remords, mais qu'il n'en avait pas.

Voici quel était le plan d'Andrea, plan qui lui avait donné la
meilleure partie de sa sécurité.

Avec le jour il se levait, sortait de l'hôtel après avoir
rigoureusement payé ses comptes; gagnait la forêt, achetait, sous
prétexte de faire des études de peinture, l'hospitalité d'un
paysan; se procurait un costume de bûcheron et une cognée,
dépouillait l'enveloppe du lion pour prendre celle de l'ouvrier;
puis, les mains terreuses, les cheveux brunis par un peigne de
plomb, le teint hâlé par une préparation dont ses anciens
camarades lui avaient donné la recette, il gagnait, de forêt en
forêt, la frontière la plus prochaine, marchant la nuit, dormant
le jour dans les forêts ou dans les carrières, et ne s'approchant
des endroits habités que pour acheter de temps en temps un pain.

Une fois la frontière dépassée, Andrea faisait argent de ses
diamants, réunissait le prix qu'il en tirait à une dizaine de
billets de banque qu'il portait toujours sur lui en cas
d'accident, et il se retrouvait encore à la tête d'une
cinquantaine de mille livres, ce qui ne semblait pas à sa
philosophie un pis-aller par trop rigoureux.

D'ailleurs, il comptait beaucoup sur l'intérêt que les Danglars
avaient à éteindre le bruit de leur mésaventure.

Voilà pourquoi, outre la fatigue, Andrea dormit si vite et si
bien.

D'ailleurs, pour être réveillé plus matin, Andrea n'avait point
fermé ses volets et s'était seulement contenté de pousser les
verrous de sa porte et de tenir tout ouvert, sur sa table de nuit,
certain couteau fort pointu dont il connaissait la trempe
excellente et qui ne le quittait jamais.

À sept heures du matin environ, Andrea fut éveillé par un rayon de
soleil qui venait, tiède et brillant, se jouer sur son visage.

Dans tout cerveau bien organisé, l'idée dominante et il y en a
toujours une, l'idée dominante, disons-nous, est celle qui, après
s'être endormie la dernière illumine la première encore le réveil
de la pensée.

Andrea n'avait pas entièrement ouvert les yeux que la pensée
dominante le tenait déjà et lui soufflait à l'oreille qu'il avait
dormi trop longtemps.

Il sauta en bas de son lit et courut à sa fenêtre.

Un gendarme traversait la cour.

Le gendarme est un des objets les plus frappants qui existent au
monde, même pour l'oeil d'un homme sans inquiétude: mais pour une
conscience timorée et qui a quelque motif de l'être, le jaune, le
bleu et le blanc dont se compose son uniforme prennent des teintes
effrayantes.

«Pourquoi un gendarme?» se demanda Andrea.

Tout à coup il se répondit à lui-même, avec cette logique que le
lecteur a déjà dû remarquer en lui:

«Un gendarme n'a rien qui doive étonner dans une hôtellerie; mais
habillons-nous.»

Et le jeune homme s'habilla avec une rapidité que n'avait pu lui
faire perdre son valet de chambre pendant les quelques mois de la
vie fashionable qu'il avait menée à Paris.

«Bon, dit Andrea tout en s'habillant, j'attendrai qu'il soit
parti, et quand il sera parti je m'esquiverai.»

Et tout en disant ces mots, Andrea, rebotté et recravaté, gagna
doucement sa fenêtre et souleva une seconde fois le rideau de
mousseline.

Non seulement le premier gendarme n'était point parti, mais encore
le jeune homme aperçut un second uniforme bleu, jaune et blanc, au
bas de l'escalier, le seul par lequel il pût descendre, tandis
qu'un troisième, à cheval et le mousqueton au poing, se tenait en
sentinelle à la grande porte de la rue, la seule par laquelle il
pût sortir.

Ce troisième gendarme était significatif au dernier point, car au-devant
de lui s'étendait un demi-cercle de curieux qui bloquaient
hermétiquement la porte de l'hôtel.

«On me cherche! fut la première pensée d'Andrea. Diable!»

La pâleur envahit le front du jeune homme; il regarda autour de
lui avec anxiété.

Sa chambre, comme toutes celles de cet étage, n'avait d'issue que
sur la galerie extérieure, ouverte à tous les regards.

«Je suis perdu!» fut sa seconde pensée.

En effet, pour un homme dans la situation d'Andrea, l'arrestation
signifiait: les assises, le jugement, la mort, la mort sans
miséricorde et sans délai.

Un instant il comprima convulsivement sa tête entre ses deux
mains.

Pendant cet instant il faillit devenir fou de peur.

Mais bientôt, de ce monde de pensées s'entrechoquant dans sa tête,
une pensée d'espérance jaillit; un pâle sourire se dessina sur ses
lèvres blêmies et sur ses joues contractées.

Il regarda autour de lui; les objets qu'il cherchait se trouvaient
réunis sur le marbre d'un secrétaire: c'étaient une plume, de
l'encre et du papier.

Il trempa la plume dans l'encre et écrivit d'une main à laquelle
il commanda d'être ferme les lignes suivantes, sur la première
feuille du cahier:

«Je n'ai point d'argent pour payer, mais je ne suis pas un
malhonnête homme; je laisse en nantissement cette épingle qui vaut
dix fois la dépense que j'ai faite. On me pardonnera de m'être
échappé au point du jour, j'étais honteux!»

Il tira son épingle de sa cravate et la posa sur le papier.

Cela fait, au lieu de laisser ses verrous poussés, il les tira,
entrebâilla même sa porte, comme s'il fût sorti de sa chambre en
oubliant de la refermer, et se glissant dans la cheminée en homme
accoutumé à ces sortes de gymnastiques, il attira à lui la
devanture de papier représentant Achille chez Déidamie, effaça
avec ses pieds même la trace de ses pas dans les cendres, et
commença d'escalader le tuyau cambré qui lui offrait la seule voie
de salut dans laquelle il espérât encore.

En ce moment même, le premier gendarme qui avait frappé la vue
d'Andrea montait l'escalier, précédé du commissaire de police, et
soutenu par le second gendarme qui gardait le bas de l'escalier,
lequel pouvait attendre lui-même du renfort de celui qui
stationnait à la porte.

Voici à quelle circonstance Andrea devait cette visite, qu'avec
tant de peine il se disposait à recevoir.

Au point du jour, les télégraphes avaient joué dans toutes les
directions, et chaque localité, prévenue presque immédiatement,
avait réveillé les autorités et lancé la force publique à la
recherche du meurtrier de Caderousse.

Compiègne, résidence royale; Compiègne, ville de chasse;
Compiègne, ville de garnison, est abondamment pourvue d'autorités,
de gendarmes et de commissaires de police; les visites avaient
donc commencé aussitôt l'arrivée de l'ordre télégraphique, et
l'hôtel de la Cloche et de la Bouteille étant le premier hôtel de
la ville, on avait tout naturellement commencé par lui.

D'ailleurs, d'après le rapport des sentinelles qui avaient pendant
cette nuit été de garde à l'hôtel de ville (l'hôtel de ville est
attenant à l'auberge de la Cloche), d'après le rapport des
sentinelles, disons-nous, il avait été constaté que plusieurs
voyageurs étaient descendus pendant la nuit à l'hôtel.

La sentinelle qu'on avait relevée à six heures du matin se
rappelait même, au moment où elle venait d'être placée, c'est-à-dire
à quatre heures et quelques minutes, avoir vu un jeune homme
monté sur un cheval blanc ayant un petit paysan en croupe, lequel
jeune homme était descendu sur la place, avait congédié paysan et
cheval, et était allé frapper à l'hôtel de la Cloche, qui s'était
ouvert devant lui et s'était refermé sur lui.

C'était sur ce jeune homme si singulièrement attardé que s'étaient
arrêtés les soupçons.

Or, ce jeune homme n'était autre qu'Andrea.

C'était forts de ces données, que le commissaire de police et le
gendarme, qui était un brigadier, s'acheminaient vers la porte
d'Andrea; cette porte était entrebâillée.

«Oh! oh! dit le brigadier, vieux renard nourri dans les ruses de
l'état, mauvais indice qu'une porte ouverte! je l'aimerais mieux
verrouillée à triple verrou!»

En effet, la petite lettre et l'épingle laissées par Andrea sur la
table confirmèrent ou plutôt appuyèrent la triste vérité. Andrea
s'était enfui.

Nous disons appuyèrent, parce que le brigadier n'était pas homme à
se rendre sur une seule preuve.

Il regarda autour de lui, plongea son oeil sous le lit, dédoubla
les rideaux, ouvrit les armoires, et enfin s'arrêta à la cheminée.

Grâce aux précautions d'Andrea, aucune trace de son passage
n'était demeurée dans les cendres.

Cependant c'était une issue, et dans les circonstances où l'on se
trouvait, toute issue devait être l'objet d'une sérieuse
investigation.

Le brigadier se fit donc apporter un fagot et de la paille, bourra
la cheminée comme il eût fait d'un mortier, et y mit le feu.

Le feu fit craquer les parois de brique; une colonne opaque de
fumée s'élança par les conduits et monta vers le ciel comme le
sombre jet d'un volcan, mais il ne vit point tomber le prisonnier,
comme il s'y attendait.

C'est qu'Andrea, dès sa jeunesse en lutte avec la société, valait
bien un gendarme, ce gendarme fût-il élevé au grade respectable de
brigadier; prévoyant donc l'incendie, il avait gagné le toit et se
tenait blotti contre le tuyau.

Un instant il eut quelque espoir d'être sauvé, car il entendit le
brigadier appelant les deux gendarmes et leur criant tout haut:

«Il n'y est plus.»

Mais en allongeant doucement le cou, il vit que les deux
gendarmes, au lieu de se retirer, comme la chose naturelle, sur
une première annonce, il vit, disons-nous, qu'au contraire les
deux gendarmes redoublaient d'attention.

À son tour il regarda autour de lui: l'hôtel de ville, colossale
bâtisse du seizième siècle, s'élevait comme un rempart sombre, à
sa droite, et par les ouvertures du monument, on pouvait plonger
dans tous les coins et recoins du toit, comme du haut d'une
montagne on plonge dans la vallée.

Andrea comprit qu'il allait incessamment voir paraître la tête du
brigadier de gendarmerie à quelqu'une de ces ouvertures.

Découvert, il était perdu; une chasse sur les toits ne lui
présentait aucune chance de succès.

Il résolut donc de redescendre, non point par le même chemin qu'il
était venu, mais par un chemin analogue.

Il chercha des yeux celle des cheminées de laquelle il ne voyait
sortir aucune fumée, l'atteignit en rampant sur le toit, et
disparut par son orifice sans avoir été vu de personne.

Au même instant, une petite fenêtre de l'hôtel de ville s'ouvrait
et donnait passage à la tête du brigadier de gendarmerie.

Un instant cette tête demeura immobile comme un de ces reliefs de
pierre qui décorent le bâtiment; puis avec un long soupir de
désappointement la tête disparut.

Le brigadier, calme et digne comme la loi dont il était le
représentant, passa sans répondre à ces mille questions de la
foule amassée sur la place, et rentra dans l'hôtel.

«Eh bien? demandèrent à leur tour les deux gendarmes.

--Eh bien, mes fils, répondit le brigadier, il faut que le
brigand se soit véritablement distancé de nous ce matin à la bonne
heure; mais nous allons envoyer sur la route de Villers-Cotterêts
et de Noyon et fouiller la forêt, où nous le rattraperons
indubitablement.»

L'honorable fonctionnaire venait à peine, avec l'intonation qui
est particulière aux brigadiers de gendarmerie, de donner le jour
à cet adverbe sonore, lorsqu'un long cri d'effroi, accompagné de
tintement redoublé d'une sonnette, retentit dans la cour de
l'hôtel.

«Oh! oh! qu'est-ce que cela? s'écria le brigadier.

--Voilà un voyageur qui semble bien pressé, dit l'hôte. À quel
numéro sonne-t-on?

--Au numéro 3.

--Courez-y, garçon!»

En ce moment, les cris et le bruit de la sonnette redoublèrent.

Le garçon prit sa course.

«Non pas, dit le brigadier en arrêtant le domestique; celui qui
sonne m'a l'air de demander autre chose que le garçon, et nous
allons lui servir un gendarme. Qui loge au numéro 3?

--Le petit jeune homme arrivé avec sa soeur cette nuit en chaise
de poste, et qui a demandé une chambre à deux lits.»

La sonnette retentit une troisième fois avec une intonation pleine
d'angoisse.

«À moi! monsieur le commissaire! cria le brigadier, suivez-moi et
emboîtez le pas.

--Un instant, dit l'hôte, à la chambre numéro 3, il y a deux
escaliers: un extérieur, un intérieur.

--Bon! dit le brigadier, je prendrai l'intérieur, c'est mon
département. Les carabines sont-elles chargées?

--Oui, brigadier.

--Eh bien, veillez à l'extérieur, vous autres, et s'il veut fuir,
feu dessus; c'est un grand criminel, à ce que dit le télégraphe.»

Le brigadier, suivi du commissaire, disparut aussitôt dans
l'escalier intérieur, accompagné de la rumeur que ses révélations
sur Andrea venaient de faire naître dans la foule.

Voilà ce qui était arrivé:

Andrea était fort adroitement descendu jusqu'aux deux tiers de la
cheminée, mais, arrivé là, le pied lui avait manqué, et, malgré
l'appui de ses mains, il était descendu avec plus de vitesse et
surtout plus de bruit qu'il n'aurait voulu. Ce n'eût été rien si
la chambre eût été solitaire; mais par malheur elle était habitée.

Deux femmes dormaient dans un lit, ce bruit les avait réveillées.

Leurs regards s'étaient fixés vers le point d'où venait le bruit,
et par l'ouverture de la cheminée elles avaient vu paraître un
homme.

C'était l'une de ces deux femmes, la femme blonde qui avait poussé
ce terrible cri dont toute la maison avait retenti, tandis que
l'autre qui était brune, s'élançant au cordon de la sonnette,
avait donné l'alarme, en l'agitant de toutes ses forces.

Andrea jouait, comme on le voit, de malheur.

«Par pitié! cria-t-il, pâle, égaré, sans voir les personnes
auxquelles il s'adressait, par pitié! n'appelez pas, sauvez-moi!
je ne veux pas vous faire de mal.

--Andrea l'assassin! cria l'une des deux jeunes femmes.

--Eugénie! mademoiselle Danglars! murmura Cavalcanti, passant de
l'effroi à la stupeur.

--Au secours! au secours! cria Mlle d'Armilly reprenant la
sonnette aux mains inertes d'Eugénie, et sonnant avec plus de
force encore que sa compagne.

--Sauvez-moi, on me poursuit! dit Andrea en joignant les mains;
par pitié, par grâce, ne me livrez pas!

--Il est trop tard, on monte, répondit Eugénie.

--Eh bien, cachez-moi quelque part, vous direz que vous avez eu
peur sans motif d'avoir peur; vous détournerez les soupçons, et
vous m'aurez sauvé la vie.»

Les deux femmes, serrées l'une contre l'autre s'enveloppant dans
leurs couvertures, restèrent muettes à cette voix suppliante;
toutes les appréhensions, toutes les répugnances se heurtaient
dans leur esprit.

«Eh bien, soit! dit Eugénie, reprenez le chemin par lequel vous
êtes venu, malheureux; partez, et nous ne dirons rien.

--Le voici! le voici! cria une voix sur le palier, le voici, je
le vois!»

En effet, le brigadier avait collé son oeil à la serrure, et avait
aperçu Andrea debout et suppliant.

Un violent coup de crosse fit sauter la serrure, deux autres
firent sauter les verrous; la porte brisée tomba en dedans.

Andrea courut à l'autre porte, donnant sur la galerie de la cour,
et l'ouvrit, prêt à se précipiter.

Les deux gendarmes étaient là avec leurs carabines et le
couchèrent en joue.

Andrea s'était arrêté court; debout, pâle, le corps un peu
renversé en arrière, il tenait son couteau inutile dans sa main
crispée.

«Fuyez donc! cria Mlle d'Armilly, dans le coeur de laquelle
rentrait la pitié à mesure que l'effroi en sortait, fuyez donc!

--Ou tuez-vous!» dit Eugénie du ton et avec la pose d'une de ces
vestales qui, dans le cirque, ordonnaient avec le pouce, au
gladiateur victorieux, d'achever son adversaire terrassé.

Andrea frémit et regarda la jeune fille avec un sourire de mépris
qui prouva que sa corruption ne comprenait point cette sublime
férocité de l'honneur.

«Me tuer! dit-il en jetant son couteau, pour quoi faire?

--Mais, vous l'avez dit! s'écria Mlle Danglars, on vous
condamnera à mort, on vous exécutera comme le dernier des
criminels!

--Bah! répliqua Cavalcanti en se croisant les bras, on a des
amis.»

Le brigadier s'avança vers lui le sabre au poing.

«Allons, allons, dit Cavalcanti, rengainez, mon brave homme, ce
n'est point la peine de faire tant d'esbroufe, puisque je me
rends.»

Et il tendit ses mains aux menottes.

Les deux jeunes filles regardaient avec terreur cette hideuse
métamorphose qui s'opérait sous leurs yeux l'homme du monde
dépouillant son enveloppe et redevenant l'homme du bagne.

Andrea se retourna vers elles, et avec le sourire de l'impudence:

«Avez-vous quelque commission pour monsieur votre père,
mademoiselle Eugénie? dit-il, car, selon toute probabilité, je
retourne à Paris.»

Eugénie cacha sa tête dans ses deux mains.

«Oh! oh! dit Andrea, il n'y a pas de quoi être honteuse, et je ne
vous en veux pas d'avoir pris la poste pour courir après moi...
N'étais-je pas presque votre mari?»

Et sur cette raillerie Andrea sortit, laissant les deux fugitives
en proie aux souffrances de la honte et aux commentaires de
l'assemblée.

Une heure après, vêtues toutes deux de leurs habits de femmes,
elles montaient dans leur calèche de voyage.

On avait fermé la porte de l'hôtel pour les soustraire aux
premiers regards; mais il n'en fallut pas moins, quand cette porte
fut ouverte, passer au milieu d'une double haie de curieux, aux
yeux flamboyants, aux lèvres murmurantes.

Eugénie baissa les stores; mais si elle ne voyait plus, elle
entendait encore, et le bruit des ricanements arrivait jusqu'à
elle.

«Oh! pourquoi le monde n'est-il pas un désert?» s'écria-t-elle en
se jetant dans les bras de Mlle d'Armilly, les yeux étincelants de
cette rage qui faisait désirer à Néron que le monde romain n'eût
qu'une seule tête, afin de la trancher d'un seul coup.

Le lendemain, elles descendaient à l'hôtel de Flandre, à
Bruxelles.

Depuis la veille, Andrea était écroué à la Conciergerie.



LXCIX

La loi.


On a vu avec quelle tranquillité Mlle Danglars et Mlle d'Armilly
avaient pu accomplir leur transformation et opérer leur fuite:
c'est que chacun était trop occupé de ses propres affaires pour
s'occuper des leurs.

Nous laisserons le banquier, la sueur au front, aligner en face du
fantôme de la banqueroute les énormes colonnes de son passif, et
nous suivrons la baronne, qui, après être restée un instant
écrasée sous la violence du coup qui venait de la frapper, était
allée trouver son conseiller ordinaire, Lucien Debray.

C'est qu'en effet la baronne comptait sur ce mariage pour
abandonner enfin une tutelle qui, avec une fille du caractère
d'Eugénie, ne laissait pas que d'être fort gênante; c'est que dans
ces espèces de contrats tacites qui maintiennent le lien
hiérarchique de la famille, la mère n'est réellement maîtresse de
sa fille qu'à condition d'être continuellement pour elle un
exemple de sagesse et un type de perfection.

Or, Mme Danglars redoutait la perspicacité d'Eugénie et les
conseils de Mlle d'Armilly, elle avait surpris certains regards
dédaigneux lancés par sa fille à Debray, regards qui semblaient
signifier que sa fille connaissait tout le mystère de ses
relations amoureuses et pécuniaires avec le secrétaire intime,
tandis qu'une interprétation plus sagace et plus approfondie eût,
au contraire, démontré à la baronne qu'Eugénie détestait Debray,
non point parce qu'il était dans la maison paternelle une pierre
d'achoppement et de scandale, mais parce quelle le rangeait tout
bonnement dans la catégorie de ces bipèdes que Diagène essayait de
ne plus appeler des hommes, et que Platon désignait par la
périphrase d'animaux à deux pieds et sans plumes.

Mme Danglars, à son point de vue, et malheureusement dans ce monde
chacun a son point de vue à soi qui l'empêche de voir le point de
vue des autres, Mme Danglars, à son point de vue, disons-nous,
regrettait donc infiniment que le mariage d'Eugénie fût manqué,
non point parce que ce mariage était convenable, bien assorti et
devait faire le bonheur de sa fille, mais parce que ce mariage lui
rendait sa liberté.

Elle courut donc, comme nous l'avons dit, chez Debray, qui après
avoir, comme tout Paris, assisté à la soirée du contrat et au
scandale qui en avait été la suite, s'était empressé de se retirer
à son club, où, avec quelques amis, il causait de l'événement qui
faisait à cette heure la conversation des trois quarts de cette
ville éminemment cancanière qu'on appelle la capitale du monde.

Au moment où Mme Danglars, vêtu d'une robe noire et cachée sous un
voile, montait l'escalier qui conduisait à l'appartement de
Debray, malgré la certitude que lui avait donnée le concierge que
le jeune homme n'était point chez lui, Debray s'occupait à
repousser les insinuations d'un ami qui essayait de lui prouver
qu'après l'éclat terrible qui venait d'avoir lieu, il était de son
devoir d'ami de la maison d'épouser Mlle Eugénie Danglars et ses
deux millions.

Debray se défendait en homme qui ne demande pas mieux que d'être
vaincu; car souvent cette idée s'était présentée d'elle-même à son
esprit, puis, comme il connaissait Eugénie, son caractère
indépendant et altier, il reprenait de temps en temps une attitude
complètement défensive, disant que cette union était impossible,
en se laissant toutefois sourdement chatouiller par l'idée
mauvaise qui, au dire de tous les moralistes, préoccupe
incessamment l'homme le plus probe, et le plus pur, veillant au
fond de son âme comme Satan veille derrière la croix. Le thé, le
jeu, la conversation, intéressante, comme on le voit, puisqu'on y
discutait de si graves intérêts, durèrent jusqu'à une heure du
matin.

Pendant ce temps, Mme Danglars, introduite par le valet de chambre
de Lucien, attendait, voilée et palpitante, dans le petit salon
vert entre deux corbeilles de fleurs qu'elle-même avait envoyées
le matin, et que Debray, il faut le dire, avait lui-même rangées,
étagées, émondées avec un soin qui fit pardonner son absence à la
pauvre femme.

À onze heures quarante minutes, Mme Danglars, lassée d'attendre
inutilement, remonta en fiacre et se fit reconduire chez elle.

Les femmes d'un certain monde ont cela de commun avec les
grisettes en bonne fortune, qu'elles ne rentrent pas d'ordinaire
passé minuit. La baronne rentra dans l'hôtel avec autant de
précaution qu'Eugénie venait d'en prendre pour sortir; elle monta
légèrement, et le coeur serré, l'escalier de son appartement,
contigu, comme on sait, à celui d'Eugénie.

Elle redoutait si fort de provoquer quelque commentaire; elle
croyait si fermement, pauvre femme respectable en ce point du
moins, à l'innocence de sa fille et à sa fidélité pour le foyer
paternel!

Rentrée chez elle, elle écouta à la porte d'Eugénie, puis,
n'entendant aucun bruit, elle essaya d'entrer; mais les verrous
étaient mis.

Mme Danglars crut qu'Eugénie, fatiguée des terribles émotions de
la soirée, s'était mise au lit et qu'elle dormait.

Elle appela la femme de chambre et l'interrogea.

«Mlle Eugénie, répondit la femme de chambre, est rentrée dans son
appartement avec Mlle d'Armilly, puis elles ont pris le thé
ensemble; après quoi elles m'ont congédiée, en me disant qu'elles
n'avaient plus besoin de moi.»

Depuis ce moment, la femme de chambre était à l'office, et, comme
tout le monde, elle croyait les deux jeunes personnes dans
l'appartement.

Mme Danglars se coucha donc sans l'ombre d'un soupçon; mais,
tranquille sur les individus, son esprit se reporta sur
l'événement.

À mesure que ses idées s'éclaircissaient en sa tête les
proportions de la scène du contrat grandissaient; ce n'était plus
un scandale, c'était un vacarme; ce n'était plus une honte,
c'était une ignominie.

Malgré elle alors, la baronne se rappela qu'elle avait été sans
pitié pour la pauvre Mercédès, frappée naguère, dans son époux et
dans son fils, d'un malheur aussi grand.

«Eugénie, se dit-elle, est perdue, et nous aussi. L'affaire, telle
qu'elle va être présentée, nous couvre d'opprobre; car dans une
société comme la nôtre, certains ridicules sont des plaies vives,
saignantes, incurables.

«Quel bonheur, murmura-t-elle. Que Dieu ait fait à Eugénie ce
caractère étrange qui m'a si souvent fait trembler!»

Et son regard reconnaissant se leva vers le ciel, dont la
mystérieuse Providence dispose tout à l'avance selon les
événements qui doivent arriver, et d'un défaut, d'un vice même,
fait quelquefois un bonheur.

Puis, sa pensée franchit l'espace, comme fait, en étendant ses
ailes, l'oiseau d'un abîme, et s'arrêta sur Cavalcanti.

«Cet Andrea était un misérable, un voleur, un assassin; et
cependant cet Andrea possédait des façons qui indiquaient une
demi-éducation, sinon une éducation complète; cet Andrea s'était
présenté dans le monde avec l'apparence d'une grande fortune, avec
l'appui de noms honorables.»

Comment voir clair dans ce dédale? À qui s'adresser pour sortir de
cette position cruelle?

Debray, à qui elle avait couru avec le premier élan de la femme
qui cherche un secours dans l'homme qu'elle aime et qui parfois la
perd, Debray ne pouvait que lui donner un conseil; c'était à
quelque autre plus puissant que lui qu'elle devait s'adresser.

La baronne pensa alors à M. de Villefort.

C'était M. de Villefort qui avait voulu faire arrêter Cavalcanti,
c'était M. de Villefort qui sans pitié avait porté le trouble au
milieu de sa famille comme si c'eût été une famille étrangère.

Mais non; en y réfléchissant, ce n'était pas un homme sans pitié
que le procureur du roi; c'était un magistrat esclave de ses
devoirs, un ami loyal et ferme qui, brutalement, mais d'une main
sûre, avait porté le coup de scalpel dans la corruption: ce
n'était pas un bourreau, c'était un chirurgien, un chirurgien qui
avait voulu isoler aux yeux du monde l'honneur des Danglars de
l'ignominie de ce jeune homme perdu qu'ils avaient présenté au
monde comme leur gendre.

Du moment où M. de Villefort, ami de la famille Danglars, agissait
ainsi, il n'y avait plus à supposer que le procureur du roi eût
rien su d'avance et se fût prêté à aucune des menées d'Andrea.

La conduite de Villefort, en y réfléchissant, apparaissait donc
encore à la baronne sous un jour qui s'expliquait à leur avantage
commun.

Mais là devait s'arrêter l'inflexibilité du procureur du roi; elle
irait le trouver le lendemain et obtiendrait de lui, sinon qu'il
manquât à ses devoirs de magistrat, tout au moins qu'il leur
laissât toute la latitude de l'indulgence.

La baronne invoquerait le passé; elle rajeunirait ses souvenirs,
elle supplierait au nom d'un temps coupable, mais heureux;
M. de Villefort assoupirait l'affaire, ou du moins il laisserait
(et, pour arriver à cela, il n'avait qu'à tourner les yeux d'un
autre côté), ou du moins il laisserait fuir Cavalcanti, et ne
poursuivrait le crime que sur cette ombre de criminel qu'on
appelle la contumace.

Alors seulement elle s'endormit plus tranquille.

Le lendemain, à neuf heures, elle se leva, et sans sonner sa femme
de chambre, sans donner signe d'existence à qui que ce fût au
monde, elle s'habilla, et, vêtue avec la même simplicité que la
veille, elle descendit l'escalier, sortit de l'hôtel, marcha
jusqu'à la rue de Provence, monta dans un fiacre et se fit
conduire à la maison de M. de Villefort.

Depuis un mois cette maison maudite présentait l'aspect lugubre
d'un lazaret où la peste se serait déclarée; une partie des
appartements étaient clos à l'intérieur et à l'extérieur; les
volets, fermés, ne s'ouvraient qu'un instant pour donner de l'air;
on voyait alors apparaître à cette fenêtre la tête effarée d'un
laquais; puis la fenêtre se refermait comme la dalle d'un tombeau
retombe sur un sépulcre, et les voisins se disaient tout bas:

«Est-ce que nous allons encore voir aujourd'hui sortir une bière
de la maison de M. le procureur du roi?»

Mme Danglars fut saisie d'un frisson à l'aspect de cette maison
désolée; elle descendit de son fiacre, et, les genoux
fléchissants, s'approcha de la porte fermée et sonna.

Ce ne fut qu'à la troisième fois qu'eut retenti le timbre, dont le
tintement lugubre semblait participer lui-même à la tristesse
générale, qu'un concierge apparut entrebâillant la porte dans une
largeur juste assez grande pour laisser passer ses paroles.

Il vit une femme, une femme du monde, une femme élégamment vêtue,
et cependant la porte continua demeurer à peu près close.

«Mais ouvrez donc! dit la baronne.

--D'abord, madame, qui êtes-vous? demanda le concierge.

--Qui je suis? mais vous me connaissez bien.

--Nous ne connaissons plus personne, madame.

--Mais vous êtes fou, mon ami! s'écria la baronne.

--De quelle part venez-vous?

--Oh! c'est trop fort.

--Madame, c'est l'ordre, excusez-moi; votre nom?

--Mme la baronne Danglars. Vous m'avez vue vingt fois.

--C'est possible, madame; maintenant que voulez-vous?

--Oh! que vous êtes étrange! et je me plaindrai à M. de Villefort
de l'impertinence de ses gens.

--Madame, ce n'est pas de l'impertinence, c'est de la précaution:
personne n'entre ici sans un mot de M. d'Avrigny, ou sans avoir à
parler à M. le procureur du roi.

--Eh bien, c'est justement à M. le procureur du roi que j'ai
affaire.

--Affaire pressante?

--Vous devez bien le voir, puisque je ne suis pas encore remontée
dans ma voiture. Mais finissons: voici ma carte, portez-la à votre
maître.

--Madame attendra mon retour?

--Oui, allez.»

Le concierge referma la porte, laissant Mme Danglars dans la rue.

La baronne, il est vrai, n'attendit pas longtemps; un instant
après, la porte se rouvrit dans une largeur suffisante pour donner
passage à la baronne: elle passa, et la porte se referma derrière
elle.

Arrivé dans la cour, le concierge, sans perdre la porte de vue un
instant, tira un sifflet de sa poche et siffla.

Le valet de chambre de M. de Villefort parut sur le perron.

«Madame excusera ce brave homme, dit-il en venant au-devant de la
baronne: mais ses ordres sont précis, et M. de Villefort m'a
chargé de dire à madame qu'il ne pouvait faire autrement qu'il
avait fait.»

Dans la cour était un fournisseur introduit avec les mêmes
précautions, et dont on examinait les marchandises.

La baronne monta le perron; elle se sentait profondément
impressionnée par cette tristesse qui élargissait pour ainsi dire
le cercle de la sienne, et, toujours guidée par le valet de
chambre, elle fut introduite, sans que son guide l'eût perdue de
vue, dans le cabinet du magistrat.

Si préoccupée que fût Mme Danglars du motif qui l'amenait, la
réception qui lui était faite par toute cette valetaille lui avait
paru si indigne, qu'elle commença par se plaindre.

Mais Villefort souleva sa tête appesantie par la douleur et la
regarda avec un si triste sourire, que les plaintes expirèrent sur
ses lèvres.

«Excusez mes serviteurs d'une terreur dont je ne puis leur faire
un crime: soupçonnés, ils sont devenus soupçonneux.»

Mme Danglars avait souvent entendu dans le monde parler de cette
terreur qu'accusait le magistrat; mais elle n'aurait jamais pu
croire, si elle n'avait eu l'expérience de ses propres yeux, que
ce sentiment pût être porté à ce point.

«Vous aussi, dit-elle, vous êtes donc malheureux?

--Oui, madame, répondit le magistrat.

--Vous me plaignez alors?

--Sincèrement, madame.

--Et vous comprenez ce qui m'amène?

--Vous venez me parler de ce qui vous arrive, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur, un affreux malheur.

--C'est-à-dire une mésaventure.

--Une mésaventure! s'écria la baronne.

--Hélas! madame, répondit le procureur du roi avec son calme
imperturbable, j'en suis arrivé à n'appeler malheur que les choses
irréparables.

--Eh! monsieur, croyez-vous qu'on oubliera?...

--Tout s'oublie, madame, dit Villefort; le mariage de votre fille
se fera demain, s'il ne se fait pas aujourd'hui, dans huit jours,
s'il ne se fait pas demain. Et quant à regretter le futur de
Mlle Eugénie, je ne crois pas que telle soit votre idée.»

Mme Danglars regarda Villefort, stupéfaite de lui voir cette
tranquillité presque railleuse.

«Suis-je venue chez un ami? demanda-t-elle d'un ton plein de
douloureuse dignité.

--Vous savez que oui, madame», répondit Villefort, dont les joues
se couvrirent, à cette assurance qu'il donnait, d'une légère
rougeur.

En effet, cette assurance faisait allusion à d'autres événements
qu'à ceux qui les occupaient à cette heure, la baronne et lui.

«Eh bien, alors, dit la baronne, soyez plus affectueux, mon cher
Villefort; parlez-moi en ami et non en magistrat, et quand je me
trouve profondément malheureuse, ne me dites point que je doive
être gaie.»

Villefort s'inclina.

«Quand j'entends parler de malheurs, madame, dit-il, j'ai pris
depuis trois mois la fâcheuse habitude de penser aux miens, et
alors cette égoïste opération du parallèle se fait malgré moi dans
mon esprit. Voilà pourquoi, à côté de mes malheurs, les vôtres me
semblaient une mésaventure; voilà pourquoi, à côté de ma position
funeste, la vôtre me semblait une position à envier; mais cela
vous contrarie, laissons cela. Vous disiez, madame?...

--Je viens savoir de vous, mon ami, reprit la baronne, où en est
l'affaire de cet imposteur?

--Imposteur! répéta Villefort; décidément, madame, c'est un parti
pris chez vous d'atténuer certaines choses et d'en exagérer
d'autres; imposteur, M. Andrea Cavalcanti, ou plutôt M. Benedetto!
Vous vous trompez, madame, M. Benedetto est bel et bien un
assassin.

--Monsieur, je ne nie pas la justesse de votre rectification;
mais plus vous vous armerez sévèrement contre ce malheureux, plus
vous frapperez notre famille. Voyons, oubliez-le pour un moment,
au lieu de le poursuivre, laissez-le fuir.

--Vous venez trop tard, madame, les ordres sont déjà donnés.

--Eh bien, si on l'arrête... Croyez-vous qu'on l'arrêtera?

--Je l'espère.

--Si on l'arrête (écoutez, j'entends toujours dire que les
prisons regorgent), eh bien, laissez-le en prison.»

Le procureur du roi fit un mouvement négatif.

«Au moins jusqu'à ce que ma fille soit mariée, ajouta la baronne.

--Impossible, madame; la justice a des formalités.

--Même pour moi? dit la baronne, moitié souriante, moitié
sérieuse.

--Pour tous, répondit Villefort; et pour moi-même comme pour les
autres.

--Ah!» fit la baronne, sans ajouter en paroles ce que sa pensée
venait de trahir par cette exclamation.

Villefort la regarda avec ce regard dont il sondait les pensées.

«Oui, je sais ce que vous voulez dire, reprit-il, vous faites
allusion à ces bruits terribles répandus dans le monde, que toutes
ces morts qui, depuis trois mois m'habillent de deuil; que cette
mort à laquelle vient comme par miracle, d'échapper Valentine, ne
sont point naturelles.

--Je ne songeais point à cela, dit vivement Mme Danglars.

--Si, vous y songiez, madame, et c'était justice, car vous ne
pouviez faire autrement que d'y songer, et vous vous disiez tout
bas: Toi qui poursuis le crime réponds: Pourquoi donc y a-t-il
autour de toi des crimes qui restent impunis?»

La baronne pâlit.

«Vous vous disiez cela, n'est-ce pas, madame?

--Eh bien, je l'avoue.

--Je vais vous répondre.»

Villefort rapprocha son fauteuil de la chaise de Mme Danglars;
puis, appuyant ses deux mains sur son bureau, et prenant une
intonation plus sourde que de coutume:

«Il y a des crimes qui restent impunis, dit-il, parce qu'on ne
connaît pas les criminels, et qu'on craint de frapper une tête
innocente pour une tête coupable; mais quand ces criminels seront
connus (Villefort étendit la main vers un crucifix placé en face
de son bureau), quand ces criminels seront connus, répéta-t-il,
par le Dieu vivant, madame, quels qu'ils soient, ils mourront!
Maintenant, après le serment que je viens de faire et que je
tiendrai, madame, osez me demander grâce pour ce misérable!

--Eh! monsieur, reprit Mme Danglars, êtes-vous sûr qu'il soit
aussi coupable qu'on le dit?

--Écoutez, voici son dossier: Benedetto, condamné d'abord à cinq
ans de galères pour faux, à seize ans; le jeune homme promettait,
comme vous voyez; puis évadé, puis assassin.

--Et qui est ce malheureux?

--Eh! sait-on cela! Un vagabond, un Corse.

--Il n'a donc été réclamé par personne?

--Par personne; on ne connaît pas ses parents.

--Mais cet homme qui était venu de Lucques?

--Un autre escroc comme lui; son complice peut-être.»

La baronne joignit les mains.

«Villefort! dit-elle avec sa plus douce et sa plus caressante
intonation.

--Pour Dieu! madame, répondit le procureur du roi avec une
fermeté qui n'était pas exempte de sécheresse, pour Dieu! ne me
demandez donc jamais grâce pour un coupable.

«Que suis-je, moi? la loi. Est-ce que la loi a des yeux pour voir
votre tristesse? Est-ce que la loi a des oreilles pour entendre
votre douce voix? Est-ce que la loi a une mémoire pour se faire
l'application de vos délicates pensées? Non, madame, la loi
ordonne, et quand la loi a ordonné, elle frappe.

«Vous me direz que je suis un être vivant et non pas un code; un
homme, et non pas un volume. Regardez-moi, madame, regardez autour
de moi: les hommes m'ont-ils traité en frère? m'ont-ils aimé, moi?
m'ont-ils ménagé, moi? m'ont-ils épargné, moi? quelqu'un a-t-il
demandé grâce pour M. de Villefort, et a-t-on accordé à ce
quelqu'un la grâce de M. de Villefort? Non, non, non! frappé,
toujours frappé!

«Vous persistez, femme, c'est-à-dire sirène que vous êtes, à me
parler avec cet oeil charmant et expressif qui me rappelle que je
dois rougir. Eh bien, soit, oui, rougir de ce que vous savez, et
peut-être, peut-être d'autre chose encore.

«Mais enfin, depuis que j'ai failli moi-même, et plus profondément
que les autres peut-être, eh bien, depuis ce temps, j'ai secoué
les vêtements d'autrui pour trouver l'ulcère, et je l'ai toujours
trouvé, et je dirai plus, je l'ai trouvé avec bonheur, avec joie,
ce cachet de la faiblesse ou de la perversité humaine.

«Car chaque homme que je reconnaissais coupable, et chaque
coupable que je frappais, me semblait une preuve vivante, une
preuve nouvelle que je n'étais pas une hideuse exception! Hélas!
hélas! hélas! tout le monde est méchant, madame, prouvons-le et
frappons le méchant!»

Villefort prononça ces dernières paroles avec une rage fiévreuse
qui donnait à son langage une féroce éloquence.

«Mais, reprit Mme Danglars essayant de tenter un dernier effort,
vous dites que ce jeune homme est vagabond, orphelin, abandonné de
tous?

--Tant pis, tant pis, ou plutôt tant mieux; la Providence l'a
fait ainsi pour que personne n'eût à pleurer sur lui.

--C'est s'acharner sur le faible, monsieur.

--Le faible qui assassine!

--Son déshonneur rejaillirait sur ma maison.

--N'ai-je pas, moi, la mort dans la mienne?

--Oh! monsieur! s'écria la baronne, vous êtes sans pitié pour les
autres. Eh bien, c'est moi qui vous le dis, on sera sans pitié
pour vous!

--Soit! dit Villefort, en levant avec un geste de menace son bras
au ciel.

--Remettez au moins la cause de ce malheureux, s'il est arrêté,
aux assises prochaines; cela nous donnera six mois pour qu'on
oublie.

--Non pas, dit Villefort; j'ai cinq jours encore; l'instruction
est faite; cinq jours, c'est plus de temps qu'il ne m'en faut;
d'ailleurs, ne comprenez-vous point, madame, que, moi aussi, il
faut que j'oublie? Eh bien, quand je travaille, et je travaille
nuit et jour, quand je travaille, il y a des moments où je ne me
souviens plus, et quand je ne me souviens plus, je suis heureux à
la manière des morts: mais cela vaut encore mieux que de souffrir.

--Monsieur, il s'est enfui; laissez-le fuir, l'inertie est une
clémence facile.

--Mais je vous ai dit qu'il était trop tard! Au point du jour le
télégraphe a joué, et à cette heure...

--Monsieur, dit le valet de chambre en entrant, un dragon apporte
cette dépêche du ministre de l'Intérieur.»

Villefort saisit la lettre et la décacheta vivement. Mme Danglars
frémit de terreur. Villefort tressaillit de joie.

«Arrêté! s'écria Villefort; on l'a arrêté à Compiègne; c'est
fini.»

Mme Danglars se leva froide et pâle.

«Adieu, monsieur, dit-elle.

--Adieu, madame», répondit le procureur du roi, presque joyeux en
la reconduisant jusqu'à la porte.

Puis revenant à son bureau:

«Allons, dit-il en frappant sur la lettre avec le dos de la main
droite, j'avais un faux, j'avais trois vols, j'avais trois
incendies, il ne me manquait qu'un assassinat, le voici: la
session sera belle.»



C

L'apparition.


Comme l'avait dit le procureur du roi à Mme Danglars, Valentine
n'était point encore remise.

Brisée par la fatigue, elle gardait en effet le lit, et ce fut
dans sa chambre, et de la bouche de Mme de Villefort, qu'elle
apprit les événements que nous venons de raconter, c'est-à-dire la
fuite d'Eugénie et l'arrestation d'Andrea Cavalcanti, ou plutôt de
Benedetto, ainsi que l'accusation d'assassinat portée contre lui.

Mais Valentine était si faible que ce récit ne lui fit peut-être
point tout l'effet qu'il eût produit sur elle dans son état de
santé habituel.

En effet, ce ne fut que quelques idées vagues, quelques forces
indécises de plus mêlées aux idées étranges et aux fantômes
fugitifs qui naissaient dans son cerveau malade ou qui passaient
devant ses yeux, et bientôt même tout s'effaça pour laisser
reprendre toutes leurs forces aux sensations personnelles.

Pendant la journée, Valentine était encore maintenue dans la
réalité par la présence de Noirtier qui se faisait porter chez sa
petite-fille et demeurait là, couvant Valentine de son regard
paternel, puis, lorsqu'il était revenu du Palais, c'était
Villefort à son tour qui passait une heure ou deux entre son père
et son enfant.

À six heures Villefort se retirait dans son cabinet, à huit heures
arrivait M. d'Avrigny, qui lui-même apportait la potion nocturne
préparée pour la jeune fille; puis on emmenait Noirtier.

Une garde du choix du docteur remplaçait tout le monde, et ne se
retirait elle-même que lorsque, vers dix ou onze heures, Valentine
était endormie.

En descendant, elle remettait les clefs de la chambre de Valentine
à M. de Villefort lui-même, de sorte qu'on ne pouvait plus entrer
chez la malade qu'en traversant l'appartement de Mme de Villefort
et la chambre du petit Édouard.

Chaque matin Morrel venait chez Noirtier prendre des nouvelles de
Valentine: mais Morrel, chose extraordinaire, semblait de jour en
jour moins inquiet.

D'abord, de jour en jour Valentine, quoique en proie à une
violente exaltation nerveuse, allait mieux puis, Monte-Cristo ne
lui avait-il pas dit, lorsqu'il était accouru tout éperdu chez
lui, que si dans deux heures Valentine n'était pas morte,
Valentine serait sauvée?

Or, Valentine vivait encore, et quatre jours s'étaient écoulés.

Cette exaltation nerveuse dont nous avons parlé poursuivait
Valentine jusque dans son sommeil, ou plutôt dans l'état de
somnolence qui succédait à sa veille: c'était alors que, dans le
silence de la nuit et de la demi-obscurité que laissait régner la
veilleuse posée sur la cheminée et brûlant dans son enveloppe
d'albâtre, elle voyait passer ces ombres qui viennent peupler la
chambre des malades et que secoue la fièvre de ses ailes
frissonnantes.

Alors il lui semblait voir apparaître tantôt sa belle-mère qui la
menaçait, tantôt Morrel qui lui tendait les bras, tantôt des êtres
presque étrangers à sa vie habituelle, comme le comte de Monte-Cristo;
il n'y avait pas jusqu'aux meubles qui, dans ces moments
de délire, ne parussent mobiles et errants; et cela durait ainsi
jusqu'à deux ou trois heures du matin, moment où un sommeil de
plomb venait s'emparer de la jeune fille et la conduisait jusqu'au
jour.

Le soir qui suivit cette matinée où Valentine avait appris la
fuite d'Eugénie et l'arrestation de Benedetto, et où, après s'être
mêlés un instant aux sensations de sa propre existence, ces
événements commençaient à sortir peu à peu de sa pensée, après la
retraite successive de Villefort, de d'Avrigny et de Noirtier,
tandis que onze heures sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule, et que
la garde, ayant placé sous la main de la malade le breuvage
préparé par le docteur, et fermé la porte de sa chambre, écoutait
en frémissant, à l'office où elle s'était retirée, les
commentaires des domestiques, et meublait sa mémoire des lugubres
histoires qui, depuis trois mois, défrayaient les soirées de
l'antichambre du procureur du roi, une scène inattendue se passait
dans cette chambre si soigneusement fermée.

Il y avait déjà dix minutes à peu près que la garde s'était
retirée.

Valentine, en proie depuis une heure à cette fièvre qui revenait
chaque nuit, laissait sa tête, insoumise à sa volonté, continuer
ce travail actif, monotone et implacable du cerveau, qui s'épuise
à reproduire incessamment les mêmes pensées ou à enfanter les
mêmes images.

De la mèche de la veilleuse s'élançaient mille et mille
rayonnements tous empreints de significations étranges, quand tout
à coup, à son reflet tremblant, Valentine crut voir sa
bibliothèque, placée à côté de la cheminée, dans un renfoncement
du mur, s'ouvrir lentement sans que les gonds sur lesquels elle
semblait rouler produisissent le moindre bruit.

Dans un autre moment, Valentine eût saisi sa sonnette et eût tiré
le cordonnet de soie en appelant au secours: mais rien ne
l'étonnait plus dans la situation où elle se trouvait. Elle avait
conscience que toutes ces visions qui l'entouraient étaient les
filles de son délire, et cette conviction lui était venue de ce
que, le matin, aucune trace n'était restée jamais de tous ces
fantômes de la nuit, qui disparaissaient avec le jour.

Derrière la porte parut une figure humaine.

Valentine était, grâce à sa fièvre, trop familiarisée avec ces
sortes d'apparitions pour s'épouvanter; elle ouvrit seulement de
grands yeux, espérant reconnaître Morrel.

La figure continua de s'avancer vers son lit, puis elle s'arrêta,
et parut écouter avec une attention profonde.

En ce moment, un reflet de la veilleuse se joua sur le visage du
nocturne visiteur.

«Ce n'est pas lui!» murmura-t-elle.

Et elle attendit, convaincue qu'elle rêvait, que cet homme, comme
cela arrive dans les songes, disparût ou se changeât en quelque
autre personne.

Seulement elle toucha son pouls, et, le sentant battre violemment,
elle se souvint que le meilleur moyen de faire disparaître ces
visions importunes était de boire: la fraîcheur de la boisson,
composée d'ailleurs dans le but de calmer les agitations dont
Valentine s'était plainte au docteur, apportait, en faisant tomber
la fièvre, un renouvellement des sensations du cerveau; quand elle
avait bu, pour un moment elle souffrait moins.

Valentine étendit donc la main afin de prendre son verre sur la
coupe de cristal où il reposait; mais tandis qu'elle allongeait
hors du lit son bras frissonnant, l'apparition fit encore, et plus
vivement que jamais, deux pas vers le lit, et arriva si près de la
jeune fille qu'elle entendit son souffle et qu'elle crut sentir la
pression de sa main.

Cette fois l'illusion ou plutôt la réalité dépassait tout ce que
Valentine avait éprouvé jusque-là; elle commença à se croire bien
éveillée et bien vivante; elle eut conscience qu'elle jouissait de
toute sa raison, et elle frémit.

La pression que Valentine avait ressentie avait pour but de lui
arrêter le bras.

Valentine le retira lentement à elle.

Alors cette figure, dont le regard ne pouvait se détacher, et qui
d'ailleurs paraissait plutôt protectrice que menaçante, cette
figure prit le verre, s'approcha de la veilleuse et regarda le
breuvage, comme si elle eût voulu en juger la transparence et la
limpidité.

Mais cette première épreuve ne suffit pas.

Cet homme, ou plutôt ce fantôme, car il marchait si doucement que
le tapis étouffait le bruit de ses pas, cet homme puisa dans le
verre une cuillerée du breuvage et l'avala. Valentine regardait ce
qui se passait devant ses yeux avec un profond sentiment de
stupeur.

Elle croyait bien que tout cela était près de disparaître pour
faire place à un autre tableau; mais l'homme, au lieu de
s'évanouir comme une ombre, se rapprocha d'elle, et tendant le
verre à Valentine, d'une voix pleine d'émotion:

«Maintenant, dit-il, buvez!...»

Valentine tressaillit.

C'était la première fois qu'une de ses visions lui parlait avec ce
timbre vivant.

Elle ouvrit la bouche pour pousser un cri.

L'homme posa un doigt sur ses lèvres.

«M. le comte de Monte-Cristo!» murmura-t-elle.

À l'effroi qui se peignit dans les yeux de la jeune fille, au
tremblement de ses mains, au geste rapide qu'elle fit pour se
blottir sous ses draps, on pouvait reconnaître la dernière lutte
du doute contre la conviction; cependant, la présence de Monte-Cristo
chez elle à une pareille heure, son entrée mystérieuse,
fantastique, inexplicable, par un mur, semblaient des
impossibilités à la raison ébranlée de Valentine.

«N'appelez pas, ne vous effrayez pas, dit le comte, n'ayez pas
même au fond du coeur l'éclair d'un soupçon ou l'ombre d'une
inquiétude; l'homme que vous voyez devant vous (car cette fois
vous avez raison, Valentine, et ce n'est point une illusion),
l'homme que vous voyez devant vous est le plus tendre père et le
plus respectueux ami que vous puissiez rêver.»

Valentine ne trouva rien à répondre: elle avait une si grande peur
de cette voix qui lui révélait la présence réelle de celui qui
parlait, qu'elle redoutait d'y associer la sienne; mais son regard
effrayé voulait dire: Si vos intentions sont pures, pourquoi êtes-vous ici?

Avec sa merveilleuse sagacité, le comte comprit tout ce qui se
passait dans le coeur de la jeune fille.

«Écoutez-moi, dit-il, ou plutôt regardez-moi: voyez mes yeux
rougis et mon visage plus pâle encore que d'habitude; c'est que
depuis quatre nuits je n'ai pas fermé l'oeil un seul instant;
depuis quatre nuits je veille sur vous, je vous protège, je vous
conserve à notre ami Maximilien.»

Un flot de sang joyeux monta rapidement aux joues de la malade;
car le nom que venait de prononcer le comte lui enlevait le reste
de défiance qu'il lui avait inspirée.

«Maximilien!... répéta Valentine, tant ce nom lui paraissait doux
à prononcer; Maximilien! il vous a donc tout avoué?

--Tout. Il m'a dit que votre vie était la sienne, et je lui ai
promis que vous vivriez.

--Vous lui avez promis que je vivrais?

--Oui.

--En effet, monsieur, vous venez de parler de vigilance et de
protection. Êtes-vous donc médecin?

--Oui, le meilleur que le Ciel puisse vous envoyer en ce moment,
croyez-moi.

--Vous dites que vous avez veillé? demanda Valentine inquiète; où
cela? je ne vous ai pas vu.»

Le comte étendit la main dans la direction de la bibliothèque.

«J'étais caché derrière cette porte, dit-il, cette porte donne
dans la maison voisine que j'ai louée.»

Valentine, par un mouvement de fierté pudique, détourna les yeux,
et avec une souveraine terreur:

«Monsieur, dit-elle, ce que vous avez fait est d'une démence sans
exemple, et cette protection que vous m'avez accordée ressemble
fort à une insulte.

--Valentine, dit-il, pendant cette longue veille, voici les
seules choses que j'aie vues: quels gens venaient chez vous, quels
aliments on vous préparait, quelles boissons on vous a servies;
puis, quand ces boissons me paraissaient dangereuses, j'entrais
comme je viens d'entrer, je vidais votre verre et je substituais
au poison un breuvage bienfaisant, qui, au lieu de la mort qui
vous était préparée, faisait circuler la vie dans vos veines.

--Le poison! la mort! s'écria Valentine, se croyant de nouveau
sous l'empire de quelque fiévreuse hallucination; que dites-vous
donc là, monsieur?

--Chut! mon enfant, dit Monte-Cristo, en portant de nouveau son
doigt à ses lèvres, j'ai dit le poison; oui, j'ai dit la mort, et
je répète la mort, mais buvez d'abord ceci. (Le comte tira de sa
poche un flacon contenant une liqueur rouge dont il versa quelques
gouttes dans le verre.) Et quand vous aurez bu, ne prenez plus
rien de la nuit.»

Valentine avança la main; mais à peine eût-elle touché le verre,
qu'elle la retira avec effroi.

Monte-Cristo prit le verre, en but la moitié, et le présenta à
Valentine, qui avala en souriant le reste de la liqueur qu'il
contenait.

«Oh! oui, dit-elle, je reconnais le goût de mes breuvages
nocturnes, de cette eau qui rendait un peu de fraîcheur à ma
poitrine, un peu de calme à mon cerveau. Merci, monsieur, merci.

--Voilà comment vous avez vécu quatre nuits, Valentine, dit le
comte. Mais moi, comment vivais-je? Oh! les cruelles heures que
vous m'avez fait passer! Oh! les effroyables tortures que vous
m'avez fait subir, quand je voyais verser dans votre verre le
poison mortel, quand je tremblais que vous n'eussiez le temps de
le boire avant que j'eusse celui de le répandre dans la cheminée!

--Vous dites, monsieur, reprit Valentine au comble de la terreur,
que vous avez subi mille tortures en voyant verser dans mon verre
le poison mortel? Mais si vous avez vu verser le poison dans mon
verre, vous avez dû voir la personne qui le versait?

--Oui.»

Valentine se souleva sur son séant, et ramenant sur sa poitrine
plus pâle que la neige la batiste brodée, encore moite de la sueur
froide du délire, à laquelle commençait à se mêler la sueur plus
glacée encore de la terreur:

«Vous l'avez vue? répéta la jeune fille.

--Oui, dit une seconde fois le comte.

--Ce que vous me dites est horrible, monsieur, ce que vous voulez
me faire croire a quelque chose d'infernal. Quoi! dans la maison
de mon père, quoi! dans ma chambre, quoi! sur mon lit de
souffrance on continue de m'assassiner? Oh! retirez-vous,
monsieur, vous tentez ma conscience, vous blasphémez la bonté
divine, c'est impossible, cela ne se peut pas.

--Êtes-vous donc la première que cette main frappe, Valentine?
n'avez-vous pas vu tomber autour de vous M. de Saint-Méran,
Mme de Saint-Méran, Barrois? n'auriez-vous pas vu tomber
M. Noirtier, si le traitement qu'il suit depuis près de trois ans
ne l'avait protégé en combattant le poison par l'habitude du
poison?

--Oh! mon Dieu! dit Valentine, c'est pour cela que, depuis près
d'un mois, bon papa exige que je partage toutes ses boissons?

--Et ces boissons, s'écria Monte-Cristo, ont un goût amer comme
celui d'une écorce d'orange à moitié séchée, n'est-ce pas?

--Oui, mon Dieu, oui!

--Oh! cela m'explique tout, dit Monte-Cristo, lui aussi sait
qu'on empoisonne ici, et peut-être qui empoisonne.

«Il vous a prémunie, vous, son enfant bien-aimée, contre la
substance mortelle, et la substance mortelle est venue s'émousser
contre ce commencement d'habitude! voilà comment vous vivez
encore, ce que je ne m'expliquais pas, après avoir été empoisonnée
il y a quatre jours avec un poison qui d'ordinaire ne pardonne
pas.

--Mais quel est donc l'assassin, le meurtrier?

--À votre tour je vous demanderai: N'avez-vous donc jamais vu
entrer quelqu'un la nuit dans votre chambre?

--Si fait. Souvent j'ai cru voir passer comme des ombres, ces
ombres s'approcher, s'éloigner, disparaître; mais je les prenais
pour des visions de ma fièvre, et tout à l'heure, quand vous êtes
entré vous-même, eh bien, j'ai cru longtemps ou que j'avais le
délire, ou que je rêvais.

--Ainsi, vous ne connaissez pas la personne qui en veut à votre
vie?

--Non, dit Valentine, pourquoi quelqu'un désirerait-il ma mort?

--Vous allez la connaître alors, dit Monte-Cristo en prêtant
l'oreille.

--Comment cela? demanda Valentine, en regardant avec terreur
autour d'elle.

--Parce que ce soir vous n'avez plus ni fièvre ni délire, parce
que ce soir vous êtes bien éveillée, parce que voilà minuit qui
sonne et que c'est l'heure des assassins.

--Mon Dieu! mon Dieu!» dit Valentine en essuyant avec sa main la
sueur qui perlait à son front.

En effet, minuit sonnait lentement et tristement, on eût dit que
chaque coup de marteau de bronze frappait le coeur de la jeune
fille.

«Valentine, continua le comte, appelez toutes vos forces à votre
secours, comprimez votre coeur dans votre poitrine, arrêtez votre
voix dans votre gorge, feignez le sommeil, et vous verrez, vous
verrez!

Valentine saisit la main du comte.

«Il me semble que j'entends du bruit, dit-elle, retirez-vous!

--Adieu, ou plutôt au revoir», répondit le comte.

Puis, avec un sourire si triste et si paternel que le coeur de la
jeune fille en fut pénétré de reconnaissance, il regagna sur la
pointe du pied la porte de la bibliothèque.

Mais, se retournant avant de la refermer sur lui:

«Pas un geste, dit-il, pas un mot, qu'on vous croie endormie, sans
quoi peut-être vous tuerait-on avant que j'eusse le temps
d'accourir.»

