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Title: Le vicomte de Bragelonne, Tome II. Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le vicomte de Bragelonne, Tome II." *** is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LE VICOMTE DE BRAGELONNE TOME II (1848 -- 1850) Table des matières Chapitre LXXII -- La grandeur de l'évêque de Vannes Chapitre LXXIII -- Où Porthos commence à être fâché d'être venu avec d'Artagnan Chapitre LXXIV -- Où d'Artagnan court, où Porthos ronfle, où Aramis conseille Chapitre LXXV -- Où M. Fouquet agit Chapitre LXXVI -- Où d'Artagnan finit par mettre enfin la main sur son brevet de capitaine Chapitre LXXVII -- Un amoureux et une maîtresse Chapitre LXXVIII -- Où l'on voit enfin reparaître la véritable héroïne de cette histoire Chapitre LXXIX -- Malicorne et Manicamp Chapitre LXXX -- Manicamp et Malicorne Chapitre LXXXI -- La cour de l'hôtel Grammont Chapitre LXXXII -- Le portrait de Madame Chapitre LXXXIII -- Au Havre Chapitre LXXXIV -- En mer Chapitre LXXXV -- Les tentes Chapitre LXXXVI -- La nuit Chapitre LXXXVII -- Du Havre à Paris Chapitre LXXXVIII -- Ce que le Chevalier de Lorraine pensait de Madame Chapitre LXXXIX -- La surprise de mademoiselle de Montalais Chapitre XC -- Le consentement d'Athos Chapitre XCI -- Monsieur est jaloux du duc de Buckingham Chapitre XCII -- For ever! Chapitre XCIII -- Où sa Majesté Louis XIV ne trouve Melle de La Vallière ni assez riche, ni assez jolie pour un gentilhomme du rang du vicomte de Bragelonne Chapitre XCIV -- Une foule de coups d'épée dans l'eau Chapitre XCV -- M. Baisemeaux de Montlezun Chapitre XCVI -- Le jeu du roi Chapitre XCVII -- Les petits comptes de M. Baisemeaux de Montlezun Chapitre XCVIII -- Le déjeuner de M. de Baisemeaux Chapitre XCIX -- Le deuxième de la Bertaudière Chapitre C -- Les deux amies Chapitre CI -- Largenterie de Mme de Bellière Chapitre CII -- La dot Chapitre CIII -- Le terrain de Dieu Chapitre CIV -- Triple amour Chapitre CV -- La jalousie de M. de Lorraine Chapitre CVI -- Monsieur est jaloux de Guiche Chapitre CVII -- Le médiateur Chapitre CVIII -- Les conseilleurs Chapitre CIX -- Fontainebleau Chapitre CX -- Le bain Chapitre CXI -- La chasse aux papillons Chapitre CXII -- Ce que lon prend en chassant aux papillons Chapitre CXIII -- Le ballet des Saisons Chapitre CXIV -- Les nymphes du parc de Fontainebleau Chapitre CXV -- Ce qui se disait sous le chêne royal Chapitre CXVI -- Linquiétude du roi Chapitre CXVII -- Le secret du roi Chapitre CXVIII -- Courses de nuit Chapitre CXIX -- Où Madame acquiert la preuve que lon peut, en écoutant, entendre ce qui se dit Chapitre CXX -- La correspondance dAramis Chapitre CXXI -- Le commis dordre Chapitre CXXII -- Fontainebleau à deux heures du matin Chapitre CXXIII -- Le labyrinthe Chapitre CXXIV -- Comment Malicorne avait été délogé de lhôtel du Beau-Paon Chapitre CXXV -- Ce qui sétait passé en réalité à lauberge du Beau-Paon Chapitre CXXVI -- Un jésuite de la onzième année Chapitre CXXVII -- Le secret de lÉtat Chapitre CXXVIII -- Mission Chapitre CXXIX -- Heureux comme un prince Chapitre CXXX -- Histoire dune naïade et dune dryade Chapitre CXXXI -- Fin de lhistoire dune naïade et dune dryade Chapitre LXXII -- La grandeur de l'évêque de Vannes Porthos et d'Artagnan étaient entrés à l'évêché par une porte particulière, connue des seuls amis de la maison. Il va sans dire que Porthos avait servi de guide à d'Artagnan. Le digne baron se comportait un peu partout comme chez lui. Cependant, soit reconnaissance tacite de cette sainteté du personnage d'Aramis et de son caractère, soit habitude de respecter ce qui lui imposait moralement, digne habitude qui avait toujours fait de Porthos un soldat modèle et un esprit excellent, par toutes ces raisons, disons-nous, Porthos conserva, chez Sa Grandeur l'évêque de Vannes, une sorte de réserve que d'Artagnan remarqua tout d'abord dans l'attitude qu'il prit avec les valets et les commensaux. Cependant cette réserve n'allait pas jusqu'à se priver de questions, Porthos questionna. On apprit alors que Sa Grandeur venait de rentrer dans ses appartements, et se préparait à paraître, dans l'intimité, moins majestueuse qu'elle n'avait paru avec ses ouailles. En effet, après un petit quart d'heure que passèrent d'Artagnan et Porthos à se regarder mutuellement le blanc des yeux, à tourner leurs pouces dans les différentes évolutions qui vont du nord au midi, une porte de la salle s'ouvrit et l'on vit paraître Sa Grandeur vêtue du petit costume complet de prélat. Aramis portait la tête haute, en homme qui a l'habitude du commandement, la robe de drap violet retroussée sur le côté, et le poing sur la hanche. En outre, il avait conservé la fine moustache et la royale allongée du temps de Louis XIII. Il exhala en entrant ce parfum délicat qui, chez les hommes élégants, chez les femmes du grand monde, ne change jamais, et semble s'être incorporé dans la personne dont il est devenu l'émanation naturelle. Cette fois seulement le parfum avait retenu quelque chose de la sublimité religieuse de l'encens. Il n'enivrait plus, il pénétrait; il n'inspirait plus le désir, il inspirait le respect. Aramis, en entrant dans la chambre, n'hésita pas un instant, et sans prononcer une parole qui, quelle qu'elle fût, eût été froide en pareille occasion, il vint droit au mousquetaire si bien déguisé sous le costume de M. Agnan, et le serra dans ses bras avec une tendresse que le plus défiant n'eût pas soupçonnée de froideur ou d'affectation. D'Artagnan, de son côté, l'embrassa d'une égale ardeur. Porthos serra la main délicate d'Aramis dans ses grosses mains, et d'Artagnan remarqua que Sa Grandeur lui serrait la main gauche probablement par habitude, attendu que Porthos devait déjà dix fois lui avoir meurtri ses doigts ornés de bagues en broyant sa chair dans l'étau de son poignet. Aramis, averti par la douleur, se défiait donc et ne présentait que des chairs à froisser et non des doigts à écraser contre de l'or ou des facettes de diamant. Entre deux accolades, Aramis regarda en face d'Artagnan, lui offrit une chaise et s'assit dans l'ombre, observant que le jour donnait sur le visage de son interlocuteur. Cette manoeuvre, familière aux diplomates et aux femmes, ressemble beaucoup à l'avantage de la garde que cherchent, selon leur habileté ou leur habitude, à prendre les combattants sur le terrain du duel. D'Artagnan ne fut pas dupe de la manoeuvre; mais il ne parut pas s'en apercevoir. Il se sentait pris; mais, justement parce qu'il était pris, il se sentait sur la voie de la découverte, et peu lui importait, vieux condottiere, de se faire battre en apparence, pourvu qu'il tirât de sa prétendue défaite les avantages de la victoire. Ce fut Aramis qui commença la conversation. -- Ah! cher ami! mon bon d'Artagnan! dit-il, quel excellent hasard! -- C'est un hasard, mon révérend compagnon, dit d'Artagnan, que j'appellerai de l'amitié. Je vous cherche, comme toujours je vous ai cherché, dès que j'ai eu quelque grande entreprise à vous offrir ou quelques heures de liberté à vous donner. -- Ah! vraiment, dit Aramis sans explosion, vous me cherchez? -- Eh! oui, il vous cherche, mon cher Aramis, dit Porthos, et la preuve, c'est qu'il m'a relancé, moi, à Belle-Île. C'est aimable, n'est-ce pas? -- Ah! fit Aramis, certainement, à Belle-Île... «Bon! dit d'Artagnan, voilà mon butor de Porthos qui, sans y songer, a tiré du premier coup le canon d'attaque.» -- À Belle-Île, dit Aramis, dans ce trou, dans ce désert! Cest aimable, en effet. -- Et c'est moi qui lui ai appris que vous étiez à Vannes, continua Porthos du même ton. D'Artagnan arma sa bouche d'une finesse presque ironique. -- Si fait, je le savais, dit-il; mais j'ai voulu voir. -- Voir quoi? -- Si notre vieille amitié tenait toujours; si, en nous voyant, notre coeur, tout racorni qu'il est par l'âge, laissait encore échapper ce bon cri de joie qui salue la venue d'un ami. -- Eh bien! vous avez dû être satisfait? demanda Aramis. -- Couci-couci. -- Comment cela? -- Oui, Porthos m'a dit: «Chut!» et vous... -- Eh bien! et moi? -- Et vous, vous m'avez donné votre bénédiction. -- Que voulez-vous! mon ami, dit en souriant Aramis, c'est ce qu'un pauvre prélat comme moi a de plus précieux. -- Allons donc, mon cher ami. -- Sans doute. -- On dit cependant à Paris que l'évêché de Vannes est un des meilleurs de France. -- Ah! vous voulez parler des biens temporels? dit Aramis d'un air détaché. -- Mais certainement j'en veux parler. J'y tiens, moi. -- En ce cas, parlons-en, dit Aramis avec un sourire. -- Vous avouez être un des plus riches prélats de France? -- Mon cher, puisque vous me demandez mes comptes, je vous dirai que l'évêché de Vannes vaut vingt mille livres de rente, ni plus ni moins. C'est un diocèse qui renferme cent soixante paroisses. -- C'est fort joli, dit d'Artagnan. -- C'est superbe, dit Porthos. -- Mais cependant, reprit d'Artagnan en couvrant Aramis du regard, vous ne vous êtes pas enterré ici à jamais? -- Pardonnez-moi. Seulement je n'admets pas le mot enterré. -- Mais il me semble qu'à cette distance de Paris on est enterré, ou peu s'en faut. -- Mon ami, je me fais vieux, dit Aramis; le bruit et le mouvement de la ville ne me vont plus. «À cinquante-sept ans, on doit chercher le calme et la méditation. Je les ai trouvés ici. Quoi de plus beau et de plus sévère à la fois que cette vieille Armorique? Je trouve ici, cher d'Artagnan, tout le contraire de ce que j'aimais autrefois, et c'est ce qu'il faut à la fin de la vie, qui est le contraire du commencement. Un peu de mon plaisir d'autrefois vient encore m'y saluer de temps en temps sans me distraire de mon salut. Je suis encore de ce monde, et cependant, à chaque pas que je fais, je me rapproche de Dieu. -- Éloquent, sage, discret, vous êtes un prélat accompli, Aramis, et je vous félicite. -- Mais, dit Aramis en souriant, vous n'êtes pas seulement venu, cher ami, pour me faire des compliments... Parlez, qui vous amène? Serais-je assez heureux pour que, d'une façon quelconque, vous eussiez besoin de moi? -- Dieu merci, non, mon cher ami, dit d'Artagnan, ce n'est rien de cela. Je suis riche et libre. -- Riche? -- Oui, riche pour moi; pas pour vous ni pour Porthos, bien entendu. J'ai une quinzaine de mille livres de rente. Aramis le regarda soupçonneux. Il ne pouvait croire, surtout en voyant son ancien ami avec cet humble aspect, qu'il eût fait une si belle fortune. Alors d'Artagnan, voyant que l'heure des explications était venue, raconta son histoire d'Angleterre. Pendant le récit, il vit dix fois briller les yeux et tressaillir les doigts effilés du prélat. Quant à Porthos, ce n'était pas de l'admiration qu'il manifestait pour d'Artagnan, c'était de l'enthousiasme, c'était du délire. Lorsque d'Artagnan eut achevé son récit: -- Eh bien? fit Aramis. -- Eh bien! dit d'Artagnan, vous voyez que j'ai en Angleterre des amis et des propriétés, en France un trésor. Si le coeur vous en dit, je vous les offre. Voilà pourquoi je suis venu. Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir en ce moment le regard d'Aramis. Il laissa donc dévier son oeil sur Porthos, comme fait l'épée qui cède à une pression toute-puissante et cherche un autre chemin. -- En tout cas, dit l'évêque, vous avez pris un singulier costume de voyage, cher ami. -- Affreux! je le sais. Vous comprenez que je ne voulais voyager ni en cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche, je suis avare. -- Et vous dites donc que vous êtes venu à Belle-Île? fit Aramis sans transition. -- Oui, répliqua d'Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous. -- Moi! s'écria Aramis. Moi! depuis un an que je suis ici je n'ai point une seule fois passé la mer. -- Oh! fit d'Artagnan, je ne vous savais pas si casanier. -- Ah! cher ami, c'est qu'il faut vous dire que je ne suis plus l'homme d'autrefois. Le cheval m'incommode, la mer me fatigue; je suis un pauvre prêtre souffreteux, se plaignant toujours, grognant toujours, et enclin aux austérités, qui me paraissent des accommodements avec la vieillesse, des pourparlers avec la mort. Je réside, mon cher d'Artagnan, je réside. -- Eh bien! tant mieux, mon ami, car nous allons probablement devenir voisins. -- Bah! dit Aramis, non sans une certaine surprise qu'il ne chercha même pas à dissimuler, vous, mon voisin? -- Eh! mon Dieu, oui. -- Comment cela? -- Je vais acheter des salines fort avantageuses qui sont situées entre Piriac et Le Croisic. Figurez-vous, mon cher, une exploitation de douze pour cent de revenu clair; jamais de non- valeur, jamais de faux frais; l'océan, fidèle et régulier, apporte toutes les six heures son contingent à ma caisse. Je suis le premier Parisien qui ait imaginé une pareille spéculation. N'éventez pas la mine, je vous en prie, et avant peu nous communiquerons, J'aurai trois lieues de pays pour trente mille livres. Aramis lança un regard à Porthos comme pour lui demander si tout cela était bien vrai, si quelque piège ne se cachait point sous ces dehors d'indifférence. Mais bientôt, comme honteux d'avoir consulté ce pauvre auxiliaire, il rassembla toutes ses forces pour un nouvel assaut ou pour une nouvelle défense. -- On m'avait assuré, dit-il, que vous aviez eu quelque démêlé avec la cour, mais que vous en étiez sorti comme vous savez sortir de tout, mon cher d'Artagnan, avec les honneurs de la guerre. -- Moi? s'écria le mousquetaire avec un grand éclat de rire insuffisant à cacher son embarras; car, à ces mots d'Aramis, il pouvait le croire instruit de ses dernières relations avec le roi; moi? Ah! racontez-moi donc cela, mon cher Aramis. -- Oui, l'on m'avait raconté, à moi, pauvre évêque perdu au milieu des landes, on m'avait dit que le roi vous avait pris pour confident de ses amours. -- Avec qui? -- Avec Mlle de Mancini. D'Artagnan respira. -- Ah! je ne dis pas non, répliqua-t-il. -- Il paraît que le roi vous a emmené un matin au-delà du pont de Blois pour causer avec sa belle. -- C'est vrai, dit d'Artagnan. Ah! vous savez cela? Mais alors, vous devez savoir que, le jour même, j'ai donné ma démission. -- Sincère? -- Ah! mon ami, on ne peut plus sincère. -- C'est alors que vous allâtes chez le comte de La Fère? -- Oui. -- Chez moi? -- Oui. -- Et chez Porthos? -- Oui. -- Était-ce pour nous faire une simple visite? -- Non; je ne vous savais point attachés, et je voulais vous emmener en Angleterre. -- Oui, je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d'exécuter à nous quatre. Je me suis douté que vous étiez pour quelque chose dans cette belle restauration, quand j'appris qu'on vous avait vu aux réceptions du roi Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou plutôt comme un obligé. -- Mais comment diable avez-vous su tout cela? demanda d'Artagnan, qui craignait que les investigations d'Aramis ne s'étendissent plus loin qu'il ne le voulait. -- Cher d'Artagnan, dit le prélat, mon amitié ressemble un peu à la sollicitude de ce veilleur de nuit que nous avons dans la petite tour du môle, à l'extrémité du quai. Ce brave homme allume tous les soirs une lanterne pour éclairer les barques qui viennent de la mer. Il est caché dans sa guérite, et les pêcheurs ne le voient pas; mais lui les suit avec intérêt; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie du port. Je ressemble à ce veilleur; de temps en temps quelques avis m'arrivent et me rappellent au souvenir de tout ce que j'aimais. Alors je suis les amis d'autrefois sur la mer orageuse du monde, moi, pauvre guetteur auquel Dieu a bien voulu donner l'abri d'une guérite. -- Et, dit d'Artagnan, après l'Angleterre, qu'ai-je fait? -- Ah! voilà! fit Aramis, vous voulez forcer ma vue. Je ne sais plus rien depuis votre retour, d'Artagnan; mes yeux se sont troublés. J'ai regretté que vous ne pensiez point à moi. J'ai pleuré votre oubli. J'avais tort. Je vous revois, et c'est une fête, une grande fête, je vous le jure... Comment se porte Athos? -- Très bien, merci. -- Et notre jeune pupille? -- Raoul? -- Oui. -- Il paraît avoir hérité de l'adresse de son père Athos et de la force de son tuteur Porthos. -- Et à quelle occasion avez-vous pu juger de cela? -- Eh! mon Dieu! la veille même de mon départ. -- Vraiment? -- Oui, il y avait exécution en Grève, et, à la suite de cette exécution, émeute. Nous nous sommes trouvés dans l'émeute, et, à la suite de l'émeute, il a fallu jouer de l'épée; il s'en est tiré à merveille. -- Bah! et qu'a-t-il fait? dit Porthos. -- D'abord il a jeté un homme par la fenêtre, comme il eût fait d'un ballot de coton. -- Oh! très bien! s'écria Porthos. -- Puis il a dégainé, pointé, estocadé, comme nous faisions dans notre beau temps, nous autres. -- Et à quel propos cette émeute? demanda Porthos. D'Artagnan remarqua sur la figure d'Aramis une complète indifférence à cette question de Porthos. -- Mais, dit-il en regardant Aramis, à propos de deux traitants à qui le roi faisait rendre gorge, deux amis de M. Fouquet que l'on pendait. À peine un léger froncement de sourcils du prélat indiqua-t-il qu'il avait entendu. -- Oh! oh! fit Porthos, et comment les nommait-on, ces amis de M. Fouquet? -- MM. d'Emerys et Lyodot, dit d'Artagnan. Connaissez-vous ces noms-là, Aramis? -- Non, fit dédaigneusement le prélat; cela m'a l'air de noms de financiers. -- Justement. -- Oh! M. Fouquet a laissé pendre ses amis? s'écria Porthos. -- Et pourquoi pas? dit Aramis. -- C'est qu'il me semble... -- Si on a pendu ces malheureux, c'était par ordre du roi. Or, M. Fouquet, pour être surintendant des finances, n'a pas, je pense, droit de vie et de mort. -- C'est égal, grommela Porthos, à la place de M. Fouquet... Aramis comprit que Porthos allait dire quelque sottise. Il brisa la conversation. -- Voyons, dit-il, mon cher d'Artagnan, c'est assez parler des autres; parlons un peu de vous. -- Mais, de moi, vous en savez tout ce que je puis vous en dire. Parlons de vous, au contraire, cher Aramis. -- Je vous l'ai dit, mon ami, il n'y a plus d'Aramis en moi. -- Plus même de l'abbé d'Herblay? -- Plus même. Vous voyez un homme que Dieu a pris par la main et qu'il a conduit à une position qu'il ne devait ni n'osait espérer. -- Dieu? interrogea d'Artagnan. -- Oui. -- Tiens! c'est étrange; on m'avait dit, à moi, que c'était M. Fouquet. -- Qui vous a dit cela? fit Aramis sans que toute la puissance de sa volonté pût empêcher une légère rougeur de colorer ses joues. -- Ma foi! c'est Bazin. -- Le sot! -- Je ne dis pas qu'il soit homme de génie, c'est vrai; mais il me l'a dit, et après lui, je vous le répète. -- Je n'ai jamais vu M. Fouquet, répondit Aramis avec un regard aussi calme et aussi pur que celui d'une jeune vierge qui n'a jamais menti. -- Mais, répliqua d'Artagnan, quand vous l'eussiez vu et même connu, il n'y aurait point de mal à cela; c'est un fort brave homme que M. Fouquet. -- Ah! -- Un grand politique. Aramis fit un geste d'indifférence. -- Un tout-puissant ministre. -- Je ne relève que du roi et du pape, dit Aramis. -- Dame! écoutez donc, dit d'Artagnan du ton le plus naïf, je vous dis cela, moi, parce que tout le monde ici jure par M. Fouquet. La plaine est à M. Fouquet, les salines que j'ai achetées sont à M. Fouquet, l'île dans laquelle Porthos s'est fait topographe est à M. Fouquet, la garnison est à M. Fouquet, les galères sont à M. Fouquet. J'avoue donc que rien ne m'eût surpris dans votre inféodation, ou plutôt dans celle de votre diocèse, m. Fouquet. C'est un autre maître que le roi, voilà tout, mais aussi puissant qu'un roi. -- Dieu merci! je ne suis inféodé à personne; je n'appartiens à personne et suis tout à moi, répondit Aramis, qui, pendant cette conversation, suivait de l'oeil chaque geste de d'Artagnan, chaque clin d'oeil de Porthos. Mais d'Artagnan était impassible et Porthos immobile; les coups portés habilement étaient parés par un habile adversaire; aucun ne toucha. Néanmoins chacun sentait la fatigue d'une pareille lutte, et l'annonce du souper fut bien reçue par tout le monde. Le souper changea le cours de la conversation. D'ailleurs, ils avaient compris que, sur leurs gardes comme ils étaient chacun de son côté, ni l'un ni l'autre n'en saurait davantage. Porthos n'avait rien compris du tout. Il s'était tenu immobile parce qu'Aramis lui avait fait signe de ne pas bouger. Le souper ne fut donc pour lui que le souper. Mais c'était bien assez pour Porthos. Le souper se passa donc à merveille. D'Artagnan fut d'une gaieté éblouissante. Aramis se surpassa par sa douce affabilité. Porthos mangea comme feu Pélops. On causa guerre et finance, arts et amours. Aramis faisait l'étonné à chaque mot de politique que risquait d'Artagnan. Celle longue série de surprises augmenta la défiance de d'Artagnan, comme l'éternelle indifférence de d'Artagnan provoquait la défiance d'Aramis. Enfin d'Artagnan laissa à dessein tomber le nom de Colbert. Il avait réservé ce coup pour le dernier. -- Qu'est-ce que Colbert? demanda l'évêque. «oh! pour le coup, se dit d'Artagnan, c'est trop fort. Veillons, mordioux! veillons.» Et il donna sur Colbert tous les renseignements qu'Aramis pouvait désirer. Le souper ou plutôt la conversation se prolongea jusqu'à une heure du matin entre d'Artagnan et Aramis. À dix heures précises, Porthos s'était endormi sur sa chaise et ronflait comme un orgue. À minuit, on le réveilla et on l'envoya coucher. -- Hum! dit-il; il me semble que je me suis assoupi; c'était pourtant fort intéressant ce que vous disiez. À une heure, Aramis conduisit d'Artagnan dans la chambre qui lui était destinée et qui était la meilleure du palais épiscopal. Deux serviteurs furent mis à ses ordres. -- Demain, à huit heures, dit-il en prenant congé de d'Artagnan, nous ferons, si vous le voulez, une promenade à cheval avec Porthos. -- À huit heures! fit d'Artagnan, si tard? -- Vous savez que j'ai besoin de sept heures de sommeil, dit Aramis. -- C'est juste. -- Bonsoir, cher ami! Et il embrassa le mousquetaire avec cordialité. D'Artagnan le laissa partir. -- Bon! dit-il quand sa porte fut fermée derrière Aramis, à cinq heures je serai sur pied. Puis, cette disposition arrêtée, il se coucha et mit, comme on dit, les morceaux doubles. Chapitre LXXIII -- Où Porthos commence à être fâché d'être venu avec d'Artagnan À peine d'Artagnan avait-il éteint sa bougie, qu'Aramis, qui guettait à travers ses rideaux le dernier soupir de la lumière chez son ami, traversa le corridor sur la pointe du pied et passa chez Porthos. Le géant, couché depuis une heure et demie à peu près, se prélassait sur l'édredon. Il était dans ce calme heureux du premier sommeil qui, chez Porthos, résistait au bruit des cloches et du canon. Sa tête nageait dans ce doux balancement qui rappelle le mouvement moelleux d'un navire. Une minute de plus, Porthos allait rêver. La porte de sa chambre s'ouvrit doucement sous la pression délicate de la main d'Aramis. L'évêque s'approcha du dormeur. Un épais tapis assourdissait le bruit de ses pas; d'ailleurs, Porthos ronflait de façon à éteindre tout autre bruit. Il lui posa une main sur l'épaule. -- Allons, dit-il, allons, mon cher Porthos. La voix d'Aramis était douce et affectueuse, mais elle renfermait plus qu'un avis, elle renfermait un ordre. Sa main était légère, mais elle indiquait un danger. Porthos entendit la voix et sentit la main d'Aramis au fond de son sommeil. Il tressaillit. -- Qui va là? dit-il avec sa voix de géant. -- Chut! c'est moi, dit Aramis. -- Vous, cher ami! et pourquoi diable m'éveillez-vous? -- Pour vous dire qu'il faut partir. -- Partir? -- Oui. -- Pour où? -- Pour Paris. Porthos bondit dans son lit et retomba assis en fixant sur Aramis ses gros yeux effarés. -- Pour Paris? -- Oui. -- Cent lieues! fit-il. -- Cent quatre, répliqua l'évêque. -- Ah! mon Dieu! soupira Porthos en se recouchant, pareil à ces enfants qui luttent avec leur bonne pour gagner une heure ou deux de sommeil. -- Trente heures de cheval, ajouta résolument Aramis. Vous savez qu'il y a de bons relais. Porthos bougea une jambe en laissant échapper un gémissement. -- Allons! allons! cher ami, insista le prélat avec une sorte d'impatience. Porthos tira l'autre jambe du lit. -- Et c'est absolument nécessaire que je parte? dit-il. -- De toute nécessité. Porthos se dressa sur ses jambes et commença d'ébranler le plancher et les murs de son pas de statue. -- Chut! pour l'amour de Dieu, mon cher Porthos! dit Aramis; vous allez réveiller quelqu'un. -- Ah! c'est vrai, répondit Porthos d'une voix de tonnerre; j'oubliais; mais, soyez tranquille, je m'observerai. Et, en disant ces mots, il fit tomber une ceinture chargée de son épée, de ses pistolets et d'une bourse dont les écus s'échappèrent avec un bruit vibrant et prolongé. Ce bruit fit bouillir le sang d'Aramis, tandis qu'il provoquait chez Porthos un formidable éclat de rire. -- Que c'est bizarre! dit-il de sa même voix. -- Plus bas, Porthos, plus bas, donc! -- C'est vrai. Et il baissa en effet la voix d'un demi-ton. -- Je disais donc, continua Porthos, que c'est bizarre qu'on ne soit jamais aussi lent que lorsqu'on veut se presser, aussi bruyant que lorsqu'on désire être muet. -- Oui, c'est vrai; mais faisons mentir le proverbe, Porthos, hâtons-nous et taisons-nous. -- Vous voyez que je fais de mon mieux, dit Porthos en passant son haut-de-chausses. -- Très bien. -- Il paraît que c'est pressé? -- C'est plus que pressé, c'est grave, Porthos. -- Oh! oh! -- D'Artagnan vous a questionné, n'est-ce pas? -- Moi? -- Oui, à Belle-Île? -- Pas le moins du monde. -- Vous en êtes bien sûr, Porthos? -- Parbleu! -- C'est impossible. Souvenez-vous bien. -- Il m'a demandé ce que je faisais, je lui ai dit: «De la topographie.» J'aurais voulu dire un autre mot dont vous vous étiez servi un jour. -- De la castramétation? -- C'est cela; mais je n'ai jamais pu me le rappeler. -- Tant mieux! Que vous a-t-il demandé encore? -- Ce que c'était que M. Gétard. -- Et encore? -- Ce que c'était que M. Jupenet. -- Il n'a pas vu notre plan de fortifications, par hasard? -- Si fait. -- Ah! diable! -- Mais soyez tranquille, j'avais effacé votre écriture avec de la gomme. Impossible de supposer que vous avez bien voulu me donner quelque avis dans ce travail. -- Il a de bien bons yeux, notre ami. -- Que craignez-vous? -- Je crains que tout ne soit découvert, Porthos; il s'agit donc de prévenir un grand malheur. J'ai donné l'ordre à mes gens de fermer toutes les portes. On ne laissera point sortir d'Artagnan avant le jour. Votre cheval est tout sellé; vous gagnez le premier relais; à cinq heures du matin, vous aurez fait quinze lieues. Venez. On vit alors Aramis vêtir Porthos pièce par pièce avec autant de célérité qu'eût pu le faire le plus habile valet de chambre. Porthos, moitié confus, moitié étourdi, se laissait faire et se confondait en excuses. Lorsqu'il fut prêt, Aramis le prit par la main et l'emmena, en lui faisant poser le pied avec précaution sur chaque marche de l'escalier, l'empêchant de se heurter aux embrasures des portes, le tournant et le retournant comme si lui, Aramis, eût été le géant et Porthos le nain. Cette âme incendiait et soulevait cette matière. Un cheval, en effet, attendait tout sellé dans la cour. Porthos se mit en selle. Alors Aramis prit lui-même le cheval par la bride et le guida sur du fumier répandu dans la cour, dans l'intention évidente d'éteindre le bruit. Il lui pinçait en même temps les naseaux pour qu'il ne hennît pas... -- Puis, une fois arrivé à la porte extérieure, attirant à lui Porthos, qui allait partir sans même lui demander pourquoi: -- Maintenant, ami Porthos, maintenant, sans débrider jusqu'à Paris, dit-il à son oreille; mangez à cheval, buvez à cheval, dormez à cheval, mais ne perdez pas une minute. -- C'est dit; on ne s'arrêtera pas. -- Cette lettre à M. Fouquet, coûte que coûte; il faut qu'il l'ait demain avant midi. -- Il l'aura. -- Et pensez à une chose, cher ami. -- À laquelle? -- C'est que vous courez après votre brevet de duc et pair. -- Oh! oh! fit Porthos les yeux étincelants, j'irai en vingt- quatre heures en ce cas. -- Tâchez. -- Alors lâchez la bride, et en avant, Goliath! Aramis lâcha effectivement, non pas la bride, mais les naseaux du cheval. Porthos rendit la main, piqua des deux, et l'animal furieux partit au galop sur la terre. Tant qu'il put voir Porthos dans la nuit, Aramis le suivit des yeux; puis, lorsqu'il l'eut perdu de vue, il rentra dans la cour. Rien n'avait bougé chez d'Artagnan. Le valet mis en faction auprès de sa porte n'avait vu aucune lumière, n'avait entendu aucun bruit. Aramis referma la porte avec soin, envoya le laquais se coucher, et lui même se mit au lit. D'Artagnan ne se doutait réellement de rien; aussi crut-il avoir tout gagné, lorsque le matin il s'éveilla vers quatre heures et demie. Il courut tout en chemise regarder par la fenêtre: la fenêtre donnait sur la cour. Le jour se levait. La cour était déserte, les poules elles-mêmes n'avaient pas encore quitté leurs perchoirs. Pas un valet n'apparaissait. Toutes les portes étaient fermées. «Bon! calme parfait, se dit d'Artagnan. N'importe, me voici réveillé le premier de toute la maison. Habillons-nous; ce sera autant de fait.» Et d'Artagnan s'habilla. Mais cette fois il s'étudia à ne point donner au costume de M. Agnan cette rigidité bourgeoise et presque ecclésiastique qu'il affectait auparavant; il sut même, en se serrant davantage, en se boutonnant d'une certaine façon, en posant son feutre plus obliquement, rendre à sa personne un peu de cette tournure militaire dont l'absence avait effarouché Aramis. Cela fait, il en usa ou plutôt feignit d'en user sans façon avec son hôte, et entra tout à l'improviste dans son appartement. Aramis dormait ou feignait de dormir. Un grand livre était ouvert sur son pupitre de nuit; la bougie brûlait encore au-dessus de son plateau d'argent. C'était plus qu'il n'en fallait pour prouver à d'Artagnan l'innocence de la nuit du prélat et les bonnes intentions de son réveil. Le mousquetaire fit précisément à l'évêque ce que l'évêque avait fait à Porthos. Il lui frappa sur l'épaule. Évidemment; Aramis feignait de dormir, car, au lieu de s'éveiller soudain, lui qui avait le sommeil si léger, il se fit réitérer l'avertissement. -- Ah! ah! c'est vous, dit-il en allongeant les bras. Quelle bonne surprise! Ma foi, le sommeil m'avait fait oublier que j'eusse le bonheur de vous posséder. Quelle heure est-il? -- Je ne sais, dit d'Artagnan un peu embarrassé. De bonne heure, je crois. Mais, vous le savez, cette diable d'habitude militaire de m'éveiller avec le jour me tient encore. -- Est-ce que vous voulez déjà que nous sortions, par hasard? demanda Aramis. Il est bien matin, ce me semble. -- Ce sera comme vous voudrez. -- Je croyais que nous étions convenus de ne monter à cheval qu'à huit heures. -- C'est possible; mais, moi, j'avais si grande envie de vous voir, que je me suis dit: «Le plus tôt sera le meilleur.» -- Et mes sept heures de sommeil? dit Aramis. Prenez garde, j'avais compté là-dessus, et ce qu'il m'en manquera, il faudra que je le rattrape. -- Mais il me semble qu'autrefois vous étiez moins dormeur que cela, cher ami; vous aviez le sang alerte et l'on ne vous trouvait jamais au lit. -- Et c'est justement à cause de ce que vous me dites là que j'aime fort à y demeurer maintenant. -- Aussi, avouez que ce n'était pas pour dormir que vous m'avez demandé jusqu'à huit heures. -- J'ai toujours peur que vous ne vous moquiez de moi si je vous dis la vérité. -- Dites toujours. -- Eh bien! de six à huit heures, j'ai l'habitude de faire mes dévotions. -- Vos dévotions? -- Oui. -- Je ne croyais pas qu'un évêque eût des exercices si sévères. -- Un évêque, cher ami, a plus à donner aux apparences qu'un simple clerc. -- Mordioux! Aramis, voici un mot qui me réconcilie avec Votre Grandeur. Aux apparences! c'est un mot de mousquetaire, celui-là, à la bonne heure! Vivent les apparences, Aramis! -- Au lieu de m'en féliciter, pardonnez-le-moi, d'Artagnan. C'est un mot bien mondain que j'ai laissé échapper là. -- Faut-il donc que je vous quitte? -- J'ai besoin de recueillement, cher ami. -- Bon. Je vous laisse; mais à cause de ce païen qu'on appelle d'Artagnan, abrégez-les, je vous prie; j'ai soif de votre parole. -- Eh bien! d'Artagnan, je vous promets que dans une heure et demie... -- Une heure et demie de dévotions? Ah! mon ami, passez-moi cela au plus juste. Faites-moi le meilleur marché possible. Aramis se mit à rire. -- Toujours charmant, toujours jeune, toujours gai, dit-il. Voilà que vous êtes venu dans mon diocèse pour me brouiller avec la grâce. -- Bah! -- Et vous savez bien que je n'ai jamais résisté à vos entraînements; vous me coûterez mon salut, d'Artagnan. D'Artagnan se pinça les lèvres. -- Allons, dit-il, je prends le péché sur mon compte, débridez-moi un simple signe de croix de chrétien, débridez-moi un Pater et partons. -- Chut! dit Aramis, nous ne sommes déjà plus seuls, et j'entends des étrangers qui montent. -- Eh bien! congédiez-les. -- Impossible; je leur avais donné rendez-vous hier: c'est le principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains. -- Votre état-major, soit. -- Qu'allez-vous faire? -- Je vais aller réveiller Porthos et attendre dans sa compagnie que vous ayez fini vos conférences. Aramis ne bougea point, ne sourcilla point, ne précipita ni son geste ni sa parole. -- Allez, dit-il. D'Artagnan s'avança vers la porte. -- À propos, vous savez où loge Porthos? -- Non; mais je vais m'en informer. -- Prenez le corridor, et ouvrez la deuxième porte à gauche. -- Merci! au revoir. Et d'Artagnan s'éloigna dans la direction indiquée par Aramis. Dix minutes ne s'étaient point écoulées qu'il revint. Il trouva Aramis assis entre le principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains et le principal du collège des jésuites, exactement dans la même situation où il l'avait retrouvé autrefois dans l'auberge de Crèvecoeur. Cette compagnie n'effraya pas le mousquetaire. -- Qu'est-ce? dit tranquillement Aramis. Vous avez quelque chose à me dire, ce me semble, cher ami? -- C'est, répondit d'Artagnan en regardant Aramis, c'est que Porthos n'est pas chez lui. -- Tiens! fit Aramis avec calme; vous êtes sûr? -- Pardieu! je viens de sa chambre. -- Où peut-il être alors? -- Je vous le demande. -- Et vous ne vous en êtes pas informé? -- Si fait. -- Et que vous a-t-on répondu? -- Que Porthos sortant souvent le matin sans rien dire à personne, était probablement sorti. -- Qu'avez-vous fait alors? -- J'ai été à l'écurie, répondit indifféremment d'Artagnan. -- Pour quoi faire? -- Pour voir si Porthos est sorti à cheval. -- Et?... interrogea l'évêque. -- Eh bien! il manque un cheval au râtelier, le numéro 5, Goliath. Tout ce dialogue, on le comprend, n'était pas exempt d'une certaine affectation de la part du mousquetaire et d'une parfaite complaisance de la part d'Aramis. -- Oh! je vois ce que c'est, dit Aramis après avoir rêvé un moment: Porthos est sorti pour nous faire une surprise. -- Une surprise? -- Oui. Le canal qui va de Vannes à la mer est très giboyeux en sarcelles et en bécassines; c'est la chasse favorite de Porthos; il nous en rapportera une douzaine pour notre déjeuner. -- Vous croyez? fit d'Artagnan. -- J'en suis sûr. Où voulez-vous qu'il soit allé? Je parie qu'il a emporté un fusil. -- C'est possible, dit d'Artagnan. -- Faites une chose, cher ami, montez à cheval et le rejoignez. -- Vous avez raison, dit d'Artagnan, j'y vais. -- Voulez-vous qu'on vous accompagne? -- Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je me renseignerai. -- Prenez-vous une arquebuse? -- Merci. -- Faites-vous seller le cheval que vous voudrez. -- Celui que je montais hier en venant de Belle-Île. -- Soit; usez de la maison comme de la vôtre. Aramis sonna et donna l'ordre de seller le cheval que choisirait M. d'Artagnan. D'Artagnan suivit le serviteur chargé de l'exécution de cet ordre. Arrivé à la porte, le serviteur se rangea pour laisser passer d'Artagnan. Dans ce moment son oeil rencontra l'oeil de son maître. Un froncement de sourcils fit comprendre à l'intelligent espion que l'on donnait à d'Artagnan ce qu'il avait à faire. D'Artagnan monta à cheval; Aramis entendit le bruit des fers qui battaient le pavé. Un instant après, le serviteur rentra. -- Eh bien? demanda l'évêque. -- Monseigneur, il suit le canal et se dirige vers la mer, dit le serviteur. -- Bien! dit Aramis. En effet, d'Artagnan, chassant tout soupçon, courait vers l'océan, espérant toujours voir dans les landes ou sur la grève la colossale silhouette de son ami Porthos. D'Artagnan s'obstinait à reconnaître des pas de cheval dans chaque flaque d'eau. Quelquefois il se figurait entendre la détonation d'une arme à feu. Cette illusion dura trois heures. Pendant deux heures, d'Artagnan chercha Porthos. Pendant la troisième, il revint à la maison. -- Nous nous serons croisés, dit-il, et je vais trouver les deux convives attendant mon retour. D'Artagnan se trompait. Il ne retrouva pas plus Porthos à l'évêché qu'il ne l'avait trouvé sur le bord du canal. Aramis l'attendait au haut de l'escalier avec une mine désespérée. -- Ne vous a-t-on pas rejoint, mon cher d'Artagnan? cria-t-il du plus loin qu'il aperçut le mousquetaire. -- Non. Auriez-vous fait courir après moi? -- Désolé, mon cher ami, désolé de vous avoir fait courir inutilement; mais, vers sept heures, l'aumônier de Saint-Paterne est venu; il avait rencontré du Vallon qui s'en allait et qui, n'ayant voulu réveiller personne à l'évêché, l'avait chargé de me dire que, craignant que M. Gétard ne lui fît quelque mauvais tour en son absence, il allait profiter de la marée du matin pour faire un tour à Belle-Île. -- Mais, dites-moi, Goliath n'a pas traversé les quatre lieues de mer, ce me semble? -- Il y en a bien six, dit Aramis. -- Encore moins, alors. -- Aussi, cher ami, dit le prélat avec un doux sourire, Goliath est à l'écurie, fort satisfait même, j'en réponds, de n'avoir plus Porthos sur le dos. En effet, le cheval avait été ramené du relais par les soins du prélat, à qui aucun détail n'échappait. D'Artagnan parut on ne peut plus satisfait de l'explication. Il commençait un rôle de dissimulation qui convenait parfaitement aux soupçons qui s'accentuaient de plus en plus dans son esprit. Il déjeuna entre le jésuite et Aramis, ayant le dominicain en face de lui et souriant particulièrement au dominicain, dont la bonne grosse figure lui revenait assez. Le repas fut long et somptueux; d'excellent vin d'Espagne, de belles huîtres du Morbihan, les poissons exquis de l'embouchure de la Loire, les énormes chevrettes de Paimboeuf et le gibier délicat des bruyères en firent les frais. D'Artagnan mangea beaucoup et but peu. Aramis ne but pas du tout, ou du moins ne but que de l'eau. Puis après le déjeuner: -- Vous m'avez offert une arquebuse? dit d'Artagnan. -- Oui. -- Prêtez-la-moi. -- Vous voulez chasser? -- En attendant Porthos, c'est ce que j'ai de mieux à faire, je crois. -- Prenez celle que vous voudrez au trophée. -- Venez-vous avec moi? -- Hélas! cher ami, ce serait avec grand plaisir, mais la chasse est défendue aux évêques. -- Ah! dit d'Artagnan, je ne savais pas. -- D'ailleurs, continua Aramis, j'ai affaire jusqu'à midi. -- J'irai donc seul? dit d'Artagnan. -- Hélas! oui! mais revenez dîner surtout. -- Pardieu! on mange trop bien chez vous pour que je n'y revienne pas. Et là-dessus d'Artagnan quitta son hôte, salua les convives, prit son arquebuse, mais, au lieu de chasser, courut tout droit au petit port de Vannes. Il regarda en vain si on le suivait; il ne vit rien ni personne. Il fréta un petit bâtiment de pêche pour vingt-cinq livres et partit à onze heures et demie, convaincu qu'on ne l'avait pas suivi. On ne l'avait pas suivi, c'était vrai. Seulement, un frère jésuite, placé au haut du clocher de son église, n'avait pas, depuis le matin, à l'aide d'une excellente lunette, perdu un seul de ses pas. À onze heures trois quarts, Aramis était averti que d'Artagnan voguait vers Belle-Île. Le voyage de d'Artagnan fut rapide: un bon vent nord-nord-est le poussait vers Belle-Île. Au fur et à mesure qu'il approchait, ses yeux interrogeaient la côte. Il cherchait à voir, soit sur le rivage, soit au-dessus des fortifications, l'éclatant habit de Porthos et sa vaste stature se détachant sur un ciel légèrement nuageux. D'Artagnan cherchait inutilement; il débarqua sans avoir rien vu, et apprit du premier soldat interrogé par lui que M. du Vallon n'était point encore revenu de Vannes. Alors, sans perdre un instant, d'Artagnan ordonna à sa petite barque de mettre le cap sur Sarzeau. On sait que le vent tourne avec les différentes heures de la journée; le vent était passé du nord-nord-est au sud-est; le vent était donc presque aussi bon pour le retour à Sarzeau qu'il l'avait été pour le voyage de Belle-Île. En trois heures, d'Artagnan eut touché le continent; deux autres heures lui suffirent pour gagner Vannes. Malgré la rapidité de la course, ce que d'Artagnan dévora d'impatience et de dépit pendant cette traversée, le pont seul du bateau sur lequel il trépigna pendant trois heures pourrait le raconter à l'histoire. D'Artagnan ne fit qu'un bond du quai où il était débarqué au palais épiscopal. Il comptait terrifier Aramis par la promptitude de son retour, et il voulait lui reprocher sa duplicité, avec réserve toutefois, mais avec assez d'esprit néanmoins pour lui en faire sentir toutes les conséquences et lui arracher une partie de son secret. Il espérait enfin, grâce à cette verve d'expression qui est aux mystères ce que la charge à la baïonnette est aux redoutes, enlever le mystérieux Aramis jusqu'à une manifestation quelconque. Mais il trouva dans le vestibule du palais le valet de chambre qui lui fermait le passage tout en lui souriant d'un air béat. -- Monseigneur? cria d'Artagnan en essayant de l'écarter de la main. Un instant ébranlé, le valet reprit son aplomb. -- Monseigneur? fit-il. -- Eh! oui, sans doute; ne me reconnais-tu pas, imbécile? -- Si fait; vous êtes le chevalier d'Artagnan. -- Alors, laisse-moi passer. -- Inutile. -- Pourquoi inutile? -- Parce que Sa Grandeur n'est point chez elle. -- Comment, Sa Grandeur n'est point chez elle! Mais où est-elle donc? -- Partie. -- Partie? -- Oui. -- Pour où? -- Je n'en sais rien; mais peut-être le dit-elle à Monsieur le chevalier. -- Comment? où cela? de quelle façon? -- Dans cette lettre qu'elle m'a remise pour Monsieur le chevalier. Et le valet de chambre tira une lettre de sa poche. -- Eh! donne donc, maroufle! fit d'Artagnan en la lui arrachant des mains. Oh! oui, continua d'Artagnan à la première ligne; oui, je comprends. Et il lut à demi-voix: «Cher ami, Une affaire des plus urgentes m'appelle dans une des paroisses de mon diocèse. J'espérais vous voir avant de partir; mais je perds cet espoir en songeant que vous allez sans doute rester deux ou trois jours à Belle-Île avec notre cher Porthos. Amusez-vous bien, mais n'essayez pas de lui tenir tête à table; c'est un conseil que je n'eusse pas donné, même à Athos, dans son plus beau et son meilleur temps. Adieu, cher ami; croyez bien que j'en suis aux regrets de navoir pas mieux et plus longtemps profité de votre excellente compagnie.» -- Mordioux! s'écria d'Artagnan, je suis joué. Ah! pécore, brute, triple sot que je suis! mais rira bien qui rira le dernier oh! dupé, dupé comme un singe à qui on donne une noix vide! Et, bourrant un coup de poing sur le museau toujours riant du valet de chambre, il s'élança hors du palais épiscopal. Furet, si bon trotteur qu'il fût, n'était plus à la hauteur des circonstances. D'Artagnan gagna donc la poste, et il y choisit un cheval auquel il fit voir, avec de bons éperons et une main légère que les cerfs ne sont point les plus agiles coureurs de la création. Chapitre LXXIV -- Où d'Artagnan court, où Porthos ronfle, où Aramis conseille Trente à trente-cinq heures après les événements que nous venons de raconter, comme M. Fouquet, selon son habitude, ayant interdit sa porte, travaillait dans ce cabinet de sa maison de Saint-Mandé que nous connaissons déjà, un carrosse attelé de quatre chevaux ruisselant de sueur entra au galop dans la cour. Ce carrosse était probablement attendu, car trois ou quatre laquais se précipitèrent vers la portière, qu'ils ouvrirent tandis que M. Fouquet se levait de son bureau et courait lui-même à la fenêtre. Un homme sortit péniblement du carrosse, descendant avec difficulté les trois degrés du marchepied et s'appuyant sur l'épaule des laquais. À peine eut-il dit son nom, que celui sur l'épaule duquel il ne s'appuyait point s'élança vers le perron et disparut dans le vestibule. Cet homme courait prévenir son maître; mais il n'eut pas besoin de frapper à la porte. Fouquet était debout sur le seuil. -- Mgr l'évêque de Vannes! dit le laquais. -- Bien! dit Fouquet. Puis, se penchant sur la rampe de l'escalier, dont Aramis commençait à monter les premiers degrés: -- Vous, cher ami, dit-il, vous si tôt! -- Oui, moi-même, monsieur; mais moulu, brisé, comme vous voyez. -- Oh! pauvre cher, dit Fouquet en lui présentant son bras sur lequel Aramis s'appuya, tandis que les serviteurs s'éloignèrent avec respect. -- Bah! répondit Aramis, ce n'est rien, puisque me voilà; le principal était que j'arrivasse, et me voilà arrivé. -- Parlez vite, dit Fouquet en refermant la porte du cabinet derrière Aramis et lui. -- Sommes-nous seuls? -- Oui, parfaitement seuls. -- Nul ne peut nous écouter? nul ne peut nous entendre? -- Soyez donc tranquille. -- M. du Vallon est arrivé? -- Oui. -- Et vous avez reçu ma lettre? -- Oui, l'affaire est grave, à ce qu'il paraît, puisqu'elle nécessite votre présence à Paris, dans un moment où votre présence était si urgente là-bas. -- Vous avez raison, on ne peut plus grave. -- Merci, merci! De quoi s'agit-il? Mais, pour Dieu, et avant toute chose, respirez, cher ami; vous êtes pâle à faire frémir! -- Je souffre, en effet; mais, par grâce! ne faites pas attention à moi. M. du Vallon ne vous a-t-il rien dit en vous remettant sa lettre? -- Non: j'ai entendu un grand bruit, je me suis mis à la fenêtre; j'ai vu, au pied du perron, une espèce de cavalier de marbre; je suis descendu, il m'a tendu la lettre, et son cheval est tombé mort. -- Mais lui? -- Lui est tombé avec le cheval; on l'a enlevé pour le porter dans les appartements; la lettre lue, j'ai voulu monter près de lui pour avoir de plus amples nouvelles: mais il était endormi de telle façon qu'il a été impossible de le réveiller. J'ai eu pitié de lui, et j'ai ordonné qu'on lui ôtât ses bottes et qu'on le laissât tranquille. -- Bien; maintenant, voici ce dont il s'agit, monseigneur. Vous avez vu M. d'Artagnan à Paris, n'est-ce pas? -- Certes, et c'est un homme d'esprit et même un homme de coeur, bien qu'il m'ait fait tuer nos chers amis Lyodot et d'Emerys. -- Hélas! oui, je le sais; j'ai rencontré à Tours le courrier qui m'apportait la lettre de Gourville et les dépêches de Pellisson. Avez-vous bien réfléchi à cet événement, monsieur? -- Oui. -- Et vous avez compris que c'était une attaque directe à votre souveraineté? -- Croyez-vous? -- Oh! oui, je le crois. -- Eh bien! je vous l'avouerai, cette sombre idée m'est venue, à moi aussi. -- Ne vous aveuglez pas, monsieur, au nom du Ciel, écoutez bien... j'en reviens à d'Artagnan. -- J'écoute. -- Dans quelle circonstance l'avez-vous vu? -- Il est venu chercher de l'argent. -- Avec quelle ordonnance? -- Avec un bon du roi. -- Direct? -- Signé de Sa Majesté. -- Voyez-vous! Eh bien! d'Artagnan est venu à Belle-Île; il était déguisé, il passait pour un intendant quelconque chargé par son maître d'acheter des salines. Or, d'Artagnan n'a pas d'autre maître que le roi; il venait donc comme envoyé du roi. Il a vu Porthos. -- Qu'est-ce que Porthos? -- Pardon, je me trompe. Il a vu M. du Vallon à Belle-Île, et il sait, comme vous et moi, que Belle-Île est fortifiée. -- Et vous croyez que le roi l'aurait envoyé? dit Fouquet tout pensif. -- Assurément. -- Et d'Artagnan aux mains du roi est un instrument dangereux? -- Le plus dangereux de tous. -- Je l'ai donc bien jugé du premier coup d'oeil. -- Comment cela? -- J'ai voulu me l'attacher. -- Si vous avez jugé que ce fût l'homme de France le plus brave, le plus fin et le plus adroit, vous l'avez bien jugé. -- Il faut donc l'avoir à tout prix! -- D'Artagnan? -- N'est-ce pas votre avis? -- C'est mon avis; mais vous ne l'aurez pas. -- Pourquoi? -- Parce que nous avons laissé passer le temps. Il était en dissentiment avec la cour, il fallait profiter de ce dissentiment; depuis il a passé en Angleterre, depuis il a puissamment contribué à la restauration, depuis il a gagné une fortune, depuis enfin il est rentré au service du roi. Eh bien! s'il est rentré au service du roi, c'est qu'on lui a bien payé ce service. -- Nous le paierons davantage, voilà tout. -- Oh! monsieur, permettez; d'Artagnan a une parole, et, une fois engagée, cette parole demeure où elle est. -- Que concluez-vous de cela? dit Fouquet avec inquiétude. -- Que pour le moment il s'agit de parer un coup terrible. -- Et comment le parez-vous? -- Attendez... d'Artagnan va venir rendre compte au roi de sa mission. -- Oh! nous avons le temps d'y penser. -- Comment cela? -- Vous avez bonne avance sur lui, je présume? -- Dix heures à peu près. -- Eh bien! en dix heures... Aramis secoua sa tête pâle. -- Voyez ces nuages qui courent au ciel, ces hirondelles qui fendent l'air: d'Artagnan va plus vite que le nuage et que l'oiseau; d'Artagnan, c'est le vent qui les emporte. -- Allons donc! -- Je vous dis que c'est quelque chose de surhumain que cet homme, monsieur; il est de mon âge, et je le connais depuis trente-cinq ans. -- Eh bien? -- Eh bien! écoutez mon calcul, monsieur: je vous ai expédié M. du Vallon à deux heures de la nuit; M. du Vallon avait huit heures d'avance sur moi. Quand M. du Vallon est-il arrivé? -- Voilà quatre heures, à peu près. -- Vous voyez bien, j'ai gagné quatre heures sur lui, et cependant c'est un rude cavalier que Porthos, et cependant il a tué sur la route huit chevaux dont j'ai retrouvé les cadavres. Moi, j'ai couru la poste cinquante lieues, mais j'ai la goutte, la gravelle, que sais-je? de sorte que la fatigue me tue. J'ai dû descendre à Tours; depuis, roulant en carrosse à moitié mort, à moitié versé, souvent traîné sur les flancs, parfois sur le dos de la voiture, toujours au galop de quatre chevaux furieux, je suis arrivé, arrivé gagnant quatre heures sur Porthos; mais, voyez-vous, d'Artagnan ne pèse pas trois cents livres comme Porthos, d'Artagnan n'a pas la goutte et la gravelle comme moi: ce n'est pas un cavalier, c'est un centaure; d'Artagnan, voyez-vous, parti pour Belle-Île quand je partais pour Paris, d'Artagnan, malgré dix heures d'avance que j'ai sur lui, d'Artagnan arrivera deux heures après moi. -- Mais enfin, les accidents? -- Il n'y a pas d'accidents pour lui. -- Si les chevaux manquent? -- Il courra plus vite que les chevaux. -- Quel homme, bon Dieu! -- Oui, c'est un homme que j'aime et que j'admire; je l'aime, parce qu'il est bon, grand, loyal; je l'admire, parce qu'il représente pour moi le point culminant de la puissance humaine; mais, tout en l'aimant, tout en l'admirant, je le crains et je le prévois. Donc, je me résume, monsieur: dans deux heures, d'Artagnan sera ici; prenez les devants, courez au Louvre, voyez le roi avant qu'il voie d'Artagnan. -- Que dirai-je au roi? -- Rien; donnez-lui Belle-Île. -- Oh! monsieur d'Herblay, monsieur d'Herblay! s'écria Fouquet, que de projets manqués tout à coup! -- Après un projet avorté, il y a toujours un autre projet que l'on peut mener à bien! Ne désespérons jamais, et allez, monsieur, allez vite. -- Mais cette garnison si soigneusement triée, le roi la fera changer tout de suite. -- Cette garnison, monsieur, était au roi quand elle entra dans Belle-Île; elle est à vous aujourd'hui: il en sera de même pour toutes les garnisons après quinze jours d'occupation. Laissez faire, monsieur. Voyez-vous inconvénient à avoir une armée à vous au bout d'un an au lieu d'un ou deux régiments? Ne voyez-vous pas que votre garnison d'aujourd'hui vous fera des partisans à La Rochelle, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse, partout où on l'enverra? «Allez au roi, monsieur, allez, le temps s'écoule, et d'Artagnan, pendant que nous perdons notre temps, vole comme une flèche sur le grand chemin. -- Monsieur d'Herblay, vous savez que toute parole de vous est un germe qui fructifie dans ma pensée; je vais au Louvre. -- À l'instant même, n'est-ce pas? -- Je ne vous demande que le temps de changer d'habits. -- Rappelez-vous que d'Artagnan n'a pas besoin de passer par Saint-Mandé, lui, mais qu'il se rendra tout droit au Louvre; c'est une heure à retrancher sur l'avance qui nous reste. -- D'Artagnan peut tout avoir, excepté mes chevaux anglais; je serai au Louvre dans vingt-cinq minutes. Et, sans perdre une seconde, Fouquet commanda le départ. Aramis n'eut que le temps de lui dire: -- Revenez aussi vite que vous serez parti, car je vous attends avec impatience. Cinq minutes après, le surintendant volait vers Paris. Pendant ce temps, Aramis se faisait indiquer la chambre où reposait Porthos. À la porte du cabinet de Fouquet, il fut serré dans les bras de Pellisson, qui venait d'apprendre son arrivée et quittait les bureaux pour le voir. Aramis reçut, avec cette dignité amicale qu'il savait si bien prendre, ces caresses aussi respectueuses qu'empressées; mais tout à coup, s'arrêtant sur le palier: -- Qu'entends-je là-haut? demanda-t-il. On entendait, en effet, un rauquement sourd pareil à celui dun tigre affamé ou d'un lion impatient. -- Oh! ce n'est rien, dit Pellisson en souriant. -- Mais enfin?... -- C'est M. du Vallon qui ronfle. -- En effet, dit Aramis, il n'y avait que lui capable de faire un tel bruit. Vous permettez, Pellisson, que je m'informe s'il ne manque de rien? -- Et vous, permettez-vous que je vous accompagne? -- Comment donc! Tous deux entrèrent dans la chambre. Porthos était étendu sur un lit, la face violette plutôt que rouge, les yeux gonflés, la bouche béante. Ce rugissement qui s'échappait des profondes cavités de sa poitrine faisait vibrer les carreaux des fenêtres. À ses muscles tendus et sculptés en saillie sur sa face, à ses cheveux collés de sueur, aux énergiques soulèvements de son menton et de ses épaules, on ne pouvait refuser une certaine admiration: la force poussée à ce point, c'est presque de la divinité. Les jambes et les pieds herculéens de Porthos avaient, en se gonflant, fait craquer ses bottes de cuir; toute la force de son énorme corps s'était convertie en une rigidité de pierre. Porthos ne remuait pas plus que le géant de granit couché dans la plaine d'Agrigente. Sur l'ordre de Pellisson, un valet de chambre s'occupa de couper les bottes de Porthos, car nulle puissance au monde n'eût pu les lui arracher. Quatre laquais y avaient essayé en vain, tirant à eux comme des cabestans. Ils n'avaient pas même réussi à réveiller Porthos. On lui enleva ses bottes par lanières, et ses jambes retombèrent sur le lit; on lui coupa le reste de ses habits, on le porta dans un bain, on l'y laissa une heure, puis on le revêtit de linge blanc et on l'introduisit dans un lit bassiné, le tout avec des efforts et des peines qui eussent incommodé un mort, mais qui ne firent pas même ouvrir l'oeil à Porthos et n'interrompirent pas une seconde l'orgue formidable de ses ronflements. Aramis voulait, de son côté, nature sèche et nerveuse, armée d'un courage exquis, braver aussi la fatigue et travailler avec Gourville et Pellisson; mais il s'évanouit sur la chaise où il s'était obstiné à rester. On l'enleva pour le porter dans une chambre voisine, où le repos du lit ne tarda point à provoquer le calme de la tête. Chapitre LXXV -- Où M. Fouquet agit Cependant Fouquet courait vers le Louvre au grand galop de son attelage anglais. Le roi travaillait avec Colbert. Tout à coup le roi demeura pensif. Ces deux arrêts de mort qu'il avait signés en montant sur le trône lui revenaient parfois en mémoire. C'étaient deux taches de deuil qu'il voyait les yeux ouverts; deux taches de sang qu'il voyait les yeux fermés. -- Monsieur, dit-il tout à coup à l'intendant, il me semble parfois que ces deux hommes que vous avez fait condamner n'étaient pas de bien grands coupables. -- Sire, ils avaient été choisis dans le troupeau des traitants, qui avait besoin d'être décimé. -- Choisis par qui? -- Par la nécessité, Sire, répondit froidement Colbert. -- La nécessité! grand mot! murmura le jeune roi. -- Grande déesse, Sire. -- C'étaient des amis fort dévoués au surintendant, n'est-ce pas? -- Oui, Sire, des amis qui eussent donné leur vie pour M. Fouquet. -- Ils l'ont donnée, monsieur, dit le roi. -- C'est vrai, mais inutilement, par bonheur, ce qui n'était pas leur intention. -- Combien ces hommes avaient-ils dilapidé d'argent? -- Dix millions peut-être, dont six ont été confisqués sur eux. -- Et cet argent est dans mes coffres? demanda le roi avec un certain sentiment de répugnance. -- Il y est, Sire; mais cette confiscation, tout en menaçant M. Fouquet, ne l'a point atteint. -- Vous concluez, monsieur Colbert?... -- Que si M. Fouquet a soulevé contre Votre Majesté une troupe de factieux pour arracher ses amis au supplice, il soulèvera une armée quand il s'agira de se soustraire lui-même au châtiment. Le roi fit jaillir sur son confident un de ces regards qui ressemblent au feu sombre d'un éclair d'orage; un de ces regards qui vont illuminer les ténèbres des plus profondes consciences. -- Je m'étonne, dit-il, que, pensant sur M. Fouquet de pareilles choses, vous ne veniez pas me donner un avis. -- Quel avis, Sire? -- Dites-moi d'abord, clairement et précisément, ce que vous pensez, monsieur Colbert. -- Sur quoi? -- Sur la conduite de M. Fouquet. -- Je pense, Sire, que M. Fouquet, non content d'attirer à lui l'argent, comme faisait M. de Mazarin, et de priver par-là Votre Majesté d'une partie de sa puissance, veut encore attirer à lui tous les amis de la vie facile et des plaisirs, de ce qu'enfin les fainéants appellent la poésie, et les politiques la corruption; je pense qu'en soudoyant les sujets de Votre Majesté il empiète sur la prérogative royale, et ne peut, si cela continue ainsi, tarder à reléguer Votre Majesté parmi les faibles et les obscurs. -- Comment qualifie-t-on tous ces projets, monsieur Colbert? -- Les projets de M. Fouquet, Sire? -- Oui. -- On les nomme crimes de lèse-majesté. -- Et que fait-on aux criminels de lèse-majesté? -- On les arrête, on les juge, on les punit. -- Vous êtes bien sûr que M. Fouquet a conçu la pensée du crime que vous lui imputez? -- Je dirai plus, Sire, il y a eu chez lui commencement d'exécution. -- Eh bien! j'en reviens à ce que je disais, monsieur Colbert. -- Et vous disiez, Sire? -- Donnez-moi un conseil. -- Pardon, Sire, mais auparavant j'ai encore quelque chose à ajouter. -- Dites. -- Une preuve évidente, palpable, matérielle de trahison. -- Laquelle? -- Je viens d'apprendre que M. Fouquet fait fortifier Belle-Île- en-Mer. -- Ah! vraiment! -- Oui, Sire. -- Vous en êtes sûr? -- Parfaitement; savez-vous, Sire, ce qu'il y a de soldats à Belle-Île? -- Non, ma foi; et vous? -- Je l'ignore, Sire, je voulais donc proposer à Votre Majesté d'envoyer quelqu'un à Belle-Île. -- Qui cela? -- Moi, par exemple. -- Qu'iriez-vous faire à Belle-Île? -- M'informer s'il est vrai qu'à l'exemple des anciens seigneurs féodaux, M. Fouquet fait créneler ses murailles. -- Et dans quel but ferait-il cela? -- Dans le but de se défendre un jour contre son roi. -- Mais s'il en est ainsi, monsieur Colbert, dit Louis, il faut faire tout de suite comme vous disiez: il faut arrêter M. Fouquet. -- Impossible! -- Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur, que je supprimais ce mot dans mon service. -- Le service de Votre Majesté ne peut empêcher M. Fouquet dêtre surintendant général. -- Eh bien? -- Et que par conséquent, par cette charge, il n'ait pour lui tout le Parlement, comme il a toute l'armée par ses largesses, toute la littérature par ses grâces, toute la noblesse par ses présents. -- C'est-à-dire alors que je ne puis rien contre M. Fouquet? -- Rien absolument, du moins à cette heure, Sire. -- Vous êtes un conseiller stérile, monsieur Colbert. -- Oh! non pas, Sire, car je ne me bornerai plus à montrer le péril à Votre Majesté. -- Allons donc! Par où peut-on saper le colosse? Voyons! Et le roi se mit à rire avec amertume. -- Il a grandi par l'argent, tuez-le par l'argent, Sire. -- Si je lui enlevais sa charge? -- Mauvais moyen. -- Le bon, le bon alors? -- Ruinez-le, Sire, je vous le dis. -- Comment cela? -- Les occasions ne vous manqueront pas, profitez de toutes les occasions. -- Indiquez-les moi. -- En voici une d'abord. Son Altesse Royale Monsieur va se marier, ses noces doivent être magnifiques. C'est une belle occasion pour votre Majesté de demander un million à M. Fouquet; M. Fouquet, qui paie vingt mille livres d'un coup, lorsqu'il n'en doit que cinq, trouvera facilement ce million quand le demandera Votre Majesté. -- C'est bien, je le lui demanderai, fit Louis XIV. -- Si Votre Majesté veut signer l'ordonnance, je ferai prendre l'argent moi-même. Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui présenta une plume. En ce moment, l'huissier entrouvrit la porte et annonça M. le surintendant. Louis pâlit. Colbert laissa tomber la plume et s'écarta du roi sur lequel il étendait ses ailes noires de mauvais ange. Le surintendant fit son entrée en homme de cour, à qui un seul coup d'oeil suffit pour apprécier une situation. Cette situation n'était pas rassurante pour Fouquet, quelle que fût la conscience de sa force. Le petit oeil noir de Colbert, dilaté par l'envie, et l'oeil limpide de Louis XIV, enflammé par la colère, signalaient un danger pressant. Les courtisans sont, pour les bruits de cour, comme les vieux soldats qui distinguent, à travers les rumeurs du vent et des feuillages, le retentissement lointain des pas d'une troupe armée; ils peuvent, après avoir écouté, dire à peu près combien d'hommes marchent, combien d'armes résonnent, combien de canons roulent. Fouquet n'eut donc qu'à interroger le silence qui s'était fait à son arrivée: il le trouva gros de menaçantes révélations. Le roi lui laissa tout le temps de s'avancer jusqu'au milieu de la chambre. Sa pudeur adolescente lui commandait cette abstention du moment. Fouquet saisit hardiment l'occasion. -- Sire, dit-il, j'étais impatient de voir Votre Majesté. -- Et pourquoi? demanda Louis. -- Pour lui annoncer une bonne nouvelle. Colbert, moins la grandeur de la personne, moins la largesse du coeur, ressemblait en beaucoup de points à Fouquet. Même pénétration, même habitude des hommes. De plus, cette grande force de contraction, qui donne aux hypocrites le temps de réfléchir et de se ramasser pour prendre du ressort. Il devina que Fouquet marchait au-devant du coup qu'il allait lui porter. Ses yeux brillèrent. -- Quelle nouvelle? demanda le roi. Fouquet déposa un rouleau de papier sur la table. -- Que Votre Majesté veuille bien jeter les yeux sur ce travail, dit-il. Le roi déplia lentement le rouleau. -- Des plans? dit-il. -- Oui, Sire. -- Et quels sont ces plans? -- Une fortification nouvelle, Sire. -- Ah! ah! fit le roi, vous vous occupez donc de tactique et de stratégie, monsieur Fouquet. -- Je m'occupe de tout ce qui peut être utile au règne de Votre Majesté, répliqua Fouquet. -- Belles images! dit le roi en regardant le dessin. -- Votre Majesté comprend sans doute, dit Fouquet en s'inclinant sur le papier: ici est la ceinture de murailles, là les forts, là les ouvrages avancés. -- Et que vois-je là, monsieur? -- La mer. -- La mer tout autour? -- Oui, Sire. -- Et quelle est donc cette place dont vous me montrez le plan? -- Sire, c'est Belle-Île-en-Mer, répondit Fouquet avec simplicité. À ce mot, à ce nom, Colbert fit un mouvement si marqué que le roi se retourna pour lui recommander la réserve. Fouquet ne parut pas s'être ému le moins du monde du mouvement de Colbert, ni du signe du roi. -- Monsieur, continua Louis, vous avez donc fait fortifier Belle- Île? -- Oui, Sire, et j'en apporte les devis et les comptes à Votre Majesté, répliqua Fouquet; j'ai dépensé seize cent mille livres à cette opération. -- Pour quoi faire? répliqua froidement Louis qui avait puisé de l'initiative dans un regard haineux de l'intendant. -- Pour un but assez facile à saisir, répondit Fouquet, Votre Majesté était en froid avec la Grande-Bretagne. -- Oui; mais depuis la restauration du roi Charles II, j'ai fait alliance avec elle. -- Depuis un mois, Sire, Votre Majesté l'a bien dit; mais il y a près de six mois que les fortifications de Belle-Île sont commencées. -- Alors elles sont devenues inutiles. -- Sire, des fortifications ne sont jamais inutiles. J'avais fortifié Belle-Île contre MM. Monck et Lambert et tous ces bourgeois de Londres qui jouaient au soldat. Belle-Île se trouvera toute fortifiée contre les Hollandais à qui ou l'Angleterre ou Votre Majesté ne peut manquer de faire la guerre. Le roi se tut encore une fois et regarda en dessous Colbert. -- Belle-Île, je crois, ajouta Louis, est à vous, monsieur Fouquet? -- Non, Sire. -- À qui donc alors? -- À Votre Majesté. Colbert fut saisi d'effroi comme si un gouffre se fût ouvert sous ses pieds. Louis tressaillit d'admiration, soit pour le génie, soit pour le dévouement de Fouquet. -- Expliquez-vous, monsieur, dit-il. -- Rien de plus facile, Sire; Belle-Île est une terre à moi; je l'ai fortifiée de mes deniers; mais comme rien au monde ne peut s'opposer à ce qu'un sujet fasse un humble présent à son roi, j'offre à Votre Majesté la propriété de la terre dont elle me laissera l'usufruit. Belle-Île, place de guerre, doit être occupée par le roi; Sa Majesté, désormais, pourra y tenir une sûre garnison. Colbert se laissa presque entièrement aller sur le parquet glissant. Il eut besoin, pour ne pas tomber, de se tenir aux colonnes de la boiserie. -- C'est une grande habileté d'homme de guerre que vous avez témoignée là, monsieur, dit Louis XIV. -- Sire, l'initiative n'est pas venue de moi, répondit Fouquet; beaucoup d'officiers me l'ont inspirée; les plans eux-mêmes ont été faits par un ingénieur des plus distingués. -- Son nom? -- M. du Vallon. -- M. du Vallon? reprit Louis. Je ne le connais pas. Il est fâcheux, monsieur Colbert, continua-t-il, que je ne connaisse pas le nom des hommes de talent qui honorent mon règne. Et en disant ces mots, il se retourna vers Colbert. Celui-ci se sentait écrasé, la sueur lui coulait du front, aucune parole ne se présentait à ses lèvres, il souffrait un martyre inexprimable. -- Vous retiendrez ce nom, ajouta Louis XIV. Colbert s'inclina, plus pâle que ses manchettes de dentelles de Flandre. Fouquet continua: -- Les maçonneries sont de mastic romain; des architectes me l'ont composé d'après les relations de l'Antiquité. -- Et les canons? demanda Louis. -- Oh! Sire, ceci regarde Votre Majesté, il ne m'appartient pas de mettre des canons chez moi, sans que Votre Majesté m'ait dit qu'elle était chez elle. Louis commençait à flotter indécis entre la haine que lui inspirait cet homme si puissant et la pitié que lui inspirait cet autre homme abattu, qui lui semblait la contrefaçon du premier. Mais la conscience de son devoir de roi l'emporta sur les sentiments de l'homme. Il allongea son doigt sur le papier. -- Ces plans ont dû vous coûter beaucoup d'argent à exécuter? dit- il. -- Je croyais avoir eu l'honneur de dire le chiffre à Votre Majesté. -- Redites, je l'ai oublié. -- Seize cent mille livres. -- Seize cent mille livres! Vous êtes énormément riche, monsieur Fouquet. -- C'est Votre Majesté qui est riche, dit le surintendant, puisque Belle-Île est à elle. -- Oui, merci; mais si riche que je sois, monsieur Fouquet... Le roi s'arrêta. -- Eh bien! Sire?... demanda le surintendant. -- Je prévois le moment où je manquerai d'argent. -- Vous, Sire? -- Oui, moi. -- Et à quel moment donc? -- Demain, par exemple. -- Que Votre Majesté me fasse l'honneur de s'expliquer. -- Mon frère épouse Madame d'Angleterre. -- Eh bien, Sire? -- Eh bien! je dois faire à la jeune princesse une réception digne de la petite-fille de Henri IV. -- C'est trop juste, Sire. -- J'ai donc besoin d'argent. -- Sans doute. -- Et il me faudrait... Louis XIV hésita. La somme qu'il avait à demander était juste celle qu'il avait été obligé de refuser à Charles II. Il se tourna vers Colbert pour qu'il donnât le coup. -- Il me faudrait demain... répéta-t-il en regardant Colbert. -- Un million, dit brutalement celui-ci enchanté de reprendre sa revanche. Fouquet tournait le dos à l'intendant pour écouter le roi. Il ne se retourna même point et attendit que le roi répétât ou plutôt murmurât: -- Un million. -- Oh! Sire, répondit dédaigneusement Fouquet, un million! que fera Votre Majesté avec un million? -- Il me semble cependant... dit Louis XIV. -- C'est ce qu'on dépense aux noces du plus petit prince d'Allemagne. -- Monsieur... -- Il faut deux millions au moins à Votre Majesté. Les chevaux seuls emporteront cinq cent mille livres. J'aurai l'honneur d'envoyer ce soir seize cent mille livres à Votre Majesté. -- Comment, dit le roi, seize cent mille livres! -- Attendez, Sire, répondit Fouquet sans même se retourner vers Colbert, je sais qu'il manque quatre cent mille livres. Mais ce monsieur de l'intendance (et par-dessus son épaule il montrait du pouce Colbert, qui pâlissait derrière lui), mais ce monsieur de l'intendance... a dans sa caisse neuf cent mille livres à moi. Le roi se retourna pour regarder Colbert. -- Mais... dit celui-ci. -- Monsieur, poursuivit Fouquet toujours parlant indirectement à Colbert, Monsieur a reçu il y a huit jours seize cent mille livres; il a payé cent mille livres aux gardes, soixante-quinze mille aux hôpitaux, vingt-cinq mille aux Suisses, cent trente mille aux vivres, mille aux armes, dix mille aux menus frais; je ne me trompe donc point en comptant sur neuf cent mille livres qui restent. Alors, se tournant à demi vers Colbert, comme fait un chef dédaigneux vers son inférieur: -- Ayez soin, monsieur, dit-il, que ces neuf cent mille livres soient remises ce soir en or à Sa Majesté. -- Mais, dit le roi, cela fera deux millions cinq cent mille livres? -- Sire, les cinq cent mille livres de plus seront la monnaie de poche de Son Altesse Royale. Vous entendez, monsieur Colbert, ce soir, avant huit heures. Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le surintendant fit à reculons sa sortie sans honorer d'un seul regard l'envieux auquel il venait de raser à moitié la tête. Colbert déchira de rage son point de Flandre et mordit ses lèvres jusqu'au sang. Fouquet n'était pas à la porte du cabinet que l'huissier, passant à coté de lui, cria: -- Un courrier de Bretagne pour Sa Majesté. -- M. d'Herblay avait raison, murmura Fouquet en tirant sa montre: une heure cinquante-cinq minutes. Il était temps! Chapitre LXXVI -- Où d'Artagnan finit par mettre enfin la main sur son brevet de capitaine Le lecteur sait d'avance qui l'huissier annonçait en annonçant le messager de Bretagne. Ce messager, il était facile de le reconnaître. C'était d'Artagnan, l'habit poudreux, le visage enflammé, les cheveux dégouttants de sueur, les jambes roidies; il levait péniblement les pieds à la hauteur de chaque marche sur laquelle résonnaient ses éperons ensanglantés. Il aperçut sur le seuil, au moment où il le franchissait, le surintendant. Fouquet salua avec un sourire celui qui, une heure plus tôt, lui amenait la ruine ou la mort. D'Artagnan trouva dans sa bonté d'âme et dans son inépuisable vigueur corporelle assez de présence d'esprit pour se rappeler le bon accueil de cet homme; il le salua donc aussi, bien plutôt par bienveillance et par compassion que par respect. Il se sentit sur les lèvres ce mot qui tant de fois avait été répété au duc de Guise: «Fuyez!» Mais prononcer ce mot, c'eût été trahir une cause; dire ce mot dans le cabinet du roi et devant un huissier, c'eût été se perdre gratuitement sans sauver personne. D'Artagnan se contenta donc de saluer Fouquet sans lui parler et entra. En ce moment même, le roi flottait entre la surprise où venaient de le jeter les dernières paroles de Fouquet et le plaisir du retour de d'Artagnan. Sans être courtisan, d'Artagnan avait le regard aussi sûr et aussi rapide que s'il l'eût été. Il lut en entrant l'humiliation dévorante imprimée au front de Colbert. Il put même entendre ces mots que lui disait le roi: -- Ah! monsieur Colbert, vous aviez donc neuf cent mille livres à la surintendance? Colbert, suffoqué, s'inclinait sans répondre. Toute cette scène entra donc dans l'esprit de d'Artagnan par les yeux et par les oreilles à la fois. Le premier mot de Louis XIV à son mousquetaire, comme s'il eût voulu faire opposition à ce qu'il disait en ce moment, fut un bonjour affectueux. Puis son second un congé à Colbert. Ce dernier sortit du cabinet du roi, livide et chancelant, tandis que d'Artagnan retroussait les crocs de sa moustache. -- J'aime à voir dans ce désordre un de mes serviteurs, dit le roi, admirant la martiale souillure des habits de son envoyé. -- En effet, Sire, dit d'Artagnan, j'ai cru ma présence assez urgente au Louvre pour me présenter ainsi devant vous. -- Vous m'apportez donc de grandes nouvelles, monsieur? demanda le roi en souriant. -- Sire, voici la chose en deux mots: Belle-Île est fortifiée, admirablement fortifiée; Belle-Île a une double enceinte, une citadelle, deux forts détachés; son port renferme trois corsaires, et ses batteries de côte n'attendent plus que du canon. -- Je sais tout cela, monsieur, répondit le roi. -- Ah! Votre Majesté sait tout cela? fit le mousquetaire stupéfait. -- J'ai le plan des fortifications de Belle-Île, dit le roi. -- Votre Majesté a le plan?... -- Le voici. -- En effet, Sire, dit d'Artagnan, c'est bien cela, et là-bas j'ai vu le pareil. Le front de d'Artagnan se rembrunit. -- Ah! je comprends, Votre Majesté ne s'est pas fiée à moi seul, et elle a envoyé quelqu'un, dit-il d'un ton plein de reproche. -- Qu'importe, monsieur, de quelle façon j'ai appris ce que je sais, du moment que je le sais? -- Soit, Sire, reprit le mousquetaire, sans chercher même à déguiser son mécontentement; mais je me permettrai de dire à Votre Majesté que ce n'était point la peine de me faire tant courir, de risquer vingt fois de me rompre les os, pour me saluer en arrivant ici d'une pareille nouvelle. Sire, quand on se défie des gens, ou quand on les croit insuffisants, on ne les emploie pas. Et d'Artagnan, par un mouvement tout militaire, frappa du pied et fit tomber sur le parquet une poussière sanglante. Le roi le regardait et jouissait intérieurement de son premier triomphe. -- Monsieur, dit-il au bout d'un instant, non seulement Belle-Île m'est connue, mais encore Belle-Île est à moi. -- C'est bon, c'est bon, Sire; je ne vous en demande pas davantage, répondit d'Artagnan. Mon congé! -- Comment! votre congé? -- Sans doute. Je suis trop fier pour manger le pain du roi sans le gagner, ou plutôt pour le gagner mal. Mon congé, Sire! -- Oh! oh! -- Mon congé, ou je le prends. -- Vous vous fâchez, monsieur? -- Il y a de quoi, mordioux! Je reste en selle trente-deux heures, je cours jour et nuit, je fais des prodiges de vitesse, j'arrive roide comme un pendu, et un autre est arrivé avant moi! Allons! je suis un niais. Mon congé, Sire! -- Monsieur d'Artagnan, dit Louis XIV en appuyant sa main blanche sur le bras poudreux du mousquetaire, ce que je viens de vous dire ne nuira en rien à ce que je vous ai promis. Parole donnée, parole tenue. Et le jeune roi, allant droit à sa table, ouvrit un tiroir et y prit un papier plié en quatre. -- Voici votre brevet de capitaine des mousquetaires; vous l'avez gagné, dit-il, monsieur d'Artagnan. D'Artagnan ouvrit vivement le papier et le regarda à deux fois. Il ne pouvait en croire ses yeux. -- Et ce brevet, continua le roi, vous est donné, non seulement pour votre voyage à Belle-Île, mais encore pour votre brave intervention à la place de Grève. Là, en effet, vous m'avez servi bien vaillamment. -- Ah! ah! dit d'Artagnan, sans que sa puissance sur lui-même pût empêcher une certaine rougeur de lui monter aux yeux; vous savez aussi cela, Sire? -- Oui, je le sais. Le roi avait le regard perçant et le jugement infaillible, quand il s'agissait de lire dans une conscience. -- Vous avez quelque chose, dit-il au mousquetaire, quelque chose à dire et que vous ne dites pas. Voyons, parlez franchement, monsieur: vous savez que je vous ai dit, une fois pour toutes, que vous aviez toute franchise avec moi. -- Eh bien! Sire, ce que j'ai, c'est que j'aimerais mieux être nommé capitaine des mousquetaires pour avoir chargé à la tête de ma compagnie, fait taire une batterie ou pris une ville, que pour avoir fait pendre deux malheureux. -- Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là? -- Et pourquoi Votre Majesté me soupçonnerait-elle de dissimulation, je le lui demande? -- Parce que, si je vous connais bien, monsieur, vous ne pouvez vous repentir d'avoir tiré l'épée pour moi. -- Eh bien! c'est ce qui vous trompe, Sire, et grandement; oui, je me repens d'avoir tiré l'épée à cause des résultats que cette action a amenés; ces pauvres gens qui sont morts, Sire, n'étaient ni vos ennemis ni les miens, et ils ne se défendaient pas. Le roi garda un moment le silence. -- Et votre compagnon, monsieur d'Artagnan, partage-t-il votre repentir? -- Mon compagnon? -- Oui, vous n'étiez pas seul, ce me semble. -- Seul? où cela? -- À la place de Grève. -- Non, Sire, non, dit d'Artagnan, rougissant au soupçon que le roi pouvait avoir l'idée que lui, d'Artagnan, avait voulu accaparer pour lui seul la gloire qui revenait à Raoul; non, mordioux! et, comme dit Votre Majesté? j'avais un compagnon, et même un bon compagnon. -- Un jeune homme? -- Oui, Sire, un jeune homme. Oh! mais j'en fais compliment à Votre Majesté, elle est aussi bien informée du dehors que du dedans. C'est M. Colbert qui fait au roi tous ces beaux rapports? -- M. Colbert ne m'a dit que du bien de vous, monsieur d'Artagnan, et il eût été malvenu à m'en dire autre chose. -- Ah! c'est heureux! -- Mais il a dit aussi beaucoup de bien de ce jeune homme. -- Et c'est justice, dit le mousquetaire. -- Enfin, il paraît que ce jeune homme est un brave, dit Louis XIV, pour aiguiser ce sentiment qu'il prenait pour du dépit. -- Un brave, oui, Sire, répéta d'Artagnan, enchanté, de son côté, de pousser le roi sur le compte de Raoul. -- Savez-vous son nom? -- Mais je pense... -- Vous le connaissez donc? -- Depuis à peu près vingt-cinq ans, oui, Sire. -- Mais il a vingt-cinq ans à peine! s'écria le roi. -- Eh bien! Sire, je le connais depuis sa naissance, voilà tout. -- Vous m'affirmez cela? -- Sire, dit d'Artagnan, Votre Majesté m'interroge avec une défiance dans laquelle je reconnais un tout autre caractère que le sien. M. Colbert, qui vous a si bien instruit, a-t-il donc oublié de vous dire que ce jeune homme était le fils de mon ami intime? -- Le vicomte de Bragelonne? -- Eh! certainement, Sire: le vicomte de Bragelonne a pour père M. le comte de La Fère, qui a si puissamment aidé à la restauration du roi Charles II. Oh! Bragelonne est d'une race de vaillants, Sire. -- Alors il est le fils de ce seigneur qui m'est venu trouver, ou plutôt qui est venu trouver M. de Mazarin, de la part du roi Charles II, pour nous offrir son alliance? -- Justement. -- Et c'est un brave que ce comte de La Fère, dites-vous? -- Sire, c'est un homme qui a plus de fois tiré l'épée pour le roi votre père qu'il n'y a encore de jours dans la vie bienheureuse de Votre Majesté. Ce fut Louis XIV qui se mordit les lèvres à son tour. -- Bien, monsieur d'Artagnan, bien! Et M. le comte de La Fère est votre ami? -- Mais depuis tantôt quarante ans, oui; Sire. Votre Majesté voit que je ne lui parle pas d'hier. -- Seriez-vous content de voir ce jeune homme, monsieur d'Artagnan? -- Enchanté, Sire. Le roi frappa sur son timbre. Un huissier parut. -- Appelez M. de Bragelonne, dit le roi. -- Ah! ah! il est ici? dit d'Artagnan. -- Il est de garde aujourd'hui au Louvre avec la compagnie des gentilshommes de M. le Prince. Le roi achevait à peine, quand Raoul se présenta, et, voyant d'Artagnan, lui sourit de ce charmant sourire qui ne se trouve que sur les lèvres de la jeunesse. -- Allons, allons, dit familièrement d'Artagnan à Raoul, le roi permet que tu m'embrasses; seulement, dis à Sa Majesté que tu la remercies. Raoul s'inclina si gracieusement, que Louis, à qui toutes les supériorités savaient plaire lorsqu'elles n'affectaient rien contre la sienne, admira cette beauté, cette vigueur et cette modestie. -- Monsieur, dit le roi s'adressant à Raoul, j'ai demandé à M. le prince qu'il veuille bien vous céder à moi; j'ai reçu sa réponse; vous m'appartenez donc dès ce matin. M. le prince était bon maître; mais j'espère bien que vous ne perdrez pas au change. -- Oui, oui, Raoul, sois tranquille, le roi a du bon, dit d'Artagnan, qui avait deviné le caractère de Louis et qui jouait avec son amour-propre dans certaines limites, bien entendu, réservant toujours les convenances et flattant, lors même qu'il semblait railler. -- Sire, dit alors Bragelonne d'une voix douce et pleine de charmes, avec cette élocution naturelle et facile qu'il tenait de son père; Sire, ce n'est point d'aujourd'hui que je suis à Votre Majesté. -- Oh! je sais cela, dit le roi, et vous voulez parler de votre expédition de la place de Grève. Ce jour-là, en effet, vous fûtes bien à moi, monsieur. -- Sire, ce n'est point non plus de ce jour que je parle; il ne me siérait point de rappeler un service si minime en présence d'un homme comme M. d'Artagnan; je voulais parler d'une circonstance qui a fait époque dans ma vie et qui m'a consacré, dès l'âge de seize ans, au service dévoué de Votre Majesté. -- Ah! ah! dit le roi, et quelle est cette circonstance, dites, monsieur? -- La voici... Lorsque je partis pour ma première campagne, c'est- à-dire pour rejoindre l'armée de M. le prince, M. le comte de La Fère me vint conduire jusqu'à Saint-Denis, où les restes du roi Louis XIII attendent, sur les derniers degrés de la basilique funèbre, un successeur que Dieu ne lui enverra point, je l'espère avant longues années. Alors il me fit jurer sur la cendre de nos maîtres de servir la royauté, représentée par vous, incarnée en vous, Sire, de la servir en pensées, en paroles et en action. Je jurai, Dieu et les morts ont reçu mon serment. Depuis dix ans, Sire, je n'ai point eu aussi souvent que je l'eusse désiré l'occasion de le tenir: je suis un soldat de Votre Majesté, pas autre chose, et en m'appelant près d'elle, elle ne me fait pas changer de maître, mais seulement de garnison. Raoul se tut et s'inclina. Il avait fini, que Louis XIV écoutait encore. -- Mordioux! s'écria d'Artagnan, c'est bien dit, n'est-ce pas, Votre Majesté? Bonne race, Sire, grande race! -- Oui, murmura le roi ému, sans oser cependant manifester son émotion, car elle n'avait d'autre cause que le contact d'une nature éminemment aristocratique. Oui, monsieur, vous dites vrai; partout où vous étiez, vous étiez au roi. Mais en changeant de garnison, vous trouverez, croyez-moi, un avancement dont vous êtes digne. Raoul vit que là s'arrêtait ce que le roi avait à lui dire. Et avec le tact parfait qui caractérisait cette nature exquise, il s'inclina et sortit. -- Vous reste-t-il encore quelque chose à m'apprendre, monsieur? dit le roi lorsqu'il se retrouva seul avec d'Artagnan. -- Oui, Sire et j'avais gardé cette nouvelle pour la dernière, car elle est triste et va vêtir la royauté européenne de deuil. -- Que me dites-vous? -- Sire, en passant à Blois, un mot, un triste mot, écho du palais, est venu frapper mon oreille. -- En vérité, vous m'effrayez, monsieur d'Artagnan. -- Sire, ce mot était prononcé par un piqueur qui portait un crêpe au bras. -- Mon oncle Gaston d'Orléans, peut-être? -- Sire, il a rendu le dernier soupir. -- Et je ne suis pas prévenu! s'écria le roi, dont la susceptibilité royale voyait une insulte dans l'absence de cette nouvelle. -- Oh! ne vous fâchez point, Sire, dit d'Artagnan, les courriers de Paris et les courriers du monde entier ne vont point comme votre serviteur; le courrier de Blois ne sera pas ici avant deux heures, et il court bien, je vous en réponds, attendu que je ne l'ai rejoint qu'au-delà d'Orléans. -- Mon oncle Gaston, murmura Louis en appuyant la main sur son front et en enfermant dans ces trois mots tout ce que sa mémoire lui rappelait à ce nom de sentiments opposés. -- Eh! oui, Sire, c'est ainsi, dit philosophiquement d'Artagnan, répondant à la pensée royale; le passé s'envole. -- C'est vrai, monsieur, c'est vrai; mais il nous reste, Dieu merci, l'avenir, et nous tâcherons de ne pas le faire trop sombre. -- Je m'en rapporte pour cela à Votre Majesté, dit le mousquetaire en s'inclinant. Et maintenant... -- Oui, vous avez raison, monsieur, j'oublie les cent dix lieues que vous venez de faire. Allez, monsieur, prenez soin d'un de mes meilleurs soldats, et, quand vous serez reposé, venez vous mettre à mes ordres. -- Sire, absent ou présent, j'y suis toujours. D'Artagnan s'inclina et sortit. Puis, comme s'il fût arrivé de Fontainebleau seulement, il se mit à arpenter le Louvre pour rejoindre Bragelonne. Chapitre LXXVII -- Un amoureux et une maîtresse Tandis que les cires brûlaient dans le château de Blois autour du corps inanimé de Gaston d'Orléans, ce dernier représentant du passé; tandis que les bourgeois de la ville faisaient son épitaphe, qui était loin d'être un panégyrique; tandis que Madame douairière, ne se souvenant plus que pendant ses jeunes années elle avait aimé ce cadavre gisant, au point de fuir pour le suivre le palais paternel et faisait, à vingt pas de la salle funèbre, ses petits calculs d'intérêt et ses petits sacrifices d'orgueil, d'autres intérêts et d'autres orgueils s'agitaient dans toutes les parties du château où avait pu pénétrer une âme vivante. Ni les sons lugubres des cloches, ni les voix des chantres, ni l'éclat des cierges à travers les vitres, ni les préparatifs de l'ensevelissement n'avaient le pouvoir de distraire deux personnes placées à une fenêtre de la cour intérieure, fenêtre que nous connaissons déjà et qui éclairait une chambre faisant partie de ce qu'on appelait les petits appartements. Au reste, un rayon joyeux de soleil, car le soleil paraissait fort peu s'inquiéter de la perte que venait de faire la France, un rayon de soleil, disons-nous, descendait sur eux, tirant les parfums des fleurs voisines et animant les murailles elles-mêmes. Ces deux personnes si occupées, non par la mort du duc, mais de la conversation qui était la suite de cette mort, ces deux personnes étaient une jeune fille et un jeune homme. Ce dernier personnage, garçon de vingt-cinq à vingt-six ans à peu près, à la mine tantôt éveillée, tantôt sournoise, faisait jouer à propos deux yeux immenses recouverts de longs cils, était petit et brun de peau; il souriait avec une bouche énorme, mais bien meublée, et son menton pointu, qui semblait jouir d'une mobilité que la nature n'accorde pas d'ordinaire à cette portion de visage, s'allongeait parfois très amoureusement vers son interlocutrice, qui, disons-le, ne se reculait pas toujours aussi rapidement que les strictes bienséances avaient le droit de l'exiger. La jeune fille, nous la connaissons, car nous l'avons déjà vue à cette même fenêtre, à la lueur de ce même soleil; la jeune fille offrait un singulier mélange de finesse et de réflexion: elle était charmante quand elle riait, belle quand elle devenait sérieuse; mais, hâtons-nous de le dire, elle était plus souvent charmante que belle. Les deux personnes paraissaient avoir atteint le point culminant d'une discussion moitié railleuse, moitié grave. -- Voyons, monsieur Malicorne, disait la jeune fille, vous plaît- il enfin que nous parlions raison? -- Vous croyez que c'est facile, mademoiselle Aure, répliqua le jeune homme. Faire ce qu'on veut, quand on ne peut faire ce que l'on peut... -- Bon! le voilà qui s'embrouille dans ses phrases. -- Moi? -- Oui, vous; voyons, quittez cette logique de procureur, mon cher. -- Encore une chose impossible. Clerc je suis, mademoiselle de Montalais. -- Demoiselle je suis, monsieur Malicorne. -- Hélas! je le sais bien, et vous m'accablez par la distance; aussi, je ne vous dirai rien. -- Mais non, je ne vous accable pas; dites ce que vous avez à me dire, dites, je le veux! -- Eh bien! je vous obéis. -- C'est bien heureux, vraiment! -- Monsieur est mort. -- Ah! peste, voilà du nouveau! Et d'où arrivez-vous pour nous dire cela? -- J'arrive d'Orléans, mademoiselle. -- Et c'est la seule nouvelle que vous apportez? -- Oh! non pas... J'arrive aussi pour vous dire que Madame Henriette d'Angleterre arrive pour épouser le frère de Sa Majesté. -- En vérité, Malicorne, vous êtes insupportable avec vos nouvelles du siècle passé; voyons, si vous prenez aussi cette mauvaise habitude de vous moquer, je vous ferai jeter dehors. -- Oh! -- Oui, car vraiment vous m'exaspérez. -- Là! là! patience, mademoiselle. -- Vous vous faites valoir ainsi. Je sais bien pourquoi, allez... -- Dites, et je vous répondrai franchement oui, si la chose est vraie. -- Vous savez que j'ai envie de cette commission de dame d'honneur que j'ai eu la sottise de vous demander, et vous ménagez votre crédit. -- Moi? Malicorne abaissa ses paupières, joignit les mains et prit son air sournois. -- Et quel crédit un pauvre clerc de procureur saurait-il avoir, je vous le demande? -- Votre père n'a pas pour rien vingt mille livres de rente, monsieur Malicorne. -- Fortune de province, mademoiselle de Montalais. -- Votre père n'est pas pour rien dans les secrets de M. le prince. -- Avantage qui se borne à prêter de l'argent à Monseigneur. -- En un mot, vous n'êtes pas pour rien le plus rusé compère de la province. -- Vous me flattez. -- Moi? -- Oui, vous. -- Comment cela? -- Puisque c'est moi qui vous soutiens que je n'ai point de crédit, et vous qui me soutenez que j'en ai. -- Enfin, ma commission? -- Eh bien! votre commission? -- L'aurai-je ou ne l'aurai-je pas? -- Vous l'aurez. -- Mais quand? -- Quand vous voudrez. -- Où est-elle, alors? -- Dans ma poche. -- Comment! dans votre poche? -- Oui. Et, en effet, avec son sourire narquois, Malicorne tira de sa poche une lettre dont la Montalais s'empara comme d'une proie et qu'elle lut avec avidité. À mesure qu'elle lisait, son visage s'éclairait. -- Malicorne! s'écria-t-elle après avoir lu, en vérité vous êtes un bon garçon. -- Pourquoi cela, mademoiselle? -- Parce que vous auriez pu vous faire payer cette commission et que vous ne l'avez pas fait. Et elle éclata de rire, croyant décontenancer le clerc. Mais Malicorne soutint bravement l'attaque. -- Je ne vous comprends pas, dit-il. Ce fut Montalais qui fut décontenancée à son tour. -- Je vous ai déclaré mes sentiments, continua Malicorne; vous m'avez dit trois fois en riant que vous ne m'aimiez pas; vous m'avez embrassé une fois sans rire, c'est tout ce qu'il me faut. -- Tout? dit la fière et coquette Montalais d'un ton où perçait l'orgueil blessé. -- Absolument tout, mademoiselle, répliqua Malicorne. -- Ah! Ce monosyllabe indiquait autant de colère que le jeune homme eût pu attendre de reconnaissance. Il secoua tranquillement la tête. -- Écoutez, Montalais, dit-il sans s'inquiéter si cette familiarité plaisait ou non à sa maîtresse, ne discutons point là- dessus. -- Pourquoi cela? -- Parce que, depuis un an que je vous connais, vous m'eussiez mis à la porte vingt fois si je ne vous plaisais pas. -- En vérité! À quel propos vous eussé-je mis à la porte? -- Parce que j'ai été assez impertinent pour cela. -- Oh! cela, c'est vrai. -- Vous voyez bien que vous êtes forcée de l'avouer, fit Malicorne. -- Monsieur Malicorne! -- Ne nous fâchons pas; donc, si vous m'avez conservé, ce nest pas sans cause. -- Ce n'est pas au moins parce que je vous aime! s'écria Montalais. -- D'accord. Je vous dirai même qu'en ce moment je suis certain que vous m'exécrez. -- Oh! vous n'avez jamais dit si vrai. -- Bien! Moi, je vous déteste. -- Ah! je prends acte. -- Prenez. Vous me trouvez brutal et sot; je vous trouve, moi, la voix dure et le visage décomposé par la colère. En ce moment, vous vous jetteriez par cette fenêtre plutôt que de me laisser baiser le bout de votre doigt; moi, je me précipiterais du haut du clocheton plutôt que de toucher le bas de votre robe. Mais dans cinq minutes vous m'aimerez, et moi, je vous adorerai. Oh! c'est comme cela. -- J'en doute. -- Et moi, j'en jure. -- Fat! -- Et puis ce n'est point la véritable raison; vous avez besoin de moi, Aure, et moi, j'ai besoin de vous. Quand il vous plaît d'être gaie, je vous fais rire; quand il me sied d'être amoureux, je vous regarde. Je vous ai donné une commission de dame d'honneur que vous désiriez; vous m'allez donner tout à l'heure quelque chose que je désirerai. -- Moi? -- Vous! mais en ce moment, ma chère Aure, je vous déclare que je ne désire absolument rien; ainsi, soyez tranquille. -- Vous êtes un homme odieux, Malicorne; j'allais me réjouir de cette commission, et voilà que vous m'ôtez toute ma joie. -- Bon! il n'y a point de temps perdu; vous vous réjouirez quand je serai parti. -- Partez donc, alors... -- Soit; mais, auparavant, un conseil... -- Lequel? -- Reprenez votre belle humeur; vous devenez laide quand vous boudez. -- Grossier! -- Allons, disons-nous nos vérités tandis que nous y sommes. -- Ô Malicorne! ô mauvais coeur! -- Ô Montalais! ô ingrate! Et le jeune homme s'accouda sur l'appui de la fenêtre. Montalais prit un livre et l'ouvrit. Malicorne se redressa, brossa son feutre avec sa manche et défripa son pourpoint noir. Montalais, tout en faisant semblant de lire, le regardait du coin de l'oeil. -- Bon! s'écria-t-elle furieuse, le voilà qui prend son air respectueux. Il va bouder pendant huit jours. -- Quinze, mademoiselle, dit Malicorne en s'inclinant. Montalais leva sur lui son poing crispé. -- Monstre! dit-elle. Oh! si j'étais un homme! -- Que me feriez-vous? -- Je t'étranglerais! -- Ah! fort bien, dit Malicorne; je crois que je commence à désirer quelque chose. -- Et que désirez-vous, monsieur le démon! Que je perde mon âme par la colère? Malicorne roulait respectueusement son chapeau entre ses doigts; mais tout à coup il laissa tomber son chapeau, saisit la jeune fille par les deux épaules, l'approcha de lui et appuya sur ses lèvres deux lèvres bien ardentes pour un homme ayant la prétention d'être si indifférent. Aure voulut pousser un cri, mais ce cri s'éteignit dans le baiser. Nerveuse et irritée, la jeune fille repoussa Malicorne contre la muraille. -- Bon! dit philosophiquement Malicorne, en voilà pour six semaines; adieu, mademoiselle! agréez mon très humble salut. Et il fit trois pas pour se retirer. -- Eh bien! non, vous ne sortirez pas! s'écria Montalais en frappant du pied; restez! je vous l'ordonne! -- Vous l'ordonnez? -- Oui; ne suis-je pas la maîtresse? -- De mon âme et de mon esprit, sans aucun doute. -- Belle propriété, ma foi! L'âme est sotte et l'esprit sec. -- Prenez garde, Montalais, je vous connais, dit Malicorne; vous allez vous prendre d'amour pour votre serviteur. -- Eh bien! oui, dit-elle en se pendant à son cou avec une enfantine indolence bien plus qu'avec un voluptueux abandon; eh bien! oui, car il faut que je vous remercie, enfin. -- Et de quoi? -- De cette commission; n'est-ce pas tout mon avenir? -- Et tout le mien. Montalais le regarda. -- C'est affreux, dit-elle, de ne jamais pouvoir deviner si vous parlez sérieusement. -- On ne peut plus sérieusement; j'allais à Paris, vous y allez, nous y allons. -- Alors, c'est par ce seul motif que vous m'avez servie, égoïste? -- Que voulez-vous, Aure, je ne puis me passer de vous. -- Eh bien! en vérité, c'est comme moi; vous êtes cependant, il faut l'avouer, un bien méchant coeur! -- Aure, ma chère Aure, prenez garde; si vous retombez dans les injures, vous savez l'effet qu'elles me produisent, et je vais vous adorer. Et, tout en disant ces paroles, Malicorne approcha une seconde fois la jeune fille de lui. Au même instant un pas retentit dans l'escalier. Les jeunes gens étaient si rapprochés qu'on les eût surpris dans les bras l'un de l'autre, si Montalais n'eût violemment repoussé Malicorne, lequel alla frapper du dos la porte, qui s'ouvrait en ce moment. Un grand cri, suivi d'injures, retentit aussitôt. C'était Mme de Saint-Remy qui poussait ce cri et qui proférait ces injures: le malheureux Malicorne venait de l'écraser à moitié entre la muraille et la porte qu'elle entrouvrait. -- C'est encore ce vaurien! s'écria la vieille dame; toujours là! -- Ah! madame, répondit Malicorne d'une voix respectueuse, il y a huit grands jours que je ne suis venu ici. Chapitre LXXVIII -- Où l'on voit enfin reparaître la véritable héroïne de cette histoire Derrière Mme de Saint-Remy montait Mlle de La Vallière. Elle entendit l'explosion de la colère maternelle, et comme elle en devinait la cause, elle entra toute tremblante dans la chambre et aperçut le malheureux Malicorne, dont la contenance désespérée eût attendri ou égayé quiconque l'eût observé de sang-froid. En effet, il s'était vivement retranché derrière une grande chaise, comme pour éviter les premiers assauts de Mme de Saint-Remy; il nespérait pas la fléchir par la parole, car elle parlait plus haut que lui et sans interruption, mais il comptait sur l'éloquence de ses gestes. La vieille dame n'écoutait et ne voyait rien; Malicorne, depuis longtemps, était une des ses antipathies. Mais sa colère était trop grande pour ne pas déborder de Malicorne sur sa complice. Montalais eut son tour. -- Et vous, mademoiselle, et vous, comptez-vous que je n'avertirai point Madame de ce qui se passe chez une de ses filles d'honneur? -- Oh! ma mère, s'écria Mlle de La Vallière, par grâce, épargnez... -- Taisez-vous, mademoiselle, et ne vous fatiguez pas inutilement à intercéder pour des sujets indignes; qu'une fille honnête comme vous subisse le mauvais exemple, c'est déjà certes un assez grand malheur; mais qu'elle l'autorise par son indulgence, c'est ce que je ne souffrirai pas. -- Mais, en vérité, dit Montalais se rebellant enfin, je ne sais pas sous quel prétexte vous me traitez ainsi; je ne fais point de mal, je suppose? -- Et ce grand fainéant, mademoiselle, reprit Mme de Saint-Remy montrant Malicorne, est-il ici pour faire le bien? je vous le demande. -- Il n'est ici ni pour le bien ni pour le mal, madame; il vient me voir, voilà tout. -- C'est bien, c'est bien, dit Mme de Saint-Remy; Son Altesse Royale sera instruite, et elle jugera. -- En tout cas, je ne vois pas pourquoi, répondit Montalais, il serait défendu à M. Malicorne d'avoir dessein sur moi, si son dessein est honnête. -- Dessein honnête, avec une pareille figure! s'écria Mme de Saint-Remy. -- Je vous remercie au nom de ma figure, madame, dit Malicorne. -- Venez, ma fille, venez, continua Mme de Saint-Remy; allons prévenir Madame qu'au moment même où elle pleure un époux, au moment où nous pleurons un maître dans ce vieux château de Blois, séjour de la douleur, il y a des gens qui s'amusent et se réjouissent. -- Oh! firent d'un seul mouvement les deux accusés. -- Une fille d'honneur! une fille d'honneur! s'écria la vieille dame en levant les mains au ciel. -- Eh bien! c'est ce qui vous trompe, madame, dit Montalais exaspérée; je ne suis plus fille d'honneur, de Madame du moins. -- Vous donnez votre démission, mademoiselle? Très bien! je ne puis qu'applaudir à une telle détermination et j'y applaudis. -- Je ne donne point ma démission, madame; je prends un autre service, voilà tout. -- Dans la bourgeoisie ou dans la robe? demanda Mme de Saint-Remy avec dédain. -- Apprenez, madame, dit Montalais, que je ne suis point fille à servir des bourgeoises ni des robines, et qu'au lieu de la cour misérable où vous végétez, je vais habiter une cour presque royale. -- Ah! ah! une cour royale, dit Mme de Saint-Remy en s'efforçant de rire; une cour royale, qu'en pensez-vous, ma fille? Et elle se retournait vers Mlle de La Vallière, qu'elle voulait à toute force entraîner contre Montalais, et qui, au lieu d'obéir à l'impulsion de Mme de Saint-Remy, regardait tantôt sa mère, tantôt Montalais avec ses beaux yeux conciliateurs. -- Je n'ai point dit une cour royale, madame, répondit Montalais, parce que Madame Henriette d'Angleterre, qui va devenir la femme de Son Altesse Royale Monsieur, n'est point une reine. J'ai dit presque royale, et j'ai dit juste, puisqu'elle va être la belle- soeur du roi. La foudre tombant sur le château de Blois n'eût point étourdi Mme de Saint Remy comme le fit cette dernière phrase de Montalais. -- Que parlez-vous de Son Altesse Royale Madame Henriette? balbutia la vieille dame. -- Je dis que je vais entrer chez elle comme demoiselle d'honneur: voilà ce que je dis. -- Comme demoiselle d'honneur! s'écrièrent à la fois Mme de Saint- Remy avec désespoir et Mlle de La Vallière avec joie. -- Oui, madame, comme demoiselle d'honneur. La vieille dame baissa la tête comme si le coup eût été trop fort pour elle. Cependant, presque aussitôt elle se redressa pour lancer un dernier projectile à son adversaire. -- Oh! oh! dit-elle, on parle beaucoup de ces sortes de promesses à l'avance, on se flatte souvent d'espérances folles, et au dernier moment, lorsqu'il s'agit de tenir ces promesses, de réaliser ces espérances, on est tout surpris de se voir réduire en vapeur le grand crédit sur lequel on comptait. -- Oh! madame, le crédit de mon protecteur, à moi, est incontestable, et ses promesses valent des actes. -- Et ce protecteur si puissant, serait-ce indiscret de vous demander son nom? -- Oh! mon Dieu, non; c'est Monsieur que voilà, dit Montalais en montrant Malicorne, qui, pendant toute cette scène, avait conservé le plus imperturbable sang-froid et la plus comique dignité. -- Monsieur! s'écria Mme de Saint-Remy avec une explosion dhilarité, Monsieur est votre protecteur! Cet homme dont le crédit est si puissant, dont les promesses valent des actes, c'est M. Malicorne? Malicorne salua. Quant à Montalais, pour toute réponse elle tira le brevet de sa poche, et le montrant à la vieille dame: -- Voici le brevet, dit-elle. Pour le coup, tout fut fini. Dès qu'elle eut parcouru du regard le bienheureux parchemin, la bonne dame joignit les mains, une expression indicible d'envie et de désespoir contracta son visage, et elle fut obligée de s'asseoir pour ne point s'évanouir. Montalais n'était point assez méchante pour se réjouir outre mesure de sa victoire et accabler l'ennemi vaincu, surtout lorsque cet ennemi c'était la mère de son amie; elle usa donc, mais n'abusa point du triomphe. Malicorne fut moins généreux; il prit des poses nobles sur son fauteuil et s'étendit avec une familiarité qui, deux heures plus tôt, lui eût attiré la menace du bâton. -- Dame d'honneur de la jeune Madame! répétait Mme de Saint-Remy, encore mal convaincue. -- Oui, madame, et par la protection de M. Malicorne, encore. -- C'est incroyable! répétait la vieille dame; n'est-ce pas, Louise, que c'est incroyable? Mais Louise ne répondit pas; elle était inclinée, rêveuse, presque affligée; une main sur son beau front, elle soupirait. -- Enfin, monsieur, dit tout à coup Mme de Saint-Remy, comment avez vous fait pour obtenir cette charge? -- Je l'ai demandée madame. -- À qui? -- À un de mes amis. -- Et vous avez des amis assez bien en cour pour vous donner de pareilles preuves de crédit? -- Dame! il paraît. -- Et peut-on savoir le nom de ces amis? -- Je n'ai pas dit que j'eusse plusieurs amis madame, j'ai dit un ami. -- Et cet ami s'appelle? -- Peste! madame, comme vous y allez! Quand on a un ami aussi puissant que le mien, on ne le produit pas comme cela au grand jour pour qu'on vous le vole. -- Vous avez raison, monsieur, de taire le nom de cet ami car je crois qu'il vous serait difficile de le dire. -- En tout cas, dit Montalais, si l'ami n'existe pas, le brevet existe, et voilà qui tranche la question. -- Alors je conçois, dit Mme de Saint-Remy avec le sourire gracieux du chat qui va griffer, quand j'ai trouvé Monsieur chez vous tout à l'heure... -- Eh bien? -- Il vous apportait votre brevet. -- Justement, madame, vous avez deviné. -- Mais c'était on ne peut plus moral, alors. -- Je le crois, madame. -- Et j'ai eu tort, à ce qu'il paraît, de vous faire des reproches, mademoiselle. -- Très grand tort, madame; mais je suis tellement habituée à vos reproches, que je vous les pardonne. -- En ce cas, allons-nous-en, Louise; nous n'avons plus qu'à nous retirer. Eh bien? -- Madame! fit La Vallière en tressaillant, vous dites? -- Tu n'écoutais pas, à ce qu'il paraît, mon enfant? -- Non, madame, je pensais. -- Et à quoi? -- À mille choses. -- Tu ne m'en veux pas au moins, Louise? s'écria Montalais lui pressant la main. -- Et de quoi t'en voudrais-je, ma chère Aure? répondit la jeune fille avec sa voix douce comme une musique. -- Dame! reprit Mme de Saint-Remy, quand elle vous en voudrait un peu, pauvre enfant! elle n'aurait pas tout à fait tort. -- Et pourquoi m'en voudrait-elle, bon Dieu? -- Il me semble qu'elle est d'aussi bonne famille et aussi jolie que vous. -- Ma mère! s'écria Louise. -- Plus jolie cent fois, madame; de meilleure famille, non; mais cela ne me dit point pourquoi Louise doit m'en vouloir. -- Croyez-vous donc que ce soit amusant pour elle de s'enterrer à Blois quand vous allez briller à Paris? -- Mais, madame, ce n'est point moi qui empêche Louise de m'y suivre, à Paris; au contraire, je serais certes bien heureuse qu'elle y vînt. -- Mais il me semble que M. Malicorne, qui est tout-puissant à la cour... -- Ah! tant pis, madame, fit Malicorne, chacun pour soi en ce pauvre monde. -- Malicorne! fit Montalais. Puis, se baissant vers le jeune homme: -- Occupez Mme de Saint-Remy, soit en disputant, soit en vous raccommodant avec elle; il faut que je cause avec Louise. Et, en même temps, une douce pression de main récompensait Malicorne de sa future obéissance. Malicorne se rapprocha tout grognant de Mme de Saint-Remy, tandis que Montalais disait à son amie, en lui jetant un bras autour du cou: -- Qu'as-tu? Voyons! Est-il vrai que tu ne m'aimerais plus parce que je brillerais, comme dit ta mère? -- Oh! non, répondit la jeune fille retenant à peine ses larmes; je suis bien heureuse de ton bonheur, au contraire. -- Heureuse! et l'on dirait que tu es prête à pleurer. -- Ne pleure-t-on que d'envie? -- Ah! oui, je comprends, je vais à Paris, et ce mot «Paris» te rappelait certain cavalier. -- Aure! -- Certain cavalier qui, autrefois, habitait Blois, et qui aujourdhui habite Paris. -- Je ne sais, en vérité, ce que j'ai, mais j'étouffe. -- Pleure alors, puisque tu ne peux pas me sourire. Louise releva son visage si doux que des larmes, roulant l'une après l'autre, illuminaient comme des diamants. -- Voyons, avoue, dit Montalais. -- Que veux-tu que j'avoue? -- Ce qui te fait pleurer; on ne pleure pas sans cause. Je suis ton amie; tout ce que tu voudras que je fasse, je le ferai. Malicorne est plus puissant qu'on ne croit, va! Veux-tu venir à Paris? -- Hélas! fit Louise. -- Veux-tu venir à Paris? -- Rester seule ici, dans ce vieux château, moi qui avais cette douce habitude d'entendre tes chansons, de te presser la main, de courir avec vous toutes dans ce parc; oh! comme je vais m'ennuyer, comme je vais mourir vite! -- Veux-tu venir à Paris? Louise poussa un soupir. -- Tu ne réponds pas. -- Que veux-tu que je te réponde? -- Oui ou non; ce n'est pas bien difficile, ce me semble. -- Oh! tu es bien heureuse, Montalais! -- Allons, ce qui veut dire que tu voudrais être à ma place? Louise se tut. -- Petite obstinée! dit Montalais; a-t-on jamais vu avoir des secrets pour une amie! Mais avoue donc que tu voudrais venir à Paris, avoue donc que tu meurs d'envie de revoir Raoul! -- Je ne puis avouer cela. -- Et tu as tort. -- Pourquoi? -- Parce que... Vois-tu ce brevet? -- Sans doute que je le vois. -- Eh bien! je t'en eusse fait avoir un pareil. -- Par qui? -- Par Malicorne. -- Aure, dis-tu vrai? serait-ce possible? -- Dame! Malicorne est là; et ce qu'il a fait pour moi, il faudra bien qu'il le fasse pour toi. Malicorne venait d'entendre prononcer deux fois son nom, il était enchanté d'avoir une occasion d'en finir avec Mme de Saint-Remy, et il se retourna. -- Qu'y a-t-il, mademoiselle? -- Venez ça, Malicorne, fit Montalais avec un geste impératif. Malicorne obéit. -- Un brevet pareil, dit Montalais. -- Comment cela? -- Un brevet pareil à celui-ci; c'est clair. -- Mais... -- Il me le faut! -- Oh! oh! il vous le faut? -- Oui. -- Il est impossible, n'est-ce pas, monsieur Malicorne? dit Louise avec sa douce voix. -- Dame! si c'est pour vous, mademoiselle... -- Pour moi. Oui, monsieur Malicorne, ce serait pour moi. -- Et si Mlle de Montalais le demande en même temps que vous ... -- Mlle de Montalais ne le demande pas, elle l'exige. -- Eh bien! on verra à vous obéir, mademoiselle. -- Et vous la ferez nommer? -- On tâchera. -- Pas de réponse évasive. Louise de La Vallière sera demoiselle d'honneur de Madame Henriette avant huit jours. -- Comme vous y allez! -- Avant huit jours, ou bien... -- Ou bien? -- Vous reprendrez votre brevet, monsieur Malicorne; je ne quitte pas mon amie. -- Chère Montalais! -- C'est bien, gardez votre brevet; Mlle de La Vallière sera dame d'honneur. -- Est-ce vrai? -- C'est vrai. -- Je puis donc espérer d'aller à Paris? -- Comptez-y. -- Oh! monsieur Malicorne, quelle reconnaissance! s'écria Louise en joignant les mains et en bondissant de joie. -- Petite dissimulée! dit Montalais, essaie encore de me faire croire que tu n'es pas amoureuse de Raoul. Louise rougit comme la rose de mai; mais, au lieu de répondre, elle alla embrasser sa mère. -- Madame, lui dit-elle, savez-vous que M. Malicorne va me faire nommer demoiselle d'honneur? -- M. Malicorne est un prince déguisé, répliqua la vieille dame; il a tous les pouvoirs. -- Voulez-vous aussi être demoiselle d'honneur? demanda Malicorne à Mme de Saint-Remy. Pendant que j'y suis, autant que je fasse nommer tout le monde. Et, sur ce, il sortit laissant la pauvre dame toute déferrée comme dirait Tallemant des Réaux. -- Allons, murmura Malicorne en descendant les escaliers, allons, c'est encore un billet de mille livres que cela va me coûter; mais il faut en prendre son parti; mon ami Manicamp ne fait rien pour rien. Chapitre LXXIX -- Malicorne et Manicamp L'introduction de ces deux nouveaux personnages dans cette histoire, et cette affinité mystérieuse de noms et de sentiments méritent quelque attention de la part de l'historien et du lecteur. Nous allons donc entrer dans quelques détails sur M. Malicorne et sur M. de Manicamp. Malicorne, on le sait, avait fait le voyage d'Orléans pour aller chercher ce brevet destiné à Mlle de Montalais, et dont l'arrivée venait de produire une si vive sensation au château de Blois. C'est qu'à Orléans se trouvait pour le moment M. de Manicamp. Singulier personnage s'il en fut que ce M. de Manicamp: garçon de beaucoup d'esprit, toujours à sec, toujours besogneux, bien qu'il puisât à volonté dans la bourse de M. le comte de Guiche, l'une des bourses les mieux garnies de l'époque. C'est que M. le comte de Guiche avait eu pour compagnon d'enfance, de Manicamp, pauvre gentillâtre vassal né des Grammont. C'est que M. de Manicamp, avec son esprit, s'était créé un revenu dans l'opulente famille du maréchal. Dès l'enfance, il avait, par un calcul fort au-dessus de son âge, prêté son nom et sa complaisance aux folies du comte de Guiche. Son noble compagnon avait-il dérobé un fruit destiné à Mme la maréchale, avait-il brisé une glace, éborgné un chien, de Manicamp se déclarait coupable du crime commis, et recevait la punition, qui n'en était pas plus douce pour tomber sur l'innocent. Mais aussi, ce système d'abnégation lui était payé. Au lieu de porter des habits médiocres comme la fortune paternelle lui en faisait une loi, il pouvait paraître éclatant, superbe, comme un jeune seigneur de cinquante mille livres de revenu. Ce n'est point qu'il fût vil de caractère ou humble d'esprit; non, il était philosophe, ou plutôt il avait l'indifférence, l'apathie et la rêverie qui éloignent chez l'homme tout sentiment du monde hiérarchique. Sa seule ambition était de dépenser de l'argent. Mais, sous ce rapport, c'était un gouffre que ce bon M. de Manicamp. Trois ou quatre fois régulièrement par année, il épuisait le comte de Guiche, et, quand le comte de Guiche était bien épuisé, qu'il avait retourné ses poches et sa bourse devant lui, et déclaré qu'il fallait au moins quinze jours à la munificence paternelle pour remplir bourse et poches, de Manicamp perdait toute son énergie, il se couchait, restait au lit, ne mangeait plus et vendait ses beaux habits sous prétexte que, restant couché, il n'en avait plus besoin. Pendant cette prostration de force et d'esprit, la bourse du comte de Guiche se remplissait, et, une fois remplie, débordait dans celle de Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se rhabillait et recommençait la même vie qu'auparavant. Cette manie de vendre ses habits neufs le quart de ce qu'ils valaient avait rendu notre héros assez célèbre dans Orléans, ville où, en général, nous serions fort embarrassés de dire pourquoi il venait passer ses jours de pénitence. Les débauchés de province, les petits-maîtres à six cents livres par an se partageaient les bribes de son opulence. Parmi les admirateurs de ces splendides toilettes brillait notre ami Malicorne, fils d'un syndic de la ville, à qui M. le prince de Condé, toujours besogneux comme un Condé, empruntait souvent de l'argent à gros intérêt. M. Malicorne tenait la caisse paternelle. C'est-à-dire qu'en ce temps de facile morale il se faisait de son côté, en suivant l'exemple de son père et en prêtant à la petite semaine, un revenu de dix-huit cents livres, sans compter six cents autres livres que fournissait la générosité du syndic, de sorte que Malicorne était le roi des raffinés d'Orléans, ayant deux mille quatre cents livres à dilapider, à gaspiller, à éparpiller en folies de tout genre. Mais, tout au contraire de Manicamp, Malicorne était effroyablement ambitieux. Il aimait par ambition, il dépensait par ambition, il se fût ruiné par ambition. Malicorne avait résolu de parvenir à quelque prix que ce fût; et pour cela, à quelque prix que ce fût, il s'était donné une maîtresse et un ami. La maîtresse, Mlle de Montalais, lui était cruelle dans les dernières faveurs de l'amour; mais c'était une fille noble, et cela suffisait à Malicorne. L'ami n'avait pas d'amitié, mais c'était le favori du comte de Guiche, ami lui-même de Monsieur, frère du roi, et cela suffisait à Malicorne. Seulement, au chapitre des charges, Mlle de Montalais coûtait par an: rubans, gants et sucreries, mille livres. De Manicamp coûtait, argent prêté jamais rendu, de douze à quinze cents livres par an. Il ne restait donc rien à Malicorne. Ah! si fait, nous nous trompons, il lui restait la caisse paternelle. Il usa d'un procédé sur lequel il garda le plus profond secret, et qui consistait à s'avancer à lui-même, sur la caisse du syndic, une demi-douzaine d'années, c'est-à-dire une quinzaine de mille livres, se jurant bien entendu, à lui-même, de combler ce déficit aussitôt que l'occasion s'en présenterait. L'occasion devait être la concession d'une belle charge dans la maison de Monsieur, quand on monterait cette maison à l'époque de son mariage. Cette époque était venue, et l'on allait enfin monter la maison. Une bonne charge chez un prince du sang, lorsqu'elle est donnée par le crédit et sur la recommandation d'un ami tel que le comte de Guiche, c'est au moins douze mille livres par an, et, moyennant cette habitude qu'avait prise Malicorne de faire fructifier ses revenus, douze mille livres pouvaient sélever à vingt. Alors, une fois titulaire de cette charge, Malicorne épouserait Mlle de Montalais; Mlle de Montalais, d'une famille où le ventre anoblissait, non seulement serait dotée, mais encore ennoblissait Malicorne. Mais, pour que Mlle de Montalais, qui n'avait pas grande fortune patrimoniale, quoiqu'elle fût fille unique, fût convenablement dotée, il fallait qu'elle appartînt à quelque grande princesse, aussi prodigue que Madame douairière était avare. Et afin que la femme ne fût point d'un côté pendant que le mari serait de l'autre, situation qui présente de graves inconvénients, surtout avec des caractères comme étaient ceux des futurs conjoints, Malicorne avait imaginé de mettre le point central de réunion dans la maison même de Monsieur, frère du roi. Mlle de Montalais serait fille d'honneur de Madame. M. Malicorne serait officier de Monsieur. On voit que le plan venait d'une bonne tête, on voit aussi qu'il avait été bravement exécuté. Malicorne avait demandé à Manicamp de demander au comte de Guiche un brevet de fille d'honneur. Et le comte de Guiche avait demandé ce brevet à Monsieur, lequel l'avait signé sans hésitation. Le plan moral de Malicorne, car on pense bien que les combinaisons d'un esprit aussi actif que le sien ne se bornaient point au présent et s'étendaient à l'avenir, le plan moral de Malicorne, disons-nous, était celui-ci: Faire entrer chez Madame Henriette une femme dévouée à lui, spirituelle, jeune, jolie et intrigante; savoir, par cette femme, tous les secrets féminins du jeune ménage, tandis que lui, Malicorne, et son ami Manicamp sauraient, à eux deux, tous les mystères masculins de la jeune communauté. C'était par ces moyens qu'on arriverait à une fortune rapide et splendide à la fois. Malicorne était un vilain nom; celui qui le portait avait trop d'esprit pour se dissimuler cette vérité; mais on achetait une terre, et Malicorne de quelque chose, ou même de Malicorne tout court, sonnait fort noblement à l'oreille. Il n'était pas invraisemblable que l'on pût trouver à ce nom de Malicorne une origine des plus aristocratiques. En effet, ne pouvait-il pas venir d'une terre où un taureau aux cornes mortelles aurait causé quelque grand malheur et baptisé le sol avec le sang qu'il aurait répandu? Certes, ce plan se présentait hérissé de difficultés; mais la plus grande de toutes, c'était Mlle de Montalais elle-même. Capricieuse, variable, sournoise, étourdie, libertine, prude, vierge armée de griffes, Érigone barbouillée de raisins, elle renversait parfois, d'un seul coup de ses doigts blancs ou d'un seul souffle de ses lèvres riantes, l'édifice que la patience de Malicorne avait mis un mois à établir. Amour à part, Malicorne était heureux; mais cet amour, qu'il ne pouvait s'empêcher de ressentir, il avait la force de le cacher avec soin, persuadé qu'au moindre relâchement de ces liens, dont il avait garrotté son Protée femelle, le démon le terrasserait et se moquerait de lui. Il humiliait sa maîtresse en la dédaignant. Brûlant de désirs quand elle s'avançait pour le tenter, il avait l'art de paraître de glace, persuadé que, s'il ouvrait ses bras, elle s'enfuirait en le raillant. De son côté, Montalais croyait ne pas aimer Malicorne, et, tout au contraire, elle l'aimait. Malicorne lui répétait si souvent ses protestations d'indifférence, qu'elle finissait de temps en temps par y croire, et alors elle croyait détester Malicorne. Voulait-elle le ramener par la coquetterie, Malicorne se faisait plus coquet qu'elle. Mais ce qui faisait que Montalais tenait à Malicorne d'une indissoluble façon, c'est que Malicorne était toujours bourré de nouvelles fraîches apportées de la cour et de la ville; c'est que Malicorne apportait toujours à Blois une mode, un secret, un parfum; c'est que Malicorne ne demandait jamais un rendez-vous, et, tout au contraire, se faisait supplier pour recevoir des faveurs qu'il brûlait d'obtenir. De son côté, Montalais n'était pas avare d'histoires. Par elle, Malicorne savait tout ce qui se passait chez Madame douairière, et il en faisait à Manicamp des contes à mourir de rire, que celui-ci, par paresse, portait tout faits à M. de Guiche, qui les portait à Monsieur. Voilà en deux mots quelle était la trame de petits intérêts et de petites conspirations qui unissait Blois à Orléans et Orléans à Paris, et qui allait amener dans cette dernière ville, où elle devait produire une si grande révolution, la pauvre petite La Vallière, qui était bien loin de se douter, en s'en retournant toute joyeuse au bras de sa mère, à quel étrange avenir elle était réservée. Quant au bonhomme Malicorne, nous voulons parler du syndic dOrléans, il ne voyait pas plus clair dans le présent que les autres dans l'avenir, et ne se doutait guère, en promenant tous les jours, de trois à cinq heures, après son dîner, sur la place Sainte-Catherine, son habit gris taillé sous Louis XIII et ses souliers de drap à grosses bouffettes, que c'était lui qui payait tous ces éclats de rire, tous ces baisers furtifs, tous ces chuchotements, toute cette rubanerie et tous ces projets soufflés qui faisaient une chaîne de quarante cinq lieues du palais de Blois au Palais-Royal. Chapitre LXXX -- Manicamp et Malicorne Donc, Malicorne partit, comme nous l'avons dit, et alla trouver son ami Manicamp, en retraite momentanée dans la ville d'Orléans. C'était juste au moment où ce jeune seigneur s'occupait de vendre le dernier habit un peu propre qui lui restât. Il avait, quinze jours auparavant, tiré du comte de Guiche cent pistoles, les seules qui pussent l'aider à se mettre en campagne, pour aller au-devant de Madame, qui arrivait au Havre. Il avait tiré de Malicorne, trois jours auparavant, cinquante pistoles, prix du brevet obtenu pour Montalais. Il ne s'attendait donc plus à rien, ayant épuisé toutes les ressources, sinon à vendre un bel habit de drap et de satin, tout brodé et passementé d'or, qui avait fait l'admiration de la cour. Mais, pour être en mesure de vendre cet habit, le dernier qui lui restât, comme nous avons été forcé de l'avouer au lecteur, Manicamp avait été obligé de prendre le lit. Plus de feu, plus d'argent de poche, plus d'argent de promenade, plus rien que le sommeil pour remplacer les repas, les compagnies et les bals. On a dit: «Qui dort dîne»; mais on n'a pas dit: «Qui dort joue», ou «Qui dort danse». Manicamp, réduit à cette extrémité de ne plus jouer ou de ne plus danser de huit jours au moins, était donc fort triste. Il attendait un usurier et vit entrer Malicorne. Un cri de détresse lui échappa. -- Eh bien! dit-il d'un ton que rien ne pourrait rendre, c'est encore vous, cher ami? -- Bon! vous êtes poli! dit Malicorne. -- Ah! voyez-vous, c'est que j'attendais de l'argent, et, au lieu d'argent, vous arrivez. -- Et si je vous en apportais, de l'argent? -- Oh! alors, c'est autre chose. Soyez le bienvenu, cher ami. Et il tendit la main, non pas à la main de Malicorne, mais à sa bourse. Malicorne fit semblant de s'y tromper et lui donna la main. -- Et l'argent? fit Manicamp. -- Mon cher ami, si vous voulez l'avoir, gagnez-le. -- Que faut-il faire pour cela? -- Le gagner, parbleu! -- Et de quelle façon? -- Oh! c'est rude, je vous en avertis! -- Diable! -- II faut quitter le lit et aller trouver sur-le-champ M. le comte de Guiche. -- Moi, me lever? fit Manicamp en se détirant voluptueusement dans son lit. Oh! non pas. -- Vous avez donc vendu tous vos habits? -- Non, il m'en reste un, le plus beau même, mais j'attends acheteur. -- Et des chausses? -- Il me semble que vous les voyez sur cette chaise. -- Eh bien! puisqu'il vous reste des chausses et un pourpoint, chaussez les unes et endossez l'autre, faites seller un cheval et mettez-vous en chemin. -- Point du tout. -- Pourquoi cela? -- Morbleu! vous ne savez donc pas que M. de Guiche est à Étampes? -- Non, je le croyais à Paris, moi; vous n'aurez que quinze lieues à faire au lieu de trente. -- Vous êtes charmant! Si je fais quinze lieues avec mon habit, il ne sera plus mettable, et, au lieu de le vendre trente pistoles, je serai obligé de le donner pour quinze. -- Donnez-le pour ce que vous voudrez, mais il me faut une seconde commission de fille d'honneur. -- Bon! pour qui? La Montalais est donc double? -- Méchant homme! c'est vous qui l'êtes. Vous engloutissez deux fortunes: la mienne et celle de M. le comte de Guiche. -- Vous pourriez bien dire celle de M. de Guiche et la vôtre. -- C'est juste, à tout seigneur tout honneur; mais j'en reviens à mon brevet. -- Et vous avez tort. -- Prouvez-moi cela. -- Mon ami, il n'y aura que douze filles d'honneur pour Madame; j'ai déjà obtenu pour vous ce que douze cents femmes se disputent, et pour cela, il m'a fallu déployer une diplomatie... -- Oui, je sais que vous avez été héroïque, cher ami. -- On sait les affaires, dit Manicamp. -- À qui le dites-vous! Aussi, quand je serai roi, je vous promets une chose. -- Laquelle? de vous appeler Malicorne Ier? -- Non, de vous faire surintendant de mes finances; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit. -- Malheureusement. -- Il s'agit de me procurer une seconde charge de fille d'honneur. -- Mon ami, vous me promettriez le ciel que je ne me dérangerais pas dans ce moment-ci. Malicorne fit sonner sa poche. -- Il y a là vingt pistoles, dit Malicorne. -- Et que voulez-vous faire de vingt pistoles, mon Dieu? -- Eh! dit Malicorne un peu fâché, quand ce ne serait que pour les ajouter aux cinq cents que vous me devez déjà! -- Vous avez raison, reprit Manicamp en tendant de nouveau la main, et sous ce point de vue je puis les accepter. Donnez-les moi. -- Un instant, que diable! il ne s'agit pas seulement de tendre la main; si je vous donne les vingt pistoles, aurai-je le brevet? -- Sans doute. -- Bientôt? -- Aujourd'hui. -- Oh! prenez garde, monsieur de Manicamp! vous vous engagez beaucoup, et je ne vous en demande pas si long. Trente lieues en un jour, c'est trop, et vous vous tueriez. -- Pour obliger un ami, je ne trouve rien d'impossible. -- Vous êtes héroïque. -- Où sont les vingt pistoles? -- Les voici, fit Malicorne en les montrant. -- Bien. -- Mais, mon cher monsieur Manicamp, vous allez les dévorer rien qu'en chevaux de poste. -- Non pas; soyez tranquille. -- Pardonnez-moi. -- Quinze lieues d'ici à Étampes... -- Quatorze. -- Soit; quatorze lieues font sept postes; à vingt sous la poste, sept livres; sept livres de courrier, quatorze; autant pour revenir, vingt-huit; coucher et souper autant; c'est une soixantaine de livres que vous coûtera cette complaisance. Manicamp s'allongea comme un serpent dans son lit, et fixant ses deux grands yeux sur Malicorne: -- Vous avez raison, dit-il, je ne pourrais pas revenir avant demain. Et il prit les vingt pistoles. -- Alors, partez. -- Puisque je ne pourrai revenir que demain, nous avons le temps. -- Le temps de quoi faire? -- Le temps de jouer. -- Que voulez-vous jouer? -- Vos vingt pistoles, pardieu! -- Non pas, vous gagnerez toujours. -- Je vous les gage, alors. -- Contre quoi! -- Contre vingt autres. -- Et quel sera l'objet du pari? -- Voici. Nous avons dit quatorze lieues pour aller à Étampes. -- Oui. -- Quatorze lieues pour revenir. -- Oui. -- Par conséquent vingt-huit lieues. -- Sans doute. -- Pour ces vingt-huit lieues, vous m'accordez bien quatorze heures? -- Je vous les accorde. -- Une heure pour trouver le comte de Guiche? -- Soit. -- Et une heure pour lui faire écrire la lettre à Monsieur? -- À merveille. -- Seize heures en tout. -- Vous comptez comme M. Colbert. -- Il est midi? -- Et demi. -- Tiens! vous avez une belle montre. -- Vous disiez?... fit Malicorne en remettant sa montre dans son gousset. -- Ah! c'est vrai; je vous offrais de vous gagner vingt pistoles contre celles que vous m'avez prêtées, que vous aurez la lettre du comte de Guiche dans... -- Dans combien? -- Dans huit heures. -- Avez-vous un cheval ailé? -- Cela me regarde. Pariez-vous toujours? -- J'aurai la lettre du comte dans huit heures? -- Oui. -- Signée? -- Oui. -- En main? -- En main. -- Eh bien, soit! je parie, dit Malicorne, curieux de savoir comment son vendeur d'habits se tirerait de là. -- Est-ce dit? -- C'est dit. -- Passez-moi la plume, l'encre et le papier. -- Voici. -- Ah! Manicamp se souleva avec un soupir, et s'accoudant sur son bras gauche, de sa plus belle écriture il traça les lignes suivantes: «Bon pour une charge de fille d'honneur de Madame que M. le comte de Guiche se chargera d'obtenir à première vue. De Manicamp.» Ce travail pénible accompli, Manicamp se recoucha tout de son long. -- Eh bien? demanda Malicorne, qu'est-ce que cela veut dire? -- Cela veut dire que si vous êtes pressé d'avoir la lettre du comte de Guiche pour Monsieur, j'ai gagné mon pari. -- Comment cela? -- C'est limpide, ce me semble; vous prenez ce papier. -- Oui. -- Vous partez à ma place. -- Ah! -- Vous lancez vos chevaux à fond de train. -- Bon! -- Dans six heures, vous êtes à Étampes; dans sept heures, vous avez la lettre du comte, et j'ai gagné mon pari sans avoir bougé de mon lit, ce qui m'accommode tout à la fois et vous aussi, j'en suis bien sûr. -- Décidément, Manicamp, vous êtes un grand homme. -- Je le sais bien. -- Je pars donc pour Étampes. -- Vous partez. -- Je vais trouver le comte de Guiche avec ce bon. -- Il vous en donne un pareil pour Monsieur. -- Je pars pour Paris. -- Vous allez trouver Monsieur avec le bon du comte de Guiche. -- Monsieur approuve. -- À l'instant même. -- Et j'ai mon brevet. -- Vous l'avez. -- Ah! -- J'espère que je suis gentil, hein? -- Adorable! -- Merci. -- Vous faites donc du comte de Guiche tout ce que vous voulez, mon cher Manicamp? -- Tout, excepté de l'argent. -- Diable! l'exception est fâcheuse; mais enfin, si au lieu de lui demander de l'argent, vous lui demandiez... -- Quoi? -- Quelque chose d'important. -- Qu'appelez-vous important? -- Enfin, si un de vos amis vous demandait un service? -- Je ne le lui rendrais pas. -- Égoïste! -- Ou du moins je lui demanderais quel service il me rendra en échange. -- À la bonne heure! Eh bien! cet ami vous parle. -- C'est vous, Malicorne? -- C'est moi. -- Ah çà! vous êtes donc bien riche? -- J'ai encore cinquante pistoles. -- Juste la somme dont j'ai besoin. Où sont ces cinquante pistoles? -- Là, dit Malicorne en frappant sur son gousset. -- Alors, parlez, mon cher; que vous faut-il? Malicorne reprit l'encre, la plume et le papier, et présenta le tout à Manicamp. -- Écrivez, lui dit-il. -- Dictez. -- «Bon pour une charge dans la maison de Monsieur.» -- Oh! fit Manicamp en levant la plume, une charge dans la maison de Monsieur pour cinquante pistoles? -- Vous avez mal entendu, mon cher. -- Comment avez-vous dit? -- J'ai dit cinq cents. -- Et les cinq cents? -- Les voilà. Manicamp dévora des yeux le rouleau; mais, cette fois, Malicorne le tenait à distance. -- Ah! qu'en dites-vous? Cinq cents pistoles... -- Je dis que c'est pour rien, mon cher, dit Manicamp en reprenant la plume, et que vous userez mon crédit; dictez. Malicorne continua: -- «Que mon ami le comte de Guiche obtiendra de Monsieur pour mon ami Malicorne.» -- Voilà, dit Manicamp. -- Pardon, vous avez oublié de signer. -- Ah! c'est vrai. Les cinq cents pistoles? -- En voilà deux cent cinquante. -- Et les deux cent cinquante autres? -- Quand je tiendrai ma charge. Manicamp fit la grimace. -- En ce cas, rendez-moi la recommandation, dit-il. -- Pourquoi faire? -- Pour que j'y ajoute un mot. -- Un mot? -- Oui, un seul. -- Lequel? -- «Pressé.» Malicorne rendit la recommandation: Manicamp ajouta le mot. -- Bon! fit Malicorne en reprenant le papier. Manicamp se mit à compter les pistoles. -- Il en manque vingt, dit-il. -- Comment cela? -- Les vingt que j'ai gagnées. -- Où? -- En pariant que vous auriez la lettre du duc de Guiche dans huit heures. -- C'est juste. Et il lui donna les vingt pistoles. Manicamp se mit à prendre son or à pleines mains et le fit pleuvoir en cascades sur son lit. -- Voilà une seconde charge, murmurait Malicorne en faisant sécher son papier, qui, au premier abord, paraît me coûter plus que la première; mais... Il s'arrêta, prit à son tour la plume, et écrivit à Montalais: «Mademoiselle, annoncez à votre amie que sa commission ne peut tarder à lui arriver; je pars pour la faire signer: c'est quatre- vingt-six lieues que j'aurai faites pour l'amour de vous...» Puis avec son sourire de démon, reprenant la phrase interrompue: -- Voilà, dit-il, une charge qui, au premier abord, paraît me coûter plus cher que la première; mais... le bénéfice sera, je l'espère, dans la proportion de la dépense, et Mlle de La Vallière me rapportera plus que Mlle de Montalais, ou bien, ou bien, je ne m'appelle plus Malicorne. Adieu, Manicamp. Et il sortit. Chapitre LXXXI -- La cour de l'hôtel Grammont Lorsque Malicorne arriva à Étampes, il apprit que le comte de Guiche venait de partir pour Paris. Malicorne prit deux heures de repos et s'apprêta à continuer son chemin. Il arriva dans la nuit à Paris, descendit à un petit hôtel dont il avait l'habitude lors de ses voyages dans la capitale, et le lendemain, à huit heures, il se présenta à l'hôtel Grammont. Il était temps que Malicorne arrivât. Le comte de Guiche se préparait à faire ses adieux à Monsieur avant de partir pour Le Havre, où l'élite de la noblesse française allait chercher Madame à son arrivée d'Angleterre. Malicorne prononça le nom de Manicamp, et fut introduit à l'instant même. Le comte de Guiche était dans la cour de l'hôtel Grammont, visitant ses équipages, que des piqueurs et des écuyers faisaient passer en revue devant lui. Le comte louait ou blâmait devant ses fournisseurs et ses gens les habits, les chevaux et les harnais qu'on venait de lui apporter, lorsque au milieu de cette importante occupation On lui jeta le nom de Manicamp. -- Manicamp? s'écria-t-il. Qu'il entre, parbleu! qu'il entre! Et il fit quatre pas vers la porte. Malicorne se glissa par cette porte demi-ouverte, et regardant le comte de Guiche surpris de voir un visage inconnu en place de celui qu'il attendait: -- Pardon, monsieur le comte, dit-il, mais je crois qu'on a fait erreur: on vous a annoncé Manicamp lui-même, et ce n'est que son envoyé. -- Ah! ah! fit de Guiche un peu refroidi, et vous m'apportez? -- Une lettre, monsieur le comte. Malicorne présenta le premier bon et observa le visage du comte. Celui-ci lut et se mit à rire. -- Encore! dit-il, encore une fille d'honneur? Ah ça! mais ce drôle de Manicamp protège donc toutes les filles d'honneur de France? Malicorne salua. -- Et pourquoi ne vient-il pas lui-même? demanda-t-il. -- Il est au lit. -- Ah! diable! Il n'a donc pas d'argent? De Guiche haussa les épaules. -- Mais qu'en fait-il donc, de son argent? Malicorne fit un mouvement qui voulait dire que, sur cet article- là, il était aussi ignorant que le comte. -- Alors qu'il use de son crédit, continua de Guiche. -- Ah! mais c'est que je crois une chose. -- Laquelle? -- C'est que Manicamp n'a de crédit qu'auprès de vous, monsieur le comte. -- Mais alors il ne se trouvera donc pas au Havre? Autre mouvement de Malicorne. -- C'est impossible, et tout le monde y sera! -- J'espère, monsieur le comte, qu'il ne négligera point une si belle occasion. -- Il devrait déjà être à Paris. -- Il prendra la traverse pour regagner le temps perdu. -- Et où est-il? -- À Orléans. -- Monsieur, dit de Guiche en saluant, vous me paraissez homme de bon goût. Malicorne avait l'habit de Manicamp. Il salua à son tour. -- Vous me faites grand honneur, monsieur, dit-il. -- À qui ai-je le plaisir de parler? -- Je me nomme Malicorne, monsieur. -- Monsieur de Malicorne, comment trouvez-vous les fontes de ces pistolets? Malicorne était homme d'esprit; il comprit la situation. D'ailleurs, le de mis avant son nom venait de l'élever à la hauteur de celui qui lui parlait. Il regarda les fontes en connaisseur, et, sans hésiter: -- Un peu lourdes, monsieur, dit-il. -- Vous voyez, fit de Guiche au sellier, Monsieur, qui est homme de goût, trouve vos fontes lourdes: que vous avais-je dit tout à l'heure? Le sellier s'excusa. -- Et ce cheval, qu'en dites-vous? demanda de Guiche. C'est encore une emplette que je viens de faire. -- À la vue, il me paraît parfait, monsieur le comte; mais il faudrait que je le montasse pour vous en dire mon avis. -- Eh bien! montez-le, monsieur de Malicorne, et faites-lui faire deux ou trois fois le tour du manège. La cour de l'hôtel était en effet disposée de manière à servir de manège en cas de besoin. Malicorne, sans embarras, assembla la bride et le bridon, prit la crinière de la main gauche, plaça son pied à l'étrier, s'enleva et se mit en selle. La première fois il fit faire au cheval le tour de la cour au pas. La seconde fois, au trot. Et la troisième fois, au galop. Puis il s'arrêta près du comte, mit pied à terre et jeta la bride aux mains d'un palefrenier. -- Eh bien! dit le comte, qu'en pensez-vous, monsieur de Malicorne? -- Monsieur le comte, fit Malicorne, ce cheval est de race mecklembourgeoise. En regardant si le mors reposait bien sur les branches, j'ai vu qu'il prenait sept ans. C'est l'âge auquel il faut préparer le cheval de guerre. L'avant-main est léger. Cheval à tête plate, dit-on, ne fatigue jamais la main du cavalier. Le garrot est un peu bas. L'avalement de la croupe me ferait douter de la pureté de la race allemande. Il doit avoir du sang anglais. L'animal est droit sur ses aplombs, mais il chasse au trot; il doit se couper. Attention à la ferrure. Il est, au reste, maniable. Dans les voltes et les changements de pied je lui ai trouvé les aides fines. -- Bien jugé, monsieur de Malicorne, fit le comte. Vous êtes connaisseur. Puis, se retournant vers le nouvel arrivé: -- Vous avez là un habit charmant, dit de Guiche à Malicorne. Il ne vient pas de province, je présume; on ne taille pas dans ce goût-là à Tours ou à Orléans. -- Non, monsieur le comte, cet habit vient en effet de Paris. -- Oui, cela se voit... Mais retournons à notre affaire... Manicamp veut donc faire une seconde fille d'honneur? -- Vous voyez ce qu'il vous écrit, monsieur le comte. -- Qui était la première déjà? Malicorne sentit le rouge lui monter au visage. -- Une charmante fille d'honneur, se hâta-t-il de répondre, Mlle de Montalais. -- Ah! ah! vous la connaissez, monsieur? -- Oui, c'est ma fiancée, ou à peu près. -- C'est autre chose, alors... Mille compliments! s'écria de Guiche, sur les lèvres duquel voltigeait déjà une plaisanterie de courtisan, et que ce titre de fiancée donné par Malicorne à Mlle de Montalais rappela au respect des femmes. -- Et le second brevet, pour qui est-ce? demanda de Guiche. Est-ce pour la fiancée de Manicamp?... En ce cas, je la plains. Pauvre fille! elle aura pour mari un méchant sujet. -- Non, monsieur le comte... Le second brevet est pour Mlle La Baume Le Blanc de La Vallière. -- Inconnue, fit de Guiche. -- Inconnue? oui, monsieur, fit Malicorne en souriant à son tour. -- Bon! je vais en parler à Monsieur. À propos, elle est demoiselle? -- De très bonne maison, fille d'honneur de Madame douairière. -- Très bien! Voulez-vous m'accompagner chez Monsieur? -- Volontiers, si vous me faites cet honneur. -- Avez-vous votre carrosse? -- Non, je suis venu à cheval. -- Avec cet habit? -- Non, monsieur; j'arrive d'Orléans en poste, et j'ai changé mon habit de voyage contre celui-ci pour me présenter chez vous. -- Ah! c'est vrai, vous m'avez dit que vous arriviez d'Orléans. Et il fourra, en la froissant, la lettre de Manicamp dans sa poche. -- Monsieur, dit timidement Malicorne, je crois que vous n'avez pas tout lu. -- Comment, je n'ai pas tout lu? -- Non, il y avait deux billets dans la même enveloppe. -- Ah! ah! vous êtes sûr? -- Oh! très sûr. -- Voyons donc. Et le comte rouvrit le cachet. -- Ah! fit-il, c'est, ma foi, vrai. Et il déplia le papier qu'il n'avait pas encore lu. -- Je m'en doutais, dit-il, un autre bon pour une charge chez Monsieur; oh! mais c'est un gouffre que ce Manicamp. Oh! le scélérat, il en fait donc commerce? -- Non, monsieur le comte, il veut en faire don. -- À qui? -- À moi, monsieur. -- Mais que ne disiez-vous cela tout de suite, mon cher monsieur de Mauvaise corne. -- Malicorne! -- Ah! pardon; c'est le latin qui me brouille, l'affreuse habitude des étymologies. Pourquoi diantre fait-on apprendre le latin aux jeunes gens de famille? _Mala_: mauvaise. Vous comprenez, c'est tout un. Vous me pardonnez, n'est-ce pas, monsieur de Malicorne? -- Votre bonté me touche, monsieur; mais c'est une raison pour que je vous dise une chose tout de suite. -- Quelle chose, monsieur? -- Je ne suis pas gentilhomme: j'ai bon coeur, un peu d'esprit, mais je m'appelle Malicorne tout court. -- Eh bien! s'écria de Guiche en regardant la malicieuse figure de son interlocuteur, vous me faites l'effet, monsieur, d'un aimable homme. J'aime votre figure, monsieur Malicorne; il faut que vous ayez de furieusement bonnes qualités pour avoir plu à cet égoïste de Manicamp. Soyez franc, vous êtes quelque saint descendu sur la terre. -- Pourquoi cela? -- Morbleu! pour qu'il vous donne quelque chose. N'avez-vous pas dit qu'il voulait vous faire don d'une charge chez le roi? -- Pardon, monsieur le comte; si j'obtiens cette charge, ce n'est point lui qui me l'aura donnée, c'est vous. -- Et puis il ne vous l'aura peut-être pas donnée pour rien tout à fait? -- Monsieur le comte... -- Attendez donc: il y a un Malicorne à Orléans. Parbleu! c'est cela! qui prête de l'argent à M. le prince. -- Je crois que c'est mon père, monsieur. -- Ah! voilà! M. le prince a le père, et cet affreux dévorateur de Manicamp a le fils. Prenez garde, monsieur, je le connais; il vous rongera, mordieu! jusqu'aux os. -- Seulement, je prête sans intérêt, moi, monsieur, dit en souriant Malicorne. -- Je disais bien que vous étiez un saint ou quelque chose d'approchant, monsieur Malicorne. Vous aurez votre charge ou j'y perdrai mon nom. -- Oh! monsieur le comte, quelle reconnaissance! dit Malicorne transporté. -- Allons chez le prince, mon cher monsieur Malicorne, allons chez le prince. Et de Guiche se dirigea vers la porte en faisant signe à Malicorne de le suivre. Mais au moment où ils allaient en franchir le seuil, un jeune homme apparut de l'autre côté. C'était un cavalier de vingt-quatre à vingt-cinq ans, au visage pâle, aux lèvres minces, aux yeux brillants, aux cheveux et aux sourcils bruns. -- Eh! bonjour, dit-il tout à coup en repoussant pour ainsi dire Guiche dans l'intérieur de la cour. -- Ah! ah! vous ici, de Wardes. Vous, botté, éperonné, et le fouet à la main! -- C'est la tenue qui convient à un homme qui part pour Le Havre. Demain, il n'y aura plus personne à Paris. Et le nouveau venu salua cérémonieusement Malicorne, à qui son bel habit donnait des airs de prince. -- M. Malicorne, dit de Guiche à son ami. De Wardes salua. -- M. de Wardes, dit de Guiche à Malicorne. Malicorne salua à son tour. -- Voyons, de Wardes, continua de Guiche, dites-nous cela, vous qui êtes à l'affût de ces sortes de choses: quelles charges y a-t- il encore à donner à la cour, ou plutôt dans la maison de Monsieur? -- Dans la maison de Monsieur? dit de Wardes en levant les yeux en l'air pour chercher. Attendez donc... celle de grand écuyer, je crois. -- Oh! s'écria Malicorne, ne parlons point de pareils postes, monsieur; mon ambition ne va pas au quart du chemin. De Wardes avait le coup d'oeil plus défiant que de Guiche, il devina tout de suite Malicorne. -- Le fait est, dit-il en le toisant, que, pour occuper cette charge, il faut être duc et pair. -- Tout ce que je demande, moi, dit Malicorne, c'est une charge très humble; je suis peu et ne m'estime point au-dessus de ce que je suis. -- Monsieur Malicorne, que vous voyez, dit de Guiche à de Wardes, est un charmant garçon qui n'a d'autre malheur que de ne pas être gentilhomme. Mais, vous le savez, moi, je fais peu de cas de l'homme qui n'est que gentilhomme. -- D'accord, dit de Wardes; mais seulement je vous ferai observer, mon cher comte, que, sans qualité, on ne peut raisonnablement espérer d'entrer chez Monsieur. -- C'est vrai, dit le comte, l'étiquette est formelle. Diable! diable! nous n'avions pas pensé à cela. -- Hélas! voilà un grand malheur pour moi, dit Malicorne en pâlissant légèrement, un grand malheur, monsieur le comte. -- Mais qui n'est pas sans remède, j'espère, répondit de Guiche. -- Pardieu! s'écria de Wardes, le remède est tout trouvé; on vous fera gentilhomme, mon cher monsieur: Son Éminence le cardinal Mazarini ne faisait pas autre chose du matin au soir. -- Paix, paix, de Wardes! dit le comte, pas de mauvaise plaisanterie; ce n'est point entre nous qu'il convient de plaisanter de la sorte; la noblesse peut s'acheter, c'est vrai, mais c'est un assez grand malheur pour que les nobles n'en rient pas. -- Ma foi! tu es bien puritain, comme disent les Anglais. -- M. le vicomte de Bragelonne, annonça un valet dans la cour, comme il eût fait dans un salon. -- Ah! cher Raoul, viens, viens donc. Tout botté aussi! tout éperonné aussi! Tu pars donc? Bragelonne s'approcha du groupe de jeunes gens, et salua de cet air grave et doux qui lui était particulier. Son salut s'adressa surtout à de Wardes, qu'il ne connaissait point, et dont les traits s'étaient armés d'une étrange froideur en voyant apparaître Raoul. -- Mon ami, dit-il à de Guiche, je viens te demander ta compagnie. Nous partons pour Le Havre, je présume? -- Ah! c'est au mieux! c'est charmant! Nous allons faire un merveilleux voyage. Monsieur Malicorne, M. de Bragelonne. Ah! M. de Wardes, que je te présente. Les jeunes gens échangèrent un salut compassé. Les deux natures semblaient dès l'abord disposées à se discuter l'une l'autre. De Wardes était souple, fin, dissimulé; Raoul, sérieux, élevé, droit. -- Mets-nous d'accord, de Wardes et moi, Raoul. -- À quel propos? -- À propos de noblesse. -- Qui s'y connaîtra, si ce n'est un Grammont? -- Je ne te demande pas de compliments, je te demande ton avis. -- Encore faut-il que je connaisse l'objet de la discussion. -- De Wardes prétend que l'on fait abus de titres; moi, je prétends que le titre est inutile à l'homme. -- Et tu as raison, dit tranquillement de Bragelonne. -- Mais, moi aussi, reprit de Wardes avec une espèce d'obstination, moi aussi, monsieur le vicomte, je prétends que j'ai raison. -- Que disiez-vous, monsieur? -- Je disais, moi, que l'on fait tout ce qu'on peut en France pour humilier les gentilshommes. -- Et qui donc cela? demanda Raoul. -- Le roi lui-même; il s'entoure de gens qui ne feraient pas preuve de quatre quartiers. -- Allons donc! fit de Guiche, je ne sais pas où diable vous avez vu cela, de Wardes. -- Un seul exemple. Et de Wardes couvrit Bragelonne tout entier de son regard. -- Dis. -- Sais-tu qui vient d'être nommé capitaine général des mousquetaires, charge qui vaut plus que la pairie, charge qui donne le pas sur les maréchaux de France? Raoul commença de rougir, car il voyait où de Wardes en voulait venir. -- Non; qui a-t-on nommé? Il n'y a pas longtemps en tout cas; car il y a huit jours la charge était encore vacante; à telle enseigne que le roi l'a refusée à Monsieur, qui la demandait pour un de ses protégés. -- Eh bien! mon cher, le roi l'a refusée au protégé de Monsieur pour la donner au chevalier d'Artagnan, à un cadet de Gascogne qui a traîné l'épée trente ans dans les antichambres. -- Pardon, monsieur, si je vous arrête, dit Raoul en lançant un regard plein de sévérité à de Wardes; mais vous me faites l'effet de ne pas connaître celui dont vous parlez. -- Je ne connais pas M. d'Artagnan! Eh! mon Dieu! qui donc ne le connaît pas? -- Ceux qui le connaissent, monsieur, reprit Raoul avec plus de calme et de froideur, sont tenus de dire que, s'il n'est pas aussi bon gentilhomme que le roi, ce qui n'est point sa faute, il égale tous les rois du monde en courage et en loyauté. Voilà mon opinion à moi, monsieur, et Dieu merci! je connais M. d'Artagnan depuis ma naissance. De Wardes allait répliquer, mais de Guiche l'interrompit. Chapitre LXXXII -- Le portrait de Madame La discussion allait s'aigrir, de Guiche l'avait parfaitement compris. En effet, il y avait dans le regard de Bragelonne quelque chose d'instinctivement hostile. Il y avait dans celui de de Wardes quelque chose comme un calcul d'agression. Sans se rendre compte des divers sentiments qui agitaient ses deux amis, de Guiche songea à parer le coup qu'il sentait prêt à être porté par l'un ou l'autre et peut-être par tous les deux. -- Messieurs, dit-il, nous devons nous quitter, il faut que je passe chez Monsieur. Prenons nos rendez-vous: toi, de Wardes, viens avec moi au Louvre; toi, Raoul, demeure le maître de la maison, et comme tu es le conseil de tout ce qui se fait ici, tu donneras le dernier coup d'oeil à mes préparatifs de départ. Raoul, en homme qui ne cherche ni ne craint une affaire, fit de la tête un signe d'assentiment, et s'assit sur un banc au soleil. -- C'est bien, dit de Guiche, reste là, Raoul, et fais-toi montrer les deux chevaux que je viens d'acheter; tu me diras ton sentiment, car je ne les ai achetés qu'à la condition que tu ratifierais le marché. À propos, pardon! j'oubliais de te demander des nouvelles de M. le comte de La Fère. Et tout en prononçant ces derniers mots, il observait de Wardes et essayait de saisir l'effet que produirait sur lui le nom du père de Raoul. -- Merci, répondit le jeune homme. M. le comte se porte bien. Un éclair de haine passa dans les yeux de de Wardes. De Guiche ne parut pas remarquer cette lueur funèbre, et allant donner une poignée de main à Raoul: -- C'est convenu, n'est-ce pas, Bragelonne, dit-il, tu viens nous rejoindre dans la cour du Palais-Royal? Puis, faisant signe de le suivre à de Wardes, qui se balançait tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre. -- Nous partons, dit-il; venez, monsieur Malicorne. Ce nom fit tressaillir Raoul. Il lui sembla qu'il avait déjà entendu prononcer ce nom une fois; mais il ne put se rappeler dans quelle occasion. Tandis qu'il cherchait, moitié rêveur, moitié irrité de sa conversation avec de Wardes, les trois jeunes gens s'acheminaient vers le Palais-Royal, où logeait Monsieur. Malicorne comprit deux choses. La première, c'est que les jeunes gens avaient quelque chose à se dire. La seconde, c'est qu'il ne devait pas marcher sur le même rang qu'eux. Il demeura en arrière. -- Êtes-vous fou? dit de Guiche à son compagnon, lorsqu'ils eurent fait quelques pas hors de l'hôtel de Grammont; vous attaquez M. d'Artagnan, et cela devant Raoul! -- Eh bien! après? fit de Wardes. -- Comment, après? -- Sans doute: est-il défendu d'attaquer M. d'Artagnan? -- Mais vous savez bien que M. d'Artagnan fait le quart de ce tout si glorieux et si redoutable qu'on appelait les Mousquetaires. -- Soit; mais je ne vois pas pourquoi cela peut m'empêcher de haïr M. d'Artagnan. -- Que vous a-t-il fait? -- Oh! à moi, rien. -- Alors, pourquoi le haïr? -- Demandez cela à l'ombre de mon père. -- En vérité, mon cher de Wardes, vous m'étonnez: M. d'Artagnan n'est point de ces hommes qui laissent derrière eux une inimitié sans apurer leur compte. Votre père, m'a-t-on dit, était de son côté haut la main. Or, il n'est si rudes inimitiés qui ne se lavent dans le sang d'un bon et loyal coup d'épée. -- Que voulez-vous, cher ami, cette haine existait entre mon père et M. d'Artagnan; il m'a, tout enfant, entretenu de cette haine, et c'est un legs particulier qu'il m'a laissé au milieu de son héritage. -- Et cette haine avait pour objet M. d'Artagnan seul? -- Oh! M. d'Artagnan était trop bien incorporé dans ses trois amis pour que le trop-plein n'en rejaillît pas sur eux; elle est de mesure, croyez-moi, à ce que les autres, le cas échéant, n'aient point à se plaindre de leur part. De Guiche avait les yeux fixés sur de Wardes; il frissonna en voyant le pâle sourire du jeune homme. Quelque chose comme un pressentiment fît tressaillir sa pensée; il se dit que le temps était passé des grands coups d'épée entre gentilshommes, mais que la haine, en s'extravasant au fond du coeur, au lieu de se répandre au-dehors, n'en était pas moins de la haine; que parfois le sourire était aussi sinistre que la menace et qu'en un mot, enfin, après les pères, qui s'étaient haïs avec le coeur et combattus avec le bras, viendraient les fils; qu'eux aussi se haïraient avec le coeur, mais qu'ils ne se combattraient plus qu'avec l'intrigue ou la trahison. Or, comme ce n'était point Raoul qu'il soupçonnait de trahison ou d'intrigue, ce fut pour Raoul que de Guiche frissonna. Mais tandis que ces sombres pensées obscurcissaient le front de de Guiche, de Wardes était redevenu complètement maître de lui-même. -- Au reste, dit-il, ce n'est pas que j'en veuille personnellement à M. de Bragelonne, je ne le connais pas. -- En tout cas, de Wardes, dit de Guiche avec une certaine sévérité, n'oubliez pas une chose, c'est que Raoul est le meilleur de mes amis. De Wardes s'inclina. La conversation en demeura là, quoique de Guiche fît tout ce qu'il put pour lui tirer son secret du coeur; mais de Wardes avait sans doute résolu de n'en pas dire davantage, et il demeura impénétrable. De Guiche se promit d'avoir plus de satisfaction avec Raoul. Sur ces entrefaites, on arriva au Palais-Royal, qui était entouré d'une foule de curieux. La maison de Monsieur attendait ses ordres pour monter à cheval et faire escorte aux ambassadeurs chargés de ramener la jeune princesse. Ce luxe de chevaux, d'armes et de livrées compensait en ce temps-là, grâce au bon vouloir des peuples et aux traditions de respectueux attachement pour les rois, les énormes dépenses couvertes par l'impôt. Mazarin avait dit: «Laissez-les chanter, pourvu qu'ils paient.» Louis XIV disait: «Laissez-les voir.» La vue avait remplacé la voix: on pouvait encore regarder, mais on ne pouvait plus chanter. M. de Guiche laissa de Wardes et Malicorne au pied du grand escalier; mais lui, qui partageait la faveur de Monsieur avec le chevalier de Lorraine, qui lui faisait les blanches dents, mais ne pouvait le souffrir, il monta droit chez Monsieur. Il trouva le jeune prince qui se mirait en se posant du rouge. Dans l'angle du cabinet, sur des coussins, M. le chevalier de Lorraine était étendu, venant de faire friser ses longs cheveux blonds, avec lesquels il jouait comme eût fait une femme. Le prince se retourna au bruit, et, apercevant le comte: -- Ah! c'est toi, Guiche, dit-il; viens ça et dis-moi la vérité. -- Oui, monseigneur, vous savez que c'est mon défaut. -- Figure-toi, Guiche, que ce méchant chevalier me fait de la peine. Le chevalier haussa les épaules. -- Et comment cela? demanda de Guiche. Ce n'est pas l'habitude de M. le chevalier. -- Eh bien! il prétend, continua le prince, il prétend que Mlle Henriette est mieux comme femme que je ne suis comme homme. -- Prenez garde, monseigneur, dit de Guiche en fronçant le sourcil, vous m'avez demandé la vérité. -- Oui, dit Monsieur presque en tremblant. -- Eh bien! je vais vous la dire. -- Ne te hâte pas, Guiche, s'écria le prince, tu as le temps; regarde-moi avec attention et rappelle-toi bien Madame; d'ailleurs, voici son portrait; tiens. Et il lui tendit la miniature, du plus fin travail. De Guiche prit le portrait et le considéra longtemps. -- Sur ma foi, dit-il, voilà, monseigneur, une adorable figure. -- Mais regarde-moi à mon tour, regarde-moi donc, s'écria le prince essayant de ramener à lui l'attention du comte, absorbée tout entière par le portrait. -- En vérité, c'est merveilleux! murmura de Guiche. -- Eh! ne dirait-on pas, continua Monsieur, que tu n'as jamais vu cette petite fille. -- Je l'ai vue, monseigneur, c'est vrai, mais il y a cinq ans de cela, et il s'opère de grands changements entre une enfant de douze ans et une jeune fille de dix-sept. -- Enfin, ton opinion, dis-la; parle, voyons! -- Mon opinion est que le portrait doit être flatté, monseigneur. -- Oh! d'abord, oui, dit le prince triomphant, il l'est certainement; mais enfin suppose qu'il ne soit point flatté, et dis-moi ton avis. -- Monseigneur, Votre Altesse est bien heureuse d'avoir une si charmante fiancée. -- Soit, c'est ton avis sur elle; mais sur moi? -- Mon avis, monseigneur, est que vous êtes beaucoup trop beau pour un homme. Le chevalier de Lorraine se mit à rire aux éclats. Monseigneur comprit tout ce qu'il y avait de sévère pour lui dans l'opinion du comte de Guiche. Il fronça le sourcil. -- J'ai des amis peu bienveillants, dit-il. De Guiche regarda encore le portrait; mais après quelques secondes de contemplation, le rendant avec effort à Monsieur: -- Décidément, dit-il, monseigneur, j'aimerais mieux contempler dix fois Votre Altesse qu'une fois de plus Madame. Sans doute le chevalier vit quelque chose de mystérieux dans ces paroles qui restèrent incomprises du prince, car il s'écria: -- Eh bien! mariez-vous donc! Monsieur continua à se mettre du rouge; puis, quand il eut fini, il regarda encore le portrait, puis se mira dans la glace et sourit. Sans doute il était satisfait de la comparaison. -- Au reste, tu es bien gentil d'être venu, dit-il à de Guiche; je craignais que tu ne partisses sans venir me dire adieu. -- Monseigneur me connaît trop pour croire que j'eusse commis une pareille inconvenance. -- Et puis tu as bien quelque chose à me demander avant de quitter Paris? -- Eh bien! Votre Altesse a deviné juste; j'ai, en effet, une requête à lui présenter. -- Bon! parle. Le chevalier de Lorraine devint tout yeux et tout oreilles; il lui semblait que chaque grâce obtenue par un autre était un vol qui lui était fait. Et comme de Guiche hésitait: -- Est-ce de l'argent? demanda le prince. Cela tomberait à merveille, je suis richissime; M. le surintendant des finances m'a fait remettre cinquante mille pistoles. -- Merci à Votre Altesse; mais il ne s'agit pas d'argent. -- Et de quoi s'agit-il? Voyons. -- D'un brevet de fille d'honneur. -- Tudieu! Guiche, quel protecteur tu fais, dit le prince avec dédain; ne me parleras-tu donc jamais que de péronnelles? Le chevalier de Lorraine sourit; il savait que c'était déplaire à Monseigneur que de protéger les dames. -- Monseigneur, dit le comte, ce n'est pas moi qui protège directement la personne dont je viens de vous parler; c'est un de mes amis. -- Ah! c'est différent; et comment se nomme la protégée de ton ami? -- Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière, déjà fille d'honneur de Madame douairière. -- Fi! une boiteuse, dit le chevalier de Lorraine en s'allongeant sur son coussin. -- Une boiteuse! répéta le prince. Madame aurait cela sous les yeux? Ma foi, non, ce serait trop dangereux pour ses grossesses. Le chevalier de Lorraine éclata de rire. -- Monsieur le chevalier, dit de Guiche, ce que vous faites là n'est point généreux; je sollicite et vous me nuisez. -- Ah! pardon, monsieur le comte, dit le chevalier de Lorraine inquiet du ton avec lequel le comte avait accentué ses paroles, telle nétait pas mon intention, et, au fait, je crois que je confonds cette demoiselle avec une autre. -- Assurément, et je vous affirme, moi, que vous confondez. -- Voyons, y tiens-tu beaucoup, Guiche? demanda le prince. -- Beaucoup, monseigneur. -- Eh bien! accordé; mais ne demande plus de brevet, il n'y a plus de place. -- Ah! s'écria le chevalier, midi déjà; c'est l'heure fixée pour le départ. -- Vous me chassez, monsieur? demanda de Guiche. -- Oh! comte, comme vous me maltraitez aujourd'hui! répondit affectueusement le chevalier. -- Pour Dieu! comte; pour Dieu! chevalier, dit Monsieur, ne vous disputez donc pas ainsi: ne voyez-vous pas que cela me fait de la peine? -- Ma signature? demanda de Guiche. -- Prends un brevet dans ce tiroir, et donne-le-moi. De Guiche prit le brevet indiqué d'une main, et de l'autre présenta à Monsieur une plume toute trempée dans l'encre. Le prince signa. -- Tiens, dit-il en lui rendant le brevet; mais c'est à une condition. -- Laquelle? -- C'est que tu feras ta paix avec le chevalier. -- Volontiers, dit de Guiche. Et il tendit la main au chevalier avec une indifférence qui ressemblait à du mépris. -- Allez, comte, dit le chevalier sans paraître aucunement remarquer le dédain du comte; allez, et ramenez-nous une princesse qui ne jase pas trop avec son portrait. -- Oui, pars et fais diligence... À propos, qui emmènes-tu? -- Bragelonne et de Wardes. -- Deux braves compagnons. -- Trop braves, dit le chevalier; tâchez de les ramener tous deux, comte. -- Vilain coeur! murmura de Guiche; il flaire le mal partout et avant tout. Puis, saluant Monsieur, il sortit. En arrivant sous le vestibule, il éleva en l'air le brevet tout signé. Malicorne se précipita et le reçut tout tremblant de joie. Mais, après l'avoir reçu, de Guiche s'aperçut qu'il attendait quelque chose encore. -- Patience, monsieur, patience, dit-il à son client; mais M. le chevalier était là et j'ai craint d'échouer si je demandais trop à la fois. Attendez donc à mon retour. Adieu! -- Adieu, monsieur le comte; mille grâces, dit Malicorne. -- Et envoyez-moi Manicamp. À propos, est-ce vrai, monsieur, que Mlle de La Vallière est boiteuse? Au moment où il prononçait ces mots, un cheval s'arrêtait derrière lui. Il se retourna et vit pâlir Bragelonne, qui entrait au moment même dans la cour. Le pauvre amant avait entendu. Il n'en était pas de même de Malicorne, qui était déjà hors de la portée de la voix. «Pourquoi parle-t-on ici de Louise? se demanda Raoul; oh! qu'il n'arrive jamais à ce de Wardes, qui sourit là-bas, de dire un mot d'elle devant moi!» -- Allons, allons, messieurs! cria le comte de Guiche, en route. En ce moment, le prince, dont la toilette était terminée parut à la fenêtre. Toute l'escorte le salua de ses acclamations, et dix minutes après, bannières, écharpes et plumes flottaient à l'ondulation du galop des coursiers. Chapitre LXXXIII -- Au Havre Toute cette cour, si brillante, si gaie, si animée de sentiments divers, arriva au Havre quatre jours après son départ de Paris. C'était vers les cinq heures du soir; on n'avait encore aucune nouvelle de Madame. On chercha des logements; mais dès lors commença une grande confusion parmi les maîtres, de grandes querelles parmi les laquais. Au milieu de tout ce conflit, le comte de Guiche crut reconnaître Manicamp. C'était en effet lui qui était venu; mais comme Malicorne s'était accommodé de son plus bel habit, il n'avait pu trouver, lui, à racheter qu'un habit de velours violet brodé d'argent. De Guiche le reconnut autant à son habit qu'à son visage. Il avait vu très souvent à Manicamp cet habit violet, sa dernière ressource. Manicamp se présenta au comte sous une voûte de flambeaux qui incendiaient plutôt qu'ils n'illuminaient le porche par lequel on entrait au Havre, et qui était situé près de la tour de François Ier. Le comte, en voyant la figure attristée de Manicamp, ne put s'empêcher de rire. -- Eh! mon pauvre Manicamp, dit-il, comme te voilà violet; tu es donc en deuil? -- Je suis en deuil, oui, répondit Manicamp. -- De qui ou de quoi? -- De mon habit bleu et or, qui a disparu, et à la place duquel je n'ai plus trouvé que celui-ci; et encore m'a-t-il fallu économiser à force pour le racheter. -- Vraiment? -- Pardieu! étonne-toi de cela; tu me laisses sans argent. -- Enfin, te voilà, c'est le principal. -- Par des routes exécrables. -- Où es-tu logé? -- Logé? -- Oui. -- Mais je ne suis pas logé. De Guiche se mit à rire. -- Alors, où logeras-tu? -- Où tu logeras. -- Alors, je ne sais pas. -- Comment, tu ne sais pas? -- Sans doute; comment veux-tu que je sache où je logerai? -- Tu n'as donc pas retenu un hôtel? -- Moi? -- Toi ou Monsieur? -- Nous n'y avons pensé ni l'un ni l'autre. Le Havre est grand, je suppose, et pourvu qu'il y ait une écurie pour douze chevaux et une maison propre dans un bon quartier. -- Oh! il y a des maisons très propres. -- Eh bien! alors... -- Mais pas pour nous. -- Comment, pas pour nous? Et pour qui? -- Pour les Anglais, parbleu! -- Pour les Anglais? -- Oui, elles sont toutes louées. -- Par qui? -- Par M. de Buckingham. -- Plaît-il? fit de Guiche, à qui ce mot fit dresser l'oreille. -- Eh! oui, mon cher, par M. de Buckingham. Sa Grâce s'est fait précéder d'un courrier; ce courrier est arrivé depuis trois jours, et il a retenu tous les logements logeables qui se trouvaient dans la ville. -- Voyons, voyons, Manicamp, entendons-nous. -- Dame! ce que je te dis là est clair, ce me semble. -- Mais M. de Buckingham n'occupe pas tout Le Havre, que diable? -- Il ne l'occupe pas, c'est vrai, puisqu'il n'est pas encore débarqué; mais, une fois débarqué, il l'occupera. -- Oh! oh! -- On voit bien que tu ne connais pas les Anglais, toi; ils ont la rage d'accaparer. -- Bon! un homme qui a toute une maison s'en contente et n'en prend pas deux. -- Oui, mais deux hommes? -- Soit, deux maisons; quatre, six, dix, si tu veux; mais il y a cent maisons au Havre? -- Eh bien! alors, elles sont louées toutes les cent. -- Impossible! -- Mais, entêté que tu es, quand je te dis que M. de Buckingham a loué toutes les maisons qui entourent celle où doit descendre Sa Majesté la reine douairière d'Angleterre et la princesse sa fille. -- Ah! par exemple, voilà qui est particulier, dit de Wardes en caressant le cou de son cheval. -- C'est ainsi, monsieur. -- Vous en êtes bien sûr, monsieur de Manicamp? Et, en faisant cette question, il regardait sournoisement de Guiche, comme pour l'interroger sur le degré de confiance qu'on pouvait avoir dans la raison de son ami. Pendant ce temps, la nuit était venue, et les flambeaux, les pages, les laquais, les écuyers, les chevaux et les carrosses encombraient la porte et la place, les torches se reflétaient dans le chenal qu'emplissait la marée montante, tandis que, de l'autre côté de la jetée, on apercevait mille figures curieuses de matelots et de bourgeois qui cherchaient à ne rien perdre du spectacle. Pendant toutes ces hésitations, Bragelonne, comme s'il y eût été étranger, se tenait à cheval un peu en arrière de de Guiche, et regardait les jeux de la lumière qui montaient dans l'eau, en même temps qu'il respirait avec délices le parfum salin de la vague qui roule bruyante sur les grèves, les galets et l'algue, et jette à l'air son écume, à l'espace son bruit. -- Mais, enfin, s'écria de Guiche, quelle raison M. de Buckingham a-t-il eue pour faire cette provision de logements? -- Oui, demanda de Wardes, quelle raison? -- Oh! une excellente, répondit Manicamp. -- Mais enfin, la connais-tu? -- Je crois la connaître. -- Parle donc. -- Penche-toi. -- Diable! cela ne peut se dire que tout bas? -- Tu en jugeras toi-même. -- Bon. De Guiche se pencha. -- L'amour, dit Manicamp. -- Je ne comprends plus. -- Dis que tu ne comprends pas encore. -- Explique-toi. -- Eh bien! il passe pour certain, monsieur le comte, que Son Altesse Royale Monsieur sera le plus infortuné des maris. -- Comment! le duc de Buckingham?... -- Ce nom porte malheur aux princes de la maison de France. -- Ainsi, le duc?... -- Serait amoureux fou de la jeune Madame, à ce qu'on assure, et ne voudrait point que personne approchât d'elle, si ce n'est lui. De Guiche rougit. -- Bien! bien! merci, dit-il en serrant la main de Manicamp. Puis, se relevant: -- Pour l'amour de Dieu! dit-il à Manicamp, fais en sorte que ce projet du duc de Buckingham n'arrive pas à des oreilles françaises, ou sinon, Manicamp, il reluira au soleil de ce pays des épées qui n'ont pas peur de la trempe anglaise. -- Après tout, dit Manicamp, cet amour ne m'est point prouvé à moi, et n'est peut-être qu'un conte. -- Non, dit de Guiche, ce doit être la vérité. Et malgré lui, les dents du jeune homme se serraient. -- Eh bien! après tout, qu'est-ce que cela te fait à toi? qu'est- ce que cela me fait, à moi, que Monsieur soit ce que le feu roi fût? Buckingham père, pour la reine; Buckingham fils, pour la jeune Madame; rien, pour tout le monde. -- Manicamp! Manicamp! -- Eh! que diable! c'est un fait ou tout au moins un dire. -- Silence! dit le comte. -- Et pourquoi silence? dit de Wardes: c'est un fait fort honorable pour la nation française. N'êtes-vous point de mon avis, monsieur de Bragelonne? -- Quel fait? demanda tristement Bragelonne. -- Que les Anglais rendent ainsi hommage à la beauté de vos reines et de vos princesses. -- Pardon, je ne suis pas à ce que l'on dit, et je vous demanderai une explication. -- Sans doute, il a fallu que M. de Buckingham père vînt à Paris pour que Sa Majesté le roi Louis XIII s'aperçût que sa femme était une des plus belles personnes de la cour de France; il faut maintenant que M. de Buckingham fils consacre à son tour, par l'hommage qu'il lui rend, la beauté d'une princesse de sang français. Ce sera désormais un brevet de beauté que d'avoir inspiré un amour d'outre-mer. -- Monsieur, répondit Bragelonne, je n'aime pas à entendre plaisanter sur ces matières. Nous autres gentilshommes, nous sommes les gardiens de l'honneur des reines et des princesses. Si nous rions d'elles, que feront les laquais? -- Oh! oh! monsieur, dit de Wardes, dont les oreilles rougirent, comment dois-je prendre cela? -- Prenez-le comme il vous plaira, monsieur, répondit froidement Bragelonne. -- Bragelonne! Bragelonne! murmura de Guiche. -- Monsieur de Wardes! s'écria Manicamp voyant le jeune homme pousser son cheval du côté de Raoul. -- Messieurs! Messieurs! dit de Guiche, ne donnez pas un pareil exemple en public, dans la rue. De Wardes, vous avez tort. -- Tort! en quoi? Je vous le demande. -- Tort en ce que vous dites toujours du mal de quelque chose ou de quelqu'un, répliqua Raoul avec son implacable sang-froid. -- De l'indulgence, Raoul, fit tout bas de Guiche. -- Et ne vous battez pas avant de vous être reposés; vous ne feriez rien qui vaille, dit Manicamp. -- Allons! allons! dit de Guiche, en avant, messieurs, en avant! Et là-dessus, écartant les chevaux et les pages, il se fit une route jusqu'à la place au milieu de la foule, attirant après lui tout le cortège des Français. Une grande porte donnant sur une cour était ouverte; de Guiche entra dans cette cour; Bragelonne, de Wardes, Manicamp et trois ou quatre autres gentilshommes l'y suivirent. Là se tint une espèce de conseil de guerre; on délibéra sur le moyen qu'il fallait employer pour sauver la dignité de l'ambassade. Bragelonne conclut pour que l'on respectât le droit de priorité. De Wardes proposa de mettre la ville à sac. Cette proposition parut un peu vive à Manicamp. Il proposa de dormir d'abord: c'était le plus sage. Malheureusement, pour suivre son conseil, il ne manquait que deux choses: une maison et des lits. De Guiche rêva quelque temps; puis, à haute voix: -- Qui m'aime me suive, dit-il. -- Les gens aussi? demanda un page qui s'était approché du groupe. -- Tout le monde! s'écria le fougueux jeune homme. Allons Manicamp, conduis-nous à la maison que Son Altesse Madame doit occuper. Sans rien deviner des projets du comte, ses amis le suivirent, escortés d'une foule de peuple dont les acclamations et la joie formaient un présage heureux pour le projet encore inconnu que poursuivait cette ardente jeunesse. Le vent soufflait bruyamment du port et grondait par lourdes rafales. Chapitre LXXXIV -- En mer Le jour suivant se leva un peu plus calme, quoique le vent soufflât toujours. Cependant le soleil s'était levé dans un de ces nuages rouges découpant ses rayons ensanglantés sur la crête des vagues noires. Du haut des vigies, on guettait impatiemment. Vers onze heures du matin, un bâtiment fut signalé: ce bâtiment arrivait à pleines voiles, deux autres le suivaient à la distance d'un demi-noeud. Ils venaient comme des flèches lancées par un vigoureux archer, et cependant la mer était si grosse, que la rapidité de leur marche n'ôtait rien aux mouvements du roulis qui couchait les navires tantôt à droite, tantôt à gauche. Bientôt la forme des vaisseaux et la couleur des flammes firent connaître la flotte anglaise. En tête marchait le bâtiment monté par la princesse, portant le pavillon de l'amirauté. Aussitôt le bruit se répandit que la princesse arrivait. Toute la noblesse française courut au port; le peuple se porta sur les quais et sur les jetées. Deux heures après, les vaisseaux avaient rallié le vaisseau amiral, et tous les trois, n'osant sans doute pas se hasarder à entrer dans l'étroit goulet du port, jetaient l'ancre entre Le Havre et la Hève. Aussitôt la manoeuvre achevée, le vaisseau amiral salua la France de douze coups de canon, qui lui furent rendus coup pour coup par le fort François Ier. Aussitôt cent embarcations prirent la mer; elles étaient tapissées de riches étoffes; elles étaient destinées à porter les gentilshommes français jusqu'aux vaisseaux mouillés. Mais en les voyant, même dans le port, se balancer violemment, en voyant au-delà de la jetée les vagues s'élever en montagnes et venir se briser sur la grève avec un rugissement terrible, on comprenait bien qu'aucune de ces barques n'atteindrait le quart de la distance qu'il y avait à parcourir pour arriver aux vaisseaux sans avoir chaviré. Cependant, un bateau pilote, malgré le vent et la mer, s'apprêtait à sortir du port pour aller se mettre à la disposition de l'amiral anglais. De Guiche avait cherché parmi toutes ces embarcations un bateau un peu plus fort que les autres, qui lui donnât chance d'arriver jusqu'aux bâtiments anglais, lorsqu'il aperçut le pilote côtier qui appareillait. -- Raoul, dit-il, ne trouves-tu point qu'il est honteux pour des créatures intelligentes et fortes comme nous de reculer devant cette force brutale du vent et de l'eau? -- C'est la réflexion que justement je faisais tout bas, répondit Bragelonne. -- Eh bien! veux-tu que nous montions ce bateau et que nous poussions en avant? Veux-tu, de Wardes? -- Prenez garde, vous allez vous faire noyer, dit Manicamp. -- Et pour rien, dit de Wardes, attendu qu'avec le vent debout, comme vous l'aurez, vous n'arriverez jamais aux vaisseaux. -- Ainsi, tu refuses? -- Oui, ma foi! Je perdrais volontiers la vie dans une lutte contre les hommes, dit-il en regardant obliquement Bragelonne; mais me battre à coups d'aviron contre les flots d'eau salée, je n'y ai pas le moindre goût. -- Et moi, dit Manicamp, dussé-je arriver jusqu'aux bâtiments, je me soucierais peu de perdre le seul habit propre qui me reste; l'eau salée rejaillit, et elle tache. -- Toi aussi, tu refuses? s'écria de Guiche. -- Mais tout à fait: je te prie de le croire, et plutôt deux fois qu'une. -- Mais voyez donc, s'écria de Guiche; vois donc, de Wardes, vois donc, Manicamp; là-bas, sur la dunette du vaisseau amiral, les princesses nous regardent. -- Raison de plus, cher ami, pour ne pas prendre un bain ridicule devant elles. -- C'est ton dernier mot, Manicamp? -- Oui. -- C'est ton dernier mot, de Wardes? -- Oui. -- Alors j'irai tout seul. -- Non pas, dit Raoul, je vais avec toi: il me semble que c'est chose convenue. Le fait est que Raoul, libre de toute passion, mesurant le danger avec sang-froid, voyait le danger imminent; mais il se laissait entraîner volontiers à faire une chose devant laquelle reculait de Wardes. Le bateau se mettait en route; de Guiche appela le pilote côtier. -- Holà de la barque! dit-il, il nous faut deux places! Et roulant cinq ou dix pistoles dans un morceau de papier, il les jeta du quai dans le bateau. -- Il paraît que vous n'avez pas peur de l'eau salée, mes jeunes maîtres? dit le patron. -- Nous n'avons peur de rien, répondit de Guiche. -- Alors, venez, mes gentilshommes. Le pilote s'approcha du bord, et l'un après l'autre, avec une légèreté pareille, les deux jeunes gens sautèrent dans le bateau. -- Allons, courage, enfants, dit de Guiche; il y a encore vingt pistoles dans cette bourse, et si nous atteignons le vaisseau amiral, elles sont à vous. Aussitôt les rameurs se courbèrent sur leurs rames, et la barque bondit sur la cime des flots. Tout le monde avait pris intérêt à ce départ si hasardé; la population du Havre se pressait sur les jetées: il n'y avait pas un regard qui ne fût pour la barque. Parfois, la frêle embarcation demeurait un instant comme suspendue aux crêtes écumeuses, puis tout à coup elle glissait au fond d'un abîme mugissant, et semblait être précipitée. Néanmoins, après une heure de lutte, elle arriva dans les eaux du vaisseau amiral, dont se détachaient déjà deux embarcations destinées à venir à son aide. Sur le gaillard d'arrière du vaisseau amiral, abritées par un dais de velours et d'hermine que soutenaient de puissantes attaches, Madame Henriette douairière et la jeune Madame, ayant auprès d'elles l'amiral comte de Norfolk, regardaient avec terreur cette barque tantôt enlevée au ciel, tantôt engloutie jusqu'aux enfers, contre la voile sombre de laquelle brillaient, comme deux lumineuses apparitions, les deux nobles figures des deux gentilshommes français. L'équipage, appuyé sur les bastingages et grimpé dans les haubans, applaudissait à la bravoure de ces deux intrépides, à l'adresse du pilote et à la force des matelots. Un hourra de triomphe accueillit leur arrivée à bord. Le comte de Norfolk, beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, s'avança au-devant d'eux. De Guiche et Bragelonne montèrent lestement l'escalier de tribord, et conduits par le comte de Norfolk, qui reprit sa place auprès d'elles, ils vinrent saluer les princesses. Le respect, et surtout une certaine crainte dont il ne se rendait pas compte, avaient empêché jusque-là le comte de Guiche de regarder attentivement la jeune Madame. Celle-ci, au contraire, l'avait distingué tout d'abord et avait demandé à sa mère: -- N'est-ce point Monsieur que nous apercevons sur cette barque? Madame Henriette, qui connaissait Monsieur mieux que sa fille, avait souri à cette erreur de son amour-propre et avait répondu: -- Non, c'est M. de Guiche, son favori, voilà tout. À cette réponse, la princesse avait été forcée de contenir linstinctive bienveillance provoquée par l'audace du comte. Ce fut au moment où la princesse faisait cette question que de Guiche, osant enfin lever les yeux sur elle, put comparer l'original au portrait. Lorsqu'il vit ce visage pâle, ces yeux animés, ces adorables cheveux châtains, cette bouche frémissante et ce geste si éminemment royal qui semblait remercier et encourager tout à la fois, il fut saisi d'une telle émotion, que, sans Raoul, qui lui prêta son bras, il eût chancelé. Le regard étonné de son ami, le geste bienveillant de la reine, rappelèrent de Guiche à lui. En peu de mots, il expliqua sa mission, dit comment il était l'envoyé de Monsieur, et salua, selon leur rang et les avances qu'ils lui firent, l'amiral et les différents seigneurs anglais qui se groupaient autour des princesses. Raoul fut présenté à son tour et gracieusement accueilli; tout le monde savait la part que le comte de La Fère avait prise à la restauration du roi Charles II; en outre, c'était encore le comte qui avait été chargé de la négociation du mariage qui ramenait en France la petite-fille de Henri IV. Raoul parlait parfaitement anglais; il se constitua l'interprète de son ami près des jeunes seigneurs anglais auxquels notre langue n'était point familière. En ce moment parut un jeune homme d'une beauté remarquable et d'une splendide richesse de costume et d'armes. Il s'approcha des princesses, qui causaient avec le comte de Norfolk, et d'une voix qui déguisait mal son impatience: -- Allons, mesdames, dit-il, il faut descendre à terre. À cette invitation, la jeune Madame se leva et elle allait accepter la main que le jeune homme lui tendait avec une vivacité pleine d'expressions diverses, lorsque l'amiral s'avança entre la jeune Madame et le nouveau venu. -- Un moment, s'il vous plaît, milord de Buckingham, dit-il; le débarquement n'est point possible à cette heure pour des femmes. La mer est trop grosse; mais, vers quatre heures, il est probable que le vent tombera; on ne débarquera donc que ce soir. -- Permettez, milord, dit Buckingham avec une irritation qu'il ne chercha point même à déguiser. Vous retenez ces dames et vous n'en avez pas le droit. De ces dames, l'une appartient, hélas! à la France, et, vous le voyez, la France la réclame par la voix de ses ambassadeurs. Et, de la main, il montra de Guiche et Raoul, qu'il saluait en même temps. -- Je ne suppose pas, répondit l'amiral, qu'il entre dans les intentions de ces messieurs d'exposer la vie des princesses? -- Milord, ces messieurs sont bien venus malgré le vent; permettez-moi de croire que le danger ne sera pas plus grand pour ces dames, qui s'en iront avec le vent. -- Ces messieurs sont fort braves, dit l'amiral. Vous avez vu que beaucoup étaient sur le port et n'ont point osé les suivre. En outre, le désir qu'ils avaient de présenter le plus tôt possible leurs hommages à Madame et à son illustre mère les a portés à affronter la mer, fort mauvaise aujourd'hui, même pour des marins. Mais ces messieurs, que je présenterai pour exemple à mon état- major, ne doivent pas en être un pour ces dames. Un regard dérobé de Madame surprit la rougeur qui couvrait les joues du comte. Ce regard échappa à Buckingham. Il n'avait d'yeux que pour surveiller Norfolk. Il était évidemment jaloux de l'amiral, et semblait brûler du désir d'arracher les princesses à ce sol mouvant des vaisseaux sur lequel l'amiral était roi. -- Au reste, reprit Buckingham, j'en appelle à Madame elle-même. -- Et moi, milord, répondit l'amiral, j'en appelle à ma conscience et à ma responsabilité. J'ai promis de rendre saine et sauve Madame à la France, je tiendrai ma promesse. -- Mais, cependant, monsieur... -- Milord, permettez-moi de vous rappeler que je commande seul ici. -- Milord, savez-vous ce que vous dites? répondit avec hauteur Buckingham. -- Parfaitement, et je le répète: Je commande seul ici, milord, et tout m'obéit: la mer, le vent, les navires et les hommes. Cette parole était grande et noblement prononcée. Raoul en observa l'effet sur Buckingham. Celui-ci frissonna par tout le corps et s'appuya à l'un des soutiens de la tente pour ne pas tomber; ses yeux s'injectèrent de sang, et la main dont il ne se soutenait point se porta sur la garde de son épée. -- Milord, dit la reine, permettez-moi de vous dire que je suis en tout point de l'avis du comte de Norfolk; puis le temps, au lieu de se couvrir de vapeur comme il le fait en ce moment, fût-il parfaitement pur et favorable, nous devons bien quelques heures à l'officier qui nous a conduites si heureusement et avec des soins si empressés jusqu'en vue des côtes de France, où il doit nous quitter. Buckingham, au lieu de répondre, consulta le regard de Madame. Madame, à demi cachée sous les courtines de velours et d'or qui l'abritaient, n'écoutait rien de ce débat, occupée qu'elle était à regarder le comte de Guiche qui s'entretenait avec Raoul. Ce fut un nouveau coup pour Buckingham, qui crut découvrir dans le regard de Madame Henriette un sentiment plus profond que celui de la curiosité. Il se retira tout chancelant et alla heurter le grand mât. -- M. de Buckingham n'a pas le pied marin, dit en français la reine mère; voilà sans doute pourquoi il désire si fort toucher la terre ferme. Le jeune homme entendit ces mots, pâlit, laissa tomber ses mains avec découragement à ses côtés, et se retira confondant dans un soupir ses anciennes amours et ses haines nouvelles. Cependant l'amiral, sans se préoccuper autrement de cette mauvaise humeur de Buckingham, fit passer les princesses dans sa chambre de poupe, où le dîner avait été servi avec une magnificence digne de tous les convives. L'amiral prit place à droite de Madame et mit le comte de Guiche à sa gauche. C'était la place qu'occupait d'ordinaire Buckingham. Aussi, lorsqu'il entra dans la salle à manger, fut-ce une douleur pour lui que de se voir reléguer par l'étiquette, cette autre reine à qui il devait le respect, à un rang inférieur à celui qu'il avait tenu jusque-là. De son côté, de Guiche, plus pâle encore peut-être de son bonheur que son rival ne l'était de sa colère, s'assit en tressaillant près de la princesse, dont la robe de soie, en effleurant son corps, faisait passer dans tout son être des frissons d'une volupté jusqu'alors inconnue. Après le repas, Buckingham s'élança pour donner la main à Madame. Mais ce fut au tour de de Guiche de faire la leçon au duc. -- Milord, dit-il, soyez assez bon, à partir de ce moment, pour ne plus vous interposer entre Son Altesse Royale Madame et moi. À partir de ce moment, en effet, Son Altesse Royale appartient à la France, et c'est la main de Monsieur, frère du roi, qui touche la main de la princesse quand Son Altesse Royale me fait l'honneur de me toucher la main. Et, en prononçant ces paroles, il présenta lui-même sa main à la jeune Madame avec une timidité si visible et en même temps une noblesse si courageuse, que les Anglais firent entendre un murmure d'admiration, tandis que Buckingham laissait échapper un soupir de douleur. Raoul aimait; Raoul comprit tout. Il attacha sur son ami un de ces regards profonds que l'ami seul ou la mère étendent comme protecteur ou comme surveillant sur l'enfant ou sur l'ami qui s'égare. Vers deux heures, enfin, le soleil parut, le vent tomba, la mer devint unie comme une large nappe de cristal, la brume, qui couvrait les côtes, se déchira comme un voile qui s'envole en lambeaux. Alors les riants coteaux de la France apparurent avec leurs mille maisons blanches, se détachant, ou sur le vert des arbres, ou sur le bleu du ciel. Chapitre LXXXV -- Les tentes L'amiral, comme nous l'avons vu, avait pris le parti de ne plus faire attention aux yeux menaçants et aux emportements convulsifs de Buckingham. En effet, depuis le départ d'Angleterre, il devait s'y être tout doucement habitué. De Guiche n'avait point encore remarqué en aucune façon cette animosité que le jeune lord paraissait avoir contre lui; mais il ne se sentait, d'instinct, aucune sympathie pour le favori de Charles II. La reine mère, avec une expérience plus grande et un sens plus froid, dominait toute la situation, et, comme elle en comprenait le danger, elle sapprêtait à en trancher le noeud lorsque le moment en serait venu. Ce moment arriva. Le calme était rétabli partout, excepté dans le coeur de Buckingham, et celui-ci, dans son impatience, répétait à demi-voix à la jeune princesse: -- Madame, Madame, au nom du Ciel, rendons-nous à terre, je vous en supplie! Ne voyez-vous pas que ce fat de comte de Norfolk me fait mourir avec ses soins et ses adorations pour vous? Henriette entendit ces paroles; elle sourit et, sans se retourner, donnant seulement à sa voix cette inflexion de doux reproche et de langoureuse impertinence avec lesquels la coquetterie sait donner un acquiescement tout en ayant l'air de formuler une défense: -- Mon cher lord, murmura-t-elle, je vous ai déjà dit que vous étiez fou. Aucun de ces détails, nous l'avons déjà dit, n'échappait à Raoul; il avait entendu la prière de Buckingham, la réponse de la princesse; il avait vu Buckingham faire