Et, sur cette effroyable injonction, le comte disparut derrière la
porte, qui se referma silencieusement sur lui.



CI

Locuste.


Valentine resta seule; deux autres pendules, en retard sur celle
de Saint-Philippe-du-Roule, sonnèrent encore minuit à des
distances différentes.

Puis, à part le bruissement de quelques voitures lointaines, tout
retomba dans le silence.

Alors toute l'attention de Valentine se concentra sur la pendule
de sa chambre, dont le balancier marquait les secondes.

Elle se mit à compter ces secondes et remarqua qu'elles étaient du
double plus lentes que les battements de son coeur. Et cependant
elle doutait encore; l'inoffensive Valentine ne pouvait se figurer
que quelqu'un désirât sa mort; pourquoi? dans quel but? quel mal
avait-elle fait qui pût lui susciter un ennemi?

Il n'y avait pas de crainte qu'elle s'endormît.

Une seule idée, une idée terrible tenait son esprit tendu: c'est
qu'il existait une personne au monde qui avait tenté de
l'assassiner et qui allait le tenter encore.

Si cette fois cette personne, lassée de voir l'inefficacité du
poison, allait, comme l'avait dit Monte-Cristo, avoir recours au
fer! si le comte n'allait pas avoir le temps d'accourir! si elle
touchait à son dernier moment! si elle ne devait plus revoir
Morrel!

À cette pensée qui la couvrait à la fois d'une pâleur livide et
d'une sueur glacée, Valentine était prête à saisir le cordon de la
sonnette et à appeler au secours.

Mais il lui semblait, à travers la porte de la bibliothèque, voir
étinceler l'oeil du comte, cet oeil qui pesait sur son souvenir,
et qui, lorsqu'elle y songeait, l'écrasait d'une telle honte,
qu'elle se demandait si jamais la reconnaissance parviendrait à
effacer ce pénible effet de l'indiscrète amitié du comte.

Vingt minutes, vingt éternités s'écoulèrent ainsi, puis dix autres
minutes encore; enfin la pendule, criant une seconde à l'avance,
finit par frapper un coup sur le timbre sonore.

En ce moment même, un grattement imperceptible de l'ongle sur le
bois de la bibliothèque apprit à Valentine que le comte veillait
et lui recommandait de veiller.

En effet, du côté opposé, c'est-à-dire vers la chambre d'Édouard,
il sembla à Valentine qu'elle entendait crier le parquet; elle
prêta l'oreille, retenant sa respiration presque étouffée; le
bouton de la serrure grinça et la porte tourna sur ses gonds.

Valentine s'était soulevée sur son coude, elle n'eut que le temps
de se laisser retomber sur son lit et de cacher ses yeux sous son
bras.

Puis, tremblante, agitée, le coeur serré d'un indicible effroi,
elle attendit.

Quelqu'un s'approcha du lit et effleura les rideaux.

Valentine rassembla toutes ses forces et laissa entendre ce
murmure régulier de la respiration qui annonce un sommeil
tranquille.

«Valentine!» dit tout bas une voix.

La jeune fille frissonna jusqu'au fond du coeur, mais ne répondit
point.

«Valentine!» répéta la même voix.

Même silence: Valentine avait promis de ne point se réveiller.

Puis tout demeura immobile.

Seulement Valentine entendit le bruit presque insensible d'une
liqueur tombant dans le verre qu'elle venait de vider.

Alors elle osa, sous le rempart de son bras étendu, entrouvrir sa
paupière.

Elle vit alors une femme en peignoir blanc, qui vidait dans son
verre une liqueur préparée d'avance dans une fiole.

Pendant ce court instant, Valentine retint peut-être sa
respiration ou fit sans doute quelque mouvement, car la femme,
inquiète, s'arrêta et se pencha sur son lit pour mieux voir si
elle dormait réellement: c'était Mme de Villefort.

Valentine, en reconnaissant sa belle-mère, fut saisie d'un frisson
aigu qui imprima un mouvement à son lit.

Madame de Villefort s'effaça aussitôt le long du mur, et là,
abritée derrière le rideau du lit, muette, attentive, elle épia
jusqu'au moindre mouvement de Valentine.

Celle-ci se rappela les terribles paroles de Monte-Cristo; il lui
avait semblé, dans la main qui ne tenait pas la fiole, voir
briller une espèce de couteau long et affilé. Alors Valentine,
appelant toute la puissance de sa volonté à son secours, s'efforça
de fermer les yeux; mais, cette fonction du plus craintif de nos
sens, cette fonction, si simple d'ordinaire, devenait en ce moment
presque impossible à accomplir, tant l'avide curiosité faisait
d'efforts pour repousser cette paupière et attirer la vérité.

Cependant, assurée, par le silence dans lequel avait recommencé à
se faire entendre le bruit égal de la respiration de Valentine,
que celle-ci dormait, Mme de Villefort étendit de nouveau le bras,
et en demeurant à demi dissimulée par les rideaux rassemblés au
chevet du lit, elle acheva de vider dans le verre de Valentine le
contenu de sa fiole.

Puis elle se retira, sans que le moindre bruit avertît Valentine
qu'elle était partie.

Elle avait vu disparaître le bras, voilà tout; ce bras frais et
arrondi d'une femme de vingt-cinq ans, jeune et belle, et qui
versait la mort.

Il est impossible d'exprimer ce que Valentine avait éprouvé
pendant cette minute et demie que Mme de Villefort était restée
dans sa chambre.

Le grattement de l'ongle sur la bibliothèque tira la jeune fille
de cet état de torpeur dans lequel elle était ensevelie, et qui
ressemblait à de l'engourdissement.

Elle souleva la tête avec effort.

La porte, toujours silencieuse, roula une seconde fois sur ses
gonds, et le comte de Monte-Cristo reparut.

«Eh bien, demanda le comte, doutez-vous encore?

--Ô mon Dieu! murmura la jeune fille.

--Vous avez vu?

--Hélas!

--Vous avez reconnu?»

Valentine poussa un gémissement.

«Oui, dit-elle, mais je n'y puis croire.

--Vous aimez mieux mourir alors, et faire mourir Maximilien!...

--Mon Dieu, mon Dieu! répéta la jeune fille presque égarée; mais
ne puis-je donc pas quitter la maison, me sauver?...

--Valentine, la main qui vous poursuit vous atteindra partout: à
force d'or, on séduira vos domestiques, et la mort s'offrira à
vous, déguisée sous tous les aspects, dans l'eau que vous boirez à
la source, dans le fruit que vous cueillerez à l'arbre.

--Mais n'avez-vous donc pas dit que la précaution de bon papa
m'avait prémunie contre le poison?

--Contre un poison, et encore non pas employé à forte dose; on
changera de poison ou l'on augmentera la dose.»

Il prit le verre et y trempa ses lèvres.

«Et tenez, dit-il, c'est déjà fait. Ce n'est plus avec de la
brucine qu'on vous empoisonne, c'est avec un simple narcotique. Je
reconnais le goût de l'alcool dans lequel on l'a fait dissoudre.
Si vous aviez bu ce que Mme de Villefort vient de verser dans ce
verre, Valentine, vous étiez perdue.

--Mais, mon Dieu! s'écria la jeune fille, pourquoi donc me
poursuit-elle ainsi?

--Comment! vous êtes si douce, si bonne, si peu croyante au mal
que vous n'avez pas compris, Valentine?

--Non, dit la jeune fille; je ne lui ai jamais fait de mal.

--Mais vous êtes riche, Valentine; mais vous avez deux cent mille
livres de rente, et ces deux cent mille francs de rente, vous les
enlevez à son fils.

--Comment cela? Ma fortune n'est point la sienne et me vient de
mes parents.

--Sans doute, et voilà pourquoi M. et Mme de Saint-Méran sont
morts: c'était pour que vous héritassiez de vos parents; voilà
pourquoi du jour où il vous a fait son héritière, M. Noirtier
avait été condamné; voilà pourquoi, à votre tour, vous devez
mourir, Valentine, c'est afin que votre père hérite de vous, et
que votre frère, devenu fils unique, hérite de votre père.

--Édouard! pauvre enfant, et c'est pour lui qu'on commet tous ces
crimes?

--Ah! vous comprenez, enfin.

--Ah! mon Dieu! pourvu que tout cela ne retombe pas sur lui!

--Vous êtes un ange, Valentine.

--Mais mon grand-père, on a donc renoncé à le tuer, lui?

--On a réfléchi que vous morte, à moins d'exhérédation, la
fortune revenait naturellement à votre frère, et l'on a pensé que
le crime, au bout du compte, étant inutile, il était doublement
dangereux de le commettre.

--Et c'est dans l'esprit d'une femme qu'une pareille combinaison
a pris naissance! Ô mon Dieu! mon Dieu!

--Rappelez-vous Pérouse, la treille de l'auberge de la Poste,
l'homme au manteau brun, que votre belle-mère interrogeait sur
l'aqua-tofana; eh bien, dès cette époque, tout cet infernal projet
mûrissait dans son cerveau.

--Oh! monsieur, s'écria la douce jeune fille en fondant en
larmes, je vois bien, s'il en est ainsi, que je suis condamnée à
mourir.

--Non, Valentine, non, car j'ai prévu tous les complots; non, car
notre ennemie est vaincue, puisqu'elle est devinée; non, vous
vivrez, Valentine vous vivrez pour aimer et être aimée, vous
vivrez pour être heureuse et rendre un noble coeur heureux; mais
pour vivre, Valentine, il faut avoir bien confiance en moi.

--Ordonnez, monsieur, que faut-il faire?

--Il faut prendre aveuglément ce que je vous donnerai.

--Oh! Dieu m'est témoin, s'écria Valentine, que si j'étais seule,
j'aimerais mieux me laisser mourir!

--Vous ne vous confierez à personne, pas même à votre père.

--Mon père n'est pas de cet affreux complot, n'est-ce pas,
monsieur? dit Valentine en joignant les mains.

--Non, et cependant votre père, l'homme habitué aux accusations
juridiques, votre père doit se douter que toutes ces morts qui
s'abattent sur sa maison ne sont point naturelles. Votre père,
c'est lui qui aurait dû veiller sur vous, c'est lui qui devrait
être à cette heure à la place que j'occupe; c'est lui qui devrait
déjà avoir vidé ce verre; c'est lui qui devrait déjà s'être dressé
contre l'assassin. Spectre contre spectre, murmura-t-il, en
achevant tout haut sa phrase.

--Monsieur, dit Valentine, je ferai tout pour vivre, car il
existe deux êtres au monde qui m'aiment à en mourir si je mourais:
mon grand-père et Maximilien.

--Je veillerai sur eux comme j'ai veillé sur vous.

--Eh bien, monsieur, disposez de moi, dit Valentine. Puis à voix
basse: mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, que va-t-il m'arriver?

--Quelque chose qui vous arrive, Valentine, ne vous épouvantez
point; si vous souffrez, si vous perdez la vue, l'ouïe, le tact,
ne craignez rien; si vous vous réveillez sans savoir où vous êtes,
n'ayez pas peur, dussiez-vous, en vous éveillant, vous trouver
dans quelque caveau sépulcral ou clouée dans quelque bière;
rappelez soudain votre esprit, et dites-vous: En ce moment, un
ami, un père, un homme qui veut mon bonheur et celui de
Maximilien, cet homme veille sur moi.

--Hélas! hélas! quelle terrible extrémité!

--Valentine, aimez-vous mieux dénoncer votre belle-mère?

--J'aimerais mieux mourir cent fois! oh! oui, mourir!

--Non, vous ne mourrez pas, et quelque chose qui vous arrive,
vous me le promettez, vous ne vous plaindrez pas, vous espérerez?

--Je penserai à Maximilien.

--Vous êtes ma fille bien-aimée, Valentine; seul, je puis vous
sauver, et je vous sauverai.»

Valentine, au comble de la terreur, joignit les mains (car elle
sentait que le moment était venu de demander à Dieu du courage) et
se dressa pour prier, murmurant des mots sans suite, et oubliant
que ses blanches épaules n'avaient d'autre voile que sa longue
chevelure et que l'on voyait battre son coeur sous la fine
dentelle de peignoir de nuit.

Le comte appuya doucement la main sur le bras de la jeune fille,
ramena jusque sur son cou la courtepointe de velours, et, avec un
sourire paternel:

«Ma fille, dit-il, croyez en mon dévouement, comme vous croyez en
la bonté de Dieu et dans l'amour de Maximilien.»

Valentine attacha sur lui un regard plein de reconnaissance, et
demeura docile comme un enfant sous ses voiles.

Alors le comte tira de la poche de son gilet le drageoir en
émeraude, souleva son couvercle d'or, et versa dans la main droite
de Valentine une petite pastille ronde de la grosseur d'un pois.

Valentine la prit avec l'autre main, et regarda le comte
attentivement: il y avait sur les traits de cet intrépide
protecteur un reflet de la majesté et de la puissance divines. Il
était évident que Valentine l'interrogeait du regard.

«Oui», répondit celui-ci.

Valentine porta la pastille à sa bouche et l'avala.

«Et maintenant, au revoir, mon enfant, dit-il, je vais essayer de
dormir car vous êtes sauvée.

--Allez, dit Valentine, quelque chose qui m'arrive, je vous
promets de n'avoir pas peur.»

Monte-Cristo tint longtemps ses yeux fixés sur la jeune fille, qui
s'endormit peu à peu, vaincue par la puissance du narcotique que
le comte venait de lui donner.

Alors il prit le verre, le vida aux trois quarts dans la cheminée,
pour que l'on pût croire que Valentine avait bu ce qu'il en
manquait, le reposa sur la table de nuit puis, regagnant la porte
de la bibliothèque, il disparut après avoir jeté un dernier regard
vers Valentine, qui s'endormait avec la confiance et la candeur
d'un ange couché aux pieds du Seigneur.



CII

Valentine.


La veilleuse continuait de brûler sur la cheminée de Valentine,
épuisant les dernières gouttes d'huile qui surnageaient encore sur
l'eau; déjà un cercle plus rougeâtre colorait l'albâtre du globe,
déjà la flamme plus vive laissait échapper ces derniers
pétillements qui semblent chez les êtres inanimés ces dernières
convulsions de l'agonie qu'on a si souvent comparées à celles des
pauvres créatures humaines; un jour bas et sinistre venait teindre
d'un reflet d'opale les rideaux blancs et les draps de la jeune
fille.

Tous les bruits de la rue étaient éteints pour cette fois, et le
silence intérieur était effrayant.

La porte de la chambre d'Édouard s'ouvrit alors, et une tête que
nous avons déjà vue parut dans la glace opposée à la porte:
c'était Mme de Villefort qui rentrait pour voir l'effet du
breuvage.

Elle s'arrêta sur le seuil, écouta le pétillement de la lampe,
seul bruit perceptible dans cette chambre qu'on eût crue déserte,
puis elle s'avança doucement vers la table de nuit pour voir si le
verre de Valentine était vide.

Il était encore plein au quart, comme nous l'avons dit.

Mme de Villefort le prit et alla le vider dans les cendres,
qu'elle remua pour faciliter l'absorption de la liqueur, puis elle
rinça soigneusement le cristal, l'essuya avec son propre mouchoir,
et le replaça sur la table de nuit.

Quelqu'un dont le regard eût pu plonger dans l'intérieur de la
chambre eût pu voir alors l'hésitation de Mme de Villefort à fixer
ses yeux sur Valentine et à s'approcher du lit.

Cette lueur lugubre, ce silence, cette terrible poésie de la nuit
venaient sans doute se combiner avec l'épouvantable poésie de sa
conscience: l'empoisonneuse avait peur de son oeuvre.

Enfin elle s'enhardit, écarta le rideau, s'appuya au chevet du
lit, et regarda Valentine.

La jeune fille ne respirait plus, ses dents à demi desserrées ne
laissaient échapper aucun atome de ce souffle qui décèle la vie;
ses lèvres blanchissantes avaient cessé de frémir; ses yeux, noyés
dans une vapeur violette qui semblait avoir filtré sous la peau,
formaient une saillie plus blanche à l'endroit où le globe enflait
la paupière, et ses longs cils noirs rayaient une peau déjà mate
comme la cire.

Mme de Villefort contempla ce visage d'une expression si éloquente
dans son immobilité; elle s'enhardit alors, et, soulevant la
couverture, elle appuya sa main sur le coeur de la jeune fille.

Il était muet et glacé.

Ce qui battait sous sa main, c'était l'artère de ses doigts: elle
retira sa main avec un frisson.

Le bras de Valentine pendait hors du lit; ce bras, dans toute la
partie qui se rattachait à l'épaule et s'étendait jusqu'à la
saignée, semblait moulé sur celui d'une des Grâces de Germain
Pilon; mais l'avant-bras était légèrement déformé par une
crispation, et le poignet, d'une forme si pure, s'appuyait, un peu
raidi et les doigts écartés sur l'acajou.

La naissance des ongles était bleuâtre.

Pour Mme de Villefort, il n'y avait plus de doute: tout était
fini, l'oeuvre terrible, la dernière qu'elle eût à accomplir,
était enfin consommée.

L'empoisonneuse n'avait plus rien à faire dans cette chambre; elle
recula avec tant de précaution, qu'il était visible qu'elle
redoutait le craquement de ses pieds sur le tapis, mais, tout en
reculant, elle tenait encore le rideau soulevé absorbant ce
spectacle de la mort qui porte en soi son irrésistible attraction,
tant que la mort n'est pas la décomposition, mais seulement
l'immobilité, tant qu'elle demeure le mystère, et n'est pas encore
le dégoût.

Les minutes s'écoulaient; Mme de Villefort ne pouvait lâcher ce
rideau qu'elle tenait suspendu comme un linceul au-dessus de la
tête de Valentine. Elle paya son tribut à la rêverie: la rêverie
du crime, ce doit être le remords.

En ce moment, les pétillements de la veilleuse redoublèrent.

Mme de Villefort, à ce bruit, tressaillit et laissa retomber le
rideau.

Au même instant la veilleuse s'éteignit, et la chambre fut plongée
dans une effrayante obscurité.

Au milieu de cette obscurité, la pendule s'éveilla et sonna quatre
heures et demie.

L'empoisonneuse, épouvantée de ces commotions successives, regagna
en tâtonnant la porte, et rentra chez elle la sueur de l'angoisse
au front.

L'obscurité continua encore deux heures.

Puis peu à peu un jour blafard envahit l'appartement filtrant aux
lames des persiennes; puis peu à peu encore, il se fit grand, et
vint rendre une couleur et une forme aux objets et aux corps.

C'est à ce moment que la toux de la garde-malade retentit dans
l'escalier, et que cette femme entra chez Valentine, une tasse à
la main.

Pour un père, pour un amant, le premier regard eût été décisif,
Valentine était morte, pour cette mercenaire, Valentine n'était
qu'endormie.

«Bon, dit-elle en s'approchant de la table de nuit, elle a bu une
partie de sa potion, le verre est aux deux tiers vide.»

Puis elle alla à la cheminée, ralluma le feu, s'installa dans son
fauteuil, et, quoiqu'elle sortît de son lit, elle profita du
sommeil de Valentine pour dormir encore quelques instants.

La pendule l'éveilla en sonnant huit heures.

Alors étonnée de ce sommeil obstiné dans lequel demeurait la jeune
fille, effrayée de ce bras pendant hors du lit, et que la dormeuse
n'avait point ramené à elle, elle s'avança vers le lit, et ce fut
alors seulement qu'elle remarqua ces lèvres froides et cette
poitrine glacée.

Elle voulut ramener le bras près du corps, mais le bras n'obéit
qu'avec cette raideur effrayante à laquelle ne pouvait pas se
tromper une garde-malade.

Elle poussa un horrible cri.

Puis, courant à la porte:

«Au secours! cria-t-elle, au secours!

--Comment, au secours!» répondit du bas de l'escalier la voix de
M. d'Avrigny.

C'était l'heure où le docteur avait l'habitude de venir.

«Comment, au secours! s'écria la voix de Villefort sortant alors
précipitamment de son cabinet; docteur, n'avez-vous pas entendu
crier au secours?

--Oui, oui; montons, répondit d'Avrigny, montons vite chez
Valentine.»

Mais avant que le médecin et le père fussent entrés, les
domestiques qui se trouvaient au même étage, dans les chambres ou
dans les corridors, étaient entrés, et, voyant Valentine pâle et
immobile sur son lit, levaient les mains au ciel et chancelaient
comme frappés de vertige.

«Appelez Mme de Villefort! réveillez Mme de Villefort!» cria le
procureur du roi, de la porte de la chambre dans laquelle il
semblait n'oser entrer.

Mais les domestiques, au lieu de répondre, regardaient
M. d'Avrigny, qui était entré, lui, qui avait couru à Valentine et
qui la soulevait dans ses bras.

«Encore celle-ci..., murmura-t-il en la laissant tomber. Ô mon
Dieu, mon Dieu, quand vous lasserez-vous?»

Villefort s'élança dans l'appartement.

«Que dites-vous, mon Dieu! s'écria-t-il en levant les deux mains
au ciel. Docteur!... docteur!...

--Je dis que Valentine est morte!» répondit d'Avrigny d'une voix
solennelle et terrible dans sa solennité.

M. de Villefort s'abattit comme si ses jambes étaient brisées, et
retomba la tête sur le lit de Valentine.

Aux paroles du docteur, aux cris du père, les domestiques,
terrifiés, s'enfuirent avec de sourdes imprécations; on entendit
par les escaliers et par les corridors leurs pas précipités, puis
un grand mouvement dans les cours, puis ce fut tout; le bruit
s'éteignit: depuis le premier jusqu'au dernier, ils avaient
déserté la maison maudite.

En ce moment Mme de Villefort, le bras à moitié passé dans son
peignoir du matin, souleva la tapisserie; un instant elle demeura
sur le seuil, ayant l'air d'interroger les assistants et appelant
à son aide quelques larmes rebelles.

Tout à coup elle fit un pas, ou plutôt un bond en avant, les bras
étendus vers la table.

Elle venait de voir d'Avrigny se pencher curieusement sur cette
table, et y prendre le verre qu'elle était certaine d'avoir vidé
pendant la nuit.

Le verre se trouvait au tiers plein, juste comme il était quand
elle en avait jeté le contenu dans les cendres.

Le spectre de Valentine dressé devant l'empoisonneuse eût produit
moins d'effet sur elle.

En effet, c'est bien la couleur du breuvage qu'elle a versé dans
le verre de Valentine, et que Valentine a bu; c'est bien ce poison
qui ne peut tromper l'oeil de M. d'Avrigny, et que M. d'Avrigny
regarde attentivement: c'est bien un miracle que Dieu a fait sans
doute pour qu'il restât, malgré les précautions de l'assassin, une
trace, une preuve, une dénonciation du crime.

Cependant, tandis que Mme de Villefort était restée immobile comme
la statue de la Terreur, tandis que de Villefort, la tête cachée
dans les draps du lit mortuaire, ne voyait rien de ce qui se
passait autour de lui, d'Avrigny s'approchait de la fenêtre pour
mieux examiner de l'oeil le contenu du verre, et en déguster une
goutte prise au bout du doigt.

«Ah! murmura-t-il, ce n'est plus de la brucine maintenant; voyons
ce que c'est!»

Alors il courut à une des armoires de la chambre de Valentine,
armoire transformée en pharmacie, et, tirant de sa petite case
d'argent un flacon d'acide nitrique, il en laissa tomber quelques
gouttes dans l'opale de la liqueur qui se changea aussitôt en un
demi-verre de sang vermeil.

«Ah!» fit d'Avrigny, avec l'horreur du juge à qui se révèle la
vérité, mêlée à la joie du savant à qui se dévoile un problème.

Mme de Villefort tourna un instant sur elle-même; ses yeux
lancèrent des flammes, puis s'éteignirent; elle chercha,
chancelante, la porte de la main, et disparut.

Un instant après, on entendit le bruit éloigné d'un corps qui
tombait sur le parquet.

Mais personne n'y fit attention. La garde était occupée à regarder
l'analyse chimique, Villefort était toujours anéanti.

M. d'Avrigny seul avait suivi des yeux Mme de Villefort et avait
remarqué sa sortie précipitée.

Il souleva la tapisserie de la chambre de Valentine et son regard,
à travers celle d'Édouard, put plonger dans l'appartement de
Mme de Villefort, qu'il vit étendue sans mouvement sur le parquet.

«Allez secourir Mme de Villefort, dit-il à la garde;
Mme de Villefort se trouve mal.

--Mais Mlle Valentine? balbutia celle-ci.

--Mlle Valentine n'a plus besoin de secours, dit d'Avrigny,
puisque Mlle Valentine est morte.

--Morte! morte! soupira Villefort dans le paroxysme d'une douleur
d'autant plus déchirante qu'elle était nouvelle, inconnue, inouïe
pour ce coeur de bronze.

--Morte! dites-vous? s'écria une troisième voix; qui a dit que
Valentine était morte?»

Les deux hommes se retournèrent, et sur la porte aperçurent Morrel
debout, pâle, bouleversé, terrible.

Voici ce qui était arrivé:

À son heure habituelle, et par la petite porte qui conduisait chez
Noirtier, Morrel s'était présenté.

Contre la coutume, il trouva la porte ouverte, il n'eut donc pas
besoin de sonner, il entra.

Dans le vestibule, il attendit un instant, appelant un domestique
quelconque qui l'introduisît près du vieux Noirtier.

Mais personne n'avait répondu; les domestiques, on le sait,
avaient déserté la maison.

Morrel n'avait ce jour-là aucun motif particulier d'inquiétude: il
avait la promesse de Monte-Cristo que Valentine vivrait, et
jusque-là la promesse avait été fidèlement tenue. Chaque soir, le
comte lui avait donné de bonnes nouvelles, que confirmait le
lendemain Noirtier lui-même.

Cependant cette solitude lui parut singulière; il appela une
seconde fois, une troisième fois, même silence.

Alors il se décida à monter.

La porte de Noirtier était ouverte comme les autres portes.

La première chose qu'il vit fut le vieillard dans son fauteuil, à
sa place habituelle; ses yeux dilatés semblaient exprimer un
effroi intérieur que confirmait encore la pâleur étrange répandue
sur ses traits.

«Comment allez-vous, monsieur? demanda le jeune homme, non sans un
certain serrement de coeur.

--Bien! fit le vieillard avec son clignement d'yeux, bien!»

Mais sa physionomie sembla croître en inquiétude.

«Vous êtes préoccupé, continua Morrel, vous avez besoin de quelque
chose. Voulez-vous que j'appelle quelqu'un de vos gens?

--Oui», fit Noirtier.

Morrel se suspendit au cordon de la sonnette; mais il eut beau le
tirer à le rompre, personne ne vint.

Il se retourna vers Noirtier; la pâleur et l'angoisse allaient
croissant sur le visage du vieillard.

«Mon Dieu! mon Dieu! dit Morrel, mais pourquoi ne vient-on pas?
Est-ce qu'il y a quelqu'un de malade dans la maison?»

Les yeux de Noirtier parurent prêts à jaillir de leurs orbites.

«Mais qu'avez-vous donc, continua Morrel, vous m'effrayez.
Valentine! Valentine!...

--Oui! oui!» fit Noirtier.

Maximilien ouvrit la bouche pour parler, mais sa langue ne put
articuler aucun son: il chancela et se retint à la boiserie.

Puis il étendit la main vers la porte.

«Oui, oui, oui!» continua le vieillard.

Maximilien s'élança par le petit escalier, qu'il franchit en deux
bonds, tant que Noirtier semblait lui crier des yeux:

«Plus vite! plus vite!»

Une minute suffit au jeune homme pour traverser plusieurs
chambres, solitaires comme le reste de la maison, et pour arriver
jusqu'à celle de Valentine.

Il n'eut pas besoin de pousser la porte, elle était toute grande
ouverte.

Un sanglot fut le premier bruit qu'il perçut. Il vit, comme à
travers un nuage, une figure noire agenouillée et perdue dans un
amas confus de draperies blanches. La crainte, l'effroyable
crainte le clouait sur le seuil.

Ce fut alors qu'il entendit une voix qui disait: «Valentine est
morte», et une seconde voix qui comme un écho, répondait:

«Morte! morte!»



CIII

Maximilien.


Villefort se releva presque honteux d'avoir été surpris dans
l'accès de cette douleur.

Le terrible état qu'il exerçait depuis vingt-cinq ans était arrivé
à en faire plus ou moins qu'un homme.

Son regard, un instant égaré, se fixa sur Morrel.

«Qui êtes-vous, monsieur, dit-il, vous qui oubliez qu'on n'entre
pas ainsi dans une maison qu'habite la mort?

«Sortez, monsieur! sortez!»

Mais Morrel demeurait immobile, il ne pouvait détacher ses yeux du
spectacle effrayant de ce lit en désordre et de la pâle figure qui
était couchée dessus.

«Sortez, entendez-vous!» cria Villefort, tandis que d'Avrigny
s'avançait de son côté pour faire sortir Morrel.

Celui-ci regarda d'un air égaré ce cadavre, ces deux hommes, toute
la chambre, sembla hésiter un instant ouvrit la bouche; puis
enfin, ne trouvant pas un mot à répondre, malgré l'innombrable
essaim d'idées fatales qui envahissaient son cerveau, il rebroussa
chemin en enfonçant ses mains dans ses cheveux; de telle sorte que
Villefort et d'Avrigny, un instant distraits de leurs
préoccupations, échangèrent, après l'avoir suivi des yeux, un
regard qui voulait dire:

«Il est fou!»

Mais avant que cinq minutes se fussent écoulées, on entendit gémir
l'escalier sous un poids considérable, et l'on vit Morrel qui,
avec une force surhumaine, soulevant le fauteuil de Noirtier entre
ses bras, apportait le vieillard au premier étage de la maison.

Arrivé au haut de l'escalier, Morrel posa le fauteuil à terre et
le roula rapidement jusque dans la chambre de Valentine.

Toute cette manoeuvre s'exécuta avec une force décuplée par
l'exaltation frénétique du jeune homme.

Mais une chose était effrayante surtout, c'était la figure de
Noirtier s'avançant vers le lit de Valentine poussé par Morrel, la
figure de Noirtier en qui l'intelligence déployait toutes ses
ressources, dont les yeux réunissaient toute leur puissance pour
suppléer aux autres facultés.

Aussi ce visage pâle, au regard enflammé, fut-il pour Villefort
une effrayante apparition.

Chaque fois qu'il s'était trouvé en contact avec son père, il
s'était toujours passé quelque chose de terrible.

«Voyez ce qu'ils en ont fait! cria Morrel une main encore appuyée
au dossier du fauteuil qu'il venait de pousser jusqu'au lit, et
l'autre étendue vers Valentine; voyez, mon père, voyez!»

Villefort recula d'un pas et regarda avec étonnement ce jeune
homme qui lui était presque inconnu, et qui appelait Noirtier son
père.

En ce moment toute l'âme du vieillard sembla passer dans ses yeux,
qui s'injectèrent de sang; puis les veines de son cou se
gonflèrent, une teinte bleuâtre comme celle qui envahit la peau de
l'épileptique, couvrit son cou, ses joues et ses tempes; il ne
manquait à cette explosion intérieure de tout l'être qu'un cri.

Ce cri sortit pour ainsi dire de tous les pores effrayant dans son
mutisme, déchirant dans son silence.

D'Avrigny se précipita vers le vieillard et lui fit respirer un
violent révulsif.

«Monsieur! s'écria alors Morrel, en saisissant la main inerte du
paralytique, on me demande ce que je suis, et quel droit j'ai
d'être ici.--Ô vous qui le savez, dites-le, vous! dites-le!»

Et la voix du jeune homme s'éteignit dans les sanglots.

Quant au vieillard, sa respiration haletante secouait sa poitrine.
On eût dit qu'il était en proie à ces agitations qui précèdent
l'agonie.

Enfin, les larmes vinrent jaillir des yeux de Noirtier, plus
heureux que le jeune homme qui sanglotait sans pleurer. Sa tête ne
pouvant se pencher, ses yeux se fermèrent.

«Dites, continua Morrel d'une voix étranglée, dites que j'étais
son fiancé!

«Dites qu'elle était ma noble amie, mon seul amour sur la terre!

«Dites, dites, dites, que ce cadavre m'appartient!»

Et le jeune homme, donnant le terrible spectacle d'une grande
force qui se brise, tomba lourdement à genoux devant ce lit que
ses doigts crispés étreignirent avec violence.

Cette douleur était si poignante que d'Avrigny se détourna pour
cacher son émotion, et que Villefort, sans demander d'autre
explication, attiré par ce magnétisme qui nous pousse vers ceux
qui ont aimé ceux que nous pleurons, tendit sa main au jeune
homme.

Mais Morrel ne voyait rien; il avait saisi la main glacée de
Valentine, et, ne pouvant parvenir à pleurer, il mordait les draps
en rugissant.

Pendant quelque temps, on n'entendit dans cette chambre que le
conflit des sanglots, des imprécations et de la prière. Et
cependant un bruit dominait tous ceux-là, c'était l'aspiration
rauque et déchirante qui semblait, à chaque reprise d'air, rompre
un des ressorts de la vie dans la poitrine de Noirtier.

Enfin, Villefort, le plus maître de tous, après avoir pour ainsi
dire cédé pendant quelque temps sa place à Maximilien, Villefort
prit la parole.

«Monsieur, dit-il à Maximilien, vous aimiez Valentine, dites-vous:
vous étiez son fiancé; j'ignorais cet amour, j'ignorais cet
engagement; et cependant, moi, son père, je vous le pardonne, car,
je le vois, votre douleur est grande, réelle et vraie.

«D'ailleurs, chez moi aussi la douleur est trop grande pour qu'il
reste en mon coeur place pour la colère.»

«Mais, vous le voyez, l'ange que vous espériez a quitté la terre:
elle n'a plus que faire des adorations des hommes, elle qui, à
cette heure, adore le Seigneur; faites donc vos adieux, monsieur,
à la triste dépouille qu'elle a oubliée parmi nous; prenez une
dernière fois sa main que vous attendiez, et séparez-vous d'elle à
jamais: Valentine n'a plus besoin maintenant que du prêtre qui
doit la bénir.

--Vous vous trompez, monsieur, s'écria Morrel en se relevant sur
un genou, le coeur traversé par une douleur plus aiguë qu'aucune
de celles qu'il eût encore ressenties; vous vous trompez:
Valentine, morte comme elle est morte, a non seulement besoin d'un
prêtre, mais encore d'un vengeur.

«Monsieur de Villefort, envoyez chercher le prêtre; moi, je serai
le vengeur.

--Que voulez-vous dire, monsieur? murmura Villefort tremblant à
cette nouvelle inspiration du délire de Morrel.

--Je veux dire, continua Morrel, qu'il y a deux hommes en vous,
monsieur. Le père a assez pleuré; que le procureur du roi commence
son office.»

Les yeux de Noirtier étincelèrent, d'Avrigny se rapprocha.

«Monsieur, continua le jeune homme, en recueillant des yeux tous
les sentiments qui se révélaient sur les visages des assistants,
je sais ce que je dis, et vous savez tous aussi bien que moi ce
que je vais dire.

«Valentine est morte assassinée!»

Villefort baissa la tête; d'Avrigny avança d'un pas encore;
Noirtier fit oui des yeux.

«Or, monsieur, continua Morrel, au temps où nous vivons, une créature,
ne fût-elle pas jeune, ne fût-elle pas belle, ne fût-elle pas adorable
comme était Valentine, une créature ne disparaît pas violemment du monde
sans que l'on demande compte de sa disparition.

«Allons, monsieur le procureur du roi, ajouta Morrel avec une
véhémence croissante, pas de pitié! je vous dénonce le crime,
cherchez l'assassin!»

Et son oeil implacable interrogeait Villefort, qui de son côté
sollicitait du regard tantôt Noirtier, tantôt d'Avrigny.

Mais au lieu de trouver secours dans son père et dans le docteur,
Villefort ne rencontra en eux qu'un regard aussi inflexible que
celui de Morrel.

«Oui! fit le vieillard.

--Certes! dit d'Avrigny.

--Monsieur, répliqua Villefort, essayant de lutter contre cette
triple volonté et contre sa propre émotion monsieur, vous vous
trompez, il ne se commet pas de crimes chez moi; la fatalité me
frappe, Dieu m'éprouve; c'est horrible à penser; mais on
n'assassine personne!»

Les yeux de Noirtier flamboyèrent, d'Avrigny ouvrit la bouche pour
parler.

Morrel étendit le bras en commandant le silence.

«Et moi, je vous dis que l'on tue ici! s'écria Morrel dont la voix
baissa sans rien perdre de sa vibration terrible.

«Je vous dis que voilà la quatrième victime frappée depuis quatre
mois.

«Je vous dis qu'on avait déjà une fois, il y a quatre jours de
cela, essayé d'empoisonner Valentine, et que l'on avait échoué
grâce aux précautions qu'avait prises M. Noirtier!

«Je vous dis que l'on a doublé la dose ou changé la nature du
poison, et que cette fois on a réussi!

«Je vous dis que vous savez tout cela aussi bien que moi, enfin,
puisque monsieur que voilà vous en a prévenu, et comme médecin et
comme ami.

--Oh, vous êtes en délire! monsieur, dit Villefort, essayant
vainement de se débattre dans le cercle où il se sentait pris.

--Je suis en délire! s'écria Morrel; eh bien, j'en appelle à
M. d'Avrigny lui-même.

«Demandez-lui, monsieur, s'il se souvient encore des paroles qu'il
a prononcées dans votre jardin, dans le jardin de cet hôtel, le
soir même de la mort de Mme de Saint-Méran, alors que tous deux,
vous et lui, vous croyant seuls, vous vous entreteniez de cette
mort tragique, dans laquelle cette fatalité dont vous parlez et
Dieu, que vous accusez injustement, ne peuvent être comptés que
pour une chose; c'est-à-dire pour avoir créé l'assassin de
Valentine!»

Villefort et d'Avrigny se regardèrent.

«Oui, oui, rappelez-vous, dit Morrel, car ces paroles, que vous
croyiez livrées au silence et à la solitude sont tombées dans mon
oreille. Certes, de ce soir-là, en voyant la coupable complaisance
de M. de Villefort pour les siens, j'eusse dû tout découvrir à
l'autorité; je ne serais pas complice comme je le suis en ce
moment de ta mort, Valentine! ma Valentine bien-aimée! mais le
complice deviendra le vengeur; ce quatrième meurtre est flagrant
et visible aux yeux de tous, et si ton père t'abandonne,
Valentine, c'est moi, c'est moi, je te le jure, qui poursuivrai
l'assassin.»

Et cette fois, comme si la nature avait enfin pitié de cette
vigoureuse organisation prête à se briser par sa propre force, les
dernières paroles de Morrel s'éteignirent dans sa gorge; sa
poitrine éclata en sanglots, les larmes, si longtemps rebelles,
jaillirent de ses yeux, il s'affaissa sur lui-même, et retomba à
genoux pleurant près du lit de Valentine.

Alors ce fut le tour de d'Avrigny.

«Et moi aussi, dit-il d'une voix forte, moi aussi, je me joins à
M. Morrel pour demander justice du crime; car mon coeur se soulève
à l'idée que ma lâche complaisance a encouragé l'assassin!

--Ô mon Dieu! mon Dieu!» murmura Villefort anéanti.

Morrel releva la tête, en lisant dans les yeux du vieillard qui
lançaient une flamme surnaturelle:

«Tenez, dit-il, tenez, M. Noirtier veut parler.

--Oui, fit Noirtier avec une expression d'autant plus terrible
que toutes les facultés de ce pauvre vieillard impuissant étaient
concentrées dans son regard.

--Vous connaissez l'assassin? dit Morrel.

--Oui, répliqua Noirtier.

--Et vous allez nous guider? s'écria le jeune homme. Écoutons!
M. d'Avrigny, écoutons!»

Noirtier adressa au malheureux Morrel un sourire mélancolique, un
de ces doux sourires des yeux qui tant de fois avaient rendu
Valentine heureuse, et fixa son attention.

Puis, ayant rivé pour ainsi dire les yeux de son interlocuteur aux
siens, il les détourna vers la porte.

«Voulez-vous que je sorte, monsieur? s'écria douloureusement
Morrel.

--Oui, fit Noirtier.

--Hélas! hélas! monsieur; mais ayez donc pitié de moi!»

Les yeux du vieillard demeurèrent impitoyablement fixés vers la
porte.

«Pourrais-je revenir, au moins? demanda Morrel.

--Oui.

--Dois-je sortir seul?

--Non.

--Qui dois-je emmener avec moi? M. le procureur au roi?

--Non.

--Le docteur?

--Oui.

--Vous voulez rester seul avec M. de Villefort?

--Oui.

--Mais pourrait-il vous comprendre, lui?

--Oui.

--Oh! dit Villefort presque joyeux de ce que l'enquête allait se
faire en tête-à-tête, oh! soyez tranquille, je comprends très bien
mon père.»

Et tout en disant cela avec cette expression de joie que nous
avons signalée, les dents du procureur du roi s'entrechoquaient
avec violence.

D'Avrigny prit le bras de Morrel et entraîna le jeune homme dans
la chambre voisine.

Il se fit alors dans toute cette maison un silence plus profond
que celui de la mort.

Enfin, au bout d'un quart d'heure, un pas chancelant se fit
entendre, et Villefort parut sur le seuil du salon où se tenaient
d'Avrigny et Morrel, l'un absorbé et l'autre suffoquant.

«Venez», dit-il.

Et il les ramena près du fauteuil de Noirtier.

Morrel, alors, regarda attentivement Villefort.

La figure du procureur du roi était livide; de larges taches de
couleur de rouille sillonnaient son front entre ses doigts, une
plume tordue de mille façons criait en se déchiquetant en
lambeaux.

«Messieurs, dit-il d'une voix étranglée à d'Avrigny et à Morrel,
messieurs, votre parole d'honneur que l'horrible secret demeurera
enseveli entre nous!»

Les deux hommes firent un mouvement.

«Je vous en conjure!... continua Villefort.

--Mais, dit Morrel, le coupable!... le meurtrier!...
l'assassin!...

--Soyez tranquille, monsieur, justice sera faite, dit Villefort.
Mon père m'a révélé le nom du coupable; mon père a soif de
vengeance comme vous, et cependant mon père vous conjure, comme
moi de garder le secret du crime.

«N'est-ce pas, mon père?

--Oui», fit résolument Noirtier.

Morrel laissa échapper un mouvement d'horreur et d'incrédulité.

«Oh! s'écria Villefort, en arrêtant Maximilien par le bras, oh!
monsieur, si mon père, l'homme inflexible que vous connaissez,
vous fait cette demande, c'est qu'il sait que Valentine sera
terriblement vengée.

«N'est-ce pas, mon père?»

Le vieillard fit signe que oui.

Villefort continua.

«Il me connaît, lui, et c'est à lui que j'ai engagé ma parole.
Rassurez-vous donc, messieurs; trois jours, je vous demande trois
jours, c'est moins que ne vous demanderait la justice, et dans
trois jours la vengeance que j'aurai tirée du meurtre de mon
enfant fera frissonner jusqu'au fond de leur coeur les plus
indifférents des hommes.

«N'est-ce pas, mon père?»

Et en disant ces paroles, il grinçait des dents et secouait la
main engourdie du vieillard.

«Tout ce qui est promis sera-t-il tenu, monsieur Noirtier? demanda
Morrel, tandis que d'Avrigny interrogeait du regard.

--Oui, fit Noirtier, avec un regard de sinistre joie.

--Jurez donc, messieurs, dit Villefort en joignant les mains de
d'Avrigny et de Morrel, jurez que vous aurez pitié de l'honneur de
ma maison, et que vous me laisserez le soin de le venger?»

D'Avrigny se détourna et murmura un oui bien faible, mais Morrel
arracha sa main du magistrat, se précipita vers le lit, imprima
ses lèvres sur les lèvres glacées de Valentine, et s'enfuit avec
le long gémissement d'une âme qui s'engloutit dans le désespoir.

Nous avons dit que tous les domestiques avaient disparu.

M. de Villefort fut donc forcé de prier d'Avrigny de se charger
des démarches, si nombreuses et si délicates, qu'entraîne la mort
dans nos grandes villes, et surtout la mort accompagnée de
circonstances aussi suspectes.

Quant à Noirtier, c'était quelque chose de terrible à voir que
cette douleur sans mouvement, que ce désespoir sans gestes, que
ces larmes sans voix.

Villefort rentra dans son cabinet; d'Avrigny alla chercher le
médecin de la mairie qui remplit les fonctions d'inspecteur après
décès, et que l'on nomme assez énergiquement le médecin des morts.

Noirtier ne voulut point quitter sa petite-fille.

Au bout d'une demi-heure, M. d'Avrigny revint avec son confrère;
on avait fermé les portes de la rue, et comme le concierge avait
disparu avec les autres serviteurs, ce fut Villefort lui-même qui
alla ouvrir.

Mais il s'arrêta sur le palier; il n'avait plus le courage
d'entrer dans la chambre mortuaire.

Les deux docteurs pénétrèrent donc seuls jusqu'à la chambre de
Valentine.

Noirtier était près du lit, pâle comme la morte, immobile et muet
comme elle.

Le médecin des morts s'approcha avec l'indifférence de l'homme qui
passe la moitié de sa vie avec les cadavres, souleva le drap qui
recouvrait la jeune fille, et entrouvrit seulement les lèvres.

«Oh! dit d'Avrigny en soupirant, pauvre jeune fille, elle est bien
morte, allez.

--Oui», répondit laconiquement le médecin en laissant retomber le
drap qui recouvrait le visage de Valentine.

Noirtier fit entendre un sourd râlement.

D'Avrigny se retourna, les yeux du vieillard étincelaient. Le bon
docteur comprit que Noirtier réclamait la vue de son enfant, il le
rapprocha du lit, et tandis que le médecin des morts trempait dans
de l'eau chlorurée les doigts qui avaient touché les lèvres de la
trépassée, il découvrit ce calme et pâle visage qui semblait celui
d'un ange endormi.

Une larme qui reparut au coin de l'oeil de Noirtier fut le
remerciement que reçut le bon docteur.

Le médecin des morts dressa son procès-verbal sur le coin d'une
table, dans la chambre même de Valentine, et, cette formalité
suprême accomplie, sortit reconduit par le docteur.

Villefort les entendit descendre et reparut à la porte de son
cabinet.

En quelques mots il remercia le médecin, et, se retournant vers
d'Avrigny:

«Et maintenant! dit-il, le prêtre?

--Avez-vous un ecclésiastique que vous désirez plus
particulièrement charger de prier près de Valentine? demanda
d'Avrigny.

--Non, dit Villefort, allez chez le plus proche.

--Le plus proche, fit le médecin est un bon abbé italien qui est
venu demeurer dans la maison voisine de la vôtre. Voulez-vous que
je le prévienne en passant?

--D'Avrigny, dit Villefort, veuillez, je vous prie, accompagner
monsieur.

«Voici la clef pour que vous puissiez entrer et sortir à volonté.

«Vous ramènerez le prêtre, et vous vous chargerez de l'installer
dans la chambre de ma pauvre enfant.

--Désirez-vous lui parler, mon ami?

--Je désire être seul. Vous m'excuserez, n'est-ce pas? Un prêtre
doit comprendre toutes les douleurs, même la douleur paternelle.»

Et M. de Villefort, donnant un passe-partout à d'Avrigny, salua
une dernière fois le docteur étranger et rentra dans son cabinet,
où il se mit à travailler.

Pour certaines organisations, le travail est le remède à toutes
les douleurs.

Au moment où ils descendaient dans la rue, ils aperçurent un homme
vêtu d'une soutane, qui se tenait sur le seuil de la porte
voisine.

«Voici celui dont je vous parlais», dit le médecin des morts à
d'Avrigny.

D'Avrigny aborda l'ecclésiastique.

«Monsieur, lui dit-il, seriez-vous disposé à rendre un grand
service à un malheureux père qui vient de perdre sa fille, à M. le
procureur du roi Villefort?

--Ah! monsieur, répondit le prêtre avec un accent italien des
plus prononcés, oui, je sais, la mort est dans sa maison.

--Alors, je n'ai point à vous apprendre quel genre de service il
ose attendre de vous.

--J'allais aller m'offrir, monsieur, dit le prêtre; c'est notre
mission d'aller au-devant de nos devoirs.

--C'est une jeune fille.

--Oui, je sais cela, je l'ai appris des domestiques que j'ai vus
fuyant la maison. J'ai su qu'elle s'appelait Valentine; et j'ai
déjà prié pour elle.

--Merci, merci, monsieur, dit d'Avrigny, et puisque vous avez
déjà commencé d'exercer votre saint ministère, daignez le
continuer. Venez vous asseoir près de la morte, et toute une
famille plongée dans le deuil vous sera bien reconnaissante.

--J'y vais, monsieur, répondit l'abbé, et j'ose dire que jamais
prières ne seront plus ardentes que les miennes.»

D'Avrigny prit l'abbé par la main, et sans rencontrer Villefort,
enfermé dans son cabinet, il le conduisit jusqu'à la chambre de
Valentine, dont les ensevelisseurs devaient s'emparer seulement la
nuit suivante.

En entrant dans la chambre, le regard de Noirtier avait rencontré
celui de l'abbé, et sans doute il crut y lire quelque chose de
particulier, car il ne le quitta plus.

D'Avrigny recommanda au prêtre non seulement la morte, mais le
vivant, et le prêtre promit à d'Avrigny de donner ses prières à
Valentine et ses soins à Noirtier.

L'abbé s'y engagea solennellement, et, sans doute pour n'être pas
dérangé dans ses prières, et pour que Noirtier ne fût pas dérangé
dans sa douleur, il alla, dès que M. d'Avrigny eut quitté la
chambre, fermer non seulement les verrous de la porte par laquelle
le docteur venait de sortir, mais encore les verrous de celle qui
conduisait chez Mme de Villefort.



CIV

La signature Danglars.


Le jour du lendemain se leva triste et nuageux.

Les ensevelisseurs avaient pendant la nuit accompli leur funèbre
office, et cousu le corps déposé sur le lit dans le suaire qui
drape lugubrement les trépassés en leur prêtant, quelque chose
qu'on dise de l'égalité devant la mort, un dernier témoignage du
luxe qu'ils aimaient pendant leur vie.

Ce suaire n'était autre chose qu'une pièce de magnifique batiste
que la jeune fille avait achetée quinze jours auparavant.

Dans la soirée, des hommes appelés à cet effet avaient transporté
Noirtier de la chambre de Valentine dans la sienne, et, contre
toute attente, le vieillard n'avait fait aucune difficulté de
s'éloigner du corps de son enfant.

L'abbé Busoni avait veillé jusqu'au jour, et, au jour, il s'était
retiré chez lui, sans appeler personne.

Vers huit heures du matin, d'Avrigny était revenu; il avait
rencontré Villefort qui passait chez Noirtier, et il l'avait
accompagné pour savoir comment le vieillard avait passé la nuit.

Ils le trouvèrent dans le grand fauteuil qui lui servait de lit,
reposant d'un sommeil doux et presque souriant.

Tous deux s'arrêtèrent étonnés sur le seuil.

«Voyez, dit d'Avrigny à Villefort, qui regardait son père endormi;
voyez, la nature sait calmer les plus vives douleurs, certes, on
ne dira pas que M. Noirtier n'aimait pas sa petite-fille; il dort
cependant.

--Oui, et vous avez raison, répondit Villefort avec surprise; il
dort, et c'est bien étrange, car la moindre contrariété le tient
éveillé des nuits entières.

--La douleur l'a terrassé», répliqua d'Avrigny.

Et tous deux regagnèrent pensifs le cabinet du procureur du roi.

«Tenez, moi, je n'ai pas dormi, dit Villefort en montrant à
d'Avrigny son lit intact; la douleur ne me terrasse pas, moi, il y
a deux nuits que je ne me suis couché; mais, en échange, voyez mon
bureau; ai-je écrit, mon Dieu! pendant ces deux jours et ces deux
nuits!... ai-je fouillé ce dossier, ai-je annoté cet acte
d'accusation de l'assassin Benedetto!... Ô travail, travail! ma
passion, ma joie, ma rage, c'est à toi de terrasser toutes mes
douleurs!»

Et il serra convulsivement la main de d'Avrigny.

«Avez-vous besoin de moi? demanda le docteur.

--Non, dit Villefort; seulement revenez à onze heures, je vous
prie; c'est à midi qu'a lieu... le départ... Mon Dieu! ma pauvre
enfant! ma pauvre enfant!»

Et le procureur du roi, redevenant homme, leva les yeux au ciel et
poussa un soupir.

«Vous tiendrez-vous donc au salon de réception?

--Non, j'ai un cousin qui se charge de ce triste honneur. Moi, je
travaillerai, docteur; quand je travaille, tout disparaît.»

En effet, le docteur n'était point à la porte que déjà le
procureur du roi s'était remis au travail.

Sur le perron, d'Avrigny rencontra ce parent dont lui avait parlé
Villefort, personnage insignifiant dans cette histoire comme dans
la famille, un de ces êtres voués en naissant à jouer le rôle
d'utilité dans le monde.

Il était ponctuel, vêtu de noir, avait un crêpe au bras, et
s'était rendu chez son cousin avec une figure qu'il s'était faite,
qu'il comptait garder tant que besoin serait, et quitter ensuite.

À onze heures, les voitures funèbres roulèrent sur le pavé de la
cour, et la rue du Faubourg-Saint-Honoré s'emplit des murmures de
la foule, également avide des joies ou du deuil des riches, et qui
court à un enterrement pompeux avec la même hâte qu'à un mariage
de duchesse.

Peu à peu le salon mortuaire s'emplit et l'on vit arriver d'abord
une partie de nos anciennes connaissances, c'est-à-dire Debray,
Château-Renaud, Beauchamp, puis toutes les illustrations du
parquet, de la littérature et de l'armée; car M. de Villefort
occupait moins encore par sa position sociale que par son mérite
personnel, un des premiers rangs dans le monde parisien.

Le cousin se tenait à la porte et faisait entrer tout le monde, et
c'était pour les indifférents un grand soulagement, il faut le
dire, que de voir là une figure indifférente qui n'exigeait point
des conviés une physionomie menteuse ou de fausses larmes, comme
eussent fait un père, un frère ou un fiancé.

Ceux qui se connaissaient s'appelaient du regard et se
réunissaient en groupes.

Un de ces groupes était composé de Debray, de Château-Renaud et de
Beauchamp.

«Pauvre jeune fille! dit Debray, payant, comme chacun au reste le
faisait malgré soi, un tribut à ce douloureux événement; pauvre jeune
fille! si riche, si belle! Eussiez-vous pensé cela, Château-Renaud,
quand nous vînmes, il y a combien?... trois semaines ou un mois tout au
plus, pour signer ce contrat qui ne fut pas signé?

--Ma foi, non, dit Château-Renaud.

--La connaissiez-vous?

--J'avais causé une fois ou deux avec elle au bal de
Mme de Morcerf, elle m'avait paru charmante quoique d'un esprit un
peu mélancolique. Où est la belle-mère? savez-vous?

--Elle est allée passer la journée avec la femme de ce digne
monsieur qui nous reçoit.

--Qu'est-ce que c'est que ça?

--Qui ça?

--Le monsieur qui nous reçoit. Un député?

--Non, dit Beauchamp; je suis condamné à voir nos honorables tous
les jours, et sa tête m'est inconnue.

--Avez-vous parlé de cette mort dans votre journal?

--L'article n'est pas de moi, mais on en a parlé; je doute même
qu'il soit agréable à M. de Villefort. Il est dit, je crois, que
si quatre morts successives avaient eu lieu autre part que dans la
maison de M. le procureur du roi, M. le procureur du roi s'en fût
certes plus ému.

--Au reste, dit Château-Renaud, le docteur d'Avrigny, qui est le
médecin de ma mère, le prétend fort désespéré.

--Mais qui cherchez-vous donc, Debray?

--Je cherche M. de Monte-Cristo, répondit le jeune homme.

--Je l'ai rencontré sur le boulevard en venant ici. Je le crois
sur son départ, il allait chez son banquier, dit Beauchamp.

--Chez son banquier? Son banquier, n'est-ce pas Danglars? demanda
Château-Renaud à Debray.

--Je crois que oui, répondit le secrétaire intime avec un léger
trouble; mais M. de Monte-Cristo n'est pas le seul qui manque ici.
Je ne vois pas Morrel.

--Morrel! est-ce qu'il les connaissait? demanda Château-Renaud.

--Je crois qu'il avait été présenté à Mme de Villefort seulement.

--N'importe, il aurait dû venir, dit Debray; de quoi causera-t-il,
ce soir? cet enterrement, c'est la nouvelle de la journée;
mais, chut, taisons-nous, voici M. le ministre de la Justice et
des Cultes, il va se croire obligé de faire son petit _speech_ au
cousin larmoyant.»

Et les trois jeunes gens se rapprochèrent de la porte pour
entendre le petit _speech_ de M. le ministre de la Justice et des
Cultes.

Beauchamp avait dit vrai; en se rendant à l'invitation mortuaire,
il avait rencontré Monte-Cristo, qui, de son côté, se dirigeait
vers l'hôtel de Danglars, rue de la Chaussée-d'Antin.

Le banquier avait, de sa fenêtre, aperçu la voiture du comte
entrant dans la cour, et il était venu au-devant de lui avec un
visage attristé, mais affable.

«Eh bien, comte, dit-il en tendant la main à Monte-Cristo, vous venez me
faire vos compliments de condoléance. En vérité, le malheur est dans ma
maison; c'est au point que, lorsque je vous ai aperçu, je
m'interrogeais moi-même pour savoir si je n'avais pas souhaité malheur à
ces pauvres Morcerf, ce qui eût justifié le proverbe: Qui mal veut, mal
lui arrive. Eh bien, sur ma parole, non, je ne souhaitais pas de mal à
Morcerf; il était peut-être un peu orgueilleux pour un homme parti de
rien, comme moi, se devant tout à lui-même, comme moi, mais chacun a ses
défauts. Ah, tenez-vous ien, comte, les gens de notre génération...
Mais, pardon, vous n'êtes pas de notre génération, vous, vous êtes un
jeune homme... Les gens de notre génération ne sont point heureux cette
année: témoin notre puritain de procureur du roi, témoin Villefort, qui
vient encore de perdre sa fille. Ainsi, récapitulez: Villefort, comme
nous disions, perdant toute sa famille d'une façon étrange; Morcerf
déshonoré et tué; moi, couvert de ridicule par la scélératesse de ce
Benedetto, et puis...

--Puis, quoi? demanda le comte.

--Hélas! vous l'ignorez donc?

--Quelque nouveau malheur?

--Ma fille...

--Mlle Danglars?

--Eugénie nous quitte.

--Oh! mon Dieu! que me dites-vous là!

--La vérité, mon cher comte. Mon Dieu! que vous êtes heureux de
n'avoir ni femme ni enfant, vous!

--Vous trouvez?

--Ah! mon Dieu!

--Et vous dites que Mlle Eugénie...

--Elle n'a pu supporter l'affront que nous a fait ce misérable,
et m'a demandé la permission de voyager.

--Et elle est partie?

--L'autre nuit.

--Avec Mme Danglars?

--Non, avec une parente... Mais nous ne la perdons pas moins,
cette chère Eugénie; car je doute qu'avec le caractère que je lui
connais, elle consente jamais à revenir en France!

--Que voulez-vous, mon cher baron, dit Monte-Cristo, chagrins de
famille, chagrins qui seraient écrasants pour un pauvre diable
dont l'enfant serait toute la fortune, mais supportables pour un
millionnaire. Les philosophes ont beau dire, les hommes pratiques
leur donneront toujours un démenti là-dessus: l'argent console de
bien des choses; et vous, vous devez être plus vite consolé que
qui que ce soit, si vous admettez la vertu de ce baume souverain:
vous, le roi de la finance, le point d'intersection de tous les
pouvoirs.»

Danglars lança un coup d'oeil oblique au comte, pour voir s'il
raillait ou s'il parlait sérieusement.

«Oui, dit-il, le fait est que si la fortune console, je dois être
consolé: je suis riche.

--Si riche, mon cher baron, que votre fortune ressemble aux
Pyramides; voulût-on les démolir, on n'oserait; osât-on, on ne
pourrait.»

Danglars sourit de cette confiante bonhomie du comte.

«Cela me rappelle, dit-il, que lorsque vous êtes entré, j'étais en
train de faire cinq petits bons; j'en avais déjà signé deux;
voulez-vous me permettre de faire les trois autres?

--Faites, mon cher baron, faites.»

Il y eut un instant de silence, pendant lequel on entendit crier
la plume du banquier, tandis que Monte-Cristo regardait les
moulures dorées au plafond.

«Des bons d'Espagne, dit Monte-Cristo, des bons d'Haïti, des bons
de Naples?

--Non, dit Danglars en riant de son rire suffisant des bons au
porteur, des bons sur la Banque de France. Tenez, ajouta-t-il,
monsieur le comte, vous qui êtes l'empereur de la finance, comme
j'en suis le roi, avez-vous vu beaucoup de chiffons de papier de
cette grandeur-là valoir chacun un million?»

Monte-Cristo prit dans sa main, comme pour les peser, les cinq
chiffons de papier que lui présentait orgueilleusement Danglars,
et lut:

«Plaise à M. le Régent de la Banque de faire payer à mon ordre, et
sur les fonds déposés par moi, la somme d'un million, valeur en
compte.

                                 «BARON DANGLARS.»

--Un, deux, trois, quatre, cinq, fit Monte-Cristo; cinq millions!
peste! comme vous y allez, seigneur Crésus!

--Voilà comme je fais les affaires, moi, dit Danglars.

--C'est merveilleux, si surtout, comme je n'en doute pas, cette
somme est payée comptant.

--Elle le sera, dit Danglars.

--C'est beau d'avoir un pareil crédit; en vérité il n'y a qu'en
France qu'on voie ces choses-là: cinq chiffons de papier valant
cinq millions; et il faut le voir pour le croire.

--Vous en doutez?

--Non.

--Vous dites cela avec un accent... Tenez, donnez-vous-en le
plaisir: conduisez mon commis à la banque, et vous l'en verrez
sortir avec des bons sur le trésor pour la même somme.

--Non, dit Monte-Cristo pliant les cinq billets, ma foi non, la
chose est trop curieuse, et j'en ferai l'expérience moi-même. Mon
crédit chez vous était de six millions, j'ai pris neuf cent mille
francs, c'est cinq millions cent mille francs que vous restez me
devoir. Je prends vos cinq chiffons de papier que je tiens pour
bons à la seule vue de votre signature, et voici un reçu général
de six millions qui régularise notre compte. Je l'avais préparé
d'avance, car il faut vous dire que j'ai fort besoin d'argent
aujourd'hui.»

Et d'une main Monte-Cristo mit les cinq billets dans sa poche,
tandis que de l'autre il tendait son reçu au banquier.

La foudre tombant aux pieds de Danglars ne l'eût pas écrasé d'une
terreur plus grande.

«Quoi! balbutia-t-il, quoi! monsieur le comte, vous prenez cet
argent? Mais, pardon, pardon, c'est de l'argent que je dois aux
hospices, un dépôt, et j'avais promis de payer ce matin.

--Ah! dit Monte-Cristo, c'est différent. Je ne tiens pas
précisément à ces cinq billets, payez-moi en autres valeurs;
c'était par curiosité que j'avais pris celles-ci, afin de pouvoir
dire de par le monde que, sans avis aucun, sans me demander cinq
minutes de délai, la maison Danglars m'avait payé cinq millions
comptant! c'eût été remarquable! Mais voici vos valeurs; je vous
le répète, donnez-m'en d'autres.»

Et il tendait les cinq effets à Danglars qui, livide, allongea
d'abord la main, ainsi que le vautour allonge la griffe par les
barreaux de sa cage pour retenir la chair qu'on lui enlève.

Tout à coup il se ravisa, fit un effort violent et se contint.

Puis on le vit sourire, arrondir peu à peu les traits de son
visage bouleversé.

«Au fait, dit-il, votre reçu, c'est de l'argent.

--Oh! mon Dieu, oui! et si vous étiez à Rome, sur mon reçu, la
maison Thomson et French ne ferait pas plus de difficulté de vous
payer que vous n'en avez fait vous-même.

--Pardon, monsieur le comte, pardon.

--Je puis donc garder cet argent?

--Oui, dit Danglars en essuyant la sueur qui perlait à la racine
de ses cheveux, gardez, gardez.»

Monte-Cristo remit les cinq billets dans sa poche avec cet
intraduisible mouvement de physionomie qui veut dire:

«Dame! réfléchissez; si vous vous repentez, il est encore temps.

--Non, dit Danglars, non; décidément, gardez mes signatures.
Mais, vous le savez, rien n'est formaliste comme un homme
d'argent; je destinais cet argent aux hospices et j'eusse cru les
voler en ne leur donnant pas précisément celui-là, comme si un écu
n'en valait pas un autre. Excusez!»

Et il se mit à rire bruyamment, mais des nerfs.

«J'excuse, répondit gracieusement Monte-Cristo, et j'empoche.»

Et il plaça les bons dans son portefeuille.

«Mais, dit Danglars, nous avons une somme de cent mille francs?

--Oh! bagatelle, dit Monte-Cristo. L'agio doit monter à peu près
à cette somme; gardez-la, et nous serons quittes.

--Comte, dit Danglars, parlez-vous sérieusement?

--Je ne ris jamais avec les banquiers», répliqua Monte-Cristo
avec un sérieux qui frisait l'impertinence.

Et il s'achemina vers la porte, juste au moment où le valet de
chambre annonçait:

«M. de Boville, receveur général des hospices.

--Ma foi, dit Monte-Cristo, il paraît que je suis arrivé à temps
pour jouir de vos signatures, on se les dispute.»

Danglars pâlit une seconde fois, et se hâta de prendre congé du
comte.

Le comte de Monte-Cristo échangea un cérémonieux salut avec
M. de Boville, qui se tenait debout dans le salon d'attente, et
qui, M. de Monte-Cristo passé, fut immédiatement introduit dans le
cabinet de M. Danglars.

On eût pu voir le visage si sérieux du comte s'illuminer d'un
éphémère sourire à l'aspect du portefeuille que tenait à la main
M. le receveur des hospices.

À la porte, il retrouva sa voiture, et se fit conduire sur-le-champ
à la Banque.

Pendant ce temps, Danglars, comprimant toute émotion, venait à la
rencontre du receveur général.

Il va sans dire que le sourire et la gracieuseté étaient
stéréotypés sur ses lèvres.

«Bonjour, dit-il, mon cher créancier, car je gagerais que c'est le
créancier qui m'arrive.

--Vous avez deviné juste, monsieur le baron, dit M. de Boville,
les hospices se présentent à vous dans ma personne; les veuves et
les orphelins viennent par mes mains vous demander une aumône de
cinq millions.

--Et l'on dit que les orphelins sont à plaindre! dit Danglars en
prolongeant la plaisanterie; pauvres enfants!

--Me voici donc venu en leur nom, dit M. de Boville. Vous avez dû
recevoir ma lettre hier?

--Oui.

--Me voici avec mon reçu.

--Mon cher monsieur de Boville, dit Danglars, vos veuves et vos
orphelins auront, si vous le voulez bien, la bonté d'attendre
vingt-quatre heures, attendu que M. de Monte-Cristo, que vous
venez de voir sortir d'ici... Vous l'avez vu, n'est-ce pas?

--Oui; eh bien?

--Eh bien, M. de Monte-Cristo emportait leur cinq millions!

--Comment cela?

--Le comte avait un crédit illimité sur moi, crédit ouvert par la
maison Thomson et French, de Rome. Il est venu me demander une
somme de cinq millions d'un seul coup; je lui ai donné un bon sur
la Banque: c'est là que sont déposés mes fonds; et vous comprenez,
je craindrais, en retirant des mains de M. le régent dix millions
le même jour, que cela ne lui parût bien étrange.

«En deux jours, ajouta Danglars en souriant, je ne dis pas.

--Allons donc! s'écria M. de Boville avec le ton de la plus
complète incrédulité; cinq millions à ce monsieur qui sortait tout
à l'heure, et qui m'a salué en sortant comme si je le connaissais?

--Peut-être vous connaît-il sans que vous le connaissiez, vous.
M. de Monte-Cristo connaît tout le monde.

--Cinq millions!

--Voilà son reçu. Faites comme saint Thomas: voyez et touchez.»

M. de Boville prit le papier que lui présentait Danglars, et lut:

«Reçu de M. le baron Danglars la somme de cinq millions cent mille
francs, dont il se remboursera à volonté sur la maison Thomson et
French, de Rome.»

«C'est ma foi vrai! dit celui-ci.

--Connaissez-vous la maison Thomson et French?

--Oui, dit M. de Boville, j'ai fait autrefois une affaire de deux
cent mille francs avec elle; mais je n'en ai pas entendu parler
depuis.

--C'est une des meilleures maisons d'Europe, dit Danglars en
rejetant négligemment sur son bureau le reçu qu'il venait de
prendre des mains de M. de Boville.

--Et il avait comme cela cinq millions, rien que sur vous? Ah çà!
mais c'est donc un nabab que ce comte de Monte-Cristo?

--Ma foi! je ne sais pas ce que c'est, mais il avait trois
crédits illimités: un sur moi, un sur Rothschild, un sur Laffitte,
et, ajouta négligemment Danglars, comme vous voyez, il m'a donné
la préférence en me laissant cent mille francs pour l'agio.»

M. de Boville donna tous les signes de la plus grande admiration.

«Il faudra que je l'aille visiter, dit-il, et que j'obtienne
quelque fondation pieuse pour nous.

--Oh! c'est comme si vous la teniez; ses aumônes seules montent à
plus de vingt mille francs par mois.

--C'est magnifique; d'ailleurs, je lui citerai l'exemple de
Mme de Morcerf et de son fils.

--Quel exemple?

--Ils ont donné toute leur fortune aux hospices.

--Quelle fortune?

--Leur fortune, celle du général de Morcerf, du défunt.

--Et à quel propos?

--À propos qu'ils ne voulaient pas d'un bien si misérablement
acquis.

--De quoi vont-ils vivre?

--La mère se retire en province et le fils s'engage.

--Tiens, tiens, dit Danglars, en voilà des scrupules!

--J'ai fait enregistrer l'acte de donation hier.

--Et combien possédaient-ils?

--Oh! pas grand-chose: douze à treize cent mille francs. Mais
revenons à nos millions.

--Volontiers, dit Danglars le plus naturellement du monde; vous
êtes donc bien pressé de cet argent?

--Mais oui; la vérification de nos caisses se fait demain.

--Demain! que ne disiez-vous cela tout de suite? Mais c'est un
siècle, demain! À quelle heure cette vérification?

--À deux heures.

--Envoyez à midi, dit Danglars avec son sourire.

M. de Boville ne répondait pas grand-chose; il faisait oui de la
tête et remuait son portefeuille.

--Eh! mais j'y songe, dit Danglars, faites mieux.

--Que voulez-vous que je fasse?

--Le reçu de M. de Monte-Cristo vaut de l'argent; passez ce reçu
chez Rothschild ou chez Laffitte; ils vous le prendront à
l'instant même.

--Quoique remboursable sur Rome?

--Certainement; il vous en coûtera seulement un escompte de cinq
à six mille francs.

Le receveur fit un bond en arrière.

«Ma foi! non, j'aime mieux attendre à demain. Comme vous y allez!

--J'ai cru un instant, pardonnez-moi, dit Danglars avec une
suprême impudence, j'ai cru que vous aviez un petit déficit à
combler.

--Ah! fit le receveur.

--Écoutez, cela s'est vu, et dans ce cas on fait un sacrifice.

--Dieu merci! non, dit M. de Boville.

--Alors, à demain; mais sans faute?

--Ah çà! mais, vous riez! Envoyez à midi, et la Banque sera
prévenue.

--Je viendrai moi-même.

--Mieux encore, puisque cela me procurera le plaisir de vous
voir.»

Ils se serrèrent la main.

«À propos, dit M. de Boville, n'allez-vous donc point à
l'enterrement de cette pauvre Mlle de Villefort, que j'ai
rencontré sur le boulevard?

--Non, dit le banquier, je suis encore un peu ridicule depuis
l'affaire de Benedetto, et je fais un plongeon.

--Bah! vous avez tort; est-ce qu'il y a de votre faute dans tout
cela?

--Écoutez, mon cher receveur, quand on porte un nom sans tache
comme le mien, on est susceptible.

--Tout le monde vous plaint, soyez-en persuadé, et, surtout, tout
le monde plaint mademoiselle votre fille.

--Pauvre Eugénie! fit Danglars avec un profond soupir. Vous savez
qu'elle entre en religion, monsieur?

--Non.

--Hélas! ce n'est que malheureusement trop vrai. Le lendemain de
l'événement, elle s'est décidée à partir avec une religieuse de
ses amies; elle va chercher un couvent bien sévère en Italie ou en
Espagne.

--Oh! c'est terrible!»

Et M. de Boville se retira sur cette exclamation en faisant au
père mille compliments de condoléance. Mais il ne fut pas plus tôt
dehors, que Danglars, avec une énergie de geste que comprendront
ceux-là seulement qui ont vu représenter _Robert Macaire_, par
Frédérick, s'écria:

«Imbécile!»

Et serrant la quittance de Monte-Cristo dans un petit
portefeuille:

«Viens à midi, ajouta-t-il, à midi, je serai loin.»

Puis il s'enferma à double tour, vida tous les tiroirs de sa
caisse, réunit une cinquantaine de mille francs en billets de
banque, brûla différents papiers, en mit d'autres en évidence, et
commença d'écrire une lettre qu'il cacheta, et sur laquelle il mit
pour suscription:

«À madame la baronne Danglars.»

«Ce soir, murmura-t-il, je la placerai moi-même sur sa toilette.»

Puis, tirant un passeport de son tiroir.

«Bon, dit-il, il est encore valable pour deux mois.»



CV

Le cimetière du Père-Lachaise.


M. de Boville avait, en effet, rencontré le convoi funèbre qui
conduisait Valentine à sa dernière demeure.

Le temps était sombre et nuageux; un vent tiède encore, mais déjà
mortel pour les feuilles jaunies, les arrachait aux branches peu à
peu dépouillées et les faisait tourbillonner sur la foule immense
qui encombrait les boulevards.

M. de Villefort, parisien pur, regardait le cimetière du Père-Lachaise
comme le seul digne de recevoir la dépouille mortelle d'une famille
parisienne; les autres lui paraissaient des cimetières de campagne, des
hôtels garnis de la mort. Au Père-Lachaise seulement un trépassé de
bonne compagnie pouvait être logé chez lui.

Il avait acheté là, comme nous l'avons vu, la concession à
perpétuité sur laquelle s'élevait le monument peuplé si
promptement par tous les membres de sa première famille.

On lisait sur le fronton du mausolée: FAMILLE SAINT-MÉRAN ET
VILLEFORT; car tel avait été le dernier voeu de la pauvre Renée,
mère de Valentine.

C'était donc vers le Père-Lachaise que s'acheminait le pompeux
cortège parti du faubourg Saint-Honoré. On traversa tout Paris, on
prit le faubourg du Temple, puis les boulevards extérieurs
jusqu'au cimetière. Plus de cinquante voitures de maîtres
suivaient vingt voitures de deuil, et, derrière ces cinquante
voitures, plus de cinq cents personnes encore marchaient à pied.

C'étaient presque tous des jeunes gens que la mort de Valentine
avait frappés d'un coup de foudre, et qui, malgré la vapeur
glaciale du siècle et le prosaïsme de l'époque, subissaient
l'influence poétique de cette belle, de cette chaste, de cette
adorable jeune fille enlevée en sa fleur.

À la sortie de Paris, on vit arriver un rapide attelage de quatre
chevaux qui s'arrêtèrent soudain en raidissant leurs jarrets
nerveux comme des ressorts d'acier: c'était M. de Monte-Cristo.

Le comte descendit de sa calèche, et vint se mêler à la foule qui
suivait à pied le char funéraire.

Château-Renaud l'aperçut; il descendit aussitôt de son coupé et
vint se joindre à lui. Beauchamp quitta de même le cabriolet de
remise dans lequel il se trouvait.

Le comte regardait attentivement par tous les interstices que
laissait la foule; il cherchait visiblement quelqu'un. Enfin, il
n'y tint pas.

«Où est Morrel? demanda-t-il. Quelqu'un de vous, messieurs,
sait-il où il est?

--Nous nous sommes déjà fait cette question à la maison
mortuaire, dit Château-Renaud; car personne de nous ne l'a
aperçu.»

Le comte se tut, mais continua à regarder autour de lui.

Enfin on arriva au cimetière. L'oeil perçant de Monte-Cristo sonda
tout d'un coup les bosquets d'ifs et de pins, et bientôt il perdit
toute inquiétude: une ombre avait glissé sous les noires
charmilles, et Monte-Cristo venait sans doute de reconnaître ce
qu'il cherchait.

On sait ce que c'est qu'un enterrement dans cette magnifique
nécropole: des groupes noirs disséminés dans les blanches allées,
le silence du ciel et de la terre, troublé par l'éclat de quelques
branches rompues, de quelque haie enfoncée autour d'une tombe puis
le chant mélancolique des prêtres auquel se mêle çà et là un
sanglot échappé d'une touffe de fleurs, sous laquelle on voit
quelque femme, abîmée et les mains jointes.

L'ombre qu'avait remarquée Monte-Cristo traversa rapidement le
quinconce jeté derrière la tombe d'Héloïse et d'Abélard, vint se
placer, avec les valets de la mort, à la tête des chevaux qui
traînaient le corps, et du même pas parvint à l'endroit choisi
pour la sépulture.

Chacun regardait quelque chose.

Monte-Cristo ne regardait que cette ombre à peine remarquée de
ceux qui l'avoisinaient.

Deux fois le comte sortit des rangs pour voir si les mains de cet
homme ne cherchaient pas quelque arme cachée sous ses habits.

Cette ombre, quand le cortège s'arrêta, fut reconnue pour être
Morrel, qui, avec sa redingote noire boutonnée jusqu'en haut, son
front livide, ses joues creusées, son chapeau froissé par ses
mains convulsives, s'était adossé à un arbre situé sur un tertre
dominant le mausolée, de manière à ne perdre aucun des détails de
la funèbre cérémonie qui allait s'accomplir.

Tout se passa selon l'usage. Quelques hommes, et comme toujours,
c'étaient les moins impressionnés, quelques hommes prononcèrent
des discours. Les uns plaignaient cette mort prématurée; les
autres s'étendaient sur la douleur de son père; il y en eut
d'assez ingénieux pour trouver que cette jeune fille avait plus
d'une fois sollicité M. de Villefort pour les coupables sur la
tête desquels il tenait suspendu le glaive de la justice; enfin,
on épuisa les métaphores fleuries et les périodes douloureuses, en
commentant de toute façon les stances de Malherbe à Dupérier.

Monte-Cristo n'écoutait rien, ne voyait rien, ou plutôt il ne
voyait que Morrel, dont le calme et l'immobilité formaient un
spectacle effrayant pour celui qui seul pouvait lire ce qui se
passait au fond du coeur du jeune officier.

«Tiens, dit tout à coup Beauchamp à Debray, voilà Morrel! Où
diable s'est-il fourré là?»

Et ils le firent remarquer à Château-Renaud.

«Comme il est pâle, dit celui-ci en tressaillant.

--Il a froid, répliqua Debray.

--Non pas, dit lentement Château-Renaud; je crois, moi, qu'il est
ému. C'est un homme très impressionnable que Maximilien.

--Bah! dit Debray, à peine s'il connaissait Mlle de Villefort.
Vous l'avez dit vous-même.

--C'est vrai. Cependant je me rappelle qu'à ce bal chez
Mme de Morcerf il a dansé trois fois avec elle; vous savez, comte,
à ce bal où vous produisîtes tant d'effet.

--Non, je ne sais pas», répondit Monte-Cristo, sans savoir à quoi
ni à qui il répondait, occupé qu'il était de surveiller Morrel
dont les joues s'animaient, comme il arrive à ceux qui compriment
ou retiennent leur respiration.

«Les discours sont finis: adieu, messieurs», dit brusquement le
comte.

Et il donna le signal du départ en disparaissant, sans que l'on
sût par où il était passé.

La fête mortuaire était terminée, les assistants reprirent le
chemin de Paris.

Château-Renaud seul chercha un instant Morrel des yeux; mais,
tandis qu'il avait suivi du regard le comte qui s'éloignait,
Morrel avait quitté sa place, et Château-Renaud, après l'avoir
cherché vainement, avait suivi Debray et Beauchamp.

Monte-Cristo s'était jeté dans un taillis, et, caché derrière une
large tombe, il guettait jusqu'au moindre mouvement de Morrel, qui
peu à peu s'était approché du mausolée abandonné des curieux, puis
des ouvriers.

Morrel regarda autour de lui lentement et vaguement; mais au
moment où son regard embrassait la portion du cercle opposée à la
sienne, Monte-Cristo se rapprocha encore d'une dizaine de pas sans
avoir été vu.

Le jeune homme s'agenouilla.

Le comte, le cou tendu, l'oeil fixe et dilaté, les jarrets pliés
comme pour s'élancer au premier signal, continuait à se rapprocher
de Morrel.

Morrel courba son front jusque sur la pierre, embrassa la grille
de ses deux mains, et murmura:

«Ô Valentine!»

Le coeur de comte fut brisé par l'explosion de ces deux mots; il
fit un pas encore, et frappant sur l'épaule de Morrel:

«C'est vous, cher ami! dit-il, je vous cherchais.»

Monte-Cristo s'attendait à un éclat, à des reproches, à des
récriminations: il se trompait.

Morrel se tourna de son côté, et avec l'apparence du calme:

«Vous voyez, dit-il, je priais!»

Et son regard scrutateur parcourut le jeune homme des pieds à la
tête.

Après cet examen il parut plus tranquille.

«Voulez-vous que je vous ramène à Paris? dit-il.

--Non, merci.

--Enfin désirez-vous quelque chose?

--Laissez-moi prier.

Le comte s'éloigna sans faire une seule objection, mais ce fut
pour prendre un nouveau poste, d'où il ne perdait pas un seul
geste de Morrel, qui enfin se releva, essuya ses genoux blanchis
par la pierre, et reprit le chemin de Paris sans tourner une seule
fois la tête.

Il descendit lentement la rue de la Roquette.

Le comte, renvoyant sa voiture qui stationnait au Père-Lachaise,
le suivit à cent pas. Maximilien traversa le canal, et rentra rue
Meslay par les boulevards.

Cinq minutes après que la porte se fut refermée pour Morrel, elle
se rouvrit pour Monte-Cristo.

Julie était à l'entrée du jardin, où elle regardait, avec la plus
profonde attention, maître Peneton, qui, prenant sa profession de
jardinier au sérieux, faisait des boutures de rosier du Bengale.

«Ah! monsieur le comte de Monte-Cristo! s'écria-t-elle avec cette
joie que manifestait d'ordinaire chaque membre de la famille,
quand Monte-Cristo faisait sa visite dans la rue Meslay.

--Maximilien vient de rentrer, n'est-ce pas madame? demanda le
comte.

--Je crois l'avoir vu passer, oui, reprit la jeune femme; mais,
je vous en prie, appelez Emmanuel.

--Pardon, madame; mais il faut que je monte à l'instant même chez
Maximilien, répliqua Monte-Cristo, j'ai à lui dire quelque chose
de la plus haute importance.

--Allez donc, fit-elle, en l'accompagnant de son charmant sourire
jusqu'à ce qu'il eût disparu dans l'escalier.

Monte-Cristo eut bientôt franchi les deux étages qui séparaient le
rez-de-chaussée de l'appartement de Maximilien; parvenu sur le
palier, il écouta: nul bruit ne se faisait entendre.

Comme dans la plupart des anciennes maisons habitées par un seul
maître, le palier n'était fermé que par une porte vitrée.

Seulement, à cette porte vitrée il n'y avait point de clef.
Maximilien s'était enfermé en dedans; mais il était impossible de
voir au-delà de la porte, un rideau de soie rouge doublant les
vitres.

L'anxiété du comte se traduisit par une vive rougeur, symptôme
d'émotion peu ordinaire chez cet homme impassible.

«Que faire?» murmura-t-il.

Et il réfléchit un instant.

«Sonner? reprit-il, oh! non! souvent le bruit d'une sonnette,
c'est-à-dire d'une visite, accélère la résolution de ceux qui se
trouvent dans la situation où Maximilien doit être en ce moment,
et alors au bruit de la sonnette répond un autre bruit.»

Monte-Cristo frissonna des pieds à la tête, et, comme chez lui la
décision avait la rapidité de l'éclair, il frappa un coup de coude
dans un des carreaux de la porte vitrée qui vola en éclats; puis
il souleva le rideau et vit Morrel qui, devant son bureau, une
plume à la main, venait de bondir sur sa chaise, au fracas de la
vitre brisée.

«Ce n'est rien, dit le comte, mille pardons, mon cher ami! j'ai
glissé, et en glissant j'ai donné du coude dans votre carreau;
puisqu'il est cassé, je vais en profiter pour entrer chez vous; ne
vous dérangez pas, ne vous dérangez pas.»

Et, passant le bras par la vitre brisée, le comte ouvrit la porte.

Morrel se leva, évidemment contrarié, et vint au-devant de Monte-Cristo,
moins pour le recevoir que pour lui barrer le passage.

«Ma foi, c'est la faute de vos domestiques, dit Monte-Cristo en se
frottant le coude, vos parquets sont reluisants comme des miroirs.

--Vous êtes-vous blessé, monsieur? demanda froidement Morrel.

--Je ne sais. Mais que faisiez-vous donc là? Vous écriviez?

--Moi?

--Vous avez les doigts tachés d'encre.

--C'est vrai, répondit Morrel, j'écrivais; cela m'arrive
quelquefois, tout militaire que je suis.»

Monte-Cristo fit quelques pas dans l'appartement. Force fut à
Maximilien de le laisser passer; mais il le suivit.

«Vous écriviez? reprit Monte-Cristo avec un regard fatigant de
fixité.

--J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que oui», fit Morrel.

Le comte jeta un regard autour de lui.

«Vos pistolets à côté de l'écritoire! dit-il en montrant du doigt
à Morrel les armes posées sur son bureau.

--Je pars pour un voyage, répondit Maximilien.

--Mon ami! dit Monte-Cristo avec une voix d'une douceur infinie.

--Monsieur!

--Mon ami, mon cher Maximilien, pas de résolutions extrêmes, je
vous en supplie!

--Moi, des résolutions extrêmes, dit Morrel en haussant les
épaules; et en quoi, je vous prie, un voyage est-il une résolution
extrême?

--Maximilien, dit Monte-Cristo, posons chacun de notre côté le
masque que nous portons.

«Maximilien, vous ne m'abusez pas avec ce calme de commande plus
que je ne vous abuse, moi, avec ma frivole sollicitude.

«Vous comprenez bien, n'est-ce pas? que pour avoir fait ce que
j'ai fait, pour avoir enfoncé des vitres, violé le secret de la
chambre d'un ami, vous comprenez, dis-je, que, pour avoir fait
tout cela, il fallait que j'eusse une inquiétude réelle, ou plutôt
une conviction terrible.

«Morrel, vous voulez vous tuer!

--Bon! dit Morrel tressaillant, où prenez-vous de ces idées-là,
monsieur le comte?

--Je vous dis que vous voulez vous tuer! continua le comte du
même son de voix, et en voici la preuve.»

Et, s'approchant du bureau, il souleva la feuille blanche que le
jeune homme avait jetée sur une lettre commencée, et prit la
lettre.

Morrel s'élança pour la lui arracher des mains. Mais Monte-Cristo
prévoyait ce mouvement et le prévint en saisissant Maximilien par
le poignet et en l'arrêtant comme la chaîne d'acier arrête le
ressort au milieu de son évolution.

«Vous voyez bien que vous vouliez vous tuer! Morrel, dit le comte,
c'est écrit!

--Eh bien, s'écria Morrel, passant sans transition de l'apparence
du calme à l'expression de la violence; eh bien, quand cela
serait, quand j'aurais décidé de tourner sur moi le canon de ce
pistolet, qui m'en empêcherait?

«Qui aurait le courage de m'en empêcher?

«Quand je dirai:

«Toutes mes espérances sont ruinées, mon coeur est brisé, ma vie
est éteinte, il n'y a plus que deuil et dégoût autour de moi; la
terre est devenue de la cendre; toute voix humaine me déchire;

«Quand je dirai:

«C'est pitié que de me laisser mourir, car si vous ne me laissez
mourir je perdrai la raison, je deviendrai fou;

«Voyons, dites, monsieur, quand je dirai cela, quand on verra que
je le dis avec les angoisses et les larmes de mon coeur, me
répondra-t-on:

--Vous avez tort?»

«M'empêchera-t-on de n'être pas le plus malheureux?

«Dites, monsieur, dites, est-ce vous qui aurez ce courage?

--Oui, Morrel, dit Monte-Cristo, d'une voix dont le calme
contrastait étrangement avec l'exaltation du jeune homme; oui, ce
sera moi.

--Vous! s'écria Morrel avec une expression croissante de colère
et de reproche; vous qui m'avez leurré d'un espoir absurde; vous
qui m'avez retenu, bercé, endormi par de vaines promesses, lorsque
j'eusse pu, par quelque coup d'éclat, par quelque résolution
extrême, la sauver, ou du moins la voir mourir dans mes bras; vous
qui affectez toutes les ressources de l'intelligence, toutes les
puissances de la matière; vous qui jouez ou plutôt qui faites
semblant de jouer le rôle de la Providence, et qui n'avez pas même
eu le pouvoir de donner du contrepoison à une jeune fille
empoisonnée! Ah! en vérité, monsieur, vous me feriez pitié si vous
ne me faisiez horreur!

--Morrel...

--Oui, vous m'avez dit de poser le masque; eh bien, soyez
satisfait, je le pose.

«Oui, quand vous m'avez suivi au cimetière, je vous ai encore
répondu, car mon coeur est bon; quand vous êtes entré, je vous ai
laissé venir jusqu'ici... Mais puisque vous abusez, puisque vous
venez me braver jusque dans cette chambre où je m'étais retiré
comme dans ma tombe; puisque vous m'apportez une nouvelle torture,
à moi qui croyais les avoir épuisées toutes, comte de Monte-Cristo,
mon prétendu bienfaiteur, comte de Monte-Cristo, le
sauveur universel, soyez satisfait, vous allez voir mourir votre
ami!...»

Et Morrel, le rire de la folie sur les lèvres, s'élança une
seconde fois vers les pistolets.

Monte-Cristo, pâle comme un spectre, mais l'oeil éblouissant
d'éclairs, étendit la main sur les armes, et dit à l'insensé:

«Et, je vous répète que vous ne vous tuerez pas!

--Empêchez-m'en donc! répliqua Morrel avec un dernier élan qui,
comme le premier, vint se briser contre le bras d'acier du comte.

--Je vous en empêcherai!

--Mais qui êtes-vous donc, à la fin, pour vous arroger ce droit
tyrannique sur des créatures libres et pensantes! s'écria
Maximilien.

--Qui je suis? répéta Monte-Cristo.

«Écoutez:

«Je suis, poursuivit Monte-Cristo, le seul homme au monde qui ait
le droit de vous dire: Morrel je ne veux pas que le fils de ton
père meure aujourd'hui!»

Et Monte-Cristo, majestueux, transfiguré, sublime s'avança les
deux bras croisés vers le jeune homme palpitant, qui, vaincu
malgré lui par la presque divinité de cet homme, recula d'un pas.

«Pourquoi parlez-vous de mon père? balbutia-t-il; pourquoi mêler
le souvenir de mon père à ce qui m'arrive aujourd'hui?

--Parce que je suis celui qui a déjà sauvé la vie à ton père, un
jour qu'il voulait se tuer comme tu veux te tuer aujourd'hui;
parce que je suis l'homme qui a envoyé la bourse à ta jeune soeur
et _Le Pharaon_ au vieux Morrel; parce que je suis Edmond Dantès,
qui te fit jouer, enfant, sur ses genoux!»

Morrel fit encore un pas en arrière, chancelant, suffoqué,
haletant, écrasé; puis ses forces l'abandonnèrent, et avec un
grand cri il tomba prosterné aux pieds de Monte-Cristo.

Puis tout à coup, dans cette admirable nature, il se fit un
mouvement de régénération soudaine et complète: il se releva,
bondit hors de la chambre, et se précipita dans l'escalier en
criant de toute la puissance de sa voix:

«Julie! Julie! Emmanuel! Emmanuel!»

Monte-Cristo voulut s'élancer à son tour, mais Maximilien se fût
fait tuer plutôt que de quitter les gonds de la porte qu'il
repoussait sur le comte.

Aux cris de Maximilien, Julie, Emmanuel, Peneton et quelques
domestiques accoururent épouvantés.

Morrel les prit par les mains, et rouvrant la porte:

«À genoux s'écria-t-il d'une voix étranglée par les sanglots; à
genoux! c'est le bienfaiteur, c'est le sauveur de notre père!
c'est...»

Il allait dire:

«C'est Edmond Dantès!»

Le comte l'arrêta en lui saisissant le bras.

Julie s'élança sur la main du comte; Emmanuel l'embrassa comme un
dieu tutélaire; Morrel tomba pour la seconde fois à genoux, et
frappa le parquet de son front.

Alors l'homme de bronze sentit son coeur se dilater dans sa
poitrine, un jet de flamme dévorante jaillit de sa gorge à ses
yeux, il inclina la tête et pleura!

Ce fut dans cette chambre, pendant quelques instants, un concert
de larmes et de gémissements sublimes qui dot paraître harmonieux
aux anges mêmes les plus chéris du Seigneur!

Julie fut à peine revenue de l'émotion si profonde qu'elle venait
d'éprouver, qu'elle s'élança hors de la chambre, descendit un
étage, courut au salon avec une joie enfantine, et souleva le
globe de cristal qui protégeait la bourse donnée par l'inconnu des
Allées de Meilhan.

Pendant ce temps, Emmanuel d'une voix entrecoupée disait au comte:

«Oh! monsieur le comte, comment, nous voyant parler si souvent de
notre bienfaiteur inconnu, comment, nous voyant entourer un
souvenir de tant de reconnaissance et d'adoration, comment avez-vous
attendu jusqu'aujourd'hui pour vous faire connaître? Oh!
c'est de la cruauté envers nous, et, j'oserai presque le dire,
monsieur le comte, envers vous-même.

--Écoutez, mon ami, dit le comte, et je puis vous appeler ainsi,
car, sans vous en douter, vous êtes mon ami depuis onze ans; la
découverte de ce secret a été amenée par un grand événement que
vous devez ignorer.

«Dieu m'est témoin que je désirais l'enfouir pendant toute ma vie
au fond de mon âme; votre frère Maximilien me l'a arraché par des
violences dont il se repent, j'en suis sûr.»

Puis, voyant que Maximilien s'était rejeté de côté sur un
fauteuil, tout en demeurant néanmoins à genoux:

«Veillez sur lui, ajouta tout bas Monte-Cristo en pressant d'une
façon significative la main d'Emmanuel.

--Pourquoi cela? demanda le jeune homme étonné.

--Je ne puis vous le dire; mais veillez sur lui.»

Emmanuel embrassa la chambre d'un regard circulaire et aperçut les
pistolets de Morrel.

Ses yeux se fixèrent effrayés sur les armes, qu'il désigna à
Monte-Cristo en levant lentement le doigt à leur hauteur.

Monte-Cristo inclina la tête.

Emmanuel fit un mouvement vers les pistolets.

«Laissez», dit le comte.

Puis allant à Morrel il lui prit la main; les mouvements
tumultueux qui avaient un instant secoué le coeur du jeune homme
avaient fait place à une stupeur profonde.

Julie remonta, elle tenait à la main la bourse de soie, et deux
larmes brillantes et joyeuses roulaient sur ses joues comme deux
gouttes de matinale rosée.

«Voici la réplique, dit-elle; ne croyez pas qu'elle me soit moins
chère depuis que le sauveur nous a été révélé.

--Mon enfant, répondit Monte-Cristo en rougissant, permettez-moi
de reprendre cette bourse; depuis que vous connaissez les traits
de mon visage, je ne veux être rappelé à votre souvenir que par
l'affection que je vous prie de m'accorder.

--Oh! dit Julie en pressant la bourse sur son coeur, non, non, je
vous en supplie, car un jour vous pourriez nous quitter; car un
jour malheureusement vous nous quitterez, n'est-ce pas?

--Vous avez deviné juste, madame, répondit Monte-Cristo en
souriant; dans huit jours, j'aurai quitté ce pays, où tant de gens
qui avaient mérité la vengeance du Ciel vivaient heureux, tandis
que mon père expirait de faim et de douleur.»

En annonçant son prochain départ, Monte-Cristo tenait ses yeux
fixés sur Morrel, et il remarqua que ces mots _j'aurai quitté ce
pays_ avaient passé sans tirer Morrel de sa léthargie; il comprit
que c'était une dernière lutte qu'il lui fallait soutenir avec la
douleur de son ami, et prenant les mains de Julie et d'Emmanuel
qu'il réunit en les pressant dans les siennes, il leur dit, avec
la douce autorité d'un père:

«Mes bons amis, laissez-moi seul, je vous prie, avec Maximilien.»

C'était un moyen pour Julie d'emporter cette relique précieuse
dont oubliait de reparler Monte-Cristo. Elle entraîna vivement son
mari.

«Laissons-les», dit-elle.

Le comte resta avec Morrel, qui demeurait immobile comme une
statue.

«Voyons, dit le comte en lui touchant l'épaule avec son doigt de
flamme; redeviens-tu enfin un homme, Maximilien?

--Oui, car je recommence à souffrir.»

Le front du comte se plissa, livré qu'il paraissait être à une
sombre hésitation.

«Maximilien! Maximilien! dit-il, ces idées où tu plonges sont
indignes d'un chrétien.

--Oh! tranquillisez-vous, ami, dit Morrel en relevant la tête et
en montrant au comte un sourire empreint d'une ineffable
tristesse, ce n'est plus moi qui chercherai la mort.

--Ainsi, dit Monte-Cristo, plus d'armes, plus de désespoir.

--Non, car j'ai mieux, pour me guérir de ma douleur, que le canon
d'un pistolet ou la pointe d'un couteau.

--Pauvre fou...! qu'avez-vous donc?

--J'ai ma douleur elle-même qui me tuera.

--Ami, dit Monte-Cristo avec une mélancolie égale à la sienne,
écoutez-moi:

«Un jour, dans un moment de désespoir égal au tien, puisqu'il
amenait une résolution semblable, j'ai comme toi voulu me tuer; un
jour ton père, également désespéré, a voulu se tuer aussi.

«Si l'on avait dit à ton père, au moment où il dirigeait le canon
du pistolet vers son front, si l'on m'avait dit à moi, au moment
où j'écartais de mon lit le pain du prisonnier auquel je n'avais
pas touché depuis trois jours, si l'on nous avait dit enfin à tous
deux, en ce moment suprême:

«Vivez! un jour viendra où vous serez heureux et où vous bénirez
la vie, de quelque part que vînt la voix, nous l'eussions
accueillie avec le sourire du doute ou avec l'angoisse de
l'incrédulité, et cependant combien de fois, en t'embrassant, ton
père a-t-il béni la vie, combien de fois moi-même...

--Ah! s'écria Morrel, interrompant le comte, vous n'aviez perdu
que votre liberté, vous; mon père n'avait perdu que sa fortune,
lui; et moi, j'ai perdu Valentine.

--Regarde-moi, Morrel, dit Monte-Cristo avec cette solennité qui,
dans certaines occasions, le faisait si grand et si persuasif;
regarde-moi, je n'ai ni larmes dans les yeux, ni fièvre dans les
veines, ni battements funèbres dans le coeur, cependant je te vois
souffrir, toi, Maximilien, toi que j'aime comme j'aimerais mon
fils: eh bien, cela ne te dit-il pas, Morrel, que la douleur est
comme la vie, et qu'il y a toujours quelque chose d'inconnu au-delà?
Or, si je te prie, si je t'ordonne de vivre, Morrel, c'est
dans la conviction qu'un jour tu me remercieras de t'avoir
conservé la vie.

--Mon Dieu! s'écria le jeune homme, mon Dieu! que me dites-vous
là, comte? Prenez-y garde! peut-être n'avez-vous jamais aimé,
vous?

--Enfant! répondit le comte.

--D'amour, reprit Morrel, je m'entends.

«Moi, voyez-vous, je suis un soldat depuis que je suis un homme;
je suis arrivé jusqu'à vingt-neuf ans sans aimer, car aucun des
sentiments que j'ai éprouvés jusque-là ne mérite le nom d'amour:
eh bien, à vingt-neuf ans j'ai vu Valentine: donc depuis près de
deux ans je l'aime, depuis près de deux ans j'ai pu lire les
vertus de la fille et de la femme écrites par la main même du
Seigneur dans ce coeur ouvert pour moi comme un livre.

«Comte, il y avait pour moi, avec Valentine, un bonheur infini,
immense, inconnu, un bonheur trop grand, trop complet, trop divin,
pour ce monde; puisque ce monde ne me l'a pas donné, comte, c'est
vous dire que sans Valentine il n'y a pour moi sur la terre que
désespoir et désolation.

--Je vous ai dit d'espérer, Morrel, répéta le comte.

--Prenez garde alors, répéterai-je aussi, dit Morrel, car vous
cherchez à me persuader, et si vous me persuadez, vous me ferez
perdre la raison, car vous me ferez croire que je puis revoir
Valentine.»

Le comte sourit.

«Mon ami, mon père! s'écria Morrel exalté, prenez garde, vous
redirai-je pour la troisième fois, car l'ascendant que vous prenez
sur moi m'épouvante; prenez garde au sens de vos paroles, car
voilà mes yeux qui se raniment, voilà mon coeur qui se rallume et
qui renaît; prenez garde, car vous me feriez croire à des choses
surnaturelles.

«J'obéirais si vous me commandiez de lever la pierre du sépulcre
qui recouvre la fille de Jaïre, je marcherais sur les flots, comme
l'apôtre, si vous me faisiez de la main signe de marcher sur les
flots; prenez garde, j'obéirais.

--Espère, mon ami, répéta le comte.

--Ah! dit Morrel en retombant de toute la hauteur de son
exaltation dans l'abîme de sa tristesse, ah! vous vous jouez de
moi: vous faites comme ces bonnes mères, ou plutôt comme ces mères
égoïstes qui calment avec des paroles mielleuses la douleur de
l'enfant, parce que ses cris les fatiguent.

«Non, mon ami, j'avais tort de vous dire de prendre garde; non, ne
craignez rien, j'enterrerai ma douleur avec tant de soin dans le
plus profond de ma poitrine, je la rendrai si obscure, si secrète,
que vous n'aurez plus même le souci d'y compatir.

«Adieu! mon ami; adieu!

--Au contraire, dit le comte; à partir de cette heure,
Maximilien, tu vivras près de moi et avec moi, tu ne me quitteras
plus, et dans huit jours nous aurons laissé derrière nous la
France.

--Et vous me dites toujours d'espérer?

--Je te dis d'espérer, parce que je sais un moyen de te guérir.

--Comte, vous m'attristez davantage encore s'il est possible.
Vous ne voyez, comme résultat du coup qui me frappe, qu'une
douleur banale, et vous croyez me consoler par un moyen banal, le
voyage.»

Et Morrel secoua la tête avec une dédaigneuse incrédulité.

«Que veux-tu que je te dise? reprit Monte-Cristo.

«J'ai foi dans mes promesses, laisse-moi faire l'expérience.

--Comte, vous prolongez mon agonie, voilà tout.

--Ainsi, dit le comte, faible coeur que tu es, tu n'as pas la
force de donner à ton ami quelques jours pour l'épreuve qu'il
tente!

«Voyons, sais-tu de quoi le comte de Monte-Cristo est capable?

«Sais-tu qu'il commande à bien des puissances terrestres?

«Sais-tu qu'il a assez de foi en Dieu pour obtenir des miracles de
celui qui a dit qu'avec la foi l'homme pouvait soulever une
montagne?

«Eh bien, ce miracle que j'espère, attends-le, ou bien...

--Ou bien... répéta Morrel.

--Ou bien, prends-y garde, Morrel, je t'appellerai ingrat.

--Ayez pitié de moi, comte.

--J'ai tellement pitié de toi, Maximilien, écoute-moi, tellement
pitié, que si je ne te guéris pas dans un mois, jour pour jour,
heure pour heure, retiens bien mes paroles, Morrel, je te placerai
moi-même en face de ces pistolets tout chargés et d'une coupe du
plus sûr poison d'Italie, d'un poison plus sûr et plus prompt,
crois-moi, que celui qui a tué Valentine.

--Vous me le promettez?

--Oui, car je suis homme, car, moi aussi, comme je te l'ai dit,
j'ai voulu mourir, et souvent même, depuis que le malheur s'est
éloigné de moi, j'ai rêvé les délices de l'éternel sommeil.

--Oh! bien sûr, vous me promettez cela, comte? s'écria Maximilien
enivré.

--Je ne te le promets pas, je te le jure, dit Monte-Cristo en
étendant la main.

--Dans un mois, sur votre honneur, si je ne suis pas consolé,
vous me laissez libre de ma vie, et, quelque chose que j'en fasse,
vous ne m'appellerez pas ingrat?

--Dans un mois jour pour jour, Maximilien; dans un mois, heure
pour heure, et la date est sacrée, Maximilien; je ne sais pas si
tu y as songé, nous sommes aujourd'hui le 5 septembre.

«Il y a aujourd'hui dix ans que j'ai sauvé ton père, qui voulait
mourir.»

Morrel saisit les mains du comte et les baisa; le comte le laissa
faire, comme s'il comprenait que cette adoration lui était due.

«Dans un mois, continua Monte-Cristo, tu auras, sur la table
devant laquelle nous serons assis l'un et l'autre, de bonnes armes
et une douce mort; mais, en revanche, tu me promets d'attendre
jusque-là et de vivre?

--Oh! à mon tour, s'écria Morrel, je vous le jure!»

Monte-Cristo attira le jeune homme sur son coeur, et l'y retint
longtemps.

«Et maintenant, lui dit-il, à partir d'aujourd'hui, tu vas venir
demeurer chez moi; tu prendras l'appartement d'Haydée, et ma fille
au moins sera remplacée par mon fils.

--Haydée! dit Morrel; qu'est devenue Haydée?

--Elle est partie cette nuit.

--Pour vous quitter?

--Pour m'attendre...

«Tiens-toi donc prêt à venir me rejoindre rue des Champs-Élysées,
et fais-moi sortir d'ici sans qu'on me voie.»

Maximilien baissa la tête, et obéit comme un enfant ou comme un
apôtre.



CVI

Le partage.


Dans cet hôtel de la rue Saint-Germain-des-Prés qu'avait choisi
pour sa mère et pour lui Albert de Morcerf, le premier étage,
composé d'un petit appartement complet, était loué à un personnage
fort mystérieux.

Ce personnage était un homme dont jamais le concierge lui-même
n'avait pu voir la figure, soit qu'il entrât ou qu'il sortît; car
l'hiver il s'enfonçait le menton dans une de ces cravates rouges
comme en ont les cochers de bonne maison qui attendent leurs
maîtres à la sortie des spectacles, et l'été il se mouchait
toujours précisément au moment où il eût pu être aperçu en passant
devant la loge. Il faut dire que, contrairement à tous les usages
reçus, cet habitant de l'hôtel n'était épié par personne, et que
le bruit qui courait que son incognito cachait un individu très
haut placé, et _ayant le bras long_, avait fait respecter ses
mystérieuses apparitions.

Ses visites étaient ordinairement fixes, quoique parfois elles
fussent avancées ou retardées; mais presque toujours, hiver ou
été, c'était vers quatre heures qu'il prenait possession de son
appartement, dans lequel il ne passait jamais la nuit.

À trois heures et demie, l'hiver, le feu était allumé par la
servante discrète qui avait l'intendance du petit appartement; à
trois heures et demie, l'été, des glaces étaient montées par la
même servante.

À quatre heures, comme nous l'avons dit, le personnage mystérieux
arrivait.

Vingt minutes après lui, une voiture s'arrêtait devant l'hôtel;
une femme vêtue de noir ou de bleu foncé, mais toujours enveloppée
d'un grand voile, en descendait, passait comme une ombre devant la
loge, montait l'escalier sans que l'on entendît craquer une seule
marche sous son pied léger.

Jamais il ne lui était arrivé qu'on lui demandât où elle allait.

Son visage, comme celui de l'inconnu, était donc parfaitement
étranger aux deux gardiens de la porte, ces concierges modèles,
les seuls peut-être, dans l'immense confrérie des portiers de la
capitale capables d'une pareille discrétion.

Il va sans dire qu'elle ne montait pas plus haut que le premier.
Elle grattait à une porte d'une façon particulière; la porte
s'ouvrait, puis se refermait hermétiquement, et tout était dit.

Pour quitter l'hôtel, même manoeuvre que pour y entrer.

L'inconnue sortait la première, toujours voilée, et remontait dans
sa voiture, qui tantôt disparaissait par un bout de la rue, tantôt
par l'autre; puis, vingt minutes après, l'inconnu sortait à son
tour, enfoncé dans sa cravate ou caché par son mouchoir, et
disparaissait également.

Le lendemain du jour où le comte de Monte-Cristo avait été rendre
visite à Danglars, jour de l'enterrement de Valentine, l'habitant
mystérieux entra vers dix heures du matin, au lieu d'entrer comme
d'habitude, vers quatre heures de l'après-midi.

Presque aussitôt, et sans garder l'intervalle ordinaire, une
voiture de place arriva, et la dame voilée monta rapidement
l'escalier.

La porte s'ouvrit et se referma.

Mais, avant même que la porte fût refermée, la dame s'était
écriée:

«Ô Lucien! ô mon ami!»

De sorte que le concierge, qui, sans le vouloir, avait entendu
cette exclamation, sut alors pour la première fois que son
locataire s'appelait Lucien; mais comme c'était un portier modèle,
il se promit de ne pas même le dire à sa femme.

«Eh bien, qu'y a-t-il, chère amie? demanda celui dont le trouble
ou l'empressement de la dame voilée avait révélé le nom; parlez,
dites.

--Mon ami, puis-je compter sur vous?

--Certainement, et vous le savez bien.

«Mais qu'y a-t-il?

«Votre billet de ce matin m'a jeté dans une perplexité terrible.

«Cette précipitation, ce désordre dans votre écriture; voyons,
rassurez-moi ou effrayez-moi tout à fait!

--Lucien, un grand événement! dit la dame en attachant sur Lucien
un regard interrogateur: M. Danglars est parti cette nuit.

--Parti! M. Danglars parti!

«Et où est-il allé?

--Je l'ignore.

--Comment! vous l'ignorez? Il est donc parti pour ne plus
revenir?

--Sans doute!

«À dix heures du soir, ses chevaux l'ont conduit à la barrière de
Charenton; là, il a trouvé une berline de poste tout attelée; il
est monté dedans avec son valet de chambre, en disant à son cocher
qu'il allait à Fontainebleau.

--Eh bien, que disiez-vous donc?

--Attendez, mon ami. Il m'avait laissé une lettre.

--Une lettre?

--Oui; lisez.»

Et la baronne tira de sa poche une lettre décachetée qu'elle
présenta à Debray.

Debray, avant de la lire, hésita un instant, comme s'il eût
cherché à deviner ce qu'elle contenait, ou plutôt comme si,
quelque chose qu'elle contînt, il était décidé à prendre d'avance
un parti.

Au bout de quelques secondes ses idées étaient sans doute
arrêtées, car il lut.

Voici ce que contenait ce billet qui avait jeté un si grand
trouble dans le coeur de Mme Danglars:

«Madame et très fidèle épouse.»

Sans y songer, Debray s'arrêta et regarda la baronne, qui rougit
jusqu'aux yeux.

«Lisez», dit-elle.

Debray continua:

«Quand vous recevrez cette lettre vous n'aurez plus de mari! Oh!
ne prenez pas trop chaudement l'alarme, vous n'aurez plus de mari
comme vous n'aurez plus de fille, c'est-à-dire que je serai sur
une des trente ou quarante routes qui conduisent hors de France.

«Je vous dois des explications, et comme vous êtes femme à les
comprendre parfaitement, je vous les donnerai.

«Écoutez donc:

«Un remboursement de cinq millions m'est survenu ce matin, je l'ai
opéré; un autre de même somme l'a suivi presque immédiatement; je
l'ajourne à demain: aujourd'hui je pars pour éviter ce demain qui
me serait trop désagréable à supporter.

«Vous comprenez cela, n'est-ce pas, madame et très précieuse
épouse?

«Je dis:

«Vous comprenez, parce que vous savez aussi bien que moi mes
affaires; vous les savez même mieux que moi, attendu que s'il
s'agissait de dire où a passé une bonne moitié de ma fortune,
naguère encore assez belle, j'en serais incapable; tandis que
vous, au contraire, j'en suis certain, vous vous en acquitteriez
parfaitement.

«Car les femmes ont des instincts d'une sûreté infaillible, elles
expliquent par une algèbre qu'elles ont inventée le merveilleux
lui-même. Moi qui ne connaissais que mes chiffres, je n'ai plus
rien su du jour où mes chiffres m'ont trompé.

«Avez-vous quelquefois admiré la rapidité de ma chute, madame?

«Avez-vous été un peu éblouie de cette incandescente fusion de mes
lingots?

«Moi, je l'avoue, je n'y ai vu que du feu; espérons que vous avez
retrouvé un peu d'or dans les cendres.

«C'est avec ce consolant espoir que je m'éloigne, madame et très
prudente épouse, sans que ma conscience me reproche le moins du
monde de vous abandonner; il vous reste des amis, les cendres en
question, et, pour comble de bonheur, la liberté que je m'empresse
de vous rendre.

«Cependant, madame, le moment est arrivé de placer dans ce
paragraphe un mot d'explication intime. Tant que j'ai espéré que
vous travailliez au bien-être de notre maison, à la fortune de
notre fille, j'ai philosophiquement fermé les yeux; mais comme
vous avez fait de la maison une vaste ruine, je ne veux pas servir
de fondation à la fortune d'autrui.

«Je vous ai prise riche, mais peu honorée.

«Pardonnez-moi de vous parler avec cette franchise; mais comme je
ne parle que pour nous deux probablement, je ne vois pas pourquoi
je farderais mes paroles.

«J'ai augmenté notre fortune, qui pendant plus de quinze ans a été
croissant, jusqu'au moment où des catastrophes inconnues et
inintelligibles encore pour moi sont venues la prendre corps à
corps et la renverser, sans que, je puis le dire, il y ait
aucunement de ma faute.

«Vous, madame, vous avez travaillé seulement à accroître la vôtre,
chose à laquelle vous avez réussi, j'en suis moralement convaincu.

«Je vous laisse donc comme je vous ai prise, riche, mais peu
honorable.

«Adieu.

«Moi aussi, je vais, à partir d'aujourd'hui, travailler pour mon
compte.

«Croyez à toute ma reconnaissance pour l'exemple que vous m'avez
donné et que je vais suivre.

«_Votre mari bien dévoué_,

                                  «BARON DANGLARS.»

La baronne avait suivi des yeux Debray pendant cette longue et pénible
lecture; elle avait vu, malgré sa puissance bien connue sur lui-même, le
jeune homme changer de couleur une ou deux fois.

Lorsqu'il eut fini, il ferma lentement le papier dans ses plis, et
reprit son attitude pensive.

«Eh bien? demanda Mme Danglars avec une anxiété facile à comprendre.

--Eh bien, madame? répéta machinalement Debray.

--Quelle idée vous inspire cette lettre?

--C'est bien simple, madame; elle m'inspire l'idée que M. Danglars est
parti avec des soupçons.

--Sans doute; mais est-ce tout ce que vous avez à me dire?

--Je ne comprends pas, dit Debray avec un froid glacial.

--Il est parti! parti tout à fait! parti pour ne plus revenir.

--Oh! fit Debray, ne croyez pas cela, baronne.

--Non, vous dis-je, il ne reviendra pas; je le connais, c'est un homme
inébranlable dans toutes les résolutions qui émanent de son intérêt.

«S'il m'eût jugée utile à quelque chose, il m'eût emmenée. Il me laisse
à Paris, c'est que notre séparation peut servir ses projets: elle est
donc irrévocable et je suis libre à jamais», ajouta Mme Danglars avec la
même expression de prière.

Mais Debray, au lieu de répondre, la laissa dans cette anxieuse
interrogation du regard et de la pensée.

«Quoi! dit-elle enfin, vous ne me répondez pas, monsieur?

--Mais je n'ai qu'une question à vous faire: que comptez-vous devenir?

--J'allais vous le demander, répondit la baronne le coeur palpitant.

--Ah! fit Debray, c'est donc un conseil que vous me demandez?

--Oui, c'est un conseil que je vous demande, dit la baronne le coeur
serré.

--Alors, si c'est un conseil que vous me demandez, répondit froidement
le jeune homme, je vous conseille de voyager.

--De voyager! murmura madame Danglars.

--Certainement. Comme l'a dit M. Danglars, vous êtes riche et
parfaitement libre. Une absence de Paris sera nécessaire absolument, à
ce que je crois du moins, après le double éclat du mariage rompu de Mlle
Eugénie et de la disparition de M. Danglars.

«Il importe seulement que tout le monde vous sache abandonnée et vous
croie pauvre; car on ne pardonnerait pas à la femme du banqueroutier son
opulence et son grand état de maison.

«Pour le premier cas, il suffit que vous restiez seulement quinze jours
à Paris, répétant à tout le monde que vous êtes abandonnée et racontant
à vos meilleures amies, qui iront le répéter dans le monde, comment cet
abandon a eu lieu. Puis vous quitterez votre hôtel, vous y laisserez vos
bijoux, vous abandonnez votre douaire, et chacun vantera votre
désintéressement et chantera vos louanges.

«Alors on vous saura abandonnée, et l'on vous croira pauvre; car moi
seul connais votre situation financière et suis prêt à vous rendre mes
comptes en loyal associé.»

La baronne, pâle, atterrée, avait écouté ce discours avec autant
d'épouvante et de désespoir que Debray avait mis de calme et
d'indifférence à le prononcer.

«Abandonnée! répéta-t-elle, oh! bien abandonnée... Oui, vous avez
raison, monsieur, et personne ne doutera de mon abandon.»