un pas en arrière à cette réponse, pousser un soupir et passer la main sur son front; et n'ayant de voile ni sur les yeux, ni autour du coeur, il comprenait tout et frémissait en appréciant l'état des choses et des esprits. Enfin l'amiral, avec une lenteur étudiée, donna les derniers ordres pour le départ des canots. Buckingham accueillit ces ordres avec de tels transports, quun étranger eût pu croire que le jeune homme avait le cerveau troublé. À la voix du comte de Norfolk, une grande barque, toute pavoisée, descendit lentement des flancs du vaisseau amiral: elle pouvait contenir vingt rameurs et quinze passagers. Des tapis de velours, des housses brodées aux armes d'Angleterre, des guirlandes de fleurs, car en ce temps on cultivait assez volontiers la parabole au milieu des alliances politiques, formaient le principal ornement de cette barque vraiment royale. À peine la barque était-elle à flot, à peine les rameurs avaient- ils dressé leurs avirons, attendant, comme des soldats au port d'arme, l'embarquement de la princesse, que Buckingham courut à l'escalier pour prendre sa place dans le canot. Mais la reine l'arrêta. -- Milord, dit-elle, il ne convient pas que vous laissiez aller ma fille et moi à terre sans que les logements soient préparés d'une façon certaine. Je vous prie donc, milord, de nous devancer au Havre et de veiller à ce que tout soit en ordre à notre arrivée. Ce fut un nouveau coup pour le duc, coup d'autant plus terrible qu'il était inattendu. Il balbutia, rougit, mais ne put répondre. Il avait cru pouvoir se tenir près de Madame pendant le trajet, et savourer ainsi jusqu'au dernier des moments qui lui étaient donnés par la fortune. Mais l'ordre était exprès. L'amiral, qui l'avait entendu, s'écria aussitôt: -- Le petit canot à la mer! L'ordre fut exécuté avec cette rapidité particulière aux manoeuvres des bâtiments de guerre. Buckingham, désolé, adressa un regard de désespoir à la princesse, un regard de supplication à la reine, un regard de colère à l'amiral. La princesse fit semblant de ne pas le voir. La reine détourna la tête. L'amiral se mit à rire. Buckingham, à ce rire, fut tout prêt à s'élancer sur Norfolk. La reine mère se leva. -- Partez, monsieur, dit-elle avec autorité. Le jeune duc s'arrêta. Mais regardant autour de lui et tentant un dernier effort: -- Et vous, messieurs, demanda-t-il tout suffoqué par tant démotions diverses, vous, monsieur de Guiche; vous, monsieur de Bragelonne, ne m'accompagnez-vous point? De Guiche s'inclina. -- Je suis, ainsi que M. de Bragelonne, aux ordres de la reine, dit-il; ce qu'elle nous commandera de faire, nous le ferons. Et il regarda la jeune princesse, qui baissa les yeux. -- Pardon, monsieur de Buckingham, dit la reine, mais M. de Guiche représente ici Monsieur; c'est lui qui doit nous faire les honneurs de la France, comme vous nous avez fait les honneurs de l'Angleterre; il ne peut donc se dispenser de nous accompagner; nous devons bien, d'ailleurs, cette légère faveur au courage qu'il a eu de nous venir trouver par ce mauvais temps. Buckingham ouvrit la bouche comme pour répondre; mais, soit qu'il ne trouvât point de pensée ou point de mots pour formuler cette pensée, aucun son ne tomba de ses lèvres, et, se retournant comme en délire, il sauta du bâtiment dans le canot. Les rameurs n'eurent que le temps de le retenir et de se retenir eux-mêmes, car le poids et le contrecoup avaient failli faire chavirer la barque. -- Décidément, Milord est fou, dit tout haut l'amiral à Raoul. -- J'en ai peur pour Milord, répondit Bragelonne. Pendant tout le temps que le canot mit à gagner la terre, le duc ne cessa de couvrir de ses regards le vaisseau amiral, comme ferait un avare qu'on arracherait à son coffre, une mère qu'on éloignerait de sa fille pour la conduire à la mort. Mais rien ne répondit à ses signaux, à ses manifestations, à ses lamentables attitudes. Buckingham en fut tellement étourdi, qu'il se laissa tomber sur un banc, enfonça sa main dans ses cheveux, tandis que les matelots insoucieux faisaient voler le canot sur les vagues. En arrivant, il était dans une torpeur telle, que s'il n'eût pas rencontré sur le port le messager auquel il avait fait prendre les devants comme maréchal des logis, il n'eût pas su demander son chemin. Une fois arrivé à la maison qui lui était destinée, il s'y enferma comme Achille dans sa tente. Cependant le canot qui portait les princesses quittait le bord du vaisseau amiral au moment même où Buckingham mettait pied à terre. Une barque suivait, remplie d'officiers, de courtisans et d'amis empressés. Toute la population du Havre, embarquée à la hâte sur des bateaux de pêche et des barques plates ou sur de longues péniches normandes, accourut au devant du bateau royal. Le canon des forts retentissait; le vaisseau amiral et les deux autres échangeaient leurs salves, et des nuages de flammes s'envolaient des bouches béantes en flocons ouatés de fumée au- dessus des flots, puis s'évaporaient dans l'azur du ciel. La princesse descendit aux degrés du quai. Une musique joyeuse l'attendait à terre et accompagnait chacun de ses pas. Tandis que, s'avançant dans le centre de la ville, elle foulait de son pied délicat les riches tapisseries et les jonchées de fleurs, de Guiche et Raoul, se dérobant du milieu des Anglais, prenaient leur chemin par la ville et s'avançaient rapidement vers l'endroit désigné pour la résidence de Madame. -- Hâtons-nous, disait Raoul à de Guiche, car, du caractère que je lui connais, ce Buckingham nous fera quelque malheur en voyant le résultat de notre délibération d'hier. -- Oh! dit le comte, nous avons là de Wardes, qui est la fermeté en personne, et Manicamp, qui est la douceur même. De Guiche n'en fit pas moins diligence, et, cinq minutes après, ils étaient en vue de l'Hôtel de Ville. Ce qui les frappa d'abord, c'était une grande quantité de gens assemblés sur la place. -- Bon! dit de Guiche, il paraît que nos logements sont construits. En effet, devant l'hôtel, sur la place même, s'élevaient huit tentes de la plus grande élégance, surmontées des pavillons de France et d'Angleterre unis. L'Hôtel de Ville était entouré par des tentes comme d'une ceinture bigarrée; dix pages et douze chevau-légers donnés pour escorte aux ambassadeurs montaient la garde devant ces tentes. Le spectacle était curieux, étrange; il avait quelque chose de féerique. Ces habitations improvisées avaient été construites dans la nuit. Revêtues au-dedans et au-dehors des plus riches étoffes que de Guiche avait pu se procurer au Havre, elles encerclaient entièrement l'Hôtel de Ville, c'est-à-dire la demeure de la jeune princesse; elles étaient réunies les unes aux autres par de simples câbles de soie, tendus et gardés par des sentinelles, de sorte que le plan de Buckingham se trouvait complètement renversé, si ce plan avait été réellement de garder pour lui et ses Anglais les abords de l'Hôtel de Ville. Le seul passage qui donnât accès aux degrés de l'édifice, et qui ne fût point fermé par cette barricade soyeuse, était gardé par deux tentes pareilles à deux pavillons, et dont les portes s'ouvraient aux deux côtés de cette entrée. Ces deux tentes étaient celles de de Guiche et de Raoul, et en leur absence devaient toujours être occupées: celle de de Guiche, par de Wardes; celle de Raoul par Manicamp. Tout autour de ces deux tentes et des six autres, une centaine d'officiers, de gentilshommes et de pages reluisaient de soie et d'or, bourdonnant comme des abeilles autour de leur ruche. Tout cela, l'épée à la hanche, était prêt à obéir à un signe de de Guiche ou de Bragelonne, les deux chefs de l'ambassade. Au moment même où les deux jeunes gens apparaissaient à l'extrémité d'une rue aboutissant sur la place, ils aperçurent, traversant cette même place au galop de son cheval, un jeune gentilhomme d'une merveilleuse élégance. Il fendait la foule des curieux, et, à la vue de ces bâtisses improvisées, il poussa un cri de colère et de désespoir. C'était Buckingham, Buckingham sorti de sa stupeur pour revêtir un éblouissant costume et pour venir attendre Madame et la reine à l'Hôtel de Ville. Mais à l'entrée des tentes on lui barra le passage, et force lui fut de s'arrêter. Buckingham, exaspéré, leva son fouet; deux officiers lui saisirent le bras. Des deux gardiens, un seul était là. De Wardes, monté dans lintérieur de l'Hôtel de Ville, transmettait quelques ordres donnés par de Guiche. Au bruit que faisait Buckingham, Manicamp, couché paresseusement sur les coussins d'une des deux tentes d'entrée, se souleva avec sa nonchalance ordinaire, et s'apercevant que le bruit continuait, apparut sous les rideaux. -- Qu'est-ce, dit-il avec douceur, et qui donc mène tout ce grand bruit? Le hasard fit qu'au moment où il commençait à parler, le silence venait de renaître, et bien que son accent fût doux et modéré, tout le monde entendit sa question. Buckingham se retourna, regarda ce grand corps maigre et ce visage indolent. Probablement la personne de notre gentilhomme, vêtu d'ailleurs assez simplement, comme nous l'avons dit, ne lui inspira pas grand respect, car il répondit dédaigneusement: -- Qui êtes-vous, monsieur? Manicamp s'appuya au bras d'un énorme chevau-léger, droit comme un pilier de cathédrale, et répondit du même ton tranquille: -- Et vous, monsieur? -- Moi, je suis milord duc de Buckingham. J'ai loué toutes les maisons qui entourent l'Hôtel de Ville, où j'ai affaire; or, puisque ces maisons sont louées, elles sont à moi, et puisque je les ai louées pour avoir le passage libre à l'Hôtel de Ville, vous n'avez pas le droit de me fermer ce passage. -- Mais, monsieur, qui vous empêche de passer? demanda Manicamp. -- Mais vos sentinelles. -- Parce que vous voulez passer à cheval, monsieur, et que la consigne est de ne laisser passer que les piétons. -- Nul n'a le droit de donner de consigne ici, excepté moi, dit Buckingham. -- Comment cela, monsieur? demanda Manicamp avec sa voix douce. Faites-moi la grâce de m'expliquer cette énigme. -- Parce que, comme je vous l'ai dit, j'ai loué toutes les maisons de la place. -- Nous le savons bien, puisqu'il ne nous est resté que la place elle-même. -- Vous vous trompez, monsieur, la place est à moi comme les maisons. -- Oh! pardon, monsieur, vous faites erreur. On dit chez nous le pavé du roi; donc, la place est au roi; donc, puisque nous sommes les ambassadeurs du roi, la place est à nous. -- Monsieur, je vous ai déjà demandé qui vous étiez! sécria Buckingham exaspéré du sang-froid de son interlocuteur. -- On m'appelle Manicamp, répondit le jeune homme d'une voix éolienne, tant elle était harmonieuse et suave. Buckingham haussa les épaules. -- Bref, dit-il, quand j'ai loué les maisons qui entourent l'Hôtel de Ville, la place était libre; ces baraques obstruent ma vue, ôtez ces baraques! Un sourd et menaçant murmure courut dans la foule des auditeurs. De Guiche arrivait en ce moment; il écarta cette foule qui le séparait de Buckingham, et, suivi de Raoul, il arriva d'un côté, tandis que de Wardes arrivait de l'autre. -- Pardon, milord, dit-il; mais si vous avez quelque réclamation à faire, ayez l'obligeance de la faire à moi, attendu que c'est moi qui ai donné les plans de cette construction. -- En outre, je vous ferai observer, monsieur, que le mot baraque se prend en mauvaise part, ajouta gracieusement Manicamp. -- Vous disiez donc, monsieur? continua de Guiche. -- Je disais, monsieur le comte, reprit Buckingham avec un accent de colère encore sensible, quoiqu'il fût tempéré par la présence d'un égal, je disais qu'il est impossible que ces tentes demeurent où elles sont. -- Impossible, fit de Guiche, et pourquoi? -- Parce qu'elles me gênent. De Guiche laissa échapper un mouvement d'impatience, mais un coup d'oeil froid de Raoul le retint. -- Elles doivent moins vous gêner, monsieur, que cet abus de la priorité que vous vous êtes permis. -- Un abus! -- Mais sans doute. Vous envoyez ici un messager qui loue, en votre nom, toute la ville du Havre, sans s'inquiéter des Français qui doivent venir au-devant de Madame. C'est peu fraternel, monsieur le duc, pour le représentant d'une nation amie. -- La terre est au premier occupant, dit Buckingham. -- Pas en France, monsieur. -- Et pourquoi pas en France? -- Parce que c'est le pays de la politesse. -- Qu'est-ce à dire? s'écria Buckingham d'une façon si emportée, que les assistants se reculèrent, s'attendant à une collision immédiate. -- C'est-à-dire, monsieur, répondit de Guiche en pâlissant, que j'ai fait construire ce logement pour moi et mes amis, comme l'asile des ambassadeurs de France, comme le seul abri que votre exigence nous ait laissé dans la ville, et que dans ce logement j'habiterai, moi et les miens, à moins qu'une volonté plus puissante et surtout plus souveraine que la vôtre ne me renvoie. -- C'est-à-dire ne nous déboute, comme on dit au palais, dit doucement Manicamp. -- J'en connais un, monsieur, qui sera tel, je l'espère, que vous le désirez, dit Buckingham en mettant la main à la garde de son épée. En ce moment, et comme la déesse Discorde allait, enflammant les esprits, tourner toutes les épées contre des poitrines humaines, Raoul posa doucement sa main sur l'épaule de Buckingham. -- Un mot, milord, dit-il. -- Mon droit! mon droit d'abord! s'écria le fougueux jeune homme. -- C'est justement sur ce point que je vais avoir l'honneur de vous entretenir, dit Raoul. -- Soit, mais pas de longs discours, monsieur. -- Une seule question; vous voyez qu'on ne peut pas être plus bref. -- Parlez, j'écoute. -- Est-ce vous ou M. le duc d'Orléans qui allez épouser la petite- fille du roi Henri IV? -- Plaît-il? demanda Buckingham en se reculant tout effaré. -- Répondez-moi, je vous prie, monsieur, insista tranquillement Raoul. -- Votre intention est-elle de me railler, monsieur? demanda Buckingham. -- C'est toujours répondre, monsieur, et cela me suffit. Donc, vous l'avouez, ce n'est pas vous qui allez épouser la princesse dAngleterre. -- Vous le savez bien, monsieur, ce me semble. -- Pardon, mais c'est que, d'après votre conduite, la chose n'était plus claire. -- Voyons, au fait, que prétendez-vous dire, monsieur? Raoul se rapprocha du duc. -- Vous avez, dit-il en baissant la voix, des fureurs qui ressemblent à des jalousies; savez-vous cela, milord? or, ces jalousies, à propos d'une femme, ne vont point à quiconque n'est ni son amant, ni son époux; à bien plus forte raison, je suis sûr que vous comprendrez cela, milord, quand cette femme est une princesse. -- Monsieur, s'écria Buckingham, insultez-vous Madame Henriette? -- C'est vous, répondit froidement Bragelonne, c'est vous qui l'insultez, milord, prenez-y garde. Tout à l'heure, sur le vaisseau amiral, vous avez poussé à bout la reine et lassé la patience de l'amiral. Je vous observais, milord, et vous ai cru fou d'abord; mais depuis j'ai deviné le caractère réel de cette folie. -- Monsieur! -- Attendez, car j'ajouterai un mot. J'espère être le seul parmi les Français qui l'ait deviné. -- Mais, savez-vous, monsieur, dit Buckingham frissonnant de colère et d'inquiétude à la fois, savez-vous que vous tenez là un langage qui mérite répression? -- Pesez vos paroles, milord, dit Raoul avec hauteur; je ne suis pas d'un sang dont les vivacités se laissent réprimer; tandis qu'au contraire, vous, vous êtes d'une race dont les passions sont suspectes aux bons Français; je vous le répète donc pour la seconde fois, prenez garde, milord. -- À quoi, s'il vous plaît? Me menaceriez-vous? -- Je suis le fils du comte de La Fère, monsieur de Buckingham, et je ne menace jamais, parce que je frappe d'abord. Ainsi, entendons-nous bien, la menace que je vous fais, la voici... Buckingham serra les poings; mais Raoul continua comme s'il ne s'apercevait de rien. -- Au premier mot hors des bienséances que vous vous permettrez envers Son Altesse Royale. Oh! soyez patient, monsieur de Buckingham; je le suis bien moi. -- Vous? -- Sans doute. Tant que Madame a été sur le sol anglais, je me suis tu; mais, à présent qu'elle a touché au sol de la France, maintenant que nous l'avons reçue au nom du prince, à la première insulte que, dans votre étrange attachement, vous commettrez envers la maison royale de France, j'ai deux partis à prendre: ou je déclare devant tous la folie dont vous êtes affecté en ce moment, et je vous fais renvoyer honteusement en Angleterre; ou, si vous le préférez, je vous donne du poignard dans la gorge en pleine assemblée. Au reste, ce second moyen me paraît le plus convenable, et je crois que je m'y tiendrai. Buckingham était devenu plus pâle que le flot de dentelle d'Angleterre qui entourait son cou. -- Monsieur de Bragelonne, dit-il, est-ce bien un gentilhomme qui parle? -- Oui; seulement, ce gentilhomme parle à un fou. Guérissez, milord, et il vous tiendra un autre langage. -- Oh! mais, monsieur de Bragelonne, murmura le duc d'une voix étranglée et en portant la main à son cou, vous voyez bien que je me meurs! -- Si la chose arrivait en ce moment, monsieur, dit Raoul avec son inaltérable sang-froid, je regarderais en vérité cela comme un grand bonheur, car cet événement préviendrait toutes sortes de mauvais propos sur votre compte et sur celui des personnes illustres que votre dévouement compromet si follement. -- Oh! vous avez raison, vous avez raison, dit le jeune homme éperdu; oui, oui, mourir! oui, mieux vaut mourir que souffrir ce que je souffre en ce moment. Et il porta la main sur un charmant poignard au manche tout garni de pierreries qu'il tira à moitié de sa poitrine. Raoul lui repoussa la main. -- Prenez garde, monsieur, dit-il; si vous ne vous tuez pas, vous faites un acte ridicule, si vous vous tuez, vous tachez de sang la robe nuptiale de la princesse d'Angleterre. Buckingham demeura une minute haletant. Pendant cette minute, on vit ses lèvres trembler, ses joues frémir, ses yeux vaciller, comme dans le délire. Puis, tout à coup: -- Monsieur de Bragelonne, dit-il, je ne connais pas un plus noble esprit que vous; vous êtes le digne fils du plus parfait gentilhomme que l'on connaisse. Habitez vos tentes! Et il jeta ses deux bras autour du cou de Raoul. Toute l'assistance émerveillée de ce mouvement auquel on ne pouvait guère attendre, vu les trépignements de l'un des adversaires et la rude insistance de l'autre, l'assemblée se mit à battre des mains, et mille vivats, mille applaudissements joyeux s'élancèrent vers le ciel. De Guiche embrassa à son tour Buckingham, un peu à contrecoeur, mais enfin il l'embrassa. Ce fut le signal: Anglais et Français, qui, jusque-là, s'étaient regardés avec inquiétude, fraternisèrent à l'instant même. Sur ces entrefaites arriva le cortège des princesses, qui, sans Bragelonne, eussent trouvé deux armées aux prises et du sang sur les fleurs. Tout se remit à l'aspect des bannières. Chapitre LXXXVI -- La nuit La concorde était revenue s'asseoir au milieu des tentes. Anglais et Français rivalisaient de galanterie auprès des illustres voyageuses et de politesse entre eux. Les Anglais envoyèrent aux Français des fleurs dont ils avaient fait provision pour fêter l'arrivée de la jeune princesse; les Français invitèrent les Anglais à un souper qu'ils devaient donner le lendemain. Madame recueillit donc sur son passage d'unanimes félicitations. Elle apparaissait comme une reine, à cause du respect de tous; comme une idole, à cause de l'adoration de quelques-uns. La reine mère fit aux Français l'accueil le plus affectueux. La France était son pays, à elle, et elle avait été trop malheureuse en Angleterre pour que l'Angleterre lui pût faire oublier la France. Elle apprenait donc à sa fille, par son propre amour, l'amour du pays où toutes deux avaient trouvé l'hospitalité, et où elles allaient trouver la fortune d'un brillant avenir. Lorsque l'entrée fut faite et les spectateurs un peu disséminés, lorsqu'on n'entendit plus que de loin les fanfares et le bruissement de la foule, lorsque la nuit tomba, enveloppant de ses voiles étoilés la mer, le port, la ville et la campagne encore émue de ce grand événement, de Guiche rentra dans sa tente, et s'assit sur un large escabeau, avec une telle expression de douleur, que Bragelonne le suivit du regard jusqu'à ce qu'il l'eût entendu soupirer; alors il s'approcha. Le comte était renversé en arrière, l'épaule appuyée à la paroi de la tente, le front dans ses mains, la poitrine haletante et le genou inquiet. -- Tu souffres, ami? lui demanda Raoul. -- Cruellement. -- Du corps, n'est-ce pas? -- Du corps, oui. -- La journée a été fatigante, en effet, continua le jeune homme, les yeux fixés sur celui qu'il interrogeait. -- Oui, et le sommeil me rafraîchirait. -- Veux-tu que je te laisse? -- Non, j'ai à te parler. -- Je ne te laisserai parler qu'après avoir interrogé, moi-même, de Guiche. -- Interroge. -- Mais sois franc. -- Comme toujours. -- Sais-tu pourquoi Buckingham était si furieux? -- Je m'en doute. -- Il aime Madame, n'est-ce pas? -- Du moins on en jurerait, à le voir. -- Eh bien! il n'en est rien. -- Oh! cette fois, tu te trompes, Raoul, et j'ai bien lu sa peine dans ses yeux, dans son geste, dans toute sa vie depuis ce matin. -- Tu es poète, mon cher comte, et partout tu vois de la poésie. -- Je vois surtout l'amour. -- Où il n'est pas. -- Où il est. -- Voyons, de Guiche, tu crois ne pas te tromper? -- Oh! j'en suis sûr! s'écria vivement le comte. -- Dis-moi, comte, demanda Raoul avec un profond regard, qui te rend si clairvoyant? -- Mais, répondit de Guiche en hésitant, l'amour-propre. -- L'amour-propre! c'est un mot bien long, de Guiche. -- Que veux-tu dire? -- Je veux dire, mon ami, que d'ordinaire tu es moins triste que ce soir. -- La fatigue. -- La fatigue? -- Oui. -- Écoute, cher ami, nous avons fait campagne ensemble, nous nous sommes vus à cheval pendant dix-huit heures; trois chevaux, écrasés de lassitude ou mourant de faim, tombaient sous nous, que nous riions encore. Ce n'est point la fatigue qui te rend triste, comte. -- Alors, c'est la contrariété. -- Quelle contrariété? -- Celle de ce soir. -- La folie de lord Buckingham? -- Eh! sans doute; n'est-il point fâcheux, pour nous Français représentant notre maître, de voir un Anglais courtiser notre future maîtresse, la seconde dame du royaume? -- Oui, tu as raison; mais je crois que lord Buckingham n'est pas dangereux. -- Non, mais il est importun. En arrivant ici, n'a-t-il pas failli tout troubler entre les Anglais et nous, et sans toi, sans ta prudence si admirable et ta fermeté si étrange, nous tirions l'épée en pleine ville. -- Il a changé, tu vois. -- Oui, certes; mais de là même vient ma stupéfaction. Tu lui as parlé bas; que lui as-tu dit? Tu crois qu'il l'aime; tu le dis, une passion ne cède pas avec cette facilité; il n'est donc pas amoureux d'elle! Et de Guiche prononça lui-même ces derniers mots avec une telle expression, que Raoul leva la tête. Le noble visage du jeune homme exprimait un mécontentement facile à lire. -- Ce que je lui ai dit, comte, répondit Raoul, je vais le répéter à toi. Écoute bien, le voici: «Monsieur, vous regardez d'un air denvie, d'un air de convoitise injurieuse, la soeur de votre prince, laquelle ne vous est pas fiancée, laquelle n'est pas, laquelle ne peut pas être votre maîtresse; vous faites donc affront à ceux qui, comme nous, viennent chercher une jeune fille pour la conduire à son époux.» -- Tu lui as dit cela? demanda de Guiche en rougissant. -- En propres termes; j'ai même été plus loin. De Guiche fit un mouvement. -- Je lui ai dit: «De quel oeil nous regarderiez-vous, si vous aperceviez parmi nous un homme assez insensé, assez déloyal, pour concevoir d'autres sentiments que le plus pur respect à l'égard d'une princesse destinée à notre maître?» Ces paroles étaient tellement à l'adresse de de Guiche, que de Guiche pâlit, et, saisi d'un tremblement subit, ne put tendre que machinalement une main vers Raoul, tandis que de l'autre il se couvrait les yeux et le front. -- Mais, continua Raoul sans s'arrêter à cette démonstration de son ami, Dieu merci! les Français, que l'on proclame légers, indiscrets, inconsidérés, savent appliquer un jugement sain et une saine morale à l'examen des questions de haute convenance. «Or, ai-je ajouté, sachez, monsieur de Buckingham, que nous autres, gentilshommes de France, nous servons nos rois en leur sacrifiant nos passions aussi bien que notre fortune et notre vie; et quand, par hasard, le démon nous suggère une de ces mauvaises pensées qui incendient le coeur, nous éteignons cette flamme, fût-ce en l'arrosant de notre sang. De cette façon, nous sauvons trois honneurs à la fois: celui de notre pays, celui de notre maître et le nôtre. Voilà, monsieur de Buckingham, comme nous agissons; voilà comment tout homme de coeur doit agir.» Et voilà, mon cher de Guiche, continua Raoul, comment j'ai parlé à M. de Buckingham; aussi s'est-il rendu sans résistance à mes raisons. De Guiche, courbé jusqu'alors sous la parole de Raoul, se redressa, les yeux fiers et la main fiévreuse, il saisit la main de Raoul; les pommettes de ses joues, après avoir été froides comme la glace, étaient de flamme. -- Et tu as bien parlé, dit-il d'une voix étranglée; et tu es un brave ami, Raoul, merci; maintenant, je t'en supplie, laisse-moi seul. -- Tu le veux? -- Oui, j'ai besoin de repos. Beaucoup de choses ont ébranlé aujourd'hui ma tête et mon coeur; demain, quand tu reviendras, je ne serai plus le même homme. -- Et bien! soit, je te laisse, dit Raoul en se retirant. Le comte fit un pas vers son ami, et l'étreignit cordialement entre ses bras. Mais, dans cette étreinte amicale, Raoul put distinguer le frissonnement d'une grande passion combattue. La nuit était fraîche, étoilée, splendide; après la tempête, la chaleur du soleil avait ramené partout la vie, la joie et la sécurité. Il s'était formé au ciel quelques nuages longs et effilés dont la blancheur azurée promettait une série de beaux jours tempérés par une brise de l'est. Sur la place de l'hôtel, de grandes ombres coupées de larges rayons lumineux formaient comme une gigantesque mosaïque aux dalles noires et blanches. Bientôt tout s'endormit dans la ville; il resta une faible lumière dans l'appartement de Madame, qui donnait sur la place, et cette douce clarté de la lampe affaiblie semblait une image de ce calme sommeil d'une jeune fille, dont la vie à peine se manifeste, à peine est sensible, et dont la flamme se tempère aussi quand le corps est endormi. Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche lente et mesurée de l'homme curieux de voir et jaloux de n'être point vu. Alors, abrité derrière les rideaux épais, embrassant toute la place d'un seul coup d'oeil, il vit, au bout d'un instant, les rideaux de la tente de de Guiche s'entrouvrir et s'agiter. Derrière les rideaux se dessinait l'ombre de de Guiche, dont les yeux brillaient dans l'obscurité, attachés ardemment sur le salon de Madame, illuminé doucement par la lumière intérieure de l'appartement. Cette douce lueur qui colorait les vitres était l'étoile du comte. On voyait monter jusqu'à ses yeux l'aspiration de son âme tout entière. Raoul, perdu dans l'ombre, devinait toutes les pensées passionnées qui établissaient entre la tente du jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un lien mystérieux et magique de sympathie; lien formé par des pensées empreintes d'une telle volonté, d'une telle obsession, qu'elles sollicitaient certainement les rêves amoureux à descendre sur cette couche parfumée que le comte dévorait avec les yeux de l'âme. Mais de Guiche et Raoul n'étaient pas les seuls qui veillassent. La fenêtre d'une des maisons de la place était ouverte; c'était la fenêtre d'une maison habitée par Buckingham. Sur la lumière qui jaillissait hors de cette dernière fenêtre se détachait en vigueur la silhouette du duc, qui, mollement appuyé sur la traverse sculptée et garnie de velours, envoyait au balcon de Madame ses voeux et les folles visions de son amour. Bragelonne ne put s'empêcher de sourire. -- Voilà un pauvre coeur bien assiégé, dit-il en songeant à Madame. Puis, faisant un retour compatissant vers Monsieur: -- Et voilà un pauvre mari bien menacé, ajouta-t-il; bien lui est d'être un grand prince et d'avoir une armée pour garder son bien. Bragelonne épia pendant quelque temps le manège des deux soupirants, écouta le ronflement sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec autant de fierté que s'il eût eu son habit bleu au lieu d'avoir son habit violet, se tourna vers la brise qui apportait à lui le chant lointain dun rossignol; puis, après avoir fait sa provision de mélancolie, autre maladie nocturne, il rentra se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut- être quatre ou six yeux tout aussi ardents que ceux de de Guiche ou de Buckingham couvaient son idole à lui dans le château de Blois. -- Et ce n'est pas une bien solide garnison que Mlle de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout haut. Chapitre LXXXVII -- Du Havre à Paris Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute la pompe et toute l'allégresse que les ressources de la ville et la disposition des esprits pouvaient donner. Pendant les dernières heures passées au Havre, le départ avait été préparé. Madame, après avoir fait ses adieux à la flotte anglaise et salué une dernière fois la patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d'une brillante escorte. De Guiche espérait que le duc de Buckingham retournerait avec l'amiral en Angleterre; mais Buckingham parvint à prouver à la reine que ce serait une inconvenance de laisser arriver Madame presque abandonnée à Paris. Ce point une fois arrêté, que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit une cour de gentilshommes et d'officiers destinés à lui faire cortège à lui-même; en sorte que ce fut une armée qui s'achemina vers Paris, semant l'or et jetant les démonstrations brillantes au milieu des villes et des villages qu'elle traversait. Le temps était beau. La France était belle à voir, surtout de cette route que traversait le cortège. Le printemps jetait ses fleurs et ses feuillages embaumés sur les pas de cette jeunesse. Toute la Normandie, aux végétations plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves argentés, se présentait comme un paradis pour la nouvelle soeur du roi. Ce n'était que fêtes et enivrements sur la route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout: de Guiche pour réprimer les nouvelles tentatives de l'Anglais, Buckingham pour réveiller dans le coeur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie à laquelle se rattachait la mémoire des jours heureux. Mais, hélas! le pauvre duc pouvait s'apercevoir que l'image de sa chère Angleterre s'effaçait de jour en jour dans l'esprit de Madame, à mesure que s'y imprimait plus profondément l'amour de la France. En effet, il pouvait s'apercevoir que tous ces petits soins n'éveillaient aucune reconnaissance, et il avait beau cheminer avec grâce sur l'un des plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce n'était que par hasard et accidentellement que les yeux de la princesse tombaient sur lui. En vain essayait-il, pour fixer sur lui un de ses regards égarés dans l'espace ou arrêtés ailleurs, de faire produire à la nature animale tout ce qu'elle peut réunir de force, de vigueur, de colère et d'adresse: en vain, surexcitant le cheval aux narines de feu, le lançait-il, au risque de se briser mille fois contre les arbres ou de rouler dans les fossés, pardessus les barrières et sur la déclivité des rapides collines, Madame, attirée par le bruit, tournait un moment la tête, puis, souriant légèrement, revenait à ses gardiens fidèles, Raoul et de Guiche, qui chevauchaient tranquillement aux portières de son carrosse. Alors Buckingham se sentait en proie à toutes les tortures de la jalousie; une douleur inconnue, inouïe, brûlante, se glissait dans ses veines et allait assiéger son coeur; alors, pour prouver qu'il comprenait sa folie, et qu'il voulait racheter par la plus humble soumission ses torts d'étourderie, il domptait son cheval et le forçait, tout ruisselant de sueur, tout blanchi d'une écume épaisse, à ronger son frein près du carrosse, dans la foule des courtisans. Quelquefois il obtenait pour récompense un mot de Madame, et encore ce mot lui semblait-il un reproche. -- Bien! monsieur de Buckingham, disait-elle, vous voilà raisonnable. Ou un mot de Raoul. -- Vous tuez votre cheval, monsieur de Buckingham. Et Buckingham écoutait patiemment Raoul, car il sentait instinctivement, sans qu'aucune preuve lui en eût été donnée, que Raoul était le modérateur des sentiments de de Guiche, et que, sans Raoul, déjà quelque folle démarche, soit du comte, soit de lui, Buckingham, eût amené une rupture, un éclat, un exil peut- être. Depuis la fameuse conversation que les deux jeunes gens avaient eue dans les tentes du Havre, et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc l'inconvenance de ses manifestations, Buckingham était comme malgré lui attiré vers Raoul. Souvent il engageait la conversation avec lui, et presque toujours c'était pour lui parler ou de son père, ou de d'Artagnan, leur ami commun, dont Buckingham était presque aussi enthousiaste que Raoul. Raoul affectait principalement de ramener l'entretien sur ce sujet devant de Wardes, qui pendant tout le voyage avait été blessé de la supériorité de Bragelonne, et surtout de son influence sur l'esprit de de Guiche. De Wardes avait cet oeil fin et inquisiteur qui distingue toute mauvaise nature; il avait remarqué sur-le-champ la tristesse de de Guiche et ses aspirations amoureuses vers la princesse. Au lieu de traiter le sujet avec la réserve de Raoul, au lieu de ménager dignement comme ce dernier les convenances et les devoirs, de Wardes attaquait avec résolution chez le comte cette corde toujours sonore de l'audace juvénile et de l'orgueil égoïste. Or, il arriva qu'un soir, pendant une halte à Mantes, de Guiche et de Wardes causant ensemble appuyés à une barrière, Buckingham et Raoul causant de leur côté en se promenant, Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui déjà le traitaient sans conséquence à cause de la souplesse de son esprit, de la bonhomie civile de ses manières et de son caractère conciliant: -- Avoue, dit de Wardes au comte, que te voilà bien malade et que ton pédagogue ne te guérit pas. -- Je ne te comprends pas, dit le comte. -- C'est facile cependant: tu dessèches d'amour. -- Folie, de Wardes, folie! -- Ce serait folie, oui, j'en conviens, si Madame était indifférente à ton martyr; mais elle le remarque à un tel point qu'elle se compromet, et je tremble qu'en arrivant à Paris ton pédagogue, M. de Bragelonne, ne vous dénonce tous les deux. -- De Wardes! de Wardes! encore une attaque à Bragelonne! -- Allons, trêve d'enfantillage, reprit à demi-voix le mauvais génie du comte; tu sais aussi bien que moi tout ce que je veux dire; tu vois bien, d'ailleurs, que le regard de la princesse s'adoucit en te parlant; tu comprends au son de sa voix qu'elle se plaît à entendre la tienne; tu sens qu'elle entend les vers que tu lui récites, et tu ne nieras point que chaque matin elle ne te dise qu'elle a mal dormi? -- C'est vrai, de Wardes, c'est vrai; mais à quoi bon me dire tout cela? -- N'est-il pas important de voir clairement les choses? -- Non quand les choses qu'on voit peuvent vous rendre fou. Et il se retourna avec inquiétude du côté de la princesse, comme si, tout en repoussant les insinuations de de Wardes, il eût voulu en chercher la confirmation dans ses yeux. -- Tiens! tiens! dit de Wardes, regarde, elle t'appelle, entends- tu? Allons, profite de l'occasion, le pédagogue n'est pas là. De Guiche n'y put tenir; une attraction invincible l'attirait vers la princesse. De Wardes le regarda en souriant. -- Vous vous trompez, monsieur, dit tout à coup Raoul en enjambant la barrière où, un instant auparavant, s'adossaient les deux causeurs; le pédagogue est là et il vous écoute. De Wardes, à la voix de Raoul qu'il reconnut sans avoir besoin de le regarder, tira son épée à demi. -- Rentrez votre épée, dit Raoul; vous savez bien que, pendant le voyage que nous accomplissons, toute démonstration de ce genre serait inutile. Rentrez votre épée, mais aussi rentrez votre langue. Pourquoi mettez-vous dans le coeur de celui que vous nommez votre ami tout le fiel qui ronge le vôtre? À moi, vous voulez faire haïr un honnête homme, ami de mon père et des miens! Au comte, vous voulez faire aimer une femme destinée à votre maître! En vérité, monsieur, vous seriez un traître et un lâche à mes yeux, si, bien plus justement, je ne vous regardais comme un fou. -- Monsieur, s'écria de Wardes exaspéré, je ne m'étais donc pas trompé en vous appelant un pédagogue! Ce ton que vous affectez, cette forme dont vous faites la vôtre, est celle d'un jésuite fouetteur et non celle d'un gentilhomme Quittez donc, je vous prie, vis-à-vis de moi, cette forme et ce ton. Je hais M. d'Artagnan parce qu'il a commis une lâcheté envers mon père. -- Vous mentez, monsieur, dit froidement Raoul. -- Oh! s'écria de Wardes, vous me donnez un démenti, monsieur? -- Pourquoi pas, si ce que vous dites est faux? -- Vous me donnez un démenti et vous ne mettez pas l'épée à la main? -- Monsieur, je me suis promis à moi-même de ne vous tuer que lorsque nous aurons remis Madame à son époux. -- Me tuer? oh! votre poignée de verges ne tue point ainsi, monsieur le pédant. -- Non, répliqua froidement Raoul, mais l'épée de M. d'Artagnan tue; et non seulement j'ai cette épée, monsieur, mais c'est lui qui m'a appris à m'en servir, et c'est avec cette épée, monsieur, que je vengerai, en temps utile, son nom outragé par vous. -- Monsieur, monsieur! s'écria de Wardes, prenez garde! Si vous ne me rendez pas raison sur-le-champ, tous les moyens me seront bons pour me venger! -- Oh! Oh! monsieur! fit Buckingham en apparaissant tout à coup sur le théâtre de la scène, voilà une menace qui frise l'assassinat, et qui, par conséquent, est d'assez mauvais goût pour un gentilhomme. -- Vous dites, monsieur le duc? dit de Wardes en se retournant. -- Je dis que vous venez de prononcer des paroles qui sonnent mal à mes oreilles anglaises. -- Eh bien! monsieur, si ce que vous dites est vrai, s'écria de Wardes exaspéré, tant mieux! je trouverai au moins en vous un homme qui ne me glissera pas entre les doigts. Prenez donc mes paroles comme vous l'entendez. -- Je les prends comme il faut, monsieur, répondit Buckingham avec ce ton hautain qui lui était particulier et qui donnait, même dans la conversation ordinaire, le ton de défi à ce qu'il disait; M. de Bragelonne est mon ami, vous insultez M. de Bragelonne, vous me rendrez raison de cette insulte. De Wardes jeta un regard sur Bragelonne, qui, fidèle à son rôle, demeurait calme et froid, même devant le défi du duc. -- Et d'abord, il paraît que je n'insulte pas M. de Bragelonne, puisque M. de Bragelonne, qui a une épée au côté, ne se regarde pas comme insulté. -- Mais, enfin, vous insultez quelqu'un? -- Oui, j'insulte M. d'Artagnan, reprit de Wardes, qui avait remarqué que ce nom était le seul aiguillon avec lequel il pût éveiller la colère de Raoul. -- Alors, dit Buckingham, c'est autre chose. -- N'est-ce pas? dit de Wardes. C'est donc aux amis de M. dArtagnan de le défendre. -- Je suis tout à fait de votre avis, monsieur, répondit l'Anglais, qui avait retrouvé tout son flegme; pour M. de Bragelonne offensé, je ne pouvais, raisonnablement, prendre le parti de M. de Bragelonne, puisqu'il est là; mais dès qu'il est question de M. d'Artagnan... -- Vous me laissez la place, n'est-ce pas, monsieur? dit de Wardes. -- Non pas, au contraire, je dégaine, dit Buckingham en tirant son épée du fourreau, car si M. d'Artagnan a offensé monsieur votre père, il a rendu ou, du moins, il a tenté de rendre un grand service au mien. De Wardes fit un mouvement de stupeur. -- M. d'Artagnan, poursuivit Buckingham, est le plus galant gentilhomme que je connaisse. Je serai donc enchanté, lui ayant des obligations personnelles, de vous les payer, à vous, d'un coup d'épée. Et, en même temps, Buckingham tira gracieusement son épée, salua Raoul et se mit en garde. De Wardes fit un pas pour croiser le fer. -- Là! là! messieurs, dit Raoul en s'avançant et en posant à son tour son épée nue entre les combattants, tout cela ne vaut pas la peine qu'on s'égorge presque aux yeux de la princesse. M. de Wardes dit du mal de M. d'Artagnan, mais il ne connaît même pas M. d'Artagnan. -- Oh! oh! fit de Wardes en grinçant des dents et en abaissant la pointe de son épée sur le bout de sa botte; vous dites que moi, je ne connais pas M. d'Artagnan? -- Eh! non, vous ne le connaissez pas, reprit froidement Raoul, et même vous ignorez où il est. -- Moi! j'ignore où il est? -- Sans doute, il faut bien que cela soit ainsi, puisque vous cherchez, à son propos, querelle à des étrangers, au lieu d'aller trouver M. d'Artagnan où il est. De Wardes pâlit. -- Eh bien! je vais vous le dire, moi, monsieur, où il est, continua Raoul; M. d'Artagnan est à Paris; il loge au Louvre quand il est de service, rue des Lombards quand il ne l'est pas; M. d'Artagnan est parfaitement trouvable à l'un ou l'autre de ces deux domiciles; donc, ayant tous les griefs que vous avez contre lui, vous n'êtes point un galant homme en ne l'allant point quérir, pour qu'il vous donne la satisfaction que vous semblez demander à tout le monde, excepté à lui. De Wardes essuya son front ruisselant de sueur. -- Fi! monsieur de Wardes, continua Raoul, il ne sied point d'être ainsi ferrailleur quand nous avons des édits contre les duels. Songez-y: le roi nous en voudrait de notre désobéissance, surtout dans un pareil moment, et le roi aurait raison. -- Excuses! murmura de Wardes, prétextes! -- Allons donc, reprit Raoul, vous dites là des billevesées, mon cher monsieur de Wardes; vous savez bien que M. le duc de Buckingham est un galant homme qui a tiré l'épée dix fois et qui se battra bien onze. Il porte un nom qui oblige, que diable! Quant à moi, n'est-ce pas? vous savez bien que je me bats aussi. Je me suis battu à Lens, à Bléneau, aux Dunes, en avant des canonniers, à cent pas en avant de la ligne, tandis que vous, par parenthèse, vous étiez à cent pas en arrière. Il est vrai que là-bas il y avait beaucoup trop de monde pour que l'on vît votre bravoure, c'est pourquoi vous la cachiez; mais ici ce serait un spectacle, un scandale, vous voulez faire parler de vous, n'importe de quelle façon. Eh bien! ne comptez pas sur moi, monsieur de Wardes, pour vous aider dans ce projet, je ne vous donnerai pas ce plaisir. -- Ceci est plein de raison, dit Buckingham en rengainant son épée, et je vous demande pardon, monsieur de Bragelonne, de m'être laissé entraîner à un premier mouvement. Mais, au contraire, de Wardes furieux fit un bond en avant, et l'épée haute, menaçant Raoul, qui n'eut que le temps d'arriver à une parade de quarte. -- Eh! monsieur, dit tranquillement Bragelonne, prenez donc garde, vous allez m'éborgner. -- Mais vous ne voulez pas vous battre! s'écria M. de Wardes. -- Non, pas pour le moment; mais voilà ce que je vous promets aussitôt notre arrivée à Paris: je vous mènerai à M. d'Artagnan, auquel vous conterez les griefs que vous pourrez avoir contre lui. M. d'Artagnan demandera au roi la permission de vous allonger un coup d'épée, le roi la lui accordera, et, le coup d'épée reçu, eh bien! mon cher monsieur de Wardes, vous considérerez d'un oeil plus calme les préceptes de l'Évangile qui commandent l'oubli des injures. -- Ah! s'écria de Wardes furieux de ce sang-froid, on voit bien que vous êtes à moitié bâtard, monsieur de Bragelonne! Raoul devint pâle comme le col de sa chemise; son oeil lança un éclair qui fit reculer de Wardes. Buckingham lui-même en fut ébloui, et se jeta entre les deux adversaires, qu'il s'attendait à voir se précipiter l'un sur l'autre. De Wardes avait réservé cette injure pour la dernière; il serrait convulsivement son épée et attendait le choc. -- Vous avez raison, monsieur, dit Raoul en faisant un violent effort sur lui-même, je ne connais que le nom de mon père; mais je sais trop combien M. le comte de La Fère est homme de bien et d'honneur pour craindre un seul instant, comme vous semblez le dire, qu'il y ait une tache sur ma naissance. Cette ignorance où je suis du nom de ma mère est donc seulement pour moi un malheur et non un opprobre. Or, vous manquez de loyauté, monsieur; vous manquez de courtoisie en me reprochant un malheur. N'importe, l'insulte existe, et, cette fois, je me tiens pour insulté! Donc, c'est chose convenue: après avoir vidé votre querelle avec M. d'Artagnan, vous aurez affaire à moi, s'il vous plaît. -- Oh! oh! répondit de Wardes avec un sourire amer, j'admire votre prudence, monsieur; tout à l'heure vous me promettiez un coup d'épée de M. d'Artagnan, et c'est après ce coup d'épée, déjà reçu par moi, que vous m'offrez le vôtre. -- Ne vous inquiétez point, répondit Raoul avec une sourde colère; M. d'Artagnan est un habile homme en fait d'armes et je lui demanderai cette grâce qu'il fasse pour vous ce qu'il a fait pour monsieur votre père, c'est-à-dire qu'il ne vous tue pas tout à fait, afin qu'il me laisse le plaisir, quand vous serez guéri, de vous tuer sérieusement, car vous êtes un méchant coeur, monsieur de Wardes, et l'on ne saurait, en vérité, prendre trop de précautions contre vous. -- Monsieur, j'en prendrai contre vous-même, dit de Wardes, soyez tranquille. -- Monsieur, fit Buckingham, permettez-moi de traduire vos paroles par un conseil que je vais donner à M. de Bragelonne: monsieur de Bragelonne, portez une cuirasse. De Wardes serra les poings. -- Ah! je comprends, dit-il, ces messieurs attendent le moment où ils auront pris cette précaution pour se mesurer contre moi. -- Allons! monsieur, dit Raoul, puisque vous le voulez absolument, finissons-en. Et il fit un pas vers de Wardes en étendant son épée. -- Que faites-vous? demanda Buckingham. -- Soyez tranquille, dit Raoul, ce ne sera pas long. De Wardes tomba en garde: les fers se croisèrent. De Wardes s'élança avec une telle précipitation sur Raoul, qu'au premier froissement du fer, il fut évident pour Buckingham que Raoul ménageait son adversaire. Buckingham recula d'un pas et regarda la lutte. Raoul était calme comme s'il eût joué avec un fleuret, au lieu de jouer avec une épée; il dégagea son arme engagée jusqu'à la poignée en faisant un pas de retraite, para avec des contres les trois ou quatre coups que lui porta de Wardes; puis, sur une menace en quarte basse que de Wardes para par le cercle, il lia l'épée et l'envoya à vingt pas de l'autre côté de la barrière. Puis, comme de Wardes demeurait désarmé et étourdi, Raoul remit son épée au fourreau, le saisit au collet et à la ceinture et le jeta de l'autre côté de la barrière, frémissant et hurlant de rage. -- Au revoir! au revoir! murmura de Wardes en se relevant et en ramassant son épée. -- Eh! pardieu! dit Raoul, je ne vous répète pas autre chose depuis une heure. Puis, se retournant vers Buckingham: -- Duc, dit-il, pas un mot de tout cela, je vous en supplie; je suis honteux d'en être venu à cette extrémité, mais la colère m'a emporté. Je vous en demande pardon, oubliez. -- Ah! cher vicomte, dit le duc en serrant cette main si rude et si loyale à la fois, vous me permettrez bien de me souvenir, au contraire, et de me souvenir de votre salut, cet homme est dangereux, il vous tuera. -- Mon père, répondit Raoul, a vécu vingt ans sous la menace d'un ennemi bien plus redoutable, et il n'est pas mort. Je suis d'un sang que Dieu favorise, monsieur le duc. -- Votre père avait de bons amis, vicomte. -- Oui, soupira Raoul, des amis comme il n'y en a plus. -- Oh! ne dites point cela, je vous en supplie, au moment où je vous offre mon amitié. Et Buckingham ouvrit ses bras à Bragelonne, qui reçut avec joie l'alliance offerte. -- Dans ma famille, ajouta Buckingham, on meurt pour ceux que l'on aime, vous savez cela, monsieur de Bragelonne. -- Oui, duc, je le sais, répondit Raoul. Chapitre LXXXVIII -- Ce que le Chevalier de Lorraine pensait de Madame Rien ne troubla plus la sécurité de la route. Sous un prétexte qui ne fit pas grand bruit, M. de Wardes s'échappa pour prendre les devants. Il emmena Manicamp, dont l'humeur égale et rêveuse lui servait de balance. Il est à remarquer que les esprits querelleurs et inquiets trouvent toujours une association à faire avec des caractères doux et timides, comme si les uns cherchaient dans le contraste un repos à leur humeur, les autres une défense pour leur propre faiblesse. Buckingham et Bragelonne, initiant de Guiche à leur amitié, formaient tout le long de la route un concert de louanges en l'honneur de la princesse. Seulement Bragelonne avait obtenu que ce concert fût donné par trios au lieu de procéder par solos comme de Guiche et son rival semblaient en avoir la dangereuse habitude. Cette méthode d'harmonie plut beaucoup à Madame Henriette, la reine mère; elle ne fut peut-être pas autant du goût de la jeune princesse, qui était coquette comme un démon, et qui, sans crainte pour sa voix, cherchait les occasions du péril. Elle avait, en effet, un de ces coeurs vaillants et téméraires qui se plaisent dans les extrêmes de la délicatesse et cherchent le fer avec un certain appétit de la blessure. Aussi ses regards, ses sourires, ses toilettes, projectiles inépuisables, pleuvaient-ils sur les trois jeunes gens, les criblaient-ils, et de cet arsenal sans fond sortaient encore des oeillades, des baisemains et mille autres délices qui allaient férir à distance les gentilshommes de lescorte, les bourgeois, les officiers des villes que l'on traversait, les pages, le peuple, les laquais: c'était un ravage général, une dévastation universelle. Lorsque Madame arriva à Paris, elle avait fait en chemin cent mille amoureux, et ramenait à Paris une demi-douzaine de fous et deux aliénés. Raoul seul, devinant toute la séduction de cette femme, et parce qu'il avait le coeur rempli, n'offrant aucun vide où pût se placer une flèche, Raoul arriva froid et défiant dans la capitale du royaume. Parfois, en route, il causait avec la reine d'Angleterre de ce charme enivrant que laissait Madame autour d'elle, et la mère, que tant de malheurs et de déceptions laissaient expérimentée, lui répondait: -- Henriette devait être une femme illustre, soit qu'elle fût née sur le trône, soit qu'elle fût née dans l'obscurité; car elle est femme dimagination, de caprice et de volonté. De Wardes et Manicamp, éclaireurs et courriers, avaient annoncé l'arrivée de la princesse. Le cortège vit, à Nanterre, apparaître une brillante escorte de cavaliers et de carrosses. C'était Monsieur qui, suivi du chevalier de Lorraine et de ses favoris, suivis eux-mêmes d'une partie de la maison militaire du roi, venait saluer sa royale fiancée. Dès Saint-Germain, la princesse et sa mère avaient changé le coche de voyage, un peu lourd, un peu fatigué par la route, contre un élégant et riche coupé traîné par six chevaux, harnachés de blanc et d'or. Dans cette sorte de calèche apparaissait, comme sur un trône sous le parasol de soie brodée à longues franges de plumes, la jeune et belle princesse, dont le visage radieux recevait les reflets rosés si doux à sa peau de nacre. Monsieur, en arrivant près du carrosse, fut frappé de cet éclat; il témoigna son admiration en termes assez explicites pour que le chevalier de Lorraine haussât les épaules dans le groupe des courtisans, et pour que le comte de Guiche et Buckingham fussent frappés au coeur. Après les civilités faites et le cérémonial accompli, tout le cortège reprit plus lentement la route de Paris. Les présentations avaient eu lieu légèrement. M. de Buckingham avait été désigné à Monsieur avec les autres gentilshommes anglais. Monsieur n'avait donné à tous qu'une attention assez légère. Mais en chemin, comme il vit le duc s'empresser avec la même ardeur que d'habitude aux portières de la calèche: -- Quel est ce cavalier? demanda-t-il au chevalier de Lorraine, son inséparable. -- On l'a présenté tout à l'heure à Votre Altesse, répliqua le chevalier de Lorraine; c'est le beau duc de Buckingham. -- Ah! c'est vrai. -- Le chevalier de Madame, ajouta le favori avec un tour et un ton que les seuls envieux peuvent donner aux phrases les plus simples. -- Comment! que veux-tu dire? répliqua le prince toujours chevauchant. -- J'ai dit le chevalier. -- Madame a-t-elle donc un chevalier attitré? -- Dame! il me semble que vous le voyez comme moi; regardez-les seulement rire, et folâtrer, et faire du Cyrus tous les deux. -- Tous les trois. -- Comment, tous les trois? -- Sans doute; tu vois bien que de Guiche en est. -- Certes!... Oui, je le vois bien... Mais qu'est-ce que cela prouve?... Que Madame a deux chevaliers au lieu d'un. -- Tu envenimes tout, vipère. -- Je n'envenime rien. Ah! monseigneur, que vous avez l'esprit mal fait! Voilà qu'on fait les honneurs du royaume de France à votre femme et vous n'êtes pas content. Le duc d'Orléans redoutait la verve satirique du chevalier, lorsqu'il la sentait montée à un certain degré de vigueur. Il coupa court. -- La princesse est jolie, dit-il négligemment comme s'il s'agissait d'une étrangère. -- Oui, répliqua sur le même ton le chevalier. -- Tu dis ce oui comme un non. Elle a des yeux noirs fort beaux, ce me semble. -- Petits. -- C'est vrai, mais brillants. Elle est d'une taille avantageuse. -- La taille est un peu gâtée, monseigneur. -- Je ne dis pas non. L'air est noble. -- Mais le visage est maigre. -- Les dents m'ont paru admirables. -- On les voit. La bouche est assez grande. Dieu merci! décidément, monseigneur, j'avais tort; vous êtes plus beau que votre femme. -- Et trouves-tu aussi que je sois plus beau que Buckingham? Dis. -- Oh! oui, et il le sent bien, allez; car, voyez-le, il redouble de soins près de Madame pour que vous ne l'effaciez pas. Monsieur fit un mouvement d'impatience; mais, comme il vit un sourire de triomphe passer sur les lèvres du chevalier, il remit son cheval au pas. -- Au fait, dit-il, pourquoi m'occuperais-je plus longtemps de ma cousine? Est-ce que je ne la connais pas? est-ce que je n'ai pas été élevé avec elle? est-ce que je ne l'ai pas vue tout enfant au Louvre? -- Ah! pardon, mon prince, il y a un changement d'opéré en elle, fit le chevalier. À cette époque dont vous parlez, elle était un peu moins brillante, et surtout beaucoup moins fière; ce soir surtout, vous en souvient-il, monseigneur, où le roi ne voulait pas danser avec elle, parce qu'il la trouvait laide et mal vêtue? Ces mots firent froncer le sourcil au duc d'Orléans. Il était, en effet, assez peu flatteur pour lui d'épouser une princesse dont le roi n'avait pas fait grand cas dans sa jeunesse. Peut-être allait-il répondre, mais en ce moment de Guiche quittait le carrosse pour se rapprocher du prince. De loin, il avait vu le prince et le chevalier, et il semblait, l'oreille inquiète, chercher à deviner les paroles qui venaient d'être échangées entre Monsieur et son favori. Ce dernier, soit perfidie, soit impudence, ne prit pas la peine de dissimuler. -- Comte, dit-il, vous êtes de bon goût. -- Merci du compliment, répondit de Guiche; mais à quel propos me dites vous cela? -- Dame! j'en appelle à Son Altesse. -- Sans doute, dit Monsieur, et Guiche sait bien que je pense qu'il est parfait cavalier. -- Ceci posé, je reprends, comte; vous êtes auprès de Madame depuis huit jours, n'est-ce pas? -- Sans doute, répondit de Guiche rougissant malgré lui. -- Et bien! dites-nous franchement ce que vous pensez de sa personne. -- De sa personne? reprit de Guiche stupéfait. -- Oui, de sa personne, de son esprit, d'elle, enfin... Étourdi de cette question, de Guiche hésita à répondre. -- Allons donc! allons donc, de Guiche! reprit le chevalier en riant, dis ce que tu penses, sois franc: Monsieur l'ordonne. -- Oui, oui, sois franc, dit le prince. De Guiche balbutia quelques mots inintelligibles. -- Je sais bien que c'est délicat, reprit Monsieur; mais, enfin, tu sais qu'on peut tout me dire, à moi. Comment la trouves-tu? Pour cacher ce qui se passait en lui, de Guiche eut recours à la seule défense qui soit au pouvoir de l'homme surpris: il mentit. -- Je ne trouve Madame, dit-il, ni bien ni mal, mais cependant mieux que mal. -- Eh! cher comte, s'écria le chevalier, vous qui aviez fait tant d'extases et de cris à la vue de son portrait! De Guiche rougit jusqu'aux oreilles. Heureusement son cheval un peu vif lui servit, par un écart, à dissimuler cette rougeur. -- Le portrait!... murmura-t-il en se rapprochant, quel portrait? Le chevalier ne l'avait pas quitté du regard. -- Oui, le portrait. La miniature n'était-elle donc pas ressemblante? -- Je ne sais. J'ai oublié ce portrait; il s'est effacé de mon esprit. -- Il avait fait pourtant sur vous une bien vive impression, dit le chevalier. -- C'est possible. -- A-t-elle de l'esprit, au moins? demanda le duc. -- Je le crois, monseigneur. -- Et M. de Buckingham, en a-t-il? dit le chevalier. -- Je ne sais. -- Moi, je suis d'avis qu'il en a, répliqua le chevalier, car il fait rire Madame, et elle paraît prendre beaucoup de plaisir en sa société, ce qui n'arrive jamais à une femme d'esprit quand elle se trouve dans la compagnie d'un sot. -- Alors c'est qu'il a de l'esprit, dit naïvement de Guiche, au secours duquel Raoul arriva soudain, le voyant aux prises avec ce dangereux interlocuteur, dont il s'empara et qu'il força ainsi de changer d'entretien. L'entrée se fit brillante et joyeuse. Le roi, pour fêter son frère, avait ordonné que les choses fussent magnifiquement traitées. Madame et sa mère descendirent au Louvre, à ce Louvre où, pendant les temps d'exil, elles avaient supporté si douloureusement l'obscurité, la misère, les privations. Ce palais inhospitalier pour la malheureuse fille de Henri IV, ces murs nus, ces parquets effondrés, ces plafonds tapissés de toiles d'araignées, ces vastes cheminées aux marbres écornés, ces âtres froids que laumône du Parlement avait à peine réchauffés pour elles, tout avait changé de face. Tentures splendides, tapis épais, dalles reluisantes, peintures fraîches aux larges bordures d'or; partout des candélabres, des glaces, des meubles somptueux; partout des gardes aux fières tournures, aux panaches flottants, un peuple de valets et de courtisans dans les antichambres et sur les escaliers. Dans ces cours où naguère l'herbe poussait encore, comme si cet ingrat de Mazarin eût jugé bon de prouver aux Parisiens que la solitude et le désordre devaient être, avec la misère et le désespoir, le cortège des monarchies abattues; dans ces cours immenses, muettes, désolées, paradaient des cavaliers dont les chevaux arrachaient aux pavés brillants des milliers d'étincelles. Des carrosses étaient peuplés de femmes belles et jeunes, qui attendaient, pour la saluer au passage, la fille de cette fille de France qui, durant son veuvage et son exil, n'avait quelquefois pas trouvé un morceau de bois pour son foyer, et un morceau de pain pour sa table, et que dédaignaient les plus humbles serviteurs du château. Aussi Madame Henriette rentra-t-elle au Louvre avec le coeur plus gonflé de douleur et d'amers souvenirs que sa fille, nature oublieuse et variable, n'y revint avec triomphe et joie. Elle savait bien que l'accueil brillant s'adressait à l'heureuse mère d'un roi replacé sur le second trône de l'Europe, tandis que l'accueil mauvais s'adressait à elle, fille de Henri IV, punie d'avoir été malheureuse. Après que les princesses eurent été installées, après qu'elles eurent pris quelque repos, les hommes, qui s'étaient aussi remis de leurs fatigues, reprirent leurs habitudes et leurs travaux. Bragelonne commença par aller voir son père. Athos était reparti pour Blois. Il voulut aller voir M. d'Artagnan. Mais celui-ci, occupé de l'organisation d'une nouvelle maison militaire du roi, était devenu introuvable. Bragelonne se rabattit sur de Guiche. Mais le comte avait avec ses tailleurs et avec Manicamp des conférences qui absorbaient sa journée entière. C'était bien pis avec le duc de Buckingham. Celui-ci achetait chevaux sur chevaux, diamants sur diamants. Tout ce que Paris renferme de brodeuses, de lapidaires, de tailleurs, il l'accaparait. C'était entre lui et de Guiche un assaut plus ou moins courtois pour le succès duquel le duc voulait dépenser un million, tandis que le maréchal de Grammont avait donné soixante mille livres seulement à de Guiche. Buckingham riait et dépensait son million. De Guiche soupirait et se fût arraché les cheveux sans les conseils de de Wardes. -- Un million! répétait tous les jours de Guiche; j'y succomberai. Pourquoi M. le maréchal ne veut-il pas m'avancer ma part de succession? -- Parce que tu la dévorerais, disait Raoul. -- Eh! que lui importe! Si j'en dois mourir, j'en mourrai. Alors je n'aurai plus besoin de rien. -- Mais quelle nécessité de mourir? disait Raoul. -- Je ne veux pas être vaincu en élégance par un Anglais. -- Mon cher comte, dit alors Manicamp, l'élégance n'est pas une chose coûteuse, ce n'est qu'une chose difficile. -- Oui, mais les choses difficiles coûtent fort cher, et je n'ai que soixante mille livres. -- Pardieu! dit de Wardes, tu es bien embarrassé; dépense autant que Buckingham; ce n'est que neuf cent quarante mille livres de différence. -- Où les trouver? -- Fais des dettes. -- J'en ai déjà. -- Raison de plus. Ces avis finirent par exciter tellement de Guiche, qu'il fit des folies quand Buckingham ne faisait que des dépenses. Le bruit de ces prodigalités épanouissait la mine de tous les marchands de Paris, et de l'hôtel de Buckingham à l'hôtel de Grammont on rêvait des merveilles. Pendant ce temps, Madame se reposait, et Bragelonne écrivait à Mlle de La Vallière. Quatre lettres s'étaient déjà échappées de sa plume, et pas une réponse n'arrivait, lorsque le matin même de la cérémonie du mariage, qui devait avoir lieu au Palais-Royal, dans la chapelle, Raoul, à sa toilette, entendit annoncer par son valet: -- M. de Malicorne. «Que me veut ce Malicorne?» pensa Raoul. -- Faites attendre, dit-il au laquais. -- C'est un monsieur qui vient de Blois, dit le valet. -- Ah! faites entrer! s'écria Raoul vivement. Malicorne entra, beau comme un astre et porteur d'une épée superbe. Après avoir salué gracieusement: -- Monsieur de Bragelonne, fit-il, je vous apporte mille civilités de la part d'une dame. Raoul rougit. -- D'une dame, dit-il, d'une dame de Blois? -- Oui, monsieur, de Mlle de Montalais. -- Ah! merci, monsieur, je vous reconnais maintenant, dit Raoul. Et que désire de moi Mlle de Montalais? Malicorne tira de sa poche quatre lettres qu'il offrit à Raoul. -- Mes lettres! est-il possible! dit celui-ci en pâlissant; mes lettres encore cachetées! -- Monsieur, ces lettres n'ont plus trouvé à Blois les personnes à qui vous les destiniez; on vous les retourne. -- Mademoiselle de La Vallière est partie de Blois? s'écria Raoul. -- Il y a huit jours. -- Et où est-elle? -- Elle doit être à Paris, monsieur. -- Mais comment sait-on que ces lettres venaient de moi? -- Mlle de Montalais a reconnu votre écriture et votre cachet, dit Malicorne. Raoul rougit et sourit. -- C'est fort aimable à Mlle Aure, dit-il; elle est toujours bonne et charmante. -- Toujours, monsieur. -- Elle eût bien dû me donner un renseignement précis sur Mlle de La Vallière. Je ne chercherais pas dans cet immense Paris. Malicorne tira de sa poche un autre paquet. -- Peut-être, dit-il, trouverez-vous dans cette lettre ce que vous souhaitez de savoir. Raoul rompit précipitamment le cachet. L'écriture était de Mlle Aure, et voici ce que renfermait la lettre: «Paris, Palais-Royal, jour de la bénédiction nuptiale.» -- Que signifie cela? demanda Raoul à Malicorne; vous le savez, vous, monsieur? -- Oui, monsieur le vicomte. -- De grâce, dites-le-moi, alors. -- Impossible, monsieur. -- Pourquoi? -- Parce que Mlle Aure m'a défendu de le dire. Raoul regarda ce singulier personnage et resta muet. -- Au moins, reprit-il, est-ce heureux ou malheureux pour moi? -- Vous verrez. -- Vous êtes sévère dans vos discrétions. -- Monsieur, une grâce. -- En échange de celle que vous ne me faites pas? -- Précisément. -- Parlez! -- J'ai le plus vif désir de voir la cérémonie et je n'ai pas de billet d'admission, malgré toutes les démarches que j'ai faites pour m'en procurer. Pourriez-vous me faire entrer? -- Certes. -- Faites cela pour moi, monsieur le vicomte, je vous en supplie. -- Je le ferai volontiers, monsieur; accompagnez-moi. -- Monsieur, je suis votre humble serviteur. -- Je vous croyais ami de M. de Manicamp? -- Oui, monsieur. Mais, ce matin, j'ai, en le regardant s'habiller, fait tomber une bouteille de vernis sur son habit neuf, et il m'a chargé l'épée à la main, si bien que j'ai dû m'enfuir. Voilà pourquoi je ne lui ai pas demandé de billet. Il m'eût tué. -- Cela se conçoit, dit Raoul. Je connais Manicamp capable de tuer l'homme assez malheureux pour commettre le crime que vous avez à vous reprocher à ses yeux, mais je réparerai le mal vis-à-vis de vous; j'agrafe mon manteau, et je suis prêt à vous servir de guide et d'introducteur. Chapitre LXXXIX -- La surprise de mademoiselle de Montalais Madame fut mariée au Palais-Royal, dans la chapelle, devant un monde de courtisans sévèrement choisis. Cependant, malgré la haute faveur qu'indiquait une invitation, Raoul, fidèle à sa promesse, fit entrer Malicorne, désireux de jouir de ce curieux coup d'oeil. Lorsqu'il eut acquitté cet engagement, Raoul se rapprocha de de Guiche, qui, pour contraste avec ses habits splendides, montrait un visage tellement bouleversé par la douleur, que le duc de Buckingham seul pouvait lui disputer l'excès de la pâleur et de l'abattement. -- Prends garde, comte, dit Raoul en s'approchant de son ami et en s'apprêtant à le soutenir au moment où l'archevêque bénissait les deux époux. En effet, on voyait M. le prince de Condé regardant d'un oeil curieux ces deux images de la désolation, debout comme des cariatides aux deux côtés de la nef. Le comte s'observa plus soigneusement. La cérémonie terminée, le roi et la reine passèrent dans le grand salon, où ils se firent présenter Madame et sa suite. On observa que le roi, qui avait paru très émerveillé à la vue de sa belle soeur, lui fit les compliments les plus sincères. On observa que la reine mère, attachant sur Buckingham un regard long et rêveur, se pencha vers Mme de Motteville pour lui dire: -- Ne trouvez-vous pas qu'il ressemble à son père? On observa enfin que Monsieur observait tout le monde et paraissait assez mécontent. Après la réception des princes et des ambassadeurs, Monsieur demanda au roi la permission de lui présenter, ainsi qu'à Madame, les personnes de sa maison nouvelle. -- Savez-vous, vicomte, demanda tout bas M. le prince à Raoul, si la maison a été formée par une personne de goût, et si nous aurons quelques visages assez propres? -- Je l'ignore absolument, monseigneur, répondit Raoul. -- Oh! vous jouez l'ignorance. -- Comment cela, monseigneur? -- Vous êtes l'ami de de Guiche, qui est des amis du prince. -- C'est vrai, monseigneur: mais la chose ne m'intéressant point, je n'ai fait aucune question à de Guiche, et, de son côté, de Guiche, n'étant point interrogé, ne s'est point ouvert à moi. -- Mais Manicamp? -- J'ai vu, il est vrai, M. de Manicamp au Havre et sur la route, mais j'ai eu soin d'être aussi peu questionneur vis-à-vis de lui que je lavais été vis-à-vis de de Guiche. D'ailleurs, M. de Manicamp sait-il quelque chose de tout cela, lui qui n'est qu'un personnage secondaire? -- Eh! mon cher vicomte, d'où sortez-vous? dit le prince; mais ce sont les personnages secondaires qui, en pareille occasion, ont toute influence, et la preuve, c'est que presque tout s'est fait par la présentation de M. de Manicamp à de Guiche, et de Guiche à Monsieur. -- Eh bien! monseigneur, j'ignorais cela complètement, dit Raoul, et c'est une nouvelle que Votre Altesse me fait l'honneur de m'apprendre. -- Je veux bien vous croire, quoique ce soit incroyable, et d'ailleurs nous n'aurons pas longtemps à attendre: voici l'escadron volant qui s'avance, comme disait la bonne reine Catherine. Tudieu! les jolis visages! Une troupe de jeunes filles s'avançait en effet dans la salle sous la conduite de Mme de Navailles, et nous devons le dire à l'honneur de Manicamp, si en effet il avait pris à cette élection la part que lui accordait le prince de Condé, c'était un coup d'oeil fait pour enchanter ceux qui, comme M. le prince, étaient appréciateurs de tous les genres de beauté. Une jeune femme blonde, qui pouvait avoir vingt à vingt et un ans, et dont les grands yeux bleus dégageaient en s'ouvrant des flammes éblouissantes, marchait la première et fut présentée la première. -- Mlle de Tonnay-Charente, dit à Monsieur la vieille Mme de Navailles. Et Monsieur répéta en saluant Madame: -- Mlle de Tonnay-Charente. -- Ah! ah! celle-ci me paraît assez agréable, dit M. le prince en se retournant vers Raoul... Et d'une. -- En effet, dit Raoul, elle est jolie, quoiqu'elle ait l'air un peu hautain. -- Bah! nous connaissons ces airs-là, vicomte; dans trois mois elle sera apprivoisée; mais regardez donc, voici encore une beauté. -- Tiens, dit Raoul, et une beauté de ma connaissance même. -- Mlle Aure de Montalais, dit Mme de Navailles. Nom et prénom furent scrupuleusement répétés par Monsieur. -- Grand Dieu! s'écria Raoul fixant des yeux effarés sur la porte d'entrée. -- Qu'y a-t-il? demanda le prince, et serait-ce Mlle Aure de Montalais qui vous fait pousser un pareil grand Dieu? -- Non, monseigneur, non, répondit Raoul tout pâle et tout tremblant. -- Alors si ce n'est Mlle Aure de Montalais, c'est cette charmante blonde qui la suit. De jolis yeux, ma foi! un peu maigre, mais beaucoup de charme. -- Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière, dit Mme de Navailles. À ce nom retentissant jusqu'au fond du coeur de Raoul, un nuage monta de sa poitrine à ses yeux. De sorte qu'il ne vit plus rien et n'entendit plus rien; de sorte que M. le prince, ne trouvant plus en lui qu'un écho muet à ses railleries, s'en alla voir de plus près les belles jeunes filles que son premier coup doeil avait déjà détaillées. -- Louise ici! Louise demoiselle d'honneur de Madame! murmurait Raoul. Et ses yeux, qui ne suffisaient pas à convaincre sa raison, erraient de Louise à Montalais. Au reste, cette dernière s'était déjà défaite de sa timidité d'emprunt, timidité qui ne devait lui servir qu'au moment de la présentation et pour les révérences. Mlle de Montalais, de son petit coin à elle, regardait avec assez d'assurance tous les assistants, et, ayant retrouvé Raoul, elle s'amusait de l'étonnement profond où sa présence et celle de son amie avaient jeté le pauvre amoureux. Cet oeil mutin, malicieux, railleur, que Raoul voulait éviter, et qu'il revenait interroger sans cesse, mettait Raoul au supplice. Quant à Louise, soit timidité naturelle, soit toute autre raison dont Raoul ne pouvait se rendre compte, elle tenait constamment les yeux baissés, et, intimidée? éblouie, la respiration brève, elle se retirait le plus qu'elle pouvait à l'écart, impassible même aux coups de coude de Montalais. Tout cela était pour Raoul une véritable énigme dont le pauvre vicomte eût donné bien des choses pour savoir le mot. Mais nul n'était là pour le lui donner, pas même Malicorne, qui, un peu inquiet de se trouver avec tant de gentilshommes, et assez effaré des regards railleurs de Montalais, avait décrit un cercle, et peu à peu s'était allé placer à quelques pas de M. le prince, derrière le groupe des filles d'honneur, presque à la portée de la voix de Mlle Aure, planète autour de laquelle, humble satellite, il semblait graviter forcément. En revenant à lui, Raoul crut reconnaître à sa gauche des voix connues. C'était, en effet, de Wardes, de Guiche et le chevalier de Lorraine qui causaient ensemble. Il est vrai qu'ils causaient si bas, qu'à peine si l'on entendait le souffle de leurs paroles dans la vaste salle. Parler ainsi de sa place, du haut de sa taille, sans se pencher, sans regarder son interlocuteur, c'était un talent dont les nouveaux venus ne pouvaient atteindre du premier coup la sublimité. Aussi fallait-il une longue étude à ces causeries, qui, sans regards, sans ondulation de tête, semblaient la conversation d'un groupe de statues. En effet, aux grands cercles du roi et des reines, tandis que Leurs Majestés parlaient et que tous paraissaient les écouter dans un religieux silence, il se tenait bon nombre de ces silencieux colloques dans lesquels l'adulation n'était point la note dominante. Mais Raoul était un de ces habiles dans cette étude toute d'étiquette, et, au mouvement des lèvres, il eût pu souvent deviner le sens des paroles. -- Qu'est-ce que cette Montalais? demandait de Wardes. Qu'est-ce que cette La Vallière? Qu'est-ce que cette province qui nous arrive? -- La Montalais, dit le chevalier de Lorraine, je la connais: c'est une bonne fille qui amusera la cour. La Vallière, c'est une charmante boiteuse. -- Peuh! dit de Wardes. -- N'en faites pas fi, de Wardes; il y a sur les boiteuses des axiomes latins très ingénieux et surtout fort caractéristiques. -- Messieurs, messieurs, dit de Guiche en regardant Raoul avec inquiétude, un peu de mesure, je vous prie. Mais l'inquiétude du comte, en apparence du moins, était inopportune. Raoul avait gardé la contenance la plus ferme et la plus indifférente, quoiqu'il n'eût pas perdu un mot de ce qui venait de se dire. Il semblait tenir registre des insolences et des libertés des deux provocateurs pour régler avec eux son compte à l'occasion. De Wardes devina sans doute cette pensée et continua: -- Quels sont les amants de ces demoiselles? -- De la Montalais? fit le chevalier. -- Oui, de la Montalais d'abord. -- Eh bien! vous? moi, de Guiche, qui voudra, pardieu! -- Et de l'autre? -- De Mlle de La Vallière? -- Oui. -- Prenez garde, messieurs, s'écria de Guiche pour couper court à la réponse du chevalier; prenez garde, Madame nous écoute. Raoul enfonçait sa main jusqu'au poignet dans son justaucorps et ravageait sa poitrine et ses dentelles. Mais justement cet acharnement qu'il voyait se dresser contre de pauvres femmes lui fit prendre une résolution sérieuse. «Cette pauvre Louise, se dit-il à lui-même, n'est venue ici que dans un but honorable et sous une honorable protection; mais il faut que je connaisse ce but; il faut que je sache qui la protège.» Et, imitant la manoeuvre de Malicorne, il se dirigea vers le groupe des filles d'honneur. Bientôt la présentation fut terminée. Le roi, qui n'avait cessé de regarder et d'admirer Madame, sortit alors de la salle de réception avec les deux reines. Le chevalier de Lorraine reprit sa place à côté de Monsieur, et, tout en l'accompagnant, il lui glissa dans l'oreille quelques gouttes de ce poison qu'il avait amassé depuis une heure, en regardant de nouveaux visages et en soupçonnant quelques coeurs d'être heureux. Le roi, en sortant, avait entraîné derrière lui une partie des assistants; mais ceux qui, parmi les courtisans, faisaient profession d'indépendance ou de galanterie, commencèrent à s'approcher des dames. M. le prince complimenta Mlle de Tonnay- Charente. Buckingham fit la cour à Mme de Chalais et à Mme de La Fayette, que déjà Madame avait distinguées et qu'elle aimait. Quant au comte de Guiche, abandonnant Monsieur depuis qu'il pouvait se rapprocher seul de Madame, il s'entretenait vivement avec Mme de Valentinois, sa soeur, et Mlles de Créquy et de Châtillon. Au milieu de tous ces intérêts politiques ou amoureux, Malicorne voulait s'emparer de Montalais, mais celle-ci aimait bien mieux causer avec Raoul, ne fût-ce que pour jouir de toutes ses questions et de toutes ses surprises. Raoul était allé droit à Mlle de La Vallière, et l'avait saluée avec le plus profond respect. Ce que voyant, Louise rougit et balbutia; mais Montalais s'empressa de venir à son secours. -- Eh bien! dit-elle, nous voilà, monsieur le vicomte. -- Je vous vois bien, dit en souriant Raoul, et c'est justement sur votre présence que je viens vous demander une petite explication. Malicorne s'approcha avec son plus charmant sourire. -- Éloignez-vous donc, monsieur Malicorne, dit Montalais. En vérité, vous êtes fort indiscret. Malicorne se pinça les lèvres et fit deux pas en arrière sans dire un seul mot. Seulement, son sourire changea d'expression, et, d'ouvert quil était, devint railleur. -- Vous voulez une explication, monsieur Raoul? demanda Montalais. -- Certainement, la chose en vaut bien la peine, il me semble; Mlle de la Vallière fille d'honneur de Madame! -- Pourquoi ne serait-elle pas fille d'honneur aussi bien que moi? demanda Montalais. -- Recevez mes compliments, mesdemoiselles, dit Raoul, qui crut s'apercevoir qu'on ne voulait pas lui répondre directement. -- Vous dites cela d'un air fort complimenteur, monsieur le vicomte. -- Moi? -- Dame? j'en appelle à Louise. -- M. de Bragelonne pense peut-être que la place est au-dessus de ma condition, dit Louise en balbutiant. -- Oh! non pas, mademoiselle, répliqua vivement Raoul; vous savez très bien que tel n'est pas mon sentiment; je ne m'étonnerais pas que vous occupassiez la place d'une reine, à plus forte raison celle-ci. La seule chose dont je m'étonne, c'est de l'avoir appris aujourd'hui seulement et par accident. -- Ah! c'est vrai, répondit Montalais avec son étourderie ordinaire. Tu ne comprends rien à cela, et, en effet, tu n'y dois rien comprendre. M. de Bragelonne t'avait écrit quatre lettres, mais ta mère seule était restée à Blois; il fallait éviter que ces lettres ne tombassent entre ses mains; je les ai interceptées et renvoyées à M. Raoul, de sorte qu'il te croyait à Blois quand tu étais à Paris, et ne savait pas surtout que tu fusses montée en dignité. -- Eh quoi! tu n'avais pas fait prévenir M. Raoul comme je t'en avais priée? s'écria Louise. -- Bon! pour qu'il fit de l'austérité, pour qu'il prononçât des maximes, pour qu'il défît ce que nous avions eu tant de peine à faire? Ah! non certes. -- Je suis donc bien sévère? demanda Raoul. -- D'ailleurs, fit Montalais, cela me convenait ainsi. Je partais pour Paris, vous n'étiez pas là, Louise pleurait à chaudes larmes; interprétez cela comme vous voudrez; j'ai prié mon protecteur, celui qui m'avait fait obtenir mon brevet, d'en demander un pour Louise; le brevet est venu. Louise est partie pour commander ses habits; moi, je suis restée en arrière, attendu que j'avais les miens; j'ai reçu vos lettres, je vous les ai renvoyées en y ajoutant un mot qui vous promettait une surprise. Votre surprise, mon cher monsieur, la voilà; elle me paraît bonne, ne demandez pas autre chose. «Allons, monsieur Malicorne, il est temps que nous laissions ces jeunes gens ensemble; ils ont une foule de choses à se dire; donnez-moi votre main: j'espère que voilà un grand honneur que l'on vous fait, monsieur Malicorne. -- Pardon, mademoiselle, dit Raoul en arrêtant la folle jeune fille et en donnant à ses paroles une intonation dont la gravité contrastait avec celles de Montalais; pardon, mais pourrais-je savoir le nom de ce protecteur? Car si l'on vous protège, vous, mademoiselle, et avec toutes sortes de raisons... Raoul s'inclina: -- ... je ne vois pas les mêmes raisons pour que Mlle de La Vallière soit protégée. -- Mon Dieu! monsieur Raoul, dit naïvement Louise, la chose est bien simple, et je ne vois pas pourquoi je ne vous le dirais pas moi-même... Mon protecteur, c'est M. Malicorne. Raoul resta un instant stupéfait, se demandant si l'on se jouait de lui; puis il se retourna pour interpeller Malicorne. Mais celui-ci était déjà loin, entraîné qu'il était par Montalais. Mlle de La Vallière fit un mouvement pour suivre son amie; mais Raoul la retint avec une douce autorité. -- Je vous en supplie, Louise, dit-il, un mot. -- Mais, monsieur Raoul, dit Louise toute rougissante, nous sommes seuls... Tout le monde est parti... On va s'inquiéter, nous chercher. -- Ne craignez rien, dit le jeune homme en souriant, nous ne sommes ni l'un ni l'autre des personnages assez importants pour que notre absence se remarque. -- Mais mon service, monsieur Raoul? -- Tranquillisez-vous, mademoiselle, je connais les usages de la cour; votre service ne doit commencer que demain; il vous reste donc quelques minutes, pendant lesquelles vous pouvez me donner l'éclaircissement que je vais avoir l'honneur de vous demander. -- Comme vous êtes sérieux, monsieur Raoul! dit Louise tout inquiète. -- C'est que la circonstance est sérieuse, mademoiselle. M'écoutez-vous? -- Je vous écoute; seulement, monsieur, je vous le répète, nous sommes bien seuls. -- Vous avez raison, dit Raoul. Et, lui offrant la main, il conduisit la jeune fille dans la galerie voisine de la salle de réception, et dont les fenêtres donnaient sur la place. Tout le monde se pressait à la fenêtre du milieu, qui avait un balcon extérieur d'où l'on pouvait voir dans tous leurs détails les lents préparatifs du départ. Raoul ouvrit une des fenêtres latérales, et là, seul avec Mlle de La Vallière: -- Louise, dit-il, vous savez que, dès mon enfance, je vous ai chérie comme une soeur et que vous avez été la confidente de tous mes chagrins, la dépositaire de toutes mes espérances. -- Oui, répondit-elle bien bas, oui, monsieur Raoul, je sais cela. -- Vous aviez l'habitude, de votre côté, de me témoigner la même amitié, la même confiance; pourquoi, en cette rencontre, n'avez- vous pas été mon amie? pourquoi vous êtes-vous défiée de moi? La Vallière ne répondit point. -- J'ai cru que vous m'aimiez, dit Raoul, dont la voix devenait de plus en plus tremblante; j'ai cru que vous aviez consenti à tous les plans faits en commun pour notre bonheur, alors que tous deux nous nous promenions dans les grandes allées de Cour-Cheverny et sous les peupliers de l'avenue qui conduit à Blois. Vous ne répondez pas, Louise? Il s'interrompit. -- Serait-ce, demanda-t-il en respirant à peine, que vous ne m'aimeriez plus? -- Je ne dis point cela, répliqua tout bas Louise. -- Oh! dites-le-moi bien, je vous en prie; j'ai mis tout lespoir de ma vie en vous, je vous ai choisie pour vos habitudes douces et simples. Ne vous laissez pas éblouir, Louise, à présent que vous voilà au milieu de la cour, où tout ce qui est pur se corrompt, où tout ce qui est jeune vieillit vite. Louise, fermez vos oreilles pour ne pas entendre les paroles, fermez vos yeux pour ne pas voir les exemples, fermez vos lèvres pour ne point respirer les souffles corrupteurs. Sans mensonges, sans détours, Louise, faut- il que je croie ces mots de Mlle de Montalais? Louise, êtes-vous venue à Paris parce que je n'étais plus à Blois? La Vallière rougit et cacha son visage dans ses mains. -- Oui, n'est-ce pas, s'écria Raoul exalté, oui, c'est pour cela que vous êtes venue? oh! je vous aime comme jamais je ne vous ai aimée! Merci, Louise, de ce dévouement; mais il faut que je prenne un parti pour vous mettre à couvert de toute insulte, pour vous garantir de toute tache. Louise, une fille d'honneur, à la cour d'une jeune princesse, en ce temps de moeurs faciles et d'inconstantes amours, une fille d'honneur est placée dans le centre des attaques sans aucune défense; cette condition ne peut vous convenir: il faut que vous soyez mariée pour être respectée. -- Mariée? -- Oui. -- Mon Dieu! -- Voici ma main, Louise, laissez-y tomber la vôtre. -- Mais votre père? -- Mon père me laisse libre. -- Cependant... -- Je comprends ce scrupule, Louise; je consulterai mon père. -- Oh! monsieur Raoul, réfléchissez, attendez. -- Attendre, c'est impossible; réfléchir, Louise, réfléchir, quand il s'agit de vous! ce serait vous insulter; votre main, chère Louise, je suis maître de moi; mon père dira oui, je vous le promets; votre main, ne me faites point attendre ainsi, répondez vite un mot, un seul, sinon je croirais que, pour vous changer à jamais, il a suffi d'un seul pas dans le palais, d'un seul souffle de la faveur, d'un seul sourire des reines, d'un seul regard du roi. Raoul n'avait pas prononcé ce dernier mot que La Vallière était devenue pâle comme la mort, sans doute par la crainte qu'elle avait de voir s'exalter le jeune homme. Aussi, par un mouvement rapide comme la pensée, jeta-t-elle ses deux mains dans celles de Raoul. Puis elle s'enfuit sans ajouter une syllabe et disparut sans avoir regardé en arrière. Raoul sentit son corps frissonner au contact de cette main. Il reçut le serment, comme un serment solennel arraché par lamour à la timidité virginale. Chapitre XC -- Le consentement d'Athos Raoul était sorti du Palais-Royal avec des idées qui n'admettaient point de délais dans leur exécution. Il monta donc à cheval dans la cour même et prit la route de Blois, tandis que s'accomplissaient, avec une grande allégresse des courtisans et une grande désolation de Guiche et de Buckingham, les noces de Monsieur et de la princesse d'Angleterre. Raoul fit diligence; en dix-huit heures il arriva à Blois. Il avait préparé en route ses meilleurs arguments. La fièvre aussi est un argument sans réplique, et Raoul avait la fièvre. Athos était dans son cabinet, ajoutant quelques pages à ses mémoires, lorsque Raoul entra conduit par Grimaud. Le clairvoyant gentilhomme n'eut besoin que d'un coup d'oeil pour reconnaître quelque chose d'extraordinaire dans l'attitude de son fils. -- Vous me paraissez venir pour affaire de conséquence, dit-il en montrant un siège à Raoul après l'avoir embrassé. -- Oui, monsieur, répondit le jeune homme, et je vous supplie de me prêter cette bienveillante attention qui ne m'a jamais fait défaut. -- Parlez, Raoul. -- Monsieur, voici le fait dénué de tout préambule indigne dun homme comme vous: Mlle de La Vallière est à Paris en qualité de fille d'honneur de Madame; je me suis bien consulté, j'aime Mlle de La Vallière par-dessus tout, et il ne me convient pas de la laisser dans un poste où sa réputation, sa vertu peuvent être exposées; je désire donc l'épouser, monsieur, et je viens vous demander votre consentement à ce mariage. Athos avait gardé, pendant cette communication, un silence et une réserve absolus. Raoul avait commencé son discours avec l'affectation du sang- froid, et il avait fini par laisser voir à chaque mot une émotion des plus manifestes. Athos fixa sur Bragelonne un regard profond, voilé d'une certaine tristesse. -- Donc, vous avez bien réfléchi? demanda-t-il. -- Oui, monsieur. -- Il me semblait vous avoir déjà dit mon sentiment à l'égard de cette alliance. -- Je le sais, monsieur, répondit Raoul bien bas; mais vous avez répondu que si j'insistais... -- Et vous insistez? Bragelonne balbutia un oui presque inintelligible. -- Il faut, en effet, monsieur, continua tranquillement Athos, que votre passion soit bien forte, puisque, malgré ma répugnance pour cette union, vous persistez à la désirer. Raoul passa sur son front une main tremblante, il essuyait ainsi la sueur qui l'inondait. Athos le regarda, et la pitié descendit au fond de son coeur. Il se leva. -- C'est bien, dit-il, mes sentiments personnels, à moi, ne signifient rien, puisqu'il s'agit des vôtres; vous me requérez, je suis à vous. Au fait, voyons, que désirez-vous de moi? -- Oh! votre indulgence, monsieur, votre indulgence d'abord, dit Raoul en lui prenant les mains. -- Vous vous méprenez sur mes sentiments pour vous, Raoul; il y a mieux que cela dans mon coeur, répliqua le comte. Raoul baisa la main qu'il tenait, comme eût pu le faire l'amant le plus passionné. -- Allons, allons, reprit Athos; dites, Raoul, me voilà prêt, que faut-il signer? -- Oh! rien, monsieur, rien; seulement, il serait bon que vous prissiez la peine d'écrire au roi, et de demander pour moi à Sa Majesté, à laquelle j'appartiens, la permission d'épouser Mlle de La Vallière. -- Bien, vous avez là une bonne pensée, Raoul. En effet, après moi, ou plutôt avant moi, vous avez un maître; ce maître, c'est le roi; vous vous soumettez donc à une double épreuve, c'est loyal. -- Oh! monsieur! -- Je vais sur-le-champ acquiescer à votre demande, Raoul. Le comte s'approcha de la fenêtre; et se penchant légèrement en dehors: -- Grimaud! cria-t-il. Grimaud montra sa tête à travers une tonnelle de jasmin qu'il émondait. -- Mes chevaux! continua le comte. -- Que signifie cet ordre, monsieur? -- Que nous partons dans deux heures. -- Pour où? -- Pour Paris. -- Comment, pour Paris! Vous venez à Paris? -- Le roi n'est-il pas à Paris? -- Sans doute. -- Eh bien! ne faut-il pas que nous y allions, et avez-vous perdu le sens? -- Mais, monsieur, dit Raoul presque effrayé de cette condescendance paternelle, je ne vous demande point un pareil dérangement, et une simple lettre... -- Raoul, vous vous méprenez sur mon importance; il n'est point convenable qu'un simple gentilhomme comme moi écrive à son roi. Je veux et je dois parler à Sa Majesté. Je le ferai. Nous partirons ensemble, Raoul. -- Oh! que de bontés, monsieur! -- Comment croyez-vous Sa Majesté disposée? -- Pour moi, monsieur? -- Oui. -- Oh! parfaitement. -- Elle vous l'a dit? -- De sa propre bouche. -- À quelle occasion? -- Mais sur une recommandation de M. d'Artagnan, je crois, et à propos d'une affaire en Grève où j'ai eu le bonheur de tirer l'épée pour Sa Majesté. J'ai donc lieu de me croire, sans amour- propre, assez avancé dans l'esprit de Sa Majesté. -- Tant mieux! -- Mais, je vous en conjure, continua Raoul, ne gardez point avec moi ce sérieux et cette discrétion, ne me faites pas regretter d'avoir écouté un sentiment plus fort que tout. -- C'est la seconde fois que vous me le dites, Raoul, cela n'était point nécessaire; vous voulez une formalité de consentement, je vous le donne, c'est acquis, n'en parlons plus. Venez voir mes nouvelles plantations, Raoul. Le jeune homme savait qu'après l'expression d'une volonté du comte, il n'y avait plus de place pour la controverse. Il baissa la tête et suivit son père au jardin. Athos lui montra lentement les greffes, les pousses et les quinconces. Cette tranquillité déconcertait de plus en plus Raoul; l'amour qui remplissait son coeur lui semblait assez grand pour que le monde pût le contenir à peine. Comment le coeur d'Athos restait-il vide et fermé à cette influence? Aussi Bragelonne, rassemblant toutes ses forces, s'écria-t-il tout à coup: -- Monsieur, il est impossible que vous n'ayez pas quelque raison de repousser Mlle de La Vallière, elle est si bonne, si douce, si pure, que votre esprit, plein d'une suprême sagesse, devrait l'apprécier à sa valeur. Au nom du Ciel! existe-t-il entre vous et sa famille quelque secrète inimitié, quelque haine héréditaire? -- Voyez, Raoul, la belle planche de muguet, dit Athos, voyez comme l'ombre et l'humidité lui vont bien, cette ombre surtout des feuilles de sycomore, par l'échancrure desquelles filtre la chaleur et non la flamme du soleil. Raoul s'arrêta, se mordit les lèvres; puis, sentant le sang affluer à ses tempes: -- Monsieur, dit-il bravement, une explication, je vous en supplie; vous ne pouvez oublier que votre fils est un homme. -- Alors, répondit Athos en se redressant avec sévérité, alors prouvez-moi que vous êtes un homme, car vous ne prouvez point que vous êtes un fils. Je vous priais d'attendre le moment d'une illustre alliance, je vous eusse trouvé une femme dans les premiers rangs de la riche noblesse; je voulais que vous pussiez briller de ce double éclat que donnent la gloire et la fortune: vous avez la noblesse de la race. -- Monsieur, s'écria Raoul emporté par un premier mouvement, l'on m'a reproché l'autre jour de ne pas connaître ma mère. Athos pâlit; puis, fronçant le sourcil comme le dieu suprême de l'Antiquité: -- Il me tarde de savoir ce que vous avez répondu, monsieur, demanda-t-il majestueusement. -- Oh! pardon... pardon!... murmura le jeune homme tombant du haut de son exaltation. -- Qu'avez-vous répondu, monsieur? demanda le comte en frappant du pied. -- Monsieur, j'avais l'épée à la main, celui qui m'insultait, était en garde, j'ai fait sauter son épée par-dessus une palissade, et je l'ai envoyé rejoindre son épée. -- Et pourquoi ne l'avez-vous pas tué? -- Sa Majesté défend le duel, monsieur, et j'étais en ce moment ambassadeur de Sa Majesté. -- C'est bien, dit Athos, mais raison de plus pour que j'aille parler au roi. -- Qu'allez-vous lui demander, monsieur? -- L'autorisation de tirer l'épée contre celui qui nous a fait cette offense. -- Monsieur, si je n'ai point agi comme je devais agir, pardonnez- moi, je vous en supplie. -- Qui vous a fait un reproche, Raoul? -- Mais cette permission que vous voulez demander au roi. -- Raoul, je prierai Sa Majesté de signer à votre contrat de mariage. -- Monsieur... -- Mais à une condition... -- Avez-vous besoin de condition vis-à-vis de moi? ordonnez, monsieur, et j'obéirai. -- À la condition, continua Athos, que vous me direz le nom de celui qui a ainsi parlé de votre mère. -- Mais, monsieur, qu'avez-vous besoin de savoir ce nom? -- C'est à moi que l'offense a été faite, et une fois la permission obtenue de Sa Majesté, c'est moi que la vengeance regarde. -- Son nom, monsieur? -- Je ne souffrirai pas que vous vous exposiez. -- Me prenez-vous pour un don Diegue? Son nom? -- Vous l'exigez? -- Je le veux. -- Le vicomte de Wardes. -- Ah! dit tranquillement Athos, c'est bien, je le connais. Mais nos chevaux sont prêts, monsieur; au lieu de partir dans deux heures, nous partirons