Ce furent les seules paroles que cette femme, si fière et si violemment
éprise, put répondre à Debray.

«Mais riche, très riche même», poursuivit Debray en tirant de son
portefeuille et en étalant sur la table quelques papiers qu'il
renfermait.

Mme Danglars le laissa faire, tout occupée d'étouffer les battements de
son coeur et de retenir les larmes qu'elle sentait poindre au bord de
ses paupières. Mais enfin le sentiment de la dignité l'emporta chez la
baronne; et si elle ne réussit point à comprimer son coeur, elle parvint
du moins à ne pas verser une larme.

«Madame, dit Debray, il y a six mois à peu près que nous sommes
associés.

«Vous avez fourni une mise de fonds de cent mille francs.

«C'est au mois d'avril de cette année qu'a eu lieu notre association.

«En mai, nos opérations ont commencé.

«En mai, nous avons gagné quatre cent cinquante mille francs.

«En juin, le bénéfice a monté à neuf cent mille.

«En juillet, nous y avons ajouté dix-sept cent mille francs; c'est, vous
le savez, le mois des bons d'Espagne.

«En août, nous perdîmes, au commencement du mois, trois cent mille
francs; mais le 15 du mois nous nous étions rattrapés, et à la fin nous
avions pris notre revanche; car nos comptes, mis au net depuis le jour
de notre association jusqu'à hier où je les ai arrêtés, nous donnent un
actif de deux millions quatre cent mille francs, c'est-à-dire de douze
cent mille francs pour chacun de nous.

«Maintenant, continua Debray, compulsant son carnet avec la méthode et
la tranquillité d'un agent de change, nous trouvons quatre-vingt mille
francs pour les intérêts composés de cette somme restée entre mes mains.

--Mais, interrompit la baronne, que veulent dire ces intérêts, puisque
jamais vous n'avez fait valoir cet argent?

--Je vous demande pardon, madame, dit froidement Debray; j'avais vos
pouvoirs pour le faire valoir, et j'ai usé de vos pouvoirs.

«C'est donc quarante mille francs d'intérêts pour votre moitié, plus les
cent mille francs de mise de fonds première, c'est-à-dire treize cent
quarante mille francs pour votre part.

«Or, madame, continua Debray, j'ai eu la précaution de mobiliser votre
argent avant-hier, il n'y a pas longtemps, comme vous voyez, et l'on eût
dit que je me doutais d'être incessamment appelé à vous rendre mes
comptes. Votre argent est là, moitié en billets de banque, moitié en
bons au porteur.

«Je dis là, et c'est vrai: car comme je ne jugeais pas ma maison assez
sûre, comme je ne trouvais pas les notaires assez discrets, et que les
propriétés parlent encore plus haut que les notaires; comme enfin vous
n'avez le droit de rien acheter ni de rien posséder en dehors de la
communauté conjugale, j'ai gardé toute cette somme, aujourd'hui votre
seule fortune, dans un coffre scellé au fond de cette armoire, et pour
plus grande sécurité, j'ai fait le maçon moi-même.

«Maintenant, continua Debray en ouvrant l'armoire d'abord, et la caisse
ensuite, maintenant, madame voilà huit cents billets de mille francs
chacun, qui ressemblent, comme vous voyez, à un gros album relié en fer;
j'y joins un coupon de rente de vingt-cinq mille francs; puis pour
l'appoint, qui fait quelque chose, je crois, comme cent dix mille
francs, voici un bon à vue sur mon banquier, et comme mon banquier n'est
pas M. Danglars, le bon sera payé, vous pouvez être tranquille.»

Mme Danglars prit machinalement le bon à vue, le coupon de rente et la
liasse de billets de banque.

Cette énorme fortune paraissait bien peu de chose étalée là sur une
table.

Mme Danglars, les yeux secs, mais la poitrine gonflée de sanglots, la
ramassa et enferma l'étui d'acier dans son sac, mit le coupon de rente
et le bon à vue dans son portefeuille, et debout, pâle, muette, elle
attendit une douce parole qui la consolât d'être si riche.

Mais elle attendit vainement.

«Maintenant, madame, dit Debray, vous avez une existence magnifique,
quelque chose comme soixante mille livres de rente, ce qui est énorme
pour une femme qui ne pourra pas tenir maison, d'ici à un an au moins.

«C'est un privilège pour toutes les fantaisies qui vous passeront par
l'esprit: sans compter que si vous trouvez votre part insuffisante, eu
égard au passé qui vous échappe, vous pouvez puiser dans la mienne,
madame; et je suis disposé à vous offrir, oh! à titre de prêt, bien
entendu, tout ce que je possède, c'est-à-dire un million soixante mille
francs.

--Merci, monsieur, répondit la baronne, merci; vous comprenez que vous
me remettez là beaucoup plus qu'il ne faut à une pauvre femme qui ne
compte pas, d'ici à longtemps du moins, reparaître dans le monde.»

Debray fut étonné un moment, mais il se remit et fit un geste qui
pouvait se traduire par la formule la plus polie d'exprimer cette idée:

«Comme il vous plaira!»

Mme Danglars avait peut-être jusque-là espéré encore quelque chose; mais
quand elle vit le geste insouciant qui venait d'échapper à Debray, et le
regard oblique dont ce geste était accompagné, ainsi que la révérence
profonde et le silence significatif qui les suivirent, elle releva la
tête, ouvrit la porte, et sans fureur, sans secousse, mais aussi sans
hésitation, elle s'élança dans l'escalier, dédaignant même d'adresser un
dernier salut à celui qui la laissait partir de cette façon.

«Bah! dit Debray lorsqu'elle fut partie: beaux projets que tout cela,
elle restera dans son hôtel, lira des romans, et jouera au lansquenet,
ne pouvant plus jouer à la bourse.»

Et il reprit son carnet, biffant avec le plus grand soin les sommes
qu'il venait de payer.

«Il me reste un million soixante mille francs, dit-il.

«Quel malheur que Mlle de Villefort soit morte! cette femme-là me
convenait sous tous les rapports, et je l'eusse épousée.»

Et flegmatiquement, selon son habitude, il attendit que Mme Danglars fût
partie depuis vingt minutes pour se décider à partir à son tour.

Pendant ces vingt minutes, Debray fit des chiffres, sa montre posée à
côté de lui.

Ce personnage diabolique que toute imagination aventureuse eût créé avec
plus ou moins de bonheur si Le Sage n'en avait acquis la propriété dans
son chef-d'oeuvre, Asmodée, qui enlevait la croûte des maisons pour en
voir l'intérieur, eût joui d'un singulier spectacle s'il eût enlevé, au
moment où Debray faisait ses chiffres, la croûte du petit hôtel de la
rue Saint-Germain-des-Prés.

Au-dessus de cette chambre où Debray venait de partager avec Mme
Danglars deux millions et demi, il y avait une autre chambre peuplée
aussi d'habitants de notre connaissance, lesquels ont joué un rôle assez
important dans les événements que nous venons de raconter pour que nous
les retrouvions avec quelque intérêt.

Il y avait dans cette chambre Mercédès et Albert.

Mercédès était bien changée depuis quelques jours, non pas que, même au
temps de sa plus grande fortune, elle eût jamais étalé le faste
orgueilleux qui tranche visiblement avec toutes les conditions, et fait
qu'on ne reconnaît plus la femme aussitôt qu'elle vous apparaît sous des
habits plus simples; non pas davantage qu'elle fût tombée à cet état de
dépression où l'on est contraint de revêtir la livrée de la misère; non,
Mercédès était changée parce que son oeil ne brillait plus, parce que sa
bouche ne souriait plus, parce qu'enfin un perpétuel embarras arrêtait
sur ses lèvres le mot rapide que lançait autrefois un esprit toujours
préparé.

Ce n'était pas la pauvreté qui avait flétri l'esprit de Mercédès, ce
n'était pas le manque de courage qui lui rendait pesante sa pauvreté.

Mercédès, descendue du milieu dans lequel elle vivait, perdue dans la
nouvelle sphère qu'elle s'était choisie, comme ces personnes qui sortent
d'un salon splendidement éclairé pour passer subitement dans les
ténèbres; Mercédès semblait une reine descendue de son palais dans une
chaumière, et qui, réduite au strict nécessaire, ne se reconnaît ni à la
vaisselle d'argile qu'elle est obligée d'apporter elle-même sur sa
table, ni au grabat qui a succédé à son lit.

En effet, la belle Catalane ou la noble comtesse n'avait plus ni son
regard fier, ni son charmant sourire, parce qu'en arrêtant ses yeux sur
ce qui l'entourait elle ne voyait que d'affligeants objets: c'était une
chambre tapissée d'un de ces papiers gris sur gris que les propriétaires
économes choisissent de préférence comme étant les moins salissants;
c'était un carreau sans tapis; c'étaient des meubles qui appelaient
l'attention et forçaient la vue de s'arrêter sur la pauvreté d'un faux
luxe, toutes choses enfin qui rompaient par leurs tons criards
l'harmonie si nécessaire à des yeux habitués à un ensemble élégant.

Mme de Morcerf vivait là depuis qu'elle avait quitté son hôtel; la tête
lui tournait devant ce silence éternel comme elle tourne au voyageur
arrivé sur le bord d'un abîme: s'apercevant qu'à toute minute Albert la
regardait à la dérobée pour juger de l'état de son coeur, elle s'était
astreinte à un monotone sourire des lèvres qui, en l'absence de ce feu
si doux du sourire des yeux, fait l'effet d'une simple réverbération de
lumière, c'est-à-dire d'une clarté sans chaleur.

De son côté Albert était préoccupé, mal à l'aise, gêné par un reste de
luxe qui l'empêchait d'être de sa condition actuelle; il voulait sortir
sans gants, et trouvait ses mains trop blanches; il voulait courir la
ville à pied, et trouvait ses bottes trop bien vernies.

Cependant ces deux créatures si nobles et si intelligentes, réunies
indissolublement par le lien de l'amour maternel et filial, avaient
réussi à se comprendre sans parler de rien et à économiser toutes les
privations que l'on se doit entre amis pour établir cette vérité
matérielle d'où dépend la vie.

Albert avait enfin pu dire à sa mère sans la faire pâlir:

«Ma mère, nous n'avons plus d'argent.»

Jamais Mercédès n'avait connu véritablement la misère; elle avait
souvent, dans sa jeunesse, parlé elle-même de pauvreté, mais ce n'est
point la même chose: besoin et nécessité sont deux synonymes entre
lesquels il y a tout un monde d'intervalle.

Aux Catalans, Mercédès avait besoin de mille choses, mais elle ne
manquait jamais de certaines autres. Tant que les filets étaient bons,
on prenait du poisson; tant qu'on vendait du poisson, on avait du fil
pour entretenir les filets.

Et puis, isolée d'amitié, n'ayant qu'un amour qui n'était pour rien dans
les détails matériels de la situation, on pensait à soi, chacun à soi,
rien qu'à soi.

Mercédès, du peu qu'elle avait, faisait sa part aussi généreusement que
possible: aujourd'hui elle avait deux parts à faire, et cela avec rien.

L'hiver approchait: Mercédès, dans cette chambre nue et déjà froide,
n'avait pas de feu, elle dont un calorifère aux mille branches chauffait
autrefois la maison depuis les antichambres jusqu'au boudoir; elle
n'avait pas une pauvre petite fleur, elle dont l'appartement était une
serre chaude peuplée à prix d'or!

Mais elle avait son fils...

L'exaltation d'un devoir peut-être exagéré les avait soutenus jusque-là
dans les sphères supérieures.

L'exaltation est presque l'enthousiasme, et l'enthousiasme rend
insensible aux choses de la terre.

Mais l'enthousiasme s'était calmé, et il avait fallu redescendre peu à
peu du pays des rêves au monde des réalités.

Il fallait causer du positif, après avoir épuisé tout l'idéal.

«Ma mère, disait Albert au moment même où Mme Danglars descendait
l'escalier, comptons un peu toutes nos richesses, s'il vous plaît; j'ai
besoin d'un total pour échafauder mes plans.

--Total: rien, dit Mercédès avec un douloureux sourire.

--Si fait, ma mère, total: trois mille francs, d'abord, et j'ai la
prétention, avec ces trois mille francs, de mener à nous deux une
adorable vie.

--Enfant! soupira Mercédès.

--Hélas! ma bonne mère, dit le jeune homme, je vous ai malheureusement
dépensé assez d'argent pour en connaître le prix.

«C'est énorme, voyez-vous, trois mille francs, et j'ai bâti sur cette
somme un avenir miraculeux d'éternelle sécurité.

--Vous dites cela, mon ami, continua la pauvre mère; mais d'abord
acceptons-nous ces trois mille francs? dit Mercédès en rougissant.

--Mais c'est convenu, ce me semble, dit Albert d'un ton ferme; nous les
acceptons d'autant plus que nous ne les avons pas, car ils sont, comme
vous le savez, enterrés dans le jardin de cette petite maison des Allées
de Meilhan à Marseille.

«Avec deux cents francs; dit Albert, nous irons tous deux à Marseille.

--Avec deux cents francs! dit Mercédès, y songez-vous, Albert?

--Oh! quant à ce point, je me suis renseigné aux diligences et aux
bateaux à vapeur, et mes calculs sont faits.

«Vous retenez vos places pour Chalon, dans le coupé: vous voyez, ma
mère, que je vous traite en reine, trente-cinq francs.»

Albert prit une plume, et écrivit:

Coupé, trente-cinq francs, ci:...................................... 35 F
De Chalon à Lyon, vous allez par le bateau à vapeur, six francs, ci:  6 F
De Lyon à Avignon, le bateau à vapeur encore, seize francs, ci:..... 16 F
D'Avignon à Marseille, sept francs, ci:.............................  7 F
Dépenses de route, cinquante francs, ci:............................ 50 F
TOTAL:..............................................................114 F

«Mettons cent vingt, ajouta Albert en souriant, vous voyez que je suis
généreux, n'est-ce pas, ma mère?

--Mais toi, mon pauvre enfant?

--Moi! n'avez-vous pas vu que je me réserve quatre-vingts francs?

«Un jeune homme, ma mère, n'a pas besoin de toutes ses aises; d'ailleurs
je sais ce que c'est que de voyager.

--Avec ta chaise de poste et ton valet de chambre.

--De toute façon, ma mère.

--Eh bien, soit, dit Mercédès; mais ces deux cents francs?

--Ces deux cents francs, les voici, et puis deux cents autres encore.

«Tenez, j'ai vendu ma montre cent francs, et les breloques trois cents.

«Comme c'est heureux! Des breloques qui valaient trois fois la montre.
Toujours cette fameuse histoire du superflu!

«Nous voilà donc riches, puisque, au lieu de cent quatorze francs qu'il
vous fallait pour faire votre route, vous en avez deux cent cinquante.

--Mais nous devons quelque chose dans cet hôtel?

--Trente francs, mais je les paie sur mes cent cinquante francs.

«Cela est convenu; et puisqu'il ne me faut à la rigueur que
quatre-vingts francs pour faire ma route, vous voyez que je nage dans le
luxe.

«Mais ce n'est pas tout.

«Que dites-vous de ceci, ma mère?»

Et Albert tira d'un petit carnet à fermoir d'or, reste de ses anciennes
fantaisies ou peut-être même tendre souvenir de quelqu'une de ces femmes
mystérieuses et voilées qui frappaient à la petite porte, Albert tira
d'un petit carnet un billet de mille francs.

«Qu'est-ce que ceci? demanda Mercédès.

--Mille francs, ma mère. Oh! il est parfaitement carré.

--Mais d'où te viennent ces mille francs?

--Écoutez ceci, ma mère, et ne vous émotionnez pas trop.»

Et Albert, se levant, alla embrasser sa mère sur les deux joues, puis il
s'arrêta à la regarder.

«Vous n'avez pas idée, ma mère, comme je vous trouve belle! dit le jeune
homme avec un profond sentiment d'amour filial, vous êtes en vérité la
plus belle comme vous êtes la plus noble des femmes que j'aie jamais
vues!

--Cher enfant, dit Mercédès essayant en vain de retenir une larme qui
pointait au coin de sa paupière.

--En vérité, il ne vous manquait plus que d'être malheureuse pour
changer mon amour en adoration.

--Je ne suis pas malheureuse tant que j'ai mon fils, dit Mercédès; je ne
serai point malheureuse tant que je l'aurai.

--Ah! justement, dit Albert; mais voilà où commence l'épreuve, ma mère:
vous savez ce qui est convenu!»

--Sommes-nous donc convenus de quelque chose? demanda Mercédès.

--Oui, il est convenu que vous habiterez Marseille, et que, moi je
partirai pour l'Afrique, où, en place du nom que j'ai quitté, je me
ferai le nom que j'ai pris.»

Mercédès poussa un soupir.

«Eh bien, ma mère, depuis hier je suis engagé dans les spahis, ajouta le
jeune homme en baissant les yeux avec une certaine honte, car il ne
savait pas lui-même tout ce que son abaissement avait de sublime; ou
plutôt j'ai cru que mon corps était bien à moi et que je pouvais le
vendre; depuis hier je remplace quelqu'un.

«Je me suis vendu, comme on dit, et, ajouta-t-il en essayant de sourire,
plus cher que je ne croyais valoir, c'est-à-dire deux mille francs.

--Ainsi ces mille francs?... dit en tressaillant Mercédès.

--C'est la moitié de la somme, ma mère; l'autre viendra dans un an.»

Mercédès leva les yeux au ciel avec une expression que rien ne saurait
rendre, et les deux larmes arrêtées au coin de sa paupière, débordant
sous l'émotion intérieure, coulèrent silencieusement le long de ses
joues.

«Le prix de son sang! murmura-t-elle.

--Oui, si je suis tué, dit en riant Morcerf, mais je t'assure, bonne
mère, que je suis au contraire dans l'intention de défendre cruellement
ma peau; je ne me suis jamais senti si bonne envie de vivre que
maintenant.

--Mon Dieu! mon Dieu! fit Mercédès.

--D'ailleurs, pourquoi donc voulez-vous que je sois tué, ma mère?

«Est-ce que Lamoricière, cet autre Ney du Midi, a été tué?

«Est-ce que Changarnier a été tué?

«Est-ce que Bedeau a été tué?

«Est-ce que Morrel, que nous connaissons, a été tué?

«Songez donc à votre joie, ma mère, lorsque vous me verrez revenir avec
mon uniforme brodé!

«Je vous déclare que je compte être superbe là-dessous, et que j'ai
choisi ce régiment-là par coquetterie.»

Mercédès soupira, tout en essayant de sourire; elle comprenait, cette
sainte mère, qu'il était mal à elle de laisser porter à son enfant tout
le poids du sacrifice.

«Eh bien, donc! reprit Albert, vous comprenez, ma mère, voilà déjà plus
de quatre mille francs assurés pour vous: avec ces quatre mille francs
vous vivrez deux bonnes années.

--Crois-tu?» dit Mercédès.

Ces mots étaient échappés à la comtesse, et avec une douleur si vraie
que leur véritable sens n'échappa point à Albert; il sentit son coeur se
serrer, et, prenant la main de sa mère, qu'il pressa tendrement dans les
siennes:

«Oui, vous vivrez! dit-il.

--Je vivrai! s'écria Mercédès, mais tu ne partiras point, n'est-ce pas,
mon fils?

--Ma mère, je partirai, dit Albert d'une voix calme et ferme, vous
m'aimez trop pour me laisser près de vous oisif et inutile; d'ailleurs
j'ai signé.

--Tu feras selon ta volonté, mon fils; moi, je ferai selon celle de
Dieu.

--Non pas selon ma volonté, ma mère, mais selon la raison, selon la
nécessité. Nous sommes deux créatures désespérées, n'est-ce pas?
Qu'est-ce que la vie pour vous aujourd'hui? rien. Qu'est-ce que la vie
pour moi? oh! bien peu de chose sans vous, ma mère, croyez-le; car sans
vous cette vie, je vous le jure, eût cessé du jour où j'ai douté de mon
père et renié son nom! Enfin, je vis, si vous me promettez d'espérer
encore; si vous me laissez le soin de votre bonheur à venir, vous
doublez ma force. Alors je vais trouver là-bas le gouverneur de
l'Algérie, c'est un coeur loyal et surtout essentiellement soldat; je
lui comte ma lugubre histoire: je le prie de tourner de temps en temps
les yeux du côté où je serai, et s'il me tient parole, s'il me regarde
faire, avant six mois je suis officier ou mort. Si je suis officier,
votre sort est assuré, ma mère, car j'aurai de l'argent pour vous et
pour moi, de plus un nouveau nom dont nous serons fiers tous deux,
puisque ce sera votre vrai nom. Si je suis tué... eh bien, si je suis
tué, alors, chère mère, vous mourrez, s'il vous plaît, et alors nos
malheurs auront leur terme dans leur excès même.

--C'est bien, répondit Mercédès avec son noble et éloquent regard; tu as
raison, mon fils: prouvons à certaines gens qui nous regardent et qui
attendent nos actes pour nous juger, prouvons-leur que nous sommes au
moins dignes d'être plaints.

--Mais pas de funèbres idées, chère mère! s'écria le jeune homme; je
vous jure que nous sommes, ou du moins que nous pouvons être très
heureux. Vous êtes à la fois une femme pleine d'esprit et de
résignation; moi, je suis devenu simple de goût et sans passion, je
l'espère. Une fois au service, me voilà riche; une fois dans la maison
de M. Dantès, vous voilà tranquille. Essayons! je vous en prie, ma mère,
essayons.

--Oui, essayons, mon fils, car tu dois vivre, car tu dois être heureux,
répondit Mercédès.

--Ainsi, ma mère, voilà notre partage fait, ajouta le jeune homme en
affectant une grande aisance. Nous pouvons aujourd'hui même partir.
Allons, je retiens, comme il est dit, votre place.

--Mais la tienne, mon fils?

--Moi, je dois rester deux ou trois jours encore, ma mère; c'est un
commencement de séparation, et nous avons besoin de nous y habituer.
J'ai besoin de quelques recommandations, de quelques renseignements sur
l'Afrique, je vous rejoindrai à Marseille.

--Eh bien, soit, partons! dit Mercédès en s'enveloppant dans le seul
châle qu'elle eût emporté, et qui se trouvait par hasard être un
cachemire noir d'un grand prix; partons!»

Albert recueillit à la hâte ses papiers, sonna pour payer les trente
francs qu'il devait au maître de l'hôtel, et, offrant son bras à sa
mère, il descendit l'escalier.

Quelqu'un descendait devant eux; ce quelqu'un, entendant le frôlement
d'une robe de soie sur la rampe, se retourna.

«Debray! murmura Albert.

--Vous, Morcerf!» répondit le secrétaire du ministre en s'arrêtant sur
la marche où il se trouvait.

La curiosité l'emporta chez Debray sur le désir de garder l'incognito;
d'ailleurs il était reconnu.

Il semblait piquant, en effet, de retrouver dans cet hôtel ignoré le
jeune homme dont la malheureuse aventure venait de faire un si grand
éclat dans Paris.

«Morcerf!» répéta Debray.

Puis, apercevant dans la demi-obscurité la tournure jeune encore et le
voile noir de Mme de Morcerf.

«Oh! pardon, ajouta-t-il avec un sourire, je vous laisse, Albert.»

Albert comprit la pensée de Debray.

«Ma mère, dit-il en se retournant vers Mercédès, c'est M. Debray,
secrétaire du ministre de l'Intérieur, un ancien ami à moi.

--Comment! ancien, balbutia Debray; que voulez-vous dire?

--Je dis cela, monsieur Debray, reprit Albert, parce qu'aujourd'hui je
n'ai plus d'amis, et que je ne dois plus en avoir. Je vous remercie
beaucoup d'avoir bien voulu me reconnaître, monsieur.»

Debray remonta deux marches et vint donner une énergique poignée de main
à son interlocuteur.

«Croyez, mon cher Albert, dit-il avec l'émotion qu'il était susceptible
d'avoir, croyez que j'ai pris une part profonde au malheur qui vous
frappe, et que, pour toutes choses, je me mets à votre disposition.

--Merci, monsieur, dit en souriant Albert, mais au milieu de ce malheur,
nous sommes demeurés assez riches pour n'avoir besoin de recourir à
personne; nous quittons Paris, et, notre voyage payé, il nous reste cinq
mille francs.»

Le rouge monta au front de Debray, qui tenait un million dans son
portefeuille; et si peu poétique que fût cet esprit exact, il ne put
s'empêcher de réfléchir que la même maison contenait naguère encore deux
femmes, dont l'une, justement déshonorée, s'en allait pauvre avec quinze
cent mille francs sous le pli de son manteau, et dont l'autre,
injustement frappée, mais sublime en son malheur, se trouvait riche avec
quelques deniers.

Ce parallèle dérouta ses combinaisons de politesse, la philosophie de
l'exemple l'écrasa; il balbutia quelques mots de civilité générale et
descendit rapidement.

Ce jour-là, les commis du ministère, ses subordonnés, eurent fort à
souffrir de son humeur chagrine.

Mais le soir il se rendit acquéreur d'une fort belle maison, sise
boulevard de la Madeleine, et rapportant cinquante mille livres de
rente.

Le lendemain, à l'heure où Debray signait l'acte, c'est-à-dire sur les
cinq heures du soir, Mme de Morcerf, après avoir tendrement embrassé son
fils et après avoir été tendrement embrassée par lui, montait dans le
coupé de la diligence, qui se refermait sur elle.

Un homme était caché dans la cour des messageries Laffitte derrière une
de ces fenêtres cintrées d'entresol qui surmontent chaque bureau; il vit
Mercédès monter en voiture; il vit partir la diligence; il vit
s'éloigner Albert.

Alors il passa la main sur son front chargé de doute en disant:

«Hélas! par quel moyen rendrai-je à ces deux innocents le bonheur que je
leur ai ôté? Dieu m'aidera.»



CVII

La Fosse-aux-Lions.


L'un des quartiers de la Force, celui qui renferme les détenus les plus
compromis et les plus dangereux, s'appelle la cour Saint-Bernard.

Les prisonniers, dans leur langage énergique, l'ont surnommé la
Fosse-aux-Lions, probablement parce que les captifs ont des dents qui
mordent souvent les barreaux et parfois les gardiens.

C'est dans la prison une prison; les murs ont une épaisseur double des
autres. Chaque jour un guichetier sonde avec soin les grilles massives,
et l'on reconnaît à la stature herculéenne, aux regards froids et
incisifs de ces gardiens, qu'ils ont été choisis pour régner sur leur
peuple par la terreur et l'activité de l'intelligence.

Le préau de ce quartier est encadré dans des murs énormes sur lesquels
glisse obliquement le soleil lorsqu'il se décide à pénétrer dans ce
gouffre de laideurs morales et physiques. C'est là, sur le pavé, que
depuis l'heure du lever errent soucieux, hagards, pâlissants, comme des
ombres, les hommes que la justice tient courbés sous le couperet qu'elle
aiguise.

On les voit se coller, s'accroupir, le long du mur qui absorbe et
retient le plus de chaleur. Ils demeurent là, causant deux à deux, plus
souvent isolés, l'oeil sans cesse attiré vers la porte qui s'ouvre pour
appeler quelqu'un des habitants de ce lugubre séjour, ou pour vomir dans
le gouffre une nouvelle scorie rejetée du creuset de la société.

La cour Saint-Bernard a son parloir particulier; c'est un carré long,
divisé en deux parties par deux grilles parallèlement plantées à trois
pieds l'une de l'autre, de façon que le visiteur ne puisse serrer la
main du prisonnier ou lui passer quelque chose. Ce parloir est sombre,
humide, et de tout point horrible, surtout lorsqu'on songe aux
épouvantables confidences qui ont glissé sur ces grilles et rouillé le
fer des barreaux.

Cependant ce lieu, tout affreux qu'il est, est le paradis où viennent se
retremper dans une société espérée, savourée, ces hommes dont les jours
sont comptés: il est si rare qu'on sorte de la Fosse-aux-Lions pour
aller autre part qu'à la barrière Saint-Jacques, au bagne ou au cabanon
cellulaire!

Dans cette cour que nous venons de décrire, et qui suait d'une froide
humidité, se promenait, les mains dans les poches de son habit, un jeune
homme considéré avec beaucoup de curiosité par les habitants de la
Fosse.

Il eût passé pour un homme élégant, grâce à la coupe de ses habits, si
ces habits n'eussent été en lambeaux; cependant ils n'avaient pas été
usés: le drap, fin et soyeux aux endroits intacts, reprenaient
facilement son lustre sous la main caressante du prisonnier qui essayait
d'en faire un habit neuf.

Il appliquait le même soin à fermer une chemise de batiste
considérablement changée de couleur depuis son entrée en prison, et sur
ses bottes vernies passait le coin d'un mouchoir brodé d'initiales
surmontées d'une couronne héraldique.

Quelques pensionnaires de la Fosse-aux-Lions considéraient avec un
intérêt marqué les recherches de toilette du prisonnier.

«Tiens, voilà le prince qui se fait beau, dit un des voleurs.

--Il est très beau naturellement, dit un autre, et s'il avait seulement
un peigne et de la pommade, il éclipserait tous les messieurs à gants
blancs.

--Son habit a dû être bien neuf et ses bottes reluisent joliment. C'est
flatteur pour nous qu'il y ait des confrères si comme il faut; et ces
brigands de gendarmes sont bien vils. Les envieux! avoir déchiré une
toilette comme cela!

--Il paraît que c'est un fameux, dit un autre; il a tout fait... et dans
le grand genre... Il vient de là-bas si jeune! oh! c'est superbe!»

Et l'objet de cette admiration hideuse semblait savourer les éloges ou
la vapeur des éloges, car il n'entendait pas les paroles.

Sa toilette terminée, il s'approcha du guichet de la cantine auquel
s'adossait un gardien:

«Voyons, monsieur, lui dit-il, prêtez-moi vingt francs, vous les aurez
bientôt; avec moi, pas de risques à courir. Songez donc que je tiens à
des parents qui ont plus de millions que vous n'avez de deniers...
Voyons, vingt francs, et je vous en prie, afin que je prenne une pistole
et que j'achète une robe de chambre. Je souffre horriblement d'être
toujours en habit et en bottes. Quel habit! monsieur, pour un prince
Cavalcanti!»

Le gardien lui tourna le dos et haussa les épaules. Il ne rit pas même
de ces paroles qui eussent déridé tous les fronts car cet homme en avait
entendu bien d'autres, ou plutôt il avait toujours entendu la même
chose.

«Allez, dit Andrea, vous êtes un homme sans entrailles, et je vous ferai
perdre votre place.»

Ce mot fit retourner le gardien, qui, cette fois, laissa échapper un
bruyant éclat de rire.

Alors les prisonniers s'approchèrent et firent cercle.

«Je vous dis, continua Andrea, qu'avec cette misérable somme je pourrai
me procurer un habit et une chambre, afin de recevoir d'une façon
décente la visite illustre que j'attends d'un jour à l'autre.

--Il a raison! il a raison! dirent les prisonniers... Pardieu! on voit
bien que c'est un homme comme il faut.

--Eh bien, prêtez-lui les vingt francs, dit le gardien en s'appuyant sur
son autre colossale épaule; est-ce que vous ne devez pas cela à un
camarade?

--Je ne suis pas le camarade de ces gens, dit fièrement le jeune homme;
ne m'insultez pas, vous n'avez pas ce droit-là.»

Les voleurs se regardèrent avec de sourds murmures, et une tempête
soulevée par la provocation du gardien, plus encore que par les paroles
d'Andrea, commença de gronder sur le prisonnier aristocrate.

Le gardien, sûr de faire le _quos ego_ quand les flots seraient trop
tumultueux, les laissait monter peu à peu pour jouer un tour au
solliciteur importun, et se donner une récréation pendant la longue
garde de sa journée.

Déjà les voleurs se rapprochaient d'Andrea; les uns se disaient:

«La savate! la savate!»

Cruelle opération qui consiste à rouer de coups, non pas de savate, mais
de soulier ferré, un confrère tombé dans la disgrâce de ces messieurs.

D'autres proposaient l'anguille; autre genre de récréation consistant à
emplir de sable, de cailloux, de gros sous, quand ils en ont, un
mouchoir tordu, que les bourreaux déchargent comme un fléau sur les
épaules et la tête du patient.

«Fouettons le beau monsieur, dirent quelques-uns, monsieur l'honnête
homme!»

Mais Andrea, se retournant vers eux, cligna de l'oeil, enfla sa joue
avec sa langue, et fit entendre ce claquement des lèvres qui équivaut à
mille signes d'intelligence parmi les bandits réduits à se taire.

C'était un signe maçonnique que lui avait indiqué Caderousse.

Ils reconnurent un des leurs.

Aussitôt les mouchoirs retombèrent; la savate ferrée rentra au pied du
principal bourreau. On entendit quelques voix proclamer que monsieur
avait raison, que monsieur pouvait être honnête à sa guise, et que les
prisonniers voulaient donner l'exemple de la liberté de conscience.

L'émeute recula. Le gardien en fut tellement stupéfait qu'il prit
aussitôt Andrea par les mains et se mit à le fouiller, attribuant à
quelques manifestations plus significatives que la fascination, ce
changement subit des habitants de la Fosse-aux-Lions.

Andrea se laissa faire, non sans protester.

Tout à coup une voix retentit au guichet.

«Benedetto!» criait un inspecteur.

Le gardien lâcha sa proie.

«On m'appelle? dit Andrea.

--Au parloir! dit la voix.

--Voyez-vous, on me rend visite. Ah! mon cher monsieur, vous allez voir
si l'on peut traiter un Cavalcanti comme un homme ordinaire!»

Et Andrea, glissant dans la cour comme une ombre noire, se précipita par
le guichet entrebâillé, laissant dans l'admiration ses confrères et le
gardien lui-même.

On l'appelait en effet au parloir, et il ne faudrait pas s'en
émerveiller moins qu'Andrea lui-même; car le rusé jeune homme, depuis
son entrée à la Force, au lieu d'user, comme les gens du commun de ce
bénéfice d'écrire pour se faire réclamer, avait gardé le plus stoïque
silence.

«Je suis, disait-il, évidemment protégé par quelqu'un de puissant; tout
me le prouve; cette fortune soudaine, cette facilité avec laquelle j'ai
aplani tous les obstacles, une famille improvisée, un nom illustre
devenu ma propriété, l'or pleuvant chez moi, les alliances les plus
magnifiques promises à mon ambition. Un malheureux oubli de ma fortune,
une absence de mon protecteur m'a perdu, oui, mais pas absolument, pas à
jamais! La main s'est retirée pour un moment, elle doit se tendre vers
moi et me ressaisir de nouveau au moment où je me croirai prêt à tomber
dans l'abîme.

«Pourquoi risquerai-je une démarche imprudente? Je m'aliénerais
peut-être le protecteur! Il y a deux moyens pour lui de me tirer
d'affaire: l'évasion mystérieuse, achetée à prix d'or, et la main forcée
aux juges pour obtenir une absolution. Attendons pour parler, pour agir
qu'il me soit prouvé qu'on m'a totalement abandonné, et alors...»

Andrea avait bâti un plan qu'on peut croire habile; le misérable était
intrépide à l'attaque et rude à la défense.

La misère de la prison commune, les privations de tout genre, il les
avait supportées. Cependant peu à peu le naturel, ou plutôt l'habitude,
avait repris le dessus. Andrea souffrait d'être nu, d'être sale, d'être
affamé; le temps lui durait.

C'est à ce moment d'ennui que la voix de l'inspecteur l'appela au
parloir.

Andrea sentit son coeur bondir de joie. Il était trop tôt pour que ce
fût la visite du juge d'instruction, et trop tard pour que ce fût un
appel du directeur de la prison ou du médecin; c'était donc la visite
inattendue.

Derrière la grille du parloir où Andrea fut introduit, il aperçut, avec
ses yeux dilatés par une curiosité avide, la figure sombre et
intelligente de M. Bertuccio, qui regardait aussi, lui, avec un
étonnement douloureux, les grilles, les portes verrouillées et l'ombre
qui s'agitait derrière les barreaux entrecroisés.

«Ah! fit Andrea, touché au coeur.

--Bonjour, Benedetto, dit Bertuccio de sa voix creuse et sonore.

--Vous! vous! dit le jeune homme en regardant avec effroi autour de lui.

--Tu ne me reconnais pas, dit Bertuccio, malheureux enfant!

--Silence, mais silence donc! fit Andrea qui connaissait la finesse
d'ouïe de ces murailles; mon Dieu, mon Dieu, ne parlez pas si haut!

--Tu voudrais causer avec moi, n'est-ce pas, dit Bertuccio, seul à seul?

--Oh! oui, dit Andrea.

--C'est bien.»

Et Bertuccio, fouillant dans sa poche, fit signe à un gardien qu'on
apercevait derrière la vitre du guichet.

«Lisez, dit-il.

--Qu'est-ce que cela? dit Andrea.

--L'ordre de te conduire dans une chambre, de t'installer et de me
laisser communiquer avec toi.

--Oh!» fit Andrea, bondissant de joie.

Et tout de suite, se repliant en lui-même, il se dit:

«Encore le protecteur inconnu! on ne m'oublie pas! On cherche le secret,
puisqu'on veut causer dans une chambre isolée. Je les tiens... Bertuccio
a été envoyé par le protecteur!»

Le gardien conféra un moment avec un supérieur, puis ouvrit les deux
portes grillées et conduisit à une chambre du premier étage ayant vue
sur la cour Andrea, qui ne se sentait plus de joie.

La chambre était blanchie à la chaux, comme c'est l'usage dans les
prisons. Elle avait un aspect de gaieté qui parut rayonnant au
prisonnier: un poêle, un lit, une chaise, une table en formaient le
somptueux ameublement.

Bertuccio s'assit sur la chaise. Andrea se jeta sur le lit. Le gardien
se retira.

«Voyons, dit l'intendant, qu'as-tu à me dire?

--Et vous? dit Andrea.

--Mais parle d'abord...

--Oh! non; c'est vous qui avez beaucoup m'apprendre, puisque vous êtes
venu me trouver.

--Eh bien, soit. Tu as continué le cours de tes scélératesses: tu as
volé, tu as assassiné.

--Bon! si c'est pour me dire ces choses-là que vous me faites passer
dans une chambre particulière, autant valait ne pas vous déranger. Je
sais toutes ces choses. Il en est d'autres que je ne sais pas, au
contraire. Partons de celles-là, s'il vous plaît.

--Oh! oh! vous allez vite, monsieur Benedetto.

--N'est-ce pas? et au but. Surtout ménageons les mots inutiles. Qui vous
envoie?

--Personne.

--Comment savez-vous que je suis en prison?

--Il y a longtemps que je t'ai reconnu dans le fashionable insolent qui
poussait si gracieusement un cheval aux Champs-Élysées.

--Les Champs-Élysées!... Ah! ah! nous brûlons, comme on dit au jeu de la
pincette... Les Champs-Élysées... Ça, parlons un peu de mon père,
voulez-vous?

--Que suis-je donc?

--Vous, mon brave monsieur, vous êtes mon père adoptif... Mais ce n'est
pas vous, j'imagine, qui avez disposé en ma faveur d'une centaine de
mille francs que j'ai dévorés en quatre ou cinq mois; ce n'est pas vous
qui m'avez forgé un père italien et gentilhomme; ce n'est pas vous qui
m'avez fait entrer dans le monde et invité à un certain dîner que je
crois manger encore, à Auteuil, avec la meilleure compagnie de tout
Paris, avec certain procureur du roi dont j'ai eu bien tort de ne pas
cultiver la connaissance, qui me serait si utile en ce moment; ce n'est
pas vous, enfin, qui me cautionniez pour un ou deux millions quand m'est
arrivé l'accident fatal de la découverte du pot aux roses... Allons,
parlez, estimable Corse, parlez...

--Que veux-tu que je te dise?

--Je t'aiderai.

«Tu parlais des Champs-Élysées tout à l'heure, mon digne père
nourricier.

--Eh bien?

--Eh bien, aux Champs-Élysées demeure un monsieur bien riche, bien
riche.

--Chez qui tu as volé et assassiné, n'est-ce pas?

--Je crois que oui.

--M. le comte de Monte-Cristo?

--C'est nous qui l'avez nommé, comme dit M. Racine. Eh bien, dois-je me
jeter entre ses bras, l'étrangler sur mon coeur en criant: «Mon père!
mon père!» comme dit M. Pixérécourt?

--Ne plaisantons pas, répondit gravement Bertuccio, et qu'un pareil nom
ne soit pas prononcé ici comme vous osez le prononcer.

--Bah! fit Andrea un peu étourdi de la solennité du maintien de
Bertuccio, pourquoi pas?

--Parce que celui qui porte ce nom est trop favorisé du ciel pour être
le père d'un misérable tel que vous.

--Oh! de grands mots...

--Et de grands effets si vous n'y prenez garde!

--Des menaces!... Je ne les crains pas... Je dirai...

--Croyez-vous avoir affaire à des pygmées de votre espèce? dit Bertuccio
d'un ton si calme et avec un regard si assuré qu'Andrea en fut remué
jusqu'au fond des entrailles; croyez-vous avoir affaire à vos scélérats
routiniers du bagne, ou à vos naïves dupes du monde?... Benedetto, vous
êtes dans une main terrible, cette main veut bien s'ouvrir pour vous:
profitez-en. Ne jouez pas avec la foudre qu'elle dépose pour un instant,
mais qu'elle peut reprendre si vous essayez de la déranger dans son
libre mouvement.

--Mon père... je veux savoir qui est mon père! dit l'entêté; j'y périrai
s'il le faut, mais je le saurai. Que me fait le scandale, à moi? du
bien... de la réputation... des réclames... comme dit Beauchamp le
journaliste. Mais vous autres, gens du grand monde, vous avez toujours
quelque chose à perdre au scandale, malgré vos millions et vos
armoiries... Çà, qui est mon père?

--Je suis venu pour te le dire.

--Ah!» s'écria Benedetto les yeux étincelants de joie.

À ce moment la porte s'ouvrit, et le guichetier, s'adressant à
Bertuccio:

«Pardon, monsieur, dit-il, mais le juge d'instruction attend le
prisonnier.

--C'est la clôture de mon interrogatoire, dit Andrea au digne
intendant... Au diable l'importun!

--Je reviendrai demain, dit Bertuccio.

--Bon! fit Andrea. Messieurs les gendarmes, je suis tout à vous... Ah!
cher monsieur, laissez donc une dizaine d'écus au greffe pour qu'on me
donne ici ce dont j'ai besoin.

--Ce sera fait», répliqua Bertuccio.

Andrea lui tendit la main, Bertuccio garda la sienne dans sa poche, et y
fit seulement sonner quelques pièces d'argent.

«C'est ce que je voulais dire,» fit Andrea grimaçant un sourire, mais
tout à fait subjugué par l'étrange tranquillité de Bertuccio.

«Me serais-je trompé? se dit-il en montant dans la voiture oblongue et
grillée qu'on appelle le _panier à salade_. Nous verrons! Ainsi, à
demain! ajouta-t-il en se tournant vers Bertuccio.

--À demain!» répondit l'intendant.



CVIII

Le juge.


On se rappelle que l'abbé Busoni était resté seul avec Noirtier dans la
chambre mortuaire, et que c'était le vieillard et le prêtre qui
s'étaient constitués les gardiens du corps de la jeune fille.

Peut-être les exhortations chrétiennes de l'abbé, peut-être sa douce
charité, peut-être sa parole persuasive avaient-elles rendu le courage
au vieillard: car, depuis le moment où il avait pu conférer avec le
prêtre, au lieu du désespoir qui s'était d'abord emparé de lui, tout,
dans Noirtier, annonçait une grande résignation, un calme bien
surprenant pour tous ceux qui se rappelaient l'affection profonde portée
par lui à Valentine.

M. de Villefort n'avait point revu le vieillard depuis le matin de cette
mort. Toute la maison avait été renouvelée: un autre valet de chambre
avait été engagé pour lui, un autre serviteur pour Noirtier; deux femmes
étaient entrées au service de Mme de Villefort: tous, jusqu'au concierge
et au cocher, offraient de nouveaux visages qui s'étaient dressés pour
ainsi dire entre les différents maîtres de cette maison maudite et
avaient intercepté les relations déjà assez froides qui existaient entre
eux. D'ailleurs les assises s'ouvraient dans trois jours, et Villefort,
enfermé dans son cabinet, poursuivait avec une fiévreuse activité la
procédure entamée contre l'assassin de Caderousse. Cette affaire, comme
toutes celles auxquelles le comte de Monte-Cristo se trouvait mêlé,
avait fait grand bruit dans le monde parisien. Les preuves n'étaient pas
convaincantes, puisqu'elles reposaient sur quelques mots écrits par un
forçat mourant, ancien compagnon de bagne de celui qu'il accusait, et
qui pouvait accuser son compagnon par haine ou par vengeance: la
conscience seule du magistrat s'était formée; le procureur du roi avait
fini par se donner à lui-même cette terrible conviction que Benedetto
était coupable, et il devait tirer de cette victoire difficile une de
ces jouissances d'amour-propre qui seules réveillaient un peu les fibres
de son coeur glacé.

Le procès s'instruisait donc, grâce au travail incessant de Villefort,
qui voulait en faire le début des prochaines assises; aussi avait-il été
forcé de se celer plus que jamais pour éviter de répondre à la quantité
prodigieuse de demandes qu'on lui adressait à l'effet d'obtenir des
billets d'audience.

Et puis si peu de temps s'était écoulé depuis que la pauvre Valentine
avait été déposée dans la tombe, la douleur de la maison était encore si
récente, que personne ne s'étonnait de voir le père aussi sévèrement
absorbé dans son devoir, c'est-à-dire dans l'unique distraction qu'il
pouvait trouver à son chagrin.

Une seule fois, c'était le lendemain du jour où Benedetto avait reçu
cette seconde visite de Bertuccio, dans laquelle celui-ci lui avait dû
nommer son père, le lendemain de ce jour, qui était le dimanche, une
seule fois, disons-nous, Villefort avait aperçu son père: c'était dans
un moment où le magistrat, harassé de fatigue, était descendu dans le
jardin de son hôtel, et sombre, courbé sous une implacable pensée,
pareil à Tarquin abattant avec sa badine les têtes des pavots les plus
élevés, M. de Villefort abattait avec sa canne les longues et mourantes
tiges des roses trémières qui se dressaient le long des allées comme les
spectres de ces fleurs si brillantes dans la saison qui venait de
s'écouler.

Déjà plus d'une fois il avait touché le fond du jardin, c'est-à-dire
cette fameuse grille donnant sur le clos abandonné, revenant toujours
par la même allée, reprenant sa promenade du même pas et avec le même
geste, quand ses yeux se portèrent machinalement vers la maison, dans
laquelle il entendait jouer bruyamment son fils, revenu de la pension
pour passer le dimanche et le lundi près de sa mère.

Dans ce moment il vit à l'une des fenêtres ouvertes M. Noirtier, qui
s'était fait rouler dans son fauteuil jusqu'à cette fenêtre, pour jouir
des derniers rayons d'un soleil encore chaud qui venaient saluer les
fleurs mourantes des volubilis et les feuilles rougies des vignes
vierges qui tapissaient le balcon.

L'oeil du vieillard était rivé pour ainsi dire sur un point que
Villefort n'apercevait qu'imparfaitement. Ce regard de Noirtier était si
haineux, si sauvage, si ardent d'impatience, que le procureur du roi,
habile à saisir toutes les impressions de ce visage qu'il connaissait si
bien, s'écarta de la ligne qu'il parcourait pour voir sur quelle
personne tombait ce pesant regard.

Alors il vit, sous un massif de tilleuls aux branches déjà presque
dégarnies, Mme de Villefort qui, assise, un livre à la main,
interrompait de temps à autre sa lecture pour sourire à son fils ou lui
renvoyer sa balle élastique qu'il lançait obstinément du salon dans le
jardin.

Villefort pâlit, car il comprenait ce que voulait le vieillard.

Noirtier regardait toujours le même objet; mais soudain son regard se
porta de la femme au mari, et ce fut Villefort lui-même qui eut à subir
l'attaque de ces yeux foudroyants qui, en changeant d'objet, avaient
aussi changé de langage, sans toutefois rien perdre de leur menaçante
expression.

Mme de Villefort, étrangère à toutes ces passions dont les feux croisés
passaient au-dessus de sa tête, retenait en ce moment la balle de son
fils, lui faisant signe de la venir chercher avec un baiser; mais
Édouard se fit prier longtemps; la caresse maternelle ne lui paraissait
probablement pas une récompense suffisante au dérangement qu'il allait
prendre. Enfin il se décida, sauta de la fenêtre au milieu d'un massif
d'héliotropes et de reines-marguerites, et accourut à Mme de Villefort
le front couvert de sueur. Mme de Villefort essuya son front, posa ses
lèvres sur ce moite ivoire, et renvoya l'enfant avec sa balle dans une
main et une poignée de bonbons dans l'autre.

Villefort, attiré par une invisible attraction, comme l'oiseau est
attiré par le serpent, Villefort s'approcha de la maison, à mesure qu'il
s'approchait, le regard de Noirtier s'abaissait en le suivant, et le feu
de ses prunelles semblait prendre un tel degré d'incandescence, que
Villefort se sentait dévoré par lui jusqu'au fond du coeur. En effet, on
lisait dans ce regard un sanglant reproche en même temps qu'une terrible
menace. Alors les paupières et les yeux de Noirtier se levèrent au ciel
comme s'il rappelait à son fils un serment oublié.

«C'est bon! monsieur, répliqua Villefort au bas de la cour, c'est bon!
prenez patience un jour encore; ce que j'ai dit est dit.»

Noirtier parut calmé par ces paroles, et ses yeux se tournèrent avec
indifférence d'un autre côté.

Villefort déboutonna violemment sa redingote qui l'étouffait, passa une
main livide sur son front et rentra dans son cabinet.

La nuit se passa froide et tranquille; tout le monde se coucha et dormit
comme à l'ordinaire dans cette maison. Seul, comme à l'ordinaire aussi,
Villefort ne se coucha point en même temps que les autres, et travailla
jusqu'à cinq heures du matin à revoir les derniers interrogatoires faits
la veille par les magistrats instructeurs, à compulser les dépositions
des témoins et à jeter de la netteté dans son acte d'accusation, l'un
des plus énergiques et des plus habilement conçus qu'il eût encore
dressés.

C'était le lendemain lundi que devait avoir lieu la première séance des
assises. Ce jour-là, Villefort le vit poindre blafard et sinistre, et sa
lueur bleuâtre vint faire reluire sur le papier les lignes tracées à
l'encre rouge. Le magistrat s'était endormi un instant tandis que sa
lampe rendait les derniers soupirs: il se réveilla à ses pétillements,
les doigts humides et empourprés comme s'il les eût trempés dans le
sang.

Il ouvrit sa fenêtre: une grande bande orangée traversait au loin le
ciel et coupait en deux les minces peupliers qui se profilaient en noir
sur l'horizon. Dans le champ de luzerne, au-delà de la grille des
marronniers, une alouette montait au ciel, en faisant entendre son chant
clair et matinal.

L'air humide de l'aube inonda la tête de Villefort et rafraîchit sa
mémoire.

«Ce sera pour aujourd'hui, dit-il avec effort; aujourd'hui l'homme qui
va tenir le glaive de la justice doit frapper partout où sont les
coupables.»

Ses regards allèrent alors malgré lui chercher la fenêtre de Noirtier
qui s'avançait en retour, la fenêtre où il avait vu le vieillard la
veille.

Le rideau en était tiré.

Et cependant l'image de son père lui était tellement présente qu'il
s'adressa à cette fenêtre fermée comme si elle était ouverte, et que par
cette ouverture il vit encore le vieillard menaçant.

«Oui, murmura-t-il, oui, sois tranquille!»

Sa tête retomba sur sa poitrine, et, la tête ainsi inclinée, il fit
quelques tours dans son cabinet, puis enfin il se jeta tout habillé sur
un canapé, moins pour dormir que pour assouplir ses membres raidis par
la fatigue et le froid du travail qui pénètre jusque dans la moelle des
os.

Peu à peu tout le monde se réveilla. Villefort, de son cabinet, entendit
les bruits successifs qui constituent pour ainsi dire la vie de la
maison: les portes mises en mouvement, le tintement de la sonnette de
Mme de Villefort qui appelait sa femme de chambre, les premiers cris de
l'enfant, qui se levait joyeux comme on se lève d'habitude à cet âge.

Villefort sonna à son tour. Son nouveau valet de chambre entra chez lui
et lui apporta les journaux.

En même temps que les journaux, il apporta une tasse de chocolat.

«Que m'apportez-vous là? demanda Villefort.

--Une tasse de chocolat.

--Je ne l'ai point demandée. Qui prend donc ce soin de moi?

--Madame; elle m'a dit que monsieur parlerait sans doute beaucoup
aujourd'hui dans cette affaire d'assassinat et qu'il avait besoin de
prendre des forces.»

Et le valet déposa sur la table dressée près du canapé, table, comme
toutes les autres, chargée de papiers, la tasse de vermeil.

Le valet sortit.

Villefort regarda un instant la tasse d'un air sombre, puis, tout à
coup, il la prit avec un mouvement nerveux, et avala d'un seul trait le
breuvage qu'elle contenait. On eût dit qu'il espérait que ce breuvage
était mortel et qu'il appelait la mort pour le délivrer d'un devoir qui
lui commandait une chose bien plus difficile que de mourir. Puis il se
leva et se promena dans son cabinet avec une espèce de sourire qui eût
été terrible à voir si quelqu'un l'eût regardé.

Le chocolat était inoffensif, et M. de Villefort n'éprouva rien.

L'heure du déjeuner arrivée, M. de Villefort ne parut point à table. Le
valet de chambre rentra dans le cabinet.

«Madame fait prévenir monsieur, dit-il, que onze heures viennent de
sonner et que l'audience est pour midi.

--Eh bien, fit Villefort, après?

--Madame a fait sa toilette: elle est toute prête, et demande si elle
accompagnera monsieur?

--Où cela?

--Au Palais.

--Pour quoi faire?

--Madame dit qu'elle désire beaucoup assister à cette séance.

--Ah! dit Villefort avec un accent presque effrayant, elle désire cela!»

Le domestique recula d'un pas et dit:

«Si monsieur désire sortir seul, je vais le dire à madame.»

Villefort resta un instant muet; il creusait avec ses ongles sa joue
pâle sur laquelle tranchait sa barbe d'un noir d'ébène.

«Dites à madame, répondit-il enfin, que je désire lui parler, et que je
la prie de m'attendre chez elle.

--Oui, monsieur.

--Puis revenez me raser et m'habiller.

--À l'instant.»

Le valet de chambre disparut en effet pour reparaître, rasa Villefort et
l'habilla solennellement de noir.

Puis lorsqu'il eut fini:

«Madame a dit qu'elle attendait monsieur aussitôt sa toilette achevée,
dit-il.

--J'y vais.»

Et Villefort, les dossiers sous le bras, son chapeau à la main, se
dirigea vers l'appartement de sa femme.

À la porte, il s'arrêta un instant et essuya avec son mouchoir la sueur
qui coulait sur son front livide.

Puis il poussa la porte.

Mme de Villefort était assise sur une ottomane, feuilletant avec
impatience des journaux et des brochures que le jeune Édouard s'amusait
à mettre en pièces avant même que sa mère eût eu le temps d'en achever
la lecture. Elle était complètement habillée pour sortir; son chapeau
l'attendait posé sur un fauteuil; elle avait mis ses gants.

«Ah! vous voici, monsieur, dit-elle de sa voix naturelle et calme; mon
Dieu! êtes-vous assez pâle, monsieur! Vous avez donc encore travaillé
toute la nuit? Pourquoi donc n'êtes-vous pas venu déjeuner avec nous? Eh
bien, m'emmenez-vous, ou irai-je seule avec Édouard?»

Mme de Villefort avait, comme on le voit, multiplié les demandes pour
obtenir une réponse; mais à toutes ces demandes M. de Villefort était
resté froid et muet comme une statue.

«Édouard, dit Villefort en fixant sur l'enfant un regard impérieux,
allez jouer au salon, mon ami, il faut que je parle à votre mère.»

Mme de Villefort, voyant cette froide contenance, ce ton résolu, ces
apprêts préliminaires étranges, tressaillit.

Édouard avait levé la tête, avait regardé sa mère puis, voyant qu'elle
ne confirmait point l'ordre de M. de Villefort, il s'était remis à
couper la tête à ses soldats de plomb.

«Édouard! cria M. de Villefort si rudement que l'enfant bondit sur le
tapis, m'entendez-vous? allez!»

L'enfant, à qui ce traitement était peu habituel, se releva debout et
pâlit; il eût été difficile de dire si c'était de colère ou de peur.

Son père alla à lui, le prit par le bras, et le baisa au front.

«Va, dit-il, mon enfant, va!»

Édouard sortit.

M. de Villefort alla à la porte et la ferma derrière lui au verrou.

«Ô mon Dieu! fit la jeune femme en regardant son mari jusqu'au fond de
l'âme et en ébauchant un sourire que glaça l'impassibilité de Villefort,
qu'y a-t-il donc?

--Madame, où mettez-vous le poison dont vous vous servez d'habitude?»
articula nettement et sans préambule le magistrat, placé entre sa femme
et la porte.

Mme de Villefort éprouva ce que doit éprouver l'alouette lorsqu'elle
voit le milan resserrer au-dessus de sa tête ses cercles meurtriers.

Un son rauque, brisé, qui n'était ni un cri ni un soupir, s'échappa de
la poitrine de Mme de Villefort qui pâlit jusqu'à la lividité.

«Monsieur, dit-elle, je... je ne comprends pas.»

Et comme elle s'était soulevée dans un paroxysme de terreur, dans un
second paroxysme plus fort sans doute que le premier, elle se laissa
retomber sur les coussins du sofa.

«Je vous demandais, continua Villefort d'une voix parfaitement calme, en
quel endroit vous cachiez le poison à l'aide duquel vous avez tué mon
beau-père M. de Saint-Méran, ma belle-mère, Barrois et ma fille
Valentine.

--Ah! monsieur, s'écria Mme de Villefort en joignant les mains, que
dites-vous?

--Ce n'est point à vous de m'interroger, mais de répondre.

--Est-ce au mari ou au juge? balbutia Mme de Villefort.

--Au juge, madame! au juge!»

C'était un spectacle effrayant que la pâleur de cette femme, l'angoisse
de son regard, le tremblement de tout son corps.

«Ah! monsieur! murmura-t-elle, ah! monsieur!... et ce fut tout.

--Vous ne répondez pas, madame!» s'écria le terrible interrogateur.

Puis il ajouta, avec un sourire plus effrayant encore que sa colère:

«Il est vrai que vous ne niez pas!»

Elle fit un mouvement.

«Et vous ne pourriez nier, ajouta Villefort, en étendant la main vers
elle comme pour la saisir au nom de la justice; vous avez accompli ces
différents crimes avec une impudente adresse, mais qui cependant ne
pouvait tromper que les gens disposés par leur affection à s'aveugler
sur votre compte. Dès la mort de Mme de Saint-Méran, j'ai su qu'il
existait un empoisonneur dans ma maison: M. d'Avrigny m'en avait
prévenu; après la mort de Barrois, Dieu me pardonne! mes soupçons se
sont portés sur quelqu'un, sur un ange! mes soupçons qui, même là où il
n'y a pas de crime, veillent sans cesse allumés au fond de mon coeur;
mais après la mort de Valentine il n'y a plus eu de doute pour moi,
madame, et non seulement pour moi, mais encore pour d'autres; ainsi
votre crime, connu de deux personnes maintenant, soupçonné par
plusieurs, va devenir public; et, comme je vous le disais tout à
l'heure, madame, ce n'est plus un mari qui vous parle, c'est un juge!»

La jeune femme cacha son visage dans ses deux mains.

«Ô monsieur! balbutia-t-elle, je vous en supplie, ne croyez pas les
apparences!

--Seriez-vous lâche? s'écria Villefort d'une voix méprisante. En effet,
j'ai toujours remarqué que les empoisonneurs étaient lâches. Seriez-vous
lâche, vous qui avez eu l'affreux courage de voir expirer devant vous
deux vieillards et une jeune fille assassinés pareille?

--Monsieur! monsieur!

--Seriez-vous lâche, continua Villefort avec une exaltation croissante,
vous qui avez compté une à une les minutes de quatre agonies, vous qui
avez combiné vos plans infernaux et remué vos breuvages infâmes avec une
habileté et une précision si miraculeuses? Vous qui avez si bien combiné
tout, auriez-vous donc oublié de calculer une seule chose, c'est-à-dire
où pouvait vous mener la révélation de vos crimes? Oh! c'est impossible,
cela, et vous avez gardé quelque poison plus doux, plus subtil et plus
meurtrier que les autres pour échapper au châtiment qui vous était dû...
Vous avez fait cela, je l'espère du moins?»

Mme de Villefort tordit ses mains et tomba à genoux.

«Je sais bien... je sais bien, dit-il, vous avouez; mais l'aveu fait à
des juges, l'aveu fait au dernier moment, l'aveu fait quand on ne peut
plus nier, cet aveu ne diminue en rien le châtiment qu'ils infligent au
coupable.

--Le châtiment! s'écria Mme de Villefort, le châtiment! monsieur, voilà
deux fois que vous prononcez ce mot?

--Sans doute. Est-ce parce que vous étiez quatre fois coupable que vous
avez cru y échapper? Est-ce parce que vous êtes la femme de celui qui
requiert ce châtiment, que vous avez cru que ce châtiment s'écarterait?
Non, madame, non! Quelle qu'elle soit, l'échafaud attend
l'empoisonneuse, si surtout, comme je vous le disais tout à l'heure,
l'empoisonneuse n'a pas eu le soin de conserver pour elle quelques
gouttes de son plus sûr poison.»

Mme de Villefort poussa un cri sauvage, et la terreur hideuse et
indomptable envahit ses traits décomposés.

«Oh! ne craignez pas l'échafaud, madame, dit le magistrat, je ne veux
pas vous déshonorer, car ce serait me déshonorer moi-même; non, au
contraire, si vous m'avez bien entendu, vous devez comprendre que vous
ne pouvez mourir sur l'échafaud.

--Non, je n'ai pas compris; que voulez-vous dire? balbutia la
malheureuse femme complètement atterrée.

--Je veux dire que la femme du premier magistrat de la capitale ne
chargera pas de son infamie un nom demeuré sans tache, et ne déshonorera
pas du même coup son mari et son enfant.

--Non! oh! non.

--Eh bien, madame! ce sera une bonne action de votre part, et de cette
bonne action je vous remercie.

--Vous me remerciez! et de quoi?

--De ce que vous venez de dire.

--Qu'ai-je dit! j'ai la tête perdue; je ne comprends plus rien, mon
Dieu! mon Dieu!»

Et elle se leva les cheveux épars, les lèvres écumantes.

«Vous avez répondu, madame, à cette question que je vous fis en entrant
ici: Où est le poison dont vous vous servez d'habitude, madame?»

Mme de Villefort leva les bras au ciel et serra convulsivement ses mains
l'une contre l'autre.

«Non, non, vociféra-t-elle, non, vous ne voulez point cela!

--Ce que je ne veux pas, madame, c'est que vous périssiez sur un
échafaud, entendez-vous? répondit Villefort.

--Oh! monsieur, grâce!

--Ce que je veux, c'est que justice soit faite. Je suis sur terre pour
punir, madame, ajouta-t-il avec un regard flamboyant; à toute autre
femme, fût-ce à une reine, j'enverrais le bourreau; mais à vous je serai
miséricordieux. À vous je dis: n'est-ce pas, madame, que vous avez
conservé quelques gouttes de votre poison le plus doux, le plus prompt
et le plus sûr?

--Oh! pardonnez-moi, monsieur, laissez-moi vivre!

--Elle est lâche! dit Villefort.

--Songez que je suis votre femme!

--Vous êtes une empoisonneuse!

--Au nom du Ciel!...

--Non!

--Au nom de l'amour que vous avez eu pour moi!...

--Non! non!

--Au nom de notre enfant! Ah! pour notre enfant, laissez-moi vivre!

--Non, non, non! vous dis-je; un jour, si je vous laissais vivre, vous
le tuerez peut-être aussi comme les autres.

--Moi! tuer mon fils! s'écria cette mère sauvage en s'élançant vers
Villefort; moi! tuer mon Édouard!... ah! ah!»

Et un rire affreux, un rire de démon, un rire de folle acheva la phrase
et se perdit dans un râle sanglant.

Mme de Villefort était tombée aux pieds de son mari.

Villefort s'approcha d'elle.

«Songez-y, madame, dit-il, si à mon retour justice n'est pas faite, je
vous dénonce de ma propre bouche et je vous arrête de mes propres
mains.»

Elle écoutait, pantelante, abattue, écrasée; son oeil seul vivait en
elle et couvait un feu terrible.

«Vous m'entendez, dit Villefort; je vais là-bas requérir la peine de
mort contre un assassin... Si je vous retrouve vivante, vous coucherez
ce soir à la Conciergerie.»

Mme de Villefort poussa un soupir, ses nerfs se détendirent, elle
s'affaissa brisée sur le tapis.

Le procureur du roi parut éprouver un mouvement de pitié, il la regarda
moins sévèrement, et s'inclinant légèrement devant elle:

«Adieu, madame, dit-il lentement; adieu!»

Cet adieu tomba comme le couteau mortel sur Mme de Villefort. Elle
s'évanouit.

Le procureur du roi sortit, et, en sortant, ferma la porte à double
tour.



CIX

Les assises.


L'affaire Benedetto, comme on disait alors au Palais et dans le monde,
avait produit une énorme sensation. Habitué du Café de Paris, du
boulevard de Gand et du Bois de Boulogne, le faux Cavalcanti, pendant
qu'il était resté à Paris et pendant les deux ou trois mois qu'avait
duré sa splendeur, avait fait une foule de connaissances. Les journaux
avaient raconté les diverses stations du prévenu dans sa vie élégante et
dans sa vie de bagne; il en résultait la plus vive curiosité chez
ceux-là surtout qui avaient personnellement connu le prince Andrea
Cavalcanti; aussi ceux-là surtout étaient-ils décidés à tout risquer
pour aller voir sur le banc des accusés M. Benedetto, l'assassin de son
camarade de chaîne.

Pour beaucoup de gens, Benedetto était, sinon une victime, du moins une
erreur de la justice: on avait vu M. Cavalcanti père à Paris, et l'on
s'attendait à le voir de nouveau apparaître pour réclamer son illustre
rejeton. Bon nombre de personnes qui n'avaient jamais entendu parler de
la fameuse polonaise avec laquelle il avait débarqué chez le comte de
Monte-Cristo s'étaient senties frappées de l'air digne, de la
gentilhommerie et de la science du monde qu'avait montrés le vieux
patricien, lequel, il faut le dire, semblait un seigneur parfait toutes
les fois qu'il ne parlait point et ne faisait point d'arithmétique.

Quant à l'accusé lui-même, beaucoup de gens se rappelaient l'avoir vu si
aimable, si beau, si prodigue, qu'ils aimaient mieux croire à quelque
machination de la part d'un ennemi comme on en trouve en ce monde, où
les grandes fortunes élèvent les moyens de faire le mal et le bien à la
hauteur du merveilleux, et la puissance à la hauteur de l'inouï.

Chacun accourut donc à la séance de la cour d'assises, les uns pour
savourer le spectacle, les autres pour le commenter. Dès sept heures du
matin on faisait queue à la grille, et une heure avant l'ouverture de la
séance la salle était déjà pleine de privilégiés.

Avant l'entrée de la cour, et même souvent après, une salle d'audience,
les jours de grands procès, ressemble fort à un salon où beaucoup de
gens se reconnaissent, s'abordent quand ils sont assez près les uns des
autres pour ne pas perdre leurs places, se font des signes quand ils
sont séparés par un trop grand nombre de populaire, d'avocats et de
gendarmes.

Il faisait une de ces magnifiques journées d'automne qui nous
dédommagent parfois d'un été absent ou écourté; les nuages que M. de
Villefort avait vus le matin rayer le soleil levant s'étaient dissipés
comme par magie, et laissaient luire dans toute sa pureté un des
derniers, un des plus doux jours de septembre.

Beauchamp, un des rois de la presse, et par conséquent ayant son trône
partout, lorgnait à droite et à gauche. Il aperçut Château-Renaud et
Debray qui venaient de gagner les bonnes grâces d'un sergent de ville,
et qui l'avaient décidé à se mettre derrière eux au lieu de les masquer,
comme c'était son droit. Le digne agent avait flairé le secrétaire du
ministre et le millionnaire; il se montra plein d'égards pour ses nobles
voisins et leur permit même d'aller rendre visite à Beauchamp, en leur
promettant de leur garder leurs places.

«Eh bien, dit Beauchamp, nous venons donc voir notre ami?

--Eh! mon Dieu, oui, répondit Debray: ce digne prince! Que le diable
soit des princes italiens, va!

--Un homme qui avait eu Dante pour généalogiste, et qui remontait à _La
Divine Comédie_!

--Noblesse de corde, dit flegmatiquement Château-Renaud.

--Il sera condamné, n'est-ce pas? demanda Debray à Beauchamp.

--Eh! mon cher, répondit le journaliste, c'est à vous, ce me semble,
qu'il faut demander cela: vous connaissez mieux que nous autres l'air du
bureau; avez-vous vu le président à la dernière soirée de votre
ministre?

--Oui.

--Que vous a-t-il dit?

--Une chose qui va vous étonner.

--Ah! parlez donc vite, alors, cher ami, il y a si longtemps qu'on ne me
dit plus rien de ce genre-là.

--Eh bien, il m'a dit que Benedetto, qu'on regarde comme un phénix de
subtilité, comme un géant d'astuce, n'est qu'un filou très subalterne,
très niais, et tout à fait indigne des expériences qu'on fera après sa
mort sur ses organes phrénologiques.

--Bah! fit Beauchamp; il jouait cependant très passablement le prince.

--Pour vous, Beauchamp, qui les détestez, ces malheureux princes et qui
êtes enchanté de leur trouver de mauvaises façons, mais pas pour moi,
qui flaire d'instinct le gentilhomme et qui lève une famille
aristocratique, quelle qu'elle soit, en vrai limier du blason.

--Ainsi, vous n'avez jamais cru à sa principauté?

--À sa principauté? si... à son principat? non.

--Pas mal, dit Debray; je vous assure cependant que pour tout autre que
vous il pouvait passer... Je l'ai vu chez les ministres.

--Ah! oui, dit Château-Renaud; avec cela que vos ministres se
connaissent en princes!

--Il y a du bon dans ce que vous venez de dire, Château-Renaud, répondit
Beauchamp en éclatant de rire; la phrase est courte, mais agréable. Je
vous demande la permission d'en user dans mon compte rendu.

--Prenez, mon cher monsieur Beauchamp, dit Château-Renaud; prenez; je
vous donne ma phrase pour ce qu'elle vaut.

--Mais, dit Debray à Beauchamp, si j'ai parlé au président, vous avez dû
parler au procureur du roi, vous?

--Impossible; depuis huit jours M. de Villefort se cèle; c'est tout
naturel: cette suite étrange de chagrins domestiques couronnée par la
mort étrange de sa fille...

--La mort étrange! Que dites-vous donc là, Beauchamp?

--Oh! oui, faites donc l'ignorant, sous prétexte que tout cela se passe
chez la noblesse de robe, dit Beauchamp en appliquant son lorgnon à son
oeil et en le forçant de tenir tout seul.

--Mon cher monsieur, dit Château-Renaud, permettez-moi de vous dire que,
pour le lorgnon, vous n'êtes pas de la force de Debray. Debray, donnez
donc une leçon à M. Beauchamp.

--Tiens, dit Beauchamp, je ne me trompe pas.

--Quoi donc?

--C'est elle.

--Qui, elle?

--On la disait partie.

--Mlle Eugénie? demanda Château-Renaud; serait-elle déjà revenue?

--Non, mais sa mère.

--Mme Danglars?

--Allons donc! fit Château-Renaud, impossible; dix jours après la fuite
de sa fille, trois jours après la banqueroute de son mari!»

Debray rougit légèrement et suivit la direction du regard de Beauchamp.

«Allons donc! dit-il, c'est une femme voilée, une dame inconnue, quelque
princesse étrangère, la mère du prince Cavalcanti peut-être; mais vous
disiez, ou plutôt vous alliez dire des choses fort intéressantes,
Beauchamp, ce me semble.

--Moi?

--Oui. Vous parliez de la mort étrange de Valentine.

--Ah! oui, c'est vrai; mais pourquoi donc Mme de Villefort, n'est-elle
pas ici?

--Pauvre chère femme! dit Debray, elle est sans doute occupée à
distiller de l'eau de mélisse pour les hôpitaux, et à composer des
cosmétiques pour elle et pour ses amies. Vous savez qu'elle dépense à
cet amusement deux ou trois mille écus par an, à ce que l'on assure. Au
fait, vous avez raison, pourquoi n'est-elle pas ici, Mme de Villefort?
Je l'aurais vue avec un grand plaisir; j'aime beaucoup cette femme.

--Et moi, dit Château-Renaud, je la déteste.

--Pourquoi?

--Je n'en sais rien. Pourquoi aime-t-on? pourquoi déteste-t-on? Je la
déteste par antipathie.

--Ou par instinct, toujours.

--Peut-être... Mais revenons à ce que vous disiez, Beauchamp.

--Eh bien, reprit Beauchamp, n'êtes-vous pas curieux de savoir,
messieurs, pourquoi l'on meurt si dru dans la maison Villefort?

--Dru est joli, dit Château-Renaud.

--Mon cher, le mot se trouve dans Saint-Simon.

--Mais la chose se trouve chez M. de Villefort; allons-y donc.

--Ma foi! dit Debray, j'avoue que je ne perds pas de vue cette maison
tendue de deuil depuis trois mois et avant-hier encore, à propos de
Valentine, madame m'en parlait.

--Qu'est-ce que madame?... demanda Château-Renaud.

--La femme du ministre, pardieu!

--Ah! pardon, fit Château-Renaud, je ne vais pas chez les ministres,
moi, je laisse cela aux princes.

--Vous n'étiez que beau, vous devenez flamboyant, baron; prenez pitié de
vous, ou vous allez nous brûler comme un autre Jupiter.

--Je ne dirai plus rien, dit Château-Renaud; mais que diable, ayez pitié
de moi, ne me donnez pas la réplique.

--Voyons, tâchons d'arriver au bout de notre dialogue, Beauchamp; je
vous disais donc que madame me demandait avant-hier des renseignements
là-dessus; instruisez-moi, je l'instruirai.

--Eh bien, messieurs, si l'on meurt si dru, je maintiens le mot, dans la
maison Villefort, c'est qu'il y a un assassin dans la maison!»

Les deux jeunes gens tressaillirent, car déjà plus d'une fois la même
idée leur était venue.

«Et quel est cet assassin? demandèrent-ils.

--Le jeune Édouard.»

Un éclat de rire des deux auditeurs ne déconcerta aucunement l'orateur,
qui continua:

«Oui, messieurs, le jeune Édouard, enfant phénoménal, qui tue déjà comme
père et mère.

--C'est une plaisanterie?

--Pas du tout; j'ai pris hier un domestique qui sort de chez M. de
Villefort: écoutez bien ceci.

--Nous écoutons.

--Et que je vais renvoyer demain, parce qu'il mange énormément pour se
remettre du jeûne de terreur qu'il s'imposait là-bas. Eh bien, il parait
que ce cher enfant a mis la main sur quelque flacon de drogue dont il
use de temps en temps contre ceux qui lui déplaisent. D'abord ce fut bon
papa et bonne maman de Saint-Méran qui lui déplurent, et il leur a versé
trois gouttes de son élixir: trois gouttes suffisent; puis ce fut le
brave Barrois, vieux serviteur de bon papa Noirtier, lequel rudoyait de
temps en temps l'aimable espiègle que vous connaissez. L'aimable
espiègle lui a versé trois gouttes de son élixir. Ainsi fut fait de la
pauvre Valentine, qui ne le rudoyait pas, elle, mais dont il était
jaloux: il lui a versé trois gouttes de son élixir, et pour elle comme
pour les autres tout a été fini.

--Mais quel diable de conte nous faites-vous là? dit Château-Renaud.

--Oui, dit Beauchamp, un conte de l'autre monde n'est-ce pas?

--C'est absurde, dit Debray.

--Ah! reprit Beauchamp, voilà déjà que vous cherchez des moyens
dilatoires! Que diable! demandez à mon domestique, ou plutôt à celui qui
demain ne sera plus mon domestique: c'était le bruit de la maison.

--Mais cet élixir, où est-il? quel est-il?

--Dame! l'enfant le cache.

--Où l'a-t-il pris?

--Dans le laboratoire de madame sa mère.

--Sa mère a donc des poisons dans son laboratoire?

--Est-ce que je sais, moi! vous venez me faire là des questions de
procureur du roi. Je répète ce qu'on m'a dit, voilà tout; je vous cite
mon auteur: je ne puis faire davantage. Le pauvre diable ne mangeait
plus d'épouvante.

--C'est incroyable!

--Mais non, mon cher, ce n'est pas incroyable du tout, vous avez vu l'an
passé cet enfant de la rue de Richelieu, qui s'amusait à tuer ses frères
et ses soeurs en leur enfonçant une épingle dans l'oreille, tandis
qu'ils dormaient. La génération qui nous suit est très précoce, mon
cher.

--Mon cher, dit Château-Renaud, je parie que vous ne croyez pas un seul
mot de ce que vous nous contez là?... Mais je ne vois pas le comte de
Monte-Cristo; comment donc n'est-il pas ici?

--Il est blasé, lui, fit Debray, et puis il ne voudra point paraître
devant tout le monde, lui qui a été la dupe de tous les Cavalcanti,
lesquels sont venus à lui, à ce qu'il paraît, avec de fausses lettres de
créance; de sorte qu'il en est pour une centaine de mille francs
hypothéqués sur la principauté.

--À propos, monsieur de Château-Renaud, demanda Beauchamp, comment se
porte Morrel?

--Ma foi, dit le gentilhomme, voici trois fois que je vais chez lui, et
pas plus de Morrel que sur la main. Cependant sa soeur ne m'a point paru
inquiète, et elle m'a dit avec un fort bon visage qu'elle ne l'avait pas
vu non plus depuis deux ou trois jours, mais qu'elle était certaine
qu'il se portait bien.

--Ah! j'y pense! le comte de Monte-Cristo ne peut venir dans la salle,
dit Beauchamp.

--Pourquoi cela?

--Parce qu'il est acteur dans le drame.

--Est-ce qu'il a aussi assassiné quelqu'un? demanda Debray.

--Mais non, c'est lui, au contraire, qu'on a voulu assassiner. Vous
savez bien que c'est en sortant de chez lui que ce bon M. de Caderousse
a été assassiné par son petit Benedetto. Vous savez bien que c'est chez
lui qu'on a retrouvé ce fameux gilet dans lequel était la lettre qui est
venue déranger la signature du contrat. Voyez-vous le fameux gilet? Il
est là tout sanglant, sur le bureau, comme pièce de conviction.

--Ah! fort bien.

--Chut! messieurs, voici la cour; à nos places!»

En effet un grand bruit se fit entendre dans le prétoire; le sergent de
ville appela ses deux protégés par un hem! énergique, et l'huissier,
paraissant au seuil de la salle des délibérations, cria de cette voix
glapissante que les huissiers avaient déjà du temps de Beaumarchais:

«La cour, messieurs!»



CX

L'acte d'accusation.


Les juges prirent séance au milieu du plus profond silence; les jurés
s'assirent à leur place; M. de Villefort, objet de l'attention, et nous
dirons presque de l'admiration générale, se plaça couvert dans son
fauteuil, promenant un regard tranquille autour de lui.

Chacun regardait avec étonnement cette figure grave et sévère, sur
l'impassibilité de laquelle les douleurs paternelles semblaient n'avoir
aucune prise, et l'on regardait avec une espèce de terreur cet homme
étranger aux émotions de l'humanité.

«Gendarmes! dit le président, amenez l'accusé.»

À ces mots, l'attention du public devint plus active, et tous les yeux
se fixèrent sur la porte par laquelle Benedetto devait entrer.

Bientôt cette porte s'ouvrit et l'accusé parut.

L'impression fut la même sur tout le monde, et nul ne se trompa à
l'expression de sa physionomie.

Ses traits ne portaient pas l'empreinte de cette émotion profonde qui
refoule le sang au coeur et décolore le front et les joues. Ses mains,
gracieusement posées l'une sur son chapeau, l'autre dans l'ouverture de
son gilet de piqué blanc, n'étaient agitées d'aucun frisson: son oeil
était calme et même brillant. À peine dans la salle, le regard du jeune
homme se mit à parcourir tous les rangs des juges et des assistants, et
s'arrêta plus longuement sur le président et surtout sur le procureur du
roi.

Auprès d'Andrea se plaça son avocat, avocat nommé d'office (car Andrea
n'avait point voulu s'occuper de ces détails auxquels il n'avait paru
attacher aucune importance), jeune homme aux cheveux d'un blond fade, au
visage rougi par une émotion cent fois plus sensible que celle du
prévenu.

Le président demanda la lecture de l'acte d'accusation, rédigé, comme on
sait, par la plume si habile et si implacable de Villefort.

Pendant cette lecture, qui fut longue, et qui pour tout autre eût été
accablante, l'attention publique ne cessa de se porter sur Andrea, qui
en soutint le poids avec la gaieté d'âme d'un Spartiate.

Jamais Villefort peut-être n'avait été si concis ni si éloquent; le
crime était présenté sous les couleurs les plus vives, les antécédents
du prévenu, sa transfiguration, la filiation de ses actes depuis un âge
assez tendre, étaient déduits avec le talent que la pratique de la vie
et la connaissance du coeur humain pouvaient fournir à un esprit aussi
élevé que celui du procureur du roi.

Avec ce seul préambule, Benedetto était à jamais perdu dans l'opinion
publique, en attendant qu'il fût puni plus matériellement par la loi.

Andrea ne prêta pas la moindre attention aux charges successives qui
s'élevaient et retombaient sur lui: M. de Villefort, qui l'examinait
souvent et qui sans doute continuait sur lui les études psychologiques
qu'il avait eu si souvent l'occasion de faire sur les accusés, M. de
Villefort ne put une seule fois lui faire baisser les yeux, quelles que
fussent la fixité et la profondeur de son regard.

Enfin la lecture fut terminée.

«Accusé, dit le président, vos nom et prénoms?»

Andrea se leva.

«Pardonnez-moi monsieur le président, dit-il d'une voix dont le timbre
vibrait parfaitement pur, mais je vois que vous allez prendre un ordre
de questions dans lequel je ne puis vous suivre. J'ai la prétention que
c'est à moi de justifier plus tard d'être une exception aux accusés
ordinaires. Veuillez donc, je vous prie, me permettre de répondre en
suivant un ordre différent; je n'en répondrai pas moins à toutes.»

Le président, surpris, regarda les jurés, qui regardèrent le procureur
du roi.

Une grande surprise se manifesta dans toute l'assemblée. Mais Andrea ne
parut aucunement s'en émouvoir.

«Votre âge? dit le président; répondrez-vous à cette question?

--À cette question comme aux autres, je répondrai, monsieur le
président, mais à son tour.

--Votre âge? répéta le magistrat.

--J'ai vingt et un ans, ou plutôt je les aurai seulement dans quelques
jours, étant né dans la nuit du 27 au 28 septembre 1817.»

M. de Villefort, qui était à prendre note, leva la tête à cette date.

«Où êtes-vous né? continua le président.

--À Auteuil, près Paris», répondit Benedetto.

M. de Villefort leva une seconde fois la tête, regarda Benedetto comme
il eût regardé la tête de Méduse et devint livide.

Quant à Benedetto, il passa gracieusement sur ses lèvres le coin brodé
d'un mouchoir de fine batiste.

«Votre profession? demanda le président.

--D'abord j'étais faussaire, dit Andrea le plus tranquillement du monde;
ensuite je suis passé voleur, et tout récemment je me suis fait
assassin.»

Un murmure ou plutôt une tempête d'indignation et de surprise éclata
dans toutes les parties de la salle: les juges eux-mêmes se regardèrent
stupéfaits, les jurés manifestèrent le plus grand dégoût pour le cynisme
qu'on attendait si peu d'un homme élégant.

M. de Villefort appuya une main sur son front qui, d'abord pâle, était
devenu rouge et bouillant, tout à coup il se leva regardant autour de
lui comme un homme égaré: l'air lui manquait.

«Cherchez-vous quelque chose, monsieur le procureur du roi?» demanda
Benedetto avec son plus obligeant sourire.

M. de Villefort ne répondit rien, et se rassit ou plutôt retomba sur son
fauteuil.

«Est-ce maintenant, prévenu, que vous consentez à dire votre nom?
demanda le président. L'affectation brutale que vous avez mise à
énumérer vos différents crimes, que vous qualifiez de profession,
l'espèce de point d'honneur que vous y attachez, ce dont, au nom de la
morale et du respect dû à l'humanité, la cour doit vous blâmer
sévèrement, voilà peut-être la raison qui vous a fait tarder de vous
nommer: vous voulez faire ressortir ce nom par les titres qui le
précèdent.

--C'est incroyable, monsieur le président, dit Benedetto du ton de voix
le plus gracieux et avec les manières les plus polies, comme vous avez
lu au fond de ma pensée; c'est en effet dans ce but que je vous ai prié
d'intervertir l'ordre des questions.»

La stupeur était à son comble, il n'y avait plus dans les paroles de
l'accusé ni forfanterie ni cynisme; l'auditoire ému pressentait quelque
foudre éclatante au fond de ce nuage sombre.

«Eh bien, dit le président, votre nom?

--Je ne puis vous dire mon nom, car je ne le sais pas; mais je sais
celui de mon père, et je peux vous le dire.»

Un éblouissement douloureux aveugla Villefort; on vit tomber de ses
joues des gouttes de sueur âcres et pressées sur les papiers qu'il
remuait d'une main convulsive et éperdue.

«Dites alors le nom de votre père», reprit le président.

Pas un souffle pas une haleine ne troublaient le silence de cette
immense assemblée: tout le monde attendait.

«Mon père est procureur du roi, répondit tranquillement Andrea.

--Procureur du roi! fit avec stupéfaction le président, sans remarquer
le bouleversement qui se faisait sur la figure de Villefort; procureur
du roi!

--Oui, et puisque vous voulez savoir son nom je vais vous le dire: il se
nomme de Villefort!»

L'explosion, si longtemps contenue par le respect qu'en séance on porte
à la justice, se fit jour, comme un tonnerre, du fond de toutes les
poitrines; la cour elle-même ne songea point à réprimer ce mouvement de
la multitude. Les interjections, les injures adressées à Benedetto, qui
demeurait impassible, les gestes énergiques, le mouvement des gendarmes,
le ricanement de cette partie fangeuse qui, dans toute assemblée, monte
à la surface aux moments de trouble et de scandale, tout cela dura cinq
minutes avant que les magistrats et les huissiers eussent réussi à
rétablir le silence.

Au milieu de tout ce bruit, on entendait la voix du président, qui
s'écriait:

«Vous jouez-vous de la justice, accusé, et oseriez-vous donner à vos
concitoyens le spectacle d'une corruption qui, dans une époque qui
cependant ne laisse rien à désirer sous ce rapport, n'aurait pas encore
eu son égale?»

Dix personnes s'empressaient auprès de M. le procureur du roi, à demi
écrasé sur son siège, et lui offraient des consolations, des
encouragements, des protestations de zèle et de sympathie.

Le calme s'était rétabli dans la salle, à l'exception cependant d'un
point où un groupe assez nombreux s'agitait et chuchotait.

Une femme, disait-on, venait de s'évanouir; on lui avait fait respirer
des sels, elle s'était remise.

Andrea, pendant tout ce tumulte, avait tourné sa figure souriante vers
l'assemblée; puis, s'appuyant enfin d'une main sur la rampe de chêne de
son banc, et cela dans l'attitude de la plus gracieuse:

«Messieurs, dit-il, à Dieu ne plaise que je cherche à insulter la cour
et à faire, en présence de cette honorable assemblée, un scandale
inutile. On me demande quel âge j'ai, je le dis; on me demande où je
suis né, je réponds; on me demande mon nom, je ne puis le dire, puisque
mes parents m'ont abandonné. Mais je puis bien, sans dire mon nom,
puisque je n'en ai pas, dire celui de mon père, or, je le répète, mon
père se nomme M. de Villefort, et je suis tout prêt à le prouver.»

Il y avait dans l'accent du jeune homme une certitude, une conviction,
une énergie qui réduisirent le tumulte au silence. Les regards se
portèrent un moment sur le procureur du roi, qui gardait sur son siège
l'immobilité d'un homme que la foudre vient de changer en cadavre.

«Messieurs, continua Andrea en commandant le silence du geste et de la
voix, je vous dois la preuve et l'explication de mes paroles.

--Mais, s'écria le président irrité, vous avez déclaré dans
l'instruction vous nommer Benedetto, vous avez dit être orphelin, et
vous vous êtes donné la Corse pour patrie.

--J'ai dit à l'instruction ce qu'il m'a convenu de dire à l'instruction,
car je ne voulais pas que l'on affaiblît ou que l'on arrêtât, ce qui
n'eût point manqué d'arriver, le retentissement solennel que je voulais
donner à mes paroles.

«Maintenant je vous répète que je suis né à Auteuil, dans la nuit du 27
au 28 septembre 1817, et que je suis le fils de M. le procureur du roi
de Villefort. Maintenant, voulez-vous des détails? je vais vous en
donner.

«Je naquis au premier de la maison numéro 28, rue de la Fontaine, dans
une chambre tendue de damas rouge. Mon père me prit dans ses bras en
disant à ma mère que j'étais mort, m'enveloppa dans une serviette
marquée d'un H et d'un N, et m'emporta dans le jardin où il m'enterra
vivant.»

Un frisson parcourut tous les assistants quand ils virent que
grandissait l'assurance du prévenu avec l'épouvante de M. de Villefort.

«Mais comment savez-vous tous ces détails? demanda le président.

--Je vais vous le dire, monsieur le président. Dans le jardin où mon
père venait de m'ensevelir, s'était, cette nuit-là même, introduit un
homme qui lui en voulait mortellement, et qui le guettait depuis
longtemps pour accomplir sur lui une vengeance corse. L'homme était
caché dans un massif; il vit mon père enfermer un dépôt dans la terre,
et le frappa d'un coup de couteau au milieu même de cette opération;
puis, croyant que ce dépôt était quelque trésor, il ouvrit la fosse et
me trouva vivant encore. Cet homme me porta à l'hospice des
Enfants-Trouvés, où je fus inscrit sous le numéro 57. Trois mois après,
sa soeur fit le voyage de Rogliano à Paris pour me venir chercher, me
réclama comme son fils et m'emmena.

«Voilà comment, quoique né à Auteuil, je fus élevé en Corse.»

Il y eut un instant de silence, mais d'un silence si profond, que, sans
l'anxiété que semblaient respirer mille poitrines, on eût cru la salle
vide.

«Continuez, dit la voix du président.

--Certes, continua Benedetto, je pouvais être heureux chez ces braves
gens qui m'adoraient; mais mon naturel pervers l'emporta sur toutes les
vertus qu'essayait de verser dans mon coeur ma mère adoptive. Je grandis
dans le mal et je suis arrivé au crime. Enfin, un jour que je maudissais
Dieu de m'avoir fait si méchant et de me donner une si hideuse destinée,
mon père adoptif est venu me dire:

«--Ne blasphème pas, malheureux! car Dieu t'a donné le jour sans colère!
le crime vient de ton père et non de toi; de ton père qui t'a voué à
l'enfer si tu mourais, à la misère si un miracle te rendait au jour!

«Dès lors j'ai cessé de blasphémer Dieu, mais j'ai maudit mon père; et
voilà pourquoi j'ai fait entendre ici les paroles que vous m'avez
reprochées, monsieur le président; voilà pourquoi j'ai causé le scandale
dont frémit encore cette assemblée. Si c'est un crime de plus,
punissez-moi; mais si je vous ai convaincu que dès le jour de ma
naissance ma destinée était fatale, douloureuse, amère, lamentable,
plaignez-moi!

--Mais votre mère? demanda le président.

--Ma mère me croyait mort; ma mère n'est point coupable. Je n'ai pas
voulu savoir le nom de ma mère; je ne la connais pas.»

En ce moment un cri aigu, qui se termina par un sanglot, retentit au
milieu du groupe qui entourait, comme nous l'avons dit, une femme.

Cette femme tomba dans une violente attaque de nerfs et fut enlevée du
prétoire, tandis qu'on l'emportait, le voile épais qui cachait son
visage s'écarta et l'on reconnut Mme Danglars.

Malgré l'accablement de ses sens énervés, malgré le bourdonnement qui
frémissait à son oreille, malgré l'espèce de folie qui bouleversait son
cerveau, Villefort la reconnut et se leva.

«Les preuves! les preuves! dit le président; prévenu, souvenez-vous que
ce tissu d'horreurs a besoin d'être soutenu par les preuves les plus
éclatantes.

--Les preuves? dit Benedetto en riant, les preuves, vous les voulez?

--Oui.

--Eh bien, regardez M. de Villefort, et demandez-moi encore les
preuves.»

Chacun se retourna vers le procureur du roi, qui, sous le poids de ces
mille regards rivés sur lui, s'avança dans l'enceinte du tribunal,
chancelant, les cheveux en désordre et le visage couperosé par la
pression de ses ongles.

L'assemblée tout entière poussa un long murmure d'étonnement.

«On me demande les preuves, mon père, dit Benedetto, voulez-vous que je
les donne?

--Non, non, balbutia M. de Villefort d'une voix étranglée; non, c'est
inutile.

--Comment, inutile? s'écria le président: mais que voulez-vous dire?

--Je veux dire, s'écria le procureur du roi, que je me débattrais en
vain sous l'étreinte mortelle qui m'écrase, messieurs, je suis, je le
reconnais, dans la main du Dieu vengeur. Pas de preuves; il n'en est pas
besoin; tout ce que vient de dire ce jeune homme est vrai!»

Un silence sombre et pesant comme celui qui précède les catastrophes de
la nature enveloppa dans son manteau de plomb tous les assistants, dont
les cheveux se dressaient sur la tête.

«Et quoi! monsieur de Villefort, s'écria le président, vous ne cédez pas
à une hallucination? Quoi! vous jouissez de la plénitude de vos
facultés? On concevrait qu'une accusation si étrange, si imprévue, si
terrible, ait troublé vos esprits? voyons, remettez-vous.»

Le procureur du roi secoua la tête. Ses dents s'entrechoquaient avec
violence comme celles d'un homme dévoré par la fièvre, et cependant il
était d'une pâleur mortelle.

«Je jouis de toutes mes facultés, monsieur, dit-il; le corps seulement
souffre et cela se conçoit. Je me reconnais coupable de tout ce que ce
jeune homme vient d'articuler contre moi, et je me tiens chez moi à la
disposition de M. le procureur du roi mon successeur.»

Et en prononçant ces mots d'une voix sourde et presque étouffée, M. de
Villefort se dirigea en vacillant vers la porte, que lui ouvrit d'un
mouvement machinal l'huissier de service.

L'assemblée tout entière demeura muette et consternée par cette
révélation et par cet aveu, qui faisaient un dénouement si terrible aux
différentes péripéties qui, depuis quinze jours, avaient agité la haute
société parisienne.

«Eh bien, dit Beauchamp, qu'on vienne dire maintenant que le drame n'est
pas dans la nature!

--Ma foi, dit Château-Renaud, j'aimerais encore mieux finir comme M. de
Morcerf: un coup de pistolet paraît doux près d'une pareille
catastrophe.

--Et puis il tue, dit Beauchamp.

--Et moi qui avais eu un instant l'idée d'épouser sa fille, dit Debray.
A-t-elle bien fait de mourir, mon Dieu, la pauvre enfant!

--La séance est levée, messieurs, dit le président, et la cause remise à
la prochaine session. L'affaire doit être instruite de nouveau et
confiée à un autre magistrat.»

Quant à Andrea, toujours aussi tranquille et beaucoup plus intéressant,
il quitta la salle escorté par les gendarmes, qui involontairement lui
témoignaient des égards.

«Eh bien, que pensez-vous de cela, mon brave homme? demanda Debray au
sergent de ville, en lui glissant un louis dans la main.

--Il y aura des circonstances atténuantes», répondit celui-ci.



CXI

Expiation.


M. de Villefort avait vu s'ouvrir devant lui les rangs de la foule, si
compacte qu'elle fût. Les grandes douleurs sont tellement vénérables,
qu'il n'est pas d'exemple, même dans les temps les plus malheureux, que
le premier mouvement de la foule réunie n'ait pas été un mouvement de
sympathie pour une grande catastrophe. Beaucoup de gens haïs ont été
assassinés dans une émeute; rarement un malheureux, fût-il criminel, a
été insulté par les hommes qui assistaient à sa condamnation à mort.

Villefort traversa donc la haie des spectateurs, des gardes, des gens du
Palais, et s'éloigna, reconnu coupable de son propre aveu, mais protégé
par sa douleur.

Il est des situations que les hommes saisissent avec leur instinct, mais
qu'ils ne peuvent commenter avec leur esprit; le plus grand poète, dans
ce cas, est celui qui pousse le cri le plus véhément et le plus naturel.
La foule prend ce cri pour un récit tout entier, et elle a raison de
s'en contenter, et plus raison encore de le trouver sublime quand il est
vrai.

Du reste il serait difficile de dire l'état de stupeur dans lequel était
Villefort en sortant du Palais, de peindre cette fièvre qui faisait
battre chaque artère, raidissait chaque fibre, gonflait à la briser
chaque veine, et disséquait chaque point du corps mortel en des millions
de souffrances.

Villefort se traîna le long des corridors, guidé seulement par
l'habitude; il jeta de ses épaules la toge magistrale, non qu'il pensât
à la quitter pour la convenance, mais parce qu'elle était à ses épaules
un fardeau accablant, une tunique de Nessus féconde en tortures.

Il arriva chancelant jusqu'à la cour Dauphine, aperçut sa voiture,
réveilla le cocher en ouvrant la portière lui-même, et se laissa tomber
sur les coussins en montrant du doigt la direction du faubourg
Saint-Honoré. Le cocher partit.

Tout le poids de sa fortune écroulée venait de retomber sur sa tête; ce
poids l'écrasait, il n'en savait pas les conséquences; il ne les avait
pas mesurées; il les sentait, il ne raisonnait pas son code comme le
froid meurtrier qui commente un article connu.

Il avait Dieu au fond du coeur.

«Dieu! murmurait-il sans savoir même ce qu'il disait, Dieu! Dieu!»

Il ne voyait que Dieu derrière l'éboulement qui venait de se faire.

La voiture roulait avec vitesse; Villefort, en s'agitant sur ses
coussins, sentit quelque chose qui le gênait.

Il porta la main à cet objet: c'était un éventail oublié par Mme de
Villefort entre le coussin et le dossier de la voiture; cet éventail
éveilla un souvenir, et ce souvenir fut un éclair au milieu de la nuit.

Villefort songea à sa femme...

«Oh!» s'écria-t-il, comme si un fer rouge lui traversait le coeur.

En effet, depuis une heure, il n'avait plus sous les yeux qu'une face de
sa misère, et voilà que tout à coup il s'en offrait une autre à son
esprit, et une autre non moins terrible.

Cette femme, il venait de faire avec elle le juge inexorable, il venait
de la condamner à mort; et elle, elle, frappée de terreur, écrasée par
le remords, abîmée sous la honte qu'il venait de lui faire avec
l'éloquence de son irréprochable vertu, elle, pauvre femme faible et
sans défense contre un pouvoir absolu et suprême, elle se préparait
peut-être en ce moment même à mourir!

Une heure s'était déjà écoulée depuis sa condamnation; sans doute en ce
moment elle repassait tous ses crimes dans sa mémoire, elle demandait
grâce à Dieu, elle écrivait une lettre pour implorer à genoux le pardon
de son vertueux époux, pardon qu'elle achetait de sa mort.

Villefort poussa un second rugissement de douleur et de rage.

«Ah! s'écria-t-il en se roulant sur le satin de son carrosse, cette
femme n'est devenue criminelle que parce qu'elle m'a touché. Je sue le
crime, moi! et elle a gagné le crime comme on gagne le typhus, comme on
gagne le choléra, comme on gagne la peste!... et je la punis!... J'ai
osé lui dire: Repentez-vous et mourez... moi! oh! non! non! elle
vivra... elle me suivra... Nous allons fuir, quitter la France, aller
devant nous tant que la terre pourra nous porter. Je lui parlais
d'échafaud!... Grand Dieu! comment ai-je osé prononcer ce mot! Mais, moi
aussi, l'échafaud m'attend!... Nous fuirons... Oui, je me confesserai à
elle! oui, tous les jours je lui dirai, en m'humiliant, que, moi aussi,
j'ai commis un crime... Oh! alliance du tigre et du serpent! oh! digne
femme d'un mari tel que moi!... Il faut qu'elle vive, il faut que mon
infamie fasse pâlir la sienne!»

Et Villefort enfonça plutôt qu'il ne baissa la glace du devant de son
coupé.

«Vite, plus vite!» s'écria-t-il d'une voix qui fit bondir le cocher sur
son siège.

Les chevaux, emportés par la peur, volèrent jusqu'à la maison.

«Oui, oui, se répétait Villefort à mesure qu'il se rapprochait de chez
lui, oui, il faut que cette femme vive, il faut qu'elle se repente et
qu'elle élève mon fils, mon pauvre enfant, le seul, avec
l'indestructible vieillard, qui ait survécu à la destruction de la
famille! Elle l'aimait; c'est pour lui qu'elle a tout fait. Il ne faut
jamais désespérer du coeur d'une mère qui aime son enfant; elle se
repentira; nul ne saura qu'elle fut coupable ces crimes commis chez moi,
et dont le monde s'inquiète déjà, ils seront oubliés avec le temps, ou,
si quelques ennemis s'en souviennent, eh bien, je les prendrai sur ma
liste de crimes. Un, deux, trois de plus, qu'importe! ma femme se
sauvera emportant de l'or, et surtout emportant son fils, loin du
gouffre où il me semble que le monde va tomber avec moi. Elle vivra,
elle sera heureuse encore, puisque tout son amour est dans son fils, et
que son fils ne la quittera point. J'aurai fait une bonne action; cela
allège le coeur.»

Et le procureur du roi respira plus librement qu'il n'avait fait depuis
longtemps.

La voiture s'arrêta dans la cour de l'hôtel.

Villefort s'élança du marchepied sur le perron; il vit les domestiques
surpris de le voir revenir si vite. Il ne lut pas autre chose sur leur
physionomie; nul ne lui adressa la parole; on s'arrêta devant lui, comme
d'habitude, pour le laisser passer; voilà tout.

Il passa devant la chambre de Noirtier, et, par la porte il ne
s'inquiéta point de la personne qui était avec son père; c'était
ailleurs que son inquiétude le tirait.

«Allons, dit-il en montant le petit escalier qui conduisait au palier
où étaient l'appartement de sa femme et la chambre vide de Valentine;
allons, rien n'est changé ici.»

Avant tout il ferma la porte du palier.

«Il faut que personne ne nous dérange, dit-il; il faut que je puisse lui
parler librement, m'accuser devant elle, lui tout dire...»

Il s'approcha de la porte, mit la main sur le bouton de cristal, la
porte céda.

«Pas fermée! oh! bien, très bien», murmura-t-il.

Et il entra dans le petit salon où dans la soirée on dressait un lit
pour Édouard; car, quoique en pension, Édouard rentrait tous les soirs:
sa mère n'avait jamais voulu se séparer de lui.

Il embrassa d'un coup d'oeil tout le petit salon.

«Personne, dit-il; elle est dans sa chambre à coucher sans doute.»

Il s'élança vers la porte. Là, le verrou était mis. Il s'arrêta
frissonnant.

«Héloïse!» cria-t-il.

Il lui sembla entendre remuer un meuble.

«Héloïse! répéta-t-il.

--Qui est là?» demanda la voix de celle qu'il appelait.

Il lui sembla que cette voix était plus faible que de coutume.

«Ouvrez! ouvrez! s'écria Villefort, c'est moi!»

Mais malgré cet ordre, malgré le ton d'angoisse avec lequel il était
donné, on n'ouvrit pas.

Villefort enfonça la porte d'un coup de pied.

À l'entrée de la chambre qui donnait dans son boudoir, Mme de Villefort
était debout, pâle, les traits contractés, et le regardant avec des yeux
d'une fixité effrayante.

«Héloïse! Héloïse! dit-il, qu'avez-vous? Parlez!»

La jeune femme étendit vers lui sa main raide et livide.

«C'est fait, monsieur, dit-elle avec un râlement qui sembla déchirer son
gosier; que voulez-vous donc encore de plus?»

Et elle tomba de sa hauteur sur le tapis.

Villefort courut à elle, lui saisit la main. Cette main serrait
convulsivement un flacon de cristal à bouchon d'or.

Mme de Villefort était morte.

Villefort, ivre d'horreur, recula jusqu'au seuil de la chambre et
regarda le cadavre.

«Mon fils! s'écria-t-il tout à coup; où est mon fils? Édouard! Édouard!»

Et il se précipita hors de l'appartement en criant:

«Édouard! Édouard!»

Ce nom était prononcé avec un tel accent d'angoisse, que les domestiques
accoururent.

«Mon fils! où est mon fils? demanda Villefort. Qu'on l'éloigne de la
maison, qu'il ne voie pas...

--M. Édouard n'est point en bas, monsieur, répondit le valet de chambre.

--Il joue sans doute au jardin; voyez! voyez!

--Non, monsieur. Madame a appelé son fils il y a une demi-heure à peu
près; M. Édouard est entré chez madame et n'est point descendu depuis.»

Une sueur glacée inonda le front de Villefort, ses pieds trébuchèrent
sur la dalle, ses idées commencèrent à tourner dans sa tête comme les
rouages désordonnés d'une montre qui se brise.

«Chez madame! murmura-t-il, chez madame!»

Et il revint lentement sur ses pas, s'essuyant le front d'une main,
s'appuyant de l'autre aux parois de la muraille.

En rentrant dans la chambre il fallait revoir le corps de la malheureuse
femme.

Pour appeler Édouard, il fallait réveiller l'écho de cet appartement
changé en cercueil; parler, c'était violer le silence de la tombe.

Villefort sentit sa langue paralysée dans sa gorge.

«Édouard, Édouard», balbutia-t-il.

L'enfant ne répondait pas; où donc était l'enfant qui, au dire des
domestiques, était entré chez sa mère et n'en était pas sorti?

Villefort fit un pas en avant.

Le cadavre de Mme de Villefort était couché en travers de la porte du
boudoir dans lequel se trouvait nécessairement Édouard; ce cadavre
semblait veiller sur le seuil avec des yeux fixes et ouverts, avec une
épouvantable et mystérieuse ironie sur les lèvres.

Derrière le cadavre, la portière relevée laissait voir une partie du
boudoir, un piano et le bout d'un divan de satin bleu.

Villefort fit trois ou quatre pas en avant, et sur le canapé il aperçut
son enfant couché.

L'enfant dormait sans doute.

Le malheureux eut un élan de joie indicible; un rayon de pure lumière
descendit dans cet enfer où il se débattait.

Il ne s'agissait donc que de passer par-dessus le cadavre, d'entrer dans
le boudoir, de prendre l'enfant dans ses bras et de fuir avec lui, loin,
bien loin.

Villefort n'était plus cet homme dont son exquise corruption faisait le
type de l'homme civilisé; c'était un tigre blessé à mort qui laisse ses
dents brisées dans sa dernière blessure.

Il n'avait plus peur des préjugés, mais des fantômes. Il prit son élan
et bondit par-dessus le cadavre, comme s'il se fût agi de franchir un
brasier dévorant.

Il enleva l'enfant dans ses bras, le serrant, le secouant, l'appelant;
l'enfant ne répondait point. Il colla ses lèvres avides à ses joues, ses
joues étaient livides et glacées; il palpa ses membres raidis; il appuya
sa main sur son coeur, son coeur ne battait plus.

L'enfant était mort.

Un papier plié en quatre tomba de la poitrine d'Édouard.

Villefort, foudroyé, se laissa aller sur ses genoux; l'enfant s'échappa
de ses bras inertes et roula du côté de sa mère.

Villefort ramassa le papier, reconnut l'écriture de sa femme et le
parcourut avidement.

Voici ce qu'il contenait:

«Vous savez si j'étais bonne mère, puisque c'est pour mon fils que je me
suis faite criminelle!

«Une bonne mère ne part pas sans son fils!»

Villefort ne pouvait en croire ses yeux; Villefort ne pouvait en croire
sa raison. Il se traîna vers le corps d'Édouard, qu'il examina encore
une fois avec cette attention minutieuse que met la lionne à regarder
son lionceau mort.

Puis un cri déchirant s'échappa de sa poitrine.

«Dieu! murmura-t-il, toujours Dieu!»

Ces deux victimes l'épouvantaient, il sentait monter en lui l'horreur de
cette solitude peuplée de deux cadavres.

Tout à l'heure il était soutenu par la rage, cette immense faculté des
hommes forts, par le désespoir, cette vertu suprême de l'agonie, qui
poussait les Titans à escalader le ciel, Ajax à montrer le poing aux
dieux.

Villefort courba sa tête sous le poids des douleurs, il se releva sur
ses genoux, secoua ses cheveux humides de sueur, hérissés d'effroi et
celui-là, qui n'avait jamais eu pitié de personne s'en alla trouver le
vieillard, son père, pour avoir, dans sa faiblesse, quelqu'un à qui
raconter son malheur, quelqu'un près de qui pleurer.

Il descendit l'escalier que nous connaissons et entra chez Noirtier.

Quand Villefort entra, Noirtier paraissait attentif à écouter aussi
affectueusement que le permettait son immobilité, l'abbé Busoni,
toujours aussi calme et aussi froid que de coutume.

Villefort, en apercevant l'abbé, porta la main à son front. Le passé lui
revint comme une de ces vagues dont la colère soulève plus d'écume que
les autres vagues.

Il se souvint de la visite qu'il avait faite à l'abbé le surlendemain du
dîner d'Auteuil et de la visite que lui avait faite l'abbé à lui-même le
jour de la mort de Valentine.

«Vous ici, monsieur! dit-il; mais vous n'apparaissez donc jamais que
pour escorter la Mort?»

Busoni se redressa; en voyant l'altération du visage du magistrat,
l'éclat farouche de ses yeux, il comprit ou crut comprendre que la scène
des assises était accomplie; il ignorait le reste.

«J'y suis venu pour prier sur le corps de votre fille! répondit Busoni.

--Et aujourd'hui, qu'y venez-vous faire?

--Je viens vous dire que vous m'avez assez payé votre dette, et qu'à
partir de ce moment je vais prier Dieu qu'il se contente comme moi.

--Mon Dieu! fit Villefort en reculant, l'épouvante sur le front, cette
voix, ce n'est pas celle de l'abbé Busoni!

--Non.»

L'abbé arracha sa fausse tonsure, secoua la tête, et ses longs cheveux
noirs, cessant d'être comprimés, retombèrent sur ses épaules et
encadrèrent son mâle visage.

«C'est le visage de M. de Monte-Cristo! s'écria Villefort les yeux
hagards.

--Ce n'est pas encore cela, monsieur le procureur du roi, cherchez mieux
et plus loin.

--Cette voix! cette voix! où l'ai-je entendue pour la première fois?

--Vous l'avez entendue pour la première fois à Marseille, il y a
vingt-trois ans, le jour de votre mariage avec Mlle de Saint-Méran.
Cherchez dans vos dossiers.

--Vous n'êtes pas Busoni? vous n'êtes pas Monte-Cristo? Mon Dieu vous
êtes cet ennemi caché, implacable, mortel! J'ai fait quelque chose
contre vous à Marseille, oh! malheur à moi!

--Oui, tu as raison, c'est bien cela, dit le comte en croisant les bras
sur sa large poitrine; cherche, cherche!

--Mais que t'ai-je donc fait? s'écria Villefort, dont l'esprit flottait
déjà sur la limite où se confondent la raison et la démence, dans ce
brouillard qui n'est plus le rêve et qui n'est pas encore le réveil; que
t'ai-je fait? dis! parle!

--Vous m'avez condamné à une mort lente et hideuse, vous avez tué mon
père, vous m'avez ôté l'amour avec la liberté, et la fortune avec
l'amour!

--Qui êtes-vous? qui êtes-vous donc? mon Dieu!

--Je suis le spectre d'un malheureux que vous avez enseveli dans les
cachots du château d'If. À ce spectre sorti enfin de sa tombe Dieu a mis
le masque du comte de Monte-Cristo, et il l'a couvert de diamants et
d'or pour que vous le reconnaissiez qu'aujourd'hui.

--Ah! je te reconnais, je te reconnais! dit le procureur du roi; tu
es...

--Je suis Edmond Dantès!

--Tu es Edmond Dantès! s'écria le procureur du roi en saisissant le
comte par le poignet; alors, viens!»

Et il l'entraîna par l'escalier, dans lequel Monte-Cristo, étonné, le
suivit, ignorant lui-même où le procureur du roi le conduisait, et
pressentant quelque nouvelle catastrophe.

«Tiens! Edmond Dantès, dit-il en montrant au comte le cadavre de sa
femme et le corps de son fils, tiens! regarde, es-tu bien vengé?...»

Monte-Cristo pâlit à cet effroyable spectacle; il comprit qu'il venait
d'outrepasser les droits de la vengeance; il comprit qu'il ne pouvait
plus dire:

«Dieu est pour moi et avec moi.»

Il se jeta avec un sentiment d'angoisse inexprimable sur le corps de
l'enfant, rouvrit ses yeux, tâta le pouls, et s'élança avec lui dans la
chambre de Valentine, qu'il referma à double tour...

«Mon enfant! s'écria Villefort; il emporte le cadavre de mon enfant! Oh!
malédiction! malheur! mort sur toi!»

Et il voulut s'élancer après Monte-Cristo; mais, comme dans un rêve, il
sentit ses pieds prendre racine, ses yeux se dilatèrent à briser leurs
orbites, ses doigts recourbés sur la chair de sa poitrine s'y
enfoncèrent graduellement jusqu'à ce que le sang rougît ses ongles, les
veines de ses tempes se gonflèrent d'esprits bouillants qui allèrent
soulever la voûte trop étroite de son crâne et noyèrent son cerveau dans
un déluge de feu.

Cette fixité dura plusieurs minutes, jusqu'à ce que l'effroyable
bouleversement de la raison fût accompli.

Alors il jeta un grand cri suivi d'un long éclat de rire et se précipita
par les escaliers.

Un quart d'heure après, la chambre de Valentine se rouvrit, et le comte
de Monte-Cristo reparut.

Pâle, l'oeil morne, la poitrine oppressée, tous les traits de cette
figure ordinairement si calme et si noble étaient bouleversés par la
douleur.

Il tenait dans ses bras l'enfant, auquel aucun secours n'avait pu rendre
la vie.

Il mit un genou en terre et le déposa religieusement près de sa mère, la
tête posée sur sa poitrine.

Puis, se relevant, il sortit, et rencontrant un domestique sur
l'escalier:

«Où est M. de Villefort?» demanda-t-il.

Le domestique, sans lui répondre, étendit la main du côté du jardin.

Monte-Cristo descendit le perron, s'avança vers l'endroit désigné, et
vit, au milieu de ses serviteurs faisant cercle autour de lui, Villefort
une bêche à la main, et fouillant la terre avec une espèce de rage.

«Ce n'est pas encore ici, disait-il, ce n'est pas encore ici.

Et il fouillait plus loin.

Monte-Cristo s'approcha de lui, et tout bas:

«Monsieur, lui dit-il d'un ton presque humble, vous avez perdu un fils,
mais...»

Villefort l'interrompit; il n'avait ni écouté ni entendu.

«Oh! je le retrouverai, dit-il; vous avez beau prétendre qu'il n'y est
pas, je le retrouverai, dussé-je le chercher jusqu'au jour du Jugement
dernier.

Monte-Cristo recula avec terreur.

«Oh! dit-il, il est fou!»

Et, comme s'il eût craint que les murs de la maison maudite ne
s'écroulassent sur lui, il s'élança dans la rue, doutant pour la
première fois qu'il eût le droit de faire ce qu'il avait fait.

«Oh! assez, assez comme cela, dit-il, sauvons le dernier.»

En rentrant chez lui, Monte-Cristo rencontra Morrel, qui errait dans
l'hôtel des Champs-Élysées, silencieux comme une ombre qui attend le
moment fixé par Dieu pour rentrer dans son tombeau.

«Apprêtez-vous, Maximilien, lui dit-il avec un sourire, nous quittons
Paris demain.

--N'avez-vous plus rien à y faire? demanda Morrel.

--Non, répondit Monte-Cristo, et Dieu veuille que je n'y aie pas trop
fait!»



CXII

Le départ.


Les événements qui venaient de se passer préoccupaient tout Paris.
Emmanuel et sa femme se les racontaient, avec une surprise bien
naturelle, dans leur petit salon de la rue Meslay; ils rapprochaient ces
trois catastrophes aussi soudaines qu'inattendues de Morcerf, de
Danglars et de Villefort.

Maximilien, qui était venu leur faire une visite, les écoutait ou plutôt
assistait à leur conversation, plongé dans son insensibilité habituelle.

«En vérité, disait Julie, ne dirait-on pas, Emmanuel que tous ces gens
riches, si heureux hier, avaient oublié, dans le calcul sur lequel ils
avaient établi leur fortune, leur bonheur et leur considération, la part
du mauvais génie, et que celui-ci, comme les méchantes fées des contes
de Perrault qu'on a négligé d'inviter à quelque noce ou à quelque
baptême, est apparu tout à coup pour se venger de ce fatal oubli?

--Que de désastres! disait Emmanuel pensant à Morcerf et à Danglars.

--Que de souffrances! disait Julie, en se rappelant Valentine, que par
instinct de femme elle ne voulait pas nommer devant son frère.

--Si c'est Dieu qui les a frappés, disait Emmanuel, c'est que Dieu, qui
est la suprême bonté, n'a rien trouvé dans le passé de ces gens-là qui
méritât l'atténuation de la peine; c'est que ces gens-là étaient
maudits.