tout de suite. À cheval, monsieur, à cheval! Chapitre XCI -- Monsieur est jaloux du duc de Buckingham Tandis que M. le comte de La Fère s'acheminait vers Paris, accompagné de Raoul, le Palais-Royal était le théâtre d'une scène que Molière eût appelée une bonne comédie. C'était quatre jours après son mariage; Monsieur, après avoir déjeuné à la hâte, passa dans ses antichambres, les lèvres en moue, le sourcil froncé. Le repas n'avait pas été gai. Madame s'était fait servir dans son appartement. Monsieur avait donc déjeuné en petit comité. Le chevalier de Lorraine et Manicamp assistaient seuls à ce déjeuner, qui avait duré trois quarts d'heure sans qu'un seul mot eût été prononcé. Manicamp, moins avancé dans l'intimité de Son Altesse Royale que le chevalier de Lorraine, essayait vainement de lire dans les yeux du prince ce qui lui donnait cette mine si maussade. Le chevalier de Lorraine, qui n'avait besoin de rien devenir, attendu qu'il savait tout, mangeait avec cet appétit extraordinaire que lui donnait le chagrin des autres, et jouissait à la fois du dépit de Monsieur et du trouble de Manicamp. Il prenait plaisir à retenir à table, en continuant de manger, le prince impatient, qui brûlait du désir de lever le siège. Parfois Monsieur se repentait de cet ascendant qu'il avait laissé prendre sur lui au chevalier de Lorraine, et qui exemptait celui-ci de toute étiquette. Monsieur était dans un de ces moments-là; mais il craignait le chevalier presque autant qu'il l'aimait, et se contentait de rager intérieurement. De temps en temps, Monsieur levait les yeux au ciel, puis les abaissait sur les tranches de pâté que le chevalier attaquait; puis enfin, n'osant éclater, il se livrait à une pantomime dont Arlequin se fût montré jaloux. Enfin Monsieur n'y put tenir, et au fruit, se levant tout courroucé, comme nous l'avons dit, il laissa le chevalier de Lorraine achever son déjeuner comme il l'entendrait. En voyant Monsieur se lever, Manicamp se leva tout roide, sa serviette à la main. Monsieur courut plutôt qu'il ne marcha vers l'antichambre, et, trouvant un huissier, il le chargea d'un ordre à voix basse. Puis, rebroussant chemin, pour ne pas passer par la salle à manger, il traversa ses cabinets, dans l'intention d'aller trouver la reine mère dans son oratoire, où elle se tenait habituellement. Il pouvait être dix heures du matin. Anne d'Autriche écrivait lorsque Monsieur entra. La reine mère aimait beaucoup ce fils, qui était beau de visage et doux de caractère. Monsieur, en effet, était plus tendre et, si l'on veut, plus efféminé que le roi. Il avait pris sa mère par les petites sensibleries de femme, qui plaisent toujours aux femmes; Anne d'Autriche, qui eût fort aimé avoir une fille, trouvait presque en ce fils les attentions, les petits soins et les mignardises d'un enfant de douze ans. Ainsi, Monsieur employait tout le temps qu'il passait chez sa mère à admirer ses beaux bras, à lui donner des conseils sur ses pâtes et des recettes sur ses essences, où elle se montrait fort recherchée; puis il lui baisait les mains et les yeux avec un enfantillage charmant, avait toujours quelque sucrerie à lui offrir, quelque ajustement nouveau à lui recommander. Anne d'Autriche aimait le roi, ou plutôt la royauté dans son fils aîné: Louis XIV lui représentait la légitimité divine. Elle était reine mère avec le roi; elle était mère seulement avec Philippe. Et ce dernier savait que, de tous les abris, le sein d'une mère est le plus doux et le plus sûr. Aussi, tout enfant, allait-il se réfugier là quand des orages s'étaient élevés entre son frère et lui; souvent après les gourmades qui constituaient de sa part des crimes de lèse-majesté, après les combats à coups de poings et d'ongles, que le roi et son sujet très insoumis se livraient en chemise sur un lit contesté, ayant le valet de chambre La Porte pour tout juge du camp, Philippe, vainqueur, mais épouvanté de sa victoire, était allé demander du renfort à sa mère, ou du moins l'assurance d'un pardon que Louis XIV n'accordait que difficilement et à distance. Anne avait réussi, par cette habitude d'intervention pacifique, à concilier tous les différends de ses fils et à participer par la même occasion à tous leurs secrets. Le roi, un peu jaloux de cette sollicitude maternelle qui s'épandait surtout sur son frère, se sentait disposé envers Anne d'Autriche à plus de soumission et de prévenances qu'il n'était dans son caractère d'en avoir. Anne d'Autriche avait surtout pratiqué ce système de politique envers la jeune reine. Aussi régnait-elle presque despotiquement sur le ménage royal, et dressait-elle déjà toutes ses batteries pour régner avec le même absolutisme sur le ménage de son second fils. Anne d'Autriche était presque fière lorsqu'elle voyait entrer chez elle une mine allongée, des joues pâles et des yeux rouges, comprenant qu'il s'agissait d'un secours à donner au plus faible ou au plus mutin. Elle écrivait, disons-nous, lorsque Monsieur entra dans son oratoire, non pas les yeux rouges, non pas les joues pâles, mais inquiet, dépité, agacé. Il baisa distraitement les bras de sa mère, et s'assit avant qu'elle lui en eût donné l'autorisation. Avec les habitudes d'étiquette établies à la cour d'Anne d'Autriche, cet oubli des convenances était un signe d'égarement, de la part surtout de Philippe, qui pratiquait si volontiers l'adulation du respect. Mais, s'il manquait si notoirement à tous ces principes, c'est que la cause en devait être grave. -- Qu'avez-vous, Philippe? demanda Anne d'Autriche en se tournant vers son fils. -- Ah! madame, bien des choses, murmura le prince d'un air dolent. -- Vous ressemblez, en effet, à un homme fort affairé, dit la reine en posant la plume dans l'écritoire. Philippe fronça le sourcil, mais ne répondit point. -- Dans toutes les choses qui remplissent votre esprit, dit Anne d'Autriche, il doit cependant s'en trouver quelqu'une qui vous occupe plus que les autres? -- Une, en effet, m'occupe plus que les autres, oui, madame. -- Je vous écoute. Philippe ouvrit la bouche pour donner passage à tous les griefs qui se passaient dans son esprit et semblaient n'attendre qu'une issue pour s'exhaler. Mais tout à coup il se tut, et tout ce qu'il avait sur le coeur se résuma par un soupir. -- Voyons, Philippe, voyons, de la fermeté, dit la reine mère. Une chose dont on se plaint, c'est presque toujours une personne qui gêne, n'est-ce pas? -- Je ne dis point cela, madame. -- De qui voulez-vous parler? Allons, allons, résumez-vous. -- Mais c'est qu'en vérité, madame, ce que j'aurais à dire est fort discret. -- Ah! mon Dieu! -- Sans doute; car, enfin, une femme... -- Ah! vous voulez parler de Madame? demanda la reine mère avec un vif sentiment de curiosité. -- De Madame? -- De votre femme, enfin. -- Oui, oui, j'entends. -- Eh bien! si c'est de Madame que vous voulez me parler, mon fils, ne vous gênez pas. Je suis votre mère, et Madame n'est pour moi qu'une étrangère. Cependant, comme elle est ma bru, ne doutez point que je n'écoute avec intérêt, ne fût-ce que pour vous, tout ce que vous m'en direz. -- Voyons, à votre tour, madame, dit Philippe, avouez-moi si vous n'avez pas remarqué quelque chose? -- Quelque chose, Philippe?... Vous avez des mots d'un vague effrayant... Quelque chose, et de quelle sorte est-ce quelque chose? -- Madame est jolie, enfin. -- Mais oui. -- Cependant ce n'est point une beauté. -- Non; mais, en grandissant, elle peut singulièrement embellir encore. Vous avez bien vu les changements que quelques années déjà ont apportés sur son visage. Eh bien! elle se développera de plus en plus, elle n'a que seize ans. À quinze ans, moi aussi, j'étais fort maigre; mais enfin, telle qu'elle est, Madame est jolie. -- Par conséquent, on peut l'avoir remarquée. -- Sans doute, on remarque une femme ordinaire, à plus forte raison une princesse. -- Elle a été bien élevée, n'est-ce pas, madame? -- Madame Henriette, sa mère, est une femme un peu froide, un peu prétentieuse, mais une femme pleine de beaux sentiments. L'éducation de la jeune princesse peut avoir été négligée, mais, quant aux principes, je les crois bons; telle était du moins mon opinion sur elle lors de son séjour en France; depuis, elle est retournée en Angleterre, et je ne sais ce qui s'est passé. -- Que voulez-vous dire? -- Eh! mon Dieu, je veux dire que certaines têtes, un peu légères, sont facilement tournées par la prospérité. -- Eh bien! madame, vous avez dit le mot; je crois à la princesse une tête un peu légère, en effet. -- Il ne faudrait pas exagérer, Philippe: elle a de l'esprit et une certaine dose de coquetterie très naturelle chez une jeune femme; mais, mon fils, chez les personnes de haute qualité ce défaut tourne à l'avantage d'une cour. Une princesse un peu coquette se fait ordinairement une cour brillante; un sourire d'elle fait éclore partout le luxe, l'esprit et le courage même; la noblesse se bat mieux pour un prince dont la femme est belle. -- Grand merci, madame, dit Philippe avec humeur; en vérité, vous me faites là des peintures fort alarmantes, ma mère. -- En quoi? demanda la reine avec une feinte naïveté. -- Vous savez, madame, dit dolemment Philippe, vous savez si j'ai eu de la répugnance à me marier. -- Ah! mais, cette fois, vous m'alarmez. Vous avez donc un grief sérieux contre Madame? -- Sérieux, je ne dis point cela. -- Alors; quittez cette physionomie renversée. Si vous vous montrez ainsi chez vous, prenez-y garde, on vous prendra pour un mari fort malheureux. -- Au fait, répondit Philippe, je ne suis pas un mari satisfait, et je suis aise qu'on le sache. -- Philippe! Philippe! -- Ma foi! madame, je vous dirai franchement, je n'ai point compris la vie comme on me la fait. -- Expliquez-vous. -- Ma femme n'est point à moi, en vérité; elle m'échappe en toute circonstance. Le matin, ce sont les visites, les correspondances, les toilettes; le soir, ce sont les bals et les concerts. -- Vous êtes jaloux, Philippe! -- Moi? Dieu m'en préserve! À d'autres qu'à moi ce sot rôle de mari jaloux; mais je suis contrarié. -- Philippe, ce sont toutes choses innocentes que vous reprochez là à votre femme, et tant que vous n'aurez rien de plus considérable... -- Écoutez donc, sans être coupable, une femme peut inquiéter; il est de certaines fréquentations, de certaines préférences que les jeunes femmes affichent et qui suffisent pour faire donner parfois au diable les maris les moins jaloux. -- Ah! nous y voilà, enfin; ce n'est point sans peine. Les fréquentations, les préférences, bon! Depuis une heure que nous battons la campagne, vous venez enfin d'aborder la véritable question. -- Eh bien! oui... -- Ceci est plus sérieux. Madame aurait-elle donc de ces sortes de torts envers vous? -- Précisément. -- Quoi! votre femme, après quatre jours de mariage, vous préférerait quelqu'un, fréquenterait quelqu'un? Prenez-y garde, Philippe, vous exagérez ses torts; à force de vouloir prouver, on ne prouve rien. Le prince, effarouché du sérieux de sa mère, voulut répondre, mais il ne put que balbutier quelques paroles inintelligibles. -- Voilà que vous reculez, dit Anne d'Autriche, j'aime mieux cela; c'est une reconnaissance de vos torts. -- Non! s'écria Philippe, non, je ne recule pas, et je vais le prouver. J'ai dit préférences, n'est-ce pas? j'ai dit fréquentations, n'est-ce pas? Eh bien! écoutez. Anne d'Autriche s'apprêta complaisamment à écouter avec ce plaisir de commère que la meilleure femme, que la meilleure mère, fût-elle reine, trouve toujours dans son immixtion à de petites querelles de ménage. -- Eh bien! reprit Philippe, dites-moi une chose. -- Laquelle? -- Pourquoi ma femme a-t-elle conservé une cour anglaise? Dites! Et Philippe se croisa les bras en regardant sa mère, comme sil eût été convaincu qu'elle ne trouverait rien à répondre à ce reproche. -- Mais, reprit Anne d'Autriche, c'est tout simple, parce que les Anglais sont ses compatriotes, parce qu'ils ont dépensé beaucoup d'argent pour l'accompagner en France, et qu'il serait peu poli, peu politique même, de congédier brusquement une noblesse qui n'a reculé devant aucun dévouement, devant aucun sacrifice. -- Eh! ma mère, le beau sacrifice, en vérité, que de se déranger d'un vilain pays pour venir dans une belle contrée, où l'on fait avec un écu plus d'effet qu'autre part avec quatre! Le beau dévouement, n'est-ce pas, que de faire cent lieues pour accompagner une femme dont on est amoureux? -- Amoureux, Philippe? Songez-vous à ce que vous dites? -- Parbleu! -- Et qui donc est amoureux de Madame? -- Le beau duc de Buckingham... N'allez-vous pas aussi me défendre celui là, ma mère? Anne d'Autriche rougit et sourit en même temps. Ce nom de duc de Buckingham lui rappelait à la fois de si doux et de si tristes souvenirs! -- Le duc de Buckingham? murmura-t-elle. -- Oui, un de ces mignons de couchette, comme disait mon grand- père Henri IV. -- Les Buckingham sont loyaux et braves, dit courageusement Anne d'Autriche. -- Allons! bien; voilà ma mère qui défend contre moi le galant de ma femme! s'écria Philippe tellement exaspéré que sa nature frêle en fut ébranlée jusqu'aux larmes. -- Mon fils! mon fils! s'écria Anne d'Autriche, l'expression n'est pas digne de vous. Votre femme n'a point de galant, et si elle en devait avoir un, ce ne serait pas M. de Buckingham: les gens de cette race, je vous le répète, sont loyaux et discrets; l'hospitalité leur est sacrée. -- Eh! madame! s'écria Philippe, M. de Buckingham est un Anglais, et les Anglais respectent-ils si fort religieusement le bien des princes français? Anne rougit sous ses coiffes pour la seconde fois, et se retourna sous prétexte de tirer sa plume de l'écritoire; mais, en réalité, pour cacher sa rougeur aux yeux de son fils. -- En vérité, Philippe, dit-elle, vous savez trouver des mots qui me confondent, et votre colère vous aveugle, comme elle m'épouvante; réfléchissez, voyons! -- Madame, je n'ai pas besoin de réfléchir, je vois. -- Et que voyez-vous? -- Je vois que M. de Buckingham ne quitte point ma femme. Il ose lui faire des présents, elle ose les accepter. Hier, elle parlait de sachets à la violette; or, nos parfumeurs français, vous le savez bien, madame, vous qui en avez demandé tant de fois sans pouvoir en obtenir, or, nos parfumeurs français n'ont jamais pu trouver cette odeur. Eh bien! le duc, lui aussi, avait sur lui un sachet à la violette. C'est donc de lui que venait celui de ma femme. -- En vérité, monsieur, dit Anne d'Autriche, vous bâtissez des pyramides sur des pointes d'aiguilles; prenez garde. Quel mal, je vous le demande, y a-t-il à ce qu'un compatriote donne une recette d'essence nouvelle à sa compatriote? Ces idées étranges, je vous le jure, me rappellent douloureusement votre père, qui m'a fait souvent souffrir avec injustice. -- Le père de M. de Buckingham était sans doute plus réservé, plus respectueux que son fils, dit étourdiment Philippe, sans voir qu'il touchait rudement au coeur de sa mère. La reine pâlit et appuya une main crispée sur sa poitrine; mais, se remettant promptement: -- Enfin, dit-elle, vous êtes venu ici dans une intention quelconque? -- Sans doute. -- Alors, expliquez-vous. -- Je suis venu, madame, dans l'intention de me plaindre énergiquement, et pour vous prévenir que je n'endurerai rien de la part de M. de Buckingham. -- Vous n'endurerez rien? -- Non. -- Que ferez-vous? -- Je me plaindrai au roi. -- Et que voulez-vous que vous réponde le roi? -- Eh bien! dit Monsieur avec une expression de féroce fermeté qui faisait un étrange contraste avec la douceur habituelle de sa physionomie, eh bien! je me ferai justice moi-même. -- Qu'appelez-vous vous faire justice vous-même? demanda Anne d'Autriche avec un certain effroi. -- Je veux que M. de Buckingham quitte Madame; je veux que M. de Buckingham quitte la France, et je lui ferai signifier ma volonté. -- Vous ne ferez rien signifier du tout, Philippe, dit la reine; car si vous agissiez de la sorte, si vous violiez à ce point l'hospitalité, j'invoquerais contre vous la sévérité du roi. -- Vous me menacez, ma mère! s'écria Philippe éploré; vous me menacez quand je me plains! -- Non, je ne vous menace pas, je mets une digue à votre emportement. Je vous dis que prendre contre M. de Buckingham ou tout autre Anglais un moyen rigoureux, qu'employer même un procédé peu civil, c'est entraîner la France et l'Angleterre dans des divisions fort douloureuses. Quoi! un prince, le frère du roi de France, ne saurait pas dissimuler une injure, même réelle, devant une nécessité politique! Philippe fit un mouvement. -- D'ailleurs, continua la reine, l'injure n'est ni vraie ni possible, et il ne s'agit que d'une jalousie ridicule. -- Madame, je sais ce que je sais. -- Et moi, quelque chose que vous sachiez, je vous exhorte à la patience. -- Je ne suis point patient, madame. La reine se leva pleine de roideur et de cérémonie glacée. -- Alors expliquez vos volontés, dit-elle. -- Je n'ai point de volonté, madame; mais j'exprime des désirs. Si, de lui-même, M. de Buckingham ne s'écarte point de ma maison, je la lui interdirai. -- Ceci est une question dont nous référerons au roi, dit Anne d'Autriche le coeur gonflé, la voix émue. -- Mais, madame, s'écria Philippe en frappant ses mains l'une contre l'autre, soyez ma mère et non la reine, puisque je vous parle en fils; entre M. de Buckingham et moi, c'est l'affaire d'un entretien de quatre minutes. -- C'est justement cet entretien que je vous interdis, monsieur, dit la reine reprenant son autorité; ce n'est pas digne de vous. -- Eh bien! soit! je ne paraîtrai pas, mais j'intimerai mes volontés à Madame. -- Oh! fit Anne d'Autriche avec la mélancolie du souvenir, ne tyrannisez jamais une femme, mon fils; ne commandez jamais trop haut impérativement à la vôtre. Femme vaincue n'est pas toujours convaincue. -- Que faire alors?... Je consulterai autour de moi. -- Oui, vos conseillers hypocrites, votre chevalier de Lorraine, votre de Wardes... Laissez-moi le soin de cette affaire, Philippe; vous désirez que le duc de Buckingham s'éloigne, n'est-ce pas? -- Au plus tôt, madame. -- Eh bien! envoyez-moi le duc, mon fils! Souriez-lui, ne témoignez rien à votre femme, au roi, à personne. Des conseils, n'en recevez que de moi. Hélas! je sais ce que c'est qu'un ménage troublé par des conseillers. -- J'obéirai, ma mère. -- Et vous serez satisfait, Philippe. Trouvez-moi le duc. -- Oh! ce ne sera point difficile. -- Où croyez-vous qu'il soit? -- Pardieu! à la porte de Madame, dont il attend le lever: c'est hors de doute. -- Bien! fit Anne d'Autriche avec calme. Veuillez dire au duc que je le prie de me venir voir. Philippe baisa la main de sa mère et partit à la recherche de M. de Buckingham. Chapitre XCII -- _For ever!_ Milord Buckingham, soumis à l'invitation de la reine mère, se présenta chez elle une demi-heure après le départ du duc d'Orléans. Lorsque son nom fut prononcé par l'huissier, la reine, qui sétait accoudée sur sa table, la tête dans ses mains, se releva et reçut avec un sourire le salut plein de grâce et de respect que le duc lui adressait. Anne d'Autriche était belle encore. On sait qu'à cet âge déjà avancé ses longs cheveux cendrés, ses belles mains, ses lèvres vermeilles faisaient encore l'admiration de tous ceux qui la voyaient. En ce moment, tout entière à un souvenir qui remuait le passé dans son coeur, elle était aussi belle qu'aux jours de la jeunesse, alors que son palais s'ouvrait pour recevoir, jeune et passionné, le père de ce Buckingham, cet infortuné qui avait vécu pour elle, qui était mort en prononçant son nom. Anne d'Autriche attacha donc sur Buckingham un regard si tendre, que l'on y découvrait à la fois la complaisance d'une affection maternelle et quelque chose de doux comme une coquetterie d'amante. -- Votre Majesté, dit Buckingham avec respect, a désiré me parler? -- Oui, duc, répliqua la reine en anglais. Veuillez vous asseoir. Cette faveur que faisait Anne d'Autriche au jeune homme, cette caresse de la langue du pays dont le duc était sevré depuis son séjour en France, remuèrent profondément son âme. Il devina sur- le-champ que la reine avait quelque chose à lui demander. Après avoir donné les premiers moments à l'oppression insurmontable qu'elle avait ressentie, la reine reprit son air riant. -- Monsieur, dit-elle en français, comment trouvez-vous la France? -- Un beau pays, madame, répliqua le duc. -- L'aviez-vous déjà vue? -- Déjà une fois, oui, madame. -- Mais, comme tout bon Anglais, vous préférez l'Angleterre? -- J'aime mieux ma patrie que la patrie d'un Français, répondit le duc; mais si Votre Majesté me demande lequel des deux séjours je préfère, Londres ou Paris, je répondrai Paris. Anne d'Autriche remarqua le ton plein de chaleur avec lequel ces paroles avaient été prononcées. -- Vous avez, m'a-t-on dit, milord, de beaux biens chez vous; vous habitez un palais riche et ancien? -- Le palais de mon père, répliqua Buckingham en baissant les yeux. -- Ce sont là des avantages précieux et des souvenirs, répliqua la reine en touchant malgré elle des souvenirs dont on ne se sépare pas volontiers. -- En effet, dit le duc subissant l'influence mélancolique de ce préambule, les gens de coeur rêvent autant par le passé ou par l'avenir que par le présent. -- C'est vrai, dit la reine à voix basse. Il en résulte, ajouta-t- elle, que vous, milord, qui êtes un homme de coeur... vous quitterez bientôt la France... pour vous renfermer dans vos richesses, dans vos reliques. Buckingham leva la tête. -- Je ne crois pas, dit-il, madame. -- Comment? -- Je pense, au contraire, que je quitterai l'Angleterre pour venir habiter la France. Ce fut au tour d'Anne d'Autriche à manifester son étonnement. -- Quoi! dit-elle, vous ne vous trouvez donc pas dans la faveur du nouveau roi? -- Au contraire, madame, Sa Majesté m'honore d'une bienveillance sans bornes. -- Il ne se peut, dit la reine, que votre fortune soit diminuée; on la disait considérable. -- Ma fortune, madame, n'a jamais été plus florissante. -- Il faut alors que ce soit quelque cause secrète? -- Non, madame, dit vivement Buckingham, il n'est rien dans la cause de ma détermination qui soit secret. J'aime le séjour de France, j'aime une cour pleine de goût et de politesse; j'aime enfin, madame, ces plaisirs un peu sérieux qui ne sont pas les plaisirs de mon pays et qu'on trouve en France. Anne d'Autriche sourit avec finesse. -- Les plaisirs sérieux! dit-elle; avez-vous bien réfléchi, monsieur de Buckingham, à ce sérieux-là? Le duc balbutia. -- Il n'est pas de plaisir si sérieux, continua la reine, qui doive empêcher un homme de votre rang... -- Madame, interrompit le duc, Votre Majesté insiste beaucoup sur ce point, ce me semble. -- Vous trouvez, duc? -- C'est, n'en déplaise à Votre Majesté, la deuxième fois qu'elle vante les attraits de l'Angleterre aux dépens du charme qu'on éprouve à vivre en France. Anne d'Autriche s'approcha du jeune homme, et, posant sa belle main sur son épaule qui tressaillit au contact: -- Monsieur, dit-elle, croyez-moi, rien ne vaut le séjour du pays natal. Il m'est arrivé, à moi, bien souvent, de regretter l'Espagne. Jai vécu longtemps, milord, bien longtemps pour une femme, et je vous avoue qu'il ne s'est point passé d'année que je n'aie regretté l'Espagne. -- Pas une année, madame! dit froidement le jeune duc; pas une de ces années où vous étiez reine de beauté, comme vous l'êtes encore, du reste? -- Oh! pas de flatterie, duc; je suis une femme qui serait votre mère! Elle mit, sur ces derniers mots, un accent, une douceur qui pénétrèrent le coeur de Buckingham. -- Oui, dit-elle, je serais votre mère, et voilà pourquoi je vous donne un bon conseil. -- Le conseil de m'en retourner à Londres? s'écria-t-il. -- Oui, milord, dit-elle. Le duc joignit les mains d'un air effrayé, qui ne pouvait manquer son effet sur cette femme disposée à des sentiments tendres par de tendres souvenirs. -- Il le faut, ajouta la reine. -- Comment! s'écria-t-il encore, l'on me dit sérieusement qu'il faut que je parte, qu'il faut que je m'exile, qu'il faut que je me sauve! -- Que vous vous exiliez, avez-vous dit? Ah! milord, on croirait que la France est votre patrie. -- Madame, le pays des gens qui aiment, c'est le pays de ceux qu'ils aiment. -- Pas un mot de plus, milord, dit la reine, vous oubliez à qui vous parlez! Buckingham se mit à deux genoux. -- Madame, madame, vous êtes une source d'esprit, de bonté, de clémence; madame, vous n'êtes pas seulement la première de ce royaume par le rang, vous êtes la première du monde par les qualités qui vous font divine; je n'ai rien dit, madame. Ai-je dit quelque chose à quoi vous puissiez me répondre une aussi cruelle parole? Est-ce que je me suis trahi, madame? -- Vous vous êtes trahi, dit la reine à voix basse. -- Je n'ai rien dit! je ne sais rien! -- Vous oubliez que vous avez parlé, pensé devant une femme, et d'ailleurs... -- D'ailleurs, interrompit-il vivement, nul ne sait que vous m'écoutez. -- On le sait, au contraire, duc; vous avez les défauts et les qualités de la jeunesse. -- On m'a trahi! on m'a dénoncé! -- Qui cela? -- Ceux qui déjà, au Havre, avaient, avec une infernale perspicacité, lu dans mon coeur à livre ouvert. -- Je ne sais de qui vous entendez parler. -- Mais M. de Bragelonne, par exemple. -- C'est un nom que je connais sans connaître celui qui le porte. Non, M. de Bragelonne n'a rien dit. -- Qui donc, alors? oh, madame, si quelqu'un avait eu l'audace de voir en moi ce que je n'y veux point voir moi-même... -- Que feriez-vous, duc? -- Il est des secrets qui tuent ceux qui les trouvent. -- Celui qui a trouvé votre secret, fou que vous êtes, celui-là n'est pas tué encore; il y a plus, vous ne le tuerez pas; celui-là est armé de tous droits: c'est un mari, c'est un jaloux, c'est le second gentilhomme de France, c'est mon fils, le duc d'Orléans. Le duc pâlit. -- Que vous êtes cruelle, madame! dit-il. -- Vous voilà bien, Buckingham, dit Anne d'Autriche avec mélancolie, passant par tous les extrêmes et combattant les nuages, quand il vous serait si facile de demeurer en paix avec vous-même. -- Si nous guerroyons, madame; nous mourrons sur le champ de bataille, répliqua doucement le jeune homme en se laissant aller au plus douloureux abattement. Anne courut à lui et lui prit la main. -- Villiers, dit-elle en anglais avec une véhémence à laquelle nul n'eût pu résister, que demandez-vous? À une mère, de sacrifier son fils; à une reine, de consentir au déshonneur de sa maison! Vous êtes un enfant, n'y pensez pas! Quoi! pour vous épargner une larme, je commettrais ces deux crimes, Villiers? Vous parlez des morts; les morts du moins furent respectueux et soumis; les morts s'inclinaient devant un ordre d'exil; ils emportaient leur désespoir comme une richesse en leur coeur, parce que le désespoir venait de la femme aimée, parce que la mort, ainsi trompeuse, était comme un don, comme une faveur. Buckingham se leva les traits altérés, les mains sur le coeur. -- Vous avez raison, madame, dit-il; mais ceux dont vous parlez avaient reçu l'ordre d'exil d'une bouche aimée; on ne les chassait point: on les priait de partir, on ne riait pas d'eux. -- Non, l'on se souvenait! murmura Anne d'Autriche. Mais qui vous dit qu'on vous chasse, qu'on vous exile? Qui vous dit qu'on ne se souvienne pas de votre dévouement? Je ne parle pour personne, Villiers, je parle pour moi, partez! Rendez-moi ce service, faites-moi cette grâce; que je doive cela encore à quelqu'un de votre nom. -- C'est donc pour vous, madame? -- Pour moi seule. -- Il n'y aura derrière moi aucun homme qui rira, aucun prince qui dira: «J'ai voulu!» -- Duc, écoutez-moi. Et ici la figure auguste de la vieille reine prit une expression solennelle. -- Je vous jure que nul ici ne commande, si ce n'est moi; je vous jure que non seulement personne ne rira, ne se vantera, mais que personne même ne manquera au devoir que votre rang impose. Comptez sur moi, duc, comme j'ai compté sur vous. -- Vous ne vous expliquez point, madame; je suis ulcéré, je suis au désespoir; la consolation, si douce et si complète qu'elle soit, ne me paraîtra pas suffisante. -- Ami, avez-vous connu votre mère? répliqua la reine avec un caressant sourire. -- Oh! bien peu, madame, mais je me rappelle que cette noble dame me couvrait de baisers et de pleurs quand je pleurais. -- Villiers! murmura la reine en passant son bras au cou du jeune homme, je suis une mère pour vous, et, croyez-moi bien, jamais personne ne fera pleurer mon fils. -- Merci, madame, merci! dit le jeune homme attendri et suffoquant d'émotion; je sens qu'il y avait place encore dans mon coeur pour un sentiment plus doux, plus noble que l'amour. La reine mère le regarda et lui serra la main. -- Allez, dit-elle. -- Quand faut-il que je parte? ordonnez! -- Mettez le temps convenable, milord, reprit la reine; vous partez, mais vous choisissez votre jour... Ainsi, au lieu de partir aujourd'hui, comme vous le désireriez sans doute; demain, comme on s'y attendait, partez après demain au soir; seulement, annoncez dès aujourd'hui votre volonté. -- Ma volonté? murmura le jeune homme. -- Oui, duc. -- Et... je ne reviendrai jamais en France? Anne d'Autriche réfléchit un moment, et s'absorba dans la douloureuse gravité de cette méditation. -- Il me sera doux, dit-elle, que vous reveniez le jour où j'irai dormir éternellement à Saint-Denis près du roi mon époux. -- Qui vous fit tant souffrir! dit Buckingham. -- Qui était roi de France, répliqua la reine. -- Madame, vous êtes pleine de bonté, vous entrez dans la prospérité, vous nagez dans la joie; de longues années vous sont promises. -- Eh bien! vous viendrez tard alors, dit la reine en essayant de sourire. -- Je ne reviendrai pas, dit tristement Buckingham, moi qui suis jeune. -- Oh! Dieu merci... -- La mort, madame, ne compte pas les années; elle est impartiale; on meurt quoique jeune, on vit quoique vieillard. -- Duc, pas de sombres idées; je vais vous égayer. Venez dans deux ans. Je vois sur votre charmante figure que les idées qui vous font si lugubre aujourd'hui seront des idées décrépites avant six mois; donc, elles seront mortes et oubliées dans le délai que je vous assigne. -- Je crois que vous me jugiez mieux tout à l'heure, madame, répliqua le jeune homme, quand vous disiez que, sur nous autres de la maison de Buckingham, le temps n'a pas de prise. -- Silence! oh! silence! fit la reine en embrassant le duc sur le front avec une tendresse qu'elle ne put réprimer; allez! allez! ne mattendrissez point, ne vous oubliez plus! Je suis la reine, vous êtes sujet du roi d'Angleterre; le roi Charles vous attend; adieu, Villiers! _farewell_, Villiers! -- _For ever!_ répliqua le jeune homme. Et il s'enfuit en dévorant ses larmes. Anne appuya ses mains sur son front; puis, se regardant au miroir: -- On a beau dire, murmura-t-elle, la femme est toujours jeune; on a toujours vingt ans dans quelque coin du coeur. Chapitre XCIII -- Où sa Majesté Louis XIV ne trouve Melle de La Vallière ni assez riche, ni assez jolie pour un gentilhomme du rang du vicomte de Bragelonne Raoul et le comte de La Fère arrivèrent à Paris le soir du jour ou Buckingham avait eu cet entretien avec la reine mère. À peine arrivé, le comte fit demander par Raoul une audience au roi. Le roi avait passé une partie de la journée à regarder avec Madame et les dames de la cour des étoffes de Lyon dont il faisait présent à sa belle-soeur. Il y avait eu ensuite dîner à la cour, puis jeu, et, selon son habitude, le roi, quittant le jeu à huit heures, avait passé dans son cabinet pour travailler avec M. Colbert et M. Fouquet. Raoul était dans l'antichambre au moment où les deux ministres sortirent, et le roi l'aperçut par la porte entrebâillée. -- Que veut M. de Bragelonne? demanda-t-il. Le jeune homme s'approcha. -- Sire, répliqua-t-il, une audience pour M. le comte de La Fère, qui arrive de Blois avec grand désir d'entretenir Votre Majesté. -- J'ai une heure avant le jeu et mon souper, dit le roi. M. de La Fère est-il prêt? -- M. le comte est en bas, aux ordres de Votre Majesté. -- Qu'il monte. Cinq minutes après, Athos entrait chez Louis XIV, accueilli par le maître avec cette gracieuse bienveillance que Louis, avec un tact au-dessus de son âge, réservait pour s'acquérir les hommes que l'on ne conquiert point avec des faveurs ordinaires. -- Comte, dit le roi, laissez-moi espérer que vous venez me demander quelque chose. -- Je ne le cacherai point à Votre Majesté, répliqua le comte; je viens en effet solliciter. -- Voyons! dit le roi d'un air joyeux. -- Ce n'est pas pour moi, Sire. -- Tant pis! mais enfin, pour votre protégé, comte, je ferai ce que vous me refusez de faire pour vous. -- Votre Majesté me console... Je viens parler au roi pour le vicomte de Bragelonne. -- Comte, c'est comme si vous parliez pour vous. -- Pas tout à fait, Sire... Ce que je désire obtenir de vous, je ne le puis pour moi-même. Le vicomte pense à se marier. -- Il est jeune encore; mais qu'importe... C'est un homme distingué, je lui veux trouver une femme. -- Il l'a trouvée, Sire, et ne cherche que l'assentiment de Votre Majesté. -- Ah! il ne s'agit que de signer un contrat de mariage? Athos s'inclina. -- A-t-il choisi sa fiancée riche et d'une qualité qui vous agrée? Athos hésita un moment. -- La fiancée est demoiselle, répliqua-t-il; mais pour riche, elle ne l'est pas. -- C'est un mal auquel nous voyons remède. -- Votre Majesté me pénètre de reconnaissance; toutefois, elle me permettra de lui faire une observation. -- Faites, comte. -- Votre Majesté semble annoncer l'intention de doter cette jeune fille? -- Oui, certes. -- Et ma démarche au Louvre aurait eu ce résultat? J'en serais chagrin, Sire. -- Pas de fausse délicatesse, comte; comment s'appelle la fiancée? -- C'est, dit Athos froidement, Mlle de La Vallière de La Baume Le Blanc. -- Ah! fit le roi en cherchant dans sa mémoire; je connais ce nom; un marquis de La Vallière... -- Oui, Sire, c'est sa fille. -- Il est mort? -- Oui, Sire. -- Et la veuve s'est remariée à M. de Saint-Remy, maître d'hôtel de Madame douairière? -- Votre Majesté est bien informée. -- C'est cela, c'est cela!... Il y a plus: la demoiselle est entrée dans les filles d'honneur de Madame la jeune. -- Votre Majesté sait mieux que moi toute l'histoire. Le roi réfléchit encore, et regardant à la dérobée le visage assez soucieux d'Athos: -- Comte, dit-il, elle n'est pas fort jolie, cette demoiselle, il me semble? -- Je ne sais trop, répondit Athos. -- Moi, je l'ai regardée: elle ne m'a point frappé. -- C'est un air de douceur et de modestie, mais peu de beauté, Sire. -- De beaux cheveux blonds, cependant. -- Je crois que oui. -- Et d'assez beaux yeux bleus. -- C'est cela même. -- Donc, sous le rapport de la beauté, le parti est ordinaire. Passons à l'argent. -- Quinze à vingt mille livres de dot au plus, Sire; mais les amoureux sont désintéressés; moi-même, je fais peu de cas de l'argent. -- Le superflu, voulez-vous dire; mais le nécessaire, c'est urgent. Avec quinze mille livres de dot, sans apanages, une femme ne peut aborder la cour. Nous y suppléerons; je veux faire cela pour Bragelonne. Athos s'inclina. Le roi remarqua encore sa froideur. -- Passons de l'argent à la qualité, dit Louis XIV; fille du marquis de La Vallière, c'est bien; mais nous avons ce bon Saint- Remy qui gâte un peu la maison... par les femmes, je le sais, enfin cela gâte; et vous, comte, vous tenez fort, je crois, à votre maison. -- Moi, Sire, je ne tiens plus à rien du tout qu'à mon dévouement pour Votre Majesté. Le roi s'arrêta encore. -- Tenez, dit-il, monsieur, vous me surprenez beaucoup depuis le commencement de votre entretien. Vous venez me faire une demande en mariage, et vous paraissez fort affligé de faire cette demande. Oh! je me trompe rarement, tout jeune que je suis, car avec les uns, je mets mon amitié au service de l'intelligence; avec les autres, je mets ma défiance que double la perspicacité. Je le répète, vous ne faites point cette demande de bon coeur. -- Eh bien! Sire, c'est vrai. -- Alors, je ne vous comprends point; refusez. -- Non, Sire: j'aime Bragelonne de tout mon amour; il est épris de Mlle de La Vallière, il se forge des paradis pour l'avenir; je ne suis pas de ceux qui veulent briser les illusions de la jeunesse. Ce mariage me déplaît, mais je supplie Votre Majesté d'y consentir au plus vite, et de faire ainsi le bonheur de Raoul. -- Voyons, voyons, comte, l'aime-t-elle? -- Si Votre Majesté veut que je lui dise la vérité, je ne crois pas à l'amour de Mlle de La Vallière; elle est jeune, elle est enfant, elle est enivrée; le plaisir de voir la cour, l'honneur d'être au service de Madame, balanceront dans sa tête ce qu'elle pourrait avoir de tendresse dans le coeur, ce sera donc un mariage comme Votre Majesté en voit beaucoup à la cour; mais Bragelonne le veut; que cela soit ainsi. -- Vous ne ressemblez cependant pas à ces pères faciles qui se font esclaves de leurs enfants? dit le roi. -- Sire, j'ai de la volonté contre les méchants, je n'en ai point contre les gens de coeur. Raoul souffre, il prend du chagrin; son esprit, libre d'ordinaire, est devenu lourd et sombre; je ne veux pas priver Votre Majesté des services qu'il peut rendre. -- Je vous comprends, dit le roi, et je comprends surtout votre coeur. -- Alors, répliqua le comte, je n'ai pas besoin de dire à Votre Majesté que mon but est de faire le bonheur de ces enfants ou plutôt de cet enfant. -- Et moi, je veux, comme vous, le bonheur de M. de Bragelonne. -- Je n'attends plus, Sire, que la signature de Votre Majesté. Raoul aura l'honneur de se présenter devant vous, et recevra votre consentement. -- Vous vous trompez, comte, dit fermement le roi; je viens de vous dire que je voulais le bonheur du vicomte; aussi m'opposé-je en ce moment à son mariage. -- Mais, Sire, s'écria Athos, Votre Majesté m'a promis... -- Non pas cela, comte; je ne vous l'ai point promis, car cela est opposé à mes vues. -- Je comprends tout ce que l'initiative de Votre Majesté a de bienveillant et de généreux pour moi; mais je prends la liberté de vous rappeler que j'ai pris l'engagement de venir en ambassadeur. -- Un ambassadeur, comte, demande souvent et n'obtient pas toujours. -- Ah! Sire, quel coup pour Bragelonne! -- Je donnerai le coup, je parlerai au vicomte. -- L'amour, Sire, c'est une force irrésistible. -- On résiste à l'amour; je vous le certifie, comte. -- Lorsqu'on a l'âme d'un roi, votre âme, Sire. -- Ne vous inquiétez plus à ce sujet. J'ai des vues sur Bragelonne; je ne dis pas qu'il n'épousera pas Mlle de La Vallière; mais je ne veux point qu'il se marie si jeune; je ne veux point qu'il épouse avant qu'il ait fait fortune, et lui, de son côté, mérite mes bonnes grâces, telles que je veux les lui donner. En un mot, je veux qu'on attende. -- Sire, encore une fois... -- Monsieur le comte, vous êtes venu, disiez-vous, me demander une faveur? -- Oui, certes. -- Eh bien! accordez-m'en une, ne parlons plus de cela. Il est possible qu'avant un long temps je fasse la guerre; j'ai besoin de gentilshommes libres autour de moi. J'hésiterais à envoyer sous les balles et le canon un homme marié, un père de famille, j'hésiterais aussi, pour Bragelonne, à doter, sans raison majeure, une jeune fille inconnue, cela sèmerait de la jalousie dans ma noblesse. Athos s'inclina et ne répondit rien. -- Est-ce tout ce qu'il vous importait de me demander? ajouta Louis XIV. -- Tout absolument, Sire, et je prends congé de Votre Majesté. Mais faut-il que je prévienne Raoul? -- Épargnez-vous ce soin, épargnez-vous cette contrariété. Dites au vicomte que demain, à mon lever, je lui parlerai; quant à ce soir, comte, vous êtes de mon jeu. -- Je suis en habit de voyage, Sire. -- Un jour viendra, j'espère, où vous ne me quitterez pas. Avant peu, comte, la monarchie sera établie de façon à offrir une digne hospitalité à tous les hommes de votre mérite. -- Sire, pourvu qu'un roi soit grand dans le coeur de ses sujets, peu importe le palais qu'il habite, puisqu'il est adoré dans un temple. En disant ces mots, Athos sortit du cabinet et retrouva Bragelonne qui l'attendait. -- Eh bien! monsieur? dit le jeune homme. -- Raoul, le roi est bien bon pour nous, peut-être pas dans le sens que vous croyez, mais il est bon et généreux pour notre maison. -- Monsieur, vous avez une mauvaise nouvelle à m'apprendre, fit le jeune homme en pâlissant. -- Le roi vous dira demain matin que ce n'est pas une mauvaise nouvelle. -- Mais enfin, monsieur, le roi n'a pas signé? -- Le roi veut faire votre contrat lui-même, Raoul; et il veut le faire si grand, que le temps lui manque. Prenez-vous-en à votre impatience bien plutôt qu'à la bonne volonté du roi. Raoul, consterné, parce qu'il connaissait la franchise du comte et en même temps son habileté, demeura plongé dans une morne stupeur. -- Vous ne m'accompagnez pas chez moi? dit Athos. -- Pardonnez-moi, monsieur, je vous suis, balbutia-t-il. Et il descendit les degrés derrière Athos. -- Oh! pendant que je suis ici, fit tout à coup ce dernier, ne pourrais-je voir M. d'Artagnan? -- Voulez-vous que je vous mène à son appartement? dit Bragelonne. -- Oui, certes. -- C'est dans l'autre escalier, alors. Et ils changèrent de chemin; mais, arrivés au palier de la grande galerie, Raoul aperçut un laquais à la livrée du comte de Guiche qui accourut aussitôt vers lui en entendant sa voix. -- Qu'y a-t-il? dit Raoul. -- Ce billet, monsieur. M. le comte a su que vous étiez de retour, et il vous a écrit sur-le-champ; je vous cherche depuis une heure. Raoul se rapprocha d'Athos pour décacheter la lettre. -- Vous permettez, monsieur? dit-il. -- Faites. «Cher Raoul, disait le comte de Guiche, j'ai une affaire d'importance à traiter sans retard; je sais que vous êtes arrivé; venez vite.» Il achevait à peine de lire, lorsque, débouchant de la galerie, un valet, à la livrée de Buckingham, reconnaissant Raoul, s'approcha de lui respectueusement. -- De la part de milord duc, dit-il. -- Ah! s'écria Athos, je vois, Raoul, que vous êtes déjà en affaires comme un général d'armée; je vous laisse, je trouverai seul M. d'Artagnan. -- Veuillez m'excuser, je vous prie, dit Raoul. -- Oui, oui, je vous excuse; adieu, Raoul. Vous me retrouverez chez moi jusqu'à demain; au jour, je pourrai partir pour Blois, à moins de contrordre. -- Monsieur, je vous présenterai demain mes respects. Athos partit. Raoul ouvrit la lettre de Buckingham. «Monsieur de Bragelonne, disait le duc, vous êtes de tous les Français que j'ai vus celui qui me plaît le plus; je vais avoir besoin de votre amitié. Il m'arrive certain message écrit en bon français. Je suis Anglais, moi, et j'ai peur de ne pas assez bien comprendre. La lettre est signée dun bon nom, voilà tout ce que je sais. Serez-vous assez obligeant pour me venir voir, car j'apprends que vous êtes arrivé de Blois? Votre dévoué, Villiers, duc de Buckingham.» -- Je vais trouver ton maître, dit Raoul au valet de Guiche en le congédiant. Et, dans une heure, je serai chez M. de Buckingham, ajouta-t-il en faisant de la main un signe au messager du duc. Chapitre XCIV -- Une foule de coups d'épée dans l'eau Raoul, en se rendant chez de Guiche, trouva celui-ci causant avec de Wardes et Manicamp. De Wardes, depuis l'aventure de la barrière, traitait Raoul en étranger. On eût dit qu'il ne s'était rien passé entre eux; seulement, ils avaient l'air de ne pas se connaître. Raoul entra, de Guiche marcha au-devant de lui. Raoul, tout en serrant la main de son ami, jeta un regard rapide sur les deux jeunes gens. Il espérait lire sur leur visage ce qui s'agitait dans leur esprit. De Wardes était froid et impénétrable. Manicamp semblait perdu dans la contemplation d'une garniture qui l'absorbait. De Guiche emmena Raoul dans un cabinet voisin et le fit asseoir. -- Comme tu as bonne mine! lui dit-il. -- C'est assez étrange, répondit Raoul, car je suis fort peu joyeux. -- C'est comme moi, n'est-ce pas, Raoul? L'amour va mal. -- Tant mieux, de ton côté, comte; la pire nouvelle, celle qui pourrait le plus m'attrister, serait une bonne nouvelle. -- Oh! alors, ne t'afflige pas, car non seulement je suis très malheureux, mais encore je vois des gens heureux autour de moi. -- Voilà ce que je ne comprends plus, répondit Raoul; explique, mon ami, explique. -- Tu vas comprendre. J'ai vainement combattu le sentiment que tu as vu naître en moi, grandir en moi, s'emparer de moi; j'ai appelé à la fois tous les conseils et toute ma force; j'ai bien considéré le malheur où je m'engageais; je l'ai sondé, c'est un abîme, je le sais; mais n'importe, je poursuivrai mon chemin. -- Insensé! tu ne peux faire un pas de plus sans vouloir aujourdhui ta ruine, demain ta mort. -- Advienne que pourra! -- De Guiche! -- Toutes réflexions sont faites; écoute. -- Oh! tu crois réussir, tu crois que Madame t'aimera! -- Raoul, je ne crois rien, j'espère, parce que l'espoir est dans l'homme et qu'il y vit jusqu'au tombeau. -- Mais j'admets que tu obtiennes ce bonheur que tu espères, et tu es plus sûrement perdu encore que si tu ne l'obtiens pas. -- Je t'en supplie, ne m'interromps plus, Raoul, tu ne me convaincras point; car, je te le dis d'avance, je ne veux pas être convaincu; j'ai tellement marché que je ne puis reculer, j'ai tellement souffert que la mort me paraîtrait un bienfait. Je ne suis plus seulement amoureux jusqu'au délire, Raoul, je suis jaloux jusqu'à la fureur. Raoul frappa l'une contre l'autre ses deux mains avec un sentiment qui ressemblait à de la colère. -- Bien! dit-il. -- Bien ou mal, peu importe. Voici ce que je réclame de toi, de mon ami, de mon frère. Depuis trois jours, Madame est en fêtes, en ivresse. Le premier jour, je n'ai point osé la regarder; je la haïssais de ne pas être aussi malheureuse que moi. Le lendemain, je ne la pouvais plus perdre de vue; et de son côté, oui, je crus le remarquer, du moins, Raoul, de son côté, elle me regarda, sinon avec quelque pitié, du moins avec quelque douceur. Mais entre ses regards et les miens vint s'interposer une ombre; le sourire d'un autre provoque son sourire. À côté de son cheval galope éternellement un cheval qui n'est pas le mien; à son oreille vibre incessamment une voix caressante qui n'est pas ma voix. Raoul, depuis trois jours, ma tête est en feu; c'est de la flamme qui coule dans mes veines. Cette ombre, il faut que je la chasse; ce sourire, que je l'éteigne; cette voix, que je l'étouffe. -- Tu veux tuer Monsieur? s'écria Raoul. -- Eh! non. Je ne suis pas jaloux de Monsieur; je ne suis pas jaloux du mari; je suis jaloux de l'amant. -- De l'amant? -- Mais ne l'as-tu donc pas remarqué ici, toi qui là-bas étais si clairvoyant? -- Tu es jaloux de M. de Buckingham? -- À en mourir! -- Encore. -- Oh! cette fois la chose sera facile à régler entre nous, j'ai pris les devants, je lui ai fait passer un billet. -- Tu lui as écrit? c'est toi? -- Comment sais-tu cela? -- Je le sais, parce qu'il me l'a appris. Tiens. Et il tendit à de Guiche la lettre qu'il avait reçue presque en même temps que la sienne. De Guiche la lut avidement. -- C'est d'un brave homme et surtout d'un galant homme, dit-il. -- Oui, certes, le duc est un galant homme; je n'ai pas besoin de te demander si tu lui as écrit en aussi bons termes. -- Je te montrerai ma lettre quand tu l'iras trouver de ma part. -- Mais c'est presque impossible. -- Quoi? -- Que j'aille le trouver. -- Comment? -- Le duc me consulte, et toi aussi. -- Oh! tu me donneras la préférence, je suppose. Écoute, voici ce que je te prie de dire à Sa Grâce... C'est bien simple... Un de ces jours, aujourd'hui, demain, après-demain, le jour qui lui conviendra, je veux le rencontrer à Vincennes. -- Réfléchis. -- Je croyais t'avoir déjà dit que mes réflexions étaient faites. -- Le duc est étranger; il a une mission qui le fait inviolable... Vincennes est tout près de la Bastille. -- Les conséquences me regardent. -- Mais la raison de cette rencontre? quelle raison veux-tu que je lui donne? -- Il ne t'en demandera pas, sois tranquille... Le duc doit être aussi las de moi que je le suis de lui; le duc doit me haïr autant que je le hais. Ainsi, je t'en supplie, va trouver le duc, et, s'il faut que je le supplie d'accepter ma proposition, je le supplierai. -- C'est inutile... Le duc m'a prévenu qu'il me voulait parler. Le duc est au jeu du roi... Allons-y tous deux. Je le tirerai à quartier dans la galerie. Tu resteras à l'écart. Deux mots suffiront. -- C'est bien. Je vais emmener de Wardes pour me servir de contenance. -- Pourquoi pas Manicamp? De Wardes nous rejoindra toujours, le laissassions-nous ici. -- Oui, c'est vrai. -- Il ne sait rien? -- Oh! rien absolument. Vous êtes toujours en froid, donc! -- Il ne t'a rien raconté? -- Non. -- Je n'aime pas cet homme, et, comme je ne l'ai jamais aimé, il résulte de cette antipathie que je ne suis pas plus en froid avec lui aujourd'hui que je ne l'étais hier. -- Partons alors. Tous quatre descendirent. Le carrosse de de Guiche attendait à la porte et les conduisit au Palais-Royal. En chemin, Raoul se forgeait un thème. Seul dépositaire des deux secrets, il ne désespérait pas de conclure un accommodement entre les deux parties. Il se savait influent près de Buckingham; il connaissait son ascendant sur de Guiche: les choses ne lui paraissaient donc point désespérées. En arrivant dans la galerie, resplendissante de lumière, où les femmes les plus belles et les plus illustres de la cour s'agitaient comme des astres dans leur atmosphère de flammes, Raoul ne put s'empêcher d'oublier un instant de Guiche pour regarder Louise, qui, au milieu de ses compagnes, pareille à une colombe fascinée, dévorait des yeux le cercle royal, tout éblouissant de diamants et d'or. Les hommes étaient debout, le roi seul était assis. Raoul aperçut Buckingham. Il était à dix pas de Monsieur, dans un groupe de Français et d'Anglais qui admiraient le grand air de sa personne et l'incomparable magnificence de ses habits. Quelques-uns des vieux courtisans se rappelaient avoir vu le père, et ce souvenir ne faisait aucun tort au fils. Buckingham causait avec Fouquet. Fouquet lui parlait tout haut de Belle-Île. -- Je ne puis l'aborder dans ce moment, dit Raoul. -- Attends et choisis ton occasion, mais termine tout sur l'heure. Je brûle. -- Tiens, voici notre sauveur, dit Raoul apercevant d'Artagnan, qui, magnifique dans son habit neuf de capitaine des mousquetaires, venait de faire dans la galerie une entrée de conquérant. Et il se dirigea vers d'Artagnan. -- Le comte de La Fère vous cherchait, chevalier, dit Raoul. -- Oui, répondit d'Artagnan, je le quitte. -- J'avais cru comprendre que vous deviez passer une partie de la nuit ensemble. -- Rendez-vous est pris pour nous retrouver. Et tout en répondant à Raoul, d'Artagnan promenait ses regards distraits à droite et à gauche, cherchant dans la foule quelqu'un ou dans l'appartement quelque chose. Tout à coup son oeil devint fixe comme celui de l'aigle qui aperçoit sa proie. Raoul suivit la direction de ce regard. Il vit que de Guiche et d'Artagnan se saluaient. Mais il ne put distinguer à qui s'adressait ce coup d'oeil si curieux et si fier du capitaine. -- Monsieur le chevalier, dit Raoul, il n'y a que vous qui puissiez me rendre un service. -- Lequel, mon cher vicomte? -- Il s'agit d'aller déranger M. de Buckingham, à qui j'ai deux mots à dire, et comme M. de Buckingham cause avec M. Fouquet, vous comprenez que ce n'est point moi qui puis me jeter au milieu de la conversation. -- Ah! ah! M. Fouquet; il est là? demanda d'Artagnan. -- Le voyez-vous? Tenez. -- Oui, ma foi! Et tu crois que j'ai plus de droits que toi? -- Vous êtes un homme plus considérable. -- Ah! c'est vrai, je suis capitaine des mousquetaires; il y a si longtemps qu'on me promettait ce grade et si peu de temps que je l'ai, que j'oublie toujours ma dignité. -- Vous me rendrez ce service, n'est-ce pas? -- M. Fouquet, diable! -- Avez-vous quelque chose contre lui? -- Non, ce serait plutôt lui qui aurait quelque chose contre moi; mais enfin, comme il faudra qu'un jour ou l'autre... -- Tenez, je crois qu'il vous regarde; ou bien serait-ce?... -- Non, non, tu ne te trompes pas, c'est bien à moi qu'il fait cet honneur. -- Le moment est bon, alors. -- Tu crois? -- Allez, je vous en prie. -- J'y vais. De Guiche ne perdait pas de vue Raoul; Raoul lui fit signe que tout était arrangé. D'Artagnan marcha droit au groupe, et salua civilement M. Fouquet comme les autres. -- Bonjour, monsieur d'Artagnan. Nous parlions de Belle-Île-en- Mer, dit Fouquet avec cet usage du monde et cette science du regard qui demandent la moitié de la vie pour être bien appris, et auxquels certaines gens, malgré toute leur étude, n'arrivent jamais. -- De Belle-Île-en-Mer? Ah! ah! fit d'Artagnan. C'est à vous, je crois, monsieur Fouquet? -- Monsieur vient de me dire qu'il l'avait donnée au roi, dit Buckingham. Serviteur, monsieur d'Artagnan. -- Connaissez-vous Belle-Île, chevalier? demanda Fouquet au mousquetaire. -- J'y ai été une seule fois, monsieur, répondit d'Artagnan en homme d'esprit et en galant homme. -- Y êtes-vous resté longtemps? -- À peine une journée, monseigneur. -- Et vous y avez vu? -- Tout ce qu'on peut voir en un jour. -- C'est beaucoup d'un jour quand on a votre regard, monsieur. D'Artagnan s'inclina. Pendant ce temps, Raoul faisait signe à Buckingham. -- Monsieur le surintendant, dit Buckingham, je vous laisse le capitaine, qui se connaît mieux que moi en bastions, en escarpes et en contrescarpes, et je vais rejoindre un ami qui me fait signe. Vous comprenez... En effet, Buckingham se détacha du groupe et s'avança vers Raoul, mais tout en s'arrêtant un instant à la table où jouaient Madame, la reine mère, la jeune reine et le roi. -- Allons, Raoul, dit de Guiche, le voilà; ferme et vite! Buckingham en effet, après avoir présenté un compliment à Madame, continuait son chemin vers Raoul. Raoul vint au-devant de lui. De Guiche demeura à sa place. Il le suivit des yeux. La manoeuvre était combinée de telle façon que la rencontre des deux jeunes gens eut lieu dans l'espace resté vide entre le groupe du jeu et la galerie où se promenaient, en s'arrêtant de temps en temps, pour causer, quelques braves gentilshommes. Mais, au moment où les deux lignes allaient s'unir, elles furent rompues par une troisième. C'était Monsieur qui s'avançait vers le duc de Buckingham. Monsieur avait sur ses lèvres roses et pommadées son plus charmant sourire. -- Eh! mon Dieu! dit-il avec une affectueuse politesse, que vient- on de m'apprendre, mon cher duc? Buckingham se retourna: il n'avait pas vu venir Monsieur; il avait entendu sa voix, voilà tout. Il tressaillit malgré lui. Une légère pâleur envahit ses joues. -- Monseigneur, demanda-t-il, qu'a-t-on dit à Votre Altesse qui paraisse lui causer ce grand étonnement? -- Une chose qui me désespère, monsieur, dit le prince, une chose qui sera un deuil pour toute la cour. -- Ah! Votre Altesse est trop bonne, dit Buckingham, car je vois qu'elle veut parler de mon départ. -- Justement. -- Hélas! monseigneur, à Paris depuis cinq à six jours à peine, mon départ ne peut être un deuil que pour moi. De Guiche entendit le mot de la place où il était resté et tressaillit à son tour. -- Son départ! murmura-t-il. Que dit-il donc? Philippe continua avec son même air gracieux: -- Que le roi de la Grande-Bretagne vous rappelle, monsieur, je conçois cela; on sait que Sa Majesté Charles II, qui se connaît en gentilshommes, ne peut se passer de vous. Mais que nous vous perdions sans regret, cela ne se peut comprendre; recevez donc l'expression des miens. -- Monseigneur, dit le duc, croyez que si je quitte la cour de France... -- C'est qu'on vous rappelle, je comprends cela; mais enfin, si vous croyez que mon désir ait quelque poids près du roi, je m'offre à supplier Sa Majesté Charles II de vous laisser avec nous quelque temps encore. -- Tant d'obligeance me comble, monseigneur, répondit Buckingham; mais j'ai reçu des ordres précis. Mon séjour en France était limité; je l'ai prolongé au risque de déplaire à mon gracieux souverain. Aujourd'hui seulement, je me rappelle que, depuis quatre jours, je devrais être parti. -- Oh! fit Monsieur. -- Oui, mais, ajouta Buckingham en élevant la voix, même de manière à être entendu des princesses, mais je ressemble à cet homme de l'orient qui, pendant plusieurs jours, devint fou d'avoir fait un beau rêve, et qui, un beau matin, se réveilla guéri, c'est-à-dire raisonnable. La cour de France a des enivrements qui peuvent ressembler à ce rêve, monseigneur, mais on se réveille enfin et l'on part. Je ne saurais donc prolonger mon séjour comme Votre Altesse veut bien me le demander. -- Et quand partez-vous? demanda Philippe d'un air plein de sollicitude. -- Demain, monseigneur... Mes équipages sont prêts depuis trois jours. Le duc d'Orléans fit un mouvement de tête qui signifiait: «Puisque c'est une résolution prise, duc, il n'y a rien à dire.» Buckingham leva les yeux sur les reines; son regard rencontra celui d'Anne d'Autriche, qui le remercia et l'approuva par un geste. Buckingham lui rendit ce geste en cachant sous un sourire le serrement de son coeur. Monsieur s'éloigna par où il était venu. Mais en même temps, du côté opposé, s'avançait de Guiche. Raoul craignit que l'impatient jeune homme ne vînt faire la proposition lui même, et se jeta au- devant de lui. -- Non, non, Raoul, tout est inutile maintenant, dit de Guiche en tendant ses deux mains au duc et en l'entraînant derrière une colonne... Oh! duc, duc! dit de Guiche, pardonnez-moi ce que je vous ai écrit; j'étais un fou! Rendez-moi ma lettre! -- C'est vrai, répliqua le jeune duc avec un sourire mélancolique, vous ne pouvez plus m'en vouloir. -- Oh! duc, duc, excusez-moi!... Mon amitié, mon amitié éternelle... -- Pourquoi, en effet, m'en voudriez-vous, comte, du moment où je la quitte, du moment où je ne la verrai plus? Raoul entendit ces mots, et, comprenant que sa présence était désormais inutile entre ces deux jeunes gens qui n'avaient plus que des paroles amies, il recula de quelques pas. Ce mouvement le rapprocha de de Wardes. De Wardes parlait du départ de Buckingham. Son interlocuteur était le chevalier de Lorraine. -- Sage retraite! disait de Wardes. -- Pourquoi cela? -- Parce qu'il économise un coup d'épée au cher duc. Et tous se mirent à rire. Raoul, indigné, se retourna, le sourcil froncé, le sang aux tempes, la bouche dédaigneuse. Le chevalier de Lorraine pivota sur ses talons; de Wardes demeura ferme et attendit. -- Monsieur, dit Raoul à de Wardes, vous ne vous déshabituerez donc pas d'insulter les absents? Hier, c'était M. d'Artagnan; aujourd'hui, c'est M. de Buckingham. -- Monsieur, monsieur, dit de Wardes, vous savez bien que parfois aussi j'insulte ceux qui sont là. De Wardes touchait Raoul, leurs épaules s'appuyaient l'une à l'autre, leurs visages se penchaient l'un vers l'autre comme pour s'embraser réciproquement du feu de leur souffle et de leur colère. On sentait que l'un était au sommet de sa haine, l'autre au bout de sa patience. Tout à coup ils entendirent une voix pleine de grâce et de politesse qui disait derrière eux: -- On m'a nommé, je crois. Ils se retournèrent: c'était d'Artagnan qui l'oeil souriant et la bouche en coeur, venait de poser sa main sur l'épaule de de Wardes. Raoul s'écarta d'un pas pour faire place au mousquetaire. De Wardes frissonna par tout le corps, pâlit, mais ne bougea point. D'Artagnan, toujours avec son sourire, prit la place que Raoul lui abandonnait. -- Merci, mon cher Raoul, dit-il. Monsieur de Wardes, j'ai à causer avec vous. Ne vous éloignez pas, Raoul; tout le monde peut entendre ce que j'ai à dire à M. de Wardes. Puis son sourire s'effaça, et son regard devint froid et aigu comme une lame d'acier. -- Je suis à vos ordres, monsieur, dit de Wardes. -- Monsieur, reprit d'Artagnan, depuis longtemps je cherchais l'occasion de causer avec vous; aujourd'hui seulement, je l'ai trouvée. Quant au lieu, il est mal choisi, j'en conviens; mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusque chez moi, mon chez-moi est justement dans l'escalier qui aboutit à la galerie. -- Je vous suis, monsieur, dit de Wardes. -- Est-ce que vous êtes seul ici, monsieur? fit d'Artagnan. -- Non pas, j'ai MM. Manicamp et de Guiche, deux de mes amis. -- Bien, dit d'Artagnan; mais deux personnes, c'est peu. Vous en trouverez bien encore quelques-unes, n'est-ce pas? -- Certes! dit le jeune homme, qui ne savait pas où d'Artagnan voulait en venir. Tant que vous en voudrez. -- Des amis? -- Oui, monsieur. -- De bons amis? -- Sans doute. -- Eh bien! faites-en provision, je vous prie. Et vous, Raoul, venez... Amenez aussi M. de Guiche; amenez M. de Buckingham, s'il vous plaît. -- Oh! mon Dieu, monsieur, que de tapage! répondit de Wardes en essayant de sourire. Le capitaine lui fit, de la main, un petit signe pour lui recommander la patience. -- Je suis toujours impassible. Donc, je vous attends, monsieur, dit-il. -- Attendez-moi. -- Alors, au revoir! Et il se dirigea du côté de son appartement. La chambre de d'Artagnan n'était point solitaire: le comte de La Fère attendait, assis dans l'embrasure d'une fenêtre. -- Eh bien? demanda-t-il à d'Artagnan en le voyant rentrer. -- Eh bien! dit celui-ci, M. de Wardes veut bien m'accorder l'honneur de me faire une petite visite, en compagnie de quelques- uns de ses amis et des nôtres. En effet, derrière le mousquetaire apparurent de Wardes et Manicamp. De Guiche et Buckingham les suivaient, assez surpris et ne sachant ce qu'on leur voulait. Raoul venait avec deux ou trois gentilshommes. Son regard erra, en entrant, sur toutes les parties de la chambre. Il aperçut le comte et alla se placer près de lui. D'Artagnan recevait ses visiteurs avec toute la courtoisie dont il était capable. Il avait conservé sa physionomie calme et polie. Tous ceux qui se trouvaient là étaient des hommes de distinction occupant un poste à la cour. Puis, lorsqu'il eut fait à chacun ses excuses du dérangement qu'il lui causait, il se retourna vers de Wardes, qui, malgré sa puissance sur lui-même, ne pouvait empêcher sa physionomie d'exprimer une surprise mêlée d'inquiétude. -- Monsieur, dit-il, maintenant que nous voici hors du palais du roi, maintenant que nous pouvons causer tout haut sans manquer aux convenances, je vais vous faire savoir pourquoi j'ai pris la liberté de vous prier de passer chez moi et d'y convoquer en même temps ces messieurs. J'ai appris, par M. le comte de La Fère, mon ami, les bruits injurieux que vous semiez sur mon compte; vous m'avez dit que vous me teniez pour votre ennemi mortel, attendu que j'étais, dites-vous, celui de votre père. -- C'est vrai, monsieur, j'ai dit cela, reprit de Wardes, dont la pâleur se colora d'une légère flamme. -- Ainsi, vous m'accusez d'un crime, d'une faute ou d'une lâcheté. Je vous prie de préciser votre accusation. -- Devant témoins, monsieur? -- Oui, sans doute, devant témoins, et vous voyez que je les ai choisis experts en matière d'honneur. -- Vous n'appréciez pas ma délicatesse, monsieur. Je vous ai accusé, c'est vrai; mais j'ai gardé le secret sur l'accusation. Je ne suis entré dans aucun détail, je me suis contenté d'exprimer ma haine devant des personnes pour lesquelles c'était presque un devoir de vous la faire connaître. Vous ne m'avez pas tenu compte de ma discrétion, quoique vous fussiez intéressé à mon silence. Je ne reconnais point là votre prudence habituelle, monsieur d'Artagnan. D'Artagnan se mordit le coin de la moustache. -- Monsieur, dit-il, j'ai déjà eu l'honneur de vous prier d'articuler les griefs que vous aviez contre moi. -- Tout haut? -- Parbleu! -- Je parlerai donc. -- Parlez, monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant, nous vous écoutons tous. -- Eh bien! monsieur, il s'agit, non pas d'un tort envers moi, mais d'un tort envers mon père. -- Vous l'avez déjà dit. -- Oui, mais il y a certaines choses qu'on n'aborde qu'avec hésitation. -- Si cette hésitation existe réellement, je vous prie de la surmonter, monsieur. -- Même dans le cas où il s'agirait d'une action honteuse? -- Dans tous les cas. Les témoins de cette scène commencèrent par se regarder entre eux avec une certaine inquiétude. Cependant, ils se rassurèrent en voyant que le visage de d'Artagnan ne manifestait aucune émotion. De Wardes gardait le silence. -- Parlez, monsieur, dit le mousquetaire. Vous voyez bien que vous nous faites attendre. -- Eh bien! écoutez. Mon père aimait une femme, une femme noble; cette femme aimait mon père. D'Artagnan échangea un regard avec Athos. De Wardes continua. -- M. d'Artagnan surprit des lettres qui indiquaient un rendez- vous, se substitua, sous un déguisement, à celui qui était attendu et abusa de l'obscurité. -- C'est vrai, dit d'Artagnan. Un léger murmure se fit entendre parmi les assistants. -- Oui, j'ai commis cette mauvaise action. Vous auriez dû ajouter, monsieur, puisque vous êtes si impartial, qu'à l'époque où se passa l'événement que vous me reprochez, je n'avais point encore vingt et un ans. -- L'action n'en est pas moins honteuse, dit de Wardes, et l'âge de raison suffit à un gentilhomme pour ne pas commettre une indélicatesse. Un nouveau murmure se fit entendre, mais d'étonnement et presque de doute. -- C'était une supercherie honteuse, en effet, dit d'Artagnan, et je n'ai point attendu que M. de Wardes me la reprochât pour me la reprocher moi-même et bien amèrement. L'âge m'a fait plus raisonnable, plus probe surtout, et j'ai expié ce tort par de longs regrets. Mais j'en appelle à vous, messieurs; cela se passait en 1626, et c'était un temps, heureusement pour vous, vous ne savez cela que par tradition, et c'était un temps où l'amour n'était pas scrupuleux, où les consciences ne distillaient pas, comme aujourd'hui, le venin et la myrrhe. Nous étions de jeunes soldats toujours battants, toujours battus, toujours l'épée hors du fourreau ou tout au moins à moitié tirée, toujours entre deux morts; la guerre nous faisait durs, et le cardinal nous faisait pressés. Enfin, je me suis repenti, et, il y a plus, je me repens encore, monsieur de Wardes. -- Oui, monsieur, je comprends cela, car l'action comportait le repentir; mais vous n'en avez pas moins causé la perte d'une femme. Celle dont vous parlez, voilée par sa honte, courbée sous son affront, celle dont vous parlez a fui, elle a quitté la France, et l'on n'a jamais su ce qu'elle était devenue... -- Oh! fit le comte de La Fère en étendant le bras vers de Wardes avec un sinistre sourire, si fait, monsieur, on l'a vue, et il est même ici quelques personnes qui, en ayant entendu parler, peuvent la reconnaître au portrait que j'en vais faire. C'était une femme de vingt-cinq ans, mince, pâle, blonde, qui s'était mariée en Angleterre. -- Mariée? fit de Wardes. -- Ah! vous ignoriez qu'elle fût mariée? Vous voyez que nous sommes mieux instruits que vous, monsieur de Wardes. Savez-vous qu'on l'appelait habituellement Milady, sans ajouter aucun nom à cette qualification? -- Oui, monsieur, je sais cela. -- Mon Dieu! murmura Buckingham. -- Eh bien! cette femme, qui venait d'Angleterre, retourna en Angleterre, après avoir trois fois conspiré la mort de M. d'Artagnan. C'était justice, n'est-ce pas? Je le veux bien, M. d'Artagnan l'avait insultée. Mais ce qui n'est plus justice, c'est qu'en Angleterre, par ses séductions, cette femme conquit un jeune homme qui était au service de lord de Winter, et que l'on nommait Felton. Vous pâlissez, milord de Buckingham? vos yeux s'allument à la fois de colère et de douleur? Alors, achevez le récit, milord, et dites à M. de Wardes quelle était cette femme qui mit le couteau à la main de l'assassin de votre père. Un cri s'échappa de toutes les bouches. Le jeune duc passa un mouchoir sur son front inondé de sueur. Un grand silence s'était fait parmi tous les assistants. -- Vous voyez, monsieur de Wardes, dit d'Artagnan, que ce récit avait d'autant plus impressionné que ses propres souvenirs se ravivaient aux paroles d'Athos; vous voyez que mon crime n'est point la cause d'une perte d'âme, et que l'âme était bel et bien perdue avant mon regret. C'est donc bien un acte de conscience. Or, maintenant que ceci est établi, il me reste, monsieur de Wardes, à vous demander bien humblement pardon de cette action honteuse, comme bien certainement j'eusse demandé pardon à M. votre père, s'il vivait encore, et si je l'eusse rencontré après mon retour en France depuis la mort de Charles Ier. -- Mais c'est trop, monsieur d'Artagnan, s'écrièrent vivement plusieurs voix. -- Non, messieurs, dit le capitaine. Maintenant, monsieur de Wardes, j'espère que tout est fini entre nous deux, et qu'il ne vous arrivera plus de mal parler de moi. C'est une affaire purgée, n'est-ce pas? De Wardes s'inclina en balbutiant. -- J'espère aussi, continua d'Artagnan en se rapprochant du jeune homme, que vous ne parlerez plus mal de personne comme vous en avez la fâcheuse habitude; car un homme aussi consciencieux, aussi parfait que vous l'êtes, vous qui reprochez une vétille de jeunesse à un vieux soldat, après trente-cinq ans, vous, dis-je, qui arborez cette pureté de conscience, vous prenez de votre côté, l'engagement tacite de ne rien faire contre la conscience et l'honneur. Or, écoutez bien ce qui me reste à vous dire, monsieur de Wardes. Gardez-vous qu'une histoire où votre nom figurera ne parvienne à mes oreilles. -- Monsieur, dit de Wardes, il est inutile de menacer pour rien. -- Oh! je n'ai point fini, monsieur de Wardes, reprit d'Artagnan, et vous êtes condamné à m'entendre encore. Le cercle se rapprocha curieusement. -- Vous parliez haut tout à l'heure de l'honneur d'une femme et de l'honneur de votre père; vous nous avez plu en parlant ainsi, car il est doux de songer que ce sentiment de délicatesse et de probité qui ne vivait pas, à ce qu'il paraît, dans notre âme, vit dans l'âme de nos enfants, et il est beau enfin de voir un jeune homme à l'âge où d'habitude on se fait le larron de l'honneur des femmes, il est beau de voir ce jeune homme le respecter et le défendre. De Wardes serrait les lèvres et les poings, évidemment fort inquiet de savoir comment finirait ce discours dont l'exorde s'annonçait si mal. -- Comment se fait-il donc alors, continua d'Artagnan, que vous vous soyez permis de dire à M. le vicomte de Bragelonne qu'il ne connaissait point sa mère? Les yeux de Raoul étincelèrent. -- Oh! s'écria-t-il en s'élançant, monsieur le chevalier, monsieur le chevalier, c'est une affaire qui m'est personnelle. De Wardes sourit méchamment. D'Artagnan repoussa Raoul du bras. -- Ne m'interrompez pas, jeune homme, dit-il. Et dominant de Wardes du regard: -- Je traite ici une question qui ne se résout point par l'épée, continua-t-il. Je la traite devant des hommes d'honneur, qui tous ont mis plus d'une fois l'épée à la main. Je les ai choisis exprès. Or, ces messieurs savent que tout secret pour lequel on se bat cesse d'être un secret. Je réitère donc ma question à M. de Wardes: À quel propos avez-vous offensé ce jeune homme en offensant à la fois son père et sa mère? -- Mais il me semble, dit de Wardes, que les paroles sont libres, quand on offre de les soutenir par tous les moyens qui sont à la disposition d'un galant homme. -- Ah! monsieur, quels sont les moyens, dites-moi, à l'aide desquels un galant homme peut soutenir une méchante parole? -- Par l'épée. -- Vous manquez non seulement de logique en disant cela, mais encore de religion et d'honneur; vous exposez la vie de plusieurs hommes, sans parler de la vôtre, qui me paraît fort aventurée. Or, toute mode passe, monsieur, et la mode est passée des rencontres, sans compter les édits de Sa Majesté qui défendent le duel. Donc, pour être conséquent avec vos idées de chevalerie, vous allez présenter vos excuses à M. Raoul de Bragelonne; vous lui direz que vous regrettez d'avoir tenu un propos léger; que la noblesse et la pureté de sa race sont écrites non seulement dans son coeur, mais encore dans toutes les actions de sa vie. Vous allez faire cela, monsieur de Wardes, comme je l'ai fait tout à l'heure, moi, vieux capitaine, devant votre moustache d'enfant. -- Et si je ne le fais pas? demanda de Wardes. -- Eh bien! il arrivera... -- Ce que vous croyez empêcher, dit de Wardes en riant; il arrivera que votre logique de conciliation aboutira à une violation des défenses du roi. -- Non, monsieur, dit tranquillement le capitaine, et vous êtes dans l'erreur. -- Qu'arrivera-t-il donc, alors? -- Il arrivera que j'irai trouver le roi, avec qui je suis assez bien; le roi, à qui j'ai eu le bonheur de rendre quelques services qui datent d'un temps où vous n'étiez pas encore né; le roi, enfin, qui, sur ma demande, vient de m'envoyer un ordre en blanc pour M. Baisemeaux de Montlezun gouverneur de la Bastille, et que je dirai au roi: «Sire, un homme à insulté lâchement M. de Bragelonne dans la personne de sa mère. J'ai écrit le nom de cet homme sur la lettre de cachet que Votre Majesté a bien voulu me donner, de sorte que M. de Wardes est à la Bastille pour trois ans.» Et d'Artagnan, tirant de sa poche l'ordre signé du roi, le tendit à de Wardes. Puis, voyant que le jeune homme n'était pas bien convaincu, et prenait l'avis pour une menace vaine, il haussa les épaules et se dirigea froidement vers la table sur laquelle étaient une écritoire et une plume dont la longueur eût épouvanté le topographe Porthos. Alors de Wardes vit que la menace était on ne peut plus sérieuse; la Bastille, à cette époque, était déjà chose effrayante. Il fit un pas vers Raoul, et d'une voix presque inintelligible: -- Monsieur, dit-il, je vous fais les excuses que m'a dictées tout à l'heure M. d'Artagnan, et que force m'est de vous faire. -- Un instant, un instant, monsieur, dit le mousquetaire avec la plus grande tranquillité; vous vous trompez sur les termes. Je n'ai pas dit: «Et que force m'est de vous faire.» J'ai dit: «Et que ma conscience me porte à vous faire.» Ce mot vaut mieux que l'autre, croyez-moi; il vaudra d'autant mieux qu'il sera l'expression plus vraie de vos sentiments. -- J'y souscris donc, dit de Wardes; mais, en vérité messieurs, avouez qu'un coup d'épée au travers du corps, comme on se le donnait autrefois, valait mieux qu'une pareille tyrannie. -- Non, monsieur, répondit Buckingham, car le coup d'épée ne signifie pas, si vous le recevez, que vous avez tort ou raison; il signifie seulement que vous êtes plus ou moins adroit. -- Monsieur! s'écria de Wardes. -- Ah! vous allez dire quelque mauvaise chose, interrompit d'Artagnan coupant la parole à de Wardes, et je vous rends service en vous arrêtant là. -- Est-ce tout, monsieur? demanda de Wardes. -- Absolument tout, répondit d'Artagnan, et ces messieurs et moi sommes satisfaits de vous. -- Croyez-moi, monsieur, répondit de Wardes, vos conciliations ne sont pas heureuses! -- Et pourquoi cela? -- Parce que nous allons nous séparer, je le gagerais, M. de Bragelonne et moi, plus ennemis que jamais. -- Vous vous trompez quant à moi, monsieur, répondit Raoul, et je ne conserve pas contre vous un atome de fiel dans le coeur. Ce dernier coup écrasa de Wardes. Il jeta les yeux autour de lui en homme égaré. D'Artagnan salua gracieusement les gentilshommes qui avaient bien voulu assister à l'explication, et chacun se retira en lui donnant la main. Pas une main ne se tendit vers de Wardes. -- Oh! s'écria le jeune homme succombant à la rage qui lui mangeait le coeur; oh! je ne trouverai donc personne sur qui je puisse me venger! -- Si fait, monsieur, car je suis là, moi, dit à son oreille une voix toute chargée de menaces. De Wardes se retourna et vit le duc de Buckingham qui, resté sans doute dans cette intention, venait de s'approcher de lui. -- Vous, monsieur! s'écria de Wardes. -- Oui, moi. Je ne suis pas sujet du roi de France, moi, monsieur; moi, je ne reste pas sur le territoire, puisque je pars pour l'Angleterre. J'ai amassé aussi du désespoir et de la rage, moi. J'ai donc, comme vous, besoin de me venger sur quelqu'un. J'approuve fort les principes de M. d'Artagnan, mais je ne suis pas tenu de les appliquer à vous. Je suis Anglais, et je viens vous proposer à mon tour ce que vous avez inutilement proposé aux autres. -- Monsieur le duc! -- Allons, cher monsieur de Wardes, puisque vous êtes si fort courroucé, prenez-moi pour quintaine. Je serai à Calais dans trente-quatre heures. Venez avec moi, la route nous paraîtra moins longue ensemble que séparés. Nous tirerons l'épée là-bas, sur le sable que couvre la marée, et qui, six heures par jour, est le territoire de la France, mais pendant six autres heures le territoire de Dieu. -- C'est bien, répliqua de Wardes; j'accepte. -- Pardieu! dit le duc, si vous me tuez, mon cher monsieur de Wardes, vous me rendrez, je vous en réponds, un signalé service. -- Je ferai ce que je pourrai pour vous être agréable, duc, dit de Wardes. -- Ainsi, c'est convenu, je vous emmène. -- Je serai à vos ordres. Pardieu! j'avais besoin pour me calmer d'un bon danger, d'un péril mortel. -- Eh bien! je crois que vous avez trouvé votre affaire. Serviteur, monsieur de Wardes; demain, au matin, mon valet de chambre vous dira l'heure précise du départ; nous voyagerons ensemble comme deux bons amis. Je voyage d'ordinaire en homme pressé. Adieu! Buckingham salua de Wardes et rentra chez le roi. De Wardes, exaspéré, sortit du Palais-Royal et prit rapidement le chemin de la maison qu'il habitait. Chapitre XCV -- M. Baisemeaux de Montlezun Après la leçon un peu dure donnée à de Wardes, Athos et d'Artagnan descendirent ensemble l'escalier qui conduit à la cour du Palais- Royal. -- Voyez-vous, disait Athos à d'Artagnan, Raoul ne peut échapper tôt ou tard à ce duel avec de Wardes; de Wardes est brave autant qu'il est méchant. -- Je connais ces drôles-là, répliqua d'Artagnan; j'ai eu affaire au père. Je vous déclare, et en ce temps j'avais de bons muscles et une sauvage assurance, je vous déclare, dis-je, que le père m'a donné du mal. Il fallait voir cependant comme j'en décousais. Ah! mon ami, on ne fait plus des assauts pareils aujourd'hui; j'avais une main qui ne pouvait rester un moment en place, une main de vif-argent, vous le savez, Athos, vous m'avez vu à l'oeuvre. Ce n'était plus un simple morceau d'acier, c'était un serpent qui prenait toutes ses formes et toutes ses longueurs pour parvenir à placer convenablement sa tête, c'est-à-dire sa morsure; je me donnais six pieds, puis trois, je pressais l'ennemi corps à corps, puis je me jetais à dix pieds. Il n'y avait pas force humaine capable de résister à ce féroce entrain. Eh bien! de Wardes le père, avec sa bravoure de race, sa bravoure hargneuse, m'occupa fort longtemps, et je me souviens que mes doigts, à l'issue du combat, étaient fatigués. -- Donc, je vous le disais bien, reprit Athos, le fils cherchera toujours Raoul et finira par le rencontrer, car on trouve Raoul facilement lorsqu'on le cherche. -- D'accord, mon ami, mais Raoul calcule bien; il n'en veut point à de Wardes, il l'a dit: il attendra d'être provoqué; alors sa position est bonne. Le roi ne peut se fâcher; d'ailleurs, nous saurons le moyen de calmer le roi. Mais pourquoi ces craintes, ces inquiétudes chez vous qui ne vous alarmez pas aisément? -- Voici: tout me trouble. Raoul va demain voir le roi qui lui dira sa volonté sur certain mariage. Raoul se fâchera comme un amoureux qu'il est, et, une fois dans sa mauvaise humeur, s'il rencontre de Wardes, la bombe éclatera. -- Nous empêcherons l'éclat, cher ami. -- Pas moi, car je veux retourner à Blois. Toute cette élégance fardée de cour, toutes ces intrigues me dégoûtent. Je ne suis plus un jeune homme pour pactiser avec les mesquineries d'aujourd'hui. J'ai lu dans le grand livre de Dieu beaucoup de choses trop belles et trop larges pour moccuper avec intérêt des petites phrases que se chuchotent ces hommes quand ils veulent se tromper. En un mot, je m'ennuie à Paris, partout où je ne vous ai pas, et, comme je ne puis toujours vous avoir, je veux m'en retourner à Blois. -- Oh! que vous avez tort, Athos! que vous mentez à votre origine et à la destinée de votre âme! Les hommes de votre trempe sont faits pour aller jusqu'au dernier jour dans la plénitude de leurs facultés. Voyez ma vieille épée de La Rochelle, cette lame espagnole; elle servit trente ans aussi parfaite; un jour d'hiver, en tombant sur le marbre du Louvre, elle se cassa net, mon cher. On m'en a fait un couteau de chasse qui durera cent ans encore. Vous, Athos, avec votre loyauté, votre franchise, votre courage froid et votre instruction solide, vous êtes l'homme qu'il faut pour avertir et diriger les rois. Restez ici: M. Fouquet ne durera pas aussi longtemps que ma lame espagnole. -- Allons, dit Athos en souriant, voilà d'Artagnan qui, après m'avoir élevé aux nues, fait de moi une sorte de dieu, me jette du haut de l'Olympe et m'aplatit sur terre. J'ai des ambitions plus grandes, ami. Être ministre, être esclave, allons donc! Ne suis-je pas plus grand? je ne suis rien. Je me souviens de vous avoir entendu m'appeler quelquefois le grand Athos. Or, je vous défie, si j'étais ministre, de me confirmer cette épithète. Non, non, je ne me livre pas ainsi. -- Alors n'en parlons plus; abdiquez tout, même la fraternité! -- Oh! cher ami, c'est presque dur, ce que vous me dites là! D'Artagnan serra vivement la main d'Athos. -- Non, non, abdiquez sans crainte. Raoul peut se passer de vous, je suis à Paris. -- Eh bien! alors, je retournerai à Blois. Ce soir, vous me direz adieu; demain, au point du jour, je remonterai à cheval. -- Vous ne pouvez pas rentrer seul à votre hôtel; pourquoi n'avez- vous pas amené Grimaud? -- Mon ami, Grimaud dort; il se couche de bonne heure. Mon pauvre vieux se fatigue aisément. Il est venu avec moi de Blois, et je l'ai forcé de garder le logis; car s'il lui fallait, pour reprendre haleine, remonter les quarante lieues qui nous séparent de Blois, il en mourrait sans se plaindre. Mais je tiens à mon Grimaud. -- Je vais vous donner un mousquetaire pour porter le flambeau. Holà! quelqu'un! Et d'Artagnan se pencha sur la rampe dorée. Sept ou huit têtes de mousquetaires apparurent. -- Quelqu'un de bonne volonté pour escorter M. le comte de La Fère, cria d'Artagnan. -- Merci de votre empressement, messieurs, dit Athos. Je ne saurais ainsi déranger des gentilshommes. -- J'escorterais bien Monsieur, dit quelqu'un, si je n'avais à parler à M. d'Artagnan. -- Qui est là? fit d'Artagnan en cherchant dans la pénombre. -- Moi, cher monsieur d'Artagnan. -- Dieu me pardonne, si ce n'est pas la voix de Baisemeaux! -- Moi-même, monsieur. -- Eh! mon cher Baisemeaux, que faites-vous là dans la cour? -- J'attends vos ordres, mon cher monsieur d'Artagnan. -- Ah! malheureux que je suis, pensa d'Artagnan; c'est vrai, vous avez été prévenu pour une arrestation; mais venir vous-même au lieu d'envoyer un écuyer! -- Je suis venu parce que j'avais à vous parler. -- Et vous ne m'avez pas fait prévenir? -- J'attendais, dit timidement M. Baisemeaux. -- Je vous quitte. Adieu, d'Artagnan, fit Athos à son ami. -- Pas avant que je vous présente M. Baisemeaux de Montlezun, gouverneur du château de la Bastille. Baisemeaux salua. Athos également. -- Mais vous devez vous connaître, ajouta d'Artagnan. -- J'ai un vague souvenir de Monsieur, dit Athos. -- Vous savez bien, mon cher ami, Baisemeaux, ce garde du roi avec qui nous fîmes de si bonnes parties autrefois sous le cardinal. -- Parfaitement, dit Athos en prenant congé avec affabilité. -- M. le comte de La Fère, qui avait nom de guerre Athos, dit d'Artagnan à l'oreille de Baisemeaux. -- Oui, oui, un galant homme, un des quatre fameux, dit Baisemeaux. -- Précisément. Mais, voyons, mon cher Baisemeaux, causons-nous? -- S'il vous plaît! -- D'abord, quant aux ordres, c'est fait, pas d'ordres. Le roi renonce à faire arrêter la personne en question. -- Ah! tant pis, dit Baisemeaux avec un soupir. -- Comment, tant pis? s'écria d'Artagnan en riant. -- Sans doute, s'écria le gouverneur de la Bastille, mes prisonniers sont mes rentes, à moi. -- Eh! c'est vrai. Je ne voyais pas la chose sous ce jour-là. -- Donc, pas d'ordres? Et Baisemeaux soupira encore. -- C'est vous, reprit-il, qui avez une belle position: capitaine- lieutenant des mousquetaires! -- C'est assez bon, oui. Mais je ne vois pas ce que vous avez à m'envier: gouverneur de la Bastille, qui est le premier château de France. -- Je le sais bien, dit tristement Baisemeaux. -- Vous dites cela comme un pénitent, mordioux! Je changerai mes bénéfices contre les vôtres, si vous voulez? -- Ne parlons pas bénéfices, dit Baisemeaux, si vous ne voulez pas me fendre l'âme. -- Mais vous regardez de droite et de gauche comme si vous aviez peur d'être arrêté, vous qui gardez ceux qu'on arrête. -- Je regarde qu'on nous voit et qu'on nous entend, et qu'il serait plus sûr de causer à l'écart, si vous m'accordiez cette faveur. -- Baisemeaux! Baisemeaux! vous oubliez donc que nous sommes des connaissances de trente-cinq ans. Ne prenez donc pas avec moi des airs contrits. Soyez à l'aise. Je ne mange pas crus des gouverneurs de la Bastille. -- Plût au Ciel! -- Voyons, venez dans la cour, nous nous prendrons par le bras; il fait un clair de lune superbe, et le long des chênes, sous les arbres, vous me conterez votre histoire lugubre. Venez. Il attira le dolent gouverneur dans la cour, lui prit le bras, comme il l'avait dit, et avec sa brusque bonhomie: -- Allons, flamberge au vent! dit-il, dégoisez. Baisemeaux, que voulez vous me dire? -- Ce sera bien long. -- Vous aimez donc mieux vous lamenter? M'est avis que ce sera plus long encore. Gage que vous vous faites cinquante mille livres sur vos pigeons de la Bastille. -- Quand cela serait, cher monsieur d'Artagnan? -- Vous m'étonnez, Baisemeaux; regardez-vous donc, mon cher. Vous faites l'homme contrit, mordioux! je vais vous conduire devant une glace, vous y verrez que vous êtes grassouillet, fleuri, gras et rond comme un fromage; que vous avez des yeux comme des charbons allumés, et que, sans ce vilain pli que vous affectez de vous creuser au front, vous ne paraîtriez pas cinquante ans. Or, vous en avez soixante, hein? -- Tout cela est vrai... -- Pardieu! je le sais bien que c'est vrai, vrai comme les cinquante mille livres de bénéfice. Le petit Baisemeaux frappa du pied. -- Là, là! dit d'Artagnan, je m'en vais vous faire votre compte; vous étiez capitaine des gardes de M. de Mazarin: douze mille livres par an; vous les avez touchées douze ans, soit cent quarante mille livres. -- Douze mille livres! Êtes-vous fou! s'écria Baisemeaux Le vieux grigou n'a jamais donné que six mille, et les charges de la place allaient à six mille cinq cents. M. Colbert, qui m'avait fait rogner les six mille autres livres, daignait me faire toucher cinquante pistoles comme gratification. En sorte que, sans ce petit fief de Montlezun, qui donne douze mille livres, je n'eusse pas fait honneur à mes affaires. -- Passons condamnation, arrivons aux cinquante mille livres de la Bastille. Là, j'espère, vous êtes nourri, logé; vous avez six mille livres de traitement. -- Soit. -- Bon an mal an, cinquante prisonniers qui, l'un dans l'autre, vous rapportent mille livres. -- Je n'en disconviens pas. -- C'est bien cinquante mille livres par an; vous occupez depuis trois ans, c'est donc cent cinquante mille livres que vous avez. -- Vous oubliez un détail, cher monsieur d'Artagnan. -- Lequel? -- C'est que, vous, vous avez reçu la charge de capitaine des mains du roi. -- Je le sais bien. -- Tandis que, moi, j'ai reçu celle de gouverneur de MM. Tremblay et Louvière. -- C'est juste, et Tremblay n'était pas homme à vous laisser sa charge pour rien. -- Oh! Louvière non plus. Il en résulte que j'ai donné soixante- quinze mille livres à Tremblay pour sa part. -- Joli! Et à Louvière? -- Autant. -- Tout de suite? -- Non pas, c'eût été impossible. Le roi ne voulait pas, ou plutôt M. de Mazarin ne voulait pas paraître destituer ces deux gaillards issus de la barricade; il a donc souffert qu'ils fissent pour se retirer des conditions léonines. -- Quelles conditions? -- Frémissez!... trois années du revenu comme pot-de-vin. -- Diable! en sorte que les cent cinquante mille livres ont passé dans leurs mains? -- Juste. -- Et outre cela? -- Une somme de quinze mille écus ou cinquante mille pistoles, comme il vous plaira, en trois paiements. -- C'est exorbitant. -- Ce n'est pas tout. -- Allons donc! -- Faute à moi de remplir l'une des conditions, ces messieurs rentrent dans leur charge. On a fait signer cela au roi. -- C'est énorme, c'est incroyable! -- C'est comme cela. -- Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux. Mais alors, cher ami, pourquoi diable M. de Mazarin vous a-t-il accordé cette prétendue faveur? Il était plus simple de vous la refuser. -- Oh! oui! mais il a eu la main forcée par mon protecteur. -- Votre protecteur! qui cela? -- Parbleu! un de vos amis, M. d'Herblay. -- M. d'Herblay? Aramis? -- Aramis, précisément, il a été charmant pour moi. -- Charmant! de vous faire passer sous ces fourches? -- Écoutez donc! je voulais quitter le service du cardinal. M. d'Herblay parla pour moi à Louvière et à Tremblay; ils résistèrent; j'avais envie de la place, car je sais ce qu'elle peut donner; je m'ouvris à M. d'Herblay sur ma détresse: il m'offrit de répondre pour moi à chaque paiement. -- Bah! Aramis? Oh! vous me stupéfiez. Aramis répondit pour vous? -- En galant homme. Il obtint la signature; Tremblay et Louvière se démirent; j'ai fait payer vingt-cinq mille livres chaque année de bénéfice à un de ces deux messieurs; chaque année aussi, en mai, M. d'Herblay vint lui-même à la Bastille m'apporter deux mille cinq cents pistoles pour distribuer à mes crocodiles. -- Alors, vous devez cent cinquante mille livres à Aramis? -- Eh! voilà mon désespoir, je ne lui en dois que cent mille. -- Je ne vous comprends pas parfaitement. -- Eh! sans doute, il n'est venu que deux ans. Mais aujourdhui nous sommes le 31 mai, et il n'est pas venu, et c'est demain l'échéance, à midi. Et demain, si je n'ai pas payé, ces messieurs, aux termes du contrat, peuvent rentrer dans le marché; je serai dépouillé et j'aurai travaillé trois ans et donné deux cent cinquante mille livres pour rien, mon cher monsieur d'Artagnan, pour rien absolument. -- Voilà qui est curieux, murmura d'Artagnan. -- Concevez-vous maintenant que je puisse avoir un pli sur le front? -- Oh! oui. -- Concevez-vous que, malgré cette rondeur de fromage et cette fraîcheur de pomme d'api, malgré ces yeux brillants comme des charbons allumés, je sois arrivé à craindre de n'avoir plus même un fromage ni une pomme d'api à manger, et de n'avoir plus que des yeux pour pleurer? -- C'est désolant. -- Je suis donc venu à vous, monsieur d'Artagnan, car vous seul pouvez me tirer de peine. -- Comment cela? -- Vous connaissez l'abbé d'Herblay? -- Pardieu! -- Vous le connaissez mystérieux? -- Oh! oui. -- Vous pouvez me donner l'adresse de son presbytère, car j'ai cherché à Noisy-le-Sec, et il n'y est plus. -- Parbleu! il est évêque de Vannes. -- Vannes, en Bretagne? -- Oui. Le petit homme se mit à s'arracher les cheveux. -- Hélas! dit-il, comment aller à Vannes d'ici demain à midi?... Je suis un homme perdu. Vannes! Vannes! criait Baisemeaux. -- Votre désespoir me fait mal. Écoutez donc, un évêque ne réside pas toujours; Mgr d'Herblay pourrait n'être pas si loin que vous le craignez. -- Oh! dites-moi son adresse. -- Je ne sais, mon ami. -- Décidément me voilà perdu! Je vais aller me jeter aux pieds du roi. -- Mais, Baisemeaux, vous m'étonnez; comment, la Bastille pouvant produire cinquante mille livres, n'avez-vous pas poussé la vis pour en faire produire cent mille? -- Parce que je suis un honnête homme, cher monsieur d'Artagnan, et que mes prisonniers sont nourris comme des potentats. -- Pardieu! vous voilà bien avancé; donnez-vous une bonne indigestion avec vos belles nourritures, et crevez-moi d'ici à demain midi. -- Cruel! il a le coeur de rire. -- Non, vous m'affligez... Voyons, Baisemeaux, avez-vous une parole d'honneur? -- Oh! capitaine! -- Eh bien! donnez-moi votre parole que vous n'ouvrirez la bouche à personne de ce que je vais vous dire. -- Jamais! jamais! -- Vous voulez mettre la main sur Aramis? -- À tout prix! -- Eh bien! allez trouver M. Fouquet. -- Quel rapport... -- Mais que vous êtes!... Où est Vannes? -- Dame!... -- Vannes est dans le diocèse de Belle-Île, ou Belle-Île dans le diocèse de Vannes. Belle-Île est à M. Fouquet: M. Fouquet a fait nommer M. d'Herblay à cet évêché. -- Vous m'ouvrez les yeux et vous me rendez la vie. -- Tant mieux. Allez donc dire tout simplement à M. Fouquet que vous désirez parler à M. d'Herblay. -- C'est vrai! c'est vrai! s'écria Baisemeaux transporté. -- Et, fit d'Artagnan en l'arrêtant avec un regard sévère, la parole d'honneur? -- Oh! sacrée! répliqua le petit homme en s'apprêtant à courir. -- Où allez-vous? -- Chez M. Fouquet. -- Non pas, M. Fouquet est au jeu du roi. Que vous alliez chez M. Fouquet demain de bonne heure, c'est tout ce que vous pouvez faire. -- J'irai; merci! -- Bonne chance! -- Merci! -- Voilà une drôle d'histoire, murmura d'Artagnan, qui, après avoir quitté Baisemeaux, remonta lentement son escalier. Quel diable d'intérêt Aramis peut-il avoir à obliger ainsi Baisemeaux? Hein!... nous saurons cela un jour ou l'autre. Chapitre XCVI -- Le jeu du roi Fouquet assistait, comme l'avait dit d'Artagnan, au jeu du roi. Il semblait que le départ de Buckingham eût jeté du baume sur tous les coeurs ulcérés la veille. Monsieur, rayonnant, faisait mille signaux affectueux à sa mère. Le comte de Guiche ne pouvait se séparer de Buckingham, et, tout en jouant, il s'entretenait avec lui des éventualités de son voyage... Buckingham, rêveur et affectueux comme un homme de coeur qui a pris son parti, écoutait le comte et adressait de temps en temps à Madame un regard de regrets et de tendresse éperdue. La princesse, au sein de son enivrement, partageait encore sa pensée entre le roi, qui jouait avec elle, Monsieur, qui la raillait doucement sur des gains considérables, et de Guiche, qui témoignait une joie extravagante. Quant à Buckingham, elle s'en occupait légèrement; pour elle, ce fugitif, ce banni était un souvenir, non plus un homme. Les coeurs légers sont ainsi faits; entiers au présent, ils rompent violemment avec tout ce qui peut déranger leurs petits calculs de bien-être égoïste. Madame se fût accommodée des sourires, des gentillesses, des soupirs de Buckingham présent; mais de loin, soupirer, sourire, s'agenouiller, à quoi bon? Le vent du détroit, qui enlève les navires pesants, où balaie-t-il les soupirs? Le sait-on? Le duc ne se dissimula point ce changement; son coeur en fut mortellement blessé. Nature délicate, fière et susceptible de profond attachement, il maudit le jour où la passion était entrée dans son coeur. Les regards qu'il envoyait à Madame se refroidirent peu à peu au souffle glacial de sa pensée. Il ne pouvait mépriser encore, mais il fut assez fort pour imposer silence aux cris tumultueux de son coeur. À mesure que Madame devinait ce changement, elle redoublait d'activité pour recouvrer le rayonnement qui lui échappait; son esprit, timide et indécis d'abord, se fit jour en brillants éclats; il fallait à tout prix qu'elle fût remarquée par-dessus tout, par-dessus le roi lui-même. Elle le fut. Les reines, malgré leur dignité, le roi, malgré les respects de l'étiquette, furent éclipsés. Les reines, roides et guindées, dès l'abord, s'humanisèrent et rirent. Madame Henriette, reine mère, fut éblouie de cet éclat qui revenait sur sa race, grâce à l'esprit de la petite-fille de Henri IV. Le roi, si jaloux comme jeune homme, si jaloux comme roi de toutes les supériorités qui l'entouraient, ne put s'empêcher de rendre les armes à cette pétulance française dont l'humeur anglaise rehaussait encore l'énergie. Il fut saisi comme un enfant par cette radieuse beauté que suscitait l'esprit. Les yeux de Madame lançaient des éclairs. La gaieté s'échappait de ses lèvres de pourpre comme la persuasion des lèvres du vieux Grec Nestor. Autour des reines et du roi, toute la cour, soumise à ces enchantements, s'apercevait, pour la première fois, qu'on pouvait rire devant le plus grand roi du monde, comme des gens dignes d'être appelés les plus polis et les plus spirituels du monde. Madame eut, dès ce soir, un succès capable d'étourdir quiconque n'eût pas pris naissance dans ces régions élevées qu'on appelle un trône et qui sont à l'abri de semblables vertiges, malgré leur hauteur. À partir de ce moment, Louis XIV regarda Madame comme un personnage. Buckingham la regarda comme une coquette digne des plus cruels supplices. De Guiche la regarda comme une divinité. Les courtisans, comme un astre dont la lumière devait devenir un foyer pour toute faveur, pour toute puissance. Cependant Louis XIV, quelques années auparavant, n'avait pas seulement daigné donner la main à ce laideron pour un ballet. Cependant Buckingham avait adoré cette coquette à deux genoux. Cependant de Guiche avait regardé cette divinité comme une femme. Cependant les courtisans n'avaient pas osé applaudir sur le passage de cet astre dans la crainte de déplaire au roi, à qui cet astre avait autrefois déplu. Voilà ce qui se passait, dans cette mémorable soirée, au jeu du roi. La jeune reine, quoique Espagnole et nièce d'Anne d'Autriche, aimait le roi et ne savait pas dissimuler. Anne d'Autriche, observatrice, comme toute femme et impérieuse comme toute reine, sentit la puissance de Madame et s'inclina tout aussitôt. Ce qui détermina la jeune reine à lever le siège et à rentrer chez elle. À peine le roi fit-il attention à ce départ, malgré les symptômes affectés d'indisposition qui l'accompagnaient. Fort des lois de l'étiquette qu'il commençait à introduire chez lui comme élément de toute relation, Louis XIV ne s'émut point; il offrit la main à Madame sans regarder Monsieur, son frère, et conduisit la jeune princesse jusqu'à la porte de son appartement. On remarqua que, sur le seuil de la porte, Sa Majesté, libre de toute contrainte ou moins forte que la situation, laissa échapper un énorme soupir. Les femmes, car elles remarquent tout, Mlle de Montalais, par exemple, ne manquèrent pas de dire à leurs compagnes: -- Le roi a soupiré. -- Madame a soupiré. C'était vrai. Madame avait soupiré sans bruit, mais avec un accompagnement bien plus dangereux pour le repos du roi. Madame avait soupiré en fermant ses beaux yeux noirs, puis elle les avait rouverts, et, tout chargés qu'ils étaient d'une indicible tristesse, elle les avait relevés sur le roi, dont le visage, à ce moment, s'était empourpré visiblement. Il résultait de cette rougeur, de ces soupirs échangés et de tout ce mouvement royal, que Montalais avait commis une indiscrétion, et que cette indiscrétion avait certainement affecté sa compagne, car Mlle de La Vallière, moins perspicace sans doute, pâlit quand rougit le roi, et, son service l'appelant chez Madame, entra toute tremblante derrière la princesse, sans songer à prendre les gants, ainsi que le cérémonial le voulait. Il est vrai que cette provinciale pouvait alléguer pour excuse le trouble où la jetait la majesté royale. En effet, Mlle de La Vallière, tout occupée de refermer la porte, avait involontairement les yeux attachés sur le roi, qui marchait à reculons. Le roi rentra dans la salle de jeu; il voulut parler à diverses personnes mais l'on put voir qu'il n'avait pas l'esprit fort présent. Il brouilla divers comptes dont profitèrent divers seigneurs qui avaient retenu ces habitudes depuis M. de Mazarin, mauvaise mémoire, mais bonne arithmétique. Ainsi Manicamp, distrait personnage s'il en fut, que le lecteur ne s'y trompe pas, Manicamp, l'homme le plus honnête du monde, ramassa purement et simplement vingt mille livres qui traînaient sur le tapis et dont la propriété ne paraissait légitimement acquise à personne. Ainsi M. de Wardes, qui avait la tête un peu embarrassée par les affaires de la soirée, laissa-t-il soixante louis doubles qu'il avait gagnés à M. de Buckingham, et que celui- ci, incapable comme son père de salir ses mains avec une monnaie quelconque, abandonna au chandelier, ce chandelier dût il être vivant. Le roi ne recouvra un peu de son attention qu'au moment où M. Colbert, qui guettait depuis quelques instants, s'approcha, et, fort respectueusement sans doute, mais avec insistance, déposa un de ses conseils dans l'oreille encore bourdonnante de Sa Majesté. Au conseil, Louis prêta une attention nouvelle, et, aussitôt, jetant ses regards devant lui: -- Est-ce que M. Fouquet, dit-il, n'est plus là? -- Si fait, si fait, Sire, répliqua la voix du surintendant, occupé avec Buckingham. Et il s'approcha. Le roi fit un pas vers lui d'un air charmant et plein de négligence. -- Pardon, monsieur le surintendant, si je trouble votre conversation, dit Louis; mais je vous réclame partout où j'ai besoin de vous. -- Mes services sont au roi toujours, répliqua Fouquet. -- Et surtout votre caisse, dit le roi en riant d'un sourire faux. -- Ma caisse plus encore que le reste, dit froidement Fouquet. -- Voici le fait, monsieur: je veux donner une fête à Fontainebleau. Quinze jours de maison ouverte. J'ai besoin de... Il regarda obliquement Colbert. Fouquet attendit sans se troubler. -- De... dit-il. -- De quatre millions, fit le roi, répondant au sourire cruel de Colbert. -- Quatre millions? dit Fouquet en s'inclinant profondément. Et ses ongles, entrant dans sa poitrine, y creusèrent un sillon sanglant sans que la sérénité de son visage en fût un moment altérée. -- Oui, monsieur, dit le roi. -- Quand, Sire? -- Mais... prenez votre temps... C'est-à-dire... non... le plus tôt possible. -- Il faut le temps. -- Le temps! s'écria Colbert triomphant. -- Le temps de compter les écus, fit le surintendant avec un majestueux mépris; l'on ne tire et l'on ne pèse qu'un million par jour, monsieur. -- Quatre jours, alors, dit Colbert. -- Oh! répliqua Fouquet en s'adressant au roi, mes commis font des prodiges pour le service de Sa Majesté. La somme sera prête dans trois jours. Colbert pâlit à son tour. Louis le regarda étonné. Fouquet se retira sans forfanterie, sans faiblesse, souriant aux nombreux amis dans le regard desquels, seul, il sait une véritable amitié, un intérêt allant jusqu'à la compassion. Il ne fallait pas juger Fouquet sur ce sourire; Fouquet avait, en réalité, la mort dans le coeur. Quelques gouttes de sang tachaient, sous son habit, le fin tissu qui couvrait sa poitrine. L'habit cachait le sang, le sourire, la rage. À la façon dont il aborda son carrosse, ses gens devinèrent que le maître n'était pas de joyeuse humeur. Il résulta de cette intelligence que les ordres s'exécutèrent avec cette précision de manoeuvre que l'on trouve sur un vaisseau de guerre commandé pendant l'orage par un capitaine irrité. Le carrosse ne roula point, il vola. À peine si Fouquet eut le temps de se recueillir durant le trajet. En arrivant, il monta chez Aramis. Aramis n'était point encore couché. Quant à Porthos, il avait soupé fort convenablement d'un gigot braisé, de deux faisans rôtis et d'une montagne d'écrevisses; puis il s'était fait oindre le corps avec des huiles parfumées, à la façon des lutteurs antiques; puis, l'onction achevée, il s'était étendu dans des flanelles et fait transporter dans un lit bassiné. Aramis, nous l'avons dit, n'était point couché. À l'aise dans une robe de chambre de velours, il écrivait lettres sur lettres, de cette écriture si fine et si pressée dont une page tient un quart de volume. La porte s'ouvrit précipitamment; le surintendant parut, pâle, agité, soucieux. Aramis releva la tête. -- Bonsoir, cher hôte! dit-il. Et son regard observateur devina toute cette tristesse, tout ce désordre. -- Beau jeu chez le roi? demanda Aramis pour engager la conversation. Fouquet s'assit, et, du geste, montra la porte au laquais qui l'avait suivi. Puis, quand le laquais fut sorti: -- Très beau! dit-il. Et Aramis, qui le suivait de l'oeil, le vit, avec une impatience fébrile, s'allonger sur les coussins. -- Vous avez perdu, comme toujours? demanda Aramis, sa plume à la main. -- Mieux que toujours, répliqua Fouquet. -- Mais on sait que vous supportez bien la perte, vous. -- Quelquefois. -- Bon! M. Fouquet, mauvais joueur? -- Il y a jeu et jeu, monsieur d'Herblay. -- Combien avez-vous donc perdu, monseigneur? demanda Aramis avec une certaine inquiétude. Fouquet se recueillit un moment pour poser convenablement sa voix, et puis, sans émotion aucune: -- La soirée me coûte quatre millions, dit-il. Et un rire amer se perdit sur la dernière vibration de ces paroles. Aramis ne s'attendait point à un pareil chiffre; il laissa tomber sa plume. -- Quatre millions! dit-il. Vous avez joué quatre millions? Impossible! -- M. Colbert tenait mes cartes, répondit le surintendant avec le même rire sinistre. -- Ah! je comprends maintenant, monseigneur. Ainsi, nouvel appel de fonds? -- Oui, mon ami. -- Par le roi? -- De sa bouche même. Il est impossible d'assommer un homme avec un plus beau sourire. -- Diable! -- Que pensez-vous de cela? -- Parbleu! je pense que l'on veut vous ruiner: c'est clair. -- Ainsi, c'est toujours votre avis? -- Toujours. Il n'y a rien là, d'ailleurs, qui doive vous étonner, puisque c'est ce que nous avons prévu. -- Soit; mais je ne m'attendais pas aux quatre millions. -- Il est vrai que la somme est lourde; mais, enfin, quatre millions ne sont point la mort d'un homme, c'est là le cas de le dire, surtout quand cet homme s'appelle M. Fouquet. -- Si vous connaissiez le fond du coffre, mon cher d'Herblay, vous seriez moins tranquille. -- Et vous avez promis? -- Que vouliez-vous que je fisse? -- C'est vrai. -- Le jour où je refuserai, Colbert en trouvera; où? je n'en sais rien; mais il en trouvera et je serai perdu! -- Incontestablement. Et dans combien de jours avez-vous promis ces quatre millions? -- Dans trois jours. Le roi paraît fort pressé. -- Dans trois jours! -- Oh! mon ami, reprit Fouquet, quand on pense que tout à lheure, quand je passais dans la rue, des gens criaient: «Voilà le riche M. Fouquet qui passe!» En vérité, cher d'Herblay, c'est à en perdre la tête! -- Oh! non, monseigneur, halte-là! la chose n'en vaut pas la peine, dit flegmatiquement Aramis en versant de la poudre sur la lettre qu'il venait d'écrire. -- Alors, un remède, un remède à ce mal sans remède? -- Il n'y en a qu'un: payez. -- Mais à peine si j'ai la somme. Tout doit être épuisé; on a payé Belle-Île; on a payé la pension; l'argent, depuis les recherches des traitants, est rare. En admettant qu'on paie cette fois, comment paiera-t-on l'autre? Car, croyez-le bien, nous ne sommes pas au bout! Quand les rois ont goûté de l'argent, c'est comme les tigres quand ils ont goûté de la chair: ils dévorent! Un jour, il faudra bien que je dise: «Impossible, Sire!» Eh bien! ce jour-là, je serai perdu! Aramis haussa légèrement les épaules. -- Un homme dans votre position, monseigneur, dit-il, n'est perdu que lorsqu'il veut l'être. -- Un homme, dans quelque position qu'il soit, ne peut lutter contre un roi. -- Bah! dans ma jeunesse, j'ai bien lutté, moi, avec le cardinal de Richelieu, qui était roi de France, plus, cardinal! -- Ai-je des armées, des troupes, des trésors? Je n'ai même plus Belle-Île! -- Bah! la nécessité est la mère de l'invention. Quand vous croirez tout perdu... -- Eh bien? -- On découvrira quelque chose d'inattendu qui sauvera tout. -- Et qui découvrira ce merveilleux quelque chose? -- Vous. -- Moi? Je donne ma démission d'inventeur. -- Alors, moi. -- Soit. Mais alors mettez-vous à l'oeuvre sans retard. -- Ah! nous avons bien le temps. -- Vous me tuez avec votre flegme, d'Herblay, dit le surintendant en passant son mouchoir sur son front. -- Ne vous souvenez-vous donc pas de ce que je vous ai dit un jour? -- Que m'avez-vous dit? -- De ne pas vous inquiéter, si vous avez du courage. En avez- vous? -- Je le crois. -- Ne vous inquiétez donc pas. -- Alors, c'est dit, au moment suprême, vous venez à mon aide, d'Herblay? -- Ce ne sera que vous rendre ce que je vous dois, monseigneur. -- C'est le métier des gens de finance que d'aller au-devant des besoins des hommes comme vous, d'Herblay. -- Si l'obligeance est le métier des hommes de finance, la charité est la vertu des gens d'Église. Seulement, cette fois encore, exécutez-vous, monseigneur. Vous n'êtes pas encore assez bas; au dernier moment, nous verrons. -- Nous verrons dans peu, alors. -- Soit. Maintenant, permettez-moi de vous dire que, personnellement, je regrette beaucoup que vous soyez si fort à court d'argent. -- Pourquoi cela? -- Parce que j'allais vous en demander, donc! -- Pour vous? -- Pour moi ou pour les miens, pour les miens ou pour les nôtres. -- Quelle somme? -- Oh! tranquillisez-vous; une somme rondelette, il est vrai, mais peu exorbitante. -- Dites le chiffre! -- Oh! cinquante mille livres. -- Misère! -- Vraiment? -- Sans doute, on a toujours cinquante mille livres. Ah! pourquoi ce coquin que l'on nomme M. Colbert ne se contente-t-il pas comme vous, je me mettrais moins en peine que je ne le fais. Et quand vous faut-il cette somme? -- Pour demain matin. -- Bien, et... -- Ah! c'est vrai, la destination, voulez-vous dire? -- Non, chevalier, non; je n'ai pas besoin d'explication. -- Si fait; c'est demain le 1er juin? -- Eh bien? -- Échéance d'une de nos obligations. -- Nous avons donc des obligations? -- Sans doute, nous payons demain notre dernier tiers. -- Quel tiers? -- Des cent cinquante mille livres de Baisemeaux. -- Baisemeaux! Qui cela? -- Le gouverneur de la Bastille. -- Ah! oui, c'est vrai; vous me faites payer cent cinquante mille francs pour cet homme. -- Allons donc! -- Mais à quel propos? -- À propos de sa charge qu'il a achetée, ou plutôt que nous avons achetée à Louvière et à Tremblay. -- Tout cela est fort vague dans mon esprit. -- Je conçois cela, vous avez tant d'affaires! Cependant, je ne crois pas que vous en ayez de plus importante que celle-ci. -- Alors, dites-moi à quel propos nous avons acheté cette charge. -- Mais pour lui être utile. -- Ah! -- À lui d'abord. -- Et puis ensuite? -- Ensuite à nous. -- Comment, à nous? Vous vous moquez. -- Monseigneur, il y a des temps où un gouverneur de la Bastille est une fort belle connaissance. -- J'ai le bonheur de ne pas vous comprendre, d'Herblay. -- Monseigneur, nous avons nos postes, notre ingénieur, notre architecte, nos musiciens, notre imprimeur, nos peintres; il nous fallait notre gouverneur de la Bastille. -- Ah! vous croyez? -- Monseigneur, ne nous faisons pas illusion; nous sommes fort exposés à aller à la Bastille, cher monsieur Fouquet, ajouta le prélat en montrant sous ses lèvres pâles des dents qui étaient encore ces belles dents adorées trente ans auparavant par Marie Michon. -- Et vous croyez que ce n'est pas trop de cent cinquante mille livres pour cela, d'Herblay? Je vous assure que d'ordinaire vous placez mieux votre argent. -- Un jour viendra où vous reconnaîtrez votre erreur. -- Mon cher d'Herblay, le jour où l'on entre à la Bastille, on n'est plus protégé par le passé. -- Si fait, si les obligations souscrites sont bien en règle; et puis, croyez-moi, cet excellent Baisemeaux n'a pas un coeur de courtisan. Je suis sûr qu'il me gardera bonne reconnaissance de cet argent; sans compter, comme je vous le dis, monseigneur, que je garde les titres. -- Quelle diable d'affaire! De l'usure en matière de bienfaisance! -- Monseigneur, monseigneur, ne vous mêlez point de tout cela; s'il y a usure, c'est moi qui la fais seul; nous en profitons à nous deux, voilà tout. -- Quelque intrigue, d'Herblay?... -- Je ne dis pas non. -- Et Baisemeaux complice. -- Et pourquoi pas? On en a de pires. Ainsi je puis compter demain sur les cinq mille pistoles? -- Les voulez-vous ce soir? -- Ce serait encore mieux, car je veux me mettre en chemin de bonne heure; ce pauvre Baisemeaux, qui ne sait pas ce que je suis devenu, il est sur des charbons ardents. -- Vous aurez la somme dans une heure. Ah! d'Herblay, l'intérêt de vos cent cinquante mille francs ne paiera jamais mes quatre millions, dit Fouquet en se levant. -- Pourquoi pas, monseigneur? -- Bonsoir! j'ai affaire aux commis avant de me coucher. -- Bonne nuit, monseigneur! -- D'Herblay vous me souhaitez l'impossible. -- J'aurai mes cinquante mille livres ce soir? -- Oui. -- Eh bien! dormez sur les deux oreilles, c'est moi qui vous le dis. Bonne nuit, monseigneur! Malgré cette assurance et le ton avec lequel elle était donnée, Fouquet sortit en hochant la tête et en poussant un soupir. Chapitre XCVII -- Les petits comptes de M. Baisemeaux de Montlezun Sept heures sonnaient à Saint-Paul, lorsque Aramis à cheval, en costume de bourgeois, cest-à-dire vêtu de drap de couleur, ayant pour toute distinction une espèce de couteau de chasse au côté, passa devant la rue du Petit-Musc et vint sarrêter en face de la rue des Tournelles, à la porte du château de la Bastille. Deux factionnaires gardaient cette porte. Ils ne firent aucune difficulté pour admettre Aramis, qui entra tout à cheval comme il était, et le conduisirent du geste par un long passage bordé de bâtiments à droite et à gauche. Ce passage conduisait jusquau pont-levis, cest-à-dire jusquà la véritable entrée. Le pont-levis était baissé, le service de la place commençait à se faire. La sentinelle du corps de garde extérieur arrêta Aramis, et lui demanda dun ton assez brusque quelle était la cause qui lamenait. Aramis expliqua avec sa politesse habituelle que la cause qui lamenait était le désir de parler à M. Baisemeaux de Montlezun. Le premier factionnaire appela un second factionnaire placé dans une cage intérieure. Celui-ci mit la tête à son guichet et regarda fort attentivement le nouveau venu. Aramis réitéra lexpression de son désir. Le factionnaire appela aussitôt un bas officier qui se promenait dans une cour assez spacieuse, lequel, apprenant ce dont il sagissait, courut chercher un officier de létat-major du gouverneur. Ce dernier, après avoir écouté la demande dAramis, le pria dattendre un moment, fit quelques pas et revint pour lui demander son nom. -- Je ne puis vous le dire, monsieur, dit Aramis; seulement sachez que jai des choses dune telle importance à communiquer à M. le gouverneur, que je puis répondre davance dune chose, cest que M. de Baisemeaux sera enchanté de me voir. Il y a plus, cest que, lorsque vous lui aurez dit que cest la personne quil attend au 1er juin, je suis convaincu quil accourra lui-même. Lofficier ne pouvait faire entrer dans sa pensée quun homme aussi important que M. le gouverneur se dérangeât pour un autre homme aussi peu important que paraissait lêtre ce petit bourgeois à cheval. -- Justement, monsieur, cela tombe à merveille. M. le gouverneur se préparait à sortir, et vous voyez son carrosse attelé dans la cour du Gouvernement; il naura donc pas besoin de venir au-devant de vous, mais il vous verra en passant. Aramis fit de la tête un signe dassentiment: il ne voulait pas donner de lui-même une trop haute idée; il attendit donc patiemment et en silence, penché sur les arçons de son cheval. Dix minutes ne sétaient pas écoulées, lon vit sébranler le carrosse du gouverneur. Il sapprocha de la porte. Le gouverneur parut, monta dans le carrosse qui sapprêta à sortir. Mais alors la même cérémonie eut lieu pour le maître du logis que pour un étranger suspect; la sentinelle de la cage savança au moment où le carrosse allait passer sous la voûte, et le gouverneur ouvrit sa portière pour obéir le premier à la consigne. De cette façon, la sentinelle put se convaincre que nul ne sortait de la Bastille en fraude. Le carrosse roula sous la voûte. Mais, au moment où lon ouvrait la grille, lofficier sapprocha du carrosse arrêté pour la seconde fois, et dit quelques mots au gouverneur. Aussitôt le gouverneur passa la tête hors de la portière et aperçut Aramis à cheval à lextrémité du pont-levis. Il poussa aussitôt un grand cri de joie, et sortit, ou plutôt sélança de son carrosse, et vint, tout courant, saisir les mains dAramis en lui faisant mille excuses. Peu sen fallut quil ne les lui baisât. -- Que de mal pour entrer à la Bastille, monsieur le gouverneur! Est-ce de même pour ceux quon y envoie malgré eux que pour ceux qui y viennent volontairement? -- Pardon, pardon. Ah! monseigneur, que de joie jéprouve à voir Votre Grandeur! -- Chut! Y songez-vous, mon cher monsieur de Baisemeaux! Que voulez vous quon pense de voir un évêque dans lattirail où je suis? -- Ah! pardon, excuse, je ny songeais pas... Le cheval de Monsieur à lécurie! cria Baisemeaux. -- Non pas, non pas, dit Aramis, peste! -- Pourquoi cela? -- Parce quil y a cinq mille pistoles dans le porte-manteau. Le visage du gouverneur devint si radieux, que les prisonniers, sils leussent vu, eussent pu croire quil lui arrivait quelque prince du sang. -- Oui, oui, vous avez raison, au Gouvernement le cheval. Voulez- vous, mon cher monsieur dHerblay, que nous remontions en voiture pour aller jusque chez moi? -- Monter en voiture pour traverser une cour, monsieur le gouverneur! me croyez-vous donc si invalide? Non pas, à pied, monsieur le gouverneur, à pied. Baisemeaux offrit alors son bras comme appui, mais le prélat nen fit point usage. Ils arrivèrent ainsi au Gouvernement, Baisemeaux se frottant les mains et lorgnant le cheval du coin de loeil, Aramis regardant les murailles noires et nues. Un vestibule assez grandiose, un escalier droit en pierres blanches, conduisaient aux appartements de Baisemeaux. Celui-ci traversa lantichambre, la salle à manger, où lon apprêtait le déjeuner, ouvrit une petite porte dérobée, et senferma avec son hôte dans un grand cabinet dont les fenêtres souvraient obliquement sur les cours et les écuries. Baisemeaux installa le prélat avec cette obséquieuse politesse dont un bon homme ou un homme reconnaissant connaît seul le secret. Fauteuil à bras, coussin sous les pieds, table roulante pour appuyer la main, le gouverneur prépara tout lui-même. Lui-même aussi plaça sur cette table avec un soin religieux le sac dor quun de ses soldats avait monté avec non moins de respect quun prêtre apporte le saint sacrement. Le soldat sortit. Baisemeaux alla fermer derrière lui la porte, tira un rideau de la fenêtre, et regarda dans les yeux dAramis pour voir si le prélat ne manquait de rien. -- Eh bien! monseigneur, dit-il sans sasseoir, vous continuez à être le plus fidèle des gens de parole? -- En affaires, cher monsieur de Baisemeaux, lexactitude nest pas une vertu, cest un simple devoir. -- Oui, en affaires, je comprends; mais ce nest point une affaire que vous faites avec moi, monseigneur, cest un service que vous me rendez. -- Allons, allons, cher monsieur Baisemeaux, avouez que, malgré cette exactitude, vous navez point été sans quelque inquiétude. -- Sur votre santé, oui, certainement, balbutia Baisemeaux. -- Je voulais venir hier, mais je nai pu, étant trop fatigué, continua Aramis. Baisemeaux sempressa de glisser un autre coussin sous les reins de son hôte. -- Mais, reprit Aramis, je me suis promis de venir vous visiter aujourdhui de bon matin. -- Vous êtes excellent, monseigneur. -- Et bien men a pris de ma diligence, ce me semble. -- Comment cela? -- Oui, vous alliez sortir. Baisemeaux rougit. -- En effet, dit-il, je sortais. -- Alors je vous dérange? Lembarras de Baisemeaux devint visible. -- Alors je vous gêne, continua Aramis, en fixant son regard incisif sur le pauvre gouverneur. Si jeusse su cela, je ne fusse point venu. -- Ah! monseigneur, comment pouvez-vous croire que vous me gênez jamais, vous! -- Avouez que vous alliez en quête dargent. -- Non! balbutia Baisemeaux; non, je vous jure. -- M. le gouverneur va-t-il toujours chez M. Fouquet? cria den bas la voix du major. Baisemeaux courut comme un fou à la fenêtre. -- Non, non, cria-t-il désespéré. Qui diable parle donc de M. Fouquet? Est on ivre là-bas? Pourquoi me dérange-t-on quand je suis en affaire? -- Vous alliez chez M. Fouquet, dit Aramis en se pinçant les lèvres; chez labbé ou chez le surintendant? Baisemeaux avait bonne envie de mentir, mais il nen eut pas le courage. -- Chez M. le surintendant, dit-il. -- Alors, vous voyez bien que vous aviez besoin dargent, puisque vous alliez chez celui qui en donne. -- Mais non, monseigneur. -- Allons, vous vous défiez de moi. -- Mon cher seigneur, la seule incertitude, la seule ignorance où jétais du lieu que vous habitez... -- Oh! vous eussiez eu de largent chez M. Fouquet, cher monsieur Baisemeaux, cest un homme qui a la main ouverte. -- Je vous jure que je neusse jamais osé demander de largent à M. Fouquet. Je lui voulais demander votre adresse, voilà tout. -- Mon adresse chez M. Fouquet? sécria Aramis en ouvrant malgré lui les yeux. -- Mais, fit Baisemeaux troublé par le regard du prélat, oui, sans doute, chez M. Fouquet. -- Il ny a pas de mal à cela, cher monsieur Baisemeaux; seulement, je me demande pourquoi chercher mon adresse chez M. Fouquet. -- Pour vous écrire. -- Je comprends, fit Aramis en souriant; aussi, nétait-ce pas cela que je voulais dire; je ne vous demande pas pour quoi faire vous cherchiez mon adresse, je vous demande à quel propos vous alliez la chercher chez M. Fouquet? -- Ah! dit Baisemeaux, parce que M. Fouquet ayant Belle-Île... -- Eh bien? -- Belle-Île, qui est du diocèse de Vannes, et que; comme vous êtes évêque de Vannes... -- Cher monsieur de Baisemeaux, puisque vous saviez que jétais évêque de Vannes, vous naviez point besoin de demander mon adresse à M. Fouquet. -- Enfin, monsieur, dit Baisemeaux aux abois, ai-je commis une inconséquence? En ce cas, je vous en demande bien pardon. -- Allons donc! Et en quoi pouviez-vous avoir commis une inconséquence? demanda tranquillement Aramis. Et tout en rassérénant son visage, et tout en souriant au gouverneur, Aramis se demandait comment Baisemeaux, qui ne savait pas son adresse, savait cependant que Vannes était sa résidence. «Jéclaircirai cela», dit-il en lui-même. Puis tout haut: -- Voyons, mon cher gouverneur, dit-il, voulez-vous que nous fassions nos petits comptes? -- À vos ordres, monseigneur. Mais auparavant, dites-moi, monseigneur... -- Quoi? -- Ne me ferez-vous point lhonneur de déjeuner avec moi comme dhabitude? -- Si fait, très volontiers. -- À la bonne heure! Baisemeaux frappa trois coups sur un timbre. -- Cela veut dire? demanda Aramis. -- Que jai quelquun à déjeuner et que lon agisse en conséquence. -- Ah! diable! Et vous frappez trois fois! Vous mavez lair, savez-vous bien, mon cher gouverneur, de faire des façons avec moi? -- Oh! par exemple! Dailleurs, cest bien le moins que je vous reçoive du mieux que je puis. -- À quel propos? -- Cest quil ny a pas de prince qui ait fait pour moi ce que vous avez fait, vous! -- Allons, encore! -- Non, non... -- Parlons dautre chose. Ou plutôt, dites-moi, faites-vous vos affaires à la Bastille? -- Mais oui. -- Le prisonnier donne donc? -- Pas trop. -- Diable! -- M. de Mazarin nétait pas assez rude. -- Ah! oui, il vous faudrait un gouvernement soupçonneux, notre ancien cardinal... -- Oui, sous celui-là, cela allait bien. Le frère de Son Éminence grise y a fait sa fortune. -- Croyez-moi, mon cher gouverneur, dit Aramis en se rapprochant de Baisemeaux, un jeune roi vaut un vieux cardinal. La jeunesse a ses défiances, ses colères, ses passions, si la vieillesse a ses haines, ses précautions, ses craintes. Avez-vous payé vos trois ans de bénéfices à Louvière et à Tremblay? -- Oh! mon Dieu, oui. -- De sorte quil ne vous reste plus à leur donner que les cinquante mille livres que je vous apporte? -- Oui. -- Ainsi, pas déconomies? -- Ah! monseigneur, en donnant cinquante mille livres de mon côté à ces messieurs, je vous jure que je leur donne tout ce que je gagne. Cest ce que je disais encore hier au soir à M. dArtagnan. -- Ah! fit Aramis, dont les yeux brillèrent mais séteignirent à linstant, ah! hier, vous avez vu dArtagnan!... Et comment se porte-t-il, ce cher ami? -- À merveille. -- Et que lui disiez-vous, monsieur de Baisemeaux? -- Je lui disais, continua le gouverneur sans sapercevoir de son étourderie, je lui disais que je nourrissais trop bien mes prisonniers. -- Combien en avez-vous? demanda négligemment Aramis. -- Soixante. -- Eh! eh! cest un chiffre assez rond. -- Ah! monseigneur, autrefois il y avait des années de deux cents. -- Mais enfin un minimum de soixante, voyons, il ny a pas encore trop à se plaindre. -- Non, sans doute, car à tout autre que moi chacun devrait rapporter cent cinquante pistoles. -- Cent cinquante pistoles! -- Dame! calculez: pour un prince du sang, par exemple, jai cinquante livres par jour. -- Seulement, vous navez pas de prince du sang, à ce que je suppose du moins, fit Aramis avec un léger tremblement dans la voix. -- Non, Dieu merci! cest-à-dire non, malheureusement. -- Comment, malheureusement? -- Sans doute, ma place en serait bonifiée. -- Cest vrai. -- Jai donc, par prince du sang, cinquante livres. -- Oui. -- Par maréchal de France, trente-six livres. -- Mais pas plus de maréchal de France en ce moment que de prince du sang, nest-ce pas? -- Hélas! non; il est vrai que les lieutenants généraux et les brigadiers sont à vingt-quatre livres, et que jen ai deux. -- Ah! ah! -- Il y a après cela les conseillers au Parlement, qui me rapportent quinze livres. -- Et combien en avez-vous? -- Jen ai quatre. -- Je ne savais pas que les conseillers fussent dun si bon rapport. -- Oui, mais de quinze livres, je tombe tout de suite à dix. -- À dix? -- Oui, pour un juge ordinaire, pour un homme défenseur, pour un ecclésiastique, dix livres. -- Et vous en avez sept? Bonne affaire! -- Non, mauvaise! -- En quoi? -- Comment voulez-vous que je ne traite pas ces pauvres gens, qui sont quelque chose, enfin, comme je traite un conseiller au Parlement? -- En effet, vous avez raison, je ne vois pas cinq livres de différence entre eux. -- Vous comprenez, si jai un beau poisson, je le paie toujours quatre ou cinq livres; si jai un beau poulet, il me coûte une livre et demie. Jengraisse bien des élèves de basse-cour; mais il me faut acheter le grain, et vous ne pouvez vous imaginer larmée de rats que nous avons ici. -- Eh bien! pourquoi ne pas leur opposer une demi-douzaine de chats? -- Ah! bien oui, des chats, ils les mangent; jai été forcé dy renoncer; jugez comme ils traitent mon grain. Je suis forcé davoir des terriers que je fais venir dAngleterre pour étrangler les rats. Les chiens ont un appétit féroce; ils mangent autant quun prisonnier de cinquième ordre, sans compter quils métranglent quelquefois mes lapins et mes poules. Aramis écoutait-il, nécoutait-il pas? nul neût pu le dire: ses yeux baissés annonçaient lhomme attentif, sa main inquiète annonçait lhomme absorbé. Aramis méditait. -- Je vous disais donc, continua Baisemeaux, quune volaille passable me revenait à une livre et demie, et quun bon poisson me coûtait quatre ou cinq livres. On fait trois repas à la Bastille, les prisonniers, nayant rien à faire, mangent toujours; un homme de dix livres me coûte sept livres et dix sous. -- Mais vous me disiez que ceux de dix livres, vous les traitiez comme ceux de quinze livres? -- Oui, certainement. -- Très bien! alors vous gagnez sept livres dix sous sur ceux de quinze livres? -- Il faut bien compenser, dit Baisemeaux, qui vit quil sétait laissé prendre. -- Vous avez raison, cher gouverneur; mais est-ce que vous navez pas de prisonniers au-dessous de dix livres? -- Oh! que si fait; nous avons le bourgeois et lavocat. -- À la bonne heure. Taxés à combien? -- À cinq livres. -- Est-ce quils mangent, ceux-là? -- Pardieu! seulement, vous comprenez quon ne leur donne pas tous les jours une sole ou un poulet dégraissé, ni des vins dEspagne à tous leurs repas; mais enfin ils voient encore trois fois la semaine un bon plat à leur dîner. -- Mais cest de la philanthropie, cela, mon cher gouverneur, et vous devez vous ruiner. -- Non. Comprenez bien: quand le quinze livres na pas achevé sa volaille, ou que le dix livres a laissé un bon reste, je lenvoie au cinq livres; cest une ripaille pour le pauvre diable. Que voulez-vous! il faut être charitable. -- Et quavez-vous à peu près sur les cinq livres? -- Trente sous. -- Allons, vous êtes un honnête homme, Baisemeaux! -- Merci! -- Non, en vérité, je le déclare. -- Merci, merci, monseigneur. Mais je crois que vous avez raison, maintenant. Savez-vous pourquoi je souffre? -- Non. -- Eh bien! cest pour les petits-bourgeois et les clercs dhuissier taxés à trois livres. Ceux-là ne voient pas souvent des carpes du Rhin ni des esturgeons de la Manche. -- Bon! est-ce que les cinq livres ne feraient pas de restes par hasard? -- Oh! monseigneur, ne croyez pas que je sois ladre à ce point, et je comble de bonheur le petit-bourgeois ou le clerc dhuissier, en lui donnant une aile de perdrix rouge, un filet de chevreuil, une tranche de pâté aux truffes, des mets quil na jamais vus quen songe; enfin ce sont les restes des vingt-quatre livres; il mange, il boit, au dessert il crie: «Vive le roi!» et bénit la Bastille, avec deux bouteilles dun joli vin de Champagne qui me revient à cinq sous, je le grise chaque dimanche. Oh! ceux-là me bénissent, ceux-là regrettent la prison lorsquils la quittent. Savez-vous ce que jai remarqué? -- Non, en vérité. -- Eh bien! jai remarqué... Savez-vous que cest un bonheur pour ma maison? Eh bien! jai remarqué que certains prisonniers libérés se sont fait réincarcérer presque aussitôt. Pourquoi serait-ce faire, sinon pour goûter de ma cuisine? Oh! mais cest à la lettre! Aramis sourit dun air de doute. -- Vous souriez? -- Oui. -- Je vous dis que nous avons des noms portés trois fois dans lespace de deux ans. -- Il faudrait que je le visse pour le croire. -- Oh! lon peut vous montrer cela, quoiquil soit défendu de communiquer les registres aux étrangers. -- Je le crois. -- Mais vous, monseigneur, si vous tenez à voir la chose de vos yeux... -- Jen serais enchanté, je lavoue. -- Eh bien! soit! Baisemeaux alla vers une armoire et en tira un grand registre. Aramis le suivait ardemment des yeux. Baisemeaux revint, posa le registre sur la table, le feuilleta un instant, et sarrêta à la lettre M. -- Tenez, dit-il, par exemple, vous voyez bien. -- Quoi? -- «Martinier, janvier 1659. Martinier, juin 1660. Martinier, mars 1661, pamphlets, mazarinades, etc.» Vous comprenez que ce nest quun prétexte: on nétait pas embastillé pour des mazarinades; le compère allait se dénoncer lui-même pour quon lembastillât. Et dans quel but, monsieur? Dans le but de revenir manger ma cuisine à trois livres. -- À trois livres! le malheureux! -- Oui, monseigneur; le poète est au dernier degré, cuisine du petit-bourgeois et du clerc dhuissier; mais, je vous le disais, cest justement à ceux-là que je fais des surprises. Et Aramis, machinalement, tournait les feuillets du registre, continuant de lire sans paraître seulement sintéresser aux noms quil lisait. -- En 1661, vous voyez, dit Baisemeaux, quatre-vingts écrous; en 1659, quatre-vingts. -- Ah! Seldon, dit Aramis; je connais ce nom, ce me semble. Nest- ce pas vous qui maviez parlé dun jeune homme? -- Oui! oui! un pauvre diable détudiant qui fit... Comment appelez-vous ça, deux vers latins qui se touchent? -- Un distique. -- Oui, cest cela. -- Le malheureux! pour un distique! -- Peste! comme vous y allez! Savez-vous quil la fait contre les jésuites, ce distique? -- Cest égal, la punition me paraît bien sévère. -- Ne le plaignez pas: lannée passée, vous avez paru vous intéresser à lui. -- Sans doute. -- Eh bien! comme votre intérêt est tout-puissant ici, monseigneur, depuis ce jour je le traite comme un quinze livres. -- Alors, comme celui-ci, dit Aramis, qui avait continué de feuilleter, et qui sétait arrêté à un des noms qui suivaient celui de Martinier. -- Justement, comme celui-ci. -- Est-ce un Italien que ce Marchiali? demanda Aramis en montrant du bout du doigt le nom qui avait attiré son attention. -- Chut! fit Baisemeaux. -- Comment, chut? dit Aramis en crispant involontairement sa main blanche. -- Je croyais vous avoir déjà parlé de ce Marchiali. -- Non, cest la première fois que jentends prononcer son nom. -- Cest possible, je vous en aurai parlé sans vous le nommer. -- Et cest un vieux pêcheur, celui-là? demanda Aramis en essayant de sourire. -- Non, il est tout jeune, au contraire. -- Ah! ah! son crime est donc bien grand? -- Impardonnable! -- Il a assassiné? -- Bah! -- Incendié? -- Bah! -- Calomnié? -- Eh! non. Cest celui qui... Et Baisemeaux sapprocha de loreille dAramis en faisant de ses deux mains un cornet dacoustique. -- Cest celui qui se permet de ressembler au... -- Ah! oui, oui, dit Aramis. Je sais en effet, vous men aviez déjà parlé lan dernier; mais le crime mavait paru si léger... -- Léger! -- Ou plutôt si involontaire... -- Monseigneur, ce nest pas involontairement que lon surprend une pareille ressemblance. -- Enfin, je lavais oublié, voilà le fait. Mais, tenez, mon cher hôte, dit Aramis en fermant le registre, voilà, je crois, que lon nous appelle. Baisemeaux prit le registre, le reporta vivement vers larmoire quil ferma, et dont il mit la clef dans sa poche. -- Vous plaît-il que nous déjeunions, monseigneur? dit-il. Car vous ne vous trompez pas, on nous appelle pour le déjeuner. -- À votre aise, mon cher gouverneur. Et ils passèrent dans la salle à manger. Chapitre XCVIII -- Le déjeuner de M. de Baisemeaux Aramis était sobre dordinaire; mais, cette fois, tout en se ménageant fort sur le vin, il fit honneur au déjeuner de Baisemeaux, qui dailleurs était excellent. Celui-ci, de son côté, sanimait dune gaieté folâtre; laspect des cinq mille pistoles, sur lesquelles il tournait de temps en temps les yeux, épanouissait son coeur. De temps en temps aussi, il regardait Aramis avec un doux attendrissement. Celui-ci se renversait sur sa chaise et prenait du bout des lèvres dans son verre quelques gouttes de vin quil savourait en connaisseur. -- Quon ne vienne plus me dire du mal de lordinaire de la Bastille, dit-il en clignant les yeux; heureux les prisonniers qui ont par jour seulement une demi-bouteille de ce bourgogne! -- Tous les quinze francs en boivent, dit Baisemeaux. Cest un Volnay fort vieux. -- Ainsi notre pauvre écolier, notre pauvre Seldon, en a, de cet excellent Volnay? -- Non pas! non pas! -- Je croyais vous avoir entendu dire quil était à quinze livres. -- Lui! jamais! un homme qui fait des districts... Comment dites- vous cela? -- Des distiques. -- À quinze livres! allons donc! Cest son voisin qui est à quinze livres. -- Son voisin? -- Oui. -- Lequel? -- Lautre; le deuxième Bertaudière. -- Mon cher gouverneur, excusez-moi, mais vous parlez une langue pour laquelle il faut un certain apprentissage. -- Cest vrai, pardon; deuxième Bertaudière, voyez-vous, veut dire celui qui occupe le deuxième étage de la tour de la Bertaudière. -- Ainsi la Bertaudière est le nom dune des tours de la Bastille? Jai, en effet, entendu dire que chaque tour avait son nom. Et où est cette tour? -- Tenez, venez, dit Baisemeaux en allant à la fenêtre. Cest cette tour à gauche, la deuxième. -- Très bien. Ah! cest là quest le prisonnier à quinze livres? -- Oui. -- Et depuis combien de temps y est-il? -- Ah! dame! depuis sept ou huit ans, à peu près. -- Comment, à peu près? Vous ne savez pas plus sûrement vos dates? -- Ce nétait pas de mon temps, cher monsieur dHerblay. -- Mais Louvière, mais Tremblay, il me semble quils eussent dû vous instruire. -- Oh! mon cher monsieur... Pardon, pardon, monseigneur. -- Ne faites pas attention. Vous disiez? -- Je disais que les secrets de la Bastille ne se transmettent pas avec les clefs du gouvernement. -- Ah çà? cest donc un mystère que ce prisonnier, un secret dÉtat? -- Oh! un secret État, non, je ne crois pas; cest un secret comme tout ce qui se fait à la Bastille. -- Très bien, dit Aramis; mais alors pourquoi parlez-vous plus librement de Seldon que de... -- Que du deuxième Bertaudière? -- Oui. -- Mais parce quà mon avis le crime dun homme qui a fait un distique est moins grand que celui qui ressemble au... -- Oui, oui, je vous comprends, mais les guichetiers... -- Eh bien! les guichetiers? -- Ils causent avec vos prisonniers. -- Sans doute. -- Alors vos prisonniers doivent leur dire quils ne sont pas coupables. -- Ils ne leur disent que cela, cest la formule générale, cest lantienne universelle. -- Oui, mais maintenant cette ressemblance dont vous parliez tout à lheure? -- Après? -- Ne peut-elle pas frapper vos guichetiers? -- Oh! mon cher monsieur dHerblay, il faut être homme de cour comme vous pour soccuper de tous ces détails-là. -- Vous avez mille fois raison, mon cher monsieur de Baisemeaux. Encore une goutte de ce Volnay, je vous prie. -- Pas une goutte, un verre. -- Non, non. Vous êtes resté mousquetaire jusquau bout des ongles, tandis que, moi, je suis devenu évêque. Une goutte pour moi, un verre pour vous. -- Soit. Aramis et le gouverneur trinquèrent. -- Et puis, dit Aramis en fixant son regard brillant sur le rubis en fusion élevé par sa main à la hauteur de son oeil, comme sil eût voulu jouir par tous les sens à la fois; et puis ce que vous appelez une ressemblance, vous, un autre ne la remarquerait peut- être pas. -- Oh! que si. Tout autre qui connaîtrait, enfin, la personne à laquelle il ressemble. -- Je crois, cher monsieur de Baisemeaux, que cest tout simplement un jeu de votre esprit. -- Non pas, sur ma parole. -- Écoutez, continua Aramis: jai vu beaucoup de gens ressembler à celui que nous disons, mais par respect on nen parlait pas. -- Sans doute parce quil y a ressemblance et ressemblance; celle- là est frappante, et si vous le voyiez... -- Eh bien? -- Vous en conviendriez vous-même. -- Si je le voyais, dit Aramis dun air dégagé; mais je ne le verrai pas, selon toute probabilité. -- Et pourquoi? -- Parce que, si je mettais seulement le pied dans une de ces horribles chambres, je me croirais à tout jamais enterré. -- Eh non! lhabitation est bonne. -- Nenni. -- Comment, nenni? -- Je ne vous crois pas sur parole, voilà tout. -- Permettez, permettez, ne dites pas de mal de la deuxième... Bertaudière. Peste! cest une bonne chambre, meublée fort agréablement, ayant tapis. -- Diable! -- Oui! oui! il na pas été malheureux, ce garçon-là, le meilleur logement de la Bastille a été pour lui. En voilà une chance! -- Allons! allons! dit froidement Aramis, vous ne me ferez jamais croire quil y ait de bonnes chambres à la Bastille; et quant à vos tapis... -- Eh bien! quant à mes tapis?... -- Eh bien! ils nexistent que dans votre imagination; je vois des araignées, des rats, des crapauds même. -- Des crapauds? Ah! dans les cachots, je ne dis pas. -- Mais je vois peu de meubles et pas du tout de tapis. -- Êtes-vous homme à vous convaincre par vos yeux? dit Baisemeaux avec entraînement. -- Non! oh! pardieu, non! -- Même pour vous assurer de cette ressemblance, que vous niez comme les tapis? -- Quelque spectre, quelque ombre, un malheureux mourant. -- Non pas! non pas! Un gaillard se portant comme le pont Neuf. -- Triste, maussade? -- Pas du tout: folâtre. -- Allons donc! -- Cest le mot. Il est lâché, je ne le retire pas. -- Cest impossible! -- Venez. -- Où cela? -- Avec moi. -- Quoi faire? -- Un tour de Bastille. -- Comment? -- Vous verrez, vous verrez par vous-même, vous verrez de vos yeux. -- Et les règlements? -- Oh! quà cela ne tienne. Cest le jour de sortie de mon major; le lieutenant est en ronde sur les bastions; nous sommes maîtres chez nous. -- Non, non, cher gouverneur; rien que de penser au bruit des verrous quil nous faudra tirer, jen ai le frisson. -- Allons donc! -- Vous nauriez quà moublier dans quelque troisième ou quatrième Bertaudière... Brou!... -- Vous voulez rire? -- Non, je vous parle sérieusement. -- Vous refusez une occasion unique. Savez-vous que, pour obtenir la faveur que je vous propose gratis, certains princes du sang ont offert jusquà cinquante mille livres? -- Décidément, cest donc bien curieux? -- Le fruit défendu, monseigneur! le fruit défendu! Vous qui êtes dÉglise, vous devez savoir cela. -- Non. Si javais quelque curiosité, moi, ce serait pour le pauvre écolier du distique. -- Eh bien! voyons, celui-là; il habite la troisième Bertaudière, justement. -- Pourquoi dites-vous justement? -- Parce que, moi, si javais une curiosité, ce serait pour la belle chambre tapissée et pour son locataire. -- Bah! des meubles, cest banal; une figure insignifiante, cest sans intérêt. -- Un quinze livres, monseigneur, un quinze livres, cest toujours intéressant. -- Eh! justement joubliais de vous interroger là-dessus. Pourquoi quinze livres à celui-là et trois livres seulement au pauvre Seldon? -- Ah! voyez, cest une chose superbe que cette distinction, mon cher monsieur, et voilà où lon voit éclater la bonté du roi... -- Du roi! du roi! -- Du cardinal, je veux dire.» Ce malheureux, sest dit M. de Mazarin, ce malheureux est destiné à demeurer toujours en prison.» -- Pourquoi? -- Dame! il me semble que son crime est éternel, et que, par conséquent, le châtiment doit lêtre aussi. -- Éternel? -- Sans doute. Sil na pas le bonheur davoir la petite vérole, vous comprenez... et cette chance même lui est difficile, car on na pas de mauvais air à la Bastille. -- Votre raisonnement est on ne peut plus ingénieux, cher monsieur de Baisemeaux. -- Nest-ce pas? -- Vous vouliez donc dire que ce malheureux devait souffrir sans trêve et sans fin... -- Souffrir, je nai pas dit cela, monseigneur; un quinze livres ne souffre pas. -- Souffrir la prison, au moins? -- Sans doute, cest une fatalité; mais cette souffrance, on la lui adoucit. Enfin, vous en conviendrez, ce gaillard-là nétait pas venu au monde pour manger toutes les bonnes choses quil mange. Pardieu! vous allez voir: nous avons ici ce pâté intact, ces écrevisses auxquelles nous avons à peine touché, des écrevisses de Marne, grosses comme des langoustes, voyez. Eh bien! tout cela va prendre le chemin de la Deuxième Bertaudière, avec une bouteille de ce Volnay que vous trouvez si bon. Ayant vu, vous ne douterez plus, jespère. -- Non, mon cher gouverneur, non; mais, dans tout cela, vous ne pensez quaux bienheureuses quinze livres, et vous oubliez toujours le pauvre Seldon, mon protégé. -- Soit! à votre considération, jour de fête pour lui: il aura des biscuits et des confitures, avec ce flacon de porto. -- Vous êtes un brave homme, je vous lai déjà dit et je vous le répète, mon cher Baisemeaux. -- Partons, partons, dit le gouverneur un peu étourdi, moitié par le vin quil avait bu, moitié par les éloges dAramis. -- Souvenez-vous que cest pour vous obliger, ce que jen fais, dit le prélat. -- Oh! vous me remercierez en rentrant. -- Partons donc. -- Attendez que je prévienne le porte-clefs. Baisemeaux sonna deux coups, un homme parut. -- Je vais aux tours! cria le gouverneur. Pas de gardes, pas de tambours, pas de bruit, enfin! -- Si je ne laissais ici mon manteau, dit Aramis, en affectant la crainte, je croirais, en vérité, que je vais en prison pour mon propre compte. Le porte-clefs précéda le gouverneur; Aramis prit la droite; quelques soldats épars dans la cour se rangèrent, fermes comme des pieux, sur le passage du gouverneur. Baisemeaux fit franchir à son hôte plusieurs marches qui menaient à une espèce desplanade; de là, on vint au pont-levis, sur lequel les factionnaires reçurent le gouverneur et le reconnurent. -- Monsieur, dit alors le gouverneur en se retournant du côté dAramis et en parlant de façon que les factionnaires ne perdissent point une de ses paroles; monsieur, vous avez bonne mémoire, nest-ce pas? -- Pourquoi? demanda Aramis. -- Pour vos plans et pour vos mesures, car vous savez quil nest pas permis, même aux architectes, dentrer chez les personnes avec du papier, des plumes ou un crayon. «Bon! se dit Aramis à lui-même, il paraît que je suis un architecte. Nest-ce pas encore là une plaisanterie de dArtagnan, qui ma vu ingénieur à Belle-Île?» Puis, tout haut: -- Tranquillisez-vous, monsieur le gouverneur; dans notre état, le coup doeil et la mémoire suffisent. Baisemeaux ne sourcilla point: les gardes prirent Aramis pour ce quil semblait être. -- Eh bien! allons dabord à la Bertaudière, dit Baisemeaux toujours avec lintention dêtre entendu des factionnaires. -- Allons, répondit Aramis. Puis, sadressant au porte-clefs: -- Tu profiteras de cela, lui dit-il, pour porter au numéro 2 les friandises que jai désignées. -- Le numéro 3, cher monsieur de Baisemeaux, le numéro 3, vous loubliez toujours. -- Cest vrai. Ils montèrent. Ce quil y avait de verrous, de grilles et de serrures pour cette seule cour eût suffi à la sûreté dune ville entière. Aramis nétait ni un rêveur ni un homme sensible; il avait fait des vers dans sa jeunesse; mais il était sec de coeur, comme tout homme de cinquante cinq ans qui a beaucoup aimé les femmes ou plutôt qui en a été fort aimé. Mais, lorsquil posa le pied sur les marches de pierre usées par lesquelles avaient passé tant dinfortunes, lorsquil se sentit imprégné de latmosphère de ces sombres voûtes humides de larmes, il fut, sans nul doute, attendri, car son front se baissa, car ses yeux se troublèrent, et il suivit Baisemeaux sans lui adresser une parole. Chapitre XCIX -- Le deuxième de la Bertaudière Au deuxième étage, soit fatigue, soit émotion, la respiration manqua au visiteur. Il sadossa contre le mur. -- Voulez-vous commencer par celui-ci? dit Baisemeaux. Puisque nous allons de lun chez lautre, peu importe, ce me semble, que nous montions du second au troisième, ou que nous descendions du troisième au second. Il y a, dailleurs, aussi certaines réparations à faire dans cette chambre, se hâta-t-il dajouter à lintention du guichetier qui se trouvait à la portée de la voix. -- Non! non! sécria vivement Aramis; plus haut, plus haut, monsieur le gouverneur, sil vous plaît; le haut est le plus pressé. Ils continuèrent de monter. -- Demandez les clefs au geôlier, souffla tout bas Aramis. -- Volontiers. Baisemeaux prit les clefs et ouvrit lui-même la porte de la troisième chambre. Le porte-clefs entra le premier et déposa sur une table les provisions que le bon gouverneur appelait des friandises. Puis il sortit. Le prisonnier navait pas fait un mouvement. Alors Baisemeaux entra à son tour, tandis quAramis se tenait sur le seuil. De là, il vit un jeune homme, un enfant de dix-huit ans qui, levant la tête au bruit inaccoutumé, se jeta à bas de son lit en apercevant le gouverneur, et, joignant les mains, se mit à crier: -- Ma mère! ma mère! Laccent de ce jeune homme contenait tant de douleur, quAramis se sentit frissonner malgré lui. -- Mon cher hôte, lui dit Baisemeaux en essayant de sourire, je vous apporte à la fois une distraction et un extra, la distraction pour lesprit et lextra pour le corps. Voilà Monsieur qui va prendre des mesures sur vous, et voilà des confitures pour votre dessert. -- Oh! monsieur! monsieur! dit le jeune homme, laissez-moi seul pendant un an, nourrissez-moi de pain et deau pendant un an, mais dites-moi quau bout dun an je sortirai dici, dites-moi quau bout dun an je reverrai ma mère! -- Mais, mon cher ami, dit Baisemeaux, je vous ai entendu dire à vous-même quelle était fort pauvre, votre mère, que vous étiez fort mal logé chez elle, tandis quici, peste! -- Si elle était pauvre, monsieur, raison de plus pour quon lui rende son soutien. Mal logé chez elle? Oh! monsieur, on est toujours bien logé quand on est libre. -- Enfin, puisque vous dites vous-même que vous navez fait que ce malheureux distique... -- Et sans intention, monsieur, sans intention aucune, je vous jure; je lisais _Martial_ quand lidée men est venue. Oh! monsieur, quon me punisse, moi, quon me coupe la main avec laquelle je lai écrit, je travaillerai de lautre; mais quon me rende ma mère. -- Mon enfant, dit Baisemeaux, vous savez que cela ne dépend pas de moi; je ne puis que vous augmenter votre ration, vous donner un petit verre de porto, vous glisser un biscuit entre deux assiettes. -- Ô mon Dieu! mon Dieu! sécria le jeune homme en se renversant en arrière et en se roulant sur le parquet. Aramis, incapable de supporter plus longtemps cette scène, se retira jusque sur le palier. -- Le malheureux! murmurait-il tout bas. -- Oh! oui, monsieur, il est bien malheureux; mais cest la faute de ses parents. -- Comment cela? -- Sans doute... Pourquoi lui faisait-on apprendre le latin?... Trop de science, voyez-vous, monsieur, ça nuit... Moi, je ne sais ni lire ni écrire: aussi je ne suis pas en prison. Aramis regarda cet homme, qui appelait nêtre pas en prison être geôlier à la Bastille. Quant à Baisemeaux, voyant le peu deffet de ses conseils et de son vin de Porto, il sortit tout troublé. -- Eh bien! et la porte! la porte! dit le geôlier, vous oubliez de refermer la porte. -- Cest vrai, dit Baisemeaux. Tiens, tiens, voilà les clefs. -- Je demanderai la grâce de cet enfant, dit Aramis. -- Et si vous ne lobtenez pas, dit Baisemeaux, demandez au moins quon le porte à dix livres, cela fait que nous y gagnerons tous les deux. -- Si lautre prisonnier appelle aussi sa mère, fit Aramis, jaime mieux ne pas entrer, je prendrai mesure du dehors. -- Oh! oh! dit le geôlier, nayez pas peur, monsieur larchitecte, celui-là, il est doux comme un agneau; pour appeler sa mère, il faudrait quil parlât, et il ne parle jamais. -- Alors entrons, dit sourdement Aramis. -- Oh! monsieur, dit le porte-clefs, vous êtes architecte des prisons? -- Oui. -- Et vous nêtes pas plus habitué à la chose? Cest étonnant! Aramis vit que, pour ne pas inspirer de soupçons, il lui fallait appeler toute sa force à son secours. Baisemeaux avait les clefs, il ouvrit la porte. -- Reste dehors, dit-il au porte-clefs, et attends-nous au bas du degré. Le porte-clefs obéit et se retira. Baisemeaux passa le premier et ouvrit lui-même la deuxième porte. Alors on vit, dans le carré de lumière qui filtrait par la fenêtre grillée, un beau jeune homme, de petite taille, aux cheveux courts, à la barbe déjà croissante; il était assis sur un escabeau, le coude dans un fauteuil auquel sappuyait tout le haut de son corps. Son habit, jeté sur le lit, était de fin velours noir, et il aspirait lair frais qui venait sengouffrer dans sa poitrine couverte dune chemise de la plus belle batiste que lon avait pu trouver. Lorsque le gouverneur entra, ce jeune homme tourna la tête avec un mouvement plein de nonchalance, et, comme il reconnut Baisemeaux, il se leva et salua courtoisement. Mais, quand ses yeux se portèrent sur Aramis, demeuré dans lombre, celui-ci frissonna; il pâlit et son chapeau, quil tenait à la main, lui échappa comme si tous les muscles venaient de se détendre à la fois. Baisemeaux, pendant ce temps, habitué à la présence de son prisonnier, semblait ne partager aucune des sensations que partageait Aramis; il étalait sur la table son pâté et ses écrevisses, comme eût pu faire un serviteur plein de zèle. Ainsi occupé, il ne remarquait point le trouble de son hôte. Mais, quand il eut fini, adressant la parole au jeune prisonnier: -- Vous avez bonne mine, dit-il, cela va bien? -- Très bien, monsieur, merci, répondit le jeune homme. Cette voix faillit renverser Aramis. Malgré lui il fit un pas en avant, les lèvres frémissantes. Ce mouvement était si visible, quil ne put échapper à Baisemeaux, tout préoccupé quil était. -- Voici un architecte qui va examiner votre cheminée, dit Baisemeaux; fume-t-elle? -- Jamais, monsieur. -- Vous disiez quon ne pouvait pas être heureux en prison, dit le gouverneur en se frottant les mains; voici pourtant un prisonnier qui lest. Vous ne vous plaignez pas, jespère? -- Jamais. -- Vous ne vous ennuyez pas? dit Aramis. -- Jamais. -- Hein! fit tout bas Baisemeaux, avais-je raison? -- Dame! que voulez-vous, mon cher gouverneur, il faut bien se rendre à lévidence. Est-il permis de lui faire des questions? -- Tout autant quil vous plaira. -- Eh bien! faites-moi donc le plaisir de lui demander sil sait pourquoi il est ici. -- Monsieur me charge de vous demander, dit Baisemeaux, si vous connaissez la cause de votre détention. -- Non, monsieur, dit simplement le jeune homme, je ne la connais pas. -- Mais cest impossible, dit Aramis emporté malgré lui. Si vous ignoriez la cause de votre détention, vous seriez furieux. -- Je lai été pendant les premiers jours. -- Pourquoi ne lêtes-vous plus? -- Parce que jai réfléchi. -- Cest étrange, dit Aramis. -- Nest-ce pas quil est étonnant? fit Baisemeaux. -- Et à quoi avez-vous réfléchi? demanda Aramis. Peut-on vous le demander, monsieur? -- Jai réfléchi que, nayant commis aucun crime, Dieu ne pouvait me châtier. -- Mais quest-ce donc que la prison, demanda Aramis, si ce nest un châtiment? -- Hélas! dit le jeune homme, je ne sais; tout ce que je puis vous dire, cest que cest tout le contraire de ce que javais dit il y a sept ans. -- À vous entendre, monsieur, à voir votre résignation, on serait tenté de croire que vous aimez la prison. -- Je la supporte. -- Cest dans la certitude dêtre libre un jour? -- Je nai pas de certitude, monsieur; de lespoir, voilà tout; et cependant, chaque jour, je lavoue, cet espoir se perd. -- Mais enfin, pourquoi ne seriez-vous pas libre, puisque vous lavez déjà été? -- Cest justement, répondit le jeune homme, la raison qui mempêche dattendre la liberté; pourquoi meût-on emprisonné, si lon avait lintention de me faire libre plus tard? -- Quel âge avez-vous? -- Je ne sais. -- Comment vous nommez-vous? -- Jai oublié le nom quon me donnait. -- Vos parents? -- Je ne les ai jamais connus. -- Mais ceux qui vous ont élevé? -- Ils ne mappelaient pas leur fils. -- Aimiez-vous quelquun avant de venir ici? -- Jaimais ma nourrice et mes fleurs. -- Est-ce tout? -- Jaimais aussi mon valet. -- Vous regrettez cette nourrice et ce valet? -- Jai beaucoup pleuré quand ils sont morts. -- Sont-ils morts depuis que vous êtes ici ou auparavant que vous y fussiez? -- Ils sont morts la veille du jour où lon ma enlevé. -- Tous deux en même temps? -- Tous deux en même temps. -- Et comment vous enleva-t-on? -- Un homme me vint chercher, me fit monter dans un carrosse qui se trouva fermé avec des serrures, et mamena ici. -- Cet homme, le reconnaîtriez-vous? -- Il avait un masque. -- Nest-ce pas que cette histoire est extraordinaire? dit tout bas Baisemeaux à Aramis. Aramis pouvait à peine respirer. -- Oui, extraordinaire, murmura-t-il. -- Mais ce quil y a de plus extraordinaire encore, cest que jamais il ne men a dit autant quil vient de vous en dire. -- Peut-être cela tient-il aussi à ce que vous ne lavez jamais questionné, dit Aramis. -- Cest possible, répondit Baisemeaux, je ne suis pas curieux. Au reste, vous voyez la chambre: elle est belle, nest-ce pas? -- Fort belle. -- Un tapis... -- Superbe. -- Je gage quil nen avait pas de pareil avant de venir ici. -- Je le crois. Puis, se retournant vers le jeune homme: -- Ne vous rappelez-vous point avoir été jamais visité par quelque étranger ou quelque étrangère? demanda Aramis au jeune homme. -- Oh! si fait, trois fois par une femme, qui chaque fois sarrêta en voiture à la porte, entra, couverte dun voile quelle ne leva que lorsque nous fûmes enfermés et seuls. -- Vous vous rappelez cette femme? -- Oui. -- Que vous disait-elle? Le jeune homme sourit tristement. -- Elle me demandait ce que vous me demandez, si jétais heureux et si je mennuyais. -- Et lorsquelle arrivait ou partait? -- Elle me pressait dans ses bras, me serrait sur son coeur, membrassait. -- Vous vous la rappelez? -- À merveille. -- Je vous demande si vous vous rappelez les traits de son visage. -- Oui. -- Donc, vous la reconnaîtriez si le hasard lamenait devant vous ou vous conduisait à elle? -- Oh! bien certainement. Un éclair de fugitive satisfaction passa sur le visage dAramis. En ce moment Baisemeaux entendit le porte-clefs qui remontait. -- Voulez-vous que nous sortions? dit-il vivement à Aramis. Probablement Aramis savait tout ce quil voulait savoir. -- Quand il vous plaira, dit-il. Le jeune homme les vit se disposer à partir et les salua poliment. Baisemeaux répondit par une simple inclination de tête. Aramis, rendu respectueux par le malheur sans doute, salua profondément le prisonnier. Ils sortirent. Baisemeaux ferma la porte derrière eux. -- Eh bien! fit Baisemeaux dans lescalier, que dites-vous de tout cela? -- Jai découvert le secret, mon cher gouverneur, dit-il. -- Bah! Et quel est ce secret? -- Il y a eu un assassinat commis dans cette maison. -- Allons donc! -- Comprenez-vous, le valet et la nourrice morts le même jour? -- Eh bien? -- Poison. -- Ah! ah! -- Quen dites-vous? -- Que cela pourrait bien être vrai... Quoi! ce jeune homme serait un assassin? -- Eh! qui vous dit cela? Comment voulez-vous que le pauvre enfant soit un assassin? -- Cest ce que je disais. -- Le crime a été commis dans sa maison; cest assez; peut-être a- t-il vu les criminels, et lon craint quil ne parle. -- Diable! si je savais cela. -- Eh bien? -- Je redoublerais de surveillance. -- Oh! il na pas lair davoir envie de se sauver. -- Ah! les prisonniers, vous ne les connaissez pas. -- A-t-il des livres? -- Jamais; défense absolue de lui en donner. -- Absolue? -- De la main même de M. Mazarin. -- Et vous avez cette note? -- Oui, monseigneur; la voulez-vous voir en revenant prendre votre manteau? -- Je le veux bien, les autographes me plaisent fort. -- Celui-là est dune certitude superbe; il ny a quune rature. -- Ah! ah! une rature! et à quel propos, cette rature? -- À propos dun chiffre. -- Dun chiffre? -- Oui. Voilà ce quil y avait dabord: pension à cinquante livres. -- Comme les princes du sang, alors? -- Mais le cardinal aura vu quil se trompait, vous comprenez bien; il a biffé le zéro et a ajouté un un devant le cinq. Mais, à propos... -- Quoi? -- Vous ne parlez pas de la ressemblance. -- Je nen parle pas, cher monsieur de Baisemeaux, par une raison bien simple; je nen parle pas, parce quelle nexiste pas. -- Oh! par exemple! -- Ou que, si elle existe, cest dans votre imagination, et que même, existât-elle ailleurs, je crois que vous feriez bien de nen point parler. -- Vraiment! -- Le roi Louis XIV, vous le comprenez bien, vous en voudrait mortellement sil apprenait que vous contribuez à répandre ce bruit quun de ses sujets a laudace de lui ressembler. -- Cest vrai, cest vrai, dit Baisemeaux tout effrayé, mais je nai parlé de la chose quà vous, et vous comprenez, monseigneur, que je compte assez sur votre discrétion. -- Oh! soyez tranquille. -- Voulez-vous toujours voir la note? dit Baisemeaux ébranlé. -- Sans doute. En causant ainsi, ils étaient rentrés; Baisemeaux tira de larmoire un registre particulier pareil à celui quil avait déjà montré à Aramis, mais fermé par une serrure. La clef qui ouvrait cette serrure faisait partie dun petit trousseau que Baisemeaux portait toujours sur lui. Puis, posant le livre sur la table, il louvrit à la lettre M et montra à Aramis cette note à la colonne des observations: «Jamais de livres, linge de la plus grande finesse, habits recherchés, pas de promenades, pas de changement de geôlier, pas de communications. Instruments de musique; toute licence pour le bien-être; quinze livres de nourriture. M. de Baisemeaux peut réclamer si les 15 livres ne lui suffisent pas.» -- Tiens, au fait, dit Baisemeaux, jy songe: je réclamerai. Aramis referma le livre. -- Oui, dit-il, cest bien de la main de M. de Mazarin; je reconnais son écriture. Maintenant, mon cher gouverneur, continua- t-il, comme si cette dernière communication avait épuisé son intérêt, passons, si vous le voulez bien, à nos petits arrangements. -- Eh bien! quel terme voulez-vous que je prenne? Fixez vous-même. -- Ne prenez pas de terme; faites-moi une reconnaissance pure et simple de cent cinquante mille francs. -- Exigible? -- À ma volonté. Mais, vous comprenez, je ne voudrai que lorsque vous voudrez vous-même. -- Oh! je suis tranquille, dit Baisemeaux en souriant; mais je vous ai déjà donné deux reçus. -- Aussi, vous voyez, je les déchire. Et Aramis, après avoir montré les deux reçus au gouverneur, les déchira en effet. Vaincu par une pareille marque de confiance, Baisemeaux souscrivit sans hésitation une obligation de cent cinquante mille francs remboursable à la volonté du prélat. Aramis, qui avait suivi la plume par-dessus lépaule du gouverneur, mit lobligation dans sa poche sans avoir lair de lavoir lue, ce qui donna toute tranquillité à Baisemeaux. -- Maintenant, dit Aramis, vous ne men voudrez point, nest-ce pas, si je vous enlève quelque prisonnier? -- Comment cela? -- Sans doute en obtenant sa grâce. Ne vous ai je pas dit, par exemple, que le pauvre Seldon mintéressait? -- Ah! cest vrai! -- Eh bien? -- Cest votre affaire; agissez comme vous lentendrez. Je vois que vous avez le bras long et la main large. Et Aramis partit, emportant les bénédictions du gouverneur. Chapitre C -- Les deux amies À lheure où M. de Baisemeaux montrait à Aramis les prisonniers de la Bastille, un carrosse sarrêtait devant la porte de Mme de Bellière, et à cette heure encore matinale déposait au perron une jeune femme enveloppée de coiffes de soie. Lorsquon annonça Mme Vanel à Mme de Bellière, celle-ci soccupait ou plutôt sabsorbait à lire une lettre quelle cacha précipitamment. Elle achevait à peine sa toilette du matin, ses femmes étaient encore dans la chambre voisine. Au nom, au pas de Marguerite Vanel, Mme de Bellière courut à sa rencontre. Elle crut voir dans les yeux de son amie un éclat qui nétait pas celui de la santé ou de la joie. Marguerite lembrassa, lui serra les mains, lui laissa à peine le temps de parler. -- Ma chère, dit-elle, tu moublies donc? Tu es donc tout entière aux plaisirs de la cour? -- Je nai pas vu seulement les fêtes du mariage. -- Que fais-tu alors? -- Je me prépare à aller à Bellière. -- À Bellière! -- Oui. -- Campagnarde alors. Jaime à te voir dans ces dispositions. Mais tu es pâle. -- Non, je me porte à ravir. -- Tant mieux, jétais inquiète. Tu ne sais pas ce quon mavait dit? -- On dit tant de choses! -- Oh! celle-là est extraordinaire. -- Comme tu sais faire languir ton auditoire, Marguerite. -- My voici. Cest que jai peur de te fâcher. -- Oh! jamais. Tu admires toi-même mon égalité dhumeur. -- Eh bien! on dit que... Ah! vraiment, je ne pourrai jamais tavouer cela. -- Nen parlons plus alors, fit Mme de Bellière, qui devinait une méchanceté sous ces préambules, mais qui cependant se sentait dévorée de curiosité. -- Eh bien! ma chère marquise, on dit que depuis quelque temps tu regrettes beaucoup moins M. de Bellière, le pauvre homme! -- Cest un mauvais bruit, Marguerite; je regrette et regretterai toujours mon mari; mais voilà deux ans quil est mort; je nen ai que vingt-huit, et la douleur de sa perte ne doit pas dominer toutes les actions, toutes les pensées de ma vie. Je le dirais, que toi, toi, Marguerite, la femme par excellence, tu ne le croirais pas. -- Pourquoi? Tu as le coeur si tendre! répliqua méchamment Mme Vanel. -- Tu las aussi, Marguerite, et je nai pas vu que tu te laissasses abattre par le chagrin quand le coeur était blessé. Ces mots étaient une allusion directe à la rupture de Marguerite avec le surintendant. Ils étaient aussi un reproche voilé, mais direct, fait au coeur de la jeune femme. Comme si elle neût attendu que ce signal pour décocher sa flèche, Marguerite sécria: -- Eh bien! Élise, on dit que tu es amoureuse. Et elle dévora du regard Mme de Bellière, qui rougit sans pouvoir sen empêcher. -- On ne se fait jamais faute de calomnier les femmes, répliqua la marquise après un instant de silence. -- Oh! on ne te calomnie pas, Élise -- Comment! on dit que je suis amoureuse, et on ne me calomnie pas? -- Dabord, si cest vrai, il ny a pas de calomnie, il ny a que médisance; ensuite, car tu ne me laisses pas achever, le public ne dit pas que tu tabandonnes à cet amour. Il te peint, au contraire, comme une vertueuse amante armée de griffes et de dents, te renfermant chez toi comme dans une forteresse, et dans une forteresse autrement impénétrable que celle de Danaé, bien que la tour de Danaé fût faite dairain. -- Tu as de lesprit, Marguerite, dit Mme de Bellière, tremblante. -- Tu mas toujours flattée, Élise... Bref, on te dit incorruptible et inaccessible. Tu vois si lon te calomnie... Mais à quoi rêves-tu pendant que je te parle? -- Moi? -- Oui, tu es toute rouge et toute muette. -- Je cherche, dit la marquise relevant ses beaux yeux brillant dun commencement de colère, je cherche à quoi tu as pu faire allusion, toi, si savante dans la mythologie, en me comparant à Danaé. -- Ah! ah! fit Marguerite en riant, tu cherches cela? -- Oui; ne te souvient-il pas quau couvent, lorsque nous cherchions des problèmes darithmétique... Ah! cest savant aussi ce que je vais te dire, mais à mon tour... Ne te souviens-tu pas que, si lun des termes était donné, nous devions trouver lautre? Cherche, alors, cherche. -- Mais je ne devine pas ce que tu veux dire. -- Rien de plus simple, pourtant. Tu prétends que je suis amoureuse, nest ce pas? -- On me la dit. -- Eh bien! on ne dit pas que je sois amoureuse dune abstraction. Il y a un nom dans tout ce bruit? -- Certes, oui, il y a un nom. -- Eh bien! ma chère, il nest pas étonnant que je doive chercher ce nom, puisque tu ne me le dis pas. -- Ma chère marquise, en te voyant rougir, je croyais que tu ne chercherais pas longtemps. -- Cest ton mot Danaé qui ma surprise. Qui dit Danaé dit pluie dor, nest ce pas? -- Cest-à-dire que le Jupiter de Danaé se changea pour elle en pluie dor. -- Mon amant alors... celui que tu me donnes... -- Oh! pardon; moi, je suis ton amie et ne te donne personne. -- Soit!... mais les ennemis. -- Veux-tu que je te dise le nom? -- Il y a une demi-heure que tu me le fais attendre. -- Tu vas lentendre. Ne teffarouche pas, cest un homme puissant. -- Bon! La marquise senfonçait dans les mains ses ongles effilés, comme le patient à lapproche du fer. -- Cest un homme très riche, continua Marguerite, le plus riche peut-être. Cest enfin... La marquise ferma un instant les yeux. -- Cest le duc de Buckingham, dit Marguerite en riant aux éclats. La perfidie avait été calculée avec une adresse incroyable. Ce nom, qui tombait à faux à la place du nom que la marquise attendait, faisait bien leffet sur la pauvre femme de ces haches mal aiguisées qui avaient déchiqueté, sans les tuer, MM. de Chalais et de Thou sur leurs échafauds. Elle se remit pourtant. -- Javais bien raison, dit-elle, de tappeler une femme desprit; tu me fais passer un agréable moment. La plaisanterie est charmante... Je nai jamais vu M. de Buckingham. -- Jamais? fit Marguerite en contenant ses éclats. -- Je nai pas mis le pied hors de chez moi depuis que le duc est à Paris. -- Oh! reprit Mme Vanel en allongeant son pied mutin vers un papier qui frissonnait près de la fenêtre sur un tapis. On peut ne pas se voir, mais on sécrit. La marquise frémit. Ce papier était lenveloppe de la lettre quelle lisait à lentrée de son amie. Cette enveloppe était cachetée aux armes du surintendant. En se reculant sur son sofa, Mme de Bellière fit rouler sur ce papier les plis épais de sa large robe de soie, et lensevelit ainsi. -- Voyons, dit-elle alors, voyons, Marguerite, est-ce pour me dire toutes ces folies que tu es venue de si bon matin? -- Non, je suis venue pour te voir dabord et pour te rappeler nos anciennes habitudes si douces et si bonnes, tu sais, lorsque nous allions nous promener à Vincennes, et que, sous un chêne, dans un taillis, nous causions de ceux que nous aimions et qui nous aimaient. -- Tu me proposes une promenade. -- Jai mon carrosse et trois heures de liberté. -- Je ne suis pas vêtue, Marguerite... et... si tu veux que nous causions, sans aller au bois de Vincennes, nous trouverions dans le jardin de lhôtel un bel arbre, des charmilles touffues, un gazon semé de pâquerettes, et toute cette violette que lon sent dici. -- Ma chère marquise, je regrette que tu me refuses... Javais besoin dépancher mon coeur dans le tien. -- Je te le répète, Marguerite, mon coeur est à toi, aussi bien dans cette chambre, aussi bien ici près, sous ce tilleul de mon jardin, que là-bas, sous un chêne dans le bois. -- Pour moi, ce nest pas la même chose... En me rapprochant de Vincennes, marquise, je rapprochais mes soupirs du but vers lequel ils tendent depuis quelques jours. La marquise leva tout à coup la tête. -- Cela tétonne, nest-ce pas... que je pense encore à Saint- Mandé? -- À Saint-Mandé! sécria Mme de Bellière. Et les regards des deux femmes se croisèrent comme deux épées inquiètes au premier engagement du combat. -- Toi, si fière?... dit avec dédain la marquise. -- Moi... si fière!... répliqua Mme Vanel. Je suis ainsi faite... Je ne pardonne pas loubli, je ne supporte pas linfidélité. Quand je quitte et quon pleure, je suis tentée daimer encore; mais, quand on me quitte et quon rit, jaime éperdument. Mme de Bellière fit un mouvement involontaire. «Elle est jalouse», se dit Marguerite. -- Alors, continua la marquise, tu es éperdument éprise... de M. de Buckingham... non, je me trompe... de M. Fouquet? Elle sentit le coup, et tout son sang afflua sur son coeur. -- Et tu voulais aller à Vincennes... à Saint-Mandé même! -- Je ne sais ce que je voulais, tu meusses conseillée peut-être. -- En quoi? -- Tu las fait souvent. -- Certes, ce neût point été en cette occasion; car, moi, je ne pardonne pas comme toi. Jaime moins peut-être; mais quand mon coeur a été froissé, cest pour toujours. -- Mais M. Fouquet ne ta pas froissée, dit avec une naïveté de vierge Marguerite Vanel. -- Tu comprends parfaitement ce que je veux te dire. M. Fouquet ne ma pas froissée; il ne mest connu ni par faveur, ni par injure, mais tu as à te plaindre de lui. Tu es mon amie, je ne te conseillerais donc pas comme tu voudrais. -- Ah! tu préjuges? -- Les soupirs dont tu parlais sont plus que des indices. -- Ah! mais tu maccables, fit tout à coup la jeune femme en rassemblant toutes ses forces comme le lutteur qui sapprête à porter le dernier coup; tu ne comptes quavec mes mauvaises passions et mes faiblesses. Quant à ce que jai de sentiments purs et généreux, tu nen parles point. Si je me sens entraînée en ce moment vers M. le surintendant, si je fais même un pas vers lui, ce qui est probable, je te le confesse, cest que le sort de M. Fouquet me touche profondément, cest quil est, selon moi, un des hommes les plus malheureux qui soient. -- Ah! fit la marquise en appuyant une main sur son coeur, il y a donc quelque chose de nouveau? -- Tu ne sais donc pas? -- Je ne sais rien, dit Mme de Bellière avec cette palpitation de langoisse qui suspend la pensée et la parole, qui suspend jusquà la vie. -- Ma chère, il y a dabord que toute la faveur du roi sest retirée de M. Fouquet pour passer à M. Colbert. -- Oui, on le dit. -- Cest tout simple, depuis la découverte du complot de Belle-Île -- On mavait assuré que cette découverte de fortifications avait tourné à lhonneur de M. Fouquet. Marguerite se mit à rire dune façon si cruelle, que Mme de Bellière lui eût en ce moment plongé avec joie un poignard dans le coeur. -- Ma chère, continua Marguerite, il ne sagit plus même de lhonneur de M. Fouquet; il sagit de son salut. Avant trois jours, la ruine du surintendant est consommée. -- Oh! fit la marquise en souriant à son tour, cest aller un peu vite. -- Jai dit trois jours, parce que jaime à me leurrer dune espérance. Mais très certainement la catastrophe ne passera pas vingt-quatre heures. -- Et pourquoi? -- Par la plus humble de toutes les raisons: M. Fouquet na plus dargent. -- Dans la finance, ma chère Marguerite, tel na pas dargent aujourdhui, qui demain fait rentrer des millions. -- Cela pouvait être pour M. Fouquet alors quil avait deux amis riches et habiles qui amassaient pour lui et faisaient sortir largent de tous les coffres; mais ces amis sont morts. -- Les écus ne meurent pas, Marguerite; ils sont cachés, on les cherche, on les achète et on les trouve. -- Tu vois en blanc et en rose, tant mieux pour toi. Il est bien fâcheux que tu ne sois pas légérie de M. Fouquet, tu lui indiquerais la source où il pourra puiser les millions que le roi lui a demandés hier. -- Des millions? fit la marquise avec effroi. -- Quatre... cest un nombre pair. -- Infâme! murmura Mme de Bellière torturée par cette féroce joie... -- M. Fouquet a bien quatre millions, je pense, répliqua-t-elle courageusement. -- Sil a ceux que le roi lui demande aujourdhui, dit Marguerite, peut-être naura-t-il pas ceux que le roi lui demandera dans un mois. -- Le roi lui redemandera de largent? -- Sans doute, et voilà pourquoi je te dis que la ruine de ce pauvre M, Fouquet devient infaillible. Par orgueil, il fournira de largent, et, quand il nen aura plus, il tombera. -- Cest vrai, dit la marquise en frissonnant; le plan est fort... Dis-moi, M. Colbert hait donc bien M. Fouquet? -- Je crois quil ne laime pas... Or, cest un homme puissant que M. Colbert; il gagne à être vu de près; des conceptions gigantesques, de la volonté, de la discrétion; il ira loin. -- Il sera surintendant? -- Cest probable... Voilà pourquoi, ma bonne marquise, je me sentais émue en faveur de ce pauvre homme qui ma aimée, adorée même; voilà pourquoi, le voyant si malheureux, je lui pardonnais son infidélité... dont il se repent, jai lieu de le croire; voilà pourquoi je neusse pas été éloignée de lui porter une consolation, un bon conseil; il aurait compris ma démarche et men aurait su gré. Cest doux dêtre aimée, vois-tu. Les hommes apprécient fort lamour quand ils ne sont pas aveuglés par la puissance. La marquise, étourdie, écrasée par ces atroces attaques, calculées avec la justesse et la précision dun tir dartillerie, ne savait plus comment répondre; elle ne savait plus comment penser. La voix de la perfide avait pris les intonations les plus affectueuses; elle parlait comme une femme et cachait les instincts dune panthère. -- Eh bien! dit Mme de Bellière, qui espéra vaguement que Marguerite cessait daccabler lennemi vaincu; eh bien! que nallez-vous trouver M. Fouquet? -- Décidément, marquise, tu mas fait réfléchir. Non, il serait inconvenant que je fisse la première démarche. M. Fouquet maime sans doute, mais il est trop fier. Je ne puis mexposer à un affront... Jai mon mari, dailleurs, à ménager. Tu ne me dis rien. Allons! je consulterai là-dessus M. Colbert. Elle se leva en souriant comme pour prendre congé. La marquise neut pas la force de limiter. Marguerite fit quelques pas pour continuer à jouir de lhumiliante douleur où sa rivale était plongée; puis soudain: -- Tu ne me reconduis pas? dit-elle. La marquise se leva, pâle et froide, sans sinquiéter davantage de cette enveloppe qui lavait si fort préoccupée au commencement de la conversation et que son premier pas laissa à découvert. Puis elle ouvrit la porte de son oratoire, et, sans même retourner la tête du côté de Marguerite Vanel, elle sy enferma. Marguerite prononça ou plutôt balbutia trois ou quatre paroles que Mme de Bellière nentendit même pas. Mais, aussitôt que la marquise eut disparu, son envieuse ennemie ne put résister au désir de sassurer que ses soupçons étaient fondés; elle sallongea comme une panthère et saisit lenveloppe. -- Ah! dit-elle en grinçant des dents, cétait bien une lettre de M. Fouquet quelle lisait quand je suis arrivée! Et elle sélança, à son tour, hors de la chambre. Pendant ce temps, la marquise, arrivée derrière le rempart de sa porte, sentait quelle était au bout de ses forces; un instant elle resta roide, pâle et immobile comme une statue; puis, comme une statue quun vent dorage ébranle sur sa base, elle chancela et tomba inanimée sur le tapis. Le bruit de sa chute retentit en même temps que retentissait le roulement de la voiture de Marguerite sortant de lhôtel. Chapitre CI -- Largenterie de Mme de Bellière Le coup avait été dautant plus douloureux quil était inattendu; la marquise fut donc quelque temps à se remettre; mais, une fois remise, elle se prit aussitôt à réfléchir sur les événements tels quils sannonçaient. Alors elle reprit, dût sa vue se briser encore en chemin, cette ligne didées que lui avait fait suivre son implacable amie. Trahison, puis noires menaces voilées sous un semblant dintérêt public, voilà pour les manoeuvres de Colbert. Joie odieuse dune chute prochaine, efforts incessants pour arriver à ce but, séductions non moins coupables que le crime lui- même: voilà ce que Marguerite mettait en oeuvre. Les atomes crochus de Descartes triomphaient; à lhomme sans entrailles sétait unie la femme sans coeur. La marquise vit avec tristesse, encore plus quavec indignation, que le roi trempât dans un complot qui décelait la duplicité de Louis XIII déjà vieux, et lavarice de Mazarin lorsquil navait pas encore eu le temps de se gorger de lor français. Mais bientôt lesprit de cette courageuse femme reprit toute son énergie et cessa de sarrêter aux spéculations rétrogrades de la compassion. La marquise nétait point de ceux qui pleurent quand il faut agir et qui samusent à plaindre un malheur quils ont moyen de soulager. Elle appuya, pendant dix minutes à peu près, son front dans ses mains glacées; puis, relevant le front, elle sonna ses femmes dune main ferme et avec un geste plein dénergie. Sa résolution était prise. -- A-t-on tout préparé pour mon départ? demanda-t-elle à une de ses femmes qui entrait. -- Oui, madame; mais on ne comptait pas que Madame la marquise dût partir pour Bellière avant trois jours. -- Cependant tout ce qui est parures et valeurs est en caisse? -- Oui, madame; mais nous avons lhabitude de laisser tout cela à Paris; Madame, ordinairement, nemporte pas ses pierreries à la campagne. -- Et tout cela est rangé, dites-vous? -- Dans le cabinet de Madame. -- Et lorfèvrerie? -- Dans les coffres. -- Et largenterie? -- Dans la grande armoire de chêne. La marquise se tut; puis, dune voix tranquille: -- Que lon fasse venir mon orfèvre, dit-elle. Les femmes disparurent pour exécuter lordre. Cependant la marquise était entrée dans son cabinet, et, avec le plus grand soin, considérait ses écrins. Jamais elle navait donné pareille attention à ces richesses qui font lorgueil dune femme; jamais elle navait regardé ces parures que pour les choisir selon leurs montures ou leurs couleurs. Aujourdhui elle admirait la grosseur des rubis et la limpidité des diamants; elle se désolait dune tache, dun défaut; elle trouvait lor trop faible et les pierres misérables. Lorfèvre la surprit dans cette occupation lorsquil arriva. -- Monsieur Faucheux, dit-elle, vous mavez fourni mon orfèvrerie, je crois? -- Oui, madame la marquise. -- Je ne me souviens plus à combien se montait la note. -- De la nouvelle, madame, ou de celle que M. de Bellière vous donna en vous épousant? Car jai fourni les deux. -- Eh bien! de la nouvelle, dabord. -- Madame, les aiguières, les gobelets et les plats avec leurs étuis, le surtout et les mortiers à glace, les bassins à confitures et les fontaines ont coûté à Madame la marquise soixante mille livres. -- Rien que cela, mon Dieu? -- Madame trouva ma note bien chère... -- Cest vrai! cest vrai! Je me souviens quen effet cétait cher; le travail, nest-ce pas? -- Oui, madame: gravures, ciselures, formes nouvelles. -- Le travail entre pour combien dans le prix? Nhésitez pas. -- Un tiers de la valeur, madame. Mais... -- Nous avons encore lautre service, le vieux, celui de mon mari? -- Oh! madame, il est moins ouvré que celui dont je vous parle. Il ne vaut que trente mille livres, valeur intrinsèque. -- Soixante-dix! murmura la marquise. Mais, monsieur Faucheux, il y a encore largenterie de ma mère; vous savez, tout ce massif dont je nai pas voulu me défaire à cause du souvenir? -- Ah! madame, par exemple, cest là une fameuse ressource pour des gens qui, comme Madame la marquise, ne seraient pas libres de garder leur vaisselle. En ce temps, madame, on ne travaillait pas léger comme aujourdhui. On travaillait dans des lingots. Mais cette vaisselle nest plus présentable; seulement, elle pèse. -- Voilà tout, voilà tout ce quil faut. Combien pèse-t-elle? -- Cinquante mille livres, au moins. Je ne parle pas des énormes vases de buffet qui, seuls, pèsent cinq mille livres dargent: soit dix mille livres les deux. -- Cent trente! murmura la marquise. Vous êtes sûr de ces chiffres, monsieur Faucheux? -- Sûr, madame. Dailleurs, ce nest pas difficile à peser. -- Les quantités sont écrites sur mes livres. -- Oh! vous êtes une femme dordre, madame la marquise. -- Passons à autre chose, dit Mme de Bellière. Et elle ouvrit un écrin. -- Je reconnais ces émeraudes, dit le marchand, cest moi qui les ai fait monter; ce sont les plus belles de la cour; cest-à-dire, non: les plus belles sont à Mme de Châtillon; elles lui viennent de MM. de Guise; mais les vôtres, madame, sont les secondes. -- Elles valent? -- Montées? -- Non; supposez quon voulût les vendre. -- Je sais bien qui les achèterait! sécria M. Faucheux. -- Voilà précisément ce que je vous demande. On les achèterait donc? -- On achèterait toutes vos pierreries, madame; on sait que vous avez le plus bel écrin de Paris. Vous nêtes pas de ces femmes qui changent; quand vous achetez, cest du beau; lorsque vous possédez, vous gardez. -- Donc, on paierait ces émeraudes? -- Cent trente mille livres. La marquise écrivit sur des tablettes, avec un crayon, le chiffre cité par lorfèvre. -- Ce collier de rubis? dit-elle. -- Des rubis balais? -- Les voici. -- Ils sont beaux, ils sont superbes. Je ne vous connaissais pas ces pierres, madame. -- Estimez. -- Deux cent mille livres. Celui du milieu en vaut cent à lui seul. -- Oui, oui, cest ce que je pensais, dit la marquise. Les diamants, les diamants! oh! jen ai beaucoup: bagues, chaînes, pendants et girandoles, agrafes, ferrets! Estimez, monsieur Faucheux, estimez. Lorfèvre prit sa loupe, ses balances, pesa, lorgna, et tout bas, faisant son addition: -- Voilà des pierres, dit-il, qui coûtent à Madame la marquise quarante mille livres de rente. -- Vous estimez huit cent mille livres?... -- À peu près. -- Cest bien ce que je pensais. Mais les montures sont à part. -- Comme toujours, madame, si jétais appelé à vendre ou à acheter, je me contenterais, pour bénéfice, de lor seul de ces montures; jaurais encore vingt-cinq bonnes mille livres. -- Cest joli! -- Oui, madame, très joli. -- Acceptez-vous le bénéfice à la condition de faire argent comptant des pierreries? -- Mais, madame! sécria lorfèvre effaré, vous ne vendez pas vos diamants, je suppose? -- Silence, monsieur Faucheux, ne vous inquiétez pas de cela, rendez-moi seulement réponse. Vous êtes honnête homme, fournisseur de ma maison depuis trente ans, vous avez connu mon père et ma mère, que servaient votre père et votre mère. Je vous parle comme à un ami; acceptez-vous lor des montures contre une somme comptant que vous verserez entre mes mains? -- Huit cent mille livres! mais cest énorme! -- Je le sais. -- Impossible à trouver! -- Oh! que non. -- Mais madame, songez à leffet que ferait, dans le monde, le bruit dune vente de vos pierreries! -- Nul ne le saurait... Vous me ferez fabriquer autant de parures fausses semblables aux fines. Ne répondez rien je le veux. Vendez en détail, vendez seulement les pierres. -- Comme cela, cest facile... Monsieur cherche des écrins, des pierres nues pour la toilette de Madame. Il y a concours. Je placerai facilement chez Monsieur pour six cent mille livres. Je suis sûr que les vôtres sont les plus belles. -- Quand cela? -- Sous trois jours. -- Eh bien! le reste, vous le placerez à des particuliers; pour le présent, faites-moi un contrat de vente garanti... paiement sous quatre jours. -- Madame, madame, réfléchissez, je vous en conjure... Vous perdrez là cent mille livres, si vous vous hâtez. -- Jen perdrai deux cent mille sil le faut. Je veux que tout soit fait ce soir. Acceptez-vous? -- Jaccepte, madame la marquise... Je ne dissimule pas que je gagnerai à cela cinq mille pistoles. -- Tant mieux! comment aurai-je largent? -- En or ou en billets de la Banque de Lyon, payables chez M. Colbert. -- Jaccepte, dit vivement la marquise; retournez chez vous et apportez vite la somme en billets, entendez-vous? -- Oui, madame; mais, de grâce... -- Plus un mot, monsieur Faucheux. À propos, largenterie, que joubliais... Pour combien en ai-je? -- Cinquante mille livres, madame. -- Cest un million, se dit tout bas la marquise. Monsieur Faucheux, vous ferez prendre aussi lorfèvrerie et largenterie avec toute la vaisselle. Je prétexte une refonte pour des modèles plus à mon goût... Fondez, dis-je, et rendez-moi la valeur en or... sur-le-champ. -- Bien, madame la marquise. -- Vous mettrez cet or dans un coffre; vous ferez accompagner cet or dun de vos commis et sans que mes gens le voient; ce commis mattendra dans un carrosse. -- Celui de Mme Faucheux? dit lorfèvre. -- Si vous le voulez, je le prendrai chez vous. -- Oui, madame la marquise. -- Prenez trois de mes gens pour porter chez vous largenterie. -- Oui, madame. La marquise sonna. -- Le fourgon, dit-elle, à la disposition de M. Faucheux. Lorfèvre salua et sortit en commandant que le fourgon le suivit de près et en annonçant, lui-même, que la marquise faisait fondre sa vaisselle pour en avoir de plus nouvelle. Trois heures après, elle se rendait chez M. Faucheux et recevait de lui huit cent mille livres en billets de la Banque de Lyon, deux cent cinquante mille livres en or, enfermées dans un coffre que portait péniblement un commis jusquà la voiture de Mme Faucheux. Car Mme Faucheux avait un coche. Fille dun président des comptes, elle avait apporté trente mille écus à son mari, syndic des orfèvres. Les trente mille écus avaient fructifié depuis vingt ans. Lorfèvre était millionnaire et modeste. Pour lui, il avait fait lemplette dun vénérable carrosse, fabriqué en 1648, dix années après la naissance du roi. Ce carrosse, ou plutôt cette maison roulante, faisait ladmiration du quartier; elle était couverte de peintures allégoriques et de nuages semés détoiles dor et dargent doré. Cest dans cet équipage, un peu grotesque, que la noble femme monta, en regard du commis, qui dissimulait ses genoux de peur deffleurer la robe de la marquise. Cest ce même commis qui dit au cocher, fier de conduire une marquise: Route de Saint-Mandé! Chapitre CII -- La dot Les chevaux de M. Faucheux étaient dhonnêtes chevaux du Perche, ayant de gros genoux et des jambes tant soit peu engorgées. Comme la voiture, ils dataient de lautre moitié du siècle. Ils ne couraient donc pas comme les chevaux anglais de M. Fouquet. Aussi mirent-ils deux heures à se rendre à Saint-Mandé. On peut dire quils marchaient majestueusement. La majesté exclut le mouvement. La marquise sarrêta devant une porte bien connue, quoiquelle ne leût vue quune