--N'es-tu pas bien téméraire dans ton jugement, Emmanuel? dit Julie.
Quand mon père, le pistolet à la main, était prêt à se brûler la
cervelle, si quelqu'un eût dit comme tu le dis à cette heure: «Cet homme
a mérité sa peine», ce quelqu'un-là ne se serait-il point trompé?

--Oui, mais Dieu n'a pas permis que notre père succombât, comme il n'a
pas permis qu'Abraham sacrifiât son fils. Au patriarche, comme à nous,
il a envoyé un ange qui a coupé à moitié chemin les ailes de la Mort.»

Il achevait à peine de prononcer ces paroles que le bruit de la cloche
retentit.

C'était le signal donné par le concierge qu'une visite arrivait.

Presque au même instant la porte du salon s'ouvrit, et le comte de
Monte-Cristo parut sur le seuil.

Ce fut un double cri de joie de la part des deux jeunes gens.

Maximilien releva la tête et la laissa retomber.

«Maximilien, dit le comte sans paraître remarquer les différentes
impressions que sa présence produisait sur ses hôtes, je viens vous
chercher.

--Me chercher? dit Morrel comme sortant d'un rêve.

--Oui, dit Monte-Cristo; n'est-il pas convenu que je vous emmène, et ne
vous ai-je pas prévenu de vous tenir prêt?

--Me voici, dit Maximilien, j'étais venu leur dire adieu.

--Et où allez-vous, monsieur le comte? demanda Julie.

--À Marseille d'abord madame.

--À Marseille? répétèrent ensemble les deux jeunes gens.

--Oui, et je vous prends votre frère.

--Hélas! monsieur le comte, dit Julie, rendez-nous-le guéri!»

Morrel se détourna pour cacher sa rougeur.

«Vous vous êtes donc aperçue qu'il était souffrant? dit le comte.

--Oui, répondit la jeune femme, et j'ai peur qu'il ne s'ennuie avec
nous.

--Je le distrairai, reprit le comte.

--Je suis prêt, monsieur, dit Maximilien. Adieu, mes bons amis! Adieu,
Emmanuel! Adieu, Julie!

--Comment! adieu? s'écria Julie; vous partez ainsi tout de suite, sans
préparations, sans passeports?

--Ce sont les délais qui doublent le chagrin des séparations, dit
Monte-Cristo, et Maximilien, j'en suis sûr, a dû se précautionner de
toutes choses: je le lui avais recommandé.

--J'ai mon passeport, et mes malles sont faites, dit Morrel avec sa
tranquillité monotone.

--Fort bien, dit Monte-Cristo en souriant, on reconnaît là l'exactitude
d'un bon soldat.

--Et vous nous quittez comme cela, dit Julie, à l'instant? Vous ne nous
donnez pas un jour, pas une heure?

--Ma voiture est à la porte, madame; il faut que je sois à Rome dans
cinq jours.

--Mais Maximilien ne va pas à Rome? dit Emmanuel.

--Je vais où il plaira au comte de me mener, dit Morrel avec un triste
sourire; je lui appartiens pour un mois encore.

--Oh! mon Dieu! comme il dit cela, monsieur le comte!

--Maximilien m'accompagne, dit le comte avec sa persuasive affabilité,
tranquillisez-vous donc sur votre frère.

--Adieu, ma soeur! répéta Morrel; adieu, Emmanuel!

--Il me navre le coeur avec sa nonchalance, dit Julie. Oh! Maximilien,
Maximilien, tu nous caches quelque chose.

--Bah! dit Monte-Cristo, vous le verrez revenir gai, riant et joyeux.»

Maximilien lança à Monte-Cristo un regard presque dédaigneux, presque
irrité.

«Partons! dit le comte.

--Avant que vous partiez, monsieur le comte, dit Julie, me
permettez-vous de vous dire tout ce que l'autre jour...

--Madame, répliqua le comte en lui prenant les deux mains, tout ce que
vous me diriez ne vaudra jamais ce que je lis dans vos yeux, ce que
votre coeur a pensé, ce que le mien a ressenti. Comme les bienfaiteurs
de roman, j'eusse dû partir sans vous revoir; mais cette vertu était
au-dessus de mes forces, parce que je suis un homme faible et vaniteux,
parce que le regard humide, joyeux et tendre de mes semblables me fait
du bien. Maintenant je pars, et je pousse l'égoïsme jusqu'à vous dire:
Ne m'oubliez pas, mes amis, car probablement vous ne me reverrez jamais.

--Ne plus vous revoir! s'écria Emmanuel, tandis que deux grosses larmes
roulaient sur les joues de Julie: ne plus vous revoir! mais ce n'est
donc pas un homme, c'est donc un dieu qui nous quitte, et ce dieu va
donc remonter au ciel après être apparu sur la terre pour y faire le
bien!

--Ne dites pas cela, reprit vivement Monte-Cristo ne dites jamais cela,
mes amis, les dieux ne font jamais le mal, les dieux s'arrêtent où ils
veulent s'arrêter; le hasard n'est pas plus fort qu'eux, et ce sont eux
au contraire, qui maîtrisent le hasard. Non, je suis un homme, Emmanuel,
et votre admiration est aussi injuste que vos paroles sont sacrilèges.»

Et serrant sur ses lèvres la main de Julie, qui se précipita dans ses
bras, il tendit l'autre main à Emmanuel; puis, s'arrachant de cette
maison, doux nid dont le bonheur était l'hôte, il attira derrière lui
d'un signe Maximilien, passif, insensible et consterné comme il l'était
depuis la mort de Valentine.

«Rendez la joie à mon frère!» dit Julie à l'oreille de Monte-Cristo.

Monte-Cristo lui serra la main comme il la lui avait serrée onze ans
auparavant sur l'escalier qui conduisait au cabinet de Morrel.

«Vous fiez-vous toujours à Simbad le marin? lui demanda-t-il en
souriant.

--Oh! oui!

--Eh bien, donc, endormez-vous dans la paix et dans la confiance du
Seigneur.»

Comme nous l'avons dit, la chaise de poste attendait; quatre chevaux
vigoureux hérissaient leurs crins et frappaient le pavé avec impatience.

Au bas du perron, Ali attendait le visage luisant de sueur; il
paraissait arriver d'une longue course.

«Eh bien, lui demanda le comte en arabe, as-tu été chez le vieillard?»

Ali fit signe que oui.

«Et tu lui as déployé la lettre sous les yeux, ainsi que je te l'avais
ordonné?

--Oui, fit encore respectueusement l'esclave.

--Et qu'a-t-il dit, ou plutôt qu'a-t-il fait?»

Ali se plaça sous la lumière, de façon que son maître pût le voir, et,
imitant avec son intelligence si dévouée la physionomie du vieillard, il
ferma les yeux comme faisait Noirtier lorsqu'il voulait dire: Oui.

«Bien, il accepte, dit Monte-Cristo; partons!»

Il avait à peine laissé échapper ce mot, que déjà la voiture roulait et
que les chevaux faisaient jaillir du pavé une poussière d'étincelles.
Maximilien s'accommoda dans son coin sans dire un seul mot.

Une demi-heure s'écoula; la calèche s'arrêta tout à coup; le comte
venait de tirer le cordonnet de soie qui correspondait au doigt d'Ali.

Le Nubien descendit et ouvrit la portière. La nuit étincelait d'étoiles.
On était au haut de la montée de Villejuif, sur le plateau d'où Paris,
comme une sombre mer, agite ses millions de lumières qui paraissent des
flots phosphorescents; flots en effet, flots plus bruyants, plus
passionnés, plus mobiles, plus furieux, plus avides que ceux de l'Océan
irrité, flots qui ne connaissent pas le calme comme ceux de la vaste
mer, flots qui se heurtent toujours, écument toujours, engloutissent
toujours!...

Le comte demeura seul, et sur un signe de sa main la voiture fit
quelques pas en avant.

Alors il considéra longtemps, les bras croisés, cette fournaise où
viennent se fondre, se tordre et se modeler toutes ces idées qui
s'élancent du gouffre bouillonnant pour aller agiter le monde. Puis,
lorsqu'il eut bien arrêté son regard puissant sur cette Babylone qui
fait rêver les poètes religieux comme les railleurs matérialistes:

«Grande ville! murmura-t-il en inclinant la tête et en joignant les
mains comme s'il eût prié, voilà moins de six mois que j'ai franchi tes
portes. Je crois que l'esprit de Dieu m'y avait conduit, il m'en ramène
triomphant; le secret de ma présence dans tes murs, je l'ai confié à ce
Dieu qui seul a pu lire dans mon coeur; seul il connaît que je me retire
sans haine et sans orgueil, mais non sans regrets; seul il sait que je
n'ai fait usage ni pour moi, ni pour de vaines causes, de la puissance
qu'il m'avait confiée. Ô grande ville! c'est dans ton sein palpitant que
j'ai trouvé ce que je cherchais; mineur patient, j'ai remué tes
entrailles pour en faire sortir le mal; maintenant, mon oeuvre est
accomplie, ma mission est terminée; maintenant tu ne peux plus m'offrir
ni joies, ni douleurs. Adieu, Paris! adieu!»

Son regard se promena encore sur la vaste plaine comme celui d'un génie
nocturne; puis, passant la main sur son front, il remonta dans sa
voiture, qui se referma sur lui, et qui disparut bientôt de l'autre côté
de la montée dans un tourbillon de poussière et de bruit.

Ils firent deux lieues sans prononcer une seule parole. Morrel rêvait,
Monte-Cristo le regardait rêver.

«Morrel, lui dit le comte, vous repentiriez-vous de m'avoir suivi?

--Non, monsieur le comte; mais quitter Paris...

--Si j'avais cru que le bonheur vous attendît à Paris, Morrel, je vous y
eusse laissé.

--C'est à Paris que Valentine repose, et quitter Paris, c'est la perdre
une seconde fois.

--Maximilien, dit le comte, les amis que nous avons perdus ne reposent
pas dans la terre, ils sont ensevelis dans notre coeur, et c'est Dieu
qui l'a voulu ainsi pour que nous en fussions toujours accompagnés. Moi,
j'ai deux amis qui m'accompagnent toujours ainsi: l'un est celui qui m'a
donné la vie, l'autre est celui qui m'a donné l'intelligence. Leur
esprit à tous deux vit en moi. Je les consulte dans le doute, et si j'ai
fait quelque bien, c'est à leurs conseils que je le dois. Consultez la
voix de votre coeur, Morrel, et demandez-lui si vous devez continuer de
me faire ce méchant visage.

--Mon ami, dit Maximilien, la voix de mon coeur est bien triste et ne me
promet que des malheurs.

--C'est le propre des esprits affaiblis de voir toutes choses à travers
un crêpe; c'est l'âme qui se fait à elle-même ses horizons; votre âme
est sombre, c'est elle qui vous fait un ciel orageux.

--Cela est peut-être vrai», dit Maximilien.

Et il retomba dans sa rêverie.

Le voyage se fit avec cette merveilleuse rapidité qui était une des
puissances du comte; les villes passaient comme des ombres sur leur
route; les arbres, secoués par les premiers vents de l'automne,
semblaient venir au-devant d'eux comme des géants échevelés, et
s'enfuyaient rapidement dès qu'ils les avaient rejoints. Le lendemain,
dans la matinée, ils arrivèrent à Châlons, où les attendait le bateau à
vapeur du comte; sans perdre un instant, la voiture fut transportée à
bord; les deux voyageurs étaient déjà embarqués.

Le bateau était taillé pour la course, on eût dit une pirogue indienne;
ses deux roues semblaient deux ailes avec lesquelles il rasait l'eau
comme un oiseau voyageur; Morrel lui-même éprouvait cette espèce
d'enivrement de la vitesse; et parfois le vent qui faisait flotter ses
cheveux semblait prêt pour un moment à écarter les nuages de son front.

Quant au comte, à mesure qu'il s'éloignait de Paris, une sérénité
presque surhumaine semblait l'envelopper comme une auréole. On eût dit
d'un exilé qui regagne sa patrie.

Bientôt Marseille, blanche, tiède, vivante; Marseille, la soeur cadette
de Tyr et de Carthage, et qui leur a succédé à l'empire de la
Méditerranée; Marseille, toujours plus jeune à mesure qu'elle vieillit,
apparut à leurs yeux. C'était pour tous deux des aspects féconds en
souvenirs que cette tour ronde, ce fort Saint-Nicolas, cet hôtel de
ville de Puget, ce port aux quais de briques où tous deux avaient joué
enfants.

Aussi, d'un commun accord, s'arrêtèrent-ils tous deux sur la Canebière.

Un navire partait pour Alger; les colis, les passagers entassés sur le
pont, la foule des parents, des amis qui disaient adieu, qui criaient et
pleuraient, spectacle toujours émouvant, même pour ceux qui assistent
tous les jours à ce spectacle, ce mouvement ne put distraire Maximilien
d'une idée qui l'avait saisi du moment où il avait posé le pied sur les
larges dalles du quai.

«Tenez, dit-il, prenant le bras de Monte-Cristo, voici l'endroit où
s'arrêta mon père quand Le _Pharaon_ entra dans le port; ici le brave
homme que vous sauviez de la mort et du déshonneur se jeta dans mes
bras; je sens encore l'impression de ses larmes sur mon visage, et il ne
pleurait pas seul, bien des gens aussi pleuraient en nous voyant.

Monte-Cristo sourit.

«J'étais là», dit-il en montrant à Morrel l'angle d'une rue.

Comme il disait cela, et dans la direction qu'indiquait le comte, on
entendit un gémissement douloureux, et l'on vit une femme qui faisait
signe à un passager du navire en partance. Cette femme était voilée,
Monte-Cristo la suivit des yeux avec une émotion que Morrel eût
facilement remarquée, si, tout au contraire du comte, ses yeux à lui
n'eussent été fixés sur le bâtiment.

«Oh! mon Dieu! s'écria Morrel, je ne me trompe pas! ce jeune homme qui
salue avec son chapeau, ce jeune homme en uniforme, c'est Albert de
Morcerf!

--Oui, dit Monte-Cristo, je l'avais reconnu.

--Comment cela? vous regardiez du côté opposé.»

Le comte sourit, comme il faisait quand il ne voulait pas répondre.

Et ses yeux se reportèrent sur la femme voilée, qui disparut au coin de
la rue.

Alors il se retourna.

«Cher ami, dit-il à Maximilien, n'avez-vous point quelque chose à faire
dans ce pays?

--J'ai à pleurer sur la tombe de mon père, répondit sourdement Morrel.

--C'est bien, allez et attendez-moi là-bas; je vous y rejoindrai.

--Vous me quittez?

--Oui... moi aussi, j'ai une pieuse visite à faire.»

Morrel laissa tomber sa main dans la main que lui tendait le comte;
puis, avec un mouvement de tête dont il serait impossible d'exprimer la
mélancolie, il quitta le comte et se dirigea vers l'est de la ville.

Monte-Cristo laissa s'éloigner Maximilien, demeurant au même endroit
jusqu'à ce qu'il eût disparu, puis alors il s'achemina vers les Allées
de Meilhan, afin de retrouver la petite maison que les commencements de
cette histoire ont dû rendre familière à nos lecteurs.

Cette maison s'élevait encore à l'ombre de la grande allée de tilleuls
qui sert de promenade aux Marseillais oisifs, tapissée de vastes rideaux
de vigne qui croisaient, sur la pierre jaunie par l'ardent soleil du
Midi, leurs bras noircis et déchiquetés par l'âge. Deux marches de
pierre, usées par le frottement des pieds, conduisaient à la porte
d'entrée, porte faite de trois planches qui jamais, malgré leurs
réparations annuelles, n'avaient connu le mastic et la peinture,
attendant patiemment que l'humidité revînt pour les approcher.

Cette maison, toute charmante malgré sa vétusté, toute joyeuse malgré
son apparente misère, était bien la même qu'habitait autrefois le père
Dantès. Seulement le vieillard habitait la mansarde, et le comte avait
mis la maison tout entière à la disposition de Mercédès.

Ce fut là qu'entra cette femme au long voile que Monte-Cristo avait vue
s'éloigner du navire en partance, elle en fermait la porte au moment
même où il apparaissait à l'angle d'une rue, de sorte qu'il la vit
disparaître presque aussitôt qu'il la retrouva.

Pour lui, les marches usées étaient d'anciennes connaissances; il savait
mieux que personne ouvrir cette vieille porte, dont un clou à large tête
soulevait le loquet intérieur.

Aussi entra-t-il sans frapper, sans prévenir, comme un ami, comme un
hôte.

Au bout d'une allée pavée de briques s'ouvrait, riche de chaleur, de
soleil et de lumière, un petit jardin, le même où, à la place indiquée,
Mercédès avait trouvé la somme dont la délicatesse du comte avait fait
remonter le dépôt à vingt-quatre ans; du seuil de la porte de la rue on
apercevait les premiers arbres de ce jardin.

Arrivé sur le seuil, Monte-Cristo entendit un soupir qui ressemblait à
un sanglot: ce soupir guida son regard, et sous un berceau de jasmin de
Virginie au feuillage épais et aux longues fleurs de pourpre, il aperçut
Mercédès assise, inclinée et pleurant.

Elle avait relevé son voile, et seule à la face du ciel, le visage caché
par ses deux mains, elle donnait librement l'essor à ses soupirs et à
ses sanglots, si longtemps contenus par la présence de son fils.

Monte-Cristo fit quelques pas en avant; le sable cria sous ses pieds.

Mercédès releva la tête et poussa un cri d'effroi en voyant un homme
devant elle.

«Madame, dit le comte, il n'est plus en mon pouvoir de vous apporter le
bonheur, mais je vous offre la consolation: daignerez-vous l'accepter
comme vous venant d'un ami?

--Je suis, en effet, bien malheureuse, répondit Mercédès; seule au
monde... Je n'avais que mon fils, et il m'a quittée.

--Il a bien fait, madame, répliqua le comte, c'est un noble coeur. Il a
compris que tout homme doit un tribut à la patrie: les uns leurs
talents, les autres leur industrie; ceux-ci leurs veilles, ceux-là leur
sang. En restant avec vous; il eût usé près de vous sa vie devenue
inutile, il n'aurait pu s'accoutumer à vos douleurs. Il serait devenu
haineux par impuissance: il deviendra grand et fort en luttant contre
son adversité qu'il changera en fortune. Laissez-le reconstituer votre
avenir à tous deux, madame; j'ose vous promettre qu'il est en de sûres
mains.

--Oh! dit la pauvre femme en secouant tristement la tête, cette fortune
dont vous parlez, et que du fond de mon âme je prie Dieu de lui
accorder, je n'en jouirai pas, moi. Tant de choses se sont brisées en
moi et autour de moi, que je me sens près de ma tombe. Vous avez bien
fait, monsieur le comte, de me rapprocher de l'endroit où j'ai été si
heureuse: c'est là où l'on a été heureux que l'on doit mourir.

--Hélas! dit Monte-Cristo, toutes vos paroles, madame, tombent amères et
brûlantes sur mon coeur, d'autant plus amères et plus brûlantes que vous
avez raison de me haïr; c'est moi qui ai causé tous vos maux: que ne me
plaignez-vous au lieu de m'accuser? vous me rendriez bien plus
malheureux encore...

--Vous haïr, vous accuser, vous, Edmond... Haïr, accuser l'homme qui a
sauvé la vie de mon fils, car c'était votre intention fatale et
sanglante, n'est-ce pas, de tuer à M. de Morcerf ce fils dont il était
fier? Oh! regardez-moi, et vous verrez s'il y a en moi l'apparence d'un
reproche.»

Le comte souleva son regard et l'arrêta sur Mercédès qui, à moitié
debout, étendait ses deux mains vers lui.

«Oh! regardez-moi, continua-t-elle avec un sentiment de profonde
mélancolie; on peut supporter l'éclat de mes yeux aujourd'hui, ce n'est
plus le temps où je venais sourire à Edmond Dantès, qui m'attendait
là-haut, à la fenêtre de cette mansarde qu'habitait son vieux père...
Depuis ce temps, bien des jours douloureux se sont écoulés, qui ont
creusé comme un abîme entre moi et ce temps. Vous accuser, Edmond, vous
haïr, mon ami! non, c'est moi que j'accuse et que je hais! Oh! misérable
que je suis! s'écria-t-elle en joignant les mains et en levant les yeux
au ciel. Ai-je été punie!... J'avais la religion, l'innocence, l'amour,
ces trois bonheurs qui font les anges, et, misérable que je suis, j'ai
douté de Dieu!»

Monte-Cristo fit un pas vers elle et silencieusement lui tendit la main.

«Non, dit-elle en retirant doucement la sienne, non, mon ami, ne me
touchez pas. Vous m'avez épargnée, et cependant de tous ceux que vous
avez frappés, j'étais la plus coupable. Tous les autres ont agi par
haine, par cupidité, par égoïsme; moi, j'ai agi par lâcheté. Eux
désiraient, moi, j'ai eu peur. Non, ne me pressez pas ma main. Edmond,
vous méditez quelque parole affectueuse, je le sens, ne la dites pas:
gardez-la pour une autre, je n'en suis plus digne, moi. Voyez... (elle
découvrit tout à fait son visage), voyez, le malheur a fait mes cheveux
gris; mes yeux ont tant versé de larmes qu'ils sont cerclés de veines
violettes; mon front se ride. Vous, au contraire, Edmond, vous êtes
toujours jeune, toujours beau, toujours fier. C'est que vous avez eu la
foi, vous; c'est que vous avez eu la force; c'est que vous vous êtes
reposé en Dieu, et que Dieu vous a soutenu. Moi, j'ai été lâche, moi,
j'ai renié; Dieu m'a abandonnée, et me voilà.»

Mercédès fondit en larmes, le coeur de la femme se brisait au choc des
souvenirs.

Monte-Cristo prit sa main et la baisa respectueusement, mais elle sentit
elle-même que ce baiser était sans ardeur, comme celui que le comte eût
déposé sur la main de marbre de la statue d'une sainte.

«Il y a, continua-t-elle, des existences prédestinées dont une première
faute brise tout l'avenir. Je vous croyais mort, j'eusse dû mourir; car
à quoi a-t-il servi que j'aie porté éternellement votre deuil dans mon
coeur? à faire d'une femme de trente-neuf ans une femme de cinquante,
voilà tout. À quoi a-t-il servi que, seule entre tous, vous ayant
reconnu, j'aie seulement sauvé mon fils? Ne devais-je pas aussi sauver
l'homme, si coupable qu'il fût, que j'avais accepté pour époux?
cependant je l'ai laissé mourir; que dis-je mon Dieu! j'ai contribué à
sa mort par ma lâche insensibilité, par mon mépris, ne me rappelant pas,
ne voulant pas me rappeler que c'était pour moi qu'il s'était fait
parjure et traître! À quoi sert enfin que j'aie accompagné mon fils
jusqu'ici, puisque ici je l'abandonne, puisque je le laisse partir seul,
puisque je le livre à cette terre dévorante d'Afrique? Oh! j'ai été
lâche, vous dis-je; j'ai renié mon amour, et, comme les renégats, je
porte malheur à tout ce qui m'environne!

--Non, Mercédès, dit Monte-Cristo, non; reprenez meilleure opinion de
vous-même. Non; vous êtes une noble et sainte femme, et vous m'aviez
désarmé par votre douleur; mais, derrière moi, invisible, inconnu,
irrité, il y avait Dieu, dont je n'étais que le mandataire et qui n'a
pas voulu retenir la foudre que j'avais lancée. Oh! j'adjure ce Dieu,
aux pieds duquel depuis dix ans je me prosterne chaque jour, j'atteste
ce Dieu que je vous avais fait le sacrifice de ma vie, et avec ma vie
celui des projets qui y étaient enchaînés. Mais, je le dis avec orgueil,
Mercédès, Dieu avait besoin de moi, et j'ai vécu. Examinez le passé,
examinez le présent, tâchez de deviner l'avenir, et voyez si je ne suis
pas l'instrument du Seigneur; les plus affreux malheurs, les plus
cruelles souffrances, l'abandon de tous ceux qui m'aimaient, la
persécution de ceux qui ne me connaissaient pas, voilà la première
partie de ma vie puis, tout à coup, après la captivité, la solitude, là
misère, l'air, la liberté, une fortune si éclatante, si prestigieuse, si
démesurée, que, à moins d'être aveugle, j'ai dû penser que Dieu me
l'envoyait dans de grands desseins. Dès lors, cette fortune m'a semblé
être un sacerdoce; dès lors, plus une pensée en moi pour cette vie dont
vous, pauvre femme, vous avez parfois savouré la douceur; pas une heure
de calme, pas une: je me sentais poussé comme le nuage de feu passant
dans le ciel pour aller brûler les villes maudites. Comme ces aventureux
capitaines qui s'embarquent pour un dangereux voyage, qui méditent une
périlleuse expédition, je préparais les vivres, je chargeais les armes,
j'amassais les moyens d'attaque et de défense, habituant mon corps aux
exercices les plus violents, mon âme aux chocs les plus rudes,
instruisant mon bras à tuer, mes yeux à voir souffrir, ma bouche à
sourire aux aspects les plus terribles; de bon, de confiant, d'oublieux
que j'étais, je me suis fait vindicatif, dissimulé, méchant, ou plutôt
impassible comme la sourde et aveugle fatalité. Alors, je me suis lancé
dans la voie qui m'était ouverte, j'ai franchi l'espace, j'ai touché au
but: malheur à ceux que j'ai rencontrés sur mon chemin!

--Assez! dit Mercédès, assez, Edmond! croyez que celle qui a pu seule
vous reconnaître a pu seule aussi vous comprendre. Or, Edmond, celle qui
a su vous reconnaître, celle qui a pu vous comprendre, celle-là,
l'eussiez-vous rencontrée sur votre route et l'eussiez-vous brisée comme
verre, celle-là a dû vous admirer, Edmond! Comme il y a un abîme entre
moi et le passé, il y a un abîme entre vous et les autres hommes, et ma
plus douloureuse torture, je vous le dis, c'est de comparer; car il n'y
a rien au monde qui vous vaille, rien qui vous ressemble. Maintenant,
dites-moi adieu, Edmond, et séparons-nous.

--Avant que je vous quitte, que désirez-vous, Mercédès? demanda
Monte-Cristo.

--Je ne désire qu'une chose, Edmond: que mon fils soit heureux.

--Priez le Seigneur, qui seul tient l'existence des hommes entre ses
mains, d'écarter la mort de lui, moi, je me charge du reste.

--Merci, Edmond.

--Mais vous Mercédès?

--Moi je n'ai besoin de rien, je vis entre deux tombes: l'une est celle
d'Edmond Dantès, mort il y a si longtemps; je l'aimais! Ce mot ne sied
plus à ma lèvre flétrie, mais mon coeur se souvient encore, et pour rien
au monde je ne voudrais perdre cette mémoire du coeur. L'autre est celle
d'un homme qu'Edmond Dantès a tué; j'approuve le meurtre, mais je dois
prier pour le mort.

--Votre fils sera heureux, madame, répéta le comte.

--Alors je serai aussi heureuse que je puis l'être.

--Mais... enfin... que ferez-vous?»

Mercédès sourit tristement.

«Vous dire que je vivrai dans ce pays comme la Mercédès d'autrefois,
c'est-à-dire en travaillant, vous ne le croiriez pas; je ne sais plus
que prier, mais je n'ai point besoin de travailler; le petit trésor
enfoui par vous s'est retrouvé à la place que vous avez indiquée; on
cherchera qui je suis, on demandera ce que je fais, on ignorera comment
je vis, qu'importe! c'est une affaire entre Dieu, vous et moi.

--Mercédès, dit le comte, je ne vous en fais pas un reproche, mais vous
avez exagéré le sacrifice en abandonnant toute cette fortune amassée par
M. de Morcerf, et dont la moitié revenait de droit à votre économie et à
votre vigilance.

--Je vois ce que vous m'allez proposer; mais je ne puis accepter,
Edmond, mon fils me le défendrait.

--Aussi me garderai-je de rien faire pour vous qui n'ait l'approbation
de M. Albert de Morcerf. Je saurai ses intentions et m'y soumettrai.
Mais, s'il accepte ce que je veux faire, l'imiterez-vous sans
répugnance?

--Vous savez, Edmond, que je ne suis plus une créature pensante; de
détermination, je n'en ai pas sinon celle de n'en prendre jamais. Dieu
m'a tellement secouée dans ses orages que j'en ai perdu la volonté. Je
suis entre ses mains comme un passereau aux serres de l'aigle. Il ne
veut pas que je meure puisque je vis. S'il m'envoie des secours, c'est
qu'il le voudra et je les prendrai.

--Prenez garde, madame, dit Monte-Cristo, ce n'est pas ainsi qu'on adore
Dieu! Dieu veut qu'on le comprenne et qu'on discute sa puissance: c'est
pour cela qu'il nous a donné le libre arbitre.

--Malheureux! s'écria Mercédès, ne me parlez pas ainsi; si je croyais
que Dieu m'eût donné le libre arbitre, que me resterait-il donc pour me
sauver du désespoir!»

Monte-Cristo pâlit légèrement et baissa la tête, écrasé par cette
véhémence de la douleur.

«Ne voulez-vous pas me dire au revoir? fit-il en lui tendant la main.

--Au contraire, je vous dis au revoir, répliqua Mercédès en lui montrant
le ciel avec solennité; c'est vous prouver que j'espère encore.»

Et après avoir touché la main du comte de sa main frissonnante, Mercédès
s'élança dans l'escalier et disparut aux yeux du comte.

Monte-Cristo alors sortit lentement de la maison et reprit le chemin du
port.

Mais Mercédès ne le vit point s'éloigner, quoiqu'elle fût à la fenêtre
de la petite chambre du père de Danglars. Ses yeux cherchaient au loin
le bâtiment qui emportait son fils vers la vaste mer.

Il est vrai que sa voix, comme malgré elle, murmurait tout bas:

«Edmond, Edmond, Edmond!»



CXIII

Le passé.


Le comte sortit l'âme navrée de cette maison où il laissait Mercédès
pour ne plus la revoir jamais, selon toute probabilité.

Depuis la mort du petit Édouard, un grand changement s'était fait dans
Monte-Cristo. Arrivé au sommet de sa vengeance par la pente lente et
tortueuse qu'il avait suivie, il avait vu de l'autre côté de la montagne
l'abîme du doute.

Il y avait plus: cette conversation qu'il venait d'avoir avec Mercédès
avait éveillé tant de souvenirs dans son coeur, que ces souvenirs
eux-mêmes avaient besoin d'être combattus.

Un homme de la trempe du comte ne pouvait flotter longtemps dans cette
mélancolie qui peut faire vivre les esprits vulgaires en leur donnant
une originalité apparente, mais qui tue les âmes supérieures. Le comte
se dit que pour en être presque arrivé à se blâmer lui-même, il fallait
qu'une erreur se fût glissée dans ses calculs.

«Je regarde mal le passé, dit-il, et ne puis m'être trompé ainsi.

«Quoi! continua-t-il, le but que je m'étais proposé serait un but
insensé! Quoi! j'aurais fait fausse route depuis dix ans! Quoi! une
heure aurait suffi pour prouver à l'architecte que l'oeuvre de toutes
ses espérances était une oeuvre, sinon impossible, du moins sacrilège!

«Je ne veux pas m'habituer à cette idée, elle me rendrait fou. Ce qui
manque à mes raisonnements d'aujourd'hui, c'est l'appréciation exacte du
passé parce que je revois ce passé de l'autre bout de l'horizon. En
effet, à mesure qu'on s'avance, le passé, pareil au paysage à travers
lequel on marche, s'efface à mesure qu'on s'éloigne. Il m'arrive ce qui
arrive aux gens qui se sont blessés en rêve, ils regardent et sentent
leur blessure, et ne se souviennent pas de l'avoir reçue.

«Allons donc, homme régénéré; allons, riche extravagant; allons, dormeur
éveillé; allons, visionnaire tout-puissant; allons, millionnaire
invincible, reprends pour un instant cette funeste perspective de la vie
misérable et affamée; repasse par les chemins où la fatalité t'a poussé,
où le malheur t'a conduit, où le désespoir t'a reçu; trop de diamants,
d'or et de bonheur rayonnent aujourd'hui sur les verres de ce miroir où
Monte-Cristo regarde Dantès, cache ces diamants, souille cet or, efface
ces rayons; riche, retrouve le pauvre; libre, retrouve le prisonnier,
ressuscité, retrouve le cadavre.»

Et tout en disant cela à lui-même, Monte-Cristo suivait la rue de la
Caisserie. C'était la même par laquelle, vingt-quatre ans auparavant, il
avait été conduit par une garde silencieuse et nocturne; ces maisons, à
l'aspect riant et animé, elles étaient cette nuit-là sombres, muettes et
fermées.

«Ce sont cependant les mêmes, murmura Monte-Cristo, seulement alors il
faisait nuit, aujourd'hui il fait grand jour; c'est le soleil qui
éclaire tout cela et qui rend tout cela joyeux.»

Il descendit sur le quai par la rue Saint-Laurent, et s'avança vers la
Consigne: c'était le point du port où il avait été embarqué. Un bateau
de promenade passait avec son dais de coutil; Monte-Cristo appela le
patron, qui nagea aussitôt vers lui avec l'empressement que mettent à
cet exercice les bateliers qui flairent une bonne aubaine.

Le temps était magnifique, le voyage fut une fête. À l'horizon le soleil
descendait, rouge et flamboyant, dans les flots qui s'embrasaient à son
approche; la mer, unie comme un miroir, se ridait parfois sous les bonds
des poissons qui, poursuivis par quelque ennemi caché, s'élançaient hors
de l'eau pour demander leur salut à un autre élément, enfin, à l'horizon
l'on voyait passer, blanches et gracieuses comme des mouettes
voyageuses, les barques de pécheurs qui se rendent aux Martigues, ou les
bâtiments marchands chargés pour la Corse ou pour l'Espagne.

Malgré ce beau ciel, malgré ces barques aux gracieux contours, malgré
cette lumière dorée qui inondait le paysage, le comte, enveloppé dans
son manteau, se rappelait, un à un, tous les détails du terrible voyage:
cette lumière unique et isolée, brûlant aux Catalans, cette vue du
château d'If qui lui apprit où on le menait, cette lutte avec les
gendarmes lorsqu'il voulut se précipiter dans la mer, son désespoir
quand il se sentit vaincu, et cette sensation froide du bout du canon de
la carabine appuyée sur sa tempe comme un anneau de glace.

Et peu à peu, comme ces sources desséchées par l'été, qui lorsque
s'amassent les nuages d'automne s'humectent peu à peu et commencent à
sourdre goutte à goutte, le comte de Monte-Cristo sentit également
sourdre dans sa poitrine ce vieux fiel extravasé qui avait autrefois
inondé le coeur d'Edmond Dantès.

Pour lui dès lors plus de beau ciel, plus de barques gracieuses, plus
d'ardente lumière; le ciel se voila de crêpes funèbres, et l'apparition
du noir géant qu'on appelle le château d'If le fit tressaillir, comme si
lui fût apparu tout à coup le fantôme d'un ennemi mortel.

On arriva.

Instinctivement le comte se recula jusqu'à extrémité de la barque. Le
patron avait beau lui dire de sa voix la plus caressante:

«Nous abordons, monsieur.»

Monte-Cristo se rappela qu'à ce même endroit, sur ce même rocher, il
avait été violemment traîné par ses gardes, et qu'on l'avait forcé de
monter cette rampe en lui piquant les reins avec la pointe d'une
baïonnette.

La route avait autrefois semblé bien longue à Dantès. Monte-Cristo
l'avait trouvée bien courte chaque coup de rame avait fait jaillir avec
la poussière humide de la mer un million de pensées et de souvenirs.

Depuis la révolution de Juillet, il n'y avait plus de prisonniers au
château d'If; un poste destiné à empêcher de faire la contrebande
habitait seul ses corps de garde; un concierge attendait les curieux à
la porte pour leur montrer ce monument de terreur, devenu un monument de
curiosité.

Et cependant, quoiqu'il fût instruit de tous ces détails, lorsqu'il
entra sous la voûte, lorsqu'il descendit l'escalier noir, lorsqu'il fut
conduit aux cachots qu'il avait demandé à voir, une froide pâleur
envahit son front, dont la sueur glacée fut refoulée jusqu'à son coeur.

Le comte s'informa s'il restait encore quelque ancien guichetier du
temps de la Restauration, tous avaient été mis à la retraite ou étaient
passés à d'autres emplois. Le concierge qui le conduisait était là
depuis 1830 seulement.

On le conduisit dans son propre cachot.

Il revit le jour blafard filtrant par l'étroit soupirail; il revit la
place où était le lit, enlevé depuis, et, derrière le lit, quoique
bouchée, mais visible encore par ses pierres plus neuves, l'ouverture
percée par l'abbé Faria.

Monte-Cristo sentit ses jambes faiblir; il prit un escabeau de bois et
s'assit dessus.

«Conte-t-on quelques histoires sur ce château autres que celle de
l'emprisonnement de Mirabeau? demanda le comte; y a-t-il quelque
tradition sur ces lugubres demeures où l'on hésite à croire que des
hommes aient jamais enfermé un homme vivant?

--Oui, monsieur, dit le concierge, et sur ce cachot même, le guichetier
Antoine m'en a transmis une.»

Monte-Cristo tressaillit. Ce guichetier Antoine était son guichetier. Il
avait à peu près oublié son nom et son visage; mais, à son nom prononcé,
il le revit tel qu'il était, avec sa figure cerclée de barbe, sa veste
brune et son trousseau de clefs, dont il lui semblait encore entendre le
tintement.

Le comte se retourna et crut le voir dans l'ombre du corridor, rendue
plus épaisse par la lumière de la torche qui brûlait aux mains du
concierge.

«Monsieur veut-il que je la lui raconte? demanda le concierge.

--Oui, fit Monte-Cristo, dites.»

Et il mit sa main sur sa poitrine pour comprimer un violent battement de
coeur, effrayé d'entendre raconter sa propre histoire.

«Dites, répéta-t-il.

--Ce cachot, reprit le concierge, était habité par un prisonnier, il y a
longtemps de cela, un homme fort dangereux, à ce qu'il paraît, et
d'autant plus dangereux qu'il était plein d'industrie. Un autre homme
habitait ce château en même temps que lui; celui-là n'était pas méchant;
c'était un pauvre prêtre qui était fou.

--Ah! oui, fou, répéta Monte-Cristo; et quelle était sa folie?

--Il offrait des millions si on voulait lui rendre la liberté.»

Monte-Cristo leva les yeux au ciel, mais il ne vit pas le ciel: il y
avait un voile de pierre entre lui et le firmament. Il songea qu'il y
avait eu un voile non moins épais entre les yeux de ceux à qui l'abbé
Faria offrait des trésors et ces trésors qu'il leur offrait.

«Les prisonniers pouvaient-ils se voir? demanda Monte-Cristo.

--Oh! non, monsieur, c'était expressément détendu; mais ils éludèrent la
défense en perçant une galerie qui allait d'un cachot à l'autre.

--Et lequel des deux perça cette galerie?

--Oh! ce fut le jeune homme, bien certainement dit le concierge; le
jeune homme était industrieux et fort, tandis que le pauvre abbé était
vieux et faible; d'ailleurs il avait l'esprit trop vacillant pour suivre
une idée.

--Aveugles!... murmura Monte-Cristo.

--Tant il y a, continua le concierge, que le jeune perça donc une
galerie; avec quoi? l'on n'en sait rien mais il la perça, et la preuve,
c'est qu'on en voit encore la trace; tenez, la voyez-vous?»

Et il approcha sa torche de la muraille.

«Ah! oui, vraiment, fit le comte d'une voix assourdie par l'émotion.

--Il en résulta que les deux prisonniers communiquèrent ensemble.
Combien de temps dura cette communication? on n'en sait rien. Or, un
jour le vieux prisonnier tomba malade et mourut. Devinez ce que fit le
jeune? fit le concierge en s'interrompant.

--Dites.

--Il emporta le défunt, qu'il coucha dans son propre lit, le nez tourné
à la muraille, puis il revint dans le cachot vide, boucha le trou, et se
glissa dans le sac du mort. Avez-vous jamais vu une idée pareille?»

Monte-Cristo ferma les yeux et se sentit repasser par toutes les
impressions qu'il avait éprouvées lorsque cette toile grossière, encore
empreinte de ce froid que le cadavre lui avait communiqué, lui avait
frotté le visage.

Le guichetier continua:

«Voyez-vous, voilà quel était son projet: il croyait qu'on enterrait les
morts au château d'If, et comme il se doutait bien qu'on ne faisait pas
de frais de cercueil pour les prisonniers, il comptait lever la terre
avec ses épaules, mais il y avait malheureusement au château une coutume
qui dérangeait son projet: on n'enterrait pas les morts; on se
contentait de leur attacher un boulet aux pieds et de les lancer à la
mer: c'est ce qui fut fait. Notre homme fut jeté à l'eau du haut de la
galerie; le lendemain on retrouva le vrai mort dans son lit, et l'on
devina tout, car les ensevelisseurs dirent alors ce qu'ils n'avaient pas
osé dire jusque-là, c'est qu'au moment où le corps avait été lancé dans
le vide ils avaient entendu un cri terrible, étouffé à l'instant même
par l'eau dans laquelle il avait disparu.

Le comte respira péniblement, la sueur coulait sur son front, l'angoisse
serrait son coeur.

«Non! murmura-t-il, non! ce doute que j'ai éprouvé, c'était un
commencement d'oubli; mais ici le coeur se creuse de nouveau et
redevient affamé de vengeance.»

«Et le prisonnier, demanda-t-il, on n'en a jamais entendu parler?

--Jamais, au grand jamais; vous comprenez, de deux choses l'une, ou il
est tombé à plat, et, comme il tombait d'une cinquantaine de pieds, il
se sera tué sur le coup.

--Vous avez dit qu'on lui avait attaché un boulet aux pieds: il sera
tombé debout.

--Ou il est tombé debout, reprit le concierge, et alors le poids du
boulet l'aura entraîné au fond, où il est resté, pauvre cher homme!

--Vous le plaignez?

--Ma foi, oui, quoiqu'il fût dans son élément.

--Que voulez-vous dire?

--Qu'il y avait un bruit qui courait que ce malheureux était, dans son
temps, un officier de marine détenu pour bonapartisme.»

«Vérité, murmura le comte, Dieu t'a faite pour surnager au-dessus des
flots et des flammes. Ainsi le pauvre marin vit dans le souvenir de
quelques conteurs; on récite sa terrible histoire au coin du foyer et
l'on frissonne au moment où il fendit l'espace pour s'engloutir dans la
profonde mer.»

«On n'a jamais su son nom? demanda tout haut le comte.

--Ah! bien oui, dit le gardien, comment? il n'était connu que sous le
nom du numéro 34.

--Villefort, Villefort! murmura Monte-Cristo, voilà ce que bien des fois
tu as dû te dire quand mon spectre importunait tes insomnies.

--Monsieur veut-il continuer la visite? demanda le concierge.

--Oui, surtout si vous voulez me montrer la chambre du pauvre abbé.

--Ah! du numéro 27»

--Oui, du numéro 27», répéta Monte-Cristo.

Et il lui sembla encore entendre la voix de l'abbé Faria lorsqu'il lui
avait demandé son nom, et que celui-ci avait crié ce numéro à travers la
muraille.

«Venez.

--Attendez, dit Monte-Cristo, que je jette un dernier regard sur toutes
les faces de ce cachot.

--Cela tombe bien, dit le guide, j'ai oublié la clef de l'autre.

--Allez la chercher.

--Je vous laisse la torche.

--Non, emportez-la.

--Mais vous allez rester sans lumière.

--J'y vois la nuit.

--Tiens, c'est comme lui.

--Qui, lui?

--Le numéro 34. On dit qu'il s'était tellement habitué à l'obscurité,
qu'il eût vu une épingle dans le coin le plus obscur de son cachot.

--Il lui a fallu dix ans pour en arriver là», murmura le comte.

Le guide s'éloigna emportant la torche.

Le comte avait dit vrai: à peine fut-il depuis quelques secondes dans
l'obscurité, qu'il distingua tout comme en plein jour.

Alors il regarda tout autour de lui, alors il reconnut bien réellement
son cachot.

«Oui, dit-il, voilà la pierre sur laquelle je m'asseyais! voilà la trace
de mes épaules qui ont creusé leur empreinte dans la muraille! voilà la
trace du sang qui a coulé de mon front, un jour que j'ai voulu me briser
le front contre la muraille... Oh! ces chiffres... je me les rappelle...
je les fis un jour que je calculais l'âge de mon père pour savoir si je
le retrouverais vivant, et l'âge de Mercédès pour savoir si je la
retrouverais libre... J'eus un instant d'espoir après avoir achevé ce
calcul... Je comptais sans la faim et sans l'infidélité!»

Et un rire amer s'échappa de la bouche du comte. Il venait de voir,
comme dans un rêve, son père conduit à la tombe... Mercédès marchant à
l'autel!

Sur l'autre paroi de la muraille, une inscription frappa sa vue. Elle se
détachait, blanche encore, sur le mur verdâtre:

«MON DIEU! lut Monte-Cristo, CONSERVEZ-MOI LA MÉMOIRE!»

«Oh! oui, s'écria-t-il, voilà la seule prière de mes derniers temps. Je
ne demandais plus la liberté, je demandais la mémoire, je craignais de
devenir fou et d'oublier. Mon Dieu! vous m'avez conservé la mémoire, et
je me suis souvenu. Merci, merci, mon Dieu!»

En ce moment, la lumière de la torche miroita sur les murailles; c'était
le guide qui descendait.

Monte-Cristo alla au-devant de lui.

«Suivez-moi», dit-il.

Et, sans avoir besoin de remonter vers le jour, il lui fit suivre un
corridor souterrain qui le conduisit à une autre entrée.

Là encore Monte-Cristo fut assailli par un monde de pensées.

La première chose qui frappa ses yeux fut le méridien tracé sur la
muraille, à l'aide duquel l'abbé Faria comptait les heures; puis les
restes du lit sur lequel le pauvre prisonnier était mort.

À cette vue, au lieu des angoisses que le comte avait éprouvées dans son
cachot, un sentiment doux et tendre, un sentiment de reconnaissance
gonfla son coeur, deux larmes roulèrent de ses yeux.

«C'est ici, dit le guide, qu'était l'abbé fou; c'est par là que le jeune
homme le venait trouver. (Et il montra à Monte-Cristo l'ouverture de la
galerie qui, de ce côté était restée béante.) À la couleur de la pierre
continua-t-il, un savant a reconnu qu'il devait y avoir dix ans à peu
près que les deux prisonniers communiquaient ensemble. Pauvres gens, ils
ont dû bien s'ennuyer pendant ces dix ans.»

Dantès prit quelques louis dans sa poche, et tendit la main vers cet
homme qui, pour la seconde fois, le plaignait sans le connaître.

Le concierge les accepta, croyant recevoir quelques menues pièces de
monnaie, mais à la lueur de la torche, il reconnut la valeur de la somme
que lui donnait le visiteur.

«Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes trompé.

--Comment cela?

--C'est de l'or que vous m'avez donné.

--Je le sais bien.

--Comment! vous le savez?

--Oui.

--Votre intention est de me donner cet or?

--Oui.

--Et je puis le garder en toute conscience?

--Oui.»

Le concierge regarda Monte-Cristo avec étonnement.

«Et _honnêteté_, dit le comte comme Hamlet.

--Monsieur, reprit le concierge qui n'osait croire à son bonheur,
monsieur, je ne comprends pas votre générosité.

--Elle est facile à comprendre, cependant, mon ami, dit le comte: j'ai
été marin, et votre histoire a dû me toucher plus qu'un autre.

--Alors, monsieur, dit le guide, puisque vous êtes si généreux, vous
méritez que je vous offre quelque chose.

--Qu'as-tu à m'offrir, mon ami? des coquilles, des ouvrages de paille?
merci.

--Non pas, monsieur, non pas; quelque chose qui se rapporte à l'histoire
de tout à l'heure.

--En vérité! s'écria vivement le comte, qu'est-ce donc?

--Écoutez, dit le concierge, voilà ce qui est arrivé: je me suis dit: On
trouve toujours quelque chose dans une chambre où un prisonnier est
resté quinze ans, et je me suis mis à sonder les murailles.

--Ah! s'écria Monte-Cristo en se rappelant la double cachette de l'abbé,
en effet.

--À force de recherches, continua le concierge, j'ai découvert que cela
sonnait le creux au chevet du lit et sous l'âtre de la cheminée.

--Oui dit Monte-Cristo, oui.

--J'ai levé les pierres, et j'ai trouvé...

--Une échelle de corde, des outils? s'écria le comte.

--Comment savez-vous cela? demanda le concierge avec étonnement.

--Je ne le sais pas, je le devine, dit le comte; c'est ordinairement ces
sortes de choses que l'on trouve dans les cachettes des prisonniers.

--Oui, monsieur, dit le guide, une échelle de corde, des outils.

--Et tu les as encore? s'écria Monte-Cristo.

--Non, monsieur; j'ai vendu ces différents objets, qui étaient fort
curieux, à des visiteurs; mais il me reste autre chose.

--Quoi donc? demanda le comte avec impatience.

--Il me reste une espèce de livre écrit sur des bandes de toile.

--Oh! s'écria Monte-Cristo, il te reste ce livre?

--Je ne sais pas si c'est un livre, dit le concierge; mais il me reste
ce que je vous dis.

--Va me le chercher, mon ami, va, dit le comte; et, si c'est ce que je
présume, sois tranquille.

--J'y cours, monsieur.

Et le guide sortit.

Alors il alla s'agenouiller pieusement devant les débris de ce lit dont
la mort avait fait pour lui un autel.

«Ô mon second père, dit-il, toi qui m'as donné la liberté, la science,
la richesse; toi qui, pareil aux créatures d'une essence supérieure à la
nôtre, avais la science du bien et du mal, si au fond de la tombe il
reste quelque chose de nous qui tressaille à la voix de ceux qui sont
demeurés sur la terre, si dans la transfiguration que subit le cadavre
quelque chose d'animé flotte aux lieux où nous avons beaucoup aimé ou
beaucoup souffert, noble coeur, esprit suprême, âme profonde, par un
mot, par un signe, par une révélation quelconque, je t'en conjure, au
nom de cet amour paternel que tu m'accordais et de ce respect filial que
je t'avais voué, enlève-moi ce reste de doute qui, s'il ne se change en
conviction, deviendra un remords.

Le comte baissa la tête et joignit les mains.

«Tenez, monsieur!» dit une voix derrière lui.

Monte-Cristo tressaillit et se retourna.

Le concierge lui tendait ces bandes de toile sur lesquelles l'abbé Faria
avait épanché tous les trésors de sa science. Ce manuscrit c'était le
grand ouvrage de l'abbé Faria sur la royauté en Italie.

Le comte s'en empara avec empressement, et ses yeux tout d'abord tombant
sur l'épigraphe, il lut: «Tu arracheras les dents du dragon, et tu
fouleras aux pieds les lions, a dit le Seigneur.»

«Ah! s'écria-t-il, voilà la réponse! merci, mon père, merci!»

En tirant de sa poche un petit portefeuille, qui contenait dix billets
de banque de mille francs chacun:

«Tiens, dit-il, prends ce portefeuille.

--Vous me le donnez?

--Oui, mais à la condition que tu ne regarderas dedans que lorsque je
serai parti.»

Et, plaçant sur sa poitrine la relique qu'il venait de retrouver et qui
pour lui avait le prix du plus riche trésor, il s'élança hors du
souterrain, et remontant dans la barque:

«À Marseille!» dit-il.

Puis en s'éloignant, les yeux fixés sur la sombre prison:

«Malheur, dit-il, à ceux qui m'ont fait enfermer dans cette sombre
prison, et à ceux qui ont oublié que j'y étais enfermé!»

En repassant devant les Catalans, le comte se détourna, et s'enveloppant
la tête dans son manteau, il murmura le nom d'une femme.

La victoire était complète; le comte avait deux fois terrassé le doute.

Ce nom, qu'il prononçait avec une expression de tendresse qui était
presque de l'amour, c'était le nom d'Haydée.

En mettant pied à terre, Monte-Cristo s'achemina vers le cimetière, où
il savait retrouver Morrel.

Lui aussi, dix ans auparavant, avait pieusement cherché une tombe dans
ce cimetière, et l'avait cherchée inutilement. Lui, qui revenait en
France avec des millions, n'avait pas pu retrouver la tombe de son père
mort de faim.

Morrel y avait bien fait mettre une croix, mais cette croix était
tombée, et le fossoyeur en avait fait du feu, comme font les fossoyeurs
de tous ces vieux bois gisant dans les cimetières.

Le digne négociant avait été plus heureux: mort dans les bras de ses
enfants, il avait été, conduit par eux, se coucher près de sa femme, qui
l'avait précédé de deux ans dans l'éternité.

Deux larges dalles de marbre, sur lesquelles étaient écrits leurs noms,
étaient étendues l'une à côté de l'autre dans un petit enclos fermé
d'une balustrade de fer et ombragé par quatre cyprès.

Maximilien était appuyé à l'un de ces arbres, et fixait sur les deux
tombes des yeux sans regard.

Sa douleur était profonde, presque égarée.

«Maximilien, lui dit le comte, ce n'est point là qu'il faut regarder,
c'est là!»

Et il lui montra le ciel.

«Les morts sont partout, dit Morrel; n'est-ce pas ce que vous m'avez dit
vous-même quand vous m'avez fait quitter Paris?

--Maximilien, dit le comte, vous m'avez demandé pendant le voyage à vous
arrêter quelques jours à Marseille: est-ce toujours votre désir?

--Je n'ai plus de désir, comte, mais il me semble que j'attendrai moins
péniblement ici qu'ailleurs.

--Tant mieux, Maximilien, car je vous quitte et j'emporte votre parole,
n'est-ce pas?

--Ah! je l'oublierai, comte, dit Morrel, je l'oublierai!

--Non! vous ne l'oublierez pas, parce que vous êtes homme d'honneur
avant tout, Morrel, parce que vous avez juré, parce que vous allez jurer
encore.

--Ô Comte, ayez pitié de moi! Comte, je suis si malheureux!

--J'ai connu un homme plus malheureux que vous, Morrel.

--Impossible.

--Hélas! dit Monte-Cristo, c'est un des orgueils de notre pauvre
humanité, que chaque homme se croie plus malheureux qu'un autre
malheureux qui pleure et qui gémit à côté de lui.

--Qu'y a-t-il de plus malheureux que l'homme qui a perdu le seul bien
qu'il aimât et désirât au monde?

--Écoutez, Morrel, dit Monte-Cristo, et fixez un instant votre esprit
sur ce que je vais vous dire. J'ai connu un homme qui, ainsi que vous,
avait fait reposer toutes ses espérances de bonheur sur une femme. Cet
homme était jeune, il avait un vieux père qu'il aimait, une fiancée
qu'il adorait; il allait l'épouser quand tout à coup un de ces caprices
du sort qui feraient douter de la bonté de Dieu, si Dieu ne se révélait
plus tard en montrant que tout est pour lui un moyen de conduire à son
unité infinie, quand tout à coup un caprice du sort lui enleva sa
liberté, sa maîtresse, l'avenir qu'il rêvait et qu'il croyait le sien
(car aveugle qu'il était, il ne pouvait lire dans le présent) pour le
plonger au fond d'un cachot.

--Ah! fit Morrel, on sort d'un cachot au bout de huit jours, au bout
d'un mois, au bout d'un an.

--Il y resta quatorze ans, Morrel», dit le comte en posant sa main sur
l'épaule du jeune homme.

Maximilien tressaillit.

«Quatorze ans! murmura-t-il.

--Quatorze ans, répéta le comte; lui aussi, pendant ces quatorze années,
il eut bien des moments de désespoir; lui aussi, comme vous, Morrel, se
croyant le plus malheureux des hommes, il voulut se tuer.

--Eh bien? demanda Morrel.

--Eh bien, au moment suprême, Dieu se révéla à lui par un moyen humain;
car Dieu ne fait plus de miracles: peut-être au premier abord (il faut
du temps aux yeux voilés de larmes pour se dessiller tout à fait), ne
comprit-il pas cette miséricorde infinie du Seigneur mais enfin il prit
patience et attendit. Un jour il sortit miraculeusement de la tombe,
transfiguré, riche, puissant, presque dieu; son premier cri fut pour son
père: son père était mort!

--Et à moi aussi mon père est mort, dit Morrel.

--Oui, mais votre père est mort dans vos bras, aimé heureux, honoré,
riche, plein de jours; son père à lui était mort pauvre, désespéré,
doutant de Dieu; et lorsque, dix ans après sa mort, son fils chercha sa
tombe, sa tombe même avait disparu, et nul n'a pu lui dire: «C'est là
que repose dans le Seigneur le coeur qui t'a tant aimé.»

--Oh! dit Morrel.

--Celui-là était donc plus malheureux fils que vous, Morrel, car
celui-là ne savait pas même où retrouver la tombe de son père.

--Mais, dit Morrel, il lui restait la femme qu'il avait aimée, au moins.

--Vous vous trompez Morrel; cette femme...

--Elle était morte? s'écria Maximilien.

--Pis que cela: elle avait été infidèle; elle avait épousé un des
persécuteurs de son fiancé. Vous voyez donc, Morrel, que cet homme était
plus malheureux amant que vous!

--Et à cet homme, demanda Morrel, Dieu a envoyé la consolation?

--Il lui a envoyé le calme du moins.

--Et cet homme pourra encore être heureux un jour?

--Il l'espère, Maximilien.»

Le jeune homme laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

«Vous avez ma promesse, dit-il après un instant de silence, et tendant
la main à Monte-Cristo: seulement rappelez-vous...

--Le 5 octobre, Morrel, je vous attends à l'île de Monte-Cristo. Le 4,
un yacht vous attendra dans le port de Bastia; ce yacht s'appellera
_l'Eurus_; vous vous nommerez au patron qui vous conduira près de moi.
C'est dit, n'est-ce pas, Maximilien?

--C'est dit, comte, et je ferai ce qui est dit; mais rappelez-vous que
le 5 octobre...

--Enfant, qui ne sait pas encore ce que c'est que la promesse d'un
homme... Je vous ai dit vingt fois que ce jour-là, si vous vouliez
encore mourir, je vous aiderais, Morrel. Adieu.

--Vous me quittez?»

--Oui, j'ai affaire en Italie; je vous laisse seul, seul aux prises avec
le malheur, seul avec cet aigle aux puissantes ailes que le Seigneur
envoie à ses élus pour les transporter, à ses pieds. L'histoire de
Ganymède n'est pas une fable, Maximilien, c'est une allégorie.

--Quand partez-vous?

--À l'instant même; le bateau à vapeur m'attend, dans une heure je serai
déjà loin de vous; m'accompagnerez-vous jusqu'au port, Morrel?

--Je suis tout à vous, comte.

--Embrassez-moi.»

Morrel escorta le comte jusqu'au port; déjà la fumée sortait, comme un
panache immense, du tube noir qui la lançait aux cieux. Bientôt le
navire partit, et une heure après, comme l'avait dit Monte-Cristo, cette
même aigrette de fumée blanchâtre rayait, à peine visible, l'horizon
oriental, assombri par les premiers brouillards de la nuit.



CXIV

Peppino.


Au moment même où le bateau à vapeur du comte disparaissait derrière le
cap Morgiou, un homme, courant la poste sur la route de Florence à Rome,
venait de dépasser la petite ville d'Aquapendente. Il marchait assez
pour faire beaucoup de chemin, sans toutefois devenir suspect.