fois, on se le rappelle, dans une circonstance non moins pénible que celle qui lamenait cette fois encore. Elle tira de sa poche une clef, lintroduisit de sa petite main blanche dans la serrure, poussa la porte qui céda sans bruit, et donna lordre au commis de monter le coffret au premier étage. Mais le poids de ce coffret était tel, que le commis fut forcé de se faire aider par le cocher. Le coffret fut déposé dans ce petit cabinet, antichambre ou plutôt boudoir, attenant au salon où nous avons vu M. Fouquet aux pieds de la marquise. Mme de Bellière donna un louis au cocher, un sourire charmant au commis, et les congédia tous deux. Derrière eux, elle referma la porte et attendit ainsi, seule et barricadée. Nul domestique napparaissait à lintérieur. Mais toute chose était apprêtée comme si un génie invisible eût deviné les besoins et les désirs de lhôte ou plutôt de lhôtesse qui était attendue. Le feu préparé, les bougies aux candélabres, les rafraîchissements sur létagère, les livres sur les tables, les fleurs fraîches dans les vases du Japon. On eût dit une maison enchantée. La marquise alluma les candélabres, respira le parfum des fleurs, sassit et tomba bientôt dans une profonde rêverie. Mais cette rêverie, toute mélancolique, était imprégnée dune certaine douceur. Elle voyait devant elle un trésor étalé dans cette chambre. Un million quelle avait arraché de sa fortune comme la moissonneuse arrache un bleuet de sa couronne. Elle se forgeait les plus doux songes. Elle songeait surtout et avant tout au moyen de laisser tout cet argent à M. Fouquet sans quil pût savoir doù venait le don. Ce moyen était celui qui naturellement sétait présenté le premier à son esprit. Mais, quoique, en y réfléchissant, la chose lui eût paru difficile, elle ne désespérait point de parvenir à ce but. Elle devait sonner pour appeler M. Fouquet, et senfuir plus heureuse que si, au lieu de donner un million, elle trouvait un million elle-même. Mais, depuis quelle était arrivée là, depuis quelle avait vu ce boudoir si coquet, quon eût dit quune femme de chambre venait den enlever jusquau dernier atome de poussière; quand elle avait vu ce salon si bien tenu, quon eût dit quelle en avait chassé les fées qui lhabitaient, elle se demanda si déjà les regards de ceux quelle avait fait fuir, génies, fées, lutins ou créatures humaines, ne lavaient pas reconnue. Alors Fouquet saurait tout; ce quil ne saurait pas, il le devinerait; Fouquet refuserait daccepter comme don ce quil eût peut-être accepté à titre de prêt, et, ainsi menée, lentreprise manquerait de but comme de résultat. Il fallait donc que la démarche fût faite sérieusement pour réussir Il fallait que le surintendant comprît toute la gravité de sa position pour se soumettre au caprice généreux dune femme; il fallait enfin, pour le persuader, tout le charme dune éloquente amitié, et, si ce nétait point assez, tout lenivrement dun ardent amour que rien ne détournerait dans son absolu désir de convaincre. En effet, le surintendant nétait-il pas connu pour un homme plein de délicatesse et de dignité? Se laisserait-il charger des dépouilles dune femme? Non, il lutterait, et si une voix au monde pouvait vaincre sa résistance, cétait la voix de la femme quil aimait. Maintenant, autre doute, doute cruel qui passait dans le coeur de Mme de Bellière avec la douleur et le froid aigu dun poignard: Aimait-il? Cet esprit léger, ce coeur volage se résoudrait-il à se fixer un moment, fût-ce pour contempler un ange? Nen était-il pas de Fouquet, malgré tout son génie, malgré toute sa probité, comme des conquérants qui versent des larmes sur le champ de bataille lorsquils ont remporté la victoire? «Eh bien! cest de cela quil faut que je méclaircisse, cest sur cela quil faut que je le juge, dit la marquise. Qui sait si ce coeur tant convoité nest pas un coeur vulgaire et plein dalliage, qui sait si cet esprit ne se trouvera pas être, quand jy appliquerai la pierre de touche, dune nature triviale et inférieure? Allons! allons! sécria-t-elle, cest trop de doute, trop dhésitation, lépreuve! lépreuve!» Elle regarda la pendule. «Voilà sept heures, il doit être arrivé, cest lheure des signatures. Allons!» Et, se levant avec une fébrile impatience, elle marcha vers la glace, dans laquelle elle se souriait avec lénergique sourire du dévouement; elle fit jouer le ressort et tira le bouton de la sonnette. Puis, comme épuisée à lavance par la lutte quelle venait dengager, elle alla sagenouiller éperdue devant un vaste fauteuil, où sa tête sensevelit dans ses mains tremblantes. Dix minutes après, elle entendit grincer le ressort de la porte. La porte roula sur ses gonds invisibles. Fouquet parut. Il était pâle; il était courbé sous le poids dune pensée amère. Il naccourait pas; il venait, voilà tout. Il fallait que la préoccupation fût bien puissante pour que cet homme de plaisir, pour qui le plaisir était tout, vînt si lentement à un semblable appel. En effet, la nuit, féconde en rêves douloureux, avait amaigri ses traits dordinaire si noblement insoucieux, avait tracé autour de ses yeux des orbites de bistre. Il était toujours beau, toujours noble, et lexpression mélancolique de sa bouche, expression si rare chez cet homme, donnait à sa physionomie un caractère nouveau qui la rajeunissait. Vêtu de noir, la poitrine toute gonflée de dentelles ravagées par sa main inquiète, le surintendant sarrêta loeil plein de rêverie au seuil de cette chambre où tant de fois il était venu chercher le bonheur attendu. Cette douceur morne, cette tristesse souriante remplaçant lexaltation de la joie, firent sur Mme de Bellière, qui le regardait de loin, un effet indicible. Loeil dune femme sait lire tout orgueil ou toute souffrance sur les traits de lhomme quelle aime; on dirait quen raison de leur faiblesse, Dieu a voulu accorder aux femmes plus quil naccorde aux autres créatures. Elles peuvent cacher leurs sentiments à lhomme; lhomme ne peut leur cacher les siens. La marquise devina dun seul coup doeil tout le malheur du surintendant. Elle devina une nuit passée sans sommeil, un jour passé en déceptions. Dès lors elle fut forte, elle sentait quelle aimait Fouquet au- delà de toute chose. Elle se releva, et, sapprochant de lui: -- Vous mécriviez ce matin, dit-elle, que vous commenciez à moublier, et que, moi que vous naviez pas revue, javais sans doute fini de penser à vous. Je viens vous démentir, monsieur, et cela dautant plus sûrement que je lis dans vos yeux une chose. -- Laquelle, madame? demanda Fouquet étonné. -- Cest que vous ne mavez jamais tant aimée quà cette heure; de même que vous devez lire dans ma démarche, à moi, que je ne vous ai point oublié. -- Oh! vous, marquise, dit Fouquet, dont un éclair de joie illumina un instant la noble figure, vous, vous êtes un ange, et les hommes nont pas le droit de douter de vous! Ils nont donc quà shumilier et à demander grâce! -- Grâce vous soit donc accordée alors! Fouquet voulut se mettre à genoux. -- Non, dit-elle, à côté de moi, asseyez-vous. Ah! voilà une pensée mauvaise qui passe dans votre esprit! -- Et à quoi voyez-vous cela, madame? -- À votre sourire, qui vient de gâter toute votre physionomie. Voyons, à quoi songez-vous? Dites, soyez franc, pas de secrets entre amis? -- Eh bien! madame, dites-moi alors pourquoi cette rigueur de trois ou quatre mois. -- Cette rigueur? -- Oui; ne mavez-vous pas défendu de vous visiter? -- Hélas! mon ami, dit Mme de Bellière avec un profond soupir, parce que votre visite chez moi vous a causé un grand malheur, parce que lon veille sur ma maison, parce que les mêmes yeux qui vous ont vu pourraient vous voir encore, parce que je trouve moins dangereux pour vous, à moi de venir ici, quà vous de venir chez moi; enfin, parce que je vous trouve assez malheureux pour ne pas vouloir augmenter encore votre malheur... Fouquet tressaillit. Ces mots venaient de le rappeler aux soucis de la surintendance, lui qui pendant quelques minutes ne se souvenait plus que des espérances de lamant. -- Malheureux, moi? dit-il en essayant un sourire. Mais en vérité, marquise, vous me le feriez croire avec votre tristesse. Ces beaux yeux ne sont-ils donc levés sur moi que pour me plaindre? Oh! jattends deux un autre sentiment. -- Ce nest pas moi qui suis triste, monsieur: regardez dans cette glace; cest vous. -- Marquise, je suis un peu pâle, cest vrai, mais cest lexcès du travail; le roi ma demandé hier de largent. -- Oui, quatre millions; je sais cela. -- Vous le savez! sécria Fouquet, surpris. Et comment le savez- vous? Cest au jeu seulement, après le départ des reines et en présence dune seule personne, que le roi... -- Vous voyez que je le sais; cela suffit, nest-ce pas? Eh bien! continuez, mon ami: cest que le roi vous a demandé... -- Eh bien! vous comprenez, marquise, il a fallu se le procurer, puis le faire compter, puis le faire enregistrer, cest long. Depuis la mort de M. de Mazarin, il y a un peu de fatigue et dembarras dans le service des finances. Mon administration se trouve surchargée, voilà pourquoi jai veillé cette nuit. -- De sorte que vous avez la somme? demanda la marquise, inquiète. -- Il ferait beau voir, marquise, répliqua gaiement Fouquet, quun surintendant des finances neût pas quatre pauvres millions dans ses coffres. -- Oui, je crois que vous les avez ou que vous les aurez. -- Comment, que je les aurai? -- Il ny a pas longtemps quil vous en avait déjà fait demander deux. -- Il me semble, au contraire, quil y a un siècle, marquise; mais ne parlons plus argent, sil vous plaît. -- Au contraire, parlons-en, mon ami. -- Oh! -- Écoutez, je ne suis venue que pour cela. -- Mais que voulez-vous donc dire? demanda le surintendant, dont les yeux exprimèrent une inquiète curiosité. -- Monsieur, est-ce une charge inamovible que la surintendance? -- Marquise! -- Vous voyez que je vous réponds, et franchement même. -- Marquise, vous me surprenez, vous me parlez comme un commanditaire. -- Cest tout simple: je veux placer de largent chez vous, et, naturellement, je désire savoir si vous êtes sûr. -- En vérité, marquise, je my perds et ne sais plus où vous voulez en venir. -- Sérieusement, mon cher monsieur Fouquet, jai quelques fonds qui membarrassent. Je suis lasse dacheter des terres et désire charger un ami de faire valoir mon argent. -- Mais cela ne presse pas, jimagine? dit Fouquet. -- Au contraire, cela presse, et beaucoup. -- Eh bien! nous en causerons plus tard. -- Non pas plus tard, car mon argent est là. La marquise montra le coffret au surintendant, et, louvrant, lui fit voir des liasses de billets et une masse dor. Fouquet sétait levé en même temps que Mme de Bellière; il demeura un instant pensif; puis tout à coup, se reculant, il pâlit et tomba sur une chaise en cachant son visage dans ses mains. -- Oh! marquise! marquise! murmura-t-il. -- Eh bien? -- Quelle opinion avez-vous donc de moi pour me faire une pareille offre? -- De vous? -- Sans doute. -- Mais que pensez-vous donc vous-même? Voyons. -- Cet argent, vous me lapportez pour moi: vous me lapportez parce que vous me savez embarrassé. Oh! ne niez pas. Je devine. Est-ce que je ne connais pas votre coeur? -- Eh bien! si vous connaissez mon coeur, vous voyez que cest mon coeur que je vous offre. -- Jai donc deviné! sécria Fouquet. Oh! madame, en vérité, je ne vous ai jamais donné le droit de minsulter ainsi. -- Vous insulter! dit-elle en pâlissant. Étrange délicatesse humaine! Vous maimez, mavez-vous dit? Vous mavez demandé au nom de cet amour ma réputation, mon honneur? Et quand je vous offre mon argent, vous me refusez! -- Marquise, marquise, vous avez été libre de garder ce que vous appelez votre réputation et votre honneur. Laissez-moi la liberté de garder les miens. Laissez-moi me ruiner, laissez-moi succomber sous le fardeau des haines qui menvironnent, sous le fardeau des fautes que jai commises, sous le fardeau de mes remords même; mais, au nom du Ciel! marquise, ne mécrasez pas sous ce dernier coup. -- Vous avez manqué tout à lheure desprit, monsieur Fouquet, dit-elle. -- Cest possible, madame. -- Et maintenant, voilà que vous manquez de coeur. Fouquet comprima de sa main crispée sa poitrine haletante. -- Accablez-moi, madame, dit-il, je nai rien à répondre. -- Je vous ai offert mon amitié, monsieur Fouquet. -- Oui, madame; mais vous vous êtes bornée là. -- Ce que je fais est-il dune amie? -- Sans doute. -- Et vous refusez cette preuve de mon amitié? -- Je la refuse. -- Regardez-moi, monsieur Fouquet. Les yeux de la marquise étincelaient. -- Je vous offre mon amour. -- Oh! madame! dit Fouquet. -- Je vous aime, entendez-vous, depuis longtemps; les femmes ont comme les hommes leur fausse délicatesse. Depuis longtemps je vous aime, mais je ne voulais pas vous le dire. -- Oh! fit Fouquet en joignant les mains. -- Eh bien! je vous le dis. Vous mavez demandé cet amour à genoux, je vous lai refusé; jétais aveugle comme vous létiez tout à lheure. Mon amour, je vous loffre. -- Oui, votre amour, mais votre amour seulement. -- Mon amour, ma personne, ma vie! tout, tout, tout! -- Oh! mon Dieu! sécria Fouquet ébloui. -- Voulez-vous de mon amour? -- Oh! mais vous maccablez sous le poids de mon bonheur! -- Serez-vous heureux? Dites, dites... si je suis à vous, tout entière à vous? -- Cest la félicité suprême! -- Alors, prenez-moi. Mais, si je vous fais le sacrifice dun préjugé, faites moi celui dun scrupule. -- Madame, madame, ne me tentez pas! -- Mon ami, mon ami, ne me refusez pas! -- Oh! faites attention à ce que vous proposez! -- Fouquet, un mot... «Non!...» et jouvre cette porte. Elle montra celle qui conduisait à la rue. Et vous ne me verrez plus. Un autre mot... «Oui!...» et je vous suis où vous voudrez, les yeux fermés, sans défense, sans refus, sans remords. -- Élise!... Élise!... Mais ce coffret? -- Cest ma dot! -- Cest votre ruine! sécria Fouquet en bouleversant lor et les papiers; il y a là un million... -- Juste... Mes pierreries, qui ne me serviront plus si vous ne maimez pas; qui ne me serviront plus si vous maimez comme je vous aime! -- Oh! cen est trop! cen est trop! sécria Fouquet. Je cède, je cède: ne fût-ce que pour consacrer un pareil dévouement. Jaccepte la dot... -- Et voici la femme, dit la marquise en se jetant dans ses bras. Chapitre CIII -- Le terrain de Dieu Pendant ce temps, Buckingham et de Wardes faisaient en bons compagnons et en harmonie parfaite la route de Paris à Calais. Buckingham sétait hâté de faire ses adieux, de sorte quil en avait brusqué la meilleure partie. Les visites à Monsieur et à Madame, à la jeune reine et à la reine douairière avaient été collectives. Prévoyance de la reine mère, qui lui épargnait la douleur de causer encore en particulier avec Monsieur, qui lui épargnait le danger de revoir Madame. Buckingham embrassa de Guiche et Raoul; il assura le premier de toute sa considération; le second dune constante amitié destinée à triompher de tous les obstacles et à ne se laisser ébranler ni par la distance ni par le temps. Les fourgons avaient déjà pris les devants; il partit le soir en carrosse avec toute sa maison. De Wardes, tout froissé dêtre pour ainsi dire emmené à la remorque par cet Anglais, avait cherché dans son esprit subtil tous les moyens déchapper à cette chaîne; mais nul ne lui avait donné assistance, et force lui était de porter la peine de son mauvais esprit et de sa causticité. Ceux à qui il eût pu souvrir, en qualité de gens spirituels leussent raillé sur la supériorité du duc. Les autres esprits, plus lourds, mais plus sensés, lui eussent allégué les ordres du roi, qui défendaient le duel. Les autres enfin, et cétaient les plus nombreux, qui, par charité chrétienne ou par amour-propre national, lui eussent prêté assistance, ne se souciaient point dencourir une disgrâce, et eussent tout au plus prévenu les ministres dun départ qui pouvait dégénérer en un petit massacre. Il en résulta que, tout bien pesé, de Wardes fit son portemanteau, prit deux chevaux, et, suivi dun seul laquais, sachemina vers la barrière où le carrosse de Buckingham le devait prendre. Le duc reçut son adversaire comme il eût fait de la plus aimable connaissance, se rangea pour le faire asseoir, lui offrit des sucreries, étendit sur lui le manteau de martre zibeline jeté sur le siège de devant. Puis on causa: De la cour, sans parler de Madame; De Monsieur, sans parler de son ménage; Du roi, sans parler de sa belle-soeur; De la reine mère, sans parler de sa bru; Du roi dAngleterre, sans parler de sa soeur; De létat de coeur de chacun des voyageurs, sans prononcer aucun nom dangereux. Aussi le voyage, qui se faisait à petites journées, fut-il charmant. Aussi Buckingham, véritablement Français par lesprit et léducation, fut-il enchanté davoir si bien choisi son _partner_. Bons repas effleurés du bout des dents, essais de chevaux dans les belles prairies que coupait la route, chasses aux lièvres, car Buckingham avait ses lévriers. Tel fut lemploi du temps. Le duc ressemblait un peu à ce beau fleuve de Seine, qui embrasse mille fois la France dans ses méandres amoureux avant de se décider à gagner lOcéan. Mais, en quittant la France, cétait surtout la Française nouvelle quil avait amenée à Paris que Buckingham regrettait; pas une de ses pensées qui ne fût un souvenir et, par conséquent, un regret. Aussi quand, parfois, malgré sa force sur lui-même, il sabîmait dans ses pensées, de Wardes le laissait-il tout entier à ses rêveries. Cette délicatesse eût certainement touché Buckingham et changé ses dispositions à légard de de Wardes, si celui-ci, tout en gardant le silence, eût eu loeil moins méchant et le sourire moins faux. Mais les haines dinstinct sont inflexibles; rien ne les éteint; un peu de cendre les recouvre parfois, mais sous cette cendre elles couvent plus furieuses. Après avoir épuisé toutes les distractions que présentait la route, on arriva, comme nous lavons dit, à Calais. Cétait vers la fin du sixième jour. Dès la veille, les gens du duc avaient pris les devants et avaient frété une barque. Cette barque était destinée à aller joindre le petit yacht qui courait des bordées en vue, ou sembossait, lorsquil sentait ses ailes blanches fatiguées, à deux ou trois portées de canon de la jetée. Cette barque allant et venant devait porter tous les équipages du duc. Les chevaux avaient été embarqués; on les hissait de la barque sur le pont du bâtiment dans des paniers faits exprès, et ouatés de telle façon que leurs membres, dans les plus violentes crises même de terreur ou dimpatience, ne quittaient pas lappui moelleux des parois, et que leur poil nétait pas même rebroussé. Huit de ces paniers juxtaposés emplissaient la cale. On sait que, pendant les courtes traversées, les chevaux tremblants ne mangent point et frissonnent en présence des meilleurs aliments quils eussent convoités sur terre. Peu à peu léquipage entier du duc fut transporté à bord du yacht, et alors ses gens revinrent lui annoncer que tout était prêt, et que, lorsquil voudrait sembarquer avec le gentilhomme français, on nattendait plus queux. Car nul ne supposait que le gentilhomme français pût avoir à régler avec milord duc autre chose que des comptes damitié. Buckingham fit répondre au patron du yacht quil eût à se tenir prêt, mais que la mer était belle, que la journée promettant un coucher de soleil magnifique, il comptait ne sembarquer que la nuit et profiter de la soirée pour faire une promenade sur la grève. Dailleurs, il ajouta que, se trouvant en excellente compagnie, il navait pas la moindre hâte de sembarquer. En disant cela, il montra aux gens qui lentouraient le magnifique spectacle du ciel empourpré à lhorizon, et dun amphithéâtre de nuages floconneux qui montaient du disque du soleil jusquau zénith, en affectant les formes dune chaîne de montagnes aux sommets entassés les uns sur les autres. Tout cet amphithéâtre était teint à sa base dune espèce de mousse sanglante, se fondant dans des teintes dopale et de nacre au fur et à mesure que le regard montait de la base au sommet. La mer, de son côté, se teignait de ce même reflet, et sur chaque cime de vague bleue dansait un point lumineux comme un rubis exposé au reflet dune lame. Tiède soirée, parfums salins chers aux rêveuses imaginations, vent dest épais et soufflant en harmonieuses rafales, puis au loin le yacht se profilant en noir avec ses agrès à jour, sur le fond empourpré du ciel, et çà et là sur lhorizon les voiles latines courbées sous lazur comme laile dune mouette qui plonge, le spectacle, en effet, valait bien quon ladmirât. La foule des curieux suivit les valets dorés, parmi lesquels, voyant lintendant et le secrétaire, elle croyait voir le maître et son ami. Quant à Buckingham, simplement vêtu dune veste de satin gris et dun pourpoint de petit velours violet, le chapeau sur les yeux, sans ordres ni broderies, il ne fut pas plus remarqué que de Wardes, vêtu de noir comme un procureur. Les gens du duc avaient reçu lordre de tenir une barque prête au môle et de surveiller lembarquement de leur maître, sans venir à lui avant que lui ou son ami appelât. -- Quelque chose quils vissent, avait-il ajouté en appuyant sur ces mots de façon quils fussent compris. Après quelques pas faits sur la plage: -- Je crois, monsieur, dit Buckingham à de Wardes, je crois quil va falloir nous faire nos adieux. Vous le voyez, la mer monte; dans dix minutes elle aura tellement imbibé le sable où nous marchons, que nous serons hors détat de sentir le sol. -- Milord, je suis à vos ordres; mais... -- Mais nous sommes encore sur le terrain du roi, nest-ce pas? -- Sans doute. -- Eh bien! venez; il y a là-bas, comme vous le voyez, une espèce dîle entourée par une grande flaque circulaire; la flaque va saugmentant et lîle disparaissant de minute en minute. Cette île est bien à Dieu, car elle est entre deux mers et le roi ne la point sur ses cartes. La voyez-vous? -- Je la vois. Nous ne pouvons même guère latteindre maintenant sans nous mouiller les pieds. -- Oui; mais remarquez quelle forme une éminence assez élevée, et que la mer monte de chaque côté en épargnant sa cime. Il en résulte que nous serons à merveille sur ce petit théâtre. Que vous en semble? -- Je serai bien partout où mon épée aura lhonneur de rencontrer la vôtre, milord. -- Eh bien! allons donc. Je suis désespéré de vous faire mouiller les pieds, monsieur de Wardes; mais il est nécessaire, je crois, que vous puissiez dire au roi: «Sire, je ne me suis point battu sur la terre de Votre Majesté.» Cest peut-être un peu bien subtil, mais depuis Port-Royal vous nagez dans les subtilités. Oh! ne nous en plaignons pas, cela vous donne un fort charmant esprit, et qui nappartient quà vous autres. Si vous voulez bien, nous nous hâterons, monsieur de Wardes, car voici la mer qui monte et la nuit qui vient. -- Si je ne marchais pas plus vite, milord, cétait pour ne point passer devant Votre Grâce. Êtes-vous à pied sec, monsieur le duc? -- Oui, jusquà présent. Regardez donc là-bas: voici mes drôles qui ont peur de nous voir nous noyer et qui viennent faire une croisière avec le canot. Voyez donc comme ils dansent sur la pointe des lames, cest curieux; mais cela me donne le mal de mer. Voudriez-vous me permettre de leur tourner le dos? -- Vous remarquerez quen leur tournant le dos vous aurez le soleil en face, milord. -- Oh! il est bien faible à cette heure et aura bien vite disparu; ne vous inquiétez donc point de cela. -- Comme vous voudrez, milord; ce que jen disais, cétait par délicatesse. -- Je le sais, monsieur de Wardes, et japprécie votre observation. Voulez vous ôter nos pourpoints? -- Décidez, milord. -- Cest plus commode. -- Alors je suis tout prêt. -- Dites-moi, là, sans façon, monsieur de Wardes, si vous vous sentez mal sur le sable mouillé, ou si vous vous croyez encore un peu trop sur le territoire français? Nous nous battrons en Angleterre ou sur mon yacht. -- Nous sommes fort bien ici, milord; seulement jaurai lhonneur de vous faire observer que, comme la mer monte, nous aurons à peine le temps... Buckingham fit un signe dassentiment, ôta son pourpoint et le jeta sur le sable. De Wardes en fit autant. Les deux corps, blancs comme deux fantômes pour ceux qui les regardaient du rivage, se dessinaient sur lombre dun rouge violet qui descendait du ciel. -- Ma foi! monsieur le duc, nous ne pouvons guère rompre, dit de Wardes. Sentez-vous comme nos pieds tiennent dans le sable? -- Jy suis enfoncé jusquà la cheville, dit Buckingham, sans compter que voilà leau qui nous gagne. -- Elle ma gagné déjà... Quand vous voudrez, monsieur le duc. De Wardes mit lépée à la main. Le duc limita. -- Monsieur de Wardes, dit alors Buckingham, un dernier mot, sil vous plaît... Je me bats contre vous, parce que je ne vous aime pas, parce que vous mavez déchiré le coeur en raillant certaine passion que jai, que javoue en ce moment, et pour laquelle je serais très heureux de mourir. Vous êtes un méchant homme, monsieur de Wardes, et je veux faire tous mes efforts pour vous tuer; car, je le sens, si vous ne mourez pas de ce coup, vous ferez dans lavenir beaucoup de mal à mes amis. Voilà ce que javais à vous dire, monsieur de Wardes. Et Buckingham salua. -- Et moi, milord, voici ce que jai à vous répondre: je ne vous haïssais pas; mais, maintenant que vous mavez deviné, je vous hais, et vais faire tout ce que je pourrai pour vous tuer. Et de Wardes salua Buckingham. Au même instant, les fers se croisèrent; deux éclairs se joignirent dans la nuit. Les épées se cherchaient, se devinaient, se touchaient. Tous deux étaient habiles tireurs; les premières passes neurent aucun résultat. La nuit sétait avancée rapidement; la nuit était si sombre, quon attaquait et se défendait dinstinct. Tout à coup de Wardes sentit son fer arrêté; il venait de piquer lépaule de Buckingham. Lépée du duc sabaissa avec son bras. -- Oh! fit-il. -- Touché, nest-ce pas, milord? dit de Wardes en reculant de deux pas. -- Oui, monsieur, mais légèrement. -- Cependant, vous avez quitté la garde. -- Cest le premier effet du froid du fer, mais je suis remis. Recommençons, sil vous plaît, monsieur. Et, dégageant avec un sinistre froissement de lame, le duc déchira la poitrine du marquis. -- Touché aussi, dit-il. -- Non, dit de Wardes restant ferme à sa place. -- Pardon; mais, voyant votre chemise toute rouge.... dit Buckingham. -- Alors, dit de Wardes furieux, alors... à vous! Et, se fendant à fond, il traversa lavant-bras de Buckingham. Lépée passa entre les deux os. Buckingham sentit son bras droit paralysé; il avança le bras gauche, saisit son épée, prête à tomber de sa main inerte, et avant que de Wardes se fût remis en garde, il lui traversa la poitrine. De Wardes chancela, ses genoux plièrent, et, laissant son épée engagée encore dans le bras du duc, il tomba dans leau qui se rougit dun reflet plus réel que celui que lui envoyaient les nuages. De Wardes nétait pas mort. Il sentit le danger effroyable dont il était menacé: la mer montait. Le duc sentit le danger aussi. Avec un effort et un cri de douleur, il arracha le fer demeuré dans son bras; puis, se retournant vers de Wardes: -- Est-ce que vous êtes mort, marquis? dit-il. -- Non, répliqua de Wardes dune voix étouffée par le sang qui montait de ses poumons à sa gorge, mais peu sen faut. -- Eh bien quy a-t-il à faire? Voyons, pouvez-vous marcher? Buckingham le souleva sur un genou. -- Impossible, dit-il. Puis, retombant: -- Appelez vos gens, fit-il, ou je me noie. -- Holà! cria Buckingham; holà! de la barque! nagez vivement, nagez! La barque fit force de rames. Mais la mer montait plus vite que la barque ne marchait. Buckingham vit de Wardes prêt à être recouvert par une vague: de son bras gauche, sain et sans blessure, il lui fit une ceinture et lenleva. La vague monta jusquà mi-corps, mais ne put lébranler. Mais à peine eut-il fait dix pas quune seconde vague, accourant plus haute, plus menaçante, plus furieuse que la première, vint le frapper à la hauteur de la poitrine, le renversa, lensevelit. Puis, le reflux lemportant, elle laissa un instant à découvert le duc et de Wardes couchés sur le sable. De Wardes était évanoui. En ce moment quatre matelots du duc, qui comprirent le danger, se jetèrent à la mer et en une seconde furent près du duc. Leur terreur fut grande lorsquils virent leur maître se couvrir de sang à mesure que leau dont il était imprégné coulait vers les genoux et les pieds. Ils voulurent lemporter. -- Non, non! dit le duc; à terre! à terre, le marquis! -- À mort! à mort, le Français! crièrent sourdement les Anglais. -- Misérables drôles! sécria le duc se dressant avec un geste superbe qui les arrosa de sang, obéissez. M. de Wardes à terre, M. de Wardes en sûreté avant toutes choses ou je vous fais pendre! La barque sétait approchée pendant ce temps. Le secrétaire et lintendant sautèrent à leur tour à la mer et sapprochèrent du marquis. Il ne donnait plus signe de vie. -- Je vous recommande cet homme sur votre tête, dit le duc. Au rivage! M. de Wardes au rivage! On le prit à bras et on le porta jusquau sable sec. Quelques curieux et cinq ou six pêcheurs sétaient groupés sur le rivage, attirés par le singulier spectacle de deux hommes se battant avec de leau jusquaux genoux. Les pêcheurs, voyant venir à eux un groupe dhommes portant un blessé, entrèrent, de leur côté, jusquà mi-jambe dans la mer. Les Anglais leur remirent le blessé au moment où celui-ci commençait à rouvrir les yeux. Leau salée de la mer et le sable fin sétaient introduits dans ses blessures et lui causaient dinexprimables souffrances. Le secrétaire du duc tira de sa poche une bourse pleine et la remit à celui qui paraissait le plus considérable dentre les assistants. -- De la part de mon maître, milord duc de Buckingham, dit-il, pour que lon prenne de M. le marquis de Wardes tous les soins imaginables. Et il sen retourna, suivi des siens, jusquau canot que Buckingham avait regagné à grand-peine, mais seulement lorsquil avait vu de Wardes hors de danger. La mer était déjà haute; les habits brodés et les ceintures de soie furent noyés. Beaucoup de chapeaux furent enlevés par les lames. Quant aux habits de milord duc et à ceux de de Wardes, le flux les avait portés vers le rivage. On enveloppa de Wardes dans lhabit du duc, croyant que cétait le sien, et on le transporta à bras vers la ville. Chapitre CIV -- Triple amour Depuis le départ de Buckingham, de Guiche se figurait que la terre lui appartenait sans partage. Monsieur, qui navait plus le moindre sujet de jalousie et qui, dailleurs, se laissait accaparer par le chevalier de Lorraine, accordait dans sa maison autant de liberté que les plus exigeants pouvaient en souhaiter. De son côté, le roi, qui avait pris goût à la société de Madame, imaginait plaisirs sur plaisirs pour égayer le séjour de Paris, en sorte quil ne se passait pas un jour sans une fête au Palais- Royal ou une réception chez Monsieur. Le roi faisait disposer Fontainebleau pour y recevoir la cour, et tout le monde semployait pour être du voyage. Madame menait la vie la plus occupée. Sa voix, sa plume ne sarrêtaient pas un moment. Les conversations avec de Guiche prenaient peu à peu lintérêt auquel on ne peut méconnaître les préludes des grandes passions. Lorsque les yeux languissent à propos dune discussion sur des couleurs détoffes, lorsque lon passe une heure à analyser les mérites et le parfum dun sachet ou dune fleur, il y a dans ce genre de conversation des mots que tout le monde peut entendre, mais il y a des gestes ou des soupirs que tout le monde ne peut voir. Quand Madame avait bien causé avec M. de Guiche, elle causait avec le roi, qui lui rendait visite régulièrement chaque jour. On jouait, on faisait des vers, on choisissait des devises et des emblèmes; ce printemps nétait pas seulement le printemps de la nature, cétait la jeunesse de tout un peuple dont cette cour formait la tête. Le roi était beau, jeune, galant plus que tout le monde. Il aimait amoureusement toutes les femmes, même la reine sa femme. Seulement le grand roi était le plus timide ou le plus réservé de son royaume, tant quil ne sétait pas avoué à lui-même ses sentiments. Cette timidité le retenait dans les limites de la simple politesse, et nulle femme ne pouvait se vanter davoir la préférence sur une autre. On pouvait pressentir que le jour où il se déclarerait serait laurore dune souveraineté nouvelle; mais il ne se déclarait pas. M. de Guiche en profitait pour être le roi de toute la cour amoureuse. On lavait dit au mieux avec Mlle de Montalais, on lavait dit assidu près de Mlle de Châtillon; maintenant il nétait plus même civil avec aucune femme de la cour. Il navait dyeux, doreilles que pour une seule. Aussi prenait-il insensiblement sa place chez Monsieur, qui laimait et le retenait le plus possible dans sa maison. Naturellement sauvage, il séloignait trop avant larrivée de Madame, une fois que Madame était arrivée, il ne séloignait plus assez. Ce qui, remarqué de tout le monde, le fut particulièrement du mauvais génie de la maison, le chevalier de Lorraine, à qui Monsieur témoignait un vif attachement parce quil avait lhumeur joyeuse, même dans ses méchancetés, et quil ne manquait jamais didées pour employer le temps. Le chevalier de Lorraine, disons-nous, voyant que de Guiche menaçait de le supplanter, eut recours au grand moyen. Il disparut, laissant Monsieur bien empêché. Le premier jour de sa disparition, Monsieur ne le chercha presque pas, car de Guiche était là, et, sauf les entretiens avec Madame, il consacrait bravement les heures du jour et de la nuit au prince. Mais le second jour, Monsieur, ne trouvant personne sous la main, demanda où était le chevalier. Il lui fut répondu que lon ne savait pas. De Guiche, après avoir passé sa matinée à choisir des broderies et des franges avec Madame, vint consoler le prince. Mais, après le dîner, il y avait encore des tulipes et des améthystes à estimer; de Guiche retourna dans le cabinet de Madame. Monsieur demeura seul; cétait lheure de sa toilette: il se trouva le plus malheureux des hommes et demanda encore si lon avait des nouvelles du chevalier. -- Nul ne sait où trouver M. le chevalier, fut la réponse que lon rendit au prince. Monsieur, ne sachant plus où porter son ennui, sen alla en robe de chambre et coiffé chez Madame. Il y avait là grand cercle de gens qui riaient et chuchotaient à tous les coins: ici un groupe de femmes autour dun homme et des éclats étouffés; là Manicamp et Malicorne pillés par Montalais, Mlle de Tonnay-Charente et deux autres rieuses. Plus loin, Madame, assise sur des coussins, et de Guiche éparpillant, à genoux près delle, une poignée de perles et de pierres dans lesquelles le doigt fin et blanc de la princesse désignait celles qui lui plaisaient le plus. Dans un autre coin, un joueur de guitare qui chantonnait des séguedilles espagnoles dont Madame raffolait depuis quelle les avait entendu chanter à la jeune reine avec une certaine mélancolie; seulement ce que lEspagnole avait chanté avec des larmes dans les paupières, lAnglaise le fredonnait avec un sourire qui laissait voir ses dents de nacre. Ce cabinet, ainsi habité, présentait la plus riante image du plaisir. En entrant, Monsieur fut frappé de voir tant de gens qui se divertissaient sans lui. Il en fut tellement jaloux, quil ne put sempêcher de dire comme un enfant: -- Eh quoi! vous vous amusez ici, et moi, je mennuie tout seul! Sa voix fut comme le coup de tonnerre qui interrompt le gazouillement doiseaux sous le feuillage; il se fit un grand silence. De Guiche fut debout en un moment. Malicorne se fit petit derrière les jupes de Montalais. Manicamp se redressa et prit ses grands airs de cérémonie. Le _guitarrero_ fourra sa guitare sous une table et tira le tapis pour la dissimuler aux yeux du prince. Madame seule ne bougea point, et, souriant à son époux, lui répondit: -- Est-ce que ce nest pas lheure de votre toilette? -- Que lon choisit pour se divertir, grommela le prince. Ce mot malencontreux fut le signal de la déroute: les femmes senfuirent comme une volée doiseaux effrayés; le joueur de guitare sévanouit comme une ombre; Malicorne, toujours protégé par Montalais, qui élargissait sa robe, se glissa derrière une tapisserie Pour Manicamp, il vint en aide à de Guiche, qui, naturellement, restait auprès de Madame, et tous deux soutinrent bravement le choc avec la princesse. Le comte était trop heureux pour en vouloir au mari; mais Monsieur en voulait à sa femme. Il lui fallait un motif de querelle; il le cherchait, et le départ précipité de cette foule, si joyeuse avant son arrivée et si troublée par sa présence, lui servit de prétexte. -- Pourquoi donc prend-on la fuite à mon aspect? dit-il dun ton rogue. Madame répliqua froidement que, toutes les fois que le maître paraissait, la famille se tenait à lécart par respect. Et, en disant ces mots, elle fit une mine si drôle et si plaisante, que de Guiche et Manicamp ne purent se retenir. Ils éclatèrent de rire; madame les imita; laccès gagna Monsieur lui- même, qui fut forcé de sasseoir, parce que, en riant, il perdait trop de sa gravité. Enfin il cessa, mais sa colère sétait augmentée. Il était encore plus furieux de sêtre laissé aller à rire quil ne lavait été de voir rire les autres. Il regardait Manicamp avec de gros yeux, nosant pas montrer sa colère au comte de Guiche. Mais, sur un signe quil fit avec trop de dépit, Manicamp et de Guiche sortirent. En sorte que Madame, demeurée seule, se mit à ramasser tristement ses perles, ne rit plus du tout et parla encore moins. -- Je suis bien aise de voir, dit le duc, que lon me traite comme un étranger chez vous, madame. Et il sortit exaspéré. En chemin, il rencontra Montalais, qui veillait dans lantichambre. -- Il fait beau venir vous voir, dit-il, mais à la porte. Montalais fit la révérence la plus profonde. -- Je ne comprends pas bien, dit-elle, ce que Votre Altesse Royale me fait lhonneur de me dire. -- Je dis, mademoiselle, que quand vous riez tous ensemble, dans lappartement de Madame, est mal venu celui qui ne reste pas dehors. -- Votre Altesse Royale ne pense pas et ne parle pas ainsi pour elle, sans doute? -- Au contraire, mademoiselle, cest pour moi que je parle, cest à moi que je pense. Certes, je nai pas lieu de mapplaudir des réceptions qui me sont faites ici. Comment! pour un jour quil y a chez Madame, chez moi, musique et assemblée, pour un jour que je compte me divertir un peu à mon tour, on séloigne!... Ah çà! craignait-on donc de me voir, que tout le monde a pris la fuite en me voyant?... On fait donc mal, quand je suis absent?... -- Mais, repartit Montalais, on ne fait pas aujourdhui, monseigneur, autre chose que lon ne fasse les autres jours. -- Quoi! tous les jours on rit comme cela! -- Mais, oui, monseigneur. -- Tous les jours, ce sont des groupes comme ceux que je viens de voir? -- Absolument pareils, monseigneur. -- Et enfin tous les jours on racle le boyau? -- Monseigneur, la guitare est daujourdhui; mais, quand nous navons pas de guitare, nous avons les violons et les flûtes; des femmes sennuient sans musique. -- Peste! et des hommes? -- Quels hommes, monseigneur? -- M. de Guiche, M. de Manicamp et les autres. -- Tous de la maison de Monseigneur. -- Oui, oui, vous avez raison, mademoiselle. Et le prince rentra dans ses appartements: il était tout rêveur. Il se précipita dans le plus profond de ses fauteuils, sans se regarder au miroir. -- Où peut être le chevalier? dit-il. Il y avait un serviteur auprès du prince. Sa question fut entendue. -- On ne sait, monseigneur. -- Encore cette réponse!... Le premier qui me répondra: «Je ne sais», je le chasse. Tout le monde, à cette parole, senfuit de chez Monsieur comme on sétait enfui de chez Madame. Alors le prince entra dans une colère inexprimable. Il donna du pied dans un chiffonnier, qui roula sur le parquet, brisé en trente morceaux. Puis, du plus grand sang-froid, il alla aux galeries, et renversa lun sur lautre un vase démail, une aiguière de porphyre et un candélabre de bronze. Le tout fit un fracas effroyable. Tout le monde parut aux portes. -- Que veut Monseigneur? se hasarda de dire timidement le capitaine des gardes. -- Je me donne de la musique, répliqua Monseigneur en grinçant des dents. Le capitaine des gardes envoya chercher le médecin de Son Altesse Royale. Mais avant le médecin, arriva Malicorne, qui dit au prince: -- Monseigneur, M. le chevalier de Lorraine me suit. Le duc regarda Malicorne et lui sourit. Le chevalier entra en effet. Chapitre CV -- La jalousie de M. de Lorraine Le duc dOrléans poussa un cri de satisfaction en apercevant le chevalier de Lorraine. -- Ah! cest heureux, dit-il, par quel hasard vous voit-on? Nétiez-vous pas disparu, comme on le disait? -- Mais, oui, monseigneur. -- Un caprice? -- Un caprice! moi, avoir des caprices avec Votre Altesse? Le respect... -- Laisse là le respect, auquel tu manques tous les jours. Je tabsous. Pourquoi étais-tu parti? -- Parce que jétais parfaitement inutile à Monseigneur. -- Explique-toi? -- Monseigneur a près de lui des gens plus divertissants que je ne le serai jamais. Je ne me sens pas de force à lutter, moi; je me suis retiré. -- Toute cette réserve na pas le sens commun. Quels sont ces gens contre qui tu ne veux pas lutter? Guiche? -- Je ne nomme personne. -- Cest absurde! Guiche te gêne? -- Je ne dis pas cela, monseigneur; ne me faites pas parler: vous savez bien que de Guiche est de nos bons amis. -- Qui, alors? -- De grâce, monseigneur, brisons là, je vous en supplie. Le chevalier savait bien que lon irrite la curiosité comme la soif en éloignant le breuvage ou lexplication. -- Non, je veux savoir pourquoi tu as disparu. -- Eh bien! je vais vous le dire; mais ne le prenez pas en mauvaise part. -- Parle. -- Je me suis aperçu que je gênais. -- Qui? -- Madame. -- Comment cela? dit le duc étonné. -- Cest tout simple Madame est peut-être jalouse de lattachement que vous voulez bien avoir pour moi. -- Elle te le témoigne? -- Monseigneur, Madame ne madresse jamais la parole, surtout depuis un certain temps. -- Quel temps? -- Depuis que M. de Guiche lui ayant plu mieux que moi, elle le reçoit à toute heure. Le duc rougit. -- À toute heure... Quest-ce que ce mot-là, chevalier? dit-il sévèrement. -- Vous voyez bien, monseigneur, que je vous ai déplu; jen étais bien sûr. -- Vous ne me déplaisez pas, mais vous dites les choses un peu vivement. En quoi Madame préfère-t-elle Guiche à vous? -- Je ne dirai plus rien, fit le chevalier avec un salut plein de cérémonie. -- Au contraire, jentends que vous parliez. Si vous vous êtes retiré pour cela, vous êtes donc bien jaloux? -- Il faut être jaloux quand on aime, monseigneur; est-ce que Votre Altesse nest pas jalouse de Madame? est-ce que Votre Altesse, si elle voyait toujours quelquun près de Madame, et quelquun traité favorablement, ne prendrait pas de lombrage? On aime ses amis comme ses amours. Votre Altesse Royale ma fait quelquefois linsigne honneur de mappeler son ami. -- Oui, oui, mais voilà encore un mot équivoque; chevalier, vous avez la conversation malheureuse. -- Quel mot, monseigneur? -- Vous avez dit: Traité favorablement... Quentendez-vous par ce favorablement? -- Rien que de fort simple, monseigneur, dit le chevalier avec une grande bonhomie. Ainsi, par exemple, quand un mari voit sa femme appeler de préférence tel ou tel homme près delle; quand cet homme se trouve toujours à la tête de son lit ou bien à la portière de son carrosse; lorsquil y a toujours une petite place pour le pied de cet homme dans la circonférence des robes de la femme; lorsque les gens se rencontrent hors des appels de la conversation; lorsque le bouquet de celle-ci est de la couleur des rubans de celui-là; lorsque les musiques sont dans lappartement, les soupers dans les ruelles; lorsque, le mari paraissant, tout se tait chez la femme; lorsque le mari se trouve avoir soudain pour compagnon le plus assidu, le plus tendre des hommes qui, huit jours auparavant, semblait le moins à lui... alors... -- Alors, achève. -- Alors, je dis, monseigneur, quon est peut-être jaloux; mais tous ces détails-là ne sont pas de mise, il ne sagit en rien de cela dans notre conversation. Le duc sagitait et se combattait évidemment. -- Vous ne me dites pas, finit-il par dire, pourquoi vous vous éloignâtes. Tout à lheure, vous disiez que cétait dans la crainte de gêner, vous ajoutiez même que vous aviez remarqué de la part de Madame un penchant à fréquenter un de Guiche. -- Ah! monseigneur, je nai pas dit cela. -- Si fait. -- Mais si je lai dit, je ne voyais rien là que dinnocent. -- Enfin, vous voyiez quelque chose? -- Monseigneur membarrasse. -- Quimporte! parlez. Si vous dites la vérité, pourquoi vous embarrasser? -- Je dis toujours la vérité, monseigneur, mais jhésite toujours aussi quand il sagit de répéter ce que disent les autres. -- Ah! vous répétez... Il paraît quon a dit alors? -- Javoue quon ma parlé. -- Qui? Le chevalier prit un air presque courroucé. -- Monseigneur, dit-il, vous me soumettez à une question, vous me traitez comme un accusé sur la sellette... et les bruits qui effleurent en passant loreille dun gentilhomme ny séjournent pas. Votre Altesse veut que je grandisse le bruit à la hauteur dun événement. -- Enfin, sécria le duc avec dépit, un fait constant, cest que vous vous êtes retiré à cause de ce bruit. -- Je dois dire la vérité: on ma parlé des assiduités de M. de Guiche près de Madame, rien de plus; plaisir innocent, je le répète, et, de plus, permis; mais, monseigneur, ne soyez pas injuste et ne poussez pas les choses à lexcès. Cela ne vous regarde pas. -- Il ne me regarde pas quon parle des assiduités de Guiche chez Madame?... -- Non, monseigneur, non; et ce que je vous dis, je le dirais à de Guiche lui-même, tant je vois en beau la cour quil fait à Madame; je le lui dirais à elle-même. Seulement vous comprenez ce que je crains? Je crains de passer pour un jaloux de faveur, quand je ne suis quun jaloux damitié. Je connais votre faible, je connais que, quand vous aimez, vous êtes exclusif. Or, vous aimez Madame, et dailleurs qui ne laimerait pas? Suivez bien le cercle où je me promène: Madame a distingué dans vos amis le plus beau et le plus attrayant; elle va vous influencer de telle façon au sujet de celui-là, que vous négligerez les autres. Un dédain de vous me ferait mourir; cest assez déjà de supporter ceux de Madame. Jai donc pris mon parti, monseigneur, de céder la place au favori dont jenvie le bonheur, tout en professant pour lui une amitié sincère et une sincère admiration. Voyons, avez-vous quelque chose contre ce raisonnement? Est-il dun galant homme? La conduite est-elle dun brave ami? Répondez au moins, vous qui mavez si rudement interrogé. Le duc sétait assis, il tenait sa tête à deux mains et ravageait sa coiffure. Après un silence assez long pour que le chevalier eût pu apprécier tout leffet de ses combinaisons oratoires, Monseigneur se releva. -- Voyons, dit-il, et sois franc. -- Comme toujours. -- Bon! Tu sais que nous avons déjà remarqué quelque chose au sujet de cet extravagant de Buckingham. -- Oh! monseigneur, naccusez pas Madame, ou je prends congé de vous. Quoi! vous allez à ces systèmes? quoi, vous soupçonnez? -- Non, non, chevalier, je ne soupçonne pas Madame; mais enfin... je vois... je compare... -- Buckingham était un fou! -- Un fou sur lequel tu mas parfaitement ouvert les yeux. -- Non! non! dit vivement le chevalier, ce nest pas moi qui vous ai ouvert les yeux, cest de Guiche. Oh! ne confondons pas. Et il se mit à rire de ce rire strident qui ressemble au sifflet dune couleuvre. -- Oui, oui, en effet... tu dis quelques mots, mais Guiche se montra le plus jaloux. -- Je crois bien, continua le chevalier sur le même ton; il combattait pour lautel et le foyer. -- Plaît-il? fit le duc impérieusement et révolté de cette plaisanterie perfide. -- Sans doute, M. de Guiche nest-il pas le premier gentilhomme de votre maison? -- Enfin, répliqua le duc un peu plus calme, cette passion de Buckingham avait été remarquée? -- Certes! -- Eh bien! dit-on que celle de M. de Guiche soit remarquée autant? -- Mais, monseigneur, vous retombez encore; on ne dit pas que M. de Guiche ait de la passion. -- Cest bien! cest bien! -- Vous voyez, monseigneur, quil valait mieux, cent fois mieux, me laisser dans ma retraite que daller vous forger avec mes scrupules des soupçons que Madame regardera comme des crimes, et elle aura raison. -- Que feras-tu, toi? -- Une chose raisonnable. -- Laquelle? -- Je ne ferais plus la moindre attention à la société de ces épicuriens nouveaux, et de cette façon les bruits tomberaient. -- Je verrai, je me consulterai. -- Oh! vous avez le temps, le danger nest pas grand, et puis il ne sagit ni de danger ni de passion; il sagit dune crainte que jai eue de voir saffaiblir votre amitié pour moi. Dès que vous me la rendez avec une assurance aussi gracieuse, je nai plus dautre idée en tête. Le duc secoua la tête, comme sil voulait dire: «Si tu nas plus didées, moi, jen ai.» Mais lheure du dîner étant arrivée, Monseigneur envoya prévenir Madame. Il fut répondu que Madame ne pouvait assister au grand couvert et quelle dînerait chez elle. -- Cela nest pas ma faute, dit le duc; ce matin, tombant au milieu de toutes leurs musiques, jai fait le jaloux, et on me boude. -- Nous dînerons seuls, dit le chevalier avec un soupir; je regrette Guiche. -- Oh! de Guiche ne boudera pas longtemps, cest un bon naturel. -- Monseigneur, dit tout à coup le chevalier, il me vient une bonne idée: tantôt, dans notre conversation, jai pu aigrir Votre Altesse et donner sur lui des ombrages. Il convient que je sois le médiateur... Je vais aller à la recherche du comte et je le ramènerai. -- Ah! chevalier, tu es une bonne âme. -- Vous dites cela comme si vous étiez surpris. -- Dame! tu nes pas tendre tous les jours. -- Soit; mais je sais réparer un tort que jai fait, avouez. -- Javoue. -- Votre Altesse veut bien me faire la grâce dattendre ici quelques moments? -- Volontiers, va... Jessaierai mes habits de Fontainebleau. Le chevalier partit, il appela ses gens avec un grand soin, comme sil leur donnait divers ordres. Tous partirent dans différentes directions; mais il retint son valet de chambre. -- Sache, dit-il, et sache tout de suite si M. de Guiche nest pas chez Madame. Vois; comment savoir cela? -- Facilement, monsieur le chevalier; je le demanderai à Malicorne, qui le saura de Mlle de Montalais. Cependant je dois dire que la demande sera vaine, car tous les gens de M. de Guiche sont partis: le maître a dû partir avec eux. -- Informe-toi, néanmoins. Dix minutes ne sétaient pas écoulées, que le valet de chambre revint. Il attira mystérieusement son maître dans un escalier de service, et le fit entrer dans une petite chambre dont la fenêtre donnait sur le jardin. -- Quy a-t-il? dit le chevalier; pourquoi tant de précautions? -- Regardez, monsieur, dit le valet de chambre. -- Quoi? -- Regardez sous le marronnier, en bas. -- Bien... Ah! mon Dieu! je vois Manicamp qui attend; quattend- il? -- Vous allez le voir, si vous prenez patience... Là! voyez-vous, maintenant? -- Je vois un, deux, quatre musiciens avec leurs instruments, et derrière eux, les poussant, de Guiche en personne. Mais que fait- il là? -- Il attend quon lui ouvre la porte de lescalier des dames dhonneur; il montera par là chez Madame, où lon va faire entendre une nouvelle musique pendant le dîner. -- Cest superbe ce que tu dis là. -- Nest-ce pas, monsieur? -- Et cest M. Malicorne qui ta dit cela? -- Lui-même. -- Il taime donc? -- Il aime Monsieur. -- Pourquoi? -- Parce quil veut être de sa maison. -- Mordieu! il en sera. Combien tas-t-il donné pour cela? -- Le secret que je vous vends, monsieur. -- Je te le paie cent pistoles. Prends! -- Merci, monsieur... Voyez-vous, la petite porte souvre, une femme fait entrer les musiciens... -- Cest la Montalais? -- Tout beau, monsieur, ne criez pas ce nom; qui dit Montalais dit Malicorne. Si vous vous brouillez avec lun, vous serez mal avec lautre. -- Bien, je nai rien vu. -- Et moi rien reçu, dit le valet en emportant la bourse. Le chevalier, ayant la certitude que de Guiche était entré, revint chez Monsieur, quil trouva splendidement vêtu et rayonnant de joie comme de beauté. -- On dit, sécria-t-il, que le roi prend le soleil pour devise; vrai, monseigneur, cest à vous que cette devise conviendrait. -- Et Guiche? -- Introuvable! Il a fui, il sest évaporé. Votre algarade du matin la effarouché. On ne la pas trouvé chez lui. -- Bah! il est capable, ce cerveau fêlé, davoir pris la poste pour aller dans ses terres. Pauvre garçon! nous le rappellerons, va. Dînons. -- Monseigneur, cest le jour des idées; jen ai encore une. -- Laquelle? -- Monseigneur, Madame vous boude, et elle a raison. Vous lui devez une revanche; allez dîner avec elle. -- Oh! cest dun mari faible. -- Cest dun bon mari. La princesse sennuie: elle va pleurer dans son assiette, elle aura les yeux rouges. Un mari se fait odieux qui rougit les yeux de sa femme. Allons, monseigneur, allons! -- Non, mon service est commandé pour ici. -- Voyons, voyons, monseigneur, nous serons tristes; jaurai le coeur gros de savoir que Madame est seule; vous, tout féroce que vous voudrez être, vous soupirerez. Emmenez-moi au dîner de Madame, et ce sera une charmante surprise. Je gage que nous nous divertirons; vous aviez tort ce matin. -- Peut-être bien. -- Il ny a pas de peut-être, cest un fait. -- Chevalier, chevalier! tu me conseilles mal. -- Je vous conseille bien, vous êtes dans vos avantages: votre habit pensée, brodé dor, vous va divinement. Madame sera encore plus subjuguée par lhomme que par le procédé. Voyons, monseigneur. -- Tu me décides, partons. Le duc sortit avec le chevalier de son appartement, et se dirigea vers celui de Madame. Le chevalier glissa ces mots à loreille de son valet: -- Du monde devant la petite porte! Que nul ne puisse séchapper par là! Cours. Et derrière le duc il parvint aux antichambres de Madame. Les huissiers allaient annoncer. -- Que nul ne bouge, dit le chevalier en riant, Monseigneur veut faire une surprise. Chapitre CVI -- Monsieur est jaloux de Guiche Monsieur entra brusquement comme les gens qui ont une bonne intention et qui croient faire plaisir, ou comme ceux qui espèrent surprendre quelque secret, triste aubaine des jaloux. Madame, enivrée par les premières mesures de la musique, dansait comme une folle, laissant là son dîner commencé. Son danseur était M. de Guiche, les bras en lair, les yeux à demi fermés, le genou en terre, comme ces danseurs espagnols aux regards voluptueux, au geste caressant. La princesse tournait autour de lui avec le même sourire et la même séduction provocante. Montalais admirait. La Vallière, assise dans un coin, regardait toute rêveuse. Il est impossible dexprimer leffet que produisit sur ces gens heureux la présence de Monsieur. Il serait tout aussi impossible dexprimer leffet que produisit sur Philippe la vue de ces gens heureux. Le comte de Guiche neut pas la force de se relever; Madame demeura au milieu de son pas et de son attitude, sans pouvoir articuler un mot. Le chevalier de Lorraine, adossé au chambranle de la porte, souriait comme un homme plongé dans la plus naïve admiration. La pâleur du prince, le tremblement convulsif de ses mains et de ses jambes furent les premiers symptômes qui frappèrent les assistants. Un profond silence succéda au bruit de la danse. Le chevalier de Lorraine profita de cet intervalle pour venir saluer respectivement Madame et de Guiche; en affectant de les confondre dans ses révérences, comme les deux maîtres de la maison. Monsieur, sapprochant à son tour: -- Je suis enchanté, dit-il dune voix rauque; jarrivais ici croyant vous trouver malade et triste, je vous vois livrée à de nouveaux plaisirs; en vérité, cest heureux! Ma maison est la plus joyeuse de lunivers. Se retournant vers de Guiche: -- Comte, dit-il, je ne vous savais pas si brave danseur. Puis, revenant à sa femme: -- Soyez meilleure pour moi, dit-il avec une amertume qui voilait sa colère; chaque fois quon se réjouira chez vous, invitez-moi... Je suis un prince fort abandonné. De Guiche avait repris toute son assurance, et, avec une fierté naturelle qui lui allait bien: -- Monseigneur, dit-il, sait bien que toute ma vie est à son service; quand il sagira de la donner, je suis prêt; pour aujourdhui il ne sagit que de danser aux violons, je danse. -- Et vous avez raison, dit froidement le prince. Et puis, Madame, continua-t-il, vous ne remarquez pas que vos dames menlèvent mes amis: M. de Guiche nest pas à vous, madame, il est à moi. Si vous voulez dîner sans moi, vous avez vos dames. Quand je dîne seul, jai mes gentilshommes; ne me dépouillez pas tout à fait. Madame sentit le reproche et la leçon. La rougeur monta soudain jusquà ses yeux. -- Monsieur, répliqua-t-elle, jignorais, en venant à la cour de France, que les princesses de mon rang dussent être considérées comme les femmes de Turquie. Jignorais quil fût défendu de voir des hommes; mais, puisque telle est votre volonté, je my conformerai; ne vous gênez point si vous voulez faire griller mes fenêtres. Cette riposte, qui fit sourire Montalais et de Guiche, ramena dans le coeur du prince la colère, dont une bonne partie venait de sévaporer en paroles. -- Très bien! dit-il dun ton concentré, voilà comme on me respecte chez moi! -- Monseigneur! monseigneur! murmura le chevalier à loreille de Monsieur, de façon que tout le monde remarquât bien quil le modérait. -- Venez! répliqua le duc pour toute réponse, en lentraînant et en pirouettant par un mouvement brusque, au risque de heurter Madame. Le chevalier suivit son maître jusque dans lappartement, où le prince ne fut pas plutôt assis, quil donna un libre cours à sa fureur. Le chevalier levait les yeux au ciel, joignait les mains et ne disait mot. -- Ton avis? sécria Monsieur. -- Sur quoi, monseigneur? -- Sur tout ce qui se passe ici. -- Oh! monseigneur, cest grave. -- Cest odieux! la vie ne peut se passer ainsi. -- Voyez, comme cest malheureux! dit le chevalier. Nous espérions avoir la tranquillité après le départ de ce fou de Buckingham. -- Et cest pire! -- Je ne dis pas cela, monseigneur. -- Non, mais je le dis, moi, car Buckingham neût jamais osé faire le quart de ce que nous avons vu. -- Quoi donc? -- Se cacher pour danser, feindre une indisposition pour dîner tête à tête. -- Oh! monseigneur, non! non! -- Si! si! cria le prince en sexcitant lui-même comme les enfants volontaires; mais je nendurerai pas cela plus longtemps, il faut quon sache ce qui se passe. -- Monseigneur, un éclat... -- Pardieu! dois-je me gêner quand on se gêne si peu avec moi? Attends moi ici, chevalier, attends-moi! Le prince disparut dans la chambre voisine, et sinforma de lhuissier si la reine mère était revenue de la chapelle. Anne dAutriche était heureuse: la paix revenue au foyer de sa famille, tout un peuple charmé par la présence dun souverain jeune et bien disposé pour les grandes choses, les revenus de lÉtat agrandis, la paix extérieure assurée, tout lui présageait un avenir tranquille. Elle se reprenait parfois au souvenir de ce pauvre jeune homme quelle avait reçu en mère et chassé en marâtre. Un soupir achevait sa pensée. Tout à coup le duc dOrléans entra chez elle. -- Ma mère, sécria-t-il en fermant vivement les portières, les choses ne peuvent subsister ainsi. Anne dAutriche leva sur lui ses beaux yeux, et, avec une inaltérable douceur: -- De quelle chose voulez-vous parler? dit-elle. -- Je veux parler de Madame. -- Votre femme? -- Oui, ma mère. -- Je gage que ce fou de Buckingham lui aura écrit quelque lettre dadieu. -- Ah bien! oui, ma mère, est-ce quil sagit de Buckingham! -- Et de qui donc alors? Car ce pauvre garçon était bien à tort le point de mire de votre jalousie, et je croyais... -- Ma mère, Madame a déjà remplacé M. de Buckingham. -- Philippe, que dites-vous? Vous prononcez là des paroles légères. -- Non pas, non pas. Madame a si bien fait que je suis encore jaloux. -- Et de qui, bon Dieu? -- Quoi! vous navez pas remarqué? -- Non. -- Vous navez pas vu que M. de Guiche est toujours chez elle, toujours avec elle? La reine frappa ses deux mains lune contre lautre et se mit à rire. -- Philippe, dit-elle, ce nest pas un défaut que vous avez là; cest une maladie. -- Défaut ou maladie, madame, jen souffre. -- Et vous prétendez quon guérisse un mal qui existe seulement dans votre imagination? Vous voulez quon vous approuve, jaloux, quand il ny a aucun fondement à votre jalousie? -- Allons, voilà que vous allez recommencer pour celui-ci ce que vous disiez pour celui-là. -- Cest que, mon fils, dit sèchement la reine, ce que vous faisiez pour celui-là, vous le recommencez pour celui-ci. Le prince sinclina un peu piqué. -- Et si je cite des faits, dit-il, croirez-vous? -- Mon fils, pour toute autre chose que la jalousie, je vous croirais sans lallégation des faits; mais, pour la jalousie, je ne vous promets rien. -- Alors, cest comme si Votre Majesté mordonnait de me taire et me renvoyait hors de cause. -- Nullement; vous êtes mon fils, je vous dois toute lindulgence dune mère. -- Oh! dites votre pensée: vous me devez toute lindulgence que mérite un fou. -- Nexagérez pas, Philippe, et prenez garde de me représenter votre femme comme un esprit dépravé... -- Mais les faits! -- Jécoute. -- Ce matin, on faisait de la musique chez Madame, à dix heures. -- Cest innocent. -- M. de Guiche causait seul avec elle... Ah! joublie de vous dire que, depuis huit jours, il ne la quitte pas plus que son ombre. -- Mon ami, sils faisaient mal, ils se cacheraient. -- Bon! sécria le duc; je vous attendais là. Retenez bien ce que vous venez de dire. Ce matin, dis-je, je les surpris, et témoignai vivement mon mécontentement. -- Soyez sûr que cela suffira; cest peut-être même un peu vif. Ces jeunes femmes sont ombrageuses. Leur reprocher le mal quelles nont pas fait, cest parfois leur dire quelles pourraient le faire. -- Bien, bien, attendez. Retenez aussi ce que vous venez de dire, Madame: «La leçon de ce matin eût dû suffire, et, sils faisaient mal, ils se cacheraient.» -- Je lai dit. -- Or, tantôt, me repentant de cette vivacité du matin et sachant que Guiche boudait chez lui, jallai chez Madame. Devinez ce que jy trouvai? Dautres musiques, des danses, et Guiche; on ly cachait. Anne dAutriche fronça le sourcil. -- Cest imprudent, dit-elle. Qua dit Madame? -- Rien. -- Et Guiche? -- De même... Si fait... il a balbutié quelques impertinences. -- Que concluez-vous, Philippe? -- Que jétais joué, que Buckingham nétait quun prétexte, et que le vrai coupable, cest Guiche. Anne haussa les épaules. -- Après? -- Je veux que Guiche sorte de chez moi comme Buckingham, et je le demanderai au roi, à moins que... -- À moins que? -- Vous ne fassiez vous-même la commission, madame, vous qui êtes si spirituelle et si bonne. -- Je ne la ferai point. -- Quoi, ma mère! -- Écoutez, Philippe, je ne suis pas tous les jours disposée à faire aux gens de mauvais compliments; jai de lautorité sur cette jeunesse, mais je ne saurais men prévaloir sans la perdre; dailleurs, rien ne prouve que M. de Guiche soit coupable. -- Il ma déplu. -- Cela vous regarde. -- Bien, je sais ce que je ferai, dit le prince impétueusement. Anne le regarda inquiète. -- Et que ferez-vous? dit-elle. -- Je le ferai noyer dans mon bassin la première fois que je le trouverai chez moi. Et, cette férocité lancée, le prince attendit un effet deffroi. La reine fut impassible. -- Faites, dit-elle. Philippe était faible comme une femme, il se mit à hurler. -- On me trahit, personne ne maime: voilà ma mère qui passe à mes ennemis! -- Votre mère y voit plus loin que vous et ne se soucie pas de vous conseiller, puisque vous ne lécoutez pas. -- Jirai au roi. -- Jallais vous le proposer. Jattends Sa Majesté ici, cest lheure de sa visite; expliquez-vous. Elle navait pas fini, que Philippe entendit la porte de lantichambre souvrir bruyamment. La peur le prit. On distinguait le pas du roi, dont les semelles craquaient sur les tapis. Le duc senfuit par une petite porte, laissant la reine aux prises. Anne dAutriche se mit à rire, et riait encore lorsque le roi entra. Il venait, très affectueusement, savoir des nouvelles de la santé, déjà chancelante, de la reine mère. Il venait lui annoncer aussi que tous les préparatifs pour le voyage de Fontainebleau étaient terminés. La voyant rire, il sentit diminuer son inquiétude et linterrogea lui-même en riant. Anne dAutriche lui prit la main, et, dune voix pleine denjouement; -- Savez-vous, dit-elle, que je suis fière dêtre Espagnole. -- Pourquoi, madame? -- Parce que les Espagnoles valent mieux au moins que les Anglaises. -- Expliquez-vous. -- Depuis que vous êtes marié, vous navez pas un seul reproche à faire à la reine? -- Non, certes. -- Et voilà un certain temps que vous êtes marié. Votre frère, au contraire, est marié depuis quinze jours... -- Eh bien? -- Il se plaint de Madame pour la seconde fois. -- Quoi! encore Buckingham? -- Non, un autre. -- Qui? -- Guiche. -- Ah çà! mais cest donc une coquette que Madame? -- Je le crains. -- Mon pauvre frère! dit le roi en riant. -- Vous excusez la coquetterie, à ce que je vois? -- Chez Madame, oui; Madame nest pas coquette au fond. -- Soit; mais votre frère en perdra la tête. -- Que demande-t-il? -- Il veut faire noyer Guiche. -- Cest violent. -- Ne riez pas, il est exaspéré. Avisez à quelque moyen. -- Pour sauver Guiche, volontiers. -- Oh! si votre frère vous entendait, il conspirerait contre vous comme faisait votre oncle, Monsieur, contre le roi votre père. -- Non. Philippe maime trop et je laime trop de mon côté; nous vivrons bons amis. Le résumé de la requête? -- Cest que vous empêchiez Madame dêtre coquette et Guiche dêtre aimable. -- Rien que cela? Mon frère se fait une bien haute idée du pouvoir royal... corriger une femme! Passe encore pour un homme. -- Comment vous y prendrez-vous? -- Avec un mot dit à Guiche, qui est un garçon desprit, je le persuaderai. -- Mais Madame? -- Cest plus difficile; un mot ne suffira pas; je composerai une homélie, je la prêcherai. -- Cela presse. -- Oh! jy mettrai toute la diligence possible. Nous avons répétition de ballet cette après-dînée. -- Vous prêcherez en dansant? -- Oui, madame. -- Vous promettez de convertir? -- Jextirperai lhérésie par la conviction ou par le feu. -- À la bonne heure! Ne me mêlez point dans tout cela, Madame ne me le pardonnerait de sa vie; et, belle-mère, je dois vivre avec ma bru. -- Madame, ce sera le roi qui prendra tout sur lui. Voyons, je réfléchis. -- À quoi? -- Il serait peut-être mieux que jallasse trouver Madame chez elle? -- Cest un peu solennel. -- Oui, mais la solennité ne messied pas aux prédicateurs, et puis le violon du ballet mangerait la moitié de mes arguments. En outre, il sagit dempêcher quelque violence de mon frère... Mieux vaut un peu de précipitation... Madame est-elle chez elle? -- Je le crois. -- Lexposition des griefs, sil vous plaît. -- En deux mots, voici: Musique perpétuelle... assiduité de Guiche... soupçons de cachotteries et de complots... -- Les preuves? -- Aucune. -- Bien; je me rends chez Madame. Et le roi se prit à regarder, dans les glaces, sa toilette qui était riche et son visage qui resplendissait comme ses diamants. -- On éloigne bien un peu Monsieur? dit-il. -- Oh! le feu et leau ne se fuient pas avec plus dacharnement. -- Il suffit. Ma mère, je vous baise les mains... les plus belles mains de France. -- Réussissez, Sire... Soyez le pacificateur du ménage. -- Je nemploie pas dambassadeur, répliqua Louis. Cest vous dire que je réussirai. Il sortit en riant et sépousseta soigneusement tout le long du chemin. Chapitre CVII -- Le médiateur Quand le roi parut chez Madame, tous les courtisans, que la nouvelle dune scène conjugale avait disséminés autour des appartements, commencèrent à concevoir les plus graves inquiétudes. Il se formait aussi de ce côté un orage dont le chevalier de Lorraine, au milieu des groupes, analysait avec joie tous les éléments, grossissant les plus faibles et manoeuvrant, selon ses mauvais desseins, les plus forts, afin de produire les plus méchants effets possibles. Ainsi que lavait annoncé Anne dAutriche, la présence du roi donna un caractère solennel à lévénement. Ce nétait pas une petite affaire, en 1662, que le mécontentement de Monsieur contre Madame, et lintervention du roi dans les affaires privées de Monsieur. Aussi vit-on les plus hardis, qui entouraient le comte de Guiche dès le premier moment, séloigner de lui avec une sorte dépouvante; et le comte lui-même, gagné par la panique générale, se retirer chez lui tout seul. Le roi entra chez Madame en saluant, comme il avait toujours lhabitude de le faire. Les dames dhonneur étaient rangées en file sur son passage dans la galerie. Si fort préoccupée que fût Sa Majesté, elle donna un coup doeil de maître à ces deux rangs de jeunes et charmantes femmes qui baissaient modestement les yeux. Toutes étaient rouges de sentir sur elles le regard du roi. Une seule, dont les longs cheveux se roulaient en boucles soyeuses sur la plus belle peau du monde, une seule était pâle et se soutenait à peine, malgré les coups de coude de sa compagne. Cétait La Vallière, que Montalais étayait de la sorte en lui soufflant tout bas le courage dont elle-même était si abondamment pourvue. Le roi ne put sempêcher de se retourner. Tous les fronts, qui déjà sétaient relevés, se baissèrent de nouveau; mais la seule tête blonde demeura immobile, comme si elle eût épuisé tout ce qui lui restait de force et dintelligence. En entrant chez Madame, Louis trouva sa belle-soeur à demi couchée sur les coussins de son cabinet. Elle se souleva et fit une révérence profonde en balbutiant quelques remerciements sur lhonneur quelle recevait. Puis elle se rassit, vaincue par une faiblesse, affectée sans doute, car un coloris charmant animait ses joues, et ses yeux, encore rouges de quelques larmes répandues récemment, navaient que plus de feu. Quand le roi fut assis et quil eut remarqué, avec cette sûreté dobservation qui le caractérisait, le désordre de la chambre et celui, non moins grand, du visage de Madame, il prit un air enjoué. -- Ma soeur, dit-il, à quelle heure vous plaît-il que nous répétions le ballet aujourdhui? Madame, secouant lentement et languissamment sa tête charmante: -- Ah! Sire, dit-elle, veuillez mexcuser pour cette répétition; jallais faire prévenir Votre Majesté que je ne saurais aujourdhui. -- Comment! dit le roi avec une surprise modérée; ma soeur, seriez-vous indisposée? -- Oui, Sire. -- Je vais faire appeler vos médecins, alors. -- Non, car les médecins ne peuvent rien à mon mal. -- Vous meffrayez! -- Sire, je veux demander à Votre Majesté la permission de men retourner en Angleterre. Le roi fit un mouvement. -- En Angleterre! Dites-vous bien ce que vous voulez dire, madame? -- Je le dis à contrecoeur, Sire, répliqua la petite-fille de Henri IV avec résolution. Et elle fit étinceler ses beaux yeux noirs. -- Oui, je regrette de faire à Votre Majesté des confidences de ce genre; mais je me trouve trop malheureuse à la cour de Votre Majesté; je veux retourner dans ma famille. -- Madame! Madame! Et le roi sapprocha. -- Écoutez, Sire, continua la jeune femme en prenant peu à peu sur son interlocuteur lascendant que lui donnaient sa beauté, sa nerveuse nature; je suis accoutumée à souffrir. Jeune encore, jai été humiliée, jai été dédaignée. Oh! ne me démentez pas, Sire, dit-elle avec un sourire. Le roi rougit. -- Alors, dis-je, jai pu croire que Dieu mavait fait naître pour cela, moi, fille dun roi puissant; mais, puisquil avait frappé la vie dans mon père, il pouvait bien frapper en moi lorgueil. Jai bien souffert, jai bien fait souffrir ma mère; mais jai juré que, si jamais Dieu me rendait une position indépendante, fût-ce celle de louvrière du peuple qui gagne son pain avec son travail, je ne souffrirais plus la moindre humiliation. Ce jour est arrivé; jai recouvré la fortune due à mon rang, à ma naissance; jai remonté jusquaux degrés du trône; jai cru que, malliant à un prince français, je trouverais en lui un parent, un ami, un égal; mais je maperçois que je nai trouvé quun maître, et je me révolte, Sire. Ma mère nen saura rien, vous que je respecte et que... jaime... Le roi tressaillit; nulle voix navait ainsi chatouillé son oreille. -- Vous, dis-je, Sire, qui savez tout, puisque vous venez ici, vous me comprendrez peut-être. Si vous ne fussiez pas venu, jallais à vous. Cest lautorisation de partir librement que je veux. Jabandonne à votre délicatesse, à vous, lhomme par excellence, de me disculper et de me protéger. -- Ma soeur! ma soeur! balbutia le roi courbé par cette rude attaque, avez vous bien réfléchi à lénorme difficulté du projet que vous formez? -- Sire, je ne réfléchis pas, je sens. Attaquée, je repousse dinstinct lattaque; voilà tout. -- Mais que vous a-t-on fait? Voyons. La princesse venait, on le voit, par cette manoeuvre particulière aux femmes, déviter tout reproche et den formuler un plus grave, daccusée elle devenait accusatrice. Cest un signe infaillible de culpabilité; mais de ce mal évident, les femmes, même les moins adroites, savent toujours tirer parti pour vaincre. Le roi ne saperçut pas quil était venu chez elle pour lui dire: «Quavez vous fait à mon frère?» Et quil se réduisait à dire: -- Que vous a-t-on fait? -- Ce quon ma fait? répliqua Madame. Oh! il faut être femme pour le comprendre, Sire: on ma fait pleurer. Et dun doigt qui navait pas son égal en finesse et en blancheur nacrée, elle montrait des yeux brillants noyés dans le fluide, et elle recommençait à pleurer. -- Ma soeur, je vous en supplie, dit le roi en savançant pour lui prendre une main quelle lui abandonna moite et palpitante. -- Sire, on ma tout dabord privée de la présence dun ami de mon frère. Milord de Buckingham était pour moi un hôte agréable, enjoué, un compatriote qui connaissait mes habitudes, je dirai presque un compagnon, tant nous avons passé de jours ensemble avec nos autres amis sur mes belles eaux de Saint-James. -- Mais, ma soeur, Villiers était amoureux de vous? -- Prétexte! Que fait cela, dit-elle sérieusement, que M. de Buckingham ait été ou non amoureux de moi? Est-ce donc dangereux pour moi, un homme amoureux?... Ah! Sire, il ne suffit pas quun homme vous aime. Et elle sourit si tendrement, si finement, que le roi sentit son coeur battre et défaillir dans sa poitrine. -- Enfin, si mon frère était jaloux? interrompit le roi. -- Bien, jy consens, voilà une raison; et lon a chassé M. de Buckingham. -- Chassé!... Oh! non. -- Expulsé, évincé, congédié, si vous aimez mieux, Sire; un des premiers gentilshommes de lEurope sest vu forcé de quitter la cour du roi de France, de Louis XIV, comme un manant, à propos dune oeillade ou dun bouquet. Cest bien peu digne de la cour la plus galante... Pardon, Sire, joubliais quen parlant ainsi jattentais à votre souverain pouvoir. -- Ma foi! non, ma soeur, ce nest pas moi qui ai congédié M. de Buckingham... Il me plaisait fort. -- Ce nest pas vous? dit habilement Madame. Ah! tant mieux! Et elle accentua ce tant mieux comme si elle eût, à la place de ce mot, prononcé celui de tant pis. Il y eut un silence de quelques minutes. Elle reprit: -- M. de Buckingham parti... je sais à présent pourquoi et par qui... je croyais avoir recouvré la tranquillité... Point... Voilà que Monsieur trouve un autre prétexte; voilà que... -- Voilà que, dit le roi avec enjouement, un autre se présente. Et cest naturel; vous êtes belle, madame; on vous aimera toujours. -- Alors, sécria la princesse, je ferai la solitude autour de moi. Oh! cest bien ce quon veut, cest bien ce quon me prépare; mais, non, je préfère retourner à Londres. Là, on me connaît, on mapprécie. Jaurai mes amis sans craindre que lon ose les nommer mes amants. Fi! cest un indigne soupçon de la part dun gentilhomme! Oh! Monsieur a tout perdu dans mon esprit depuis que je le vois, depuis quil sest révélé à moi, comme le tyran dune femme. -- Là! là! mon frère nest coupable que de vous aimer. -- Maimer! Monsieur maimer? Ah! Sire... Et elle rit aux éclats. -- Monsieur naimera jamais une femme, dit-elle; Monsieur saime trop lui-même; non, malheureusement pour moi, Monsieur est de la pire espèce des jaloux: jaloux sans amour. -- Avouez cependant, dit le roi, qui commençait à sanimer dans cet entretien varié, brûlant, avouez que Guiche vous aime. -- Ah! Sire, je nen sais rien. -- Vous devez le voir. Un homme qui aime se trahit. -- M. de Guiche ne sest pas trahi. -- Ma soeur, ma soeur, vous défendez M. de Guiche. -- Moi! par exemple! moi? Oh! Sire, il ne manquerait plus à mon infortune quun soupçon de vous. -- Non, madame, non, reprit vivement le roi. Ne vous affligez pas. Oh! vous pleurez! Je vous en conjure, calmez-vous. Elle pleurait cependant, de grosses larmes coulaient sur ses mains. Le roi prit une de ses mains et but une de ses larmes. Elle le regarda si tristement et si tendrement, quil en fut frappé au coeur. -- Vous navez rien pour Guiche? dit-il plus inquiet quil ne convenait à son rôle de médiateur. -- Mais rien, rien. -- Alors je puis rassurer mon frère. -- Eh! Sire, rien ne le rassurera. Ne croyez donc pas quil soit jaloux. Monsieur a reçu de mauvais conseils, et Monsieur est dun caractère inquiet. -- On peut lêtre lorsquil sagit de vous. Madame baissa les yeux et se tut. Le roi fit comme elle. Il lui tenait toujours la main. Ce silence dune minute dura un siècle. Madame retira doucement sa main. Elle était sûre désormais du triomphe. Le champ de bataille était à elle. -- Monsieur se plaint, dit timidement le roi, que vous préférez à son entretien, à sa société, des sociétés particulières. -- Sire, Monsieur passe sa vie à regarder sa figure dans un miroir et à comploter des méchancetés contre les femmes avec M. le chevalier de Lorraine. -- Oh! vous allez un peu loin. -- Je dis ce qui est. Observez, vous verrez, Sire, si jai raison. -- Jobserverai. Mais, en attendant, quelle satisfaction donner à mon frère? -- Mon départ. -- Vous répétez ce mot! sécria imprudemment le roi, comme si depuis dix minutes un changement tel eût été produit, que Madame en eût toutes ses idées retournées. -- Sire, je ne puis plus être heureuse ici, dit-elle. M. de Guiche gêne Monsieur. Le fera-t-on partir aussi? -- Sil le faut, pourquoi pas? répondit en souriant Louis XIV. -- Eh bien! après M. de Guiche?... que je regretterai, du reste, je vous en préviens, Sire. -- Ah! vous le regretterez? -- Sans doute; il est aimable, il a pour moi de lamitié, il me distrait. -- Ah! si Monsieur vous entendait! fit le roi piqué. Savez-vous que je ne me chargerais point de vous raccommoder et que je ne le tenterais même pas? -- Sire, à lheure quil est, pouvez-vous empêcher Monsieur dêtre jaloux du premier venu? Je sais bien que M. de Guiche nest pas le premier venu. -- Encore! Je vous préviens quen bon frère je vais prendre M. de Guiche en horreur. -- Ah! Sire, dit Madame, ne prenez, je vous en supplie, ni les sympathies ni les haines de Monsieur. Restez le roi; mieux vaudra pour vous et pour tout le monde. -- Vous êtes une adorable railleuse, madame, et je comprends que ceux mêmes que vous raillez vous adorent. -- Et voilà pourquoi, vous, Sire, que jeusse pris pour mon défenseur, vous allez vous joindre à ceux qui me persécutent, dit Madame. -- Moi, votre persécuteur? Dieu men garde! -- Alors, continua-t-elle languissamment, accordez-moi ma demande. -- Que demandez-vous? -- À retourner en Angleterre. -- Oh! cela, jamais! jamais! sécria Louis XIV. -- Je suis donc prisonnière? -- En France, oui. -- Que faut-il que je fasse alors? -- Eh bien! ma soeur, je vais vous le dire. -- Jécoute Votre Majesté en humble servante. -- Au lieu de vous livrer à des intimités un peu inconséquentes, au lieu de nous alarmer par votre isolement, montrez-vous à nous toujours, ne nous quittez pas, vivons en famille. Certes, M. de Guiche est aimable; mais, enfin, si nous navons pas son esprit... -- Oh! Sire, vous savez bien que vous faites le modeste. -- Non, je vous jure. On peut être roi et sentir soi-même que lon a moins de chance de plaire que tel ou tel gentilhomme. -- Je jure bien que vous ne croyez pas un seul mot de ce que vous dites là, Sire. Le roi regarda Madame tendrement. -- Voulez-vous me promettre une chose? dit-il. -- Laquelle? -- Cest de ne plus perdre dans votre cabinet, avec des étrangers, le temps que vous nous devez. Voulez-vous que nous fassions contre lennemi commun une alliance offensive et défensive? -- Une alliance avec vous, Sire? -- Pourquoi pas? Nêtes-vous pas une puissance? -- Mais vous, Sire, êtes-vous un allié bien fidèle? -- Vous verrez, madame. -- Et de quel jour datera cette alliance? -- Daujourdhui. -- Je rédigerai le traité? -- Très bien! -- Et vous le signerez? -- Aveuglément. -- Oh! alors, Sire, je vous promets merveille; vous êtes lastre de la cour, quand vous me paraîtrez... -- Eh bien? -- Tout resplendira. -- Oh! madame, madame, dit Louis XIV, vous savez bien que toute lumière vient de vous, et que, si je prends le soleil pour devise, ce nest quun emblème. -- Sire, vous flattez votre alliée; donc, vous voulez la tromper, dit Madame en menaçant le roi de son doigt mutin. -- Comment! vous croyez que je vous trompe, lorsque je vous assure de mon affection? -- Oui. -- Et qui vous fait douter? -- Une chose. -- Une seule? -- Oui. -- Laquelle? Je serai bien malheureux si je ne triomphe pas dune seule chose. -- Cette chose nest point en votre pouvoir, Sire, pas même au pouvoir de Dieu. -- Et quelle est cette chose? -- Le passé. -- Madame, je ne comprends pas, dit le roi, justement parce quil avait trop bien compris. La princesse lui prit la main. -- Sire, dit-elle, jai eu le malheur de vous déplaire si longtemps, que jai presque le droit de me demander aujourdhui comment vous avez pu maccepter comme belle-soeur. -- Me déplaire! vous mavez déplu? -- Allons, ne le niez pas. -- Permettez. -- Non, non, je me rappelle. -- Notre alliance date daujourdhui, sécria le roi avec une chaleur qui nétait pas feinte; vous ne vous souvenez donc plus du passé, ni moi non plus, mais je me souviens du présent. Je lai sous les yeux, le voici; regardez. Et il mena la princesse devant une glace, où elle se vit rougissante et belle à, faire succomber un saint. -- Cest égal, murmura-t-elle, ce ne sera point là une bien vaillante alliance. -- Faut-il jurer? demanda le roi, enivré par la tournure voluptueuse quavait prise tout cet entretien. -- Oh! je ne refuse pas un bon serment, dit Madame. Cest toujours un semblant de sûreté. Le roi sagenouilla sur un carreau et prit la main de Madame. Elle, avec un sourire quun peintre ne rendrait point et quun poète ne pourrait quimaginer, lui donna ses deux mains dans lesquelles il cacha son front brûlant. Ni lun ni lautre ne put trouver une parole. Le roi sentit que Madame retirait ses mains en lui effleurant les joues. Il se releva aussitôt et sortit de lappartement. Les courtisans remarquèrent sa rougeur, et en conclurent que la scène avait été orageuse. Mais le chevalier de Lorraine se hâta de dire: -- Oh! non, messieurs, rassurez-vous. Quand Sa Majesté est en colère, elle est pâle. Chapitre CVIII -- Les conseilleurs Le roi quitta Madame dans un état dagitation quil eût eu peine à sexpliquer lui-même. Il est impossible, en effet, dexpliquer le jeu secret de ces sympathies étranges qui sallument subitement et sans cause après de nombreuses années passées dans le plus grand calme, dans la plus grande indifférence de deux coeurs destinés à saimer. Pourquoi Louis avait-il autrefois dédaigné, presque haï Madame? Pourquoi maintenant trouvait-il cette même femme si belle, si désirable, et pourquoi non seulement soccupait-il, mais encore était-il si occupé delle? Pourquoi Madame enfin, dont les yeux et lesprit étaient sollicités dun autre côté, avait-elle depuis huit jours, pour le roi, un semblant de faveur qui faisait croire à de plus parfaites intimités? Il ne faut pas croire que Louis se proposât à lui-même un plan de séduction: le lien qui unissait Madame à son frère était, ou du moins lui semblait, une barrière infranchissable; il était même encore trop loin de cette barrière pour sapercevoir quelle existât Mais sur la pente de ces passions dont le coeur se réjouit, vers lesquelles la jeunesse nous pousse, nul ne peut dire où il sarrêtera pas même celui qui, davance, a calculé toutes les chances de succès ou de chute. Quant à Madame, on expliquera facilement son penchant pour le roi: elle était jeune, coquette, et passionnée pour inspirer de ladmiration. Cétait une de ces natures à élans impétueux qui, sur un théâtre, franchiraient les brasiers ardents pour arracher un cri dapplaudissement aux spectateurs. Il nétait donc pas surprenant que, progression gardée, après avoir été adorée de Buckingham, de Guiche, qui était supérieur à Buckingham, ne fût-ce que par ce grand mérite si bien apprécié des femmes, la nouveauté, il nétait donc pas étonnant, disons-nous, que la princesse élevât son ambition jusquà être admirée par le roi, qui était non seulement le premier du royaume, mais un des plus beaux et des plus spirituels. Quant à la soudaine passion de Louis pour sa belle-soeur, la physiologie en donnerait lexplication par des banalités, et la nature par quelques-unes de ses affinités mystérieuses. Madame avait les plus beaux yeux noirs, Louis les plus beaux yeux bleus du monde. Madame était rieuse et expansive, Louis mélancolique et discret. Appelés à se rencontrer pour la première fois sur le terrain dun intérêt et dune curiosité communs, ces deux natures opposées sétaient enflammées par le contact de leurs aspérités réciproques. Louis, de retour chez lui, saperçut que Madame était la femme la plus séduisante de la cour. Madame, demeurée seule, songea, toute joyeuse, quelle avait produit sur le roi une vive impression. Mais ce sentiment chez elle devait être passif, tandis que chez le roi il ne pouvait manquer dagir avec toute la véhémence naturelle à lesprit inflammable dun jeune homme, et dun jeune homme qui na quà vouloir pour voir ses volontés exécutées. Le roi annonça dabord à Monsieur que tout était pacifié: que Madame avait pour lui le plus grand respect, la plus sincère affection; mais que cétait un caractère altier, ombrageux même, et dont il fallait soigneusement ménager les susceptibilités. Monsieur répliqua, sur le ton aigre-doux quil prenait dordinaire avec son frère, quil ne sexpliquait pas bien les susceptibilités dune femme dont la conduite pouvait, à son avis, donner prise à quelque censure, et que si quelquun avait droit dêtre blessé, cétait à lui, Monsieur, que ce droit appartenait sans conteste. Mais alors le roi répondit dun ton assez vif et qui prouvait tout lintérêt quil prenait à sa belle-soeur: -- Madame est au-dessus des censures, Dieu merci! -- Des autres, oui, jen conviens, dit Monsieur, mais pas des miennes, je présume. -- Eh bien! dit le roi, à vous, mon frère, je dirai que la conduite de Madame ne mérite pas vos censures. Oui, cest sans doute une jeune femme fort distraite et fort étrange, mais qui fait profession des meilleurs sentiments. Le caractère anglais nest pas toujours bien compris en France, mon frère, et la liberté des moeurs anglaises étonne parfois ceux qui ne savent pas combien cette liberté est rehaussée dinnocence. -- Ah! dit Monsieur, de plus en plus piqué, dès que Votre Majesté absout ma femme, que jaccuse, ma femme nest pas coupable, et je nai rien à dire. -- Mon frère, repartit vivement le roi, qui sentait la voix de la conscience murmurer tout bas à son coeur que Monsieur navait pas tout à fait tort, mon frère, ce que jen dis et surtout ce que jen fais, cest pour votre bonheur. Jai appris que vous vous étiez plaint dun manque de confiance ou dégards de la part de Madame, et je nai point voulu que votre inquiétude se prolongeât plus longtemps. Il entre dans mon devoir de surveiller votre maison comme celle du plus humble de mes sujets. Jai donc vu avec le plus grand plaisir que vos alarmes navaient aucun fondement. -- Et, continua Monsieur dun ton interrogateur et en fixant les yeux sur son frère, ce que Votre Majesté a reconnu pour Madame, et je mincline devant votre sagesse royale, lavez-vous aussi vérifié pour ceux qui ont été la cause du scandale dont je me plains? -- Vous avez raison, mon frère, dit le roi; javiserai. Ces mots renfermaient un ordre en même temps quune consolation. Le prince le sentit et se retira. Quant à Louis, il alla retrouver sa mère; il sentait quil avait besoin dune absolution plus complète que celle quil venait de recevoir de son frère. Anne dAutriche navait pas pour M. de Guiche les mêmes raisons dindulgence quelle avait eues pour Buckingham. Elle vit, aux premiers mots, que Louis nétait pas disposé à être sévère, elle le fut. Cétait une des ruses habituelles de la bonne reine pour arriver à connaître la vérité. Mais Louis nen était plus à son apprentissage: depuis près dun an déjà, il était roi. Pendant cette année, il avait eu le temps dapprendre à dissimuler. Écoutant Anne dAutriche, afin de la laisser dévoiler toute sa pensée, lapprouvant seulement du regard et du geste, il se convainquit, à certains coups doeil profonds, à certaines insinuations habiles, que la reine, si perspicace en matière de galanterie, avait, sinon deviné, du moins soupçonné sa faiblesse pour Madame. De toutes ses auxiliaires, Anne dAutriche devait être la plus importante: de toutes ses ennemies, Anne dAutriche eût été la plus dangereuse. Louis changea donc de manoeuvre, Il chargea Madame, excusa Monsieur, écouta ce que sa mère disait de Guiche comme il avait écouté ce quelle avait dit de Buckingham. Puis, quand il vit quelle croyait avoir remporté sur lui une victoire complète, il la quitta. Toute la cour, cest-à-dire tous les favoris et les familiers, et ils étaient nombreux, puisque lon comptait déjà cinq maîtres, se réunirent au soir pour la répétition du ballet. Cet intervalle avait été rempli pour le pauvre de Guiche par quelques visites quil avait reçues. Au nombre de ces visites, il en était une quil espérait et craignait presque dun égal sentiment. Cétait celle du chevalier de Lorraine. Vers les trois heures de laprès-midi, le chevalier de Lorraine entra chez de Guiche. Son aspect était des plus rassurants. Monsieur, dit-il à de Guiche, était de charmante humeur, et lon neût pas dit que le moindre nuage eût passé sur le ciel conjugal. Dailleurs, Monsieur avait si peu de rancune! Depuis très longtemps à la cour, le chevalier de Lorraine avait établi que, des deux fils de Louis XIII, Monsieur était celui qui avait pris le caractère paternel, le caractère flottant, irrésolu; bon par élan, mauvais au fond, mais certainement nul pour ses amis. Il avait surtout ranimé de Guiche en lui démontrant que Madame arriverait avant peu à mener son mari, et que, par conséquent, celui-là gouvernerait Monsieur qui parviendrait à gouverner Madame. Ce à quoi de Guiche, plein de défiance et de présence desprit, avait répondu: -- Oui, chevalier; mais je crois Madame fort dangereuse. -- Et en quoi? -- En ce quelle a vu que Monsieur nétait pas un caractère très passionné pour les femmes. -- Cest vrai, dit en riant le chevalier de Lorraine. -- Et alors... -- Eh bien? -- Eh bien! Madame choisit le premier venu pour en faire lobjet de ses préférences et ramener son mari par la jalousie. -- Profond! profond! sécria le chevalier. -- Vrai! répondit de Guiche. Et ni lun ni lautre ne disait sa pensée. De Guiche, au moment où il attaquait ainsi le caractère de Madame, lui en demandait mentalement pardon du fond du coeur. Le chevalier, en admirant la profondeur de vue de Guiche, le conduisait les yeux fermés au précipice. De Guiche alors linterrogea plus directement sur leffet produit par la scène du matin, sur leffet plus sérieux encore produit par la scène du dîner. -- Mais je vous ai déjà dit quon en riait, répondit le chevalier de Lorraine, et Monsieur tout le premier. -- Cependant, hasarda de Guiche, on ma parlé dune visite du roi à Madame. -- Eh bien! précisément; Madame était la seule qui ne rît pas, et le roi est passé chez elle pour la faire rire. -- En sorte que? -- En sorte que rien nest changé aux dispositions de la journée. -- Et lon répète le ballet ce soir? -- Certainement. -- Vous en êtes sûr? -- Très sûr. En ce moment de la conversation des deux jeunes gens, Raoul entra le front soucieux. En lapercevant, le chevalier, qui avait pour lui, comme pour tout noble caractère, une haine secrète, le chevalier se leva. -- Vous me conseillez donc, alors?... demanda de Guiche au chevalier. -- Je vous conseille de dormir tranquille, mon cher comte. -- Et moi, de Guiche, dit Raoul, je vous donnerai un conseil tout contraire. -- Lequel, ami? -- Celui de monter à cheval, et de partir pour une de vos terres; arrivé là, si vous voulez suivre le conseil du chevalier, vous y dormirez aussi longtemps et aussi tranquillement que la chose pourra vous être agréable. -- Comment, partir? sécria le chevalier en jouant la surprise; et pourquoi de Guiche partirait-il? -- Parce que, et vous ne devez pas lignorer, vous surtout, parce que tout le monde parle déjà dune scène qui se serait passée ici entre Monsieur et de Guiche. De Guiche pâlit. -- Nullement, répondit le chevalier, nullement, et vous avez été mal instruit, monsieur de Bragelonne. -- Jai été parfaitement instruit, au contraire, monsieur, répondit Raoul, et le conseil que je donne à de Guiche est un conseil dami. Pendant ce débat, de Guiche, un peu atterré, regardait alternativement lun et lautre de ses deux conseillers. Il sentait en lui-même quun jeu, important pour le reste de sa vie, se jouait à ce moment-là. -- Nest-ce pas, dit le chevalier interpellant le comte lui-même, nest-ce pas, de Guiche, que la scène na pas été aussi orageuse que semble le penser M. le vicomte de Bragelonne, qui, dailleurs, nétait pas là? -- Monsieur, insista Raoul, orageuse ou non, ce nest pas précisément de la scène elle-même que je parle, mais des suites quelle peut avoir. Je sais que Monsieur a menacé; je sais que Madame a pleuré. -- Madame a pleuré? sécria imprudemment de Guiche en joignant les mains. -- Ah! par exemple, dit en riant le chevalier, voilà un détail que jignorais. Vous êtes décidément mieux instruit que moi, monsieur de Bragelonne. -- Et cest aussi comme étant mieux instruit que vous, chevalier, que jinsiste pour que de Guiche séloigne. -- Mais non, non encore une fois, je regrette de vous contredire, monsieur le vicomte, mais ce départ est inutile. -- Il est urgent. -- Mais pourquoi séloignerait-il? Voyons. -- Mais le roi? le roi? -- Le roi! sécria de Guiche. -- Eh! oui, te dis-je, le roi prend laffaire à coeur. -- Bah! dit le chevalier, le roi aime de Guiche et surtout son père; songez que, si le comte partait, ce serait avouer quil a fait quelque chose de répréhensible. -- Comment cela? -- Sans doute, quand on fuit, cest quon est coupable ou quon a peur. -- Ou bien que lon boude, comme un homme accusé à tort, dit Bragelonne; donnons à son départ le caractère de la bouderie, rien nest plus facile; nous dirons que nous avons fait tous deux ce que nous avons pu pour le retenir, et vous au moins ne mentirez pas. Allons! allons! de Guiche, vous êtes innocent; la scène daujourdhui a dû vous blesser; partez, partez, de Guiche. -- Eh! non, de Guiche, restez, dit le chevalier, restez, justement, comme le disait M. de Bragelonne, parce que vous êtes innocent. Pardon, encore une fois, vicomte; mais je suis dun avis tout opposé au vôtre. -- Libre à vous, monsieur; mais remarquez bien que lexil que de Guiche simposera lui-même sera un exil de courte durée. Il le fera cesser lorsquil voudra, et, revenant dun exil volontaire, il trouvera le sourire sur toutes les bouches; tandis quau contraire une mauvaise humeur du roi peut amener un orage dont personne noserait prévoir le terme. Le chevalier sourit. -- Cest pardieu! bien ce que je veux, murmura-t-il tout bas, et pour lui même. Et en même temps, il haussait les épaules. Ce mouvement néchappa point au comte; il craignit, sil quittait la cour, de paraître céder à un sentiment de crainte. -- Non, non, sécria-t-il; cest décidé. Je reste, Bragelonne. -- Prophète je suis, dit tristement Raoul. Malheur à toi, de Guiche, malheur! -- Moi aussi, je suis prophète, mais pas prophète de malheur; au contraire, comte, et je vous dis: Restez, restez. -- Le ballet se répète toujours, demanda de Guiche, vous en êtes sûr? -- Parfaitement sûr. -- Eh bien! tu le vois, Raoul, reprit de Guiche en sefforçant de sourire; tu le vois, ce nest pas une cour bien sombre et bien préparée aux guerres intestines quune cour où lon danse avec une telle assiduité. Voyons, avoue cela, Raoul. Raoul secoua la tête. -- Je nai plus rien à dire, répliqua-t-il. -- Mais enfin, demanda le chevalier, curieux de savoir à quelle source Raoul avait puisé des renseignements dont il était forcé de reconnaître intérieurement lexactitude, vous vous dites bien informé, monsieur le vicomte; comment le seriez-vous mieux que moi qui suis des plus intimes du prince? -- Monsieur, répondit Raoul, devant une pareille déclaration, je mincline. Oui, vous devez être parfaitement informé, je le reconnais, et, comme un homme dhonneur est incapable de dire autre chose que ce quil sait, de parler autrement quil ne le pense, je me tais, me reconnais vaincu, et vous laisse le champ de bataille. Et effectivement, Raoul, en homme qui paraît ne désirer que le repos, senfonça dans un vaste fauteuil, tandis que le comte appelait ses gens pour se faire habiller. Le chevalier sentait lheure sécouler et désirait partir; mais il craignait aussi que Raoul, demeuré seul avec de Guiche, ne le décidât à rompre la partie. Il usa donc de sa dernière ressource. -- Madame sera resplendissante, dit-il; elle essaie aujourdhui son costume de Pomone. -- Ah! cest vrai, sécria le comte. -- Oui, oui, continua le chevalier: elle vient de donner ses ordres en conséquence. Vous savez, monsieur de Bragelonne, que cest le roi qui fait le Printemps. -- Ce sera admirable, dit de Guiche, et voilà une raison meilleure que toutes celles que vous mavez données pour rester; cest que, comme cest moi qui fais Vertumne et qui danse le pas avec Madame, je ne puis men aller sans un ordre du roi, attendu que mon départ désorganiserait le ballet. -- Et moi, dit le chevalier, je fais un simple égypan; il est vrai que je suis mauvais danseur, et que jai la jambe mal faite. Messieurs, au revoir. Noubliez pas la corbeille de fruits que vous devez offrir à Pomone, comte. -- Oh! je noublierai rien, soyez tranquille, dit de Guiche transporté. -- Je suis bien sûr quil ne partira plus maintenant, murmura en sortant le chevalier de Lorraine. Raoul, une fois le chevalier parti, nessaya pas même de dissuader son ami; il sentait que cest été peine perdue. -- Comte, lui dit-il seulement de sa voix triste et mélodieuse, comte, vous vous embarquez dans une passion terrible. Je vous connais; vous êtes extrême en tout; celle que vous aimez lest aussi... Eh bien! jadmets pour un instant quelle vienne à vous aimer... -- Oh! jamais, sécria de Guiche. -- Pourquoi dites-vous jamais? -- Parce que ce serait un grand malheur pour tous deux. -- Alors, cher ami, au lieu de vous regarder comme un imprudent, permettez-moi de vous regarder comme un fou. -- Pourquoi? -- Êtes-vous bien assuré, voyons, répondez franchement, de ne rien désirer de celle que vous aimez? -- Oh! oui, bien sûr. -- Alors, aimez-la de loin. -- Comment, de loin? -- Sans doute; que vous importe la présence ou labsence, puisque vous ne désirez rien delle? Aimez un portrait, aimez un souvenir. -- Raoul! -- Aimez une ombre, une illusion, une chimère; aimez lamour, en mettant un nom sur votre réalité. Ah! vous détournez la tête? Vos valets arrivent, je ne dis plus rien. Dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, comptez sur moi, de Guiche. -- Pardieu! si jy compte. -- Eh bien! voilà tout ce que javais à vous dire. Faites-vous beau, de Guiche, faites-vous très beau. Adieu! -- Vous ne viendrez pas à la répétition du ballet, vicomte? -- Non, jai une visite à faire en ville. Embrassez-moi, de Guiche. Adieu! La réunion avait lieu chez le roi. Les reines dabord, puis Madame, quelques dames dhonneur choisies, bon nombre de courtisans choisis également, préludaient aux exercices de la danse par des conversations comme on savait en faire dans ce temps-là. Nulle des dames invitées navait revêtu le costume de fête, ainsi que lavait prédit le chevalier de Lorraine; mais on causait beaucoup des ajustements riches et ingénieux dessinés par différents peintres pour le Ballet des demi-dieux. Ainsi appelait- on les rois et les reines dont Fontainebleau allait être le Panthéon. Monsieur arriva tenant à la main le dessin qui représentait son personnage; il avait le front encore un peu soucieux; son salut à la jeune reine et à sa mère fut plein de courtoisie et daffection. Il salua presque cavalièrement Madame, et pirouetta sur ses talons. Ce geste et cette froideur furent remarqués. M. de Guiche dédommagea la princesse par son regard plein de flammes, et Madame, il faut le dire, en relevant les paupières, le lui rendit avec usure. Il faut le dire, jamais de Guiche navait été si beau, le regard de Madame avait en quelque sorte illuminé le visage du fils du maréchal de Grammont. La belle-soeur du roi sentait un orage grondant au-dessus de sa tête; elle sentait aussi que pendant cette journée, si féconde en événements futurs, elle avait, envers celui qui laimait avec tant dardeur et de passion, commis une injustice, sinon une grave trahison. Le moment lui semblait venu de rendre compte au pauvre sacrifié de cette injustice de la matinée. Le coeur de Madame parlait alors, et au nom de de Guiche. Le comte était sincèrement plaint, le comte lemportait donc sur tous. Il nétait plus question de Monsieur, du roi, de milord de Buckingham. De Guiche à ce moment régnait sans partage. Cependant Monsieur était aussi bien beau; mais il était impossible de le comparer au comte. On le sait, toutes les femmes le disent, il y a toujours une différence énorme entre la beauté de lamant et celle du mari. Or, dans la situation présente, après la sortie de Monsieur, après cette salutation courtoise et affectueuse à la jeune reine et à la reine mère, après ce salut leste et cavalier fait à Madame, et dont tous les courtisans avaient fait la remarque, tous ces motifs, disons-nous, dans cette réunion, donnaient lavantage à lamant sur lépoux. Monsieur était trop grand seigneur pour remarquer ce détail. Il nest rien defficace comme lidée bien arrêtée de la supériorité pour assurer linfériorité de lhomme qui garde cette opinion de lui-même. Le roi arriva. Tout le monde chercha les événements dans le coup doeil qui commençait à remuer le monde comme le sourcil du Jupiter tonnant. Louis navait rien de la tristesse de son frère, il rayonnait. Ayant examiné la plupart des dessins quon lui montrait de tous côtés, il donna ses conseils ou ses critiques et fit des heureux ou des infortunés avec un seul mot. Tout à coup son oeil, qui souriait obliquement vers Madame, remarqua la muette correspondance établie entre la princesse et le comte. La lèvre royale se pinça, et, lorsquelle fut rouverte une fois encore pour donner passage à quelques phrases banales: -- Mesdames, dit le roi en savançant vers les reines, je reçois la nouvelle que tout est préparé selon mes ordres à Fontainebleau. Un murmure de satisfaction partit des groupes. Le roi lut sur tous les visages le désir violent de recevoir une invitation pour les fêtes. -- Je partirai demain, ajouta-t-il. Silence profond dans lassemblée. -- Et jengage, termina le roi, les personnes qui mentourent à se préparer pour maccompagner. Le sourire illuminait toutes les physionomies. Celle de Monsieur seule garda son caractère de mauvaise humeur. Alors on vit successivement défiler devant le roi et les dames les seigneurs qui se hâtaient de remercier Sa Majesté du grand honneur de linvitation. Quand ce fut au tour de Guiche: -- Ah! monsieur, lui dit le roi, je ne vous avais pas vu. Le comte salua. Madame pâlit. De Guiche allait ouvrir la bouche pour formuler son remerciement. -- Comte, dit le roi, voici le temps des secondes semailles. Je suis sûr que vos fermiers de Normandie vous verront avec plaisir dans vos terres. Et le roi tourna le dos au malheureux après cette brutale attaque. Ce fut au tour de de Guiche à pâlir; il fit deux pas vers le roi, oubliant quon ne parle jamais à Sa Majesté sans avoir été interrogé. -- Jai mal compris, peut-être, balbutia-t-il. Le roi tourna légèrement la tête, et, de ce regard froid et fixe qui plongeait comme une épée inflexible dans le coeur des disgraciés: -- Jai dit vos terres, répéta-t-il lentement en laissant tomber ses paroles une à une. Une sueur froide monta au front du comte, ses mains souvrirent et laissèrent tomber le chapeau quil tenait entre ses doigts tremblants. Louis chercha le regard de sa mère, comme pour lui montrer quil était le maître. Il chercha le regard triomphant de son frère, comme pour lui demander si la vengeance était de son goût. Enfin, il arrêta ses yeux sur Madame. La princesse souriait et causait avec Mme de Noailles. Elle navait rien entendu, ou plutôt avait feint de ne rien entendre. Le chevalier de Lorraine regardait aussi avec une de ces insistances ennemies qui semblent donner au regard dun homme la puissance du levier lorsquil soulève, arrache et fait jaillir au loin lobstacle. M. de Guiche demeura seul dans le cabinet du roi; tout le monde sétait évaporé. Devant les yeux du malheureux dansaient des ombres. Soudain il sarracha au fixe désespoir qui le dominait, et courut dun trait senfermer chez lui, où lattendait encore Raoul, tenace dans ses sombres pressentiments. -- Eh bien? murmura celui-ci en voyant son ami entrer tête nue, loeil égaré, la démarche chancelante. -- Oui, oui, cest vrai, oui... Et de Guiche nen put dire davantage; il tomba épuisé sur les coussins. -- Et elle?... demanda Raoul. -- Elle! sécria linfortuné en levant vers le ciel un poing crispé par la colère. Elle!... -- Que dit-elle? -- Elle dit que sa robe lui va bien. -- Que fait-elle? -- Elle rit. Et un accès de rire extravagant fit bondir tous les nerfs du pauvre exilé. Il tomba bientôt à la renverse; il était anéanti. Chapitre CIX -- Fontainebleau Depuis quatre jours, tous les enchantements réunis dans les magnifiques jardins de Fontainebleau faisaient de ce séjour un lieu de délices. M. Colbert se multipliait... Le matin, comptes des dépenses de la nuit; le jour, programmes, essais, enrôlements, paiements. M. Colbert avait réuni quatre millions, et les disposait avec une savante économie. Il sépouvantait des frais auxquels conduit la mythologie. Tout sylvain, toute dryade ne coûtait pas moins de cent livres par jour. Le costume revenait à trois cents livres. Ce qui se brûlait de poudre et de soufre en feux dartifice montait chaque nuit à cent mille livres. Il y avait en outre des illuminations sur les bords de la pièce deau pour trente mille livres par soirée. Ces fêtes avaient paru magnifiques. Colbert ne se possédait plus de joie. Il voyait à tous moments Madame et le roi sortir pour des chasses ou pour des réceptions de personnages fantastiques, solennités quon improvisait depuis quinze jours et qui faisaient briller lesprit de Madame et la munificence du roi. Car Madame, héroïne de la fête, répondait aux harangues de ces députations de peuples inconnus, Garamanthes, Scythes, Hyperboréens, Caucasiens et Patagons, qui semblaient sortir de terre pour venir la féliciter, et à chaque représentant de ces peuples le roi donnait quelque diamant ou quelque meuble de valeur. Alors les députés comparaient, en vers plus ou moins grotesques, le roi au Soleil, Madame à Phoebé sa soeur, et lon ne parlait pas plus des reines ou de Monsieur, que si le roi eût épousé Madame Henriette dAngleterre et non Marie-Thérèse dAutriche. Le couple heureux, se tenant les mains, se serrant imperceptiblement les doigts, buvait à longues gorgées ce breuvage si doux de ladulation, que rehaussent la jeunesse, la beauté, la puissance et lamour. Chacun sétonnait à Fontainebleau du degré dinfluence que Madame avait si rapidement acquis sur le roi. Chacun se disait tout bas que Madame était véritablement la reine. Et, en effet, le roi proclamait cette étrange vérité par chacune de ses pensées, par chacune de ses paroles et par chacun de ses regards. Il puisait ses volontés, il cherchait ses inspirations dans les yeux de Madame, et il senivrait de sa joie lorsque Madame daignait sourire. Madame, de son côté, senivrait-elle de son pouvoir en voyant tout le monde à ses pieds? Elle ne pouvait le dire elle-même; mais ce quelle savait, cest quelle ne formait aucun désir, cest quelle se trouvait parfaitement heureuse. Il résultait de toutes ces transpositions, dont la source était dans la volonté royale, que Monsieur, au lieu dêtre le second personnage du royaume, en était réellement devenu le troisième. Cétait bien pis que du temps où de Guiche faisait sonner ses guitares chez Madame. Alors, Monsieur avait au moins la satisfaction de faire peur à celui qui le gênait. Mais, depuis le départ de lennemi chassé par son alliance avec le roi, Monsieur avait sur les épaules un joug bien autrement lourd quauparavant. Chaque soir, Madame rentrait excédée. Le cheval, les bains dans la Seine, les spectacles, les dîners sous les feuilles, les bals au bord du grand canal, les concerts, ceût été assez pour tuer, non pas une femme mince et frêle, mais le plus robuste Suisse du château. Il est vrai quen fait de danses, de concerts, de promenades, une femme est bien autrement forte que le plus vigoureux enfant des treize cantons. Mais, si étendues que soient les forces dune femme, elles ont un terme, et elles ne sauraient tenir longtemps contre un pareil régime. Quant à Monsieur, il navait pas même la satisfaction de voir Madame abdiquer la royauté le soir. Le soir, Madame habitait un pavillon royal avec la jeune reine et la reine mère. Il va sans dire que M. le chevalier de Lorraine ne quittait pas Monsieur, et venait verser sa goutte de fiel sur chaque blessure quil recevait. Il en résultait que Monsieur, qui sétait dabord trouvé tout hilare et tout rajeuni depuis le départ de Guiche, retomba dans la mélancolie trois jours après linstallation de la cour à Fontainebleau. Or, il arriva quun jour, vers deux heures, Monsieur, qui sétait levé tard, qui avait mis plus de soin encore que dhabitude à sa toilette, il arriva que Monsieur, qui navait entendu parler de rien pour la journée, forma le projet de réunir sa cour à lui et demmener Madame souper à Moret, où il avait une belle maison de campagne. Il sachemina donc vers le pavillon des reines, et entra, fort étonné de ne trouver là aucun homme du service royal. Il entra tout seul dans lappartement. Une porte ouvrait à gauche sur le logis de Madame, une à droite sur le logis de la jeune reine. Monsieur apprit chez sa femme, dune lingère qui travaillait, que tout le monde était parti à onze heures pour saller baigner à la Seine, quon avait fait de cette partie une grande fête, que toutes les calèches avaient été disposées aux portes du parc, et que le départ sétait effectué depuis plus dune heure. «Bon! se dit Monsieur, lidée est heureuse; il fait une chaleur lourde, je me baignerai volontiers.» Et il appela ses gens... Personne ne vint. Il appela chez Madame, tout le monde était sorti. Il descendit aux remises. Un palefrenier lui apprit quil ny avait plus de calèches ni de carrosses. Alors il commanda quon lui sellât deux chevaux, un pour lui, un pour son valet de chambre. Le palefrenier lui répondit poliment quil ny avait plus de chevaux. Monsieur, pâle de colère, remonta chez les reines. Il entra jusque dans loratoire dAnne dAutriche. De loratoire, à travers une tapisserie entrouverte, il aperçut sa jeune belle soeur agenouillée devant la reine mère et qui paraissait tout en larmes. Il navait été vu ni entendu. Il sapprocha doucement de louverture et écouta; le spectacle de cette douleur piquait sa curiosité. Non seulement la jeune reine pleurait, mais encore elle se plaignait. -- Oui, disait-elle, le roi me néglige, le roi ne soccupe plus que de plaisirs, et de plaisirs auxquels je ne participe point. -- Patience, patience, ma fille, répliquait Anne dAutriche en espagnol. Puis, en espagnol encore, elle ajoutait des conseils que Monsieur ne comprenait pas. La reine y répondait par des accusations mêlées de soupirs et de larmes, parmi lesquelles Monsieur distinguait souvent le mot _banos_ que Marie Thérèse accentuait avec le dépit de la colère. «Les bains, se disait Monsieur, les bains. Il paraît que cest aux bains quelle en a.» Et il cherchait à recoudre les parcelles de phrases quil comprenait à la suite les unes des autres. Toutefois, il était aisé de deviner que la reine se plaignait amèrement, et que, si Anne dAutriche ne la consolait point, elle essayait au moins de la consoler. Monsieur craignait dêtre surpris écoutant à la porte, il prit le parti de tousser. Les deux reines se retournèrent au bruit. Monsieur entra. À la vue du prince, la jeune reine se releva précipitamment, et essuya ses yeux. Monsieur savait trop bien son monde pour questionner, et savait trop bien la politesse pour rester muet, il salua donc. La reine mère lui sourit agréablement. -- Que voulez-vous, mon fils? dit-elle. -- Moi?... Rien... balbutia Monsieur; je cherchais... -- Qui? -- Ma mère, je cherchais Madame. -- Madame est aux bains. -- Et le roi? dit Monsieur dun ton qui fit trembler la reine. -- Le roi aussi, toute la cour aussi, répliqua Anne dAutriche. -- Alors vous, madame? dit Monsieur. -- Oh! moi, fit la jeune reine, je suis leffroi de tous ceux qui se divertissent. -- Et moi aussi, à ce quil paraît, reprit Monsieur. Anne dAutriche fit un signe muet à sa bru, qui se retira en fondant en larmes. Monsieur fronça le sourcil. -- Voilà une triste maison, dit-il, quen pensez-vous, ma mère? -- Mais... non... non... tout le monde ici cherche son plaisir. -- Cest pardieu bien ce qui attriste ceux que ce plaisir gêne. -- Comme vous dites cela, mon cher Philippe! -- Ma foi! ma mère, je le dis comme je le pense. -- Expliquez-vous; quy a-t-il? -- Mais demandez à ma belle-soeur, qui tout à lheure vous contait ses peines. -- Ses peines... quoi?... -- Oui, jécoutais; par hasard, je lavoue, mais enfin jécoutais... Eh bien! jai trop entendu ma soeur se plaindre des fameux bains de Madame. -- Ah! folie... -- Non, non, non, lorsquon pleure, on nest pas toujours fou... _Banos_, disait la reine; cela ne veut-il pas dire bains? -- Je vous répète, mon fils, dit Anne dAutriche, que votre belle- soeur est dune jalousie puérile. -- En ce cas, madame, répondit le prince, je maccuse bien humblement davoir le même défaut quelle. -- Vous aussi, mon fils? -- Certainement. -- Vous aussi, vous êtes jaloux de ces bains? -- Parbleu! -- Oh! -- Comment! le roi va se baigner avec ma femme et nemmène pas la reine? Comment! Madame va se baigner avec le roi, et lon ne me fait pas lhonneur de me prévenir? Et vous voulez que ma belle- soeur soit contente? et vous voulez que je sois content? -- Mais, mon cher Philippe, dit Anne dAutriche, vous extravaguez; vous avez fait chasser M. de Buckingham, vous avez fait exiler M. de Guiche; ne voulez-vous pas maintenant renvoyer le roi de Fontainebleau? -- Oh! telle nest point ma prétention, madame, dit aigrement Monsieur. Mais je puis bien me retirer, moi, et je me retirerai. -- Jaloux du roi! jaloux de votre frère! -- Jaloux de mon frère! du roi! oui, madame, jaloux! jaloux! jaloux! -- Ma foi, monsieur, sécria Anne dAutriche en jouant lindignation et la colère, je commence à vous croire fou et ennemi juré de mon repos, et vous quitte la place, nayant pas de défense contre de pareilles imaginations. Elle dit, leva le siège et laissa Monsieur en proie au plus furieux emportement. Monsieur resta un instant tout étourdi; puis, revenant à lui, pour retrouver toutes ses forces, il descendit de nouveau à lécurie, retrouva le palefrenier, lui redemanda un carrosse, lui redemanda un cheval; et sur sa double réponse quil ny avait ni cheval ni carrosse, Monsieur arracha une chambrière aux mains dun valet décurie et se mit à poursuivre le pauvre diable à grands coups de fouet tout autour de la cour des communs, malgré ses cris et ses excuses; puis, essoufflé, hors dhaleine, ruisselant de sueur, tremblant de tous ses membres, il remonta chez lui, mit en pièces ses plus charmantes porcelaines, puis se coucha, tout botté, tout éperonné dans son lit, en criant: -- Au secours! Chapitre CX -- Le bain À Vulaines, sous des voûtes impénétrables dosiers fleuris, de saules qui, inclinant leurs têtes vertes, trempaient les extrémités de leur feuillage dans londe bleue, une barque, longue et plate, avec des échelles couvertes de longs rideaux bleus, servait de refuge aux Dianes baigneuses que guettaient à leur sortie de leau vingt Actéons empanachés qui galopaient, ardents et pleins de convoitise, sur le bord moussu et parfumé de la rivière. Mais Diane, même la Diane pudique, vêtue de la longue chlamyde, était moins chaste, moins impénétrable que Madame, jeune et belle comme la déesse. Car, malgré la fine tunique de la chasseresse, on voyait son genou rond et blanc; malgré le carquois sonore, on apercevait ses brunes épaules; tandis quun long voile cent fois roulé enveloppait Madame, alors quelle se remettait aux bras de ses femmes, et la rendait inabordable aux plus indiscrets comme aux plus pénétrants regards. Lorsquelle remonta lescalier, les poètes présents, et tous étaient poètes quand il sagissait de Madame, les vingt poètes galopants sarrêtèrent, et, dune voix commune, sécrièrent que ce nétaient pas des gouttes deau, mais bien des perles qui tombaient du corps de Madame et sallaient perdre dans lheureuse rivière. Le roi, centre de ces poésies et de ces hommages, imposa silence aux amplificateurs dont la verve neût pas tari, et tourna bride, de peur doffenser, même sous les rideaux de soie, la modestie de la femme et la dignité de la princesse. Il se fit donc un grand vide dans la scène et un grand silence dans la barque. Aux mouvements, au jeu des plis, aux ondulations des rideaux, on devinait les allées et venues des femmes empressées pour leur service. Le roi écoutait en souriant les propos de ses gentilshommes, mais on pouvait deviner en le regardant que son attention nétait point à leurs discours. En effet, à peine le bruit des anneaux glissant sur les tringles eut-il annoncé que Madame était vêtue et que la déesse allait paraître, que le roi, se retournant sur-le-champ, et courant auprès du rivage, donna le signal à tous ceux que leur service ou leur plaisir appelaient auprès de Madame. On vit les pages se précipiter, amenant avec eux les chevaux de main; on vit les calèches, restées à couvert sous les branches, savancer auprès de la tente, plus cette nuée de valets, de porteurs, de femmes qui, pendant le bain des maîtres, avaient échangé à lécart leurs observations, leurs critiques, leurs discussions dintérêts, journal fugitif de cette époque, dont nul ne se souvient, pas même les flots, miroir des personnages, écho des discours; les flots, témoins que Dieu a précipités eux-mêmes dans limmensité, comme il a précipité les acteurs dans léternité. Tout ce monde encombrant les bords de la rivière, sans compter une foule de paysans attirés par le désir de voir le roi et la princesse, tout ce monde fut, pendant huit ou dix minutes, le plus désordonné, le plus agréable pêle-mêle quon pût imaginer. Le roi avait mis pied à terre: tous les courtisans lavaient imité; il avait offert la main à Madame, dont un riche habit de cheval développait la taille élégante, qui ressortait sous ce vêtement de fine laine, broché dargent. Ses cheveux, humides encore, et plus foncés que le jais, mouillaient son cou si blanc et si pur. La joie et la santé brillaient dans ses beaux yeux; elle était reposée, nerveuse, elle aspirait lair à longs traits sous le parasol brodé que lui portait un page. Rien de plus tendre, de plus gracieux, de plus poétique que ces deux figures noyées sous lombre rose du parasol: le roi, dont les dents blanches éclataient dans un continuel sourire; Madame, dont les yeux noirs brillaient comme deux escarboucles au reflet micacé de la soie changeante. Quand Madame fut arrivée à son cheval, magnifique haquenée andalouse, dun blanc sans tache, un peu lourde peut-être, mais à la tête intelligente et fine, dans laquelle on retrouvait le mélange du sang arabe si heureusement uni au sang espagnol, et à la longue queue balayant la terre, comme la princesse se faisait paresseuse pour atteindre létrier, le roi la prit dans ses bras, de telle façon que le bras de Madame se trouva comme un cercle de feu au cou du roi. Louis, en se retirant, effleura involontairement de ses lèvres ce bras qui ne séloignait pas. Puis, la princesse ayant remercié son royal écuyer, tout le monde fut en selle au même instant. Le roi et Madame se rangèrent pour laisser passer les calèches, les piqueurs, les courriers. Bon nombre de cavaliers, affranchis du joug de létiquette, rendirent la main à leurs chevaux et sélancèrent après les carrosses qui emportaient les filles dhonneur, fraîches comme autant dOrcades autour de Diane, et les tourbillons, riant, jasant, bruissant, senvolèrent. Le roi et Madame maintinrent leurs chevaux au pas. Derrière Sa Majesté et la princesse sa belle-soeur, mais à une respectueuse distance, les courtisans, graves ou désireux de se tenir à la portée et sous les regards du roi, suivirent, retenant leurs chevaux impatients, réglant leur allure sur celle du coursier du roi et de Madame, et se livrèrent à tout ce que présente de douceur et dagrément le commerce des gens desprit qui débitent avec courtoisie mille atroces noirceurs sur le compte du prochain. Dans les petits rires étouffés, dans les réticences de cette hilarité sardonique, Monsieur, ce pauvre absent, ne fut pas ménagé. Mais on sapitoya, on gémit sur le sort de de Guiche, et, il faut lavouer, la compassion nétait pas là déplacée. Cependant le roi et Madame ayant mis leurs chevaux en haleine et répété cent fois tout ce que leur mettaient dans la bouche les courtisans qui les faisaient parler, prirent le petit galop de chasse, et alors on entendit résonner sous le poids de cette cavalerie les allées profondes de la forêt. Aux entretiens à voix basse, aux discours en forme de confidences, aux paroles échangées avec une sorte de mystère, succédèrent les bruyants éclats; depuis les piqueurs jusquaux princes, la gaieté sépandit. Tout le monde se mit à rire et à sécrier. On vit les pies et les geais senfuir avec leurs cris gutturaux sous les voûtes ondoyantes des chênes, le coucou interrompit sa monotone plainte au fond des bois, les pinsons et les mésanges senvolèrent en nuées, pendant que les daims, les chevreuils et les biches bondissaient, effarés, au milieu des halliers. Cette foule, répandant, comme en traînée, la joie, le bruit et la lumière sur son passage, fut précédée, pour ainsi dire, au château par son propre retentissement. Le roi et Madame entrèrent dans la ville, salués tous deux par les acclamations universelles de la foule. Madame sempressa daller trouver Monsieur. Elle comprenait instinctivement quil était resté trop longtemps en dehors de cette joie. Le roi alla rejoindre les reines; il savait leur devoir, à une surtout, un dédommagement de sa longue absence. Mais Madame ne fut pas reçue chez Monsieur. Il lui fut répondu que Monsieur dormait. Le roi, au lieu de rencontrer Marie-Thérèse souriante comme toujours, trouva dans la galerie Anne dAutriche qui, guettant son arrivée, savança au-devant de lui, le prit par la main et lemmena chez elle. Ce quils se dirent, ou plutôt ce que la reine mère dit à Louis XIV, nul ne la jamais su; mais on aurait pu bien certainement le deviner à la figure contrariée du roi à la sortie de cet entretien. Mais nous, dont le métier est dinterpréter, comme aussi de faire part au lecteur de nos interprétations, nous manquerions à notre devoir en lui laissant ignorer le résultat de cette entrevue. Il le trouvera suffisamment développé, nous lespérons du moins, dans le chapitre suivant. Chapitre CXI -- La chasse aux papillons Le roi, en rentrant chez lui pour donner quelques ordres et pour asseoir ses idées, trouva sur sa toilette un petit billet dont lécriture semblait déguisée. Il louvrit et lut: «Venez vite, jai mille choses à vous dire.» Il ny avait pas assez longtemps que le roi et Madame sétaient quittés, pour que ces mille choses fussent la suite des trois mille que lon sétait dites pendant la route qui sépare Vulaines de Fontainebleau. Aussi la confusion du billet et sa précipitation donnèrent-elles beaucoup à penser au roi. Il soccupa quelque peu de sa toilette et partit pour aller rendre visite à Madame. La princesse, qui navait pas voulu paraître lattendre, était descendue aux jardins avec toutes ses dames. Quand le roi eut appris que Madame avait quitté ses appartements pour se rendre à la promenade, il recueillit tous les gentilshommes quil put trouver sous sa main et les convia à le suivre aux jardins. Madame faisait la chasse aux papillons sur une grande pelouse bordée dhéliotropes et de genêts. Elle regardait courir les plus intrépides et les plus jeunes de ses dames, et, le dos tourné à la charmille, attendait fort impatiemment larrivée du roi, auquel elle avait assigné ce rendez-vous. Le craquement de plusieurs pas sur le sable la fit retourner. Louis XIV était nu-tête; il avait abattu de sa canne un papillon petit-paon, que M. de Saint Aignan avait ramassé tout étourdi sur lherbe. -- Vous voyez, madame, dit le roi, que, moi aussi, je chasse pour vous. Et il sapprocha. -- Messieurs, dit-il en se tournant vers les gentilshommes qui formaient sa suite, rapportez-en chacun autant à ces dames. Cétait congédier tout le monde. On vit alors un spectacle assez curieux; les vieux courtisans, les courtisans obèses, coururent après les papillons en perdant leurs chapeaux et en chargeant, canne levée, les myrtes et les genêts comme ils eussent fait des Espagnols. Le roi offrit la main à Madame, choisit avec elle pour centre dobservation un banc couvert dune toiture de mousse, sorte de chalet ébauché par le génie timide de quelque jardinier qui avait inauguré le pittoresque et la fantaisie dans le style sévère du jardinage dalors. Cet auvent, garni de capucines et de rosiers grimpants, recouvrait un banc sans dossier, de manière que les spectateurs, isolés au milieu de la pelouse, voyaient et étaient vus de tous côtés, mais ne pouvaient être entendus sans voir eux-mêmes ceux qui se fussent approchés pour entendre. De ce siège, sur lequel les deux intéressés se placèrent, le roi fit un signe dencouragement aux chasseurs; puis, comme sil eût disserté avec Madame sur le papillon traversé dune épingle dor et fixé à son chapeau: -- Ne sommes-nous pas bien ici pour causer? dit-il. -- Oui, Sire, car javais besoin dêtre entendue de vous seul et vue de tout le monde. -- Et moi aussi, dit Louis. -- Mon billet vous a surpris? -- Épouvanté! Mais ce que jai à vous dire est plus important. -- Oh! non pas. Savez-vous que Monsieur ma fermé sa porte? -- À vous! et pourquoi? -- Ne le devinez-vous pas? -- Ah! madame! mais alors nous avions tous les deux la même chose à nous dire? -- Que vous est-il donc arrivé, à vous? -- Vous voulez que je commence? -- Oui. Moi, jai tout dit. -- À mon tour, alors. Sachez quen arrivant jai trouvé ma mère qui ma entraîné chez elle. -- Oh! la reine mère! fit Madame avec inquiétude, cest sérieux. -- Je le crois bien. Voici ce quelle ma dit... Mais, dabord. permettez-moi un préambule. -- Parlez, Sire. -- Est-ce que Monsieur vous a jamais parlé de moi? -- Souvent. -- Est-ce que Monsieur vous a jamais parlé de sa jalousie? -- Oh! plus souvent encore. -- À mon égard? -- Non pas, mais à légard... -- Oui, je sais, de Buckingham, de Guiche. -- Précisément. -- Eh bien! madame, voilà que Monsieur savise à présent dêtre jaloux de moi. -- Voyez! répliqua en souriant malicieusement la princesse. -- Enfin, ce me semble, nous navons jamais donné lieu... -- Jamais! moi du moins... Mais comment avez-vous su la jalousie de Monsieur? -- Ma mère ma représenté que Monsieur était entré chez elle comme un furieux, quil avait exhalé mille plaintes contre votre... Pardonnez-moi... -- Dites, dites. -- Sur votre coquetterie. Il paraît que Monsieur se mêle aussi dinjustice. -- Vous êtes bien bon, Sire. -- Ma mère la rassuré; mais il a prétendu quon le rassurait trop souvent et quil ne voulait plus lêtre. -- Neût-il pas mieux fait de ne pas sinquiéter du tout? -- Cest ce que jai dit. -- Avouez, Sire, que le monde est bien méchant. Quoi! un frère, une soeur ne peuvent causer ensemble, se plaire dans la société lun de lautre sans donner lieu à des commentaires, à des soupçons? Car enfin, Sire, nous ne faisons pas mal, nous navons nulle envie de faire mal. Et elle regardait le roi de cet oeil fier et provocateur qui allume les flammes du désir chez les plus froids et les plus sages. -- Non, cest vrai, soupira Louis. -- Savez-vous bien, Sire, que, si cela continuait, je serais forcée de faire un éclat? Voyons, jugez notre conduite: est-elle ou nest-elle pas régulière? -- Oh! certes, elle est régulière. -- Seuls souvent, car nous nous plaisons aux mêmes choses, nous pourrions nous égarer aux mauvaises; lavons-nous fait?... Pour moi vous êtes un frère, rien de plus. Le roi fronça le sourcil. Elle continua. -- Votre main, qui rencontre souvent la mienne, ne me produit pas ces tressaillements, cette émotion... que des amants, par exemple... -- Oh! assez, assez, je vous en conjure! dit le roi au supplice. Vous êtes impitoyable et vous me ferez mourir. -- Quoi donc? -- Enfin... vous dites clairement que vous néprouvez rien auprès de moi. -- Oh! Sire... je ne dis pas cela... mon affection... -- Henriette... assez, je vous le demande encore. Si vous me croyez de marbre comme vous, détrompez-vous. -- Je ne vous comprends pas. -- Cest bien, soupira le roi en baissant les yeux. Ainsi nos rencontres... nos serrements de mains... nos regards échangés... Pardon, pardon... Oui, vous avez raison, et je sais ce que vous voulez dire. Il cacha sa tête dans ses mains. -- Prenez garde, Sire, dit vivement Madame, voici que M. de Saint- Aignan vous regarde. -- Cest vrai! sécria Louis en fureur; jamais lombre de la liberté, jamais de sincérité dans les relations... On croit trouver un ami, lon na quun espion... une amie, lon na quune... soeur. Madame se tut, elle baissa les yeux. -- Monsieur est jaloux! murmura-t-elle avec un accent dont rien ne saurait rendre la douceur et le charme. -- Oh! sécria soudain le roi, vous avez raison. -- Vous voyez bien, fit-elle en le regardant de manière à lui brûler le coeur, vous êtes libre; on ne vous soupçonne pas; on nempoisonne pas toute la joie de votre maison. -- Hélas! vous ne savez encore rien: cest que la reine est jalouse. -- Marie-Thérèse? -- Jusquà la folie. Cette jalousie de Monsieur est née de la sienne; elle pleurait, elle se plaignait à ma mère, elle nous reprochait ces parties de bains si douces pour moi. «Pour moi», fit le regard de Madame. -- Tout à coup, Monsieur, aux écoutes, surprit le mot _banos_, que prononçait la reine avec amertume; cela léclaira. Il entra effaré, se mêla aux entretiens et querella ma mère si âprement, quelle dut fuir sa présence; en sorte que vous avez affaire à un mari jaloux, et que je vais voir se dresser devant moi perpétuellement, inexorablement, le spectre de la jalousie aux yeux gonflés, aux joues amaigries, à la bouche sinistre. -- Pauvre roi! murmura Madame en laissant sa main effleurer celle de Louis. Il retint cette main, et, pour la serrer sans donner dombrage aux spectateurs qui ne cherchaient pas si bien les papillons quils ne cherchassent aussi les nouvelles et à comprendre quelque mystère dans lentretien du roi et de Madame, Louis rapprocha de sa belle- soeur le papillon expirant: tous deux se penchèrent comme pour compter les mille yeux de ses ailes ou les grains de leur poussière dor. Seulement, ni lun ni lautre ne parla; leurs cheveux se touchaient, leurs haleines se mêlaient, leurs mains brûlaient lune dans lautre. Cinq minutes sécoulèrent ainsi. Chapitre CXII -- Ce que lon prend en chassant aux papillons Les deux jeunes gens restèrent un instant la tête inclinée sous cette double pensée damour naissant qui fait naître tant de fleurs dans les imaginations de vingt ans. Madame Henriette regardait Louis de côté. Cétait une de ces natures bien organisées qui savent à la fois regarder en elles- mêmes et dans les autres. Elle voyait lamour au fond du coeur de Louis, comme un plongeur habile voit une perle au fond de la mer. Elle comprit que Louis était dans lhésitation, sinon dans le doute, et quil fallait pousser en avant ce coeur paresseux ou timide. -- Ainsi?... dit-elle, interrogeant en même temps quelle rompait le silence. -- Que voulez-vous dire? demanda Louis après avoir attendu un instant. -- Je veux dire quil me faudra revenir à la résolution que javais prise. -- À laquelle? -- À celle que javais déjà soumise à Votre Majesté. -- Quand cela? -- Le jour où nous nous expliquâmes à propos des jalousies de Monsieur. -- Que me disiez-vous donc ce jour-là? demanda Louis, inquiet. -- Vous ne vous en souvenez plus, Sire? -- Hélas! si cest un malheur encore, je men souviendrai toujours assez tôt. -- Oh! ce nest un malheur que pour moi, Sire, répondit Madame Henriette; mais cest un malheur nécessaire. -- Mon Dieu! -- Et je le subirai. -- Enfin, dites, quel est ce malheur? -- Labsence! -- Oh! encore cette méchante résolution? -- Sire, croyez que je ne lai point prise sans lutter violemment contre moi même... Sire, il me faut, croyez-moi, retourner en Angleterre. -- Oh! jamais, jamais, je ne permettrai que vous quittiez la France! sécria le roi. -- Et cependant, dit Madame en affectant une douce et triste fermeté, cependant, Sire, rien nest plus urgent; et, il y a plus, je suis persuadée que telle est la volonté de votre mère. -- La volonté! sécria le roi. Oh! oh! chère soeur, vous avez dit là un singulier mot devant moi. -- Mais, répondit en souriant Madame Henriette, nêtes-vous pas heureux de subir les volontés dune bonne mère? -- Assez, je vous en conjure; vous me déchirez le coeur. -- Moi? -- Sans doute, vous parlez de ce départ avec une tranquillité. -- Je ne suis pas née pour être heureuse, Sire, répondit mélancoliquement la princesse, et jai pris, toute jeune, lhabitude de voir mes plus chères pensées contrariées. -- Dites-vous vrai? Et votre départ contrarierait-il une pensée qui vous soit chère? -- Si je vous répondais oui, nest-il pas vrai, Sire, que vous prendriez déjà votre mal en patience? -- Cruelle! -- Prenez garde, Sire, on se rapproche de nous. Le roi regarda autour de lui. -- Non, dit-il. Puis, revenant à Madame: -- Voyons, Henriette, au lieu de chercher à combattre la jalousie de Monsieur par un départ qui me tuerait... Henriette haussa légèrement les épaules, en femme qui doute. -- Oui, qui me tuerait, répondit Louis. Voyons, au lieu de vous arrêter à ce départ, est-ce que votre imagination... Ou plutôt est-ce que votre coeur ne vous suggérerait rien? -- Et que voulez-vous que mon coeur me suggère, mon Dieu? -- Mais enfin, dites, comment prouve-t-on à quelquun quil a tort dêtre jaloux? -- Dabord, Sire, en ne lui donnant aucun motif de jalousie, cest-à-dire en naimant que lui. -- Oh! jattendais mieux. -- Quattendiez-vous? -- Que vous répondiez tout simplement quon tranquillise les jaloux en dissimulant laffection que lon porte à lobjet de leur jalousie. -- Dissimuler est difficile, Sire. -- Cest pourtant par les difficultés vaincues quon arrive à tout bonheur. Quant à moi, je vous jure que je démentirai mes jaloux, sil le faut, en affectant de vous traiter comme toutes les autres femmes. -- Mauvais moyen, faible moyen, dit la jeune femme en secouant sa charmante tête. -- Vous trouvez tout mauvais, chère Henriette, dit Louis mécontent. Vous détruisez tout ce que je propose. Mettez donc au moins quelque chose à la place. Voyons, cherchez. Je me fie beaucoup aux inventions des femmes. Inventez à votre tour. -- Eh bien! je trouve ceci. Écoutez-vous, Sire? -- Vous me le demandez! Vous parlez de ma vie ou de ma mort, et vous me demandez si jécoute! -- Eh bien! jen juge par moi-même. Sil sagissait de me donner le change sur les intentions de mon mari à légard dune autre femme, une chose me rassurerait par-dessus tout. -- Laquelle? -- Ce serait de voir, dabord, quil ne soccupe pas de cette femme. -- Eh bien! voilà précisément ce que je vous disais tout à lheure. -- Soit. Mais je voudrais, pour être pleinement rassurée, le voir encore soccuper dune autre. -- Ah! je vous comprends, répondit Louis en souriant. Mais, dites- moi, chère Henriette... -- Quoi? -- Si le moyen est ingénieux, il nest guère charitable. -- Pourquoi? -- En guérissant lappréhension de la blessure dans lesprit du jaloux, vous lui en faites une au coeur. Il na plus la peur, cest vrai; mais il a le mal, ce qui me semble bien pis. -- Daccord; mais au moins il ne surprend pas, il ne soupçonne pas lennemi réel, il ne nuit pas à lamour; il concentre toutes ses forces du côté où ses forces ne feront tort à rien ni à personne. En un mot, Sire, mon système, que je métonne de vous voir combattre, je lavoue, fait du mal aux jaloux, cest vrai, mais fait du bien aux amants. Or, je vous le demande, Sire, excepté vous peut-être, qui a jamais songé à plaindre les jaloux? Ne sont- ce pas des bêtes mélancoliques, toujours aussi malheureuses sans sujet quavec sujet? Ôtez le sujet, vous ne détruirez pas leur affliction. Cette maladie gît dans limagination, et, comme toutes les maladies imaginaires, elle est incurable. Tenez, il me souvient à ce propos, très cher Sire, dun aphorisme de mon pauvre médecin Dawley, savant et spirituel docteur, que, sans mon frère, qui ne peut se passer de lui, jaurais maintenant près de moi: «Lorsque vous souffrirez de deux affections, me disait-il, choisissez celle qui vous gêne le moins, je vous laisserai celle- là; car, par Dieu! disait-il, celle-là mest souverainement utile pour que jarrive à vous extirper lautre.» -- Bien dit, bien jugé, chère Henriette, répondit le roi en souriant. -- Oh! nous avons dhabiles gens à Londres, Sire. -- Et ces habiles gens font dadorables élèves; ce Daley, Darley... comment lappelez-vous? -- Dawley. -- Eh bien! je lui ferai pension dès demain pour son aphorisme; vous, Henriette, commencez, je vous prie, par choisir le moindre de vos maux. Vous ne répondez pas, vous souriez; je devine, le moindre de vos maux, nest-ce pas, cest votre séjour en France? Je vous laisserai ce mal-là, et, pour débuter dans la cure de lautre, je veux chercher dès aujourdhui un sujet de divagation pour les jaloux de tout sexe qui nous persécutent. -- Chut! cette fois-ci, on vient bien réellement, dit Madame. Et elle se baissa pour cueillir une pervenche dans le gazon touffu. On venait, en effet, car soudain se précipitèrent, par le sommet du monticule, une foule de jeunes femmes que suivaient les cavaliers; la cause de toute cette irruption était un magnifique sphinx des vignes aux ailes supérieures semblables au plumage du chat-huant, aux ailes inférieures pareilles à des feuilles de rose. Cette proie opime était tombée dans les filets de Mlle de Tonnay- Charente, qui la montrait avec fierté à ses rivales, moins bonnes chercheuses quelle. La reine de la chasse sassit à vingt pas à peu près du banc où se tenaient Louis et Madame Henriette, sadossa à un magnifique chêne enlacé de lierres, et piqua le papillon sur le jonc de sa longue canne. Mlle de Tonnay-Charente était fort belle; aussi les hommes désertèrent-ils les autres femmes pour venir, sous prétexte de lui faire compliment sur son adresse, se presser en cercle autour delle. Le roi et la princesse regardaient sournoisement cette scène comme les spectateurs dun autre âge regardent les jeux des petits enfants. -- On samuse là-bas, dit le roi. -- Beaucoup, Sire; jai toujours remarqué quon samusait là où étaient la jeunesse et la beauté. -- Que dites-vous de Mlle de Tonnay-Charente, Henriette? demanda le roi. -- Je dis quelle est un peu blonde, répondit Madame, tombant du premier coup sur le seul défaut que lon pût reprocher à la beauté presque parfaite de la future Mme de Montespan. -- Un peu blonde, soit! mais belle, ce me semble, malgré cela. -- Est-ce votre avis, Sire? -- Mais oui. -- Eh bien! alors, cest le mien aussi. -- Et recherchée, vous voyez. -- Oh! pour cela, oui: les amants voltigent. Si nous faisions la chasse aux amants, au lieu de faire la chasse aux papillons, voyez donc la belle capture que nous ferions autour delle. -- Voyons, Henriette, que dirait-on si le roi se mêlait à tous ces amants et laissait tomber son regard de ce côté? Serait-on encore jaloux là-bas? -- Oh! Sire, Mlle de Tonnay-Charente est un remède bien efficace, dit Madame avec un soupir; elle guérirait le jaloux, cest vrai, mais elle pourrait bien faire une jalouse. -- Henriette! Henriette! sécria Louis, vous memplissez le coeur de joie! Oui, oui, vous avez raison, Mlle de Tonnay-Charente est trop belle pour servir de manteau. -- Manteau de roi, dit en souriant Madame Henriette; manteau de roi doit être beau. -- Me le conseillez-vous? demanda Louis. -- Oh! moi, que vous dirais-je, Sire, sinon que donner un pareil conseil serait donner des armes contre moi? Ce serait folie ou orgueil que vous conseiller de prendre pour héroïne dun faux amour une femme plus belle que celle pour laquelle vous prétendez éprouver un amour vrai. Le roi chercha la main de Madame avec la main, les yeux avec les yeux, puis il balbutia quelques mots si tendres, mais en même temps prononcés si bas, que lhistorien, qui doit tout entendre, ne les entendit point. Puis tout haut: -- Eh bien! dit-il, choisissez-moi vous-même celle qui devra guérir nos jaloux. À celle-là tous mes soins, toutes mes attentions, tout le temps que je vole aux affaires; à celle-là, Henriette, la fleur que je cueillerai pour vous, les pensées de tendresse que vous ferez naître en moi; à celle-là le regard que je noserai vous adresser, et qui devrait aller vous éveiller dans votre insouciance. Mais choisissez-la bien, de peur quen voulant songer à elle, de peur quen lui offrant la rose détachée par mes doigts, je ne me trouve vaincu par vous-même, et que loeil, la main, les lèvres ne retournent sur-le champ à vous, dût lunivers tout entier deviner mon secret. Pendant que ces paroles séchappaient de la bouche du roi, comme un flot damour, Madame rougissait, palpitait, heureuse, fière, enivrée; elle ne trouva rien à répondre, son orgueil et sa soif des hommages étaient satisfaits. -- Jéchouerai, dit-elle en relevant ses beaux yeux, mais non pas comme vous men priez, car tout cet encens que vous voulez brûler sur lautel dune autre déesse, ah! Sire, jen suis jalouse aussi et je veux quil me revienne, et je ne veux pas quil sen égare un atome en chemin. Donc, Sire, je choisirai, avec votre royale permission, ce qui me paraîtra le moins capable de vous distraire, et qui laissera mon image bien intacte dans votre âme. -- Heureusement, dit le roi, que votre coeur nest point mal composé, sans cela je frémirais de la menace que vous me faites; nous avons pris sur ce point nos précautions, et autour de vous, comme autour de moi, il serait difficile de rencontrer un fâcheux visage. Pendant que le roi parlait ainsi, Madame sétait levée, avait parcouru des yeux toute la pelouse, et, après un examen détaillé et silencieux, appelant à elle le roi: -- Tenez, Sire, dit-elle, voyez-vous sur le penchant de la colline, près de ce massif de boules-de-neige, cette belle arriérée qui va seule, tête baissée, bras pendants, cherchant dans les fleurs quelle foule aux pieds, comme tous ceux qui ont perdu leur pensée. -- Mlle de La Vallière? fit le roi. -- Oui. -- Oh! -- Ne vous convient-elle pas, Sire? -- Mais voyez donc la pauvre enfant, elle est maigre, presque décharnée! -- Bon! suis-je grasse, moi? -- Mais elle est triste à mourir! -- Cela fera contraste avec moi, que lon accuse dêtre trop gaie. -- Mais elle boite! -- Vous croyez? -- Sans doute. Voyez donc, elle a laissé passer tout le monde de peur que sa disgrâce ne soit remarquée. -- Eh bien! elle courra moins vite que Daphné et ne pourra pas fuir Apollon. -- Henriette! Henriette! fit le roi tout maussade, vous avez été justement me chercher la plus défectueuse de vos filles dhonneur. -- Oui, mais cest une de mes filles dhonneur, notez cela. -- Sans doute. Que voulez-vous dire? -- Je veux dire que, pour visiter cette divinité nouvelle, vous ne pourrez vous dispenser de venir chez moi, et que, la décence interdisant à votre flamme dentretenir particulièrement la déesse, vous serez contraint de la voir à mon cercle, de me parler en lui parlant. Je veux dire, enfin, que les jaloux auront tort sils croient que vous venez chez moi pour moi, puisque vous y viendrez pour Mlle de La Vallière. -- Qui boite. -- À peine. -- Qui nouvre jamais la bouche. -- Mais qui, quand elle louvre, montre des dents charmantes. -- Qui peut servir de modèle aux ostéologistes. -- Votre faveur lengraissera. -- Henriette! -- Enfin, vous mavez laissée maîtresse? -- Hélas! oui. -- Eh bien! cest mon choix; je vous limpose. Subissez-le. -- Oh! je subirais une des Furies, si vous me limposiez. -- La Vallière est douce comme un agneau; ne craignez pas quelle vous contredise jamais quand vous lui direz que vous laimez. Et Madame se mit à rire. -- Oh! vous navez pas peur que je lui en dise trop, nest-ce pas? -- Cétait dans mon droit. -- Soit. -- Cest donc un traité fait? -- Signé. -- Vous me conserverez une amitié de frère, une assiduité de frère, une galanterie de roi, nest-ce pas? -- Je vous conserverai un coeur qui na déjà plus lhabitude de battre quà votre commandement. -- Eh bien! voyez-vous lavenir assuré de cette façon? -- Je lespère. -- Votre mère cessera-t-elle de me regarder en ennemie? -- Oui. -- Marie-Thérèse cessera-t-elle de parler en espagnol devant Monsieur, qui a horreur des colloques faits en langue étrangère, parce quil croit toujours quon ly maltraite? -- Hélas! a-t-il tort? murmura le roi tendrement. -- Et pour terminer, fit la princesse, accusera-t-on encore le roi de songer à des affections illégitimes, quand il est vrai que nous néprouvons rien lun pour lautre, si ce nest des sympathies pures de toute arrière-pensée? -- Oui, oui, balbutia le roi. Mais on dira encore autre chose. -- Et que dira-t-on, Sire? En vérité, nous ne serons donc jamais en repos? -- On dira, continua le roi, que jai bien mauvais goût; mais quest-ce que mon amour-propre auprès de votre tranquillité? -- De mon honneur, Sire, et de celui de notre famille, voulez-vous dire. Dailleurs, croyez-moi, ne vous hâtez point ainsi de vous piquer contre La Vallière; elle boite, cest vrai, mais elle ne manque pas dun certain bon sens. Tout ce que le roi touche, dailleurs, se convertit en or. -- Enfin, madame, soyez certaine dune chose, cest que je vous suis encore reconnaissant; vous pouviez me faire payer plus cher encore votre séjour en France. -- Sire, on vient à nous. -- Eh bien? -- Un dernier mot. -- Lequel? -- Vous êtes prudent et sage, Sire, mais cest ici quil faudra appeler à votre secours toute votre prudence, toute votre sagesse. -- Oh! sécria Louis en riant, je commence dès ce soir à jouer mon rôle, et vous verrez si jai de la vocation pour représenter les bergers. Nous avons grande promenade dans la forêt après le goûter, puis nous avons souper et ballet à dix heures. -- Je le sais bien. -- Or, ma flamme va ce soir même éclater plus haut que les feux dartifice, briller plus clairement que les lampions de notre ami Colbert; cela resplendira de telle sorte que les reines et Monsieur auront les yeux brûlés. -- Prenez garde, Sire, prenez garde! -- Eh! mon Dieu, quai-je donc fait? -- Voilà que je vais rentrer mes compliments de tout à lheure... Vous, prudent! vous, sage! ai-je dit... Mais vous débutez par dabominables folies! Est-ce quune passion sallume ainsi, comme une torche, en une seconde? Est-ce que, sans préparation aucune, un roi fait comme vous tombe aux pieds dune fille comme La Vallière? -- Oh! Henriette! Henriette! Henriette! je vous y prends... Nous navons pas encore commencé la campagne et vous me pillez! -- Non, mais je vous rappelle aux idées saines. Allumez progressivement votre flamme, au lieu de la faire éclater ainsi tout à coup. Jupiter tonne et fait briller léclair avant dincendier les palais. Toute chose a son prélude. Si vous vous échauffez ainsi, nul ne vous croira épris, et tout le monde vous croira fou. À moins toutefois quon ne vous devine. Les gens sont moins sots parfois quils nen ont lair. Le roi fut obligé de convenir que Madame était un ange de savoir et un diable desprit. -- Eh bien! soit, dit-il, je ruminerai mon plan dattaque; les généraux, mon cousin de Condé, par exemple, pâlissent sur leurs cartes stratégiques avant de faire mouvoir un seul de ces pions quon appelle des corps darmée; moi, je veux dresser tout un plan dattaque. Vous savez que le Tendre est subdivisé en toutes sortes de circonscriptions. Eh bien! je marrêterai au village de Petits- Soins, au hameau de Billets-Doux, avant de prendre la route de Visible-Amour; le chemin est tout tracé, vous le savez, et cette pauvre Mlle de Scudéry ne me pardonnerait point de brûler ainsi les étapes. -- Nous voilà revenus en bon chemin, Sire. Maintenant, vous plaît- il que nous nous séparions? -- Hélas! il le faut bien; car, tenez, on nous sépare. -- Ah! dit Madame Henriette, en effet, voilà quon nous apporte le sphinx de Mlle de Tonnay-Charente, avec les sons de trompe en usage chez les grands veneurs. -- Cest donc bien entendu: ce soir, pendant la promenade, je me glisserai dans la forêt, et trouvant La Vallière sans vous... -- Je léloignerai. Cela me regarde. -- Très bien! Je laborderai au milieu de ses compagnes, et lancerai le premier trait. -- Soyez adroit, dit Madame en riant, ne manquez pas le coeur. Et la princesse prit congé du roi pour aller au-devant de la troupe joyeuse, qui accourait avec force cérémonies et fanfares de chasse entonnées par toutes les bouches. Chapitre CXIII -- Le ballet des Saisons Après la collation, qui eut lieu vers cinq heures, le roi entra dans son cabinet, où lattendaient les tailleurs. Il sagissait dessayer enfin ce fameux habit du Printemps qui avait coûté tant dimagination, tant defforts de pensée aux dessinateurs et aux ornementistes de la cour. Quant au ballet lui-même, tout le monde savait son pas et pouvait figurer. Le roi avait résolu den faire lobjet dune surprise. Aussi à peine eut-il terminé sa conférence et fut-il rentré chez lui, quil manda ses deux maîtres de cérémonies, Villeroy et Saint- Aignan. Tous deux lui répondirent quon nattendait que son ordre, et quon était prêt à commencer; mais cet ordre, pour quil le donnât, il fallait du beau temps et une nuit propice. Le roi ouvrit sa fenêtre; la poudre dor du soir tombait à lhorizon par les déchirures du bois; blanche comme une neige, la lune se dessinait déjà au ciel. Pas un pli sur la surface des eaux vertes; les cygnes eux-mêmes, reposant sur leurs ailes fermées comme des navires à lancre, semblaient se pénétrer de la chaleur de lair, de la fraîcheur de leau, et du silence dune admirable soirée. Le roi, ayant vu toutes ces choses, contemplé ce magnifique tableau, donna lordre que demandaient MM. de Villeroy et de Saint-Aignan. Pour que cet ordre fût exécuté royalement, une dernière question était nécessaire; Louis XIV la posa à ces deux gentilshommes. La question avait quatre mots: -- Avez-vous de largent? -- Sire, répondit Saint-Aignan, nous nous sommes entendus avec M. Colbert. -- Ah! fort bien. -- Oui, Sire, et M. Colbert a dit quil serait auprès de Votre Majesté aussitôt que Votre Majesté manifesterait lintention de donner suite aux fêtes dont elle a donné le programme. -- Quil vienne alors. Comme si Colbert eût écouté aux portes pour se maintenir au courant de la conversation, il entra dès que le roi eut prononcé son nom devant les deux courtisans. -- Ah! fort bien, monsieur Colbert, dit Sa Majesté. À vos postes donc, messieurs! Saint-Aignan et Villeroy prirent congé. Le roi sassit dans un fauteuil près de la fenêtre. -- Je danse ce soir mon ballet, monsieur Colbert, dit-il. -- Alors, Sire, cest demain que je paie les notes? -- Comment cela? -- Jai promis aux fournisseurs de solder leurs comptes le lendemain du jour où le ballet aurait eu lieu. -- Soit, monsieur Colbert, vous avez promis, payez. -- Très bien, Sire; mais, pour payer, comme disait M. de Lesdiguières, il faut de largent. -- Quoi! les quatre millions promis par M. Fouquet nont-ils donc pas été remis? Javais oublié de vous en demander compte. -- Sire, ils étaient chez Votre Majesté à lheure dite. -- Eh bien? -- Eh bien! Sire, les verres de couleur, les feux dartifice, les violons et les cuisiniers ont mangé quatre millions en huit jours. -- Entièrement? -- Jusquau dernier sou. Chaque fois que Votre Majesté a ordonné dilluminer les bords du grand canal, cela a brûlé autant dhuile quil y a deau dans les bassins. -- Bien, bien, monsieur Colbert. Enfin, vous navez plus dargent? -- Oh! je nen ai plus, mais M. Fouquet en a. Et le visage de Colbert séclaira dune joie sinistre. -- Que voulez-vous dire? demanda Louis. -- Sire, nous avons déjà fait donner six millions à M. Fouquet. Il les a donnés de trop bonne grâce pour nen pas donner encore dautres si besoin était. Besoin est aujourdhui; donc, il faut quil sexécute. Le roi fronça le sourcil. -- Monsieur Colbert, dit-il en accentuant le nom du financier, ce nest point ainsi que je lentends, je ne veux pas employer contre un de mes serviteurs des moyens de pression qui le gênent et qui entravent son service. M. Fouquet a donné six millions en huit jours, cest une somme. Colbert pâlit. -- Cependant, fit-il, Votre Majesté ne parlait pas ce langage il y a quelque temps; lorsque les nouvelles de Belle-Île arrivèrent, par exemple. -- Vous avez raison, monsieur Colbert. -- Rien nest changé depuis cependant, bien au contraire. -- Dans ma pensée, monsieur, tout est changé. -- Comment, Sire, Votre Majesté ne croit plus aux tentatives? -- Mes affaires me regardent, monsieur le sous-intendant, et je vous ai déjà dit que je les faisais moi-même. -- Alors, je vois que jai eu le malheur, dit Colbert en tremblant de rage et de peur, de tomber dans la disgrâce de Votre Majesté. -- Nullement; vous mêtes, au contraire, fort agréable. -- Eh! Sire, dit le ministre avec cette brusquerie affectée et habile quand il sagissait de flatter lamour-propre de Louis, à quoi bon être agréable à Votre Majesté si on ne lui est plus utile? -- Je réserve vos services pour une occasion meilleure, et, croyez-moi, ils nen vaudront que mieux. -- Ainsi le plan de Votre Majesté en cette affaire?... -- Vous avez besoin dargent, monsieur Colbert? -- De sept cent mille livres, Sire. -- Vous les prendrez dans mon trésor particulier. Colbert sinclina. -- Et, ajouta Louis, comme il me paraît difficile que, malgré votre économie, vous satisfassiez avec une somme aussi exiguë aux dépenses que je veux faire, je vais vous signer une cédule de trois millions. Le roi prit une plume et signa aussitôt. Puis, remettant le papier à Colbert: -- Soyez tranquille, dit-il, le plan que jai adopté est un plan de roi, monsieur Colbert. Et sur ces mots, prononcés avec toute la majesté que le jeune prince savait prendre dans ces circonstances, il congédia Colbert pour donner audience aux tailleurs. Lordre donné par le roi était connu dans tout Fontainebleau; on savait déjà que le roi essayait son habit et que le ballet serait dansé le soir. Cette nouvelle courut avec la rapidité de léclair, et sur son passage elle alluma toutes les coquetteries, tous les désirs, toutes les folles ambitions. À linstant même, et comme par enchantement, tout ce qui savait tenir une aiguille, tout ce qui savait distinguer un pourpoint davec un haut-de-chausses, comme dit Molière, fut convoqué pour servir dauxiliaire aux élégants et aux dames. Le roi eut achevé sa toilette à neuf heures; il parut dans son carrosse découvert et orné de feuillages et de fleurs. Les reines avaient pris place sur une magnifique estrade disposée, sur les bords de létang, dans un théâtre dune merveilleuse élégance. En cinq heures, les ouvriers charpentiers avaient assemblé toutes les pièces de rapport de ce théâtre; les tapissiers avaient tendu leurs tapisseries, dressé leurs sièges, et, comme au signal dune baguette denchanteur, mille bras, saidant les uns les autres au lieu de se gêner, avaient construit lédifice dans ce lieu au son des musiques, pendant que déjà les artificiers illuminaient le théâtre et les bords de létang par un nombre incalculable de bougies. Comme le ciel sétoilait et navait pas un nuage, comme on nentendait pas un souffle dair dans les grands bois, comme si la nature elle-même sétait accommodée à la fantaisie du prince, on avait laissé ouvert le fond de ce théâtre. En sorte que, derrière les premiers plans du décor, on apercevait pour fond ce beau ciel ruisselant détoiles cette nappe deau embrasée de feux qui sy réfléchissaient, et les silhouettes bleuâtres des grandes masses de bois aux cimes arrondies. Quand le roi parut, toute la salle était pleine, et présentait un groupe étincelant de pierreries et dor, dans lequel le premier regard ne pouvait distinguer aucune physionomie. Peu à peu, quand la vue saccoutumait à tant déclat, les plus rares beautés apparaissaient, comme dans le ciel du soir les étoiles, une à une, pour celui qui a fermé les yeux et qui les rouvre. Le théâtre représentait un bocage; quelques faunes levant leurs pieds fourchus sautillaient çà et là; une dryade, apparaissant, les excitait à la poursuite; dautres se joignaient à elle pour la défendre, et lon se querellait en dansant. Soudain devaient paraître, pour ramener lordre et la paix, le Printemps et toute sa cour. Les éléments, les puissances subalternes et la mythologie avec leurs attributs, se précipitaient sur les traces de leur gracieux souverain. Les Saisons, alliées du Printemps, venaient à ses côtés former un quadrille, qui, sur des paroles plus ou moins flatteuses, entamait la danse. La musique, hautbois, flûtes et violes, peignait les plaisirs champêtres. Déjà le roi entrait au milieu dun tonnerre dapplaudissements. Il était vêtu dune tunique de fleurs, qui dégageait, au lieu de lalourdir, sa taille svelte et bien prise. Sa jambe, une des plus élégantes de la cour, paraissait avec avantage dans un bas de soie couleur chair, soie si fine et si transparente que lon eût dit la chair elle-même. Les plus charmants souliers de satin lilas clair, à bouffettes de fleurs et de feuilles, emprisonnaient son petit pied. Le buste était en harmonie avec cette base; de beaux cheveux ondoyants, un air de fraîcheur rehaussé par léclat de beaux yeux bleus qui brûlaient doucement les coeurs, une bouche aux lèvres appétissantes, qui daignait souvrir pour sourire: tel était le prince de lannée, quon eût, et à juste titre ce soir-là, nommé le roi de tous les Amours. Il y avait dans sa démarche quelque chose de la légère majesté dun dieu. Il ne dansait pas, il planait. Cette entrée fit donc leffet le plus brillant. Soudain, comme nous lavons dit, on aperçut le comte de Saint-Aignan qui cherchait à sapprocher du roi ou de Madame. La princesse, vêtue dune robe longue, diaphane et légère comme les plus fines résilles que tissent les savantes Malinoises, le genou parfois dessiné sous les plis de la tunique, son petit pied chaussé de soie, savançait radieuse avec son cortège de bacchantes, et touchait déjà la place qui lui était assignée pour danser. Les applaudissements durèrent si longtemps, que le comte eut tout le loisir de joindre le roi arrêté sur une pointe. -- Quy a-t-il, Saint-Aignan? fit le Printemps. -- Mon Dieu, Sire, répliqua le courtisan tout pâle, il y a que Votre Majesté na pas songé au pas des Fruits. -- Si fait; il est supprimé. -- Non pas, Sire. Votre Majesté nen a point donné lordre, et la musique la conservé. -- Voilà qui est fâcheux! murmura le roi. Ce pas nest point exécutable, puisque M. de Guiche est absent. Il faudra le supprimer. -- Oh! Sire, un quart dheure de musique sans danses, ce sera froid à tuer le ballet. -- Mais, comte, alors... -- Oh! Sire, le grand malheur nest pas là; car, après tout, lorchestre couperait encore tant bien que mal, sil était nécessaire; mais... -- Mais quoi? -- Cest que M. de Guiche est ici. -- Ici? répliqua le roi en fronçant le sourcil, ici?... Vous êtes sûr?... -- Tout habillé pour le ballet, Sire. Le roi sentit le rouge lui monter au visage. -- Vous vous serez trompé, dit-il. -- Si peu, Sire, que Votre Majesté peut regarder à sa droite. Le comte attend. Louis se tourna vivement de ce côté; et, en effet, à sa droite, éclatant de beauté sous son habit de Vertumne, de Guiche attendait que le roi le regardât pour lui adresser la parole. Dire la stupéfaction du roi, celle de Monsieur qui sagita dans sa loge, dire les chuchotements, loscillation des têtes dans la salle, dire létrange saisissement de Madame à la vue de son _partner_, cest une tâche que nous laissons à de plus habiles. Le roi était resté bouche béante et regardait le comte. Celui-ci sapprocha, respectueux, courbé: -- Sire, dit-il, le plus humble serviteur de Votre Majesté vient lui faire service en ce jour, comme il a fait au jour de bataille. Le roi, en manquant ce pas des Fruits, perdait la plus belle scène de son ballet. Je nai pas voulu quun semblable dommage résultât par moi, pour la beauté, ladresse et la bonne grâce du roi; jai quitté mes fermiers, afin devenir en aide à mon prince. Chacun de ces mots tombait, mesuré, harmonieux, éloquent, dans loreille de Louis XIV. La flatterie lui plut autant que le courage létonna. Il se contenta de répondre: -- Je ne vous avais pas dit de revenir, comte. -- Assurément, Sire; mais Votre Majesté ne mavait pas dit de rester. Le roi sentait le temps courir. La scène, en se prolongeant, pouvait tout brouiller. Une seule ombre à ce tableau le gâtait sans ressource. Le roi, dailleurs, avait le coeur tout plein de bonnes idées; il venait de puiser dans les yeux si éloquents de Madame une inspiration nouvelle. Ce regard dHenriette lui avait dit: -- Puisquon est jaloux de vous, divisez les soupçons; qui se défie de deux rivaux ne se défie daucun. Madame, avec cette habile diversion, lemporta. Le roi sourit à de Guiche. De Guiche ne comprit pas un mot au langage muet de Madame. Seulement, il vit bien quelle affectait de ne le point regarder. Sa grâce obtenue, il lattribua au coeur de la princesse. Le roi en sut gré à tout le monde. Monsieur seul ne comprit pas. Le ballet commença; il fut splendide. Quand les violons enlevèrent, par leurs élans, ces illustres danseurs, quand la pantomime naïve de cette époque, bien plus naïve encore par le jeu, fort médiocre, des augustes histrions, fut parvenue à son point culminant de triomphe, la salle faillit crouler sous les applaudissements. De Guiche brilla comme un soleil, mais comme un soleil courtisan qui se résigne au deuxième rôle. Dédaigneux de ce succès, dont Madame ne lui témoignait aucune reconnaissance, il ne songea plus quà reconquérir bravement la préférence ostensible de la princesse. Elle ne lui donna pas un seul regard. Peu à peu toute sa joie, tout son brillant séteignirent dans la douleur et linquiétude: en sorte que ses jambes devinrent molles, ses bras lourds, sa tête hébétée. Le roi, dès ce moment, fut réellement le premier danseur du quadrille. Il jeta un regard de côté sur son rival vaincu. De Guiche nétait même plus courtisan; il dansait mal, sans adulation; bientôt il ne dansa plus du tout. Le roi et Madame triomphèrent. Chapitre CXIV -- Les nymphes du parc de Fontainebleau Le roi demeura un instant à jouir de son triomphe, qui, nous lavons dit, était aussi complet que possible. Puis il se retourna vers Madame pour ladmirer aussi un peu à son tour. Les jeunes gens aiment peut-être avec plus de vivacité, plus dardeur, plus de passion que les gens dun âge mûr; mais ils ont en même temps tous les autres sentiments développés dans la proportion de leur jeunesse et de leur vigueur, en sorte que lamour-propre étant presque toujours, chez eux, léquivalent de lamour, ce dernier sentiment, combattu par les lois de la pondération, natteint jamais le degré de perfection quil acquiert chez les hommes et les femmes de trente à trente-cinq ans. Louis pensait donc à Madame, mais seulement après avoir bien pensé à lui-même, et Madame pensait beaucoup à elle-même, peut-être sans penser le moins du monde au roi. Mais la victime, au milieu de tous ces amours et amours-propres royaux, cétait de Guiche. Aussi tout le monde put-il remarquer à la fois lagitation et la prostration du pauvre gentilhomme, et cette prostration, surtout, était dautant plus remarquable que lon navait pas lhabitude de voir ses bras tomber, sa tête salourdir, ses yeux perdre leur flamme. On nétait pas dordinaire inquiet sur son compte quand il sagissait dune question délégance et de goût. Aussi la défaite de Guiche fut-elle attribuée, par le plus grand nombre, à son habileté de courtisan. Mais dautres aussi -- les yeux clairvoyants sont à la cour -- mais dautres aussi remarquèrent sa pâleur et son atonie, pâleur et atonie quil ne pouvait ni feindre ni cacher, et ils en conclurent, avec raison, que de Guiche ne jouait pas une comédie dadulation. Ces souffrances, ces succès, ces commentaires furent enveloppés, confondus, perdus dans le bruit des applaudissements. Mais, quand les reines eurent témoigné leur satisfaction, les spectateurs leur enthousiasme, quand le roi se fut rendu à sa loge pour changer de costume, tandis que Monsieur, habillé en femme, selon son habitude, dansait à son tour, de Guiche, rendu à lui- même, sapprocha de Madame, qui, assise au fond du théâtre, attendait la deuxième entrée, et sétait fait une solitude au milieu de la foule, comme pour méditer à lavance ses effets chorégraphiques. On comprend que, absorbée par cette grave méditation, elle ne vît point ou fît semblant de ne pas voir ce qui se passait autour delle. De Guiche, la trouvant donc seule auprès dun buisson de toile peinte, sapprocha de Madame. Deux de ses demoiselles dhonneur, vêtues en hamadryades, voyant de Guiche sapprocher, se reculèrent par respect. De Guiche savança donc au milieu du cercle et salua Son Altesse Royale. Mais Son Altesse Royale, quelle eût remarqué ou non le salut, ne tourna même point la tête. Un frisson passa dans les veines du malheureux; il ne sattendait point à une aussi complète indifférence, lui qui navait rien vu, lui qui navait rien appris, lui qui, par conséquent, ne pouvait rien deviner. Donc, voyant que son salut nobtenait aucune réponse; il fit un pas de plus, et, dune voix quil sefforçait, mais inutilement, de rendre calme: -- Jai lhonneur, dit-il, de présenter mes bien humbles respects à Madame. Cette fois Son Altesse Royale daigna tourner ses yeux languissants vers le comte. -- Ah! monsieur de Guiche, dit-elle, cest vous; bonjour! Et elle se retourna. La patience faillit manquer au comte. -- Votre Altesse Royale a dansé à ravir tout à lheure, dit-il. -- Vous trouvez? fit négligemment Madame. -- Oui, le personnage est tout à fait celui qui convient au caractère de Son Altesse Royale. Madame se retourna tout à fait, et, regardant de Guiche avec son oeil clair et fixe: -- Comment cela? dit-elle. -- Sans doute. -- Expliquez-vous. -- Vous représentez une divinité, belle, dédaigneuse et légère, fit-il. -- Vous voulez parler de Pomone, monsieur le comte? -- Je parle de la déesse que représente Votre Altesse Royale. Madame demeura un instant les lèvres crispées. -- Mais vous-même, monsieur, dit-elle, nêtes-vous pas aussi un danseur parfait? -- Oh! moi, madame, je suis de ceux quon ne distingue point, et quon oublie si par hasard on les a distingués. Et sur ces paroles, accompagnées dun de ces soupirs profonds qui font tressaillir les dernières fibres de lêtre, le coeur plein dangoisses et de palpitations, la tête en feu, loeil vacillant, il salua, haletant, et se retira derrière le buisson de toile. Madame, pour toute réponse, haussa légèrement les épaules. Et comme ses dames dhonneur sétaient, ainsi que nous lavons dit, retirées par discrétion durant le colloque, elle les rappela du regard. Cétaient Mlles de Tonnay-Charente et de Montalais. Toutes deux, à ce signe de Madame, sapprochèrent avec empressement. -- Avez-vous entendu, mesdemoiselles? demanda la princesse. -- Quoi, madame? -- Ce que M. le comte de Guiche a dit. -- Non. -- En vérité, cest une chose remarquable, continua la princesse avec laccent de la compassion, combien lexil a fatigué lesprit de ce pauvre M. de Guiche. Et plus haut encore, de peur que le malheureux ne perdît une parole: -- Il a mal dansé dabord, continua-t-elle; puis, ensuite, il na dit que des pauvretés. Puis elle se leva, fredonnant lair sur lequel elle allait danser. Guiche avait tout entendu. Le trait pénétra au plus profond de son coeur et le déchira. Alors, au risque dinterrompre tout lordre de la fête par son dépit, il senfuit, mettant en lambeaux son bel habit de Vertumne, et semant sur son chemin les pampres, les mûres, les feuilles damandier et tous les petits attributs artificiels de sa divinité. Un quart dheure après, il était de retour sur le théâtre. Mais il était facile de comprendre quil ny avait quun puissant effort de la raison sur la folie qui avait pu le ramener, ou peut-être, le coeur est ainsi fait, limpossibilité même de rester plus longtemps éloigné de celle qui lui brisait le coeur. Madame achevait son pas. Elle le vit, mais ne le regarda point; et lui, irrité, furieux, lui tourna le dos à son tour lorsquelle passa escortée de ses nymphes et suivie de cent flatteurs. Pendant ce temps, à lautre bout du théâtre, près de létang, une femme était assise, les yeux fixés sur une des fenêtres du théâtre. De cette fenêtre séchappaient des flots de lumière. Cette fenêtre, cétait celle de la loge royale. De Guiche en quittant le théâtre, de Guiche en allant chercher lair dont il avait si grand besoin, de Guiche passa près de cette femme et la salua. Elle, de son côté, en apercevant le jeune homme, sétait levée comme une femme surprise au milieu didées quelle voudrait se cacher à elle-même. Guiche la reconnut. Il sarrêta. -- Bonsoir, mademoiselle! dit-il vivement. -- Bonsoir, monsieur le comte! -- Ah! mademoiselle de La Vallière, continua de Guiche, que je suis heureux de vous rencontrer! -- Et moi aussi, monsieur le comte, je suis heureuse de ce hasard, dit la jeune fille en faisant un mouvement pour se retirer. -- Oh! non! non! ne me quittez pas, dit de Guiche en étendant la main vers elle; car vous démentiriez ainsi les bonnes paroles que vous venez de dire. Restez, je vous en supplie, il fait la plus belle soirée du monde. Vous fuyez le bruit, vous! Vous aimez votre société à vous seule, vous! Eh bien! oui, je comprends cela; toutes les femmes qui ont du coeur sont ainsi. Jamais on nen verra une sennuyer loin du tourbillon de tous ces plaisirs bruyants! Oh! mademoiselle! mademoiselle! -- Mais quavez-vous donc, monsieur le comte? demanda La Vallière avec un certain effroi. Vous semblez agité. -- Moi? Non pas; non. -- Alors, monsieur de Guiche, permettez-moi de vous faire ici le remerciement que je me proposais de vous faire à la première occasion. Cest à votre protection, je le sais, que je dois davoir été admise parmi les filles dhonneur de Madame. -- Ah! oui, vraiment, je men, souviens et je men félicite, mademoiselle. Aimez-vous quelquun, vous? -- Moi? -- Oh! pardon, je ne sais ce que je dis; pardon mille fois. Madame avait raison, bien raison; cet exil brutal a complètement bouleversé mon esprit. -- Mais le roi vous a bien reçu, ce me semble, monsieur le comte? -- Trouvez-vous?... Bien reçu... peut-être... Oui... -- Sans doute, bien reçu; car, enfin, vous revenez sans congé de lui? -- Cest vrai, et je crois que vous avez raison, mademoiselle. Mais navez vous point vu par ici M. le vicomte de Bragelonne? La Vallière tressaillit à ce nom. -- Pourquoi cette question? demanda-t-elle. -- Oh! mon Dieu! vous blesserais-je encore? fit de Guiche. En ce cas, je suis bien malheureux, bien à plaindre! -- Oui, bien malheureux, bien à plaindre, monsieur de Guiche, car vous paraissez horriblement souffrir. -- Oh! mademoiselle, que nai-je une soeur dévouée, une amie véritable! -- Vous avez des amis, monsieur de Guiche, et M. le vicomte de Bragelonne, dont vous parliez tout à lheure, est, il me semble, un de ces bons amis. -- Oui, oui, en effet, cest un de mes bons amis. Adieu, mademoiselle, adieu! recevez tous mes respects. Et il senfuit comme un fou du côté de létang. Son ombre noire glissait grandissante parmi les ifs lumineux et les larges moires resplendissantes de leau. La Vallière le regarda quelque temps avec compassion. -- Oh! oui, oui, dit-elle, il souffre et je commence à comprendre pourquoi. Elle achevait à peine, lorsque ses compagnes, Mlles de Montalais et de Tonnay-Charente, accoururent. Elles avaient fini leur service, dépouillé leurs habits de nymphes, et, joyeuses de cette belle nuit, du succès de la soirée, elles revenaient trouver leur compagne. -- Eh quoi! déjà! lui dirent-elles. Nous croyions arriver les premières au rendez-vous. -- Jy suis depuis un quart dheure, répondit La Vallière. -- Est-ce que la danse ne vous a point amusée? -- Non. -- Et tout le spectacle? -- Non plus. En fait de spectacle, jaime bien mieux celui de ces bois noirs au fond desquels brille çà et là une lumière qui passe comme un oeil rouge, tantôt ouvert, tantôt fermé. -- Elle est poète, cette La Vallière, dit Tonnay-Charente. -- Cest-à-dire insupportable, fit Montalais. Toutes les fois quil sagit de rire un peu ou de samuser de quelque chose, La Vallière pleure; toutes les fois quil sagit de pleurer, pour nous autres femmes, chiffons perdus, amour-propre piqué, parure sans effet, La Vallière rit. -- Oh! quant à moi, je ne puis être de ce caractère, dit Mlle de Tonnay-Charente. Je suis femme, et femme comme on ne lest pas; qui maime me flatte, qui me flatte me plaît par sa flatterie, et qui me plaît... -- Eh bien! tu nachèves pas? dit Montalais. -- Cest trop difficile, répliqua Mlle de Tonnay-Charente en riant aux éclats. Achève pour moi, toi qui as tant desprit. -- Et vous, Louise, dit Montalais, vous plaît-on? -- Cela ne regarde personne, dit la jeune fille en se levant du banc de mousse où elle était restée étendue pendant tout le temps quavait duré le ballet. Maintenant, mesdemoiselles, nous avons formé le projet de nous divertir cette nuit sans surveillants et sans escorte. Nous sommes trois, nous nous plaisons lune à lautre, il fait un temps superbe; regardez là-bas, voyez la lune qui monte doucement au ciel et argente les cimes des marronniers et des chênes. Oh! la belle promenade! oh! la belle liberté! la belle herbe fine des bois, la belle faveur que me fait votre amitié; prenons-nous par le bras et gagnons les grands arbres. Ils sont tous, en ce moment, attablés et actifs là-bas, occupés à se parer pour une promenade dapparat; on selle les chevaux, on attelle les voitures, les mules de la reine ou les quatre cavales blanches de Madame. Nous, gagnons vite un endroit où nul oeil ne vous devine, où nul pas ne marche dans notre pas. Vous rappelez- vous, Montalais, les bois de Cheverny et de Chambord, les peupliers sans fin de Blois? nous avons échangé là-bas bien des espérances. -- Bien des confidences aussi. -- Oui. -- Moi, dit Mlle de Tonnay-Charente, je pense beaucoup aussi; mais prenez garde... -- Elle ne dit rien, fit Montalais, de sorte que ce que pense Mlle de Tonnay Charente, Athénaïs seule le sait. -- Chut! sécria Mlle de La Vallière, jentends des pas qui viennent de ce côté. -- Eh! vite! vite! dans les roseaux, dit Montalais; baissez-vous, Athénaïs, vous qui êtes si grande. Mlle de Tonnay-Charente se baissa effectivement. Presque aussitôt on vit, en effet, deux gentilshommes savancer, la tête inclinée, les bras entrelacés et marchant sur le sable fin de lallée parallèle au rivage. Les femmes se firent petites, imperceptibles. -- Cest M. de Guiche, dit Montalais à loreille de Mlle de Tonnay Charente. -- Cest M. de Bragelonne, dit celle-ci à loreille de La Vallière. Les deux jeunes gens continuaient de sapprocher en causant dune voix animée. -- Cest par ici quelle était tout à lheure, dit le comte. Si je navais fait que la voir, je dirais que cest une apparition; mais je lui ai parlé. -- Ainsi, vous êtes sûr? -- Oui; mais peut-être aussi lui ai-je fait peur. -- Comment cela? -- Eh! mon Dieu! jétais encore fou de ce que vous savez, de sorte quelle naura rien compris à mes discours et aura pris peur. -- Oh! dit Bragelonne, ne vous inquiétez pas, mon ami. Elle est bonne, elle excusera; elle a de lesprit, elle comprendra. -- Oui; mais si elle a compris, trop bien compris. -- Après? -- Et quelle parle. -- Oh! vous ne connaissez pas Louise, comte, dit Raoul. Louise a toutes les vertus, et na pas un seul défaut. Et les jeunes gens passèrent là-dessus, et, comme ils séloignaient, leurs voix se perdirent peu à peu. -- Comment! La Vallière, dit Mlle de Tonnay-Charente. M. le vicomte de Bragelonne a dit «Louise» en parlant de vous. Comment cela se fait-il? -- Nous avons été élevés ensemble, répondit Mlle de La Vallière; tout enfants, nous nous connaissions. -- Et puis M. de Bragelonne est ton fiancé, chacun sait cela. -- Oh! je ne le savais pas, moi. Est-ce vrai, mademoiselle? -- Cest-à-dire, répondit Louise en rougissant, cest-à-dire que M. de Bragelonne ma fait lhonneur de me demander ma main... mais... -- Mais quoi? -- Mais il paraît que le roi... -- Eh bien? -- Que le roi ne veut pas consentir à ce mariage. -- Eh! pourquoi le roi? et quest-ce que le roi? sécria Aure avec aigreur. Le roi a-t-il donc le droit de se mêler de ces choses-là, bon Dieu?...» _La poulitique est la poulitique_, comme disait M. de Mazarin; _ma lamor, il est lamor._» Si donc tu aimes M. de Bragelonne, et, sil taime, épousez-vous. Je vous donne mon consentement, moi. Athénaïs se mit à rire. -- Oh! je parle sérieusement, répondit Montalais, et mon avis en ce cas vaut bien lavis du roi, je suppose. Nest-ce pas, Louise? -- Voyons, voyons, ces messieurs sont passés, dit La Vallière; profitons donc de la solitude pour traverser la prairie et nous jeter dans le bois. -- Dautant mieux, dit Athénaïs, que voilà des lumières qui partent du château et du théâtre, et qui me font leffet de précéder quelque illustre compagnie. -- Courons, dirent-elles toutes trois. Et relevant gracieusement les longs plis de leurs robes de soie, elles franchirent lestement lespace qui sétendait entre létang et la partie la plus ombragée du parc. Montalais, légère comme une biche, Athénaïs, ardente comme une jeune louve, bondissaient dans lherbe sèche, et parfois un Actéon téméraire eût pu apercevoir dans la pénombre leur jambe pure et hardie se dessinant sous lépais contour des jupes de satin. La Vallière, plus délicate et plus pudique, laissa flotter ses robes; retardée ainsi par la faiblesse de son pied, elle ne tarda point à demander sa grâce. Et, demeurée en arrière, elle força ses deux compagnes à lattendre. En ce moment, un homme, caché dans un fossé plein de jeunes pousses de saules, remonta vivement sur le talus de ce fossé et se mit à courir dans la direction du château. Les trois femmes, de leur côté, atteignirent les lisières du parc, dont toutes les allées leur étaient connues. De grandes allées fleuries sélevaient autour des fossés; des barrières fermées protégeaient de ce côté les promeneurs contre lenvahissement des chevaux et des calèches. En effet, on entendait rouler dans le lointain, sur le sol ferme des chemins, les carrosses des reines et de Madame. Plusieurs cavaliers les suivaient avec le bruit si bien imité par les vers cadencés de Virgile. Quelques musiques lointaines répondaient au bruit, et, quand les harmonies cessaient, le rossignol, chanteur plein dorgueil, envoyait à la compagnie quil sentait rassemblée sous les ombrages les chants les plus compliqués, les plus suaves et les plus savants. Autour du chanteur, brillaient, dans le fond noir des gros arbres, les yeux de quelque chat-huant sensible à lharmonie. De sorte que cette fête de toute la cour était aussi la fête des hôtes mystérieux des bois; car assurément la biche écoutait dans sa fougère, le faisan sur sa branche, le renard dans son terrier. On devinait la vie de toute cette population nocturne et invisible, aux brusques mouvements qui sopéraient tout à coup dans les feuilles. Alors les nymphes des bois poussaient un petit cri; puis, rassurées à linstant même, riaient et reprenaient leur marche. Et elles arrivèrent ainsi au chêne royal, vénérable reste dun chêne, qui, dans sa jeunesse, avait entendu les soupirs de Henri II pour la belle Diane de Poitiers, et plus tard ceux de Henri IV pour la belle Gabrielle dEstrées. Sous ce chêne, les jardiniers avaient accumulé la mousse et le gazon, de telle sorte que jamais siège circulaire navait mieux reposé les membres fatigués dun roi. Le tronc de larbre formait un dossier rugueux, mais suffisamment large pour quatre personnes. Sous les rameaux qui obliquaient vers le tronc, les voix se perdaient en filtrant vers les cieux. Chapitre CXV -- Ce qui se disait sous le chêne royal Il y avait dans la douceur de lair, dans le silence du feuillage, un muet engagement pour ces jeunes femmes à changer tout de suite la conversation badine en une conversation plus sérieuse. Celle même dont le caractère était le plus enjoué, Montalais, par exemple, y penchait la première. Elle débuta par un gros soupir. -- Quelle joie, dit-elle, de nous sentir ici, libres, seules, et en droit dêtre franches, surtout envers nous-mêmes! -- Oui, dit Mlle de Tonnay-Charente; car la cour, si brillante quelle soit, cache toujours un mensonge sous les plis du velours ou sous les feux des diamants. -- Moi, répliqua La Vallière, je ne mens jamais; quand je ne puis dire la vérité, je me tais. -- Vous ne serez pas longtemps en faveur, ma chère, dit Montalais; ce nest point ici comme à Blois, où nous disions à la vieille Madame tous nos dépits et toutes nos envies. Madame avait ses jours où elle se souvenait davoir été jeune. Ces jours-là, quiconque causait avec Madame trouvait une amie sincère. Madame nous contait ses amours avec Monsieur, et nous, nous lui contions ses amours avec dautres, ou du moins les bruits quon avait fait courir sur ses galanteries. Pauvre femme! si innocente! elle en riait, nous aussi; où est-elle à présent? -- Ah! Montalais, rieuse Montalais, sécria La Vallière, voilà que tu soupires encore; les bois tinspirent, et tu es presque raisonnable ce soir. -- Mesdemoiselles, dit Athénaïs, vous ne devez pas tellement regretter la cour de Blois, que vous ne vous trouviez heureuses chez nous. Une cour, cest lendroit où viennent les hommes et les femmes pour causer de choses que les mères et les tuteurs, que les confesseurs surtout, défendent avec sévérité. À la cour, on se dit ces choses sous privilège du roi et des reines, nest-ce pas agréable? -- Oh! Athénaïs, dit Louise en rougissant. -- Athénaïs est franche ce soir, dit Montalais, profitons-en. -- Oui, profitons-en, car on marracherait ce soir les plus intimes secrets de mon coeur. -- Ah! si M. de Montespan était là! dit Montalais. -- Vous croyez que jaime M. de Montespan? murmura la belle jeune fille. -- Il est beau, je suppose? -- Oui, et ce nest pas un mince avantage à mes yeux. -- Vous voyez bien. -- Je dirai plus, il est, de tous les hommes quon voit ici, le plus beau et le plus... -- Quentend-on là? dit La Vallière en faisant sur le banc de mousse un brusque mouvement. -- Quelque daim qui fuit dans les branches. -- Je nai peur que des hommes, dit Athénaïs. -- Quand ils ne ressemblent pas à M. de Montespan? -- Finissez cette raillerie... M. de Montespan est aux petits soins pour moi; mais cela nengage à rien. Navons-nous pas ici M. de Guiche qui est aux petits soins pour Madame? -- Pauvre, pauvre garçon! dit La Vallière. -- Pourquoi pauvre?... Madame est assez belle et assez grande dame, je suppose. La Vallière secoua douloureusement la tête. -- Quand on aime, dit-elle, ce nest ni la belle ni la grande dame; mes chères amies, quand on aime, ce doit être le coeur et les yeux seuls de celui ou de celle quon aime. Montalais se mit à rire bruyamment. -- Coeur, yeux, oh! sucrerie! dit-elle. -- Je parle pour moi, répliqua La Vallière. -- Nobles sentiments! dit Athénaïs dun air protecteur, mais froid. -- Ne les avez-vous pas, mademoiselle? dit Louise. -- Parfaitement, mademoiselle; mais je continue. Comment peut-on plaindre un homme qui rend des soins à une femme comme Madame? Sil y a disproportion, cest du côté du comte. -- Oh! non, non, fit La Vallière, cest du côté de Madame. -- Expliquez-vous. -- Je mexplique. Madame na pas même le désir de savoir ce que cest que lamour. Elle joue avec ce sentiment comme les enfants avec les artifices dont une étincelle embraserait un palais. Cela brille, voilà tout ce quil lui faut. Or, joie et amour sont le tissu dont elle veut que soit tramée sa vie. M. de Guiche aimera cette dame illustre; elle ne laimera pas. Athénaïs partit dun éclat de rire dédaigneux. -- Est-ce quon aime? dit-elle. Où sont vos nobles sentiments de tout à lheure? la vertu dune femme nest-elle point dans le courageux refus de toute intrigue à conséquence. Une femme bien organisée et douée dun coeur généreux doit regarder les hommes, sen faire aimer, adorer même, et dire une fois au plus dans sa vie: «Tiens! il me semble que, si je neusse pas été ce que je suis, jeusse moins détesté celui-là que les autres.» -- Alors, sécria La Vallière en joignant les mains, voilà ce que vous promettez à M. de Montespan? -- Eh! certes, à lui comme à tout autre. Quoi! je vous ai dit que je lui reconnaissais une certaine supériorité, et cela ne suffirait pas! Ma chère, on est femme, cest-à-dire reine dans tout le temps que nous donne la nature pour occuper cette royauté, de quinze à trente-cinq ans. Libre à vous davoir du coeur après, quand vous naurez plus que cela. -- Oh! oh! murmura La Vallière. -- Parfait! sécria Montalais, voilà une maîtresse femme. Athénaïs, vous irez loin! -- Ne mapprouvez-vous point? -- Oh! des pieds et des mains! dit