Vêtu d'une redingote ou plutôt d'un surtout que le voyage avait
infiniment fatigué, mais qui laissait voir brillant et frais encore un
ruban de la Légion d'honneur répété à son habit, cet homme, non
seulement à ce double signe, mais encore à l'accent avec lequel il
parlait au postillon, devait être reconnu pour Français. Une preuve
encore qu'il était né dans le pays de la langue universelle, c'est qu'il
ne savait d'autres mots italiens que ces mots de musique qui peuvent,
comme le _goddam_ de Figaro, remplacer toutes les finesses d'une langue
particulière.

«_Allegro_!» disait-il aux postillons à chaque montée.

«_Moderato_!» faisait-il à chaque descente.

Et Dieu sait s'il y a des montées et des descentes en allant de Florence
à Rome par la route d'Aquapendente!

Ces deux mots, au reste, faisaient beaucoup rire les braves gens
auxquels ils étaient adressés.

En présence de la ville éternelle, c'est-à-dire en arrivant à la Storta,
point d'où l'on aperçoit Rome, le voyageur n'éprouva point ce sentiment
de curiosité enthousiaste qui pousse chaque étranger à s'élever du fond
de sa chaise pour tâcher d'apercevoir le fameux dôme de Saint-Pierre,
qu'on aperçoit déjà bien avant de distinguer autre chose. Non il tira
seulement un portefeuille de sa poche, et de son portefeuille un papier
plié en quatre, qu'il déplia et replia avec une attention qui
ressemblait à du respect, et il se contenta de dire:

«Bon, je l'ai toujours.»

La voiture franchit la porte del Popolo, prit à gauche et s'arrêta à
l'hôtel d'Espagne.

Maître Pastrini, notre ancienne connaissance, reçut le voyageur sur le
seuil de la porte et le chapeau à la main.

Le voyageur descendit, commanda un bon dîner, et s'informa de l'adresse
de la maison Thomson et French, qui lui fut indiquée à l'instant même,
cette maison étant une des plus connues de Rome.

Elle était située via dei Banchi, près de Saint-Pierre. À Rome, comme
partout, l'arrivée d'une chaise de poste est un événement. Dix jeunes
descendants de Marias et des Gracques, pieds nus, les coudes percés,
mais le poing sur la hanche et le bras pittoresquement recourbé
au-dessus de la tête, regardaient le voyageur, la chaise de poste et les
chevaux, à ces gamins de la ville par excellence s'étaient joints une
cinquantaine de badauds des États de Sa Sainteté, de ceux-là qui font
des ronds en crachant dans le Tibre du haut du pont Saint-Ange, quand le
Tibre a de l'eau.

Or, comme les gamins et les badauds de Rome, plus heureux que ceux de
Paris, comprennent toutes les langues, et surtout la langue française,
ils entendirent le voyageur demander un appartement, demander à dîner,
et demander enfin l'adresse de la maison Thomson et French.

Il en résulta que, lorsque le nouvel arrivant sortit de l'hôtel avec le
cicérone de rigueur, un homme se détacha du groupe des curieux, et sans
être remarqué du voyageur, sans paraître être remarqué de son guide,
marcha à peu de distance de l'étranger, le suivant avec autant d'adresse
qu'aurait pu le faire un agent de la police parisienne.

Le Français était si pressé de faire sa visite à la maison Thomson et
French qu'il n'avait pas pris le temps d'attendre que les chevaux
fussent attelés; la voiture devait le rejoindre en route ou l'attendre à
la porte du banquier.

On arriva sans que la voiture eût rejoint.

Le Français entra, laissant dans l'antichambre son guide, qui aussitôt
entra en conversation avec deux ou trois de ces industriels sans
industrie, ou plutôt aux mille industries, qui se tiennent à Rome à la
porte des banquiers, des églises, des ruines, des musées ou des
théâtres.

En même temps que le Français, l'homme qui s'était détaché du groupe des
curieux entra aussi; le Français sonna au guichet des bureaux et pénétra
dans la première pièce; son ombre en fit autant.

«MM. Thomson et French?» demanda l'étranger.

Une espèce de laquais se leva sur le signe d'un commis de confiance,
gardien solennel du premier bureau.

«Qui annoncerai-je? demanda le laquais, se préparant à marcher devant
l'étranger.

--M. le baron Danglars, répondit le voyageur.

--Venez», dit le laquais.

Une porte s'ouvrit, le laquais et le baron disparurent par cette porte.
L'homme qui était entré derrière Danglars s'assit sur un banc d'attente.

Le commis continua d'écrire pendant cinq minutes à peu après, pendant
ces cinq minutes, l'homme assis garda le plus profond silence et la plus
stricte immobilité.

Puis la plume du commis cessa de crier sur le papier; il leva la tête,
regarda attentivement autour de lui, et après s'être assuré du
tête-à-tête:

«Ah! ah! dit-il, te voilà Peppino?

--Oui, répondit laconiquement celui-ci.

--Tu as flairé quelque chose de bon chez ce gros homme?

--Il n'y a pas grand mérite pour celui-ci, nous sommes prévenus.

--Tu sais donc ce qu'il vient faire ici, curieux.

--Pardieu, il vient toucher; seulement, reste à savoir quelle somme.

--On va te dire cela tout à l'heure, l'ami.

--Fort bien; mais ne va pas, comme l'autre jour, me donner un faux
renseignement.

--Qu'est-ce à dire, et de qui veux-tu parler? Serait-ce de cet Anglais
qui a emporté d'ici trois mille écus l'autre jour?

--Non, celui-là avait en effet les trois mille écus, et nous les avons
trouvés. Je veux parler de ce prince russe.

--Eh bien?

--Eh bien, tu nous avais accusé trente mille livres, et nous n'en avons
trouvé que vingt-deux.

--Vous aurez mal cherché.

--C'est Luigi Vampa qui a fait la perquisition en personne.

--En ce cas, il avait ou payé ses dettes...

--Un Russe?

--Ou dépensé son argent.

--C'est possible, après tout.

--C'est sûr; mais laisse-moi aller à mon observatoire, le Français
ferait son affaire sans que je pusse savoir le chiffre positif.»

Peppino fit un signe affirmatif, et, tirant un chapelet de sa poche, se
mit à marmotter quelque prière, tandis que le commis disparaissait par
la même porte qui avait donné passage au laquais et au baron.

Au bout de dix minutes environ, le commis reparut radieux.

«Eh bien? demanda Peppino à son ami.

--Alerte, alerte! dit le commis, la somme est ronde.

--Cinq à six millions, n'est-ce pas?

--Oui; tu sais le chiffre?

--Sur un reçu de Son Excellence le comte de Monte-Cristo.

--Tu connais le comte?

--Et dont on l'a crédité sur Rome, Venise et Vienne.

--C'est cela! s'écria le commis; comment es-tu si bien informé?

--Je t'ai dit que nous avions été prévenus à l'avance.

--Alors, pourquoi t'adresses-tu à moi?

--Pour être sûr que c'est bien l'homme à qui nous avons affaire.

--C'est bien lui... Cinq millions. Une jolie somme hein! Peppino?

--Oui.

--Nous n'en aurons jamais autant.

--Au moins, répondit philosophiquement Peppino, en aurons-nous quelques
bribes.

--Chut! Voici notre homme.»

Le commis reprit sa plume, et Peppino son chapelet; l'un écrivait,
l'autre priait quand la porte se rouvrit. Danglars apparut radieux,
accompagné par le banquier, qui le reconduisit jusqu'à la porte.

Derrière Danglars descendit Peppino.

Selon les conventions, la voiture qui devait rejoindre Danglars
attendait devant la maison Thomson et French. Le cicérone en tenait la
portière ouverte: le cicérone est un être très complaisant et qu'on peut
employer à toute chose.

Danglars sauta dans la voiture, léger comme un jeune homme de vingt ans.
Le cicérone referma la portière et monta près du cocher. Peppino monta
sur le siège de derrière.

«Son Excellence veut-elle voir Saint-Pierre? demanda le cicérone.

--Pour quoi faire? répondit le baron.

--Dame! pour voir.

--Je ne suis pas venu à Rome pour voir», dit tout haut Danglars; puis il
ajouta tout bas avec son sourire cupide: «Je suis venu pour toucher.»

Et il toucha en effet son portefeuille, dans lequel il venait d'enfermer
une lettre.

«Alors Son Excellence va...

--À l'hôtel.

--Casa Pastrini», dit le cicérone au cocher.

Et la voiture partit rapide comme une voiture de maître.

Dix minutes après, le baron était rentré dans son appartement, et
Peppino s'installait sur le banc accolé à la devanture de l'hôtel, après
avoir dit quelques mots à l'oreille d'un de ces descendants de Marius et
des Gracques que nous avons signalés au commencement de ce chapitre,
lequel descendant prit le chemin du Capitole de toute la vitesse de ses
jambes.

Danglars était las, satisfait, et avait sommeil. Il se coucha, mit son
portefeuille sous son traversin et s'endormit.

Peppino avait du temps de reste; il joua à la _morra_ avec des facchino,
perdit trois écus, et pour se consoler but un flacon de vin d'Orvietto.

Le lendemain, Danglars s'éveilla tard, quoiqu'il se fût couché de bonne
heure; il y avait cinq ou six nuits qu'il dormait fort mal, quand
toutefois il dormait.

Il déjeuna copieusement, et peu soucieux, comme il l'avait dit, de voir
les beautés de la Ville éternelle, il demanda ses chevaux de poste pour
midi.

Mais Danglars avait compté sans les formalités de la police et sans la
paresse du maître de poste.

Les chevaux arrivèrent à deux heures seulement, et le cicérone ne
rapporta le passeport visé qu'à trois.

Tous ces préparatifs avaient amené devant la porte de maître Pastrini
bon nombre de badauds.

Les descendants des Gracques et de Marius ne manquaient pas non plus.

Le baron traversa triomphalement ces groupes, qui l'appelaient
Excellence pour avoir un bajocco.

Comme Danglars, homme très populaire, comme on sait, s'était contenté de
se faire appeler baron jusque-là et n'avait pas encore été traité
d'Excellence, ce titre le flatta, et il distribua une douzaine de pauls
à toute cette canaille, toute prête, pour douze autres pauls, à le
traiter d'Altesse.

«Quelle route? demanda le postillon en italien.

--Route d'Ancône», répondit le baron.

Maître Pastrini traduisit la demande et la réponse, et la voiture partit
au galop.

Danglars voulait effectivement passer à Venise et y prendre une partie
de sa fortune, puis de Venise aller à Vienne, où il réaliserait le
reste.

Son intention était de se fixer dans cette dernière ville, qu'on lui
avait assuré être une ville de plaisirs.

À peine eut-il fait trois lieues dans la campagne de Rome, que la nuit
commença de tomber; Danglars n'avait pas cru partir si tard, sinon il
serait resté, il demanda au postillon combien il y avait avant d'arriver
à la prochaine ville.

«_Non capisco_», répondit le postillon.

Danglars fit un mouvement de la tête qui voulait dire:

«Très bien!»

La voiture continua sa route.

«À la première poste, se dit Danglars, j'arrêterai.»

Danglars éprouvait encore un reste du bien-être qu'il avait ressenti la
veille, et qui lui avait procuré une si bonne nuit. Il était mollement
étendu dans une bonne calèche anglaise à doubles ressorts; il se sentait
entraîné par le galop de deux bons chevaux; le relais était de sept
lieues, il le savait. Que faire quand on est banquier et qu'on a
heureusement fait banqueroute?

Danglars songea dix minutes à sa femme restée à Paris, dix autres
minutes à sa fille courant le monde avec Mlle d'Armilly, il donna dix
autres minutes à ses créanciers et à la manière dont il emploierait leur
argent; puis, n'ayant plus rien à quoi penser, il ferma les yeux et
s'endormit.

Parfois cependant, secoué par un cahot plus fort que les autres,
Danglars rouvrait un moment les yeux; alors il se sentait toujours
emporté avec la même vitesse à travers cette même campagne de Rome toute
parsemée d'aqueducs brisés, qui semblent des géants de granit pétrifiés
au milieu de leur course. Mais la nuit était froide, sombre, pluvieuse,
et il faisait bien meilleur pour un homme à moitié assoupi de demeurer
au fond de sa chaise les yeux fermés, que de mettre la tête à la
portière pour demander où il était à un postillon qui ne savait répondre
autre chose que: _Non capisco._

Danglars continua donc de dormir, en se disant qu'il serait toujours
temps de se réveiller au relais.

La voiture s'arrêta; Danglars pensa qu'il touchait enfin au but tant
désiré.

Il rouvrit les yeux, regarda à travers la vitre, s'attendant à se
trouver au milieu de quelque ville, ou tout au moins de quelque village;
mais il ne vit rien qu'une espèce de masure isolée, et trois ou quatre
hommes qui allaient et venaient comme des ombres.

Danglars attendit un instant que le postillon qui avait achevé son
relais vînt lui réclamer l'argent de la poste; il comptait profiter de
l'occasion pour demander quelques renseignements à son nouveau
conducteur, mais les chevaux furent dételés et remplacés sans que
personne vînt demander d'argent au voyageur. Danglars, étonné, ouvrit la
portière; mais une main vigoureuse la repoussa aussitôt, et la chaise
roula.

Le baron, stupéfait, se réveilla entièrement.

«Eh! dit-il au postillon, eh! _mio caro_!»

C'était encore de l'italien de romance que Danglars avait retenu lorsque
sa fille chantait des duos avec le prince Cavalcanti.

Mais _mio caro_ ne répondit point.

Danglars se contenta alors d'ouvrir la vitre.

«Hé, l'ami! où allons-nous donc? dit-il en passant sa tête par
l'ouverture.

--_Dentro la testa_! cria une voix grave et impérieuse, accompagnée d'un
geste de menace.

Danglars comprit que _dentro la testa_ voulait dire: Rentrez la tête. Il
faisait, comme on voit, de rapides progrès dans l'italien.

Il obéit, non sans inquiétude; et comme cette inquiétude augmentait de
minute en minute, au bout de quelques instants son esprit, au lieu du
vide que nous avons signalé au moment où il se mettait en route, et qui
avait amené le sommeil, son esprit, disons-nous, se trouva rempli de
quantité de pensées plus propres les unes que les autres à tenir éveillé
l'intérêt d'un voyageur, et surtout d'un voyageur dans la situation de
Danglars.

Ses yeux prirent dans les ténèbres ce degré de finesse que communiquent
dans le premier moment les émotions fortes, et qui s'émousse plus tard
pour avoir été trop exercé. Avant d'avoir peur, on voit juste; pendant
qu'on a peur, on voit double, et après qu'on a eu peur, on voit trouble.

Danglars vit un homme enveloppé d'un manteau, qui galopait à la portière
de droite.

«Quelque gendarme, dit-il. Aurais-je été signalé par les télégraphes
français aux autorités pontificales?»

Il résolut de sortir de cette anxiété.

«Où me menez-vous? demanda-t-il.

--_Dentro la testa_!» répéta la même voix, avec le même accent de
menace.

Danglars se retourna vers la portière de gauche.

Un autre homme à cheval galopait à la portière de gauche.

«Décidément, se dit Danglars la sueur au front, décidément je suis
pris.»

Et il se rejeta au fond de sa calèche, cette fois non pas pour dormir,
mais pour songer.

Un instant après, la lune se leva.

Du fond de la calèche, il plongea son regard dans la campagne; il revit
alors ces grands aqueducs, fantômes de pierre, qu'il avait remarqués en
passant; seulement, au lieu de les avoir à droite, il les avait
maintenant à gauche.

Il comprit qu'on avait fait faire demi-tour à la voiture, et qu'on le
ramenait à Rome.

«Oh! malheureux, murmura-t-il, on aura obtenu l'extradition!»

La voiture continuait de courir avec une effrayante vélocité. Une heure
passa terrible, car à chaque nouvel indice jeté sur son passage le
fugitif reconnaissait, à n'en point douter, qu'on le ramenait sur ses
pas. Enfin, il revit une masse sombre contre laquelle il lui sembla que
la voiture allait se heurter. Mais la voiture se détourna, longeant
cette masse sombre, qui n'était autre que la ceinture de remparts qui
enveloppe Rome.

«Oh! oh! murmura Danglars, nous ne rentrons pas dans la ville, donc ce
n'est pas la justice qui m'arrête. Bon Dieu! autre idée, serait-ce...»

Ses cheveux se hérissèrent.

Il se rappela ces intéressantes histoires de bandits romains, si peu
crues à Paris, et qu'Albert de Morcerf avait racontées à Mme Danglars et
à Eugénie lorsqu'il était question, pour le jeune vicomte, de devenir le
fils de l'une et le mari de l'autre.

«Des voleurs, peut-être!» murmura-t-il.

Tout à coup la voiture roula sur quelque chose de plus dur que le sol
d'un chemin sablé. Danglars hasarda un regard aux deux côtés de la
route; il aperçut des monuments de forme étrange, et sa pensée
préoccupée du récit de Morcerf, qui maintenant se présentait à lui dans
tous ses détails, sa pensée lui dit qu'il devait être sur la voie
Appienne.

À gauche de la voiture, dans une espèce de vallée, on voyait une
excavation circulaire.

C'était le cirque de Caracalla.

Sur un mot de l'homme qui galopait à la portière de droite, la voiture
s'arrêta.

En même temps, la portière de gauche s'ouvrit.

«_Scendi_!» commanda une voix.

Danglars descendit à l'instant même; il ne parlait pas encore l'italien,
mais il l'entendait déjà.

Plus mort que vif, le baron regarda autour de lui.

Quatre hommes l'entouraient, sans compter le postillon.

«_Di quà_», dit un des quatre hommes en descendant un petit sentier qui
conduisait de la voie Appienne au milieu de ces inégales hachures de la
campagne de Rome.

Danglars suivit son guide sans discussion, et n'eut pas besoin de se
retourner pour savoir qu'il était suivi des trois autres hommes.

Cependant il lui sembla que ces hommes s'arrêtaient comme des
sentinelles à des distances à peu près égales.

Après dix minutes de marche à peu près, pendant lesquelles Danglars
n'échangea point une seule parole avec son guide, il se trouva entre un
tertre et un buisson de hautes herbes; trois hommes debout et muets
formaient un triangle dont il était le centre.

Il voulut parler; sa langue s'embarrassa.

«_Avanti_», dit la même voix à l'accent bref et impératif.

Cette fois Danglars comprit doublement: il comprit par la parole et par
le geste, car l'homme qui marchait derrière lui le poussa si rudement en
avant qu'il alla heurter son guide.

Ce guide était notre ami Peppino, qui s'enfonça dans les hautes herbes
par une sinuosité que les fouines et les lézards pouvaient seuls
reconnaître pour un chemin frayé.

Peppino s'arrêta devant une roche surmontée d'un épais buisson; cette
roche entrouverte comme une paupière, livra passage au jeune homme, qui
y disparut comme disparaissent dans leurs trappes les diables de nos
féeries.

La voix et le geste de celui qui suivait Danglars engagèrent le banquier
à en faire autant. Il n'y avait plus à en douter, le banqueroutier
français avait affaire à des bandits romains.

Danglars s'exécuta comme un homme placé entre deux dangers terribles, et
que la peur rend brave. Malgré son ventre assez mal disposé pour
pénétrer dans les crevasses de la campagne de Rome, il s'infiltra
derrière Peppino, et, se laissant glisser en fermant les yeux, il tomba
sur ses pieds.

En touchant la terre, il rouvrit les yeux.

Le chemin était large, mais noir. Peppino, peu soucieux de se cacher,
maintenant qu'il était chez lui, battit le briquet, et alluma une
torche.

Deux autres hommes descendirent derrière Danglars, formant
l'arrière-garde, et, poussant Danglars lorsque par hasard il s'arrêtait,
le firent arriver par une pente douce au centre d'un carrefour de
sinistre apparence.

En effet, les parois des murailles, creusées en cercueils superposés les
uns aux autres, semblaient, au milieu des pierres blanches, ouvrir ces
yeux noirs et profonds qu'on remarque dans les têtes de mort.

Une sentinelle fit battre contre sa main gauche les capucines de sa
carabine.

«Qui vive? fit la sentinelle.

--Ami, ami! dit Peppino. Où est le capitaine?

--Là, dit la sentinelle, en montrant par-dessus son épaule une espèce de
grande salle creusée dans le roc et dont la lumière se reflétait dans le
corridor par de grandes ouvertures cintrées.

--Bonne proie, capitaine, bonne proie», dit Peppino en italien.

Et prenant Danglars par le collet de sa redingote, il le conduisit vers
une ouverture ressemblant à une porte, et par laquelle on pénétrait dans
la salle dont le capitaine paraissait avoir fait son logement.

«Est-ce l'homme? demanda celui-ci, qui lisait fort attentivement la _Vie
d'Alexandre_ dans Plutarque.

--Lui-même, capitaine, lui-même.

--Très bien, montrez-le-moi.»

Sur cet ordre assez impertinent, Peppino approcha si brusquement sa
torche du visage de Danglars, que celui-ci se recula vivement pour ne
point avoir les sourcils brûlés. Ce visage bouleversé offrait tous les
symptômes d'une pâle et hideuse terreur.

«Cet homme est fatigué, dit le capitaine, qu'on le conduise à son lit.

--Oh! murmura Danglars, ce lit, c'est probablement un des cercueils qui
creusent la muraille; ce sommeil, c'est la mort qu'un des poignards que
je vois étinceler dans l'ombre va me procurer.»

En effet, dans les profondeurs sombres de l'immense salle, on voyait se
soulever, sur leurs couches d'herbes sèches ou de peaux de loup, les
compagnons de cet homme qu'Albert de Morcerf avait trouvé lisant les
_Commentaires de César_, et que Danglars retrouvait lisant la _Vie
d'Alexandre_.

Le banquier poussa un sourd gémissement et suivit son guide: il n'essaya
ni de prier ni de crier. Il n'avait plus ni force, ni volonté, ni
puissance, ni sentiment; il allait parce qu'on l'entraînait.

Il heurta une marche, et, comprenant qu'il avait un escalier devant lui,
il se baissa instinctivement pour ne pas se briser le front, et se
trouva dans une cellule taillée en plein roc.

Cette cellule était propre, bien que nue, sèche, quoique située sous la
terre à une profondeur incommensurable.

Un lit fait d'herbes sèches, recouvert de peaux de chèvre, était, non
pas dressé, mais étendu dans un coin de cette cellule. Danglars, en
l'apercevant, crut voir le symbole radieux de son salut.

«Oh! Dieu soit loué! murmura-t-il, c'est un vrai lit!»

C'était la seconde fois, depuis une heure, qu'il invoquait le nom de
Dieu; cela ne lui était pas arrivé depuis dix ans.

«_Ecco_», dit le guide.

Et poussant Danglars dans la cellule, il referma la porte sur lui.

Un verrou grinça; Danglars était prisonnier.

D'ailleurs n'y eût-il pas eu de verrou, il eût fallu être saint Pierre
et avoir pour guide un ange du ciel, pour passer au milieu de la
garnison qui tenait les catacombes de Saint-Sébastien, et qui campait
autour de son chef, dans lequel nos lecteurs ont certainement reconnu le
fameux Luigi Vampa.

Danglars aussi avait reconnu ce bandit, à l'existence duquel il n'avait
pas voulu croire quand Morcerf essayait de le naturaliser en France. Non
seulement il l'avait reconnu, mais aussi la cellule dans laquelle
Morcerf avait été enfermé, et qui, selon toute probabilité, était le
logement des étrangers.

Ces souvenirs, sur lesquels au reste Danglars s'étendait avec une
certaine joie, lui rendaient la tranquillité. Du moment où ils ne
l'avaient pas tué tout de suite, les bandits n'avaient pas l'intention
de le tuer du tout.

On l'avait arrêté pour le voler, et comme il n'avait sur lui que
quelques louis, on le rançonnerait.

Il se rappela que Morcerf avait été taxé à quelque chose comme quatre
mille écus; comme il s'accordait une apparence beaucoup plus importante
que Morcerf, il fixa lui-même dans son esprit sa rançon à huit mille
écus.

Huit mille écus faisaient quarante-huit mille livres.

Il lui restait encore quelque chose comme cinq millions cinquante mille
francs.

Avec cela on se tire d'affaire partout.

Donc, à peu près certain de se tirer d'affaire, attendu qu'il n'y a pas
d'exemple qu'on ait jamais taxé un homme à cinq millions cinquante mille
livres, Danglars s'étendit sur son lit, où, après s'être retourné deux
ou trois fois, il s'endormit avec la tranquillité du héros dont Luigi
Vampa étudiait l'histoire.



CXV

La carte de Luigi Vampa.


À tout sommeil qui n'est pas celui que redoutait Danglars, il y a un
réveil.

Danglars se réveilla.

Pour un Parisien habitué aux rideaux de soie, aux parois veloutées des
murailles, au parfum qui monte du bois blanchissant dans la cheminée et
qui descend des voûtes de satin, le réveil dans une grotte de pierre
crayeuse doit être comme un rêve de mauvais aloi.

En touchant ses courtines de peau de bouc, Danglars devait croire qu'il
rêvait Samoïèdes ou Lapons.

Mais en pareille circonstance une seconde suffit pour changer le doute
le plus robuste en certitude.

«Oui, oui, murmura-t-il, je suis aux mains des bandits dont nous a parlé
Albert de Morcerf.»

Son premier mouvement fut de respirer, afin de s'assurer qu'il n'était
pas blessé: c'était un moyen qu'il avait trouvé dans _Don Quichotte_, le
seul livre, non pas qu'il eût lu, mais dont il eût retenu quelque chose.

«Non, dit-il, ils ne m'ont tué ni blessé, mais ils m'ont volé
peut-être?»

Et il porta vivement ses mains à ses poches. Elles étaient intactes: les
cent louis qu'il s'était réservés pour faire son voyage de Rome à Venise
étaient bien dans la poche de son pantalon, et le portefeuille dans
lequel se trouvait la lettre de crédit de cinq millions cinquante mille
francs était bien dans la poche de sa redingote.

«Singuliers bandits, se dit-il, qui m'ont laissé ma bourse et mon
portefeuille! Comme je le disais hier en me couchant, ils vont me mettre
à rançon. Tiens! j'ai aussi ma montre! Voyons un peu quelle heure il
est.»

La montre de Danglars, chef-d'oeuvre de Bréguet, qu'il avait remontée
avec soin la veille avant de se mettre en route, sonna cinq heures et
demie du matin. Sans elle, Danglars fût resté complètement incertain sur
l'heure, le jour ne pénétrant pas dans sa cellule.

Fallait-il provoquer une explication des bandits? fallait-il attendre
patiemment qu'ils la demandassent? La dernière alternative était la plus
prudente: Danglars attendit.

Il attendit jusqu'à midi.

Pendant tout ce temps, une sentinelle avait veillé à sa porte. À huit
heures du matin, la sentinelle avait été relevée.

Il avait alors pris à Danglars l'envie de voir par qui il était gardé.

Il avait remarqué que des rayons de lumière, non pas de jour, mais de
lampe, filtraient à travers les ais de la porte mal jointe, il
s'approcha d'une de ces ouvertures au moment juste où le bandit buvait
quelques gorgées d'eau-de-vie, lesquelles, grâce à l'outre de peau qui
les contenait, répandaient une odeur qui répugna fort à Danglars.

«Pouah!» fit-il en reculant jusqu'au fond de sa cellule.

À midi, l'homme à l'eau-de-vie fut remplacé par un autre factionnaire.
Danglars eut la curiosité de voir son nouveau gardien; il s'approcha de
nouveau de la jointure.

Celui-là était un athlétique bandit, un Goliath aux gros yeux, aux
lèvres épaisses, au nez écrasé; sa chevelure rousse pendait sur ses
épaules en mèches tordues comme des couleuvres.

«Oh! oh! dit Danglars, celui ici ressemble plus à un ogre qu'à une
créature humaine; en tout cas, je suis vieux et assez coriace; gros
blanc pas bon à manger.»

Comme on voit, Danglars avait encore l'esprit assez présent pour
plaisanter.

Au même instant, comme pour lui donner la preuve qu'il n'était pas un
ogre, son gardien s'assit en face de la porte de sa cellule, tira de son
bissac du pain noir, des oignons et du fromage, qu'il se mit incontinent
à dévorer.

«Le diable m'emporte, dit Danglars en jetant à travers les fentes de sa
porte un coup d'oeil sur le dîner du bandit: le diable m'emporte si je
comprends comment on peut manger de pareilles ordures.»

Et il alla s'asseoir sur ses peaux de bouc, qui lui rappelaient l'odeur
de l'eau-de-vie de la première sentinelle.

Mais Danglars avait beau faire, et les secrets de la nature sont
incompréhensibles, il y a bien de l'éloquence dans certaines invitations
matérielles qu'adressent les plus grossières substances aux estomacs à
jeun.

Danglars sentit soudain que le sien n'avait pas de fonds en ce moment:
il vit l'homme moins laid, le pain moins noir, le fromage plus frais.

Enfin, ces oignons crus, affreuse alimentation du sauvage, lui
rappelèrent certaines sauces Robert et certains mirotons que son
cuisinier exécutait d'une façon supérieure, lorsque Danglars lui disait:
«Monsieur Deniseau, faites-moi, pour aujourd'hui, un bon petit plat
canaille.»

Il se leva et alla frapper à la porte.

Le bandit leva la tête.

Danglars vit qu'il était entendu, et redoubla.

«_Che cosa_? demanda le bandit.

--Dites donc! dites donc! l'ami, fit Danglars en tambourinant avec ses
doigts contre sa porte, il me semble qu'il serait temps que l'on songeât
à me nourrir aussi, moi!»

Mais soit qu'il ne comprît pas, soit qu'il n'eût pas d'ordres à
l'endroit de la nourriture de Danglars, le géant se remit à son dîner.

Danglars sentit sa fierté humiliée, et, ne voulant pas davantage se
commettre avec cette brute, il se recoucha sur ses peaux de bouc et ne
souffla plus le mot.

Quatre heures s'écoulèrent; le géant fut remplacé par un autre bandit.
Danglars, qui éprouvait d'affreux tiraillements d'estomac, se leva
doucement, appliqua derechef son oreille aux fentes de la porte, et
reconnut la figure intelligente de son guide.

C'était en effet Peppino qui se préparait à monter la garde la plus
douce possible en s'asseyant en face de la porte, et en posant entre ses
deux jambes une casserole de terre, laquelle contenait, chauds et
parfumés des pois chiches fricassés au lard.

Près de ces pois chiches, Peppino posa encore un joli petit panier de
raisin de Velletri et un fiasco de vin d'Orvietto.

Décidément Peppino était un gourmet.

En voyant ces préparatifs gastronomiques, l'eau vint à la bouche de
Danglars.

«Ah! ah! dit le prisonnier, voyons un peu si celui-ci sera plus
traitable que l'autre.»

Et il frappa gentiment à sa porte.

«On y va, dit le bandit, qui, en fréquentant la maison de maître
Pastrini, avait fini par apprendre le français jusque dans ses
idiotismes.»

En effet il vint ouvrir.

Danglars le reconnut pour celui qui lui avait crié d'une si furieuse
manière: «Rentrez la tête.» Mais ce n'était pas l'heure des
récriminations. Il prit au contraire sa figure la plus agréable, et avec
un sourire gracieux:

«Pardon, monsieur, dit-il, mais est-ce que l'on ne me donnera pas à
dîner, à moi aussi?

--Comment donc! s'écria Peppino, Votre Excellence aurait-elle faim, par
hasard?

--Par hasard est charmant, murmura Danglars; il y a juste vingt-quatre
heures que je n'ai mangé.

«Mais oui, monsieur, ajouta-t-il en haussant la voix, j'ai faim, et même
assez faim.

--Et Votre Excellence veut manger?

--À l'instant même, si c'est possible.

--Rien de plus aisé, dit Peppino; ici l'on se procure tout ce que l'on
désire, en payant, bien entendu comme cela se fait chez tous les
honnêtes chrétiens.

--Cela va sans dire! s'écria Danglars, quoique en vérité les gens qui
vous arrêtent et qui vous emprisonnent devraient au moins nourrir leurs
prisonniers.

--Ah! Excellence, reprit Peppino, ce n'est pas l'usage.

--C'est une assez mauvaise raison, reprit Danglars, qui comptait
amadouer son gardien par son amabilité, et cependant je m'en contente.
Voyons, qu'on me serve à manger.

--À l'instant même, Excellence; que désirez-vous?»

Et Peppino posa son écuelle à terre, de telle façon que la fumée en
monta directement aux narines de Danglars.

«Commandez, dit-il.

--Vous avez donc des cuisines ici? demanda le banquier.

--Comment! si nous avons des cuisines? des cuisines parfaites!

--Et des cuisiniers?

--Excellents!

--Eh bien, un poulet, un poisson, du gibier, n'importe quoi, pourvu que
je mange.

--Comme il plaira à Votre Excellence; nous disons un poulet, n'est-ce
pas?

--Oui, un poulet.»

Peppino, se redressant, cria de tous ses poumons:

«Un poulet pour Son Excellence!»

La voix de Peppino vibrait encore sous les voûtes que déjà paraissait un
jeune homme, beau, svelte, et à moitié nu comme les porteurs de poissons
antiques; il apportait le poulet sur un plat d'argent, et le poulet
tenait seul sur sa tête.

«On se croirait au _Café de Paris_, murmura Danglars.

--Voilà, Excellence», dit Peppino en prenant le poulet des mains du
jeune bandit et en le posant sur une table vermoulue qui faisait, avec
un escabeau et le lit de peaux de bouc, la totalité de l'ameublement de
la cellule.

Danglars demanda un couteau et une fourchette.

«Voilà! Excellence», dit Peppino en offrant un petit couteau à la pointe
émoussée et une fourchette de bois.

Danglars prit le couteau d'une main, la fourchette de l'autre, et se mit
en devoir de découper la volaille.

«Pardon, Excellence, dit Peppino en posant une main sur l'épaule du
banquier; ici on paie avant de manger; on pourrait n'être pas content en
sortant...

--Ah! ah! fit Danglars, ce n'est plus comme à Paris, sans compter qu'ils
vont m'écorcher probablement; mais faisons les choses grandement.
Voyons, j'ai toujours entendu parler du bon marché de la vie en Italie;
un poulet doit valoir douze sous à Rome.

«Voilà», dit-il, et il jeta un louis à Peppino.

Peppino ramassa le louis, Danglars approcha le couteau du poulet.

«Un moment, Excellence, dit Peppino en se relevant; un moment, Votre
Excellence me redoit encore quelque chose.

--Quand je disais qu'ils m'écorcheraient!» murmura Danglars.

Puis, résolu de prendre son parti de cette extorsion:

«Voyons, combien vous redoit-on pour cette volaille étique?
demanda-t-il.

--Votre Excellence a donné un louis d'acompte.

--Un louis d'acompte sur un poulet?

--Sans doute, d'acompte.

--Bien... Allez! allez!

--Ce n'est plus que quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf louis
que Votre Excellence me redoit.»

Danglars ouvrit des yeux énormes à l'énoncé de cette gigantesque
plaisanterie.

«Ah! très drôle, murmura-t-il, en vérité.»

Et il voulut se remettre à découper le poulet; mais Peppino lui arrêta
la main droite avec la main gauche et tendit son autre main.

«Allons dit-il.

--Quoi! vous ne riez point? dit Danglars.

--Nous ne rions jamais, Excellence, reprit Peppino, sérieux comme un
quaker.

--Comment, cent mille francs ce poulet!

--Excellence, c'est incroyable comme on a de la peine à élever la
volaille dans ces maudites grottes.

--Allons! allons! dit Danglars, je trouve cela très bouffon, très
divertissant, en vérité; mais comme j'ai faim, laissez-moi manger.
Tenez, voilà un autre louis pour vous, mon ami.

--Alors cela ne fera plus que quatre mille neuf cent
quatre-vingt-dix-huit louis, dit Peppino conservant le même sang-froid;
avec de la patience, nous y viendrons.

--Oh! quant à cela, dit Danglars révolté de cette persévérance à le
railler, quant à cela, jamais. Allez au diable! Vous ne savez pas à qui
vous avez affaire.»

Peppino fit un signe, le jeune garçon allongea les deux mains et enleva
prestement le poulet. Danglars se jeta sur son lit de peaux de bouc,
Peppino referma la porte et se remit à manger ses pois au lard.

Danglars ne pouvait voir ce que faisait Peppino, mais le claquement des
dents du bandit ne devait laisser au prisonnier aucun doute sur
l'exercice auquel il se livrait.

Il était clair qu'il mangeait, même qu'il mangeait bruyamment, et comme
un homme mal élevé.

«Butor!» dit Danglars.

Peppino fit semblant de ne pas entendre, et, sans même tourner la tête,
continua de manger avec une sage lenteur.

L'estomac de Danglars lui semblait à lui-même percé comme le tonneau des
Danaïdes, il ne pouvait croire qu'il parviendrait à le remplir jamais.

Cependant, il prit patience une demi-heure encore mais il est juste de
dire que cette demi-heure lui parut un siècle.

Il se leva et alla de nouveau à la porte.

«Voyons, monsieur, dit-il, ne me faites pas languir plus longtemps, et
dites-moi tout de suite ce que l'on veut de moi?

--Mais, Excellence, dites plutôt ce que vous voulez de nous... Donnez
vos ordres et nous les exécuterons.

--Alors ouvrez-moi d'abord.»

Peppino ouvrit.

«Je veux, dit Danglars, pardieu! je veux manger!

--Vous avez faim?

--Et vous le savez, du reste.

--Que désire manger Votre Excellence?

--Un morceau de pain sec, puisque les poulets sont hors de prix dans ces
maudites caves.

--Du pain! soit, dit Peppino.

«Holà! du pain!» cria-t-il.

Le jeune garçon apporta un petit pain.

«Voilà! dit Peppino.

--Combien? demanda Danglars.

--Quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit louis, il y a deux louis
payés d'avance.

--Comment, un pain, cent mille francs?

--Cent mille francs, dit Peppino.

--Mais vous ne demandiez que cent mille francs pour un poulet!

--Nous ne servons pas à la carte, mais à prix fixe. Qu'on mange peu,
qu'on mange beaucoup, qu'on demande dix plats ou un seul, c'est toujours
le même chiffre.

--Encore cette plaisanterie! Mon cher ami, je vous déclare que c'est
absurde, que c'est stupide! Dites-moi tout de suite que vous voulez que
je meure de faim, ce sera plus tôt fait.

--Mais non, Excellence, c'est vous qui voulez vous suicider. Payez et
mangez.

--Avec quoi payer, triple animal? dit Danglars exaspéré. Est-ce que tu
crois qu'on a cent mille francs dans sa poche?

--Vous avez cinq millions cinquante mille francs dans la vôtre,
Excellence, dit Peppino; cela fait cinquante poulets à cent mille francs
et un demi-poulet à cinquante mille.»

Danglars frissonna; le bandeau lui tomba des yeux: c'était bien toujours
une plaisanterie, mais il la comprenait enfin.

Il est même juste de dire qu'il ne la trouvait plus aussi plate que
l'instant d'avant.

«Voyons, dit-il, voyons: en donnant ces cent mille francs, me
tiendrez-vous quitte au moins, et pourrai-je manger à mon aise?

--Sans doute, dit Peppino.

--Mais comment les donner? fit Danglars en respirant plus librement.

--Rien de plus facile; vous avez un crédit ouvert chez MM. Thomson et
French, via dei Banchi, à Rome, donnez-moi un bon de quatre mille neuf
cent quatre-vingt-dix-huit louis sur ces messieurs, notre banquier nous
le prendra.»

Danglars voulut au moins se donner le mérite de la bonne volonté; il
prit la plume et le papier que lui présentait Peppino, écrivit la
cédule, et signa.

«Tenez, dit-il, voilà votre bon au porteur.

--Et vous, voici votre poulet.»

Danglars découpa la volaille en soupirant: elle lui paraissait bien
maigre pour une si grosse somme.

Quant à Peppino, il lut attentivement le papier, le mit dans sa poche,
et continua de manger ses pois chiches.



CXVI

Le pardon.


Le lendemain Danglars eut encore faim, l'air de cette caverne était on
ne peut plus apéritif; le prisonnier crut que, pour ce jour-là, il
n'aurait aucune dépense à faire: en homme économe il avait caché la
moitié de son poulet et un morceau de son pain dans le coin de sa
cellule.

Mais il n'eut pas plus tôt mangé qu'il eut soif: il n'avait pas compté
là-dessus.

Il lutta contre la soif jusqu'au moment où il sentit sa langue desséchée
s'attacher à son palais.

Alors, ne pouvant plus résister au feu qui le dévorait, il appela.

La sentinelle ouvrit la porte; c'était un nouveau visage.

Il pensa que mieux valait pour lui avoir affaire à une ancienne
connaissance. Il appela Peppino.

«Me voici, Excellence, dit le bandit en se présentant avec un
empressement qui parut de bon augure à Danglars, que désirez-vous?

--À boire, dit le prisonnier.

--Excellence, dit Peppino, vous savez que le vin est hors de prix dans
les environs de Rome...

--Donnez-moi de l'eau alors, dit Danglars cherchant à parer la botte.

--Oh! Excellence, l'eau est plus rare que le vin; il fait une si grande
sécheresse!

--Allons, dit Danglars, nous allons recommencer, à ce qu'il paraît!»

Et, tout en souriant pour avoir l'air de plaisanter, le malheureux
sentait la sueur mouiller ses tempes.

«Voyons, mon ami, dit Danglars, voyant que Peppino demeurait impassible,
je vous demande un verre de vin; me le refuserez-vous?

--Je vous ai déjà dit, Excellence, répondit gravement Peppino, que nous
ne vendions pas au détail.

--Eh bien, voyons alors, donnez-moi une bouteille.

--Duquel?

--Du moins cher.

--Ils sont tous deux du même prix.

--Et quel prix?

--Vingt-cinq mille francs la bouteille.

--Dites, s'écria Danglars avec une amertume qu'Harpargon seul eût pu
noter dans le diapason de la voix humaine, dites que vous voulez me
dépouiller, ce sera plus tôt fait que de me dévorer ainsi lambeau par
lambeau.

--Il est possible, dit Peppino, que ce soit là le projet du maître.

--Le maître, qui est-il donc?

--Celui auquel on vous a conduit avant-hier.

--Et où est-il?

--Ici.

--Faites que je le voie.

--C'est facile.»

L'instant d'après, Luigi Vampa était devant Danglars.

«Vous m'appelez? demanda-t-il au prisonnier.

--C'est vous, monsieur, qui êtes le chef des personnes qui m'ont amené
ici?

--Oui Excellence.

--Que désirez-vous de moi pour rançon? Parlez.

--Mais tout simplement les cinq millions que vous portez sur vous.»

Danglars sentit un effroyable spasme lui broyer le coeur.

«Je n'ai que cela au monde, monsieur, et c'est le reste d'une immense
fortune: si vous me l'ôtez, ôtez-moi la vie.

--Il nous est défendu de verser votre sang, Excellence.

--Et par qui cela vous est-il défendu?

--Par celui auquel nous obéissons.

--Vous obéissez donc à quelqu'un?

--Oui, à un chef.

--Je croyais que vous-même étiez le chef?

--Je suis le chef de ces hommes; mais un autre homme est mon chef à moi.

--Et ce chef obéit-il à quelqu'un?

--Oui.

--À qui?

--À Dieu.»

Danglars resta un instant pensif.

«Je ne vous comprends pas, dit-il.

--C'est possible.

--Et c'est ce chef qui vous a dit de me traiter ainsi?

--Oui.

--Quel est son but?

--Je n'en sais rien.

--Mais ma bourse s'épuisera.

--C'est probable.

--Voyons, dit Danglars, voulez-vous un million?

--Non.

--Deux millions?

--Non.

--Trois millions?... quatre?... Voyons, quatre? je vous les donne à la
condition que vous me laisserez aller.

--Pourquoi nous offrez-vous quatre millions de ce qui en vaut cinq? dit
Vampa; c'est de l'usure cela, seigneur banquier, ou je ne m'y connais
pas.

--Prenez tout! prenez tout, vous dis-je! s'écria Danglars, et tuez-moi!

--Allons, allons, calmez-vous, Excellence, vous allez vous fouetter le
sang, ce qui vous donnera un appétit à manger un million par jour; soyez
donc plus économe, morbleu!

--Mais quand je n'aurai plus d'argent pour vous payer! s'écria Danglars
exaspéré.

--Alors vous aurez faim.

--J'aurai faim? dit Danglars blêmissant.

--C'est probable, répondit flegmatiquement Vampa.

--Mais vous dites que vous ne voulez pas me tuer?

--Non.

--Et vous voulez me laisser mourir de faim?

--Ce n'est pas la même chose.

--Eh bien, misérables! s'écria Danglars, je déjouerai vos infâmes
calculs; mourir pour mourir, j'aime autant en finir tout de suite;
faites-moi souffrir, torturez-moi, tuez-moi, mais vous n'aurez plus ma
signature!

--Comme il vous plaira, Excellence», dit Vampa.

Et il sortit de la cellule.

Danglars se jeta en rugissant sur ses peaux de bouc.

Quels étaient ces hommes? quel était ce chef invisible? quels projets
poursuivaient-ils donc sur lui? et quand tout le monde pouvait se
racheter, pourquoi lui seul ne le pouvait-il pas?

Oh! certes, la mort, une mort prompte et violente, était un bon moyen de
tromper ses ennemis acharnés, qui semblaient poursuivre sur lui une
incompréhensible vengeance.

Oui, mais mourir!

Pour la première fois peut-être de sa carrière si longue, Danglars
songeait à la mort avec le désir et la crainte tout à la fois de mourir;
mais le moment était venu pour lui d'arrêter sa vue sur le spectre
implacable qui vit au-dedans de toute créature, qui, à chaque pulsation
du coeur, dit à lui-même: Tu mourras!

Danglars ressemblait à ces bêtes fauves que la chasse anime, puis
qu'elle désespère, et qui, à force de désespoir, réussissent parfois à
se sauver.

Danglars songea à une évasion.

Mais les murs étaient le roc lui-même; mais à la seule issue qui
conduisait hors de la cellule un homme lisait, et derrière cet homme on
voyait passer et repasser des ombres armées de fusils.

Sa résolution de ne pas signer dura deux jours, après quoi il demanda
des aliments et offrit un million.

On lui servit un magnifique souper, et on prit son million.

Dès lors, la vie du malheureux prisonnier fut une divagation
perpétuelle. Il avait tant souffert qu'il ne voulait plus s'exposer à
souffrir, et subissait toutes les exigences; au bout de douze jours, un
après-midi qu'il avait dîné comme en ses beaux jours de fortune, il fit
ses comptes et s'aperçut qu'il avait tant donné de traités au porteur,
qu'il ne lui restait plus que cinquante mille francs.

Alors il se fit en lui une réaction étrange: lui qui venait d'abandonner
cinq millions, il essaya de sauver les cinquante mille francs qui lui
restaient, plutôt que de donner ces cinquante mille francs, il se
résolut de reprendre une vie de privations, il eut des lueurs d'espoir
qui touchaient à la folie; lui qui depuis si longtemps avait oublié
Dieu, il y songea pour se dire que Dieu parfois avait fait des miracles:
que la caverne pouvait s'abîmer; que les carabiniers pontificaux
pouvaient découvrir cette retraite maudite et venir à son secours;
qu'alors il lui resterait cinquante mille francs; que cinquante mille
francs étaient une somme suffisante pour empêcher un homme de mourir de
faim; il pria Dieu de lui conserver ces cinquante mille francs, et en
priant il pleura.

Trois jours se passèrent ainsi, pendant lesquels le nom de Dieu fut
constamment, sinon dans son coeur du moins sur ses lèvres; par
intervalles il avait des instants de délire pendant lesquels il croyait,
à travers les fenêtres, voir dans une pauvre chambre un vieillard
agonisant sur un grabat.

Ce vieillard, lui aussi, mourait de faim.

Le quatrième jour, ce n'était plus un homme, c'était un cadavre vivant;
il avait ramassé à terre jusqu'aux dernières miettes de ses anciens
repas et commencé à dévorer la natte dont le sol était couvert.

Alors il supplia Peppino, comme on supplie son ange gardien, de lui
donner quelque nourriture, il lui offrit mille francs d'une bouchée de
pain.

Peppino ne répondit pas.

Le cinquième jour, il se traîna à l'entrée de la cellule.

«Mais vous n'êtes donc pas un chrétien? dit-il en se redressant sur les
genoux; vous voulez assassiner un homme qui est votre frère devant Dieu?

«Oh! mes amis d'autrefois, mes amis d'autrefois!» murmura-t-il.

Et il tomba la face contre terre.

Puis, se relevant avec une espèce de désespoir:

«Le chef! cria-t-il, le chef!

--Me voilà! dit Vampa, paraissant tout à coup, que désirez-vous encore?

--Prenez mon dernier or, balbutia Danglars en tendant son portefeuille,
et laissez-moi vivre ici, dans cette caverne; je ne demande plus la
liberté, je ne demande qu'à vivre.

--Vous souffrez donc bien? demanda Vampa.

--Oh! oui, je souffre, et cruellement!

--Il y a cependant des hommes qui ont encore plus souffert que vous.

--Je ne crois pas.

--Si fait! ceux qui sont morts de faim.»

Danglars songea à ce vieillard que, pendant ses heures d'hallucination,
il voyait, à travers les fenêtres de sa pauvre chambre, gémir sur son
lit.

Il frappa du front la terre en poussant un gémissement.

«Oui, c'est vrai, il y en a qui ont plus souffert encore que moi, mais
au moins, ceux-là, c'étaient des martyrs.

--Vous repentez-vous, au moins?» dit une voix sombre et solennelle, qui
fit dresser les cheveux sur la tête de Danglars.

Son regard affaibli essaya de distinguer les objets, et il vit derrière
le bandit un homme enveloppé d'un manteau et perdu dans l'ombre d'un
pilastre de pierre.

«De quoi faut-il que je me repente? balbutia Danglars.

--Du mal que vous avez fait, dit la même voix.

--Oh! oui, je me repens! je me repens!» s'écria Danglars.

Et il frappa sa poitrine de son poing amaigri.

«Alors je vous pardonne, dit l'homme en jetant son manteau et en faisant
un pas pour se placer dans la lumière.

--Le comte de Monte-Cristo! dit Danglars, plus pâle de terreur qu'il ne
l'était, un instant auparavant, de faim et de misère.

--Vous vous trompez; je ne suis pas le comte de Monte-Cristo.

--Et qui êtes-vous donc?

--Je suis celui que vous avez vendu, livré, déshonoré: je suis celui
dont vous avez prostitué la fiancée; je suis celui sur lequel vous avez
marché pour vous hausser jusqu'à la fortune; je suis celui dont vous
avez fait mourir le père de faim, qui vous avait condamné à mourir de
faim, et qui cependant vous pardonne, parce qu'il a besoin lui-même
d'être pardonné: je suis Edmond Dantès!»

Danglars ne poussa qu'un cri, et tomba prosterné.

«Relevez-vous, dit le comte, vous avez la vie sauve; pareille fortune
n'est pas arrivée à vos deux autres complices: l'un est fou, l'autre est
mort! Gardez les cinquante mille francs qui vous restent, je vous en
fais don; quant à vos cinq millions volés aux hospices, ils leur sont
déjà restitués par une main inconnue.

«Et maintenant, mangez et buvez; ce soir je vous fais mon hôte.

«Vampa, quand cet homme sera rassasié, il sera libre.»

Danglars demeura prosterné tandis que le comte s'éloignait; lorsqu'il
releva la tête, il ne vit plus qu'une espèce d'ombre qui disparaissait
dans le corridor, et devant laquelle s'inclinaient les bandits.

Comme l'avait ordonné le comte, Danglars fut servi par Vampa, qui lui
fit apporter le meilleur vin et les plus beaux fruits de l'Italie, et
qui, l'ayant fait monter dans sa chaise de poste, l'abandonna sur la
route, adossé à un arbre.

Il y resta jusqu'au jour, ignorant où il était.

Au jour il s'aperçut qu'il était près d'un ruisseau: il avait soif, il
se traîna jusqu'à lui.

En se baissant pour y boire, il s'aperçut que ses cheveux étaient
devenus blancs.



CXVII

Le 5 octobre.


Il était six heures du soir à peu près, un jour couleur d'opale, dans
lequel un beau soleil d'automne infiltrait ses rayons d'or, tombait du
ciel sur la mer bleuâtre.

La chaleur du jour s'était éteinte graduellement, et l'on commençait à
sentir cette légère brise qui semble la respiration de la nature se
réveillant après la sieste brûlante du midi, souffle délicieux qui
rafraîchit les côtes de la Méditerranée et qui porte de rivage en rivage
le parfum des arbres, mêlé à l'âcre senteur de la mer.

Sur cet immense lac qui s'étend de Gibraltar aux Dardanelles et de Tunis
à Venise, un léger yacht, pur et élégant de forme, glissait dans les
premières vapeurs du soir. Son mouvement était celui du cygne qui ouvre
ses ailes au vent et qui semble glisser sur l'eau. Il s'avançait, rapide
et gracieux à la fois, et laissant derrière lui un sillon
phosphorescent.

Peu à peu le soleil, dont nous avons salué les derniers rayons, avait
disparu à l'horizon occidental; mais, comme pour donner raison aux rêves
brillants de la mythologie, ses feux indiscrets, reparaissant au sommet
de chaque vague, semblaient révéler que le dieu de flamme venait de se
cacher au sein d'Amphitrite, qui essayait en vain de cacher son amant
dans les plis de son manteau azuré.

Le yacht avançait rapidement, quoique en apparence il y eût à peine
assez de vent pour faire flotter la chevelure bouclée d'une jeune fille.

Debout sur la proue, un homme de haute taille, au teint de bronze, à
l'oeil dilaté, voyait venir à lui la terre sous la forme d'une masse
sombre disposée en cône, et sortant du milieu des flots comme un immense
chapeau de Catalan.

«Est-ce là Monte-Cristo? demanda d'une voix grave et empreinte d'une
profonde tristesse le voyageur aux ordres duquel le petit yacht semblait
être momentanément soumis.

--Oui, Excellence, répondit le patron, nous arrivons.

--Nous arrivons!» murmura le voyageur avec un indéfinissable accent de
mélancolie.

Puis il ajouta à voix basse:

«Oui, ce sera là le port.»

Et il se replongea dans sa pensée, qui se traduisait par un sourire plus
triste que ne l'eussent été des larmes.

Quelques minutes après, on aperçut à terre la lueur d'une flamme qui
s'éteignit aussitôt, et le bruit d'une arme à feu arriva jusqu'au yacht.

«Excellence, dit le patron, voici le signal de terre, voulez-vous y
répondre vous-même?

--Quel signal?» demanda celui-ci.

Le patron étendit la main vers l'île aux flancs de laquelle montait,
isolé et blanchâtre, un large flocon de fumée qui se déchirait en
s'élargissant.

«Ah! oui, dit-il, comme sortant d'un rêve, donnez.»

Le patron lui tendit une carabine toute chargée, le voyageur la prit, la
leva lentement et fit feu en l'air.

Dix minutes après on carguait les voiles, et l'on jetait l'ancre à cinq
cents pas d'un petit port.

Le canot était déjà à la mer avec quatre rameurs et le pilote; le
voyageur descendit, et au lieu de s'asseoir à la poupe, garnie pour lui
d'un tapis bleu, se tint debout et les bras croisés.

Les rameurs attendaient, leurs avirons à demi levés, comme des oiseaux
qui font sécher leurs ailes.

«Allez!» dit le voyageur.

Les huit rames retombèrent à la mer d'un seul coup et sans faire jaillir
une goutte d'eau, puis la barque, cédant à l'impulsion, glissa
rapidement.

En un instant on fut dans une petite anse formée par une échancrure
naturelle, la barque toucha sur un fond de sable fin.

«Excellence, dit le pilote, montez sur les épaules de deux de nos
hommes, ils vous porteront à terre.»

Le jeune homme répondit à cette invitation par un geste de complète
indifférence, dégagea ses jambes de la barque et se laissa glisser dans
l'eau qui lui monta jusqu'à la ceinture.

«Ah! Excellence, murmura le pilote, c'est mal ce que vous faites là, et
vous nous ferez gronder par le maître.»

Le jeune homme continua d'avancer vers le rivage, suivant deux matelots
qui choisissaient le meilleur fond.

Au bout d'une trentaine de pas on avait abordé; le jeune homme secouait
ses pieds sur un terrain sec, et cherchait des yeux autour de lui le
chemin probable qu'on allait lui indiquer, car il faisait tout à fait
nuit.

Au moment où il tournait la tête, une main se posait sur son épaule, et
une voix le fit tressaillir.

«Bonjour, Maximilien, disait cette voix, vous êtes exact, merci!

--C'est vous, comte, s'écria le jeune homme avec un mouvement qui
ressemblait à de la joie, et en serrant de ses deux mains la main de
Monte-Cristo.

--Oui, vous le voyez, aussi exact que vous; mais vous êtes ruisselant,
mon cher ami: il faut vous changer, comme dirait Calypso à Télémaque.
Venez donc, il y a par ici une habitation toute préparée pour vous, dans
laquelle vous oublierez fatigues et froid.»

Monte-Cristo s'aperçut que Morrel se retournait; il attendit.

Le jeune homme, en effet, voyait avec surprise que pas un mot n'avait
été prononcé par ceux qui l'avaient amené, qu'il ne les avait pas payés
et que cependant ils étaient partis. On entendait même déjà le battement
des avirons de la barque qui retournait vers le petit yacht.

«Ah! oui, dit le comte, vous cherchez vos matelots?

--Sans doute, je ne leur ai rien donné, et cependant ils sont partis.

--Ne vous occupez point de cela, Maximilien, dit en riant Monte-Cristo,
j'ai un marché avec la marine pour que l'accès de mon île soit franc de
tout droit de charroi et de voyage. Je suis abonné, comme on dit dans
les pays civilisés.»

Morrel regarda le comte avec étonnement.

«Comte, lui dit-il, vous n'êtes plus le même qu'à Paris.

--Comment cela?

--Oui, ici, vous riez.»

Le front de Monte-Cristo s'assombrit tout à coup.

«Vous avez raison de me rappeler à moi-même, Maximilien, dit-il, vous
revoir était un bonheur pour moi, et j'oubliais que tout bonheur est
passager.

--Oh! non, non, comte! s'écria Morrel en saisissant de nouveau les deux
mains de son ami; riez au contraire, soyez heureux, vous, et prouvez-moi
par votre indifférence que la vie n'est mauvaise qu'à ceux qui
souffrent. Oh! vous êtes charitable; vous êtes bon, vous êtes grand, mon
ami, et c'est pour me donner du courage que vous affectez cette gaieté.

--Vous vous trompez, Morrel, dit Monte-Cristo, c'est qu'en effet j'étais
heureux.

--Alors vous m'oubliez moi-même; tant mieux!

--Comment cela?

--Oui, car vous le savez, ami, comme disait le gladiateur entrant dans
le cirque au sublime empereur, je vous dis à vous: «Celui qui va mourir
te salue.»

--Vous n'êtes pas consolé? demanda Monte-Cristo avec un regard étrange.

--Oh! fit Morrel avec un regard plein d'amertume, avez-vous cru
réellement que je pouvais l'être?

--Écoutez, dit le comte, vous entendez bien mes paroles, n'est-ce pas,
Maximilien? Vous ne me prenez pas pour un homme vulgaire, pour une
crécelle qui émet des sons vagues et vides de sens. Quand je vous
demande si vous êtes consolé, je vous parle en homme pour qui le coeur
humain n'a plus de secret. Eh bien, Morrel, descendons ensemble au fond
de votre coeur et sondons-le. Est-ce encore cette impatience fougueuse
de douleur qui fait bondir le corps comme bondit le lion piqué par le
moustique? Est-ce toujours cette soif dévorante qui ne s'éteint que dans
la tombe? Est-ce cette idéalité du regret qui lance le vivant hors de la
vie à la poursuite du mort? ou bien est-ce seulement la prostration du
courage épuisé, l'ennui qui étouffe le rayon d'espoir qui voudrait
luire? est-ce la perte de la mémoire, amenant l'impuissance des larmes?
Oh! mon cher ami, si c'est cela, si vous ne pouvez plus pleurer, si vous
croyez mort votre coeur engourdi, si vous n'avez plus de force qu'en
Dieu, de regards que pour le ciel, ami, laissons de côté les mots trop
étroits pour le sens que leur donne notre âme. Maximilien, vous êtes
consolé, ne vous plaignez plus.

--Comte, dit Morrel de sa voix douce et ferme en même temps; comte,
écoutez-moi, comme on écoute un homme qui parle le doigt étendu vers la
terre, les yeux levés au ciel: je suis venu près de vous pour mourir
dans les bras d'un ami. Certes, il est des gens que j'aime: j'aime ma
soeur Julie, j'aime son mari Emmanuel; mais j'ai besoin qu'on m'ouvre
des bras forts et qu'on me sourie à mes derniers instants; ma soeur
fondrait en larmes et s'évanouirait; je la verrais souffrir, et j'ai
assez souffert; Emmanuel m'arracherait l'arme des mains et remplirait la
maison de ses cris. Vous, comte, dont j'ai la parole, vous qui êtes plus
qu'un homme, vous que j'appellerais un dieu si vous n'étiez mortel,
vous, vous me conduirez doucement et avec tendresse, n'est-ce pas,
jusqu'aux portes de la mort?

--Ami, dit le comte, il me reste encore un doute: auriez-vous si peu de
force, que vous mettiez de l'orgueil à étaler votre douleur?

--Non, voyez, je suis simple, dit Morrel en tendant la main au comte, et
mon pouls ne bat ni plus fort ni plus lentement que d'habitude. Non, je
me sens au bout de la route; non, je n'irai pas plus loin. Vous m'avez
parlé d'attendre et d'espérer; savez-vous ce que vous avez fait,
malheureux sage que vous êtes? J'ai attendu un mois, c'est-à-dire que
j'ai souffert un mois! J'ai espéré (l'homme est une pauvre et misérable
créature), j'ai espéré, quoi? je n'en sais rien, quelque chose
d'inconnu, d'absurde, d'insensé! un miracle... lequel? Dieu seul peut le
dire, lui qui a mêlé à notre raison cette folie que l'on nomme
espérance. Oui, j'ai attendu; oui, j'ai espéré, comte, et depuis un
quart d'heure que nous parlons vous m'avez cent fois, sans le savoir,
brisé, torturé le coeur, car chacune de vos paroles m'a prouvé qu'il n'y
a plus d'espoir pour moi. Ô comte! que je reposerai doucement et
voluptueusement dans la mort!»

Morrel prononça ces derniers mots avec une explosion d'énergie qui fit
tressaillir le comte.

«Mon ami, continua Morrel, voyant que le comte se taisait, vous m'avez
désigné le 5 octobre comme le terme du sursis que vous me demandiez...
mon ami, c'est aujourd'hui le 5 octobre...»

Morrel tira sa montre.

«Il est neuf heures, j'ai encore trois heures à vivre.

--Soit, répondit Monte-Cristo, venez.»

Morrel suivit machinalement le comte, et ils étaient déjà dans la grotte
que Maximilien ne s'en était pas encore aperçu.

Il trouva des tapis sous ses pieds, une porte s'ouvrit, des parfums
l'enveloppèrent, une vive lumière frappa ses yeux.

Morrel s'arrêta, hésitant à avancer; il se défiait des énervantes
délices qui l'entouraient.

Monte-Cristo l'attira doucement.

«Ne convient-il pas, dit-il, que nous employions les trois heures qui
nous restent comme ces anciens Romains qui, condamnés par Néron, leur
empereur et leur héritier, se mettaient à table couronnés de fleurs, et
aspiraient la mort avec le parfum des héliotropes et des roses?»

Morrel sourit.

«Comme vous voudrez, dit-il; la mort est toujours la mort, c'est-à-dire
l'oubli, c'est-à-dire le repos, c'est-à-dire l'absence de la vie et par
conséquent de la douleur.»

Il s'assit, Monte-Cristo prit place en face de lui.

On était dans cette merveilleuse salle à manger que nous avons déjà
décrite, et où des statues de marbre portaient sur leur tête des
corbeilles toujours pleines de fleurs et de fruits.

Morrel avait tout regardé vaguement, et il était probable qu'il n'avait
rien vu.

«Causons en hommes, dit-il en regardant fixement le comte.

--Parlez, répondit celui-ci.

--Comte, reprit Morrel, vous êtes le résumé de toutes les connaissances
humaines, et vous me faites l'effet d'être descendu d'un monde plus
avancé et plus savant que le nôtre.

--Il y a quelque chose de vrai là-dedans, Morrel, dit le comte avec ce
sourire mélancolique qui le rendait si beau; je suis descendu d'une
planète qu'on appelle la douleur.

--Je crois tout ce que vous me dites sans chercher à en approfondir le
sens, comte; et la preuve, c'est que vous m'avez dit de vivre, que j'ai
vécu; c'est que vous m'avez dit d'espérer, et que j'ai presque espéré.
J'oserai donc vous dire, comte, comme si vous étiez déjà mort une fois:
comte, cela fait-il bien mal?»

Monte-Cristo regardait Morrel avec une indéfinissable expression de
tendresse.

«Oui, dit-il, oui, sans doute, cela fait bien mal, si vous brisez
brutalement cette enveloppe mortelle qui demande obstinément à vivre. Si
vous faites crier votre chair sous les dents imperceptibles d'un
poignard, si vous trouez d'une balle inintelligente et toujours prête à
s'égarer dans sa route votre cerveau que le moindre choc endolorit,
certes, vous souffrirez, et vous quitterez odieusement la vie, la
trouvant, au milieu de votre agonie désespérée, meilleure qu'un repos
acheté si cher.

--Oui, je comprends, dit Morrel, la mort comme la vie a ses secrets de
douleur et de volupté: le tout est de les connaître.

--Justement, Maximilien, et vous venez de dire le grand mot. La mort
est, selon le soin que nous prenons de nous mettre bien ou mal avec
elle, ou une amie qui nous berce aussi doucement qu'une nourrice, ou une
ennemie qui nous arrache violemment l'âme du corps. Un jour, quand notre
monde aura vécu encore un millier d'années, quand on se sera rendu
maître de toutes les forces destructives de la nature pour les faire
servir au bien-être général de l'humanité; quand l'homme saura, comme
vous le disiez tout à l'heure, les secrets de la mort, la mort deviendra
aussi douce et aussi voluptueuse que le sommeil goûté aux bras de notre
bien-aimée.

--Et si vous vouliez mourir, comte, vous sauriez mourir ainsi, vous?

--Oui.»

Morrel lui tendit la main.

«Je comprends maintenant, dit-il, pourquoi vous m'avez donné rendez-vous
ici, dans cette île désolée au milieu d'un Océan, dans ce palais
souterrain sépulcre à faire envie à un Pharaon: c'est que vous m'aimez,
n'est-ce pas, comte? c'est que vous m'aimez assez pour me donner une de
ces morts dont vous me parliez tout à l'heure, une mort sans agonie, une
mort qui me permette de m'éteindre en prononçant le nom de Valentine et
en vous serrant la main?

--Oui, vous avez deviné juste, Morrel, dit le comte avec simplicité, et
c'est ainsi que je l'entends.

--Merci; l'idée que demain je ne souffrirai plus est suave à mon pauvre
coeur.

--Ne regrettez-vous rien? demanda Monte-Cristo.

--Non, répondit Morrel.

--Pas même moi?» demanda le comte avec une émotion profonde.

Morrel s'arrêta, son oeil si pur se ternit tout à coup puis brilla d'un
éclat inaccoutumé; une grosse larme en jaillit et roula creusant un
sillon d'argent sur sa joue.

«Quoi! dit le comte, il vous reste un regret de la terre et vous mourez!

--Oh! je vous en supplie, s'écria Morrel d'une voix affaiblie, plus un
mot, comte, ne prolongez pas mon supplice!»

Le comte crut que Morrel faiblissait.

Cette croyance d'un instant ressuscita en lui l'horrible doute déjà
terrassé une fois au château d'If.

«Je m'occupe, pensa-t-il, de rendre cet homme au bonheur; je regarde
cette restitution comme un poids jeté dans la balance en regard du
plateau où j'ai laissé tomber le mal. Maintenant, si je me trompais, si
cet homme n'était pas assez malheureux pour mériter le bonheur! hélas!
qu'arriverait-il de moi qui ne puis oublier le mal qu'en me retraçant le
bien?

«Écoutez! Morrel, dit-il, votre douleur est immense, je le vois; mais
cependant vous croyez en Dieu, et vous ne voulez pas risquer le salut de
votre âme.»

Morrel sourit tristement.

«Comte, dit-il, vous savez que je ne fais pas de la poésie à froid;
mais, je vous le jure, mon âme n'est plus à moi.

--Écoutez, Morrel, dit Monte-Cristo, je n'ai aucun parent au monde, vous
le savez. Je me suis habitué à vous regarder comme mon fils; eh bien,
pour sauver mon fils, je sacrifierais ma vie, à plus forte raison ma
fortune.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire, Morrel, que vous voulez quitter la vie, parce que vous
ne connaissez pas toutes les jouissances que la vie permet à une grande
fortune. Morrel, je possède près de cent millions, je vous les donne;
avec une pareille fortune vous pourrez atteindre à tous les résultats
que vous vous proposerez. Êtes-vous ambitieux? toutes les carrières vous
seront ouvertes. Remuez le monde, changez-en la face, livrez-vous à des
pratiques insensées, soyez criminel s'il le faut, mais vivez.

--Comte, j'ai votre parole, répondit froidement Morrel; et, ajouta-t-il
en tirant sa montre, il est onze heures et demie.

--Morrel! y songez-vous, sous mes yeux, dans ma maison?

--Alors laissez-moi partir, dit Maximilien devenu sombre, ou je croirai
que vous ne m'aimez pas pour moi, mais pour vous.»

Et il se leva.

«C'est bien, dit Monte-Cristo dont le visage s'éclaircit à ces paroles;
vous le voulez, Morrel, et vous êtes inflexible; oui! vous êtes
profondément malheureux, et vous l'avez dit, un miracle seul pourrait
vous guérir; asseyez-vous, Morrel, et attendez.»

Morrel obéit. Monte-Cristo se leva à son tour et alla chercher dans une
armoire soigneusement fermée, et dont il portait la clef suspendue à une
chaîne d'or, un petit coffret d'argent merveilleusement sculpté et
ciselé, dont les angles représentaient quatre figures cambrées,
pareilles à ces cariatides aux élans désolés, figures de femmes,
symboles d'anges qui aspirent au ciel.

Il posa le coffret sur la table.

Puis l'ouvrant, il en tira une petite boîte d'or dont le couvercle se
levait par la pression d'un ressort secret. Cette boîte contenait une
substance onctueuse à demi solide dont la couleur était indéfinissable,
grâce au reflet de l'or poli, des saphirs, des rubis et des émeraudes
qui garnissaient la boîte. C'était comme un chatoiement d'azur, de
pourpre et d'or.

Le comte puisa une petite quantité de cette substance avec une cuiller
de vermeil, et l'offrit à Morrel en attachant sur lui un long regard.

On put voir alors que cette substance était verdâtre.

«Voilà ce que vous m'avez demandé, dit-il. Voilà ce que je vous ai
promis.

--Vivant encore, dit le jeune homme, prenant la cuiller des mains de
Monte-Cristo, je vous remercie du fond de mon coeur.»

Le comte prit une seconde cuiller, et puisa une seconde fois dans la
boîte d'or.

«Qu'allez-vous faire, ami? demanda Morrel, en lui arrêtant la main.

--Ma foi, Morrel, lui dit-il en souriant, je crois, Dieu me pardonne,
que je suis aussi las de la vie que vous, et puisque l'occasion s'en
présente...

--Arrêtez! s'écria le jeune homme, oh! vous, qui aimez, vous qu'on aime,
vous qui avez la foi de l'espérance, oh! ne faites pas ce que je vais
faire; de votre part ce serait un crime. Adieu, mon noble et généreux
ami, je vais dire à Valentine tout ce que vous avez fait pour moi.»

Et lentement, sans aucune hésitation qu'une pression de la main gauche
qu'il tendait au comte, Morrel avala ou plutôt savoura la mystérieuse
substance offerte par Monte-Cristo.

Alors tous deux se turent. Ali, silencieux et attentif, apporta le tabac
et les narguilés, servit le café et disparut.

Peu à peu les lampes pâlirent dans les mains des statues de marbre qui
les soutenaient, et le parfum des cassolettes sembla moins pénétrant à
Morrel.

Assis vis-à-vis de lui, Monte-Cristo le regardait du fond de l'ombre, et
Morrel ne voyait briller que les yeux du comte.

Une immense douleur s'empara du jeune homme; il sentait le narguilé
s'échapper de ses mains; les objets perdaient insensiblement leur forme
et leur couleur; ses yeux troublés voyaient s'ouvrir comme des portes et
des rideaux dans la muraille.

«Ami, dit-il, je sens que je meurs, merci.»

Il fit un effort pour lui tendre une dernière fois la main, mais sa main
sans force retomba près de lui.

Alors il lui sembla que Monte-Cristo souriait, non plus de son rire
étrange et effrayant qui plusieurs fois lui avait laissé entrevoir les
mystères de cette âme profonde, mais avec la bienveillante compassion
que les pères ont pour leurs petits enfants qui déraisonnent.

En même temps le comte grandissait à ses yeux; sa taille, presque
doublée, se dessinait sur les tentures rouges, il avait rejeté en
arrière ses cheveux noirs, et il apparaissait debout et fier comme un de
ces anges dont on menace les méchants au jour du jugement dernier.

Morrel, abattu, dompté, se renversa sur son fauteuil: une torpeur
veloutée s'insinua dans chacune de ses veines. Un changement d'idées
meubla pour ainsi dire son front, comme une nouvelle disposition de
dessins meuble le kaléidoscope.

Couché, énervé, haletant, Morrel ne sentait plus rien de vivant en lui
que ce rêve: il lui semblait entrer à pleines voiles dans le vague
délire qui précède cet autre inconnu qu'on appelle la mort.

Il essaya encore une fois de tendre la main au comte, mais cette fois sa
main ne bougea même plus; il voulut articuler un suprême adieu, sa
langue roula lourdement dans son gosier comme une pierre qui boucherait
un sépulcre.

Ses yeux chargés de langueurs se fermèrent malgré lui: cependant,
derrière ses paupières, s'agitait une image qu'il reconnut malgré cette
obscurité dont il se croyait enveloppé.

C'était le comte qui venait d'ouvrir la porte.

Aussitôt, une immense clarté rayonnant dans une chambre voisine, ou
plutôt dans un palais merveilleux, inonda la salle où Morrel se laissait
aller à sa douce agonie.

Alors il vit venir au seuil de cette salle, et sur la limite des deux
chambres, une femme d'une merveilleuse beauté.

Pâle et doucement souriante, elle semblait l'ange de miséricorde
conjurant l'ange des vengeances.

«Est-ce déjà le ciel qui s'ouvre pour moi? pensa le mourant; cet ange
ressemble à celui que j'ai perdu.»

Monte-Cristo montra du doigt, à la jeune femme, le sofa où reposait
Morrel.

Elle s'avança vers lui les mains jointes et le sourire sur les lèvres.

«Valentine! Valentine!» cria Morrel du fond de l'âme.

Mais sa bouche ne proféra point un son; et comme si toutes ses forces
étaient unies dans cette émotion intérieure, il poussa un soupir et
ferma les yeux.

Valentine se précipita vers lui.

Les lèvres de Morrel firent encore un mouvement.

«Il vous appelle, dit le comte; il vous appelle du fond de son sommeil,
celui à qui vous aviez confié votre destinée, et la mort a voulu vous
séparer: mais j'étais là par bonheur, et j'ai vaincu la mort! Valentine,
désormais vous ne devez plus vous séparer sur la terre; car, pour vous
retrouver, il se précipitait dans la tombe. Sans moi vous mourriez tous
deux, je vous rends l'un à l'autre: puisse Dieu me tenir compte de ces
deux existences que je sauve!»

Valentine saisit la main de Monte-Cristo, et dans un élan de joie
irrésistible elle la porta à ses lèvres.

«Oh! remerciez-moi bien, dit le comte, oh! redites-moi, sans vous lasser
de me le redire, redites-moi que je vous ai rendue heureuse! vous ne
savez pas combien j'ai besoin de cette certitude.

--Oh! oui, oui, je vous remercie de toute mon âme, dit Valentine, et si
vous doutez que mes remerciements soient sincères, eh bien, demandez à
Haydée, interrogez ma soeur chérie Haydée, qui depuis notre départ de
France m'a fait attendre patiemment, en me parlant de vous, l'heureux
jour qui luit aujourd'hui pour moi.

--Vous aimez donc Haydée? demanda Monte-Cristo avec une émotion qu'il
s'efforçait en vain de dissimuler.

--Oh! de toute mon âme.

--Eh bien, écoutez, Valentine, dit le comte, j'ai une grâce à vous
demander.

--À moi, grand Dieu! Suis-je assez heureuse pour cela?...

--Oui, vous avez appelé Haydée votre soeur: qu'elle soit votre soeur en
effet Valentine; rendez-lui, à elle, tout ce que vous croyez me devoir à
moi; protégez-la, Morrel et vous, car (la voix du comte fut prête à
s'éteindre dans sa gorge), car désormais elle sera seule au monde...

--Seule au monde! répéta une voix derrière le comte, et pourquoi?»

Monte-Cristo se retourna.

Haydée était là debout, pâle et glacée, regardant le comte avec un geste
de mortelle stupeur.

«Parce que demain, ma fille, tu seras libre, répondit le comte; parce
que tu reprendras dans le monde la place qui t'est due, parce que je ne
veux pas que ma destinée obscurcisse la tienne. Fille de prince! je te
rends les richesses et le nom de ton père.»

Haydée pâlit, ouvrit ses mains diaphanes comme fait la vierge qui se
recommande à Dieu, et d'une voix rauque de larmes:

«Ainsi, mon seigneur, tu me quittes? dit-elle.

--Haydée! Haydée! tu es jeune, tu es belle; oublie jusqu'à mon nom et
sois heureuse.

--C'est bien, dit Haydée, tes ordres seront exécutés, mon seigneur;
j'oublierai jusqu'à ton nom et je serai heureuse.»

Et elle fit un pas en arrière pour se retirer.

«Oh! mon Dieu! s'écria Valentine, tout en soutenant la tête engourdie de
Morrel sur son épaule, ne voyez-vous donc pas comme elle est pâle, ne
comprenez-vous pas ce qu'elle souffre?»

Haydée lui dit avec une expression déchirante:

«Pourquoi veux-tu donc qu'il me comprenne, ma soeur? il est mon maître
et je suis son esclave, il a le droit de ne rien voir.»

Le comte frissonna aux accents de cette voix qui alla éveiller jusqu'aux
fibres les plus secrètes de son coeur; ses yeux rencontrèrent ceux de la
jeune fille et ne purent en supporter l'éclat.

«Mon Dieu! mon Dieu! dit Monte-Cristo, ce que vous m'aviez laissé
soupçonner serait donc vrai! Haydée, vous seriez donc heureuse de ne
point me quitter?

--Je suis jeune, répondit-elle doucement, j'aime la vie que tu m'as
toujours faite si douce, et je regretterais de mourir.

--Cela veut-il donc dire que si je te quittais, Haydée...

--Je mourrais, mon seigneur, oui!

--Mais tu m'aimes donc?

--Oh! Valentine, il demande si je l'aime! Valentine, dis-lui donc si tu
aimes Maximilien!»

Le comte sentit sa poitrine s'élargir et son coeur se dilater; il ouvrit
ses bras, Haydée s'y élança en jetant un cri.

«Oh! oui, je t'aime! dit-elle, je t'aime comme on aime son père, son
frère, son mari! Je t'aime comme on aime sa vie, comme on aime son Dieu,
car tu es pour moi le plus beau, le meilleur et le plus grand des êtres
créés!

--Qu'il soit donc fait ainsi que tu le veux, mon ange chéri! dit le
comte; Dieu, qui m'a suscité contre mes ennemis et qui m'a fait
vainqueur, Dieu je le vois bien, ne veut pas mettre ce repentir au bout
de ma victoire; je voulais me punir, Dieu veut me pardonner. Aime-moi
donc, Haydée! Qui sait? ton amour me fera peut-être oublier ce qu'il
faut que j'oublie.

--Mais que dis-tu donc là, mon seigneur? demanda la jeune fille.

--Je dis qu'un mot de toi, Haydée, m'a plus éclairé que vingt ans de ma
lente sagesse; je n'ai plus que toi au monde, Haydée; par toi je me
rattache à la vie, par toi je puis souffrir, par toi je puis être
heureux.

--L'entends-tu, Valentine? s'écria Haydée; il dit que par moi il peut
souffrir! par moi, qui donnerais ma vie pour lui!»

Le comte se recueillit un instant.

«Ai-je entrevu la vérité? dit-il, ô mon Dieu! n'importe! récompense ou
châtiment, j'accepte cette destinée. Viens, Haydée, viens...»

Et jetant son bras autour de la taille de la jeune fille, il serra la
main de Valentine et disparut.

Une heure à peu près s'écoula, pendant laquelle haletante, sans voix,
les yeux fixes, Valentine demeura près de Morrel. Enfin elle sentit son
coeur battre, un souffle imperceptible ouvrit ses lèvres, et ce léger
frissonnement qui annonce le retour de la vie courut par tout le corps
du jeune homme.

Enfin ses yeux se rouvrirent, mais fixes et comme insensés d'abord; puis
la vue lui revint, précise, réelle; avec la vue le sentiment, avec le
sentiment la douleur.

«Oh! s'écria-t-il avec l'accent du désespoir, je vis encore! le comte
m'a trompé!»

Et sa main s'étendit vers la table, et saisit un couteau.

«Ami, dit Valentine avec son adorable sourire, réveille-toi donc et
regarde de mon côté.»

Morrel poussa un grand cri, et délirant, plein de doute, ébloui comme
par une vision céleste, il tomba sur ses deux genoux...

Le lendemain, aux premiers rayons du jour, Morrel et Valentine se
promenaient au bras l'un de l'autre sur le rivage, Valentine racontant à
Morrel comment Monte-Cristo était apparu dans sa chambre, comment il lui
avait tout dévoilé, comment il lui avait fait toucher le crime du doigt,
et enfin comment il l'avait miraculeusement sauvée de la mort, tout en
laissant croire qu'elle était morte.

Ils avaient trouvé ouverte la porte de la grotte, et ils étaient sortis;
le ciel laissait luire dans son azur matinal les dernières étoiles de la
nuit.

Alors Morrel aperçut dans la pénombre d'un groupe de rochers un homme
qui attendait un signe pour avancer; il montra cet homme à Valentine.

«Ah! c'est Jacopo, dit-elle, le capitaine du yacht.»

Et d'un geste elle l'appela vers elle et vers Maximilien.

«Vous avez quelque chose à nous dire? demanda Morrel.

--J'avais à vous remettre cette lettre de la part du comte.

--Du comte! murmurèrent ensemble les deux jeunes gens.

--Oui, lisez.»

Morrel ouvrit la lettre et lut:

«Mon cher Maximilien,

«Il y a une felouque pour vous à l'ancre. Jacopo vous conduira à
Livourne, où M. Noirtier attend sa petite-fille, qu'il veut bénir avant
qu'elle vous suive à l'autel. Tout ce qui est dans cette grotte, mon
ami, ma maison des Champs-Élysées et mon petit château du Tréport sont
le présent de noces que fait Edmond Dantès au fils de son patron Morrel.
Mlle de Villefort voudra bien en prendre la moitié car je la supplie de
donner aux pauvres de Paris toute la fortune qui lui revient du côté de
son père devenu fou, et du côté de son frère, décédé en septembre
dernier avec sa belle-mère.

«Dites à l'ange qui va veiller sur votre vie, Morrel, de prier
quelquefois pour un homme qui, pareil à Satan, s'est cru un instant
l'égal de Dieu, et qui a reconnu, avec toute l'humilité d'un chrétien,
qu'aux mains de Dieu seul sont la suprême puissance et la sagesse
infinie. Ces prières adouciront peut-être le remords qu'il emporte au
fond de son coeur.

«Quant à vous, Morrel, voici tout le secret de ma conduite envers vous:
il n'y a ni bonheur ni malheur en ce monde, il y a la comparaison d'un
état à un autre, voilà tout. Celui-là seul qui a éprouvé l'extrême
infortune est apte à ressentir l'extrême félicité. Il faut avoir voulu
mourir, Maximilien, pour savoir combien il est bon de vivre.

«Vivez donc et soyez heureux, enfants chéris de mon coeur, et n'oubliez
jamais que, jusqu'au jour où Dieu daignera dévoiler l'avenir à l'homme,
toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots:

«Attendre et espérer!

«Votre ami.

                                  «EDMOND DANTES

                        «_Comte de Monte-Cristo_.»

Pendant la lecture de cette lettre, qui lui apprenait la folie de son
père et la mort de son frère, mort et folie qu'elle ignorait, Valentine
pâlit, un douloureux soupir s'échappa de sa poitrine, et des larmes, qui
n'en étaient pas moins poignantes pour être silencieuses, roulèrent sur
ses joues; son bonheur lui coûtait bien cher.

Morrel regarda autour de lui avec inquiétude.

«Mais, dit-il, en vérité le comte exagère sa générosité; Valentine se
contentera de ma modeste fortune. Où est le comte, mon ami?
conduisez-moi vers lui.»

Jacopo étendit la main vers l'horizon.

«Quoi! que voulez-vous dire? demanda Valentine. Où est le comte? où est
Haydée?

--Regardez», dit Jacopo.

Les yeux des deux jeunes gens se fixèrent sur la ligne indiquée par le
marin, et, sur la ligne d'un bleu foncé qui séparait à l'horizon le ciel
de la Méditerranée, ils aperçurent une voile blanche, grande comme
l'aile d'un goéland.

«Parti! s'écria Morrel; parti! Adieu, mon ami, mon père!

--Partie! murmura Valentine. Adieu, mon amie! adieu, ma soeur!

--Qui sait si nous les reverrons jamais? fit Morrel en essuyant une
larme.

--Mon ami, dit Valentine, le comte ne vient-il pas de nous dire que
l'humaine sagesse était tout entière dans ces deux mots:

«_Attendre et espérer_!»

FIN



Bibliographie--OEuvres complètes

Tiré de _Bibliographie des Auteurs Modernes (1801--1934)_ par Hector
Talvart et Joseph Place, Paris, Editions de la Chronique des Lettres
Françaises, Aux Horizons de France, 39 rue du Général Foy, 1935 Tome 5.


1. Élégie sur la mort du général Foy. Paris, Sétier, 1825, in-8 de 14
pp.

2. La Chasse et l'Amour. Vaudeville en un acte, par MM. Rousseau,
Adolphe (M. Ribbing de Leuven) et Davy (Davy de la Pailleterie: A.
Dumas). Représenté pour la première fois, à Paris, au théâtre de
l'Ambigu-Comique (22 sept.1825). Paris, Chez Duvernois, Sétier, 1825,
in-8 de 40 pp.

3. Canaris. Dithyrambe. Au profit des Grecs. Paris, Sanson, 1826, in-12
de 10 pp.

4. Nouvelles contemporaines. Paris, Sanson, 1826, in-12 de 4 ff., 216
pp.

5. La Noce et l'Enterrement. Vaudeville en trois tableaux, par MM. Davy,
Lassagne et Gustave. Représenté pour la première fois, à Paris, au
théâtre de la Porte-Saint-Martin (21 nov.1826). Paris, Chez Bezou, 1826,
in-8 de 46 pp.

6. Henri III et sa cour. Drame historique en cinq actes et en prose.
Représenté au Théâtre-Français (11 fév.1829). Paris, Vezard et Cie,
1829, in-8 de 171 pp.

7. Christine ou Stockholm, Fontainebleau et Rome. Trilogie dramatique
sur la vie de Christine, cinq actes en vers, avec prologue et épilogue.
Représenté à Paris sur le Théâtre Royal de l'Odéon (30 mars 1830).
Paris, Barba, 1830, in-8 de 3 ff. et 191 pp.

8. Rapport au Général La Fayette sur l'enlèvement des poudres de
Soissons. Paris, Impr. de Sétier, s.d. (1830), in-8 de 7 pp.

9. Napoléon Bonaparte, ou trente ans de l'histoire de France. Drame en
six actes. Représenté pour la première fois, sur le Théâtre Royal de
l'Odéon (10 janv.1831). Paris, chez Tournachon-Molin, 1831, in-8 de
XVI-219 pp.

10. Antony. Drame en cinq actes en prose. Représenté pour la première
fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (3 mai 1831). Paris,
Auguste Auffray, 1831, in-8 de 4 ff. n. ch., 106 pp. et 1 f.n. ch.
(post-scriptum).

11. Charles VII chez ses grands vassaux. Tragédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Odéon (20
oct. 1831). Paris, Publications de Charles Lemesle, 1831, in-8 de 120
pp.

12. Richard Darlington. Drame en cinq actes et en prose, précédé de La
Maison du Docteur, prologue par MM. Dinaux. Représenté pour la première
fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (10 déc. 1831). Paris,
J.-N. Barba, 1832, in-8 de 132 pp.

13. Teresa. Drame en cinq actes et en prose. Représenté pour la première
fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique (6 fév. 1832). Paris,
Barba; Vve Charles Béchet; Lecointe et Pougin, 1832, in-8 de 164 pp.

14. Le Mari de la veuve. Comédie en un acte et en prose, par M.***.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre-Français (4 avr. 1832).
Paris, Auguste Auffray, 1832, in-8 de 63 pp.

15. La Tour de Nesle. Drame en cinq actes et en neuf tableaux, par MM.
Gaillardet et ***. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le
théâtre de la Porte-Saint-Martin (29 mai 1832). Paris, J.-N. Barba,
1832, in-8 de 4 ff., 98 pp.

16. Gaule et France. Paris, U. Canel; A. Guyot, 1833, in-8 de 375 pp.

17. Impressions de voyage. Paris, A. Guyot, Charpentier et Dumont,
1834-1837, 5 vol. in-8.

18. Angèle. Drame en cinq actes. Paris, Charpentier, 1834, in-8 de 254
pp.

19. Catherine Howard. Drame en cinq actes et en huit tableaux. Paris,
Charpentier, 1834, in-8 de IV-208 pp.

20. Souvenirs d'Antony. Paris, Librairie de Dumont, 1835, in-8 de 360
pp.

21. Chroniques de France. Isabel de Bavière (Règne de Charles VI).
Paris, Librairie de Dumont, 1835, 2 vol. in-8 de 406 pp. et 419 pp.

22. Don Juan de Marana ou la chute d'un ange. Mystère en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la
Porte-Saint-Martin (30 avr.1836). Paris, Marchant, Éditeur du Magasin
Théâtral, 1836 in-8 de 303 p.

23. Kean. Comédie en cinq actes. Représentée pour la première fois aux
Variétés (31 août 1836). Paris, J.-B. Barba, 1836, in-8 de 3 ff. et 263
pp.

24. Piquillo. Opéra-comique en trois actes. Représenté pour la première
fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique (31 oct. 1837). Paris,
Marchant, 1837, in-8 de 82 pp.

25. Caligula. Tragédie en cinq actes et en vers, avec un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (26
déc. 1837). Paris, Marchant, Editeur du Magasin Théâtral, 1838 in-8 de
170 p.

26. La Salle d'armes. I. Pauline II. Pascal Bruno (précédé de Murat).
Paris, Dumont, Au Salon littéraire, 1838, 2 vol. in-8 de 376 e t 352 pp.

27. Le Capitaine Paul (La main droite du Sire de Giac). Paris, Dumont,
1838, 2 vol. in-8 de 316 et 323 pp.

28. Paul Jones. Drame en cinq actes. Représenté pour la première fois, à
Paris (8 oct. 1838). Paris, Marchant, 1838, gr. in-8 de 32 pp.

29. Nouvelles impressions de voyage. Quinze jours au Sinaï, par MM. A.
Dumas et A. Dauzats. Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 358 et 406 pp

30. Acté. Paris, Librairie de Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 3 ff., 242 et
302 pp.

31. La Comtesse de Salisbury. Chroniques de France. Paris, Dumont, (et
Alexandre Cadot), 1839-1848, 5 vol. in-8.

32. Jacques Ortis. Paris, Dumont, 1839, in-8 de XVI pp. (préface de
Pier-Angelo-Fiorentino) et 312 pp.

33. Mademoiselle de Belle-Isle. Drame en cinq actes, en prose.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (2
avr. 1839). Paris, Dumont, 1839, in-8 de 202 pp.

34. Le Capitaine Pamphile. Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 307 et
296 pp.

35. L'Alchimiste. Drame en cinq actes en vers. Représenté pour la
première fois, sur le Théâtre de la Renaissance (10 avr. 1839). Paris,
Dumont, 1839, in-8 de 176 pp.

36. Crimes célèbres. Paris, Administration de librairie, 1839-1841, 8
vol. in-8.

37. Napoléon, avec douze portraits en pied, gravés sur acier par les
meilleurs artistes, d'après les peintures et les dessins de Horace
Vernet, Tony Johannot, Isabey, Jules Boily, etc. Paris, Au Plutarque
français; Delloye, 1840, gr; in-8 de 410 pp.

38. Othon l'archer. Paris, Dumont, 1840, in-8 de 324 pp.

39. Les Stuarts. Paris, Dumont, 1840, 2 vol. in-8 de 308 et 304 pp.

40. Maître Adam le Calabrais. Paris, Dumont, 1840, in-8 de 347 pp.

41. Aventures de John Davys. Paris, Librairie de Dumont, 1840, 4 vol.
in-8.

42. Le Maître d'armes. Paris, Dumont, 1840-1841, 3 vol. in-8 de 320, 322
et 336 pp.

43. Un Mariage sous Louis XV. Comédie en cinq actes. Représentée pour la
première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (1er juin 1841). Paris,
Marchant; C. Tresse, 1841, in-8 de 140 pp.

44. Praxède, suivi de Don Martin de Freytas et de Pierre-le-Cruel.
Paris, Dumont, 1841, in-8 de 307 pp.

45. Nouvelles impressions de voyage. Midi de la France. Paris, Dumont,
1841, 3 vol. in-8 de 340, 326 et 357 pp.

46. Excursions sur les bords du Rhin. Paris, Dumont, 1841, 3 vol. in-8
de 328, 326 et 334 pp.

47. Une année à Florence. Paris, Dumont, 1841, 2 vol. in-8 de 340 et 343
pp.

48. Jehanne la Pucelle. 1429-1431. Paris, Magen et Comon, 1842, in-8 de
VII-327 pp.

49. Le Speronare Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.

50. Le Capitaine Arena. Paris, Dolin, 1842, 2 vol. in-8 de 309 et 314
pp.

51. Lorenzino. Magasin théâtral. Théâtre français. Drame en cinq actes
et en prose. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36 pp.

52. Halifax. Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles, jouées sur
tous les théâtres de Paris. Théâtre des Variétés. Comédie en trois actes
et un prologue. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36
pp.

53. Le Chevalier d'Harmental. Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.

54. Le Corricolo. Paris, Dolin, 1843, 4 vol. in-8.

55. Les Demoiselles de Saint-Cyr. Comédie en cinq actes, suivie d'une
lettre à l'auteur à M. Jules Janin. Représentée pour la première fois, à
Paris, sur le Théâtre-Français (25 juill.1843). Paris, chez Marchant, et
tous les Marchands de Nouveautés, 1843, gr. in-8 de 1 f. (lettre de
Dumas à son éditeur), 38 pp. et VIII pp. (lettre à J. Janin).

56. La Villa Palmieri. Paris, Dolin, 1843, 2 vol. in-8.

57. Louise Bernard. Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles, jouées
sur tous les théâtres de Paris. Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Drame
en cinq actes. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1843), gr. in-8 de 34
pp.

58. Un Alchimiste au dix-neuvième siècle. Paris, Imprimerie de Paul
Dupont, 1843, in-8 de 23 pp.

59. Filles, Lorettes et Courtisanes. Paris, Dolin, 1843, in-8. de 338
pp.

60. Ascanio. Paris, Petion, 1844, 5 vol. in-8.

61. Le Laird de Dumbicky. Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles,
jouées sur tous les théâtres de Paris. Théâtre Royal de l'Odéon. Drame
en cinq actes. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1844), gr. in-8 de 42
pp.

62. Sylvandire. Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 318, 310 et 324 pp.

63. Fernande. Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 320, 336 et 320 pp.

64. A. Les Trois Mousquetaires Paris, Baudry, 1844, 8 vol. in-8.

B. Les Mousquetaires Drame en cinq actes et douze tableaux, précédé de
L'Auberge de Béthune, prologue par MM. A. Dumas et Auguste Maquet.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de
l'Ambigu-Comique (27 oct. 1845). Paris, Marchant, 1845, gr. in-8 de 59
pp.

C. La Jeunesse des Mousquetaires. Pièce en 14 tableaux, par MM. A. Dumas
et Auguste Maquet. Paris, Dufour et Mulat, 1849, in-8 de 76 pp.

D. Le Prisonnier de la Bastille, fin des Mousquetaires. Drame en cinq
actes et neuf tableaux. Représenté pour la première fois, à Paris, sur
le Théâtre Impérial du Cirque (22 mars 1861). Paris, Michel Lévy frères,
s. d. (1861), gr. in-8 de 24 pp.

65. Le Château d'Eppstein. Paris, L. de Potter, 1844, 3 vol. in-8 de
323, 353 et 322 pp.

66. Amaury. Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 4 vol. in-8.

67. Cécile. Paris, Dumont, 1844, 2 vol. in-8 de 330 et 324 pp.

68. A. Gabriel Lambert. Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 2 vol. in-8.

B. Gabriel Lambert. Drame en cinq actes et un prologue, par A. Dumas et
Amédée de Jallais. Paris, Michel Lévy frères, 1866, in-18 de 132 pp.

69. Louis XIV et son siècle. Paris, Chez J.-B. Fellens et L.-P. Dufour,
1844-1845, 2 vol. gr. in-8 de II-492 et 512 pp.

70. A. Le Comte de Monte-Cristo. Paris, Pétion, 1845-1846, 18 vol. in-8.

B. Monte-Cristo. Drame en cinq actes et onze tableaux, par MM. A. Dumas
et A. Maquet. Paris, N. Tresse, 1848, gr. in-8 de 48 pp.

C. Le Comte de Morcerf. Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A.
Dumas et A. Maquet. Paris, N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 50 pp.

D. Villefort. Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A. Dumas et A.
Maquet. Paris, N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 59 pp.

71. A. La Reine Margot. Paris, Garnier frères, 1845, 6 vol. in-8.

B. La Reine Margot. Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème
série. Drame en cinq actes et en 13 tableaux, par MM. A. Dumas et A.
Maquet. Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-12 de 152 pp.

72. Vingt Ans après, suite des Trois Mousquetaires. Paris, Baudry, 1845,
10 vol.

73. A. Une Fille du Régent. Paris, A. Cadot, 1845, 4 vol. in-8.

B. Une Fille du Régent. Comédie en cinq actes dont un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (1er
avr. 1846). Paris, Marchant, 1846, gr. in-8 de 35 pp.

74. Les Médicis. Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8 de 343 et 345 pp.

75. Michel-Ange et Raphaël Sanzio. Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8 de
345 et 306 pp.

76. Les Frères Corses. Paris, Hippolyte Souverain, 1845, 2 vol. in-8 de
302 et 312 pp.

77. A. Le Chevalier de Maison-Rouge. Paris, A. Cadot, 1845-1846, 6 vol.
in-8.

B. Le Chevalier de Maison-Rouge. Bibliothèque dramatique. Théâtre
moderne. 2ème série. Épisode du temps des Girondins, drame en 5 actes et
12 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet. Paris, Michel Lévy frères,
1847, in-18 de 139 pp.

78. Histoire d'un casse-noisette. Paris, J. Hetzel, 1845, 2 vol. pet.
in-8.

79. La Bouillie de la Comtesse Berthe. Paris, J. Hetzel, 1845, pet. in-8
de 126 pp.

80. Nanon de Lartigues. Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324 et
331 pp.

81. Madame de Condé. Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 315 et
307 pp.

82. La Vicomtesse de Cambes. Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de
334 et 324 pp.

83. L'Abbaye de Peyssac. Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324
et 363 pp.

N. B. Ces 8 volumes (n 80 à 83) constituent une série intitulée: La
Guerre des femmes, qui a inspiré la pièce:

La Guerre des femmes. Drame en cinq actes et dix tableaux, par MM. A.
Dumas et A. Maquet. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le
Théâtre Historique (1er oct. 1849). Paris, A. Cadot, 1849, gr. in-8 de
57 pp.

84. A. La Dame de Monsoreau. Paris, Pétion, 1846, 8 vol. in-8.

B. La Dame de Monsoreau. Drame en cinq actes et dix tableaux, précédé de
L'Etang de Beaugé, prologue par MM. A. Dumas et A. Maquet. Paris, Michel
Lévy, 1860, in-12 de 196 pp.

85. Le Bâtard de Mauléon. Paris, A. Cadot, 1846-1847, 9 vol. in-8.

86. Les Deux Diane. Paris, A. Cadot, 1846-1847, 10 vol. in-8.

87. Mémoires d'un médecin. Paris, Fellens et Dufour (et A. Cadot),
1846-1848, 19 vol. in-8.

88. Les Quarante-Cinq. Paris, A. Cadot, 1847-1848, 10 vol. in-8.

89. Intrigue et Amour. Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème
série. Drame en cinq actes et neuf tableaux. Paris, Michel Lévy frères,
1847, in-12 de 99 pp.

90. Impressions de voyage. De Paris à Cadix. Paris, Ancienne maison
Delloye, Garnier frères, 1847-1848, 5 vol. in-8.

91. Hamlet, prince de Danemark. Bibliothèque dramatique. Théâtre
moderne. 2ème série. Drame en vers, en 5 actes et 8 parties, par MM. A.
Dumas et Paul Meurice. Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 106 pp.

92. Catilina. Drame en 5 actes et 7 tableaux, par MM. A. Dumas et A.
Maquet. Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 151 pp.

93. Le Vicomte de Bragelonne ou Dix ans plus tard, suite des Trois
Mousquetaires et de Vingt Ans après. Paris, Michel Lévy frères,
1848-1850, 26 vol. in-8.

94. Le Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis. Paris, A. Cadot, 1848-1851, 4
vol. in-8.

95. Le Comte Hermann. 2ème Série du Magasin théâtral... Drame en cinq
actes, avec préface et épilogue. Paris, Marchant, s. d. (1849), gr. in-8
de 40 pp.

96. Les Mille et un fantômes. Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de 318
et 309 pp.

97. La Régence. Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de 349 et 301 pp.

98. Louis Quinze. Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.

99. Les Mariages du père Olifus. Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.

100. Le Collier de la Reine. Paris, A. Cadot, 1849-1850, 11 vol. in-8.

101. Mémoires de J.-F. Talma. Écrits par lui-même et recueillis et mis
en ordre sur les papiers de sa famille, par A. Dumas. Paris, 1849 (et
1850), Hippolyte Souverain, 4 vol. in-8.

102. La Femme au collier de velours. Paris, A. Cadot, 1850, 2 vol. in-8
de 326 et 333 pp.

103. Montevideo ou une nouvelle Troie. Paris, Imprimerie centrale de
Napoléon Chaix et Cie, 1850, in-18 de 167 pp.

104. La Chasse au chastre. Magasin théâtral. Pièces nouvelles...
Fantaisie en trois actes et huit tableaux. Paris, Administration de
librairie théâtrale. Ancienne maison Marchant, 1850, gr. in-8 de 24 pp.

105. La Tulipe noire. Paris, Baudry, s. d. (1850), 3 vol. in-8 de 313,
304 et 316 pp.

106. Louis XVI (Histoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette.) Paris, A.
Cadot, 1850-1851, 5 vol. in-8.

107. Le Trou de l'enfer. (Chronique de Charlemagne). Paris, A. Cadot,
1851, 4 vol. in-8.

108. Dieu dispose. Paris, A. Cadot, 1851, 4 vol. in-8.

109. La Barrière de Clichy. Drame militaire en 5 actes et 14 tableaux.
Représenté pour la première fois à Paris sur le Théâtre National (ancien
Cirque, 21 avr. 1851). Paris, Librairie Théâtrale, 1851, in-8 de 48 pp.

110. Impressions de voyage. Suisse. Paris, Michel Lévy frères, 1851, 3
vol. in-18.

111. Ange Pitou. Paris, A. Cadot, 1851, 8 vol. in-8.

112. Le Drame de Quatre-vingt-treize. Scènes de la vie révolutionnaire.
Paris, Hippolyte Souverain, 1851, 7 vol. in-8.

113. Histoire de deux siècles ou la Cour, l'Église et le peuple depuis
1650 jusqu'à nos jours. Paris, Dufour et Mulat, 1852, 2 vol. gr. in-8.

114. Conscience. Paris, A. Cadot, 1852, 5 vol. in-8.

115. Un Gil Blas en Californie. Paris, A. Cadot, 1852, 2 vol. in-8 de
317 et 296 pp.

116. Olympe de Clèves. Paris, A. Cadot, 1852, 9 vol. in-8.

117. Le Dernier roi (Histoire de la vie politique et privée de
Louis-Philippe.) Paris, Hippolyte Souverain, 1852, 8 vol. in-8. 118. Mes
Mémoires. Paris, A. Cadot, 1852-1854, 22 vol. in-8.

119. La Comtesse de Charny. Paris, A. Cadot, 1852-1855, 19 vol. in-8.

120. Isaac Laquedem. Paris, A la Librairie Théâtrale, 1853, 5 vol. in-8.

121. Le Pasteur d'Ashbourn. Paris, A. Cadot, 1853, 8 vol. in-8.

122. Les Drames de la mer. Paris, A. Cadot, 1853, 2 vol. in-8 de 296 et
324 pp.

123. Ingénue. Paris, A. Cadot, 1853-1855, 7 vol. in-8.

124. La Jeunesse de Pierrot. Par Aramis. Publications du Mousquetaire
Paris, A la Librairie Nouvelle, 1854, in-16, 150 pp.

125. Le Marbrier. Drame en trois actes. Représenté pour la première
fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville (22 mai 1854). Paris, Michel
Lévy frères, 1854, in-18 de 48 pp.

126. La Conscience. Drame en cinq actes et en six tableaux. Paris,
Librairie d'Alphonse Tarride, 1854, in-18 de 108 pp.

127. A. El Salteador. Roman de cape et d'épée. Paris, A. Cadot, 1854, 3
vol. in-8. Il a été tiré de ce roman une pièce dont voici le titre:

B. Le Gentilhomme de la montagne. Drame en cinq actes et huit tableaux,
par A. Dumas (et Ed. Lockroy). Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 144
pp.

128. Une Vie d'artiste. Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8 de 315 et 323
pp.

129. Saphir, pierre précieuse montée par Alexandre Dumas. Bibliothèque
du Mousquetaire. Paris, Coulon-Pineau, 1854, in-12 de 242 pp.

130. Catherine Blum. Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8.

131. Vie et aventures de la princesse de Monaco. Recueillies par A.
Dumas. Paris, A. Cadot, 1854, 6 vol. in-8.

132. La Jeunesse de Louis XIV. Comédie en cinq actes et en prose. Paris,
Librairie Théâtrale, 1856, in-16 de 306 pp.

133. Souvenirs de 1830 à 1842. Paris, A. Cadot, 1854-1855, 8 vo l. in-8.

134. Le Page du Duc de Savoie. Paris, A. Cadot, 1855, 8 vol. in-8.

135. Les Mohicans de Paris. Paris, A. Cadot, 1854-1855, 19 vol. in-8.

136. A. Les Mohicans de Paris (Suite) Salvator le commissionnaire.
Paris, A. Cadot, 1856 (-1859), 14 vol. in-8. Il a été tiré des Mohicans
de Paris, la pièce suivante:

B. Les Mohicans de Paris. Drame en cinq actes, en neuf tableaux, avec
prologue. Paris, Michel Lévy, 1864, in-12 de 162 pp.

137. Taïti. Marquises. Californie. Journal de Madame Giovanni. Rédigé et
publié par A. Dumas. Paris, A. Cadot, 1856, 4 vol. in-8.

138. La dernière année de Marie Dorval. Paris, Librairie Nouvelle, 1855,
in-32 de 96 pp.

139. Le Capitaine Richard. (Une Chasse aux éléphants.) Paris, A. Cadot,
1858, 3 vol. in-8.

140. Les Grands hommes en robe de chambre. César. Paris, A. Cadot,
1856, 7 vol. in-8.

141. Les Grands hommes en robe de chambre. Henri IV. Paris, A. Cadot,
1855, 2 vol. in-8 de 322 et 330 pp.

142. Les Grands hommes en robe de chambre. Richelieu. Paris, A. Cadot,
1856, 5 vol. in-8.

143. L'Orestie. Tragédie en trois actes et en vers, imitée de l'antique.
Paris, Librairie Théâtrale, 1856, in-12 de 108 pp.

144. Le Lièvre de mon grand-père. Paris, A. Cadot, 1857, in-8 de 309 pp.

145. La Tour Saint-Jacques-la-Boucherie. Drame historique en 5 actes et
9 tableaux, par MM. A. Dumas et X. de Montépin. Représenté pour la
première fois sur le Théâtre Impérial du Cirque (15 nov. 1856). A la
Librairie Théâtrale, 1856, gr. in-8 de 16 pp.

146. Pèlerinage de Hadji-Abd-el-Hamid-Bey (Du Couret). Médine et la
Mecque. Paris, A. Cadot, 1856-1857, 6 vol. in-8.

147. Madame du Deffand. Paris, A. Cadot, 1856-1857, 8 vol. in-8.

148. La Dame de volupté. Mémoires de Mlle de Luynes, publiés par A.
Dumas. Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 284 et 332 pp.

149. L'Invitation à la valse. Comédie en un acte et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase
(18 juin 1857). Paris, Beck, 1837 (pour 1857), in-12 de 48 pp.

150. L'Homme aux contes. Le Soldat de plomb et la danseuse de papier.
Petit-Jean et Gros-Jean. Le roi des taupes et sa fille. La Jeunesse de
Pierrot. Édition interdite en France. Bruxelles, Office de publicité,
Coll. Hetzel, 1857, in-32 de 208 pp.

151. Les Compagnons de Jéhu. Paris, A. Cadot, 1857, 7 vol. in-8.

152. Charles le Téméraire. Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-12
de 324 et 310 pp.

153. Le Meneur de loups. Paris, A. Cadot, 1857, 3 vol. in-8.

154. Causeries. Première et deuxième séries. Paris, Michel Lévy frères,
1860, 2 vol. in-8.

155. La Retraite illuminée, par A. Dumas, avec divers appendices par M.
Joseph Bard et Sommeville. Auxerre, Ch. Gallot, Libraire-éditeur, 1858,
in-12 de 88 pp.

156. L'Honneur est satisfait. Comédie en un acte et en prose. Paris,
Librairie Théâtrale, 1858, in-12 de 48 pp.

157. La Route de Varennes. Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 279 pp.

158. L'Horoscope. Paris, A. Cadot, 1858, 3 vol. in-8.

159. Histoire de mes bêtes. Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de
333 pp.

160. Le Chasseur de sauvagine. Paris, A. Cadot, 1858, 2 vol. in-8 de
chacun 317 pp.

161. Ainsi soit-il. Paris, A. Cadot, s. d. (1862), 5 vol. in-8. Il a été
tiré de ce roman la pièce suivante:

Madame de Chamblay. Drame en cinq actes, en prose. Paris, Michel Lévy,
1869, in-18 de 96 pp.

162. Black. Paris, A. Cadot, 1858, 4 vol. in-8.

163. Les Louves de Machecoul, par A. Dumas et G. de Cherville. Paris, A.
Cadot, 1859, 10 vol. in-8.

164. De Paris à Astrakan, nouvelles impressions de voyage. Première et
deuxième série. Paris, Librairie nouvelle A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2
vol. in-18 de 318 et 313 pp.

165. Lettres de Saint-Pétersbourg (sur le Servage en Russie). Édition
interdite pour la France. Bruxelles, Rozez, coll. Hetzel 1859, in-32 de
232 pp.

166. La Frégate l'Espérance. Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Office de publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel, 1859,
in-32 de 232 pp.

167. Contes pour les grands et les petits enfants. Bruxelles, Office de
publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel, 1859, 2 vol. in-32 de 190 et
204 pp.

168. Jane. Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 324 pp.

169. Herminie et Marianna. Édition interdite pour la France. Bruxelles,
Méline, Cans et Cie, coll. Hetzel, 1859, in-32 de 174 pp.

170. Ammalat-Beg. Paris, A. Cadot, s. d. (1859), 2 vol. in-8 de 326 et
352 pp.

171. La Maison de glace. Paris, Michel Lévy, 1860, 2 vol. in-18 de 326
et 280 pp.

172. Le Caucase. Voyage d'Alexandre Dumas. Paris, Librairie Théâtrale,
s. d. (1859), in-4 de 240 pp.

173. Traduction de Victor Perceval. Mémoires d'un policeman. Paris, A.
Cadot, 1859, 2 vol. in-8 de chacun 325 pp.

174. L'Art et les artistes contemporains au Salon de 1859. Paris, A.
Bourdilliat et Cie, 1859, 2 vol. in-18 de 188 pp.

175. Monsieur Coumbes. (Histoire d'un cabanon et d'un chalet.) Paris, A.
Bourdilliat et Cie, 1860, in-18 de 316 pp. Connu aussi sous le titre
suivant: Le Fils du Forçat

176. Docteur Maynard. Les Baleiniers, voyage aux terres antipodiques.
Paris, A. Cadot, 1859, 3 vol. in-8.

177. Une Aventure d'amour (Herminie). Paris, Michel Lévy frères, 1867,
in-18 de 274 pp.

178. Le Père la Ruine. Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 320 pp

179. La Vie au désert. Cinq ans de chasse dans l'intérieur de l'Afrique
méridionale par Gordon Cumming. Paris, Impr. de Edouard Blot, s. d.
(1860), gr. in-8 de 132 pp.

180. Moullah-Nour. Édition interdite pour la France. Bruxelles, Méline,
Cans et Cie, coll. Hetzel, s. d. (1860), 2 vol. in-32 de 181 et 152 pp.

181. Un Cadet de famille traduit par Victor Perceval, publié par A.
Dumas. Première, deuxième et troisième série. Paris, Michel Lévy frères,
1860, 3 vol. in-18.

182. Le Roman d'Elvire. Opéra-comique en trois actes, par A. Dumas et A.
de Leuven. Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 97 pp.

183. L'Envers d'une conspiration. Comédie en cinq actes, en prose.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 132 pp.

184. Mémoires de Garibaldi, traduits sur le manuscrit original, par A.
Dumas. Première et deuxième série. Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2
vol. in-18 de 312 et 268 pp.

185. Le père Gigogne contes pour les enfants. Première et deuxième
série. Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-18.

186. Les Drames galants. La Marquise d'Escoman. Paris, A. Bourdilliat et
Cie, 1860, 2 vol. in-18 de 281 et 291 pp.

187. Jacquot sans oreilles. Paris, Michel Lévy frères, 1873, in-18 de
XXVIII-231 pp.

188. Une nuit à Florence sous Alexandre de Médicis. Paris, Michel Lévy
frères, 1861, in-18 de 250 pp.

189. Les Garibaldiens. Révolution de Sicile et de Naples. Paris, Michel
Lévy frères, 1861, in-18 de 376 pp.

190. Les Morts vont vite. Paris, Michel Lévy frères, 1861, 2 vol. in-18
de 322 et 294 pp.

191. La Boule de neige. Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 292
pp.

192. La Princesse Flora. Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 253
pp.

193. Italiens et Flamands. Première et deuxième série. Paris, Michel
Lévy, 1862, 2 vol. in-18 de 305 et 300 pp.

194. Sultanetta. Paris, Michel Lévy, 1862, in-18 de 320 pp.

195. Les Deux Reines, suite et fin des Mémoires de Mlle de Luynes.
Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 333 et 329 pp.

196. La San-Felice. Paris, Michel Lévy frères, 1864-1865, 9 vol. in-18.

197. Un Pays inconnu, (Géral-Milco; Brésil.). Paris, Michel Lévy frères,
1865, in-18 de 320 pp.

198. Les Gardes forestiers. Drame en cinq actes. Représenté pour la
première fois, à Paris, sur le Grand-Théâtre parisien (28 mai 1865).
Paris, Michel Lévy frères, s. d. (1865), gr. in-8 de 36 pp.

199. Souvenirs d'une favorite. Paris, Michel Lévy frères, 1865, 4 vol.
in-18.

200. Les Hommes de fer. Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 305
pp.

201. A. Les Blancs et les Bleus. Paris, Michel Lévy frères, 1867-1868, 3
vol. in-18.

B. Les Blancs et les Bleus. Drame en cinq actes, en onze tableaux.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Châtelet
(10 mars 1869). (Michel Lévy frères), s. d. (1874), gr in-8 de 28 pp.

202. La Terreur prussienne. Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol.
in-18 de 296 et 294 pp.

203. Souvenirs dramatiques. Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol.
in-18 de 326 et 276 pp.

204. Parisiens et provinciaux. Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol.
in-18 de 326 et 276 pp.

205. L'Île de feu. Paris, Michel Lévy frères, 1871, 2 vol. in-18 de 285
et 254 pp.

206. Création et Rédemption. Le Docteur mystérieux. Paris, Michel Lévy
frères, 1872, 2 vol. in-18 de 320 et 312 pp.

207. Création et Rédemption. La Fille du Marquis. Paris, Michel Lévy
frères, 1872, 2 vol. in-18 de 274 et 281 pp.

208. Le Prince des voleurs. Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol.
in-18 de 293 et 275 pp.

209. Robin Hood le proscrit. Paris, Michel Lévy frères, 1873, 2 vol.
in-18 de 262 et 273 pp.

210. A. Grand dictionnaire de cuisine, par A. Dumas (et D.-J.
Vuillemot). Paris, A. Lemerre, 1873, gr. in-8 de 1155 pp.

B. Petit dictionnaire de cuisine. Paris, A. Lemerre, 1882, in-18 de 819
pp.

211. Propos d'art et de cuisine. Paris, Calmann-Lévy, 1877, in-18 de 304
pp.

212. Herminie. L'Amazone. Paris, Calmann-Lévy, 1888, in-16 de 111 pp.





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