la railleuse. -- Vous plaisantez, nest-ce pas, Montalais? dit Louise. -- Non, non, japprouve tout ce que vient de dire Athénaïs; seulement... -- Seulement quoi? -- Eh bien! je ne puis le mettre en action. Jai les plus complets principes; je me fais des résolutions, près desquelles les projets du stathouder et ceux du roi dEspagne sont des jeux denfants, puis, le jour de la mise à exécution, rien. -- Vous faiblissez? dit Athénaïs avec dédain. -- Indignement. -- Malheureuse nature, reprit Athénaïs. Mais, au moins, vous choisissez? -- Ma foi!... ma foi, non! Le sort se plaît à me contrarier en tout; je rêve des empereurs et je trouve des... -- Aure! Aure! sécria La Vallière, par pitié, ne sacrifiez pas, au plaisir de dire un mot, ceux qui vous aiment dune affection si dévouée. -- Oh! pour cela, je men embarrasse peu: ceux qui maiment sont assez heureux que je ne les chasse point, ma chère. Tant pis pour moi si jai une faiblesse; mais tant pis pour eux si je men venge sur eux. Ma foi! je men venge! -- Aure! -- Vous avez raison, dit Athénaïs, et peut-être aussi arriverez- vous au même but. Cela sappelle être coquette, voyez-vous, mesdemoiselles. Les hommes, qui sont des sots en beaucoup de choses, le sont surtout en celle-ci, quils confondent sous ce mot de coquetterie la fierté dune femme et sa variabilité. Moi, je suis fière, cest-à-dire imprenable, je rudoie les prétendants, mais sans aucune espèce de prétention à les retenir. Les hommes disent que je suis coquette, parce quils ont lamour-propre de croire que je les désire. Dautres femmes, Montalais, par exemple, se sont laissé entamer par les adulations; elles seraient perdues sans le bienheureux ressort de linstinct qui les pousse à changer soudain et à châtier celui dont elles acceptaient naguère lhommage. -- Savante dissertation! dit Montalais dun ton de gourmet qui se délecte. -- Odieux! murmura Louise. -- Grâce à cette coquetterie, car voilà la véritable coquetterie, poursuivit Mlle de Tonnay-Charente, lamant bouffi dorgueil, il y a une heure, maigrit en une minute de toute lenflure de son amour-propre. Il prenait déjà des airs vainqueurs, il recule; il allait nous protéger, il se prosterne de nouveau. Il en résulte quau lieu davoir un mari jaloux, incommode, habitué, nous avons un amant toujours tremblant, toujours convoiteux, toujours soumis, par cette seule raison quil trouve, lui, une maîtresse toujours nouvelle. Voilà, et soyez-en persuadées, mesdemoiselles, ce que vaut la coquetterie. Cest avec cela quon est reine entre les femmes, quand on na pas reçu de Dieu la faculté si précieuse de tenir en bride son coeur et son esprit. -- Oh! que vous êtes habile! dit Montalais, et que vous comprenez bien le devoir des femmes! -- Je marrange un bonheur particulier, dit Athénaïs avec modestie; je me défends, comme tous les amoureux faibles, contre loppression des plus forts. -- La Vallière ne dit pas un mot. -- Est-ce quelle ne nous approuve point? -- Moi, je ne comprends seulement pas, dit Louise. Vous parlez comme des êtres qui ne seraient point appelés à vivre sur cette terre. -- Elle est jolie, votre terre! dit Montalais. -- Une terre, reprit Athénaïs, où lhomme encense la femme pour la faire tomber étourdie, où il linsulte quand elle est tombée? -- Qui vous parle de tomber? dit Louise. -- Ah! voilà une théorie nouvelle, ma chère; indiquez-moi, sil vous plaît, votre moyen pour ne pas être vaincue, si vous vous laissez entraîner par lamour? -- Oh! sécria la jeune fille en levant au ciel noir ses beaux yeux humides, oh! si vous saviez ce que cest quun coeur; je vous expliquerais et je vous convaincrais; un coeur aimant est plus fort que toute votre coquetterie et plus que toute votre fierté. Jamais une femme nest aimée je le crois, et Dieu mentend; jamais un homme naime avec idolâtrie que sil se sent aimé. Laissez aux vieillards de la comédie de se croire adorés par des coquettes. Le jeune homme sy connaît, lui, il ne sabuse point; sil a pour la coquette un désir, une effervescence, une rage, vous voyez que je vous fais le champ libre et vaste; en un mot, la coquette peut le rendre fou, jamais elle ne le rendra amoureux. Lamour, voyez- vous, tel que je le conçois, cest un sacrifice incessant, absolu, entier; mais ce nest pas le sacrifice dune seule des deux parties unies. Cest labnégation complète de deux âmes qui veulent se fondre en une seule. Si jaime jamais, je supplierai mon amant de me laisser libre et pure; je lui dirai, ce quil comprendra, que mon âme est déchirée par le refus que je lui fais; et lui! lui qui maimera, sentant la douloureuse grandeur de mon sacrifice, à son tour il se dévouera comme moi, il me respectera, il ne cherchera point à me faire tomber pour minsulter quand je serai tombée, ainsi que vous le disiez tout à lheure en blasphémant contre lamour que je comprends. Voilà, moi, comment jaime. Maintenant, venez me dire que mon amant me méprisera; je len défie, à moins quil ne soit le plus vil des hommes, et mon coeur mest garant que je ne choisirai pas ces gens-là. Mon regard lui paiera ses sacrifices ou lui imposera des vertus quil neût jamais cru avoir. -- Mais, Louise, sécria Montalais, vous nous dites cela et vous ne le pratiquez point! -- Que voulez-vous dire? -- Vous êtes adorée de Raoul de Bragelonne, aimée à deux genoux. Le pauvre garçon est victime de votre vertu, comme il le serait, plus quil ne le serait même de ma coquetterie ou de la fierté dAthénaïs. -- Ceci est tout simplement une subdivision de la coquetterie, dit Athénaïs, et Mademoiselle, à ce que je vois, la pratique sans sen douter. -- Oh! fit La Vallière. -- Oui, cela sappelle linstinct: parfaite sensibilité, exquise recherche de sentiments, montre perpétuelle délans passionnés qui naboutissent jamais. Oh! cest fort habile aussi et très efficace. Jeusse même, maintenant que jy réfléchis, préféré cette tactique à ma fierté pour combattre les hommes, parce quelle offre lavantage de faire croire parfois à la conviction; mais, dès à présent, sans passer condamnation tout à fait pour moi-même, je la déclare supérieure à la simple coquetterie de Montalais. Les deux jeunes filles se mirent à rire. La Vallière seule garda le silence et secoua la tête. Puis, après un instant: -- Si vous me disiez le quart de ce que vous venez de me dire devant un homme, fit-elle, ou même que je fusse persuadée que vous le pensez, je mourrais de honte et de douleur sur cette place. -- Eh bien! mourez, tendre petite, répondit Mlle de Tonnay- Charente: car, sil ny a pas dhommes ici, il y a au moins deux femmes, vos amies, qui vous déclarent atteinte et convaincue dêtre une coquette dinstinct, une coquette naïve; cest-à-dire la plus dangereuse espèce de coquette qui existe au monde. -- Oh! mesdemoiselles! répondit La Vallière rougissante et près de pleurer. Les deux compagnes éclatèrent de rire sur de nouveaux frais. -- Eh bien! je demanderai des renseignements à Bragelonne. -- À Bragelonne? fit Athénaïs. -- Eh! oui, à ce grand garçon courageux comme César, fin et spirituel comme M. Fouquet, à ce pauvre garçon qui depuis douze ans te connaît, taime, et qui cependant, sil faut ten croire, na jamais baisé le bout de tes doigts. -- Expliquez-nous cette cruauté, vous la femme de coeur? dit Athénaïs à La Vallière. -- Je lexpliquerai par un seul mot: la vertu. Nierez-vous la vertu, par hasard? -- Voyons, Louise, ne mens pas, dit Aure en lui prenant la main. -- Mais que voulez-vous donc que je vous dise? sécria La Vallière. -- Ce que vous voudrez. Mais vous aurez beau dire, je persiste dans mon opinion sur vous. Coquette dinstinct, coquette naïve, cest-à-dire, je lai dit et je le redis, la plus dangereuse de toutes les coquettes. -- Oh! non, non, par grâce! ne croyez pas cela. -- Comment! douze ans de rigueur absolue! -- Oh! il y a douze ans, jen avais cinq. Labandon dun enfant ne peut pas être compté à la jeune fille. -- Eh bien! vous avez dix-sept ans; trois ans au lieu de douze. Depuis trois ans, vous avez été constamment et entièrement cruelle. Vous avez contre vous les muets ombrages de Blois, les rendez-vous où lon compte les étoiles, les séances nocturnes sous les platanes, ses vingt ans parlant à vos quatorze ans, le feu de ses yeux vous parlant à vous-même. -- Soit, soit; mais il en est ainsi! -- Allons donc, impossible! -- Mais, mon Dieu, pourquoi donc impossible! -- Dis-nous des choses croyables, ma chère, et nous te croirons. -- Mais enfin, supposez une chose. -- Laquelle? Voyons. -- Achevez, ou nous supposerons bien plus que vous ne voudrez. -- Supposons, alors; supposons que je croyais aimer, et que je naime pas. -- Comment, tu naimes pas? -- Que voulez-vous! si jai été autrement que ne sont les autres quand elles aiment, cest que je naime pas; cest que mon heure nest pas encore venue. -- Louise! Louise! dit Montalais, prends garde, je vais te retourner ton mot de tout à lheure. Raoul nest pas là, ne laccable pas en son absence; sois charitable, et si, en y regardant de bien près, tu penses ne pas laimer, dis-le lui à lui-même. Pauvre garçon! Et elle se mit à rire. -- Mademoiselle plaignait tout à lheure M. de Guiche, dit Athénaïs; ne pourrait-on pas trouver lexplication de cette indifférence pour lun dans cette compassion pour lautre? -- Accablez-moi, mesdemoiselles, fit tristement La Vallière, accablez-moi, puisque vous ne me comprenez pas. -- Oh! oh! répondit Montalais, de lhumeur, du chagrin, des larmes; nous rions, Louise, et ne sommes pas, je tassure, tout à fait les monstres que tu crois; regarde Athénaïs la fière, comme on lappelle, elle naime pas M. de Montespan, cest vrai, mais elle serait au désespoir que M. de Montespan ne laimât pas... Regarde-moi, je ris de M. Malicorne, mais ce pauvre Malicorne dont je ris sait bien quand il veut faire aller ma main sur ses lèvres. Et puis la plus âgée de nous na pas vingt ans... quel avenir! -- Folles! folles que vous êtes! murmura Louise. -- Cest vrai, fit Montalais, et toi seule as dit des paroles de sagesse. -- Certes! -- Accordé, répondit Athénaïs. Ainsi, décidément, vous naimez pas ce pauvre M. de Bragelonne? -- Peut-être! dit Montalais; elle nen est pas encore bien sûre. Mais, en tout cas, écoute, Athénaïs: si M. de Bragelonne devient libre, je te donne un conseil damie. -- Lequel? -- Cest de bien le regarder avant de te décider pour M. de Montespan. -- Oh! si vous le prenez par là, ma chère, M. de Bragelonne nest pas le seul que lon puisse trouver du plaisir à regarder. Et, par exemple, M. de Guiche a bien son prix. -- Il na pas brillé ce soir, dit Montalais, et je sais de bonne part que Madame la trouvé odieux. -- Mais M. de Saint-Aignan, il a brillé, lui, et, jen suis certaine, plus dune de celles qui lont vu danser ne loublieront pas de sitôt. Nest-ce pas, La Vallière? -- Pourquoi madressez-vous cette question, à moi? Je ne lai pas vu, je ne le connais pas. -- Vous navez pas vu M. de Saint-Aignan? Vous ne le connaissez pas? -- Non. -- Voyons, voyons, naffectez pas cette vertu plus farouche que nos fiertés; vous avez des yeux, nest-ce pas? -- Excellents. -- Alors vous avez vu tous nos danseurs ce soir? -- Oui, à peu près. -- Voilà un à-peu-près bien impertinent pour eux. -- Je vous le donne pour ce quil est. -- Eh bien! voyons, parmi tous ces gentilshommes que vous avez à peu près vus, lequel préférez-vous? -- Oui, dit Montalais, oui, de M. de Saint-Aignan, de M. de Guiche, de M... -- Je ne préfère personne, mesdemoiselles, je les trouve également bien. -- Alors dans toute cette brillante assemblée, au milieu de cette cour, la première du monde, personne ne vous a plu? -- Je ne dis pas cela. -- Parlez donc, alors. Voyons, faites-nous part de votre idéal. -- Ce nest pas un idéal. -- Alors, cela existe? -- En vérité, mesdemoiselles, sécria La Vallière poussée à bout, je ny comprends rien. Quoi! comme moi vous avez un coeur, comme moi vous avez des yeux, et vous parlez de M. de Guiche, de M. de Saint-Aignan, de M... qui sais-je? quand le roi était là. Ces mots, jetés avec précipitation par une voix troublée, ardente, firent à linstant même éclater aux deux côtés de la jeune fille une exclamation dont elle eut peur. -- Le roi! sécrièrent à la fois Montalais et Athénaïs. La Vallière laissa tomber sa tête dans ses deux mains. -- Oh! oui, le roi! le roi! murmura-t-elle; avez-vous donc jamais vu quelque chose de pareil au roi? -- Vous aviez raison de dire tout à lheure que vous aviez des yeux excellents, mademoiselle; car vous voyez loin, trop loin. Hélas! le roi nest pas de ceux sur lesquels nos pauvres yeux, à nous, ont le droit de se fixer. -- Oh! cest vrai, cest vrai! sécria La Vallière; il nest pas donné à tous les yeux de regarder en face le soleil; mais je le regarderai, moi, dussé-je en être aveuglée. En ce moment, et comme sil eût été causé par les paroles qui venaient de séchapper de la bouche de La Vallière, un bruit de feuilles et de froissements soyeux retentit derrière le buisson voisin. Les jeunes filles se levèrent effrayées. Elles virent distinctement remuer les feuilles, mais sans voir lobjet qui les faisait remuer. -- Oh! un loup ou un sanglier! sécria Montalais. Fuyons, mesdemoiselles, fuyons! Et les trois jeunes filles se levèrent en proie à une terreur indicible, et senfuirent par la première allée qui soffrit à elles, et ne sarrêtèrent quà la lisière du bois. Là, hors dhaleine, appuyées les unes aux autres, sentant mutuellement palpiter leurs coeurs, elles essayèrent de se remettre, mais elles ny réussirent quau bout de quelques instants. Enfin, apercevant des lumières du côté du château, elles se décidèrent à marcher vers les lumières. La Vallière était épuisée de fatigue. -- Oh! nous lavons échappé belle, dit Montalais. -- Mesdemoiselles! Mesdemoiselles! dit La Vallière, jai bien peur que ce ne soit pis quun loup. Quant à moi, je le dis comme je le pense, jaimerais mieux avoir couru le risque dêtre dévorée toute vive par un animal féroce, que davoir été écoutée et entendue. Oh! folle! folle que je suis! Comment ai-je pu penser, comment ai- je pu dire de pareilles choses! Et là-dessus son front plia comme la tête dun roseau; elle sentit ses jambes fléchir, et, toutes ses forces labandonnant, elle glissa, presque inanimée, des bras de ses compagnes sur lherbe de lallée. Chapitre CXVI -- Linquiétude du roi Laissons la pauvre La Vallière à moitié évanouie entre ses deux compagnes, et revenons aux environs du chêne royal. Les trois jeunes filles navaient pas fait vingt pas en fuyant, que le bruit qui les avait si fort épouvantées redoubla dans le feuillage. La forme, se dessinant plus distincte en écartant les branches du massif, apparut sur la lisière du bois, et, voyant la place vide, partit dun éclat de rire. Il est inutile de dire que cette forme était celle dun jeune et beau gentilhomme, lequel incontinent fit signe à un autre qui parut à son tour. -- Eh bien! Sire, dit la seconde forme en savançant avec timidité, est-ce que Votre Majesté aurait fait fuir nos jeunes amoureuses? -- Eh! mon Dieu, oui, dit le roi; tu peux te montrer en toute liberté, Saint Aignan. -- Mais, Sire, prenez garde, vous serez reconnu. -- Puisque je te dis quelles ont fui. -- Voilà une rencontre heureuse, Sire, et, si josais donner un conseil à Votre Majesté, nous devrions les poursuivre. -- Elles sont loin. -- Bah! elles se laisseraient facilement rejoindre, surtout si elles savent quels sont ceux qui les poursuivent. -- Comment cela, monsieur le fat? -- Dame! il y en a une qui me trouve de son goût, et lautre qui vous a comparé au soleil. -- Raison de plus pour que nous demeurions cachés, Saint-Aignan. Le soleil ne se montre pas la nuit. -- Par ma foi! Sire, Votre Majesté nest pas curieuse. À sa place, moi, je voudrais connaître quelles sont les deux nymphes, les deux dryades, les deux hamadryades qui ont si bonne opinion de nous. -- Oh! je les reconnaîtrai bien sans courir après elles, je ten réponds. -- Et comment cela? -- Parbleu! à la voix. Elles sont de la cour; et celle qui parlait de moi avait une voix charmante. -- Ah! voilà Votre Majesté qui se laisse influencer par la flatterie. -- On ne dira pas que cest le moyen que tu emploies, toi. -- Oh! pardon, Sire, je suis un niais. -- Voyons, viens, et cherchons où je tai dit... -- Et cette passion dont vous maviez fait confidence, Sire, est- elle donc déjà oubliée? -- Oh! par exemple, non. Comment veux-tu quon oublie des yeux comme ceux de Mlle de La Vallière? -- Oh! lautre a une si charmante voix! -- Laquelle? -- Celle qui aime le soleil. -- Monsieur de Saint-Aignan! -- Pardon, Sire. -- Dailleurs, je ne suis pas fâché que tu croies que jaime autant les douces voix que les beaux yeux. Je te connais, tu es un affreux bavard, et demain je paierai la confiance que jai eue en toi. -- Comment cela? -- Je dis que demain tout le monde saura que jai des idées sur cette petite La Vallière; mais, prends garde, Saint-Aignan, je nai confié mon secret quà toi, et, si une seule personne men parle, je saurai qui a trahi mon secret. -- Oh! quelle chaleur, Sire! -- Non, mais, tu comprends, je ne veux pas compromettre cette pauvre fille. -- Sire, ne craignez rien. -- Tu me promets? -- Sire, je vous engage ma parole. «Bon! pensa le roi riant en lui-même, tout le monde saura demain que jai couru cette nuit après La Vallière.» Puis, essayant de sorienter: -- Ah! ça, mais nous sommes perdus, dit-il. -- Oh! pas bien dangereusement. -- Où va-t-on par cette porte? -- Au Rond-Point, Sire. -- Où nous nous rendions quand nous avons entendu des voix de femmes? -- Oui, Sire, et cette fin de conversation où jai eu lhonneur dentendre prononcer mon nom à côté du nom de Votre Majesté. -- Tu reviens bien souvent là-dessus, Saint-Aignan. -- Que Votre Majesté me pardonne, mais je suis enchanté de savoir quil y a une femme occupée de moi, sans que je le sache et sans que jaie rien fait pour cela. Votre Majesté ne comprend pas cette satisfaction, elle dont le rang et le mérite attirent lattention et forcent lamour. -- Eh bien! non, Saint-Aignan, tu me croiras si tu veux, dit le roi en sappuyant familièrement sur le bras de Saint-Aignan, et prenant le chemin quil croyait devoir le conduire du côté du château, mais cette naïve confidence, cette préférence toute désintéressée dune femme qui peut-être nattirera jamais mes yeux... en un mot, le mystère de cette aventure me pique, et, en vérité, si je nétais pas si occupé de La Vallière... -- Oh! que cela narrête point Votre Majesté, elle a du temps devant elle. -- Comment cela? -- On dit La Vallière fort rigoureuse. -- Tu me piques, Saint-Aignan, il me tarde de la retrouver. Allons, allons. Le roi mentait, rien au contraire ne lui tardait moins; mais il avait un rôle à jouer. Et il se mit à marcher vivement. Saint-Aignan le suivit en conservant une légère distance. Tout à coup, le roi sarrêtant, le courtisan imita son exemple. -- Saint-Aignan, dit-il, nentends-tu pas des soupirs? -- Moi? -- Oui, écoute. -- En effet, et même des cris, ce me semble. -- Cest de ce côté, dit le roi en indiquant une direction. -- On dirait des larmes, des sanglots de femme, fit M. de Saint- Aignan. -- Courons! Et le roi et le favori, prenant un petit chemin de traverse, coururent dans lherbe. À mesure quils avançaient, les cris devenaient plus distincts. -- Au secours! au secours! disaient deux voix. Les deux jeunes gens redoublèrent de vitesse. Au fur et à mesure quils approchaient, les soupirs devenaient des cris. -- Au secours! au secours! répétait-on. Et ces cris doublaient la rapidité de la course du roi et de son compagnon. Tout à coup, au revers dun fossé, sous des saules aux branches échevelées, ils aperçurent une femme à genoux tenant une autre femme évanouie. À quelques pas de là, une troisième appelait au secours au milieu du chemin. En apercevant les deux gentilshommes dont elle ignorait la qualité, les cris de la femme qui appelait au secours redoublèrent. Le roi devança son compagnon, franchit le fossé, et se trouva auprès du groupe au moment où, par lextrémité de lallée qui donnait du côté du château, savançaient une douzaine de personnes attirées par les mêmes cris qui avaient attiré le roi et M. de Saint-Aignan. -- Quy a-t-il donc, mesdemoiselles? demanda Louis. -- Le roi! sécria Mlle de Montalais en abandonnant dans son étonnement la tête de La Vallière, qui tomba entièrement couchée sur le gazon. -- Oui, le roi. Mais ce nest pas une raison pour abandonner votre compagne. Qui est-elle? -- Cest Mlle de La Vallière, Sire. -- Mlle de La Vallière! -- Qui vient de sévanouir... -- Ah! mon Dieu, dit le roi, pauvre enfant! Et vite, vite un chirurgien! Mais, avec quelque empressement que le roi eût prononcé ces paroles, il navait pas si bien veillé sur lui-même quelles ne dussent paraître, ainsi que le geste qui les accompagnait, un peu froides à M. de Saint-Aignan, qui avait reçu la confidence de ce grand amour dont le roi était atteint. -- Saint-Aignan, continua le roi, veillez sur Mlle de La Vallière, je vous prie. Appelez un chirurgien. Moi, je cours prévenir Madame de laccident qui vient darriver à sa demoiselle dhonneur. En effet, tandis que M. de Saint-Aignan soccupait de faire transporter Mlle de La Vallière au château, le roi sélançait en avant, heureux de trouver cette occasion de se rapprocher de Madame et davoir à lui parler sous un prétexte spécieux. Heureusement, un carrosse passait; on fit arrêter le cocher, et les personnes qui le montaient, ayant appris laccident, sempressèrent de céder la place à Mlle de La Vallière. Le courant dair provoqué par la rapidité de la course rappela promptement la malade à lexistence. Arrivée au château, elle put, quoique très faible, descendre du carrosse, et gagner, avec laide dAthénaïs et de Montalais, lintérieur des appartements. On la fit asseoir dans une chambre attenante aux salons du rez-de- chaussée. Ensuite, comme cet accident navait pas produit beaucoup deffet sur les promeneurs, la promenade fut reprise. Pendant ce temps, le roi avait retrouvé Madame sous un quinconce; il sétait assis près delle, et son pied cherchait doucement celui de la princesse sous la chaise de celle-ci. -- Prenez garde, Sire, lui dit Henriette tout bas, vous ne paraissez pas un homme indifférent. -- Hélas! répondit Louis XIV sur le même diapason, jai bien peur que nous nayons fait une convention au-dessus de nos forces. Puis, tout haut: -- Savez-vous laccident? dit-il. -- Quel accident? -- Oh! mon Dieu! en vous voyant, joubliais que jétais venu tout exprès pour vous le raconter. Jen suis pourtant affecté douloureusement; une de vos demoiselles dhonneur, la pauvre La Vallière, vient de perdre connaissance. -- Ah! pauvre enfant, dit tranquillement la princesse; et à quel propos? Puis, tout bas: -- Mais vous ny pensez pas, Sire, vous prétendez faire croire à une passion pour cette fille, et vous demeurez ici quand elle se meurt là-bas. -- Ah! madame, madame, dit en soupirant le roi, que vous êtes bien mieux que moi dans votre rôle, et comme vous pensez à tout! Et il se leva. -- Madame, dit-il assez haut pour que tout le monde lentendît, permettez que je vous quitte; mon inquiétude est grande, et je veux massurer par moi même si les soins ont été donnés convenablement. Et le roi partit pour se rendre de nouveau près de La Vallière, tandis que tous les assistants commentaient ce mot du roi: «Mon inquiétude est grande.» Chapitre CXVII -- Le secret du roi En chemin, Louis rencontra le comte de Saint-Aignan. -- Eh bien! Saint-Aignan, demanda-t-il avec affectation, comment se trouve la malade? -- Mais, Sire, balbutia Saint-Aignan, javoue à ma honte que je lignore. -- Comment, vous lignorez? fit le roi feignant de prendre au sérieux ce manque dégards pour lobjet de sa prédilection. -- Sire, pardonnez-moi; mais je venais de rencontrer une de nos trois causeuses, et javoue que cela ma distrait. -- Ah! vous avez trouvé? dit vivement le roi. -- Celle qui daignait parler si avantageusement de moi, et, ayant trouvé la mienne, je cherchais la vôtre, Sire, lorsque jai eu le bonheur de rencontrer Votre Majesté. -- Cest bien; mais, avant tout, Mlle de La Vallière, dit le roi, fidèle à son rôle. -- Oh! que voilà une belle intéressante, dit Saint-Aignan, et comme son évanouissement était de luxe, puisque Votre Majesté soccupait delle avant cela. -- Et le nom de votre belle, à vous, Saint-Aignan, est-ce un secret? -- Sire, ce devrait être un secret, et un très grand même; mais pour vous, Votre Majesté sait bien quil nexiste pas de secrets. -- Son nom alors? -- Cest Mlle de Tonnay-Charente. -- Elle est belle? -- Par-dessus tout, oui, Sire, et jai reconnu la voix qui disait si tendrement mon nom. Alors je lai abordée, questionnée autant que jai pu le faire au milieu de la foule, et elle ma dit, sans se douter de rien, que tout à lheure elle était au grand chêne avec deux amies, lorsque lapparition dun loup ou dun voleur les avait épouvantées et mises en fuite. -- Mais, demanda vivement le roi, le nom de ses deux amies? -- Sire, dit Saint-Aignan, que Votre Majesté me fasse mettre à la Bastille. -- Pourquoi cela? -- Parce que je suis un égoïste et un sot. Ma surprise était si grande dune pareille conquête et dune si heureuse découverte, que jen suis resté là. Dailleurs, je nai pas cru que, préoccupée comme elle létait de Mlle de La Vallière, Votre Majesté attachât une très grande importance à ce quelle avait entendu; puis Mlle de Tonnay-Charente ma quitté précipitamment pour retourner près de Mlle de La Vallière. -- Allons, espérons que jaurai une chance égale à la tienne. Viens, Saint Aignan. -- Mon roi a de lambition, à ce que je vois, et il ne veut permettre à aucune conquête de lui échapper. Eh bien! je lui promets que je vais chercher consciencieusement, et, dailleurs, par lune des trois grâces, on saura le nom des autres, et, par le nom, le secret. -- Oh! moi aussi, dit le roi; je nai besoin que dentendre sa voix pour la reconnaître. Allons, brisons là-dessus et conduis-moi près de cette pauvre La Vallière. «Eh! mais, pensa Saint-Aignan, voilà en vérité une passion qui se dessine, et pour cette petite fille, cest extraordinaire; je ne leusse jamais cru.» Et comme, en pensant cela, il avait montré au roi la salle dans laquelle on avait conduit La Vallière, le roi était entré. Saint-Aignan le suivit. Dans une salle basse, auprès dune grande fenêtre donnant sur les parterres, La Vallière, placée dans un vaste fauteuil, aspirait à longs traits lair embaumé de la nuit. De sa poitrine desserrée, les dentelles tombaient froissées parmi les boucles de ses beaux cheveux blonds épars sur ses épaules. Loeil languissant, chargé de feux mal éteints, noyé dans de grosses larmes, elle ne vivait plus que comme ces belles visions de nos rêves qui passent toutes pâles et toutes poétiques devant les yeux fermés du dormeur, entrouvrant leurs ailes sans les mouvoir, leurs lèvres sans faire entendre un son. Cette pâleur nacrée de La Vallière avait un charme que rien ne saurait rendre; la souffrance desprit et du corps avait fait à cette douce physionomie une harmonie de noble douleur; linertie absolue de ses bras et de son buste la rendait plus semblable à une trépassée quà un être vivant; elle semblait nentendre ni les chuchotements de ses compagnes ni le bruit lointain qui montait des environs. Elle sentretenait avec elle-même, et ses belles mains longues et fines tressaillaient de temps en temps comme au contact dinvisibles pressions. Le roi entra sans quelle saperçût de son arrivée, tant elle était absorbée dans sa rêverie. Il vit de loin cette figure adorable sur laquelle la lune ardente versait la pure lumière de sa lampe dargent. -- Mon Dieu! sécria-t-il avec un involontaire effroi, elle est morte! -- Non, non, Sire, dit tout bas Montalais, elle va mieux, au contraire. Nest ce pas, Louise, que tu vas mieux? La Vallière ne répondit point. -- Louise, continua Montalais, cest le roi qui daigne sinquiéter de ta santé. -- Le roi! sécria Louise en se redressant soudain, comme si une source de flamme eût remonté des extrémités à son coeur, le roi sinquiète de ma santé? -- Oui, dit Montalais. -- Le roi est donc ici? dit La Vallière sans oser regarder autour delle. -- Cette voix! cette voix! dit vivement Louis à loreille de Saint-Aignan. -- Eh! mais, répliqua Saint-Aignan, Votre Majesté a raison, cest lamoureuse du soleil. -- Chut! dit le roi. Puis, sapprochant de La Vallière: -- Vous êtes indisposée, mademoiselle? Tout à lheure, dans le parc, je vous ai même vue évanouie. Comment cela vous a-t-il pris? -- Sire, balbutia la pauvre enfant tremblante et sans couleur, en vérité, je ne saurais le dire. -- Vous avez trop marché, dit le roi, et peut-être la fatigue... -- Non, Sire, répliqua vivement Montalais répondant pour son amie, ce ne peut être la fatigue, car nous avons passé une partie de la soirée assises sous le chêne royal. -- Sous le chêne royal? reprit le roi en tressaillant. Je ne métais pas trompé, et cest bien cela. Et il adressa au comte un coup doeil dintelligence. -- Ah! oui, dit Saint-Aignan, sous le chêne royal, avec Mlle de Tonnay Charente. -- Comment savez-vous cela? demanda Montalais. -- Mais je le sais dune façon bien simple; Mlle de Tonnay- Charente me la dit. -- Alors elle a dû vous apprendre aussi la cause de lévanouissement de La Vallière? -- Dame! elle ma parlé dun loup ou dun voleur, je ne sais plus trop. La Vallière écoutait les yeux fixes, la poitrine haletante comme si elle eût pressenti une partie de la vérité, grâce à un redoublement dintelligence. Louis prit cette attitude et cette agitation pour la suite dun effroi mal éteint. -- Ne craignez rien, mademoiselle, dit-il avec un commencement démotion quil ne pouvait cacher; ce loup qui vous a fait si grand-peur était tout simplement un loup à deux pieds. -- Cétait un homme! cétait un homme! sécria Louise; il y avait là un homme aux écoutes? -- Eh bien! mademoiselle, quel grand mal voyez-vous donc à avoir été écoutée? Auriez-vous dit, selon vous, des choses qui ne pouvaient être entendues? La Vallière frappa ses deux mains lune contre lautre et les porta vivement à son front dont elle essaya de cacher ainsi la rougeur. -- Oh! demanda-t-elle, au nom du Ciel, qui donc était caché? qui donc a entendu? Le roi savança pour prendre une de ses mains. -- Cétait moi, mademoiselle, dit-il en sinclinant avec un doux respect; vous ferais-je peur, par hasard? La Vallière poussa un grand cri; pour la seconde fois, ses forces labandonnèrent, et froide, gémissante, désespérée, elle retomba tout dune pièce dans son fauteuil. Le roi eut le temps détendre le bras, de sorte quelle se trouva à moitié soutenue par lui. À deux pas du roi et de La Vallière, Mlles de Tonnay-Charente et de Montalais, immobiles et comme pétrifiées au souvenir de leur conversation avec La Vallière, ne songeaient même pas à lui porter secours, retenues quelles étaient par la présence du roi, qui, un genou en terre, tenait La Vallière à bras-le-corps. -- Vous avez entendu, Sire? murmura Athénaïs. Mais le roi ne répondit pas; il avait les yeux fixés sur les yeux à moitié fermés de La Vallière; il tenait sa main pendante dans sa main. -- Parbleu! répliqua Saint-Aignan, qui espérait de son côté lévanouissement de Mlle de Tonnay-Charente, et qui savançait les bras ouverts, nous nen avons même pas perdu un mot. Mais la fière Athénaïs nétait pas femme à sévanouir ainsi; elle lança un regard terrible à Saint-Aignan et senfuit. Montalais, plus courageuse, savança vivement vers Louise et la reçut des mains du roi, qui déjà perdait la tête en se sentant le visage inondé des cheveux parfumés de la mourante. -- À la bonne heure, dit Saint-Aignan, voilà une aventure, et, si je ne suis pas le premier à la raconter, jaurai du malheur. Le roi sapprocha de lui, la voix tremblante, la main furieuse. -- Comte, dit-il, pas un mot. Le pauvre roi oubliait quune heure auparavant il faisait au même homme la même recommandation, avec le désir tout opposé, cest-à- dire que cet homme fût indiscret. Aussi cette recommandation fut-elle aussi superflue que la première. Une demi-heure après, tout Fontainebleau savait que Mlle de La Vallière avait eu sous le chêne royal une conversation avec Montalais et Tonnay-Charente, et que dans cette conversation elle avait avoué son amour pour le roi. On savait aussi que le roi, après avoir manifesté toute linquiétude que lui inspirait létat de Mlle de La Vallière, avait pâli et tremblé en recevant dans ses bras la belle évanouie; de sorte quil fut bien arrêté, chez tous les courtisans, que le plus grand événement de lépoque venait de se révéler; que Sa Majesté aimait Mlle de La Vallière, et que, par conséquent, Monsieur pouvait dormir parfaitement tranquille. Cest, au reste, ce que la reine mère, aussi surprise que les autres de ce brusque revirement, se hâta de déclarer à la jeune reine et à Philippe dOrléans. Seulement, elle opéra dune façon bien différente en sattaquant à ces deux intérêts. À sa bru: -- Voyez, Thérèse, dit-elle, si vous naviez pas grandement tort daccuser le roi; voilà quon lui donne aujourdhui une nouvelle maîtresse; pourquoi celle daujourdhui serait-elle plus vraie que celle dhier, et celle dhier que celle daujourdhui? Et à Monsieur, en lui racontant laventure du chêne royal: -- Êtes-vous absurde dans vos jalousies, mon cher Philippe? Il est avéré que le roi perd la tête pour cette petite La Vallière. Nallez pas en parler à votre femme: la reine le saurait tout de suite. Cette dernière confidence eut son ricochet immédiat. Monsieur, rasséréné, triomphant, vint retrouver sa femme, et, comme il nétait pas encore minuit et que la fête devait durer jusquà deux heures du matin, il lui offrit la main pour la promenade. Mais, au bout de quelques pas, la première chose quil fit fut de désobéir à sa mère. -- Nallez pas dire à la reine, au moins, tout ce que lon raconte du roi, fit-il mystérieusement. -- Et que raconte-t-on? demanda Madame. -- Que mon frère sétait épris tout à coup dune passion étrange. -- Pour qui? -- Pour cette petite La Vallière. Il faisait nuit, Madame put sourire à son aise. -- Ah! dit-elle, et depuis quand cela le tient-il? -- Depuis quelques jours, à ce quil paraît. Mais ce nétait que fumée, et cest seulement ce soir que la flamme sest révélée. -- Le roi a bon goût, dit Madame, et à mon avis la petite est charmante. -- Vous mavez lair de vous moquer, ma toute chère. -- Moi! et comment cela? -- En tout cas, cette passion fera toujours le bonheur de quelquun, ne fût-ce que celui de La Vallière. -- Mais, reprit la princesse, en vérité, vous parlez, monsieur, comme si vous aviez lu au fond de lâme de ma fille dhonneur. Qui vous a dit quelle consent à répondre à la passion du roi? -- Et qui vous dit, à vous, quelle ny répondra pas? -- Elle aime le vicomte de Bragelonne. -- Ah! vous croyez? -- Elle est même sa fiancée. -- Elle létait. -- Comment cela? -- Mais, quand on est venu demander au roi la permission de conclure le mariage, il a refusé cette permission. -- Refusé? -- Oui, quoique ce fût au comte de La Fère lui-même, que le roi honore, vous le savez, dune grande estime pour le rôle quil a joué dans la restauration de votre frère, et dans quelques autres événements encore, arrivés depuis longtemps. -- Eh bien! les pauvres amoureux attendront quil plaise au roi de changer davis; ils sont jeunes, ils ont le temps. -- Ah! ma mie, dit Philippe en riant à son tour, je vois que vous ne savez pas le plus beau de laffaire. -- Non. -- Ce qui a le plus profondément touché le roi. -- Le roi a été profondément touché? -- Au coeur. -- Mais de quoi? Dites vite, voyons! -- Dune aventure on ne peut plus romanesque. -- Vous savez combien jaime ces aventures-là, et vous me faites attendre, dit la princesse avec impatience. -- Eh bien! voici... Et Monsieur fit une pause. -- Jécoute. -- Sous le chêne royal... Vous savez où est le chêne royal? -- Peu importe: sous le chêne royal, dites-vous? -- Eh bien! Mlle de La Vallière, se croyant seule avec deux amies, leur a fait confidence de sa passion pour le roi. -- Ah! fit Madame avec un commencement dinquiétude, de sa passion pour le roi? -- Oui. -- Et quand cela? -- Il y a une heure. Madame tressaillit. -- Et cette passion, personne ne la connaissait? -- Personne. -- Pas même Sa Majesté? -- Pas même Sa Majesté. La petite personne gardait son secret entre cuir et chair, quand tout à coup son secret a été plus fort quelle et lui a échappé. -- Et de qui la tenez-vous, cette absurdité? -- Mais comme tout le monde. -- De qui la tient tout le monde, alors? -- De La Vallière elle-même, qui avouait cet amour à Montalais et à Tonnay-Charente, ses compagnes. Madame sarrêta, et, par un brusque mouvement, lâcha la main de son mari. -- Il y a une heure quelle faisait cet aveu? demanda Madame. -- À peu près. -- Et le roi en a-t-il connaissance? -- Mais voilà où est justement le romanesque de la chose, cest que le roi était avec Saint-Aignan derrière le chêne royal, et quil a entendu toute cette intéressante conversation sans en perdre un seul mot. Madame se sentit frappée dun coup au coeur. -- Mais jai vu le roi depuis, dit-elle étourdiment, et il ne ma pas dit un mot de tout cela. -- Parbleu! dit Monsieur, naïf comme un mari qui triomphe, il navait garde de vous en parler lui-même, puisquil recommandait à tout le monde de ne pas vous en parler. -- Plaît-il? sécria Madame irritée. -- Je dis quon voulait vous escamoter la chose. -- Et pourquoi donc se cacherait-on de moi? -- Dans la crainte que votre amitié ne vous entraîne à révéler quelque chose à la jeune reine, voilà tout. Madame baissa la tête; elle était blessée mortellement. Alors elle neut plus de repos quelle neût rencontré le roi. Comme un roi est tout naturellement le dernier du royaume qui sache ce que lon dit de lui, comme un amant est le seul qui ne sache point ce que lon dit de sa maîtresse, quand le roi aperçut Madame qui le cherchait, il vint à elle un peu troublé, mais toujours empressé et gracieux. Madame attendit quil parlât le premier de La Vallière. Puis, comme il nen parlait pas: -- Et cette petite? demanda-t-elle. -- Quelle petite? fit le roi. -- La Vallière... Ne mavez-vous pas dit, Sire, quelle avait perdu connaissance? -- Elle est toujours fort mal, dit le roi en affectant la plus grande indifférence. -- Mais voilà qui va nuire au bruit que vous deviez répandre, Sire. -- À quel bruit? -- Que vous vous occupiez delle. -- Oh! jespère quil se répandra la même chose, répondit le roi distraitement. Madame attendit encore; elle voulait savoir si le roi lui parlerait de laventure du chêne royal. Mais le roi nen dit pas un mot. Madame, de son côté, nouvrit pas la bouche de laventure de sorte que le roi prit congé delle, sans lui avoir fait la moindre confidence. À peine eut-elle vu le roi séloigner, quelle chercha Saint- Aignan. Saint-Aignan était facile à trouver, il était comme les bâtiments de suite qui marchent toujours de conserve avec les gros vaisseaux. Saint-Aignan était bien lhomme quil fallait à Madame dans la disposition desprit où Madame se trouvait. Il ne cherchait quune oreille un peu plus digne que les autres pour y raconter lévénement dans tous ses détails. Aussi ne fit-il pas grâce à Madame dun seul mot. Puis, quand il eut fini: -- Avouez, dit Madame, que voilà un charmant conte. -- Conte, non; histoire, oui. -- Avouez, conte ou histoire, quon vous la dit comme vous me le dites à moi, mais que vous ny étiez pas? -- Madame, sur lhonneur, jy étais. -- Et vous croyez que ces aveux auraient fait impression sur le roi? -- Comme ceux de Mlle de Tonnay-Charente sur moi, répliqua Saint- Aignan; écoutez donc, madame, Mlle de La Vallière a comparé le roi au soleil, cest flatteur! -- Le roi ne se laisse pas prendre à de pareilles flatteries. -- Madame, le roi est au moins autant homme que soleil et je lai bien vu tout à lheure quand La Vallière est tombée dans ses bras. -- La Vallière est tombée dans les bras du roi? -- Oh! cétait un tableau des plus gracieux; imaginez-vous que La Vallière était renversée et que... -- Eh bien! quavez-vous vu? Dites, parlez. -- Jai vu ce que dix autres personnes ont vu en même temps que moi, jai vu que, lorsque La Vallière est tombée dans ses bras, le roi a failli sévanouir. Madame poussa un petit cri, seul indice de sa sourde colère. -- Merci, dit-elle en riant convulsivement, vous êtes un charmant conteur, monsieur de Saint-Aignan. Et elle senfuit seule et étouffant vers le château. Chapitre CXVIII -- Courses de nuit Monsieur avait quitté la princesse de la plus belle humeur du monde, et comme il avait beaucoup fatigué dans la journée, il était rentré chez lui, laissant chacun achever la nuit comme il lui plairait. En rentrant, Monsieur sétait mis à sa toilette de nuit avec un soin qui redoublait encore dans ses paroxysmes de satisfaction. Aussi chanta-t-il, pendant tout le travail de ses valets de chambre, les principaux airs du ballet que les violons avaient joués et que le roi avait dansés. Puis il appela ses tailleurs, se fit montrer ses habits du lendemain, et, comme il était très satisfait deux, il leur distribua quelques gratifications. Enfin, comme le chevalier de Lorraine, layant vu rentrer, rentrait à son tour, Monsieur combla damitiés le chevalier de Lorraine. Celui-ci, après avoir salué le prince, garda un instant le silence, comme un chef de tirailleurs qui étudie pour savoir sur quel point il commencera le feu; puis, paraissant se décider: -- Avez-vous remarqué une chose singulière, monseigneur? dit-il. -- Non, laquelle? -- Cest la mauvaise réception que Sa Majesté a faite en apparence au comte de Guiche. -- En apparence? -- Oui, sans doute, puisque, en réalité, il lui a rendu sa faveur. -- Mais je nai pas vu cela, moi, dit le prince. -- Comment! vous navez pas vu quau lieu de le renvoyer dans son exil, comme cela était naturel, il la autorisé dans son étrange résistance en lui permettant de reprendre sa place au ballet. -- Et vous trouvez que le roi a eu tort, chevalier? demanda Monsieur. -- Nêtes-vous point de mon avis, prince? -- Pas tout à fait, mon cher chevalier, et japprouve le roi de navoir point fait rage contre un malheureux plus fou que malintentionné. -- Ma foi! dit le chevalier, quant à moi, javoue que cette magnanimité métonne au plus haut point. -- Et pourquoi cela? demanda Philippe. -- Parce que jeusse cru le roi plus jaloux, répliqua méchamment le chevalier. Depuis quelques instants, Monsieur sentait quelque chose dirritant remuer sous les paroles de son favori; ce dernier mot mit le feu aux poudres. -- Jaloux! sécria le prince; jaloux! Que veut dire ce mot-là? Jaloux de quoi, sil vous plaît, ou jaloux de qui? Le chevalier saperçut quil venait de laisser échapper un de ces mots méchants comme parfois il en faisait. Il essaya donc de le rattraper, tandis quil était encore à portée de sa main. -- Jaloux de son autorité, dit-il avec une naïveté affectée; de quoi voulez vous que le roi soit jaloux! -- Ah! fit Monseigneur, très bien. -- Est-ce que, continua le chevalier, Votre Altesse Royale aurait demandé la grâce de ce cher comte de Guiche? -- Ma foi, non! dit Monsieur. Guiche est un garçon desprit et de courage, mais il a été léger avec Madame, et je ne lui veux ni mal ni bien. Le chevalier avait envenimé sur de Guiche comme il avait essayé denvenimer sur le roi; mais il crut sapercevoir que le temps était à lindulgence, et même à lindifférence la plus absolue, et que, pour éclairer la question, force lui serait de mettre la lampe sous le nez même du mari. Avec ce jeu on brûle quelquefois les autres, mais souvent lon se brûle soi même. «Cest bien, cest bien, se dit en lui-même le chevalier, jattendrai de Wardes; il fera plus en un jour que moi en un mois, car je crois, Dieu me pardonne! ou plutôt Dieu lui pardonne! quil est encore plus jaloux que je ne le suis. Et puis ce nest pas de Wardes qui mest nécessaire, cest un événement, et dans tout cela je nen vois point. Que de Guiche soit revenu lorsquon lavait chassé, certes, cela est grave; mais toute gravité disparaît quand on réfléchit que de Guiche est revenu au moment où Madame ne soccupe plus de lui. En effet, Madame soccupe du roi, cest clair. Mais, outre que mes dents ne sauraient mordre et nont pas besoin de mordre sur le roi, voilà que Madame ne pourra plus longtemps soccuper du roi si, comme on le dit, le roi ne soccupe plus de Madame. Il résulte de tout ceci que nous devons demeurer tranquille et attendre la venue dun nouveau caprice, et celui-là déterminera le résultat.» Et là-dessus le chevalier sétendit avec résignation dans le fauteuil où Monsieur lui permettait de sasseoir en sa présence, et, nayant plus de méchancetés à dire, il se trouva que le chevalier neut plus desprit. Fort heureusement, Monsieur avait sa provision de bonne humeur, comme nous avons dit, et il en avait pour deux jusquau moment ou, congédiant valets et officiers, il passa dans sa chambre à coucher. En se retirant, il chargea le chevalier de faire ses compliments à Madame et de lui dire que, la lune étant fraîche, Monsieur, qui craignait pour ses dents, ne descendrait plus dans le parc de tout le reste de la nuit. Le chevalier entra précisément chez la princesse au moment où celle-ci rentrait elle-même. Il sacquitta de cette commission en fidèle messager, et remarqua dabord lindifférence, le trouble même avec lesquels Madame accueillit la communication de son époux. Cela lui parut renfermer quelque nouveauté. Si Madame fût sortie de chez elle avec cet air étrange, il leût suivie. Mais Madame rentrait, rien donc à faire; il pirouetta sur ses talons comme un héron désoeuvré, interrogea lair, la terre et leau, secoua la tête et sorienta machinalement, de manière à se diriger vers les parterres. Il neut pas fait cent pas quil rencontra deux jeunes gens qui se tenaient par le bras et qui marchaient, tête baissée, en crossant du pied les petits cailloux qui se trouvaient devant eux, et qui de ce vague amusement accompagnaient leurs pensées. Cétaient MM. de Guiche et de Bragelonne. Leur vue opéra comme toujours sur le chevalier de Lorraine un effet dinstinctive répulsion. Il ne leur en fit pas moins un grand salut, qui lui fut rendu avec les intérêts. Puis, voyant que le parc se dépeuplait, que les illuminations commençaient à séteindre, que la brise du matin commençait à souffler, il prit à gauche et rentra au château par la petite cour. Eux tirèrent à droite et continuèrent leur chemin vers le grand parc. Au moment où le chevalier montait le petit escalier qui conduisait à lentrée dérobée, il vit une femme, suivie dune autre femme, apparaître sous larcade qui donnait passage de la petite dans la grande cour. Ces deux femmes accéléraient leur marche que le froissement de leurs robes de soie trahissait dans la nuit déjà sombre. Cette forme de mantelet, cette taille élégante, cette allure mystérieuse et hautaine à la fois qui distinguaient ces deux femmes, et surtout celle qui marchait la première, frappèrent le chevalier. «Voilà deux femmes que je connais certainement», se dit-il en sarrêtant sur la dernière marche du perron. Puis, comme avec son instinct de limier il sapprêtait à les suivre, un de ses laquais, qui courait après lui depuis quelques instants, larrêta. -- Monsieur, dit-il, le courrier est arrivé. -- Bon! bon! fit le chevalier. Nous avons le temps; à demain. -- Cest quil y a des lettres pressées que Monsieur le chevalier sera peut être bien aise de lire. -- Ah! fit le chevalier; et doù viennent-elles? -- Une vient dAngleterre, et lautre de Calais; cette dernière arrive par estafette, et paraît être fort importante. -- De Calais! Et qui diable mécrit de Calais? -- Jai cru reconnaître lécriture de votre ami le comte de Wardes. -- Oh! je monte en ce cas, sécria le chevalier oubliant à linstant même son projet despionnage. Et il monta, en effet, tandis que les deux dames inconnues disparaissaient à lextrémité de la cour opposée à celle par laquelle elles venaient dentrer. Ce sont elles que nous suivrons, laissant le chevalier tout entier à sa correspondance. Arrivée au quinconce, la première sarrêta un peu essoufflée, et, relevant avec précaution sa coiffe: -- Sommes-nous encore loin de cet arbre? dit-elle. -- Oh! oui, madame, à plus de cinq cents pas; mais que Madame sarrête un instant: elle ne pourrait marcher longtemps de ce pas. -- Vous avez raison. Et la princesse, car cétait elle, sappuya contre un arbre. -- Voyons, mademoiselle, reprit-elle après avoir soufflé un instant, ne me cachez rien, dites-moi la vérité. -- Oh! madame, vous voilà déjà sévère, dit la jeune fille dune voix émue. -- Non, ma chère Athénaïs; rassurez-vous donc, car je ne vous en veux nullement. Ce ne sont pas mes affaires, après tout. Vous êtes inquiète de ce que vous avez pu dire sous ce chêne; vous craignez davoir blessé le roi, et je veux vous tranquilliser en massurant par moi-même si vous pouvez avoir été entendue. -- Oh! oui, madame, le roi était si près de nous. -- Mais, enfin, vous ne parliez pas tellement haut que quelques paroles naient pu se perdre? -- Madame, nous nous croyions absolument seules. -- Et vous étiez trois? -- Oui, La Vallière, Montalais et moi. -- De sorte que vous avez, vous personnellement, parlé légèrement du roi? -- Jen ai peur. Mais, en ce cas, Votre Altesse aurait la bonté de faire ma paix avec Sa Majesté, nest-ce pas, Madame? -- Si besoin est, je vous le promets. Cependant, comme je vous le disais, mieux vaut ne pas aller au-devant du mal et se bien assurer surtout si le mal a été fait. Il fait nuit sombre, et plus sombre encore sous ces grands bois. Vous naurez pas été reconnue du roi. Le prévenir en parlant la première, cest vous dénoncer vous-même. -- Oh! madame! madame! si lon a reconnu Mlle de La Vallière, on maura reconnue aussi. Dailleurs, M. de Saint-Aignan ne ma point laissé de doute à ce sujet. -- Mais, enfin, vous disiez donc des choses bien désobligeantes pour le roi? -- Nullement, madame, nullement. Cest une autre qui disait des choses trop obligeantes, et alors mes paroles auront fait contraste avec les siennes. -- Cette Montalais est si folle! dit Madame. -- Oh! ce nest pas Montalais. Montalais na rien dit, elle, cest La Vallière. Madame tressaillit comme si elle ne leût pas déjà su parfaitement. -- Oh! non, non, dit-elle, le roi naura pas entendu. Dailleurs, nous allons faire lépreuve pour laquelle nous sommes sorties. Montrez-moi le chêne. Et Madame se remit en marche. -- Savez-vous où il est? continua-t-elle. -- Hélas! oui madame. -- Et vous le retrouverez? -- Je le retrouverais les yeux fermés. -- Alors cest à merveille; vous vous assiérez sur le banc où vous étiez, sur le banc où était La Vallière, et vous parlerez du même ton et dans le même sens; moi, je me cacherai dans le buisson, et, si lon entend, je vous le dirai bien. -- Oui, madame. -- Il sensuit que, si vous avez effectivement parlé assez haut pour que le roi vous ait entendues, eh bien... Athénaïs parut attendre avec anxiété la fin de la phrase commencée. -- Eh bien! dit Madame dune voix étouffée sans doute par la rapidité de sa course, eh bien, je vous défendrai... Et Madame doubla encore le pas. Tout à coup elle sarrêta. -- Il me vient une idée, dit-elle. -- Oh! une bonne idée, assurément, répondit Mlle de Tonnay- Charente. -- Montalais doit être aussi embarrassée que vous deux? -- Moins; car elle est moins compromise, ayant moins dit. -- Nimporte, elle vous aidera bien par un petit mensonge. -- Oh! surtout si elle sait que Madame veut bien sintéresser à moi. -- Bien! jai, je crois, trouvé ce quil nous faut, mon enfant. -- Quel bonheur! -- Vous direz que vous saviez parfaitement toutes trois la présence du roi derrière cet arbre, ou derrière ce buisson, je ne sais plus bien, ainsi que celle de M. de Saint-Aignan. -- Oui, madame. -- Car, vous ne vous le dissimulez pas, Athénaïs, Saint-Aignan prend avantage de quelques mots très flatteurs pour lui que vous auriez prononcés. -- Eh! madame, vous voyez bien quon entend, sécria Athénaïs, puisque M. de Saint-Aignan a entendu. Madame avait dit une légèreté, elle se mordit les lèvres. -- Oh! vous savez bien comme est Saint-Aignan! dit elle; la faveur du roi le rend fou, et il dit, il dit à tort et à travers; souvent même il invente. Là, dailleurs, nest point la question. Le roi a-t-il entendu ou na-t-il pas entendu? Voilà le fait. -- Eh bien! oui, madame, il a entendu! fit Athénaïs désespérée. -- Alors, faites ce que je disais: soutenez hardiment que vous connaissiez toutes trois, entendez-vous, toutes trois, car, si lon doute pour lune, on doutera pour les autres; soutenez, dis- je, que vous connaissiez toutes trois la présence du roi et de M. de Saint-Aignan, et que vous avez voulu vous divertir aux dépens des écouteurs. -- Ah! madame, aux dépens du roi! jamais nous noserons dire cela! -- Mais, plaisanterie, plaisanterie pure; raillerie innocente et bien permise à des femmes que des hommes veulent surprendre. De cette façon tout sexplique. Ce que Montalais a dit de Malicorne, raillerie; ce que vous avez dit de M. de Saint-Aignan, raillerie; ce que La Vallière a pu dire... -- Et quelle voudrait bien rattraper. -- En êtes-vous sûre? -- Oh! oui, jen réponds. -- Eh bien! raison de plus, raillerie que tout cela; M. de Malicorne naura point à se fâcher. M. de Saint-Aignan sera confondu, on rira de lui au lieu de rire de vous. Enfin, le roi sera puni de sa curiosité peu digne de son rang. Que lon rie un peu du roi en cette circonstance, et je ne crois pas quil sen plaigne. -- Ah! madame, vous êtes en vérité un ange de bonté et desprit. -- Cest mon intérêt. -- Comment cela? -- Vous me demandez comment cest mon intérêt dépargner à mes demoiselles dhonneur des quolibets, des désagréments, des calomnies peut-être! Hélas! vous le savez, mon enfant, la cour na pas dindulgence pour ces sortes de peccadilles. Mais voilà déjà longtemps que nous marchons; ne sommes-nous donc point bientôt arrivées? -- Encore cinquante ou soixante pas. Tournons à gauche, madame, sil vous plaît. -- Ainsi, vous êtes sûre de Montalais? dit Madame. -- Oh! oui. -- Elle fera tout ce que vous voudrez? -- Tout. Elle sera enchantée. -- Quant à La Vallière?... hasarda la princesse. -- Oh! pour elle ce sera plus difficile, madame; elle répugne à mentir. -- Cependant, lorsquelle y trouvera son intérêt... -- Jai peur que cela ne change absolument rien à ses idées. -- Oui, oui, dit Madame, on mavait déjà prévenue de cela; cest une personne très précieuse, une de ces mijaurées qui mettent Dieu en avant pour se cacher derrière lui. Mais, si elle ne veut pas mentir, comme elle sexposera aux railleries de toute la cour, comme elle aura provoqué le roi par un aveu aussi ridicule quindécent, Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière trouvera bon que je la renvoie à ses pigeons, afin que là-bas, en Touraine, ou dans le Blaisois, je ne sais où, elle puisse tout à son aise faire du sentiment et de la bergerie. Ces paroles furent dites avec une véhémence et même une dureté qui effrayèrent Mlle de Tonnay-Charente. En conséquence, elle se promit, quant à elle, de mentir autant quil le faudrait. Ce fut dans ces bonnes dispositions que Madame et sa compagne arrivèrent aux environs du chêne royal. -- Nous y voilà, dit Tonnay-Charente. -- Nous allons bien voir si lon entend, répondit Madame. -- Chut! fit la jeune fille en retenant Madame avec une rapidité assez oublieuse de létiquette. Madame sarrêta. -- Voyez-vous que lon entend, dit Athénaïs. -- Comment cela? -- Écoutez. Madame retint son souffle, et lon entendit, en effet, ces mots, prononcés par une voix suave et triste, flotter dans lair: -- Oh! je te dis, vicomte, je te dis que je laime éperdument; je te dis que je laime à en mourir. À cette voix, Madame tressaillit, et sous sa mante un rayon joyeux illumina son visage. Elle arrêta sa compagne à son tour, et, dun pas léger, la reconduisant à vingt pas en arrière, cest-à-dire hors de la portée de la voix: -- Demeurez là, lui dit-elle, ma chère Athénaïs et que nul ne puisse nous surprendre. Je pense quil est question de vous dans cet entretien. -- De moi, madame? -- De vous, oui, ou plutôt de votre aventure. Je vais écouter; à deux, nous serions découvertes. Allez chercher Montalais et revenez mattendre avec elle sur la lisière du bois. Puis, comme Athénaïs hésitait: -- Allez! dit la princesse dune voix qui nadmettait pas dobservations. Elle rangea donc ses jupes bruyantes, et, par un sentier qui coupait le massif, elle regagna le parterre. Quant à Madame, elle se blottit dans le buisson, adossée à un gigantesque châtaignier, dont une des tiges avait été coupée à la hauteur dun siège. Et là, pleine danxiété et de crainte: «Voyons, dit-elle, voyons, puisque lon entend dici, écoutons ce que va dire de moi à M. de Bragelonne cet autre fou amoureux quon appelle le comte de Guiche.» Chapitre CXIX -- Où Madame acquiert la preuve que lon peut, en écoutant, entendre ce qui se dit Il se fit un instant de silence comme si tous les bruits mystérieux de la nuit sétaient tus pour écouter en même temps que Madame cette juvénile et amoureuse confidence. Cétait à Raoul de parler. Il sappuya paresseusement au tronc du grand chêne et répondit de sa voix douce et harmonieuse: -- Hélas! mon cher de Guiche, cest un grand malheur. -- Oh! oui, sécria celui-ci, bien grand! -- Vous ne mentendez pas, de Guiche, ou plutôt vous ne me comprenez pas. Je dis quil vous arrive un grand malheur, non pas daimer, mais de ne savoir point cacher votre amour. -- Comment cela? sécria de Guiche. -- Oui, vous ne vous apercevez point dune chose, cest que maintenant ce nest plus à votre seul ami, cest-à-dire à un homme qui se ferait tuer plutôt que de vous trahir; vous ne vous apercevez point, dis-je, que ce nest plus à votre seul ami que vous faites confidence de vos amours, mais au premier venu. -- Au premier venu! sécria de Guiche; êtes-vous fou, Bragelonne, de me dire de pareilles choses? -- Il en est ainsi. -- Impossible! Comment et de quelle façon serais-je donc devenu indiscret à ce point? -- Je veux dire, mon ami, que vos yeux, vos gestes, vos soupirs parlent malgré vous; que toute passion exagérée conduit et entraîne lhomme hors de lui-même. Alors cet homme ne sappartient plus; il est en proie à une folie qui lui fait raconter sa peine aux arbres, aux chevaux, à lair, du moment où il na aucun être intelligent à la portée de sa voix. Or, mon pauvre ami, rappelez- vous ceci: quil est bien rare quil ny ait pas toujours là quelquun pour entendre particulièrement les choses qui ne doivent pas être entendues. De Guiche poussa un profond soupir. -- Tenez, continua Bragelonne, en ce moment vous me faites peine; depuis votre retour ici, vous avez cent fois et de cent manières différentes raconté votre amour pour elle; et cependant, neussiez-vous rien dit, votre retour seul était déjà une indiscrétion terrible. Jen reviens donc à conclure ceci: que, si vous ne vous observez mieux que vous ne le faites, un jour ou lautre arrivera qui amènera une explosion. Qui vous sauvera alors? Dites, répondez-moi. Qui la sauvera elle-même? Car, toute innocente quelle sera de votre amour, votre amour sera aux mains de ses ennemis une accusation contre elle. -- Hélas! mon Dieu! murmura de Guiche. Et un profond soupir accompagna ces paroles. -- Ce nest point répondre, cela, de Guiche. -- Si fait. -- Eh bien! voyons, que répondez-vous? -- Je réponds que, ce jour-là, mon ami, je ne serai pas plus mort que je ne le suis aujourdhui. -- Je ne comprends pas. -- Oui; tant dalternatives mont usé! Aujourdhui, je ne suis plus un être pensant, agissant; aujourdhui, je ne vaux plus un homme, si médiocre quil soit; aussi, vois-tu, aujourdhui mes dernières forces se sont éteintes, mes dernières résolutions se sont évanouies, et je renonce à lutter. Quand on est au camp, comme nous y avons été ensemble, et quon part seul pour escarmoucher, parfois on rencontre un parti de cinq ou six fourrageurs, et, quoique seul, on se défend; alors, il en survient six autres, on sirrite et lon persévère; mais, sil en arrive encore, six, huit, dix autres à la traverse, on se met à piquer son cheval, si lon a encore un cheval, ou bien on se fait tuer pour ne pas fuir. Eh bien! jen suis là: jai dabord lutté contre moi-même; puis contre Buckingham. Maintenant, le roi est venu; je ne lutterai pas contre le roi, ni même, je me hâte de te le dire, le roi se retirât-il, ni même contre le caractère tout seul de cette femme. Oh! je ne mabuse point: entré au service de cet amour, je my ferai tuer. -- Ce nest point à elle quil faut faire des reproches, répondit Raoul, cest à toi. -- Pourquoi cela? -- Comment, tu connais la princesse un peu légère, fort éprise de nouveauté, sensible à la louange, dût la louange lui venir dun aveugle ou dun enfant, et tu prends feu au point de te consumer toi-même? Regarde la femme, aime-la; car quiconque na pas le coeur pris ailleurs ne peut la voir sans laimer. Mais, tout en laimant, respecte en elle, dabord, le rang de son mari, puis lui-même, puis, enfin, ta propre sûreté. -- Merci, Raoul. -- Et de quoi? -- De ce que, voyant que je souffre par cette femme, tu me consoles, de ce que tu me dis delle tout le bien que tu en penses et peut-être même celui que tu ne penses pas. -- Oh! fit Raoul, tu te trompes, de Guiche, ce que je pense je ne le dis pas toujours, et alors je ne dis rien; mais, quand je parle, je ne sais ni feindre ni tromper, et qui mécoute peut me croire. Pendant ce temps, Madame, le cou tendu, loreille avide, loeil dilaté et cherchant à voir dans lobscurité, pendant ce temps, Madame aspirait avidement jusquau moindre souffle qui bruissait dans les branches. -- Oh! je la connais mieux que toi, alors! sécria de Guiche. Elle nest pas légère, elle est frivole; elle nest pas éprise de nouveauté, elle est sans mémoire et sans foi; elle nest pas purement et simplement sensible aux louanges, mais elle est coquette avec raffinement et cruauté. Mortellement coquette! oh! oui, je le sais. Tiens, crois-moi, Bragelonne, je souffre tous les tourments de lenfer; brave, aimant passionnément le danger, je trouve un danger plus grand que ma force et mon courage. Mais, vois-tu, Raoul, je me réserve une victoire qui lui coûtera bien des larmes. Raoul regarda son ami, et, comme celui-ci, presque étouffé par lémotion, renversait sa tête contre le tronc du chêne: -- Une victoire! demanda-t-il, et laquelle? -- Laquelle? -- Oui. -- Un jour, je laborderai; un jour, je lui dirai: «Jétais jeune, jétais fou damour; javais pourtant assez de respect pour tomber à vos pieds et y demeurer le front dans la poussière si vos regards ne meussent relevé jusquà votre main. Je crus comprendre vos regards, je me relevai, et, alors, sans que je vous eusse rien fait que vous aimer davantage encore, si cétait possible, alors vous mavez, de gaieté de coeur, terrassé par un caprice, femme sans coeur, femme sans foi, femme sans amour! Vous nêtes pas digne, toute princesse de sang royal que vous êtes, vous nêtes pas digne de lamour dun honnête homme; et je me punis de mort pour vous avoir trop aimée, et je meurs en vous haïssant.» -- Oh! sécria Raoul épouvanté de laccent de profonde vérité qui perçait dans les paroles du jeune homme, oh! je te lavais bien dit, de Guiche, que tu étais un fou. -- Oui, oui, sécria de Guiche poursuivant son idée, puisque nous navons plus de guerres ici, jirai là-bas, dans le Nord, demander du service à lEmpire, et quelque Hongrois, quelque Croate, quelque Turc me fera bien la charité dune balle. De Guiche nacheva point, ou plutôt, comme il achevait, un bruit le fit tressaillir qui mit sur pied Raoul au même moment. Quant à de Guiche, absorbé dans sa parole et dans sa pensée, il resta assis, la tête comprimée entre ses deux mains. Les buissons souvrirent, et une femme apparut devant les deux jeunes gens, pâle, en désordre. Dune main, elle écartait les branches qui eussent fouetté son visage, et, de lautre, elle relevait le capuchon de la mante dont ses épaules étaient couvertes. À cet oeil humide et flamboyant, à cette démarche royale, à la hauteur de ce geste souverain, et, bien plus encore quà tout cela, au battement de son coeur, de Guiche reconnut Madame, et, poussant un cri, il ramena ses mains de ses tempes sur ses yeux. Raoul, tremblant, décontenancé, roulait son chapeau dans ses mains, balbutiant quelques vagues formules de respect. -- Monsieur de Bragelonne, dit la princesse, veuillez, je vous prie, voir si mes femmes ne sont point quelque part là-bas dans les allées ou dans les quinconces. Et vous, monsieur le comte, demeurez, je suis lasse, vous me donnerez votre bras. La foudre tombant aux pieds du malheureux jeune homme leût moins épouvanté que cette froide et sévère parole. Néanmoins, comme, ainsi quil venait de le dire, il était brave, comme il venait, au fond du coeur, de prendre toutes ses résolutions, de Guiche se redressa, et, voyant lhésitation de Bragelonne, lui adressa un coup doeil plein de résignation et de suprême remerciement. Au lieu de répondre à linstant même à Madame, il fit un pas vers le vicomte, et, lui tendant la main que la princesse lui avait demandée, il serra la main toute loyale de son ami avec un soupir, dans lequel il semblait donner à lamitié tout ce qui restait de vie au fond de son coeur. Madame attendit, elle si fière, elle qui ne savait pas attendre, Madame attendit que ce colloque muet fût achevé. Sa main, sa royale main demeura suspendue en lair, et, quand Raoul fut parti, retomba sans colère, mais non sans émotion, dans celle de Guiche. Ils étaient seuls au milieu de la forêt sombre et muette, et lon nentendait plus que le pas de Raoul séloignant avec précipitation par les sentiers ombreux. Sur leur tête sétendait la voûte épaisse et odorante du feuillage de la forêt, par les déchirures duquel on voyait briller çà et là quelques étoiles. Madame entraîna doucement de Guiche à une centaine de pas de cet arbre indiscret qui avait entendu et laissé entendre tant de choses dans cette soirée, et, le conduisant à une clairière voisine qui permettait de voir à une certaine distance autour de soi: -- Je vous amène ici, dit-elle toute frémissante, parce que là-bas où nous étions, toute parole sentend. -- Toute parole sentend, dites-vous, madame? répéta machinalement le jeune homme. -- Oui. -- Ce qui veut dire? murmura de Guiche. -- Ce qui veut dire que jai entendu toutes vos paroles. -- Oh! mon Dieu! mon Dieu! il me manquait encore cela! balbutia de Guiche. Et il baissa la tête comme fait le nageur fatigué sous le flot qui lengloutit. -- Alors, dit-elle, vous me jugez comme vous avez dit? De Guiche pâlit, détourna la tête et ne répondit rien; il se sentait près de sévanouir. -- Cest fort bien, continua la princesse dun son de voix plein de douceur; jaime mieux cette franchise qui doit me blesser quune flatterie qui me tromperait. Soit! selon vous, monsieur de Guiche, je suis donc coquette et vile. -- Vile! sécria le jeune homme, vile, vous? Oh! je nai certes pas dit, je nai certes pas pu dire que ce quil y a au monde de plus précieux pour moi fût une chose vile; non, non, je nai pas dit cela. -- Une femme qui voit périr un homme consumé du feu quelle a allumé et qui néteint pas ce feu est, à mon avis, une femme vile. -- Oh! que vous importe ce que jai dit? reprit le comte. Que suis-je, mon Dieu! près de vous, et comment vous inquiétez-vous même si jexiste ou si je nexiste pas? -- Monsieur de Guiche, vous êtes un homme comme je suis une femme, et, vous connaissant ainsi que je vous connais, je ne veux point vous exposer à mourir; je change avec vous de conduite et de caractère. Je serai, non pas franche, je le suis toujours, mais vraie. Je vous supplie donc, monsieur le comte, de ne plus maimer et doublier tout à fait que je vous aie jamais adressé une parole ou un regard. De Guiche se retourna, couvrant Madame dun regard passionné. -- Vous, dit-il, vous vous excusez; vous me suppliez, vous! -- Oui, sans doute; puisque jai fait le mal, je dois réparer le mal. Ainsi, monsieur le comte, voilà qui est convenu. Vous me pardonnerez ma frivolité, ma coquetterie. Ne minterrompez pas. Je vous pardonnerai, moi, davoir dit que jétais frivole et coquette, quelque chose de pis, peut-être; et vous renoncerez à votre idée de mort, et vous conserverez à votre famille, au roi et aux dames un cavalier que tout le monde estime et que beaucoup chérissent. Et Madame prononça ce dernier mot avec un tel accent de franchise et même de tendresse, que le coeur du jeune homme sembla prêt à sélancer de sa poitrine. -- Oh! madame, madame!... balbutia-t-il. -- Écoutez encore, continua-t-elle. Quand vous aurez renoncé à moi, par nécessité dabord, puis pour vous rendre à ma prière, alors vous me jugerez mieux, et, jen suis sûre, vous remplacerez cet amour, pardon de cette folie, par une sincère amitié que vous viendrez moffrir, et qui, je vous le jure, sera cordialement acceptée. De Guiche, la sueur au front, la mort au coeur, le frisson dans les veines, se mordait les lèvres, frappait du pied, dévorait, en un mot, toutes ses douleurs. -- Madame, dit-il, ce que vous moffrez là est impossible et je naccepte point un pareil marché. -- Eh quoi! dit Madame, vous refusez mon amitié?... -- Non! non! pas damitié, madame, jaime mieux mourir damour que vivre damitié. -- Monsieur le comte! -- Oh! madame, sécria de Guiche, jen suis arrivé à ce moment suprême où il ny a plus dautre considération, dautre respect que la considération et le respect dun honnête homme envers une femme adorée. Chassez-moi, maudissez-moi, dénoncez-moi, vous serez juste; je me suis plaint de vous, mais je ne men suis plaint si amèrement que parce que je vous aime; je vous ai dit que je mourrai, je mourrai; vivant, vous moublierez; mort, vous ne moublierez point, jen suis sûr. Et cependant, elle, qui se tenait debout et toute rêveuse, aussi agitée que le jeune homme, détourna un moment la tête, comme un instant auparavant il venait de la détourner lui-même. Puis après un silence: -- Vous maimez donc bien? demanda-t-elle. -- Oh! follement. Au point den mourir, comme vous le disiez. Au point den mourir, soit que vous me chassiez, soit que vous mécoutiez encore. -- Alors, cest un mal sans espoir, dit-elle dun air enjoué, un mal quil convient de traiter par les adoucissants. Là! donnez-moi votre main... Elle est glacée! De Guiche sagenouilla, collant sa bouche, non pas sur lune, mais sur les deux mains brûlantes de Madame. -- Allons, aimez-moi donc, dit la princesse, puisquil nen saurait être autrement. Et elle lui serra les doigts presque imperceptiblement, le relevant ainsi, moitié comme eût fait une reine, et moitié comme eût fait une amante. De Guiche frissonna par tout le corps. Madame sentit courir ce frisson dans les veines du jeune homme, et comprit que celui-là aimait véritablement. -- Votre bras, comte, dit-elle, et rentrons. -- Ah! madame, lui dit le comte chancelant, ébloui, un nuage de flamme sur les yeux. Ah! vous avez trouvé un troisième moyen de me tuer. -- Heureusement que cest le plus long, nest-ce pas? répliqua-t- elle. Et elle lentraîna vers le quinconce. Chapitre CXX -- La correspondance dAramis Tandis que les affaires de de Guiche, raccommodées ainsi tout à coup sans quil pût deviner la cause de cette amélioration, prenaient cette tournure inespérée que nous leur avons vu prendre, Raoul, ayant compris linvitation de Madame, sétait éloigné pour ne pas troubler cette explication dont il était loin de deviner les résultats, et il avait rejoint les dames dhonneur éparses dans le parterre. Pendant ce temps, le chevalier de Lorraine, remonté dans sa chambre, lisait avec surprise la lettre de de Wardes, laquelle lui racontait ou plutôt lui faisait raconter, par la main de son valet de chambre, le coup dépée reçu à Calais et tous les détails de cette aventure avec invitation den communiquer à de Guiche et à Monsieur ce qui, dans cet événement, pouvait être particulièrement désagréable à chacun deux. De Wardes sattachait surtout à démontrer au chevalier la violence de cet amour de Buckingham pour Madame, et il terminait sa lettre en annonçant quil croyait cette passion payée de retour. À la lecture de ce dernier paragraphe, le chevalier haussa les épaules; en effet, de Wardes était fort arriéré, comme on a pu le voir. De Wardes nen était encore quà Buckingham. Le chevalier jeta par-dessus son épaule le papier sur une table voisine, et, dun ton dédaigneux: -- En vérité, dit-il, cest incroyable; ce pauvre de Wardes est pourtant un garçon desprit; mais, en vérité, il ny paraît pas, tant on sencroûte en province. Que le diable emporte ce benêt, qui devait mécrire des choses importantes et qui mécrit de pareilles niaiseries! Au lieu de cette pauvreté de lettre qui ne signifie rien, jeusse trouvé là-bas, dans les quinconces, une bonne petite intrigue qui eût compromis une femme, valu peut-être un coup dépée à un homme et diverti Monsieur pendant trois jours. Il regarda sa montre. -- Maintenant, fit-il, il est trop tard. Une heure du matin: tout le monde doit être rentré chez le roi, où lon achève la nuit; allons, cest une piste perdue, et à moins de chance extraordinaire... Et, en disant ces mots, comme pour en appeler à sa bonne étoile, le chevalier sapprocha avec dépit de la fenêtre qui donnait sur une portion assez solitaire du jardin. Aussitôt, et comme si un mauvais génie eût été à ses ordres, il aperçut, revenant vers le château en compagnie dun homme, une mante de soie de couleur sombre, et reconnut cette tournure qui lavait frappé une demi-heure auparavant. «Eh! mon Dieu! pensa-t-il en frappant des mains, Dieu me damne! comme dit notre ami Buckingham, voici mon mystère.» Et il sélança précipitamment à travers les degrés dans lespérance darriver à temps dans la cour pour reconnaître la femme à la mante et son compagnon. Mais, en arrivant à la porte de la petite cour, il se heurta presque avec Madame, dont le visage radieux apparaissait plein de révélations charmantes sous cette mante qui labritait sans la cacher. Malheureusement, Madame était seule. Le chevalier comprit que, puisquil lavait vue, il ny avait pas cinq minutes, avec un gentilhomme, le gentilhomme ne devait pas être bien loin. En conséquence, il prit à peine le temps de saluer la princesse, tout en se rangeant pour la laisser passer; puis, lorsquelle eut fait quelques pas avec la rapidité dune femme qui craint dêtre reconnue, lorsque le chevalier vit quelle était trop préoccupée delle-même pour sinquiéter de lui, il sélança dans le jardin, regardant rapidement de tous côtés et embrassant le plus dhorizon quil pouvait dans son regard. Il arrivait à temps: le gentilhomme qui avait accompagné Madame était encore à portée de la vue; seulement, il savançait rapidement vers une des ailes du château derrière laquelle il allait disparaître. Il ny avait pas une minute à perdre; le chevalier sélança à sa poursuite, quitte à ralentir le pas en sapprochant de linconnu; mais, quelque diligence quil fit, linconnu avait tourné le perron avant lui. Cependant, il était évident que comme celui que le chevalier poursuivait marchait doucement, tout pensif, et la tête inclinée sous le poids du chagrin ou du bonheur, une fois langle tourné, à moins quil ne fût entré par quelque porte, le chevalier ne pouvait manquer de le rejoindre. Cest ce qui fût certainement arrivé si, au moment où il tournait cet angle, le chevalier ne se fût jeté dans deux personnes qui le tournaient elles-mêmes dans le sens opposé. Le chevalier était tout prêt à faire un assez mauvais parti à ces deux fâcheux, lorsquen relevant la tête il reconnut M. le surintendant. Fouquet était accompagné dune personne que le chevalier voyait pour la première fois. Cette personne, cétait Sa Grandeur lévêque de Vannes. Arrêté par limportance du personnage, et forcé par les convenances à faire des excuses là où il sattendait à en recevoir, le chevalier fit un pas en arrière; et comme M. Fouquet avait sinon lamitié, du moins les respects de tout le monde, comme le roi lui-même, quoiquil fût plutôt son ennemi que son ami, traitait M. Fouquet en homme considérable, le chevalier fit ce que le roi eût fait, il salua M. Fouquet, qui le saluait avec une bienveillante politesse, voyant que ce gentilhomme lavait heurté par mégarde et sans mauvaise intention aucune. Puis, presque aussitôt, ayant reconnu le chevalier de Lorraine, il lui fit quelques compliments auxquels force fut au chevalier de répondre. Si court que fût ce dialogue, le chevalier de Lorraine vit peu à peu avec un déplaisir mortel son inconnu diminuer et seffacer dans lombre. Le chevalier se résigna, et, une fois résigné, revint complètement à M. Fouquet. -- Ah! monsieur, dit-il, vous arrivez bien tard. On sest fort occupé ici de votre absence, et jai entendu Monsieur sétonner de ce quayant été invité par le roi, vous nétiez pas venu. -- La chose ma été impossible, monsieur, et, aussitôt libre, jarrive. -- Paris est tranquille? -- Parfaitement. Paris a fort bien reçu sa dernière taxe. -- Ah! je comprends que vous ayez voulu vous assurer de ce bon vouloir avant de venir prendre part à nos fêtes. -- Je nen arrive pas moins un peu tard. Je madresserai donc à vous, monsieur, pour vous demander si le roi est dehors ou au château, si je pourrai le voir ce soir ou si je dois attendre à demain. -- Nous avons perdu de vue le roi depuis une demi-heure à peu près, dit le chevalier. -- Il sera peut-être chez Madame? demanda Fouquet. -- Chez Madame, je ne crois pas, car je viens de rencontrer Madame qui rentrait par le petit escalier; et à moins que ce gentilhomme que vous venez de croiser tout à lheure ne fût le roi en personne... Et le chevalier attendit, espérant quil saurait ainsi le nom de celui quil avait poursuivi. Mais Fouquet, quil eût reconnu ou non de Guiche, se contenta de répondre: -- Non, monsieur, ce nétait pas lui. Le chevalier, désappointé, salua; mais, tout en saluant, ayant jeté un dernier coup doeil autour de lui et ayant aperçu M. Colbert au milieu dun groupe: -- Tenez, monsieur, dit-il au surintendant, voici là-bas, sous les arbres, quelquun qui vous renseignera mieux que moi. -- Qui? demanda Fouquet, dont la vue faible ne perçait pas les ombres. -- M. Colbert, répondit le chevalier. -- Ah! fort bien. Cette personne qui parle là-bas à ces hommes portant des torches, cest M. Colbert? -- Lui-même. Il donne ses ordres pour demain aux dresseurs dilluminations. -- Merci, monsieur. Et Fouquet fit un mouvement de tête qui indiquait quil avait appris tout ce quil désirait savoir. De son côté, le chevalier, qui, tout au contraire, navait rien appris, se retira sur un profond salut. À peine fut-il éloigné, que Fouquet, fronçant le sourcil, tomba dans une profonde rêverie. Aramis le regarda un instant avec une espèce de compassion pleine de tristesse. -- Eh bien, lui dit-il, vous voilà ému au seul nom de cet homme. Eh quoi! triomphant et joyeux tout à lheure, voilà que vous vous rembrunissez à laspect de ce médiocre fantôme. Voyons, monsieur, croyez-vous en votre fortune? -- Non, répondit tristement Fouquet. -- Et pourquoi? -- Parce que je suis trop heureux en ce moment, répliqua-t-il dune voix tremblante. Ah! mon cher dHerblay, vous qui êtes si savant, vous devez connaître lhistoire dun certain tyran de Samos. Que puis-je jeter à la mer qui désarme le malheur à venir? Oh! je vous le répète, mon ami, je suis trop heureux! si heureux que je ne désire plus rien au-delà de ce que jai... Je suis monté si haut... Vous savez ma devise: Quo non ascendam? Je suis monté si haut, que je nai plus quà descendre. Il mest donc impossible de croire au progrès dune fortune qui est déjà plus quhumaine. Aramis sourit en fixant sur Fouquet son oeil si caressant et si fin. -- Si je connaissais votre bonheur, dit-il, je craindrais peut- être votre disgrâce; mais vous me jugez en véritable ami, cest-à- dire que vous me trouvez bon pour linfortune, voilà tout. Cest déjà immense et précieux, je le sais; mais, en vérité, jai bien le droit de vous demander de me confier de temps en temps les choses heureuses qui vous arrivent et auxquelles je prendrais part, vous le savez, plus quà celles qui marriveraient à moi même. -- Mon cher prélat, dit en riant Fouquet, mes secrets sont par trop profanes pour que je les confie à un évêque, si mondain quil soit. -- Bah! en confession? -- Oh! je rougirais trop si vous étiez mon confesseur. Et Fouquet se mit à soupirer. Aramis le regarda encore sans autre manifestation de sa pensée que son muet sourire. -- Allons, dit-il, cest une grande vertu que la discrétion. -- Silence! dit Fouquet. Voici cette venimeuse bête qui ma reconnu et qui sapproche de nous. -- Colbert? -- Oui; écartez-vous, mon cher dHerblay; je ne veux pas que ce cuistre vous voie avec moi, il vous prendrait en aversion. Aramis lui serra la main. -- Quai-je de son amitié? dit-il; nêtes-vous pas là? -- Oui; mais peut-être ny serai-je pas toujours, répondit mélancoliquement Fouquet. -- Ce jour-là, si ce jour-là vient jamais, dit tranquillement Aramis, nous aviserons à nous passer de lamitié ou à braver laversion de M. Colbert. Mais dites-moi, cher monsieur Fouquet, au lieu de vous entretenir avec ce cuistre, comme vous lui faites lhonneur de lappeler, conversation dont je ne sens pas lutilité, que ne vous rendez-vous, sinon auprès du roi, du moins auprès de Madame? -- De Madame? fit le surintendant distrait par ses souvenirs. Oui, sans doute, près de Madame. -- Vous vous rappelez, continua Aramis, quon nous a appris la grande faveur dont Madame jouit depuis deux ou trois jours. Il entre, je crois, dans votre politique et dans nos plans que vous fassiez assidûment votre cour aux amies de Sa Majesté. Cest le moyen de balancer lautorité naissante de M. Colbert. Rendez-vous donc le plus tôt possible près de Madame et ménagez-vous cette alliée. -- Mais, dit Fouquet, êtes-vous bien sûr que cest véritablement sur elle que le roi a les yeux fixés en ce moment? -- Si laiguille avait tourné, ce serait depuis ce matin. Vous savez que jai ma police. -- Bien! jy vais de ce pas et à tout hasard jaurai mon moyen dintroduction: cest une magnifique paire de camées antiques enchâssés dans des diamants. -- Je lai vue; rien de plus riche et de plus royal. Ils furent interrompus en ce moment par un laquais conduisant un courrier. -- Pour Monsieur le surintendant, dit tout haut ce courrier en présentant à Fouquet une lettre. -- Pour Monseigneur lévêque de Vannes, dit tout bas le laquais en remettant une lettre à Aramis. Et, comme le laquais portait une torche, il se plaça entre le surintendant et lévêque, afin que tous deux pussent lire en même temps. À laspect de lécriture fine et serrée de lenveloppe, Fouquet tressaillit de joie; ceux-là seuls qui aiment ou qui ont aimé comprendront son inquiétude dabord, puis son bonheur ensuite. Il décacheta vivement la lettre, qui ne renfermait que ces seuls mots: «Il y a une heure que je tai quitté, il y a un siècle que je ne tai dit: Je taime.» Cétait tout. Mme de Bellière avait, en effet, quitté Fouquet depuis une heure, après avoir passé deux jours avec lui; et de peur que son souvenir ne sécartât trop longtemps du coeur quelle regrettait, elle lui envoyait le courrier porteur de cette importante missive. Fouquet baisa la lettre et la paya dune poignée dor. Quant à Aramis, il lisait, comme nous avons dit, de son côté, mais avec plus de froideur et de réflexion, le billet suivant: «Le roi a été frappé ce soir dun coup étrange: une femme laime. Il la su par hasard en écoutant la conversation de cette jeune fille avec ses compagnes. De sorte que le roi est tout entier à ce nouveau caprice. La femme sappelle Mlle de La Vallière et est dune assez médiocre beauté pour que ce caprice devienne une grande passion. Prenez garde à Mlle de La Vallière.» Pas un mot de Madame. Aramis replia lentement le billet et le mit dans sa poche. Quant à Fouquet, il savourait toujours les parfums de sa lettre. -- Monseigneur! dit Aramis touchant le bras de Fouquet. -- Hein! demanda celui-ci. -- Il me vient une idée. Connaissez-vous une petite fille quon appelle La Vallière? -- Ma foi! non. -- Cherchez bien. -- Ah! oui, je crois, une des filles dhonneur de Madame. -- Ce doit être cela. -- Eh bien! après? -- Eh bien! monseigneur, cest à cette petite fille quil faut que vous rendiez une visite ce soir. -- Bah! et comment? -- Et, de plus, cest à cette petite fille quil faut que vous donniez vos camées. -- Allons donc! -- Vous savez, monseigneur, que je suis de bon conseil. -- Mais cet imprévu... -- Cest mon affaire. Vite une cour en règle à la petite La Vallière, monseigneur. Je me ferai garant près de Mme de Bellière que cest une cour toute politique. -- Que dites-vous là, mon ami, sécria vivement Fouquet, et quel nom avez vous prononcé? -- Un nom qui doit vous prouver, monsieur le surintendant, que, bien instruit pour vous, je puis être aussi bien instruit pour les autres. Faites la cour à la petite La Vallière. -- Je ferai la cour à qui vous voudrez, répondit Fouquet avec le paradis dans le coeur. -- Voyons, voyons, redescendez sur la terre, voyageur du septième ciel, dit Aramis; voici M. de Colbert. Oh! mais il a recruté tandis que nous lisions; il est entouré, loué, congratulé; décidément, cest une puissance. En effet, Colbert savançait escorté de tout ce qui restait de courtisans dans les jardins, et chacun lui faisait, sur lordonnance de la fête, des compliments dont il senflait à éclater. -- Si La Fontaine était là, dit en souriant Fouquet, quelle belle occasion pour lui de réciter la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse quun boeuf. Colbert arriva dans un cercle éblouissant de lumière; Fouquet lattendit impassible et légèrement railleur. Colbert lui souriait aussi; il avait vu son ennemi déjà depuis près dun quart dheure, il sapprochait tortueusement. Le sourire de Colbert présageait quelque hostilité. -- Oh! oh! dit Aramis tout bas au surintendant, le coquin va vous demander encore quelques millions pour payer ses artifices et ses verres de couleur. Colbert salua le premier dun air quil sefforçait de rendre respectueux. Fouquet remua la tête à peine. -- Eh bien! monseigneur, demanda Colbert, que disent vos yeux? Avons nous eu bon goût? -- Un goût parfait, répondit Fouquet, sans quon pût remarquer dans ces paroles la moindre raillerie. -- Oh! dit Colbert méchamment, vous y mettez de lindulgence... Nous sommes pauvres, nous autres gens du roi, et Fontainebleau nest pas un séjour comparable à Vaux. -- Cest vrai, répondit flegmatiquement Fouquet, qui dominait tous les acteurs de cette scène. -- Que voulez-vous, monseigneur! continua Colbert, nous avons agi selon nos petites ressources. Fouquet fit un geste dassentiment. -- Mais, poursuivit Colbert, il serait digne de votre magnificence, monseigneur, doffrir à Sa Majesté une fête dans vos merveilleux jardins... dans ces jardins qui vous ont coûté soixante millions. -- Soixante-douze, dit Fouquet. -- Raison de plus, reprit Colbert. Voilà qui serait vraiment magnifique. -- Mais, croyez-vous, monsieur, dit Fouquet, que Sa Majesté daigne accepter mon invitation? -- Oh! je nen doute pas, sécria vivement Colbert, et je men porterai caution. -- Cest fort aimable à vous, dit Fouquet. Jy puis donc compter? -- Oui, monseigneur, oui, certainement. -- Alors, je me consulterai, dit Fouquet. -- Acceptez, acceptez, dit tout bas et vivement Aramis. -- Vous vous consulterez? répéta Colbert. -- Oui, répondit Fouquet, pour savoir quel jour je pourrai faire mon invitation au roi. -- Oh! dès ce soir, monseigneur, dès ce soir. -- Accepté, fit le surintendant. Messieurs, je voudrais vous faire mes invitations; mais vous savez que, partout où va le roi, le roi est chez lui, cest donc à vous de vous faire inviter par Sa Majesté. Il y eut une rumeur joyeuse dans la foule. Fouquet salua et partit. -- Misérable orgueilleux! dit Colbert, tu acceptes, et tu sais que cela te coûtera dix millions. -- Vous mavez ruiné, dit tout bas Fouquet à Aramis. -- Je vous ai sauvé, répliqua celui-ci, tandis que Fouquet montait les degrés du perron et faisait demander au roi sil était encore visible. Chapitre CXXI -- Le commis dordre Le roi, pressé de se retrouver seul avec lui-même pour étudier ce qui se passait dans son propre coeur, sétait retiré chez lui, où M. de Saint-Aignan était venu le retrouver après sa conversation avec Madame. Nous avons rapporté la conversation. Le favori, fier de sa double importance, et sentant que, depuis deux heures, il était devenu le confident du roi, commençait, tout respectueux quil était, à traiter dun peu haut les affaires de cour, et, du point où il sétait mis, ou plutôt où le hasard lavait placé, il ne voyait quamour et guirlandes autour de lui. Lamour du roi pour Madame, celui de Madame pour le roi, celui de de Guiche pour Madame, celui de La Vallière pour le roi, celui de Malicorne pour Montalais, celui de Mlle de Tonnay-Charente pour lui, Saint-Aignan, nétait-ce pas véritablement plus quil nen fallait pour faire tourner une tête de courtisan? Or, Saint-Aignan était le modèle des courtisans passés, présents et futurs. Au reste, Saint-Aignan se montra si bon narrateur et appréciateur si subtil, que le roi lécouta en marquant beaucoup dintérêt, surtout quand il conta la façon passionnée avec laquelle Madame avait recherché sa conversation à propos des affaires de Mlle de La Vallière. Quand le roi neût plus rien ressenti pour Madame Henriette de ce quil avait éprouvé, il y avait dans cette ardeur de Madame à se faire donner ces renseignements une satisfaction damour-propre qui ne pouvait échapper au roi. Il éprouva donc cette satisfaction, mais voilà tout, et son coeur ne fut point un seul instant alarmé de ce que Madame pouvait penser ou ne point penser de toute cette aventure. Seulement, lorsque Saint-Aignan eut fini, le roi, tout en se préparant à sa toilette de nuit, demanda: -- Maintenant, Saint-Aignan, tu sais ce que cest que Mlle de La Vallière, nest-ce pas? -- Non seulement ce quelle est, mais ce quelle sera. -- Que veux-tu dire? -- Je veux dire quelle est tout ce quune femme peut désirer dêtre, cest-à-dire aimée de Votre Majesté; je veux dire quelle sera tout ce que Votre Majesté voudra quelle soit. -- Ce nest pas cela que je demande... Je ne veux pas savoir ce quelle est aujourdhui ni ce quelle sera demain: tu las dit, cela me regarde, mais ce quelle était hier. Répète-moi donc ce quon dit delle. -- On dit quelle est sage. -- Oh! fit le roi en souriant, cest un bruit. -- Assez rare à la cour, Sire, pour quil soit cru quand on le répand. -- Vous avez peut-être raison, mon cher... Et de bonne naissance? -- Excellente; fille du marquis de La Vallière et belle-fille de cet excellent M. de Saint-Remy. -- Ah! oui, le majordome de ma tante... Je me rappelle cela, et je me souviens maintenant: je lai vue en passant à Blois. Elle a été présentée aux reines. Jai même à me reprocher, à cette époque, de navoir pas fait à elle toute lattention quelle méritait. -- Oh! Sire, je men rapporte à Votre Majesté pour réparer le temps perdu. -- Et le bruit serait donc, dites-vous, que Mlle de La Vallière naurait pas damant? -- En tout cas, je ne crois pas que Votre Majesté seffrayât beaucoup de la rivalité. -- Attends donc, sécria tout à coup le roi avec un accent des plus sérieux. -- Plaît-il, Sire? -- Je me souviens. -- Ah! -- Si elle na pas damant, elle a un fiancé. -- Un fiancé! -- Comment! tu ne sais pas cela, comte? -- Non. -- Toi, lhomme aux nouvelles. -- Votre Majesté mexcusera. Et le roi connaît ce fiancé? -- Pardieu! son père est venu me demander de signer au contrat; cest... Le roi allait sans doute prononcer le nom du vicomte de Bragelonne, quand il sarrêta en fronçant le sourcil. -- Cest?... répéta Saint-Aignan. -- Je ne me rappelle plus, répondit Louis XIV, essayant de cacher une émotion quil dissimulait avec peine. -- Puis-je mettre Votre Majesté sur la voie? demanda le comte de Saint Aignan. -- Non; car je ne sais plus moi-même de qui je voulais parler, non, en vérité; je me rappelle bien vaguement quune des filles dhonneur devait épouser... mais le nom méchappe. -- Était-ce Mlle de Tonnay-Charente quil devait épouser? demanda Saint Aignan. -- Peut-être, fit le roi. -- Alors le futur était de M. de Montespan; mais Mlle de Tonnay- Charente nen a point parlé, ce me semble, de manière à effrayer les prétentions. -- Enfin, dit le roi, je ne sais rien, ou presque rien, sur Mlle de La Vallière. Saint-Aignan, je te charge davoir des renseignements sur elle. -- Oui, Sire, et quand aurai-je lhonneur de revoir Votre Majesté pour les lui fournir? -- Quand tu les auras. -- Je les aurai vite, si les renseignements vont aussi vite que mon désir de revoir le roi. -- Bien parlé! À propos, est-ce que Madame a témoigné quelque chose contre cette pauvre fille? -- Rien, Sire. -- Madame ne sest point fâchée? -- Je ne sais; seulement, elle a toujours ri. -- Très bien; mais jentends du bruit dans les antichambres, ce me semble; on me vient sans doute annoncer quelque courrier. -- En effet, Sire. -- Informe-toi, Saint-Aignan. Le comte courut à la porte et échangea quelques mots avec lhuissier. -- Sire, dit-il en revenant, cest M. Fouquet qui arrive à linstant même sur un ordre du roi à ce quil dit. Il sest présenté, mais lheure avancée fait quil ninsiste pas même pour avoir audience ce soir; il se contente de constater sa présence. -- M. Fouquet! Je lui ai écrit à trois heures en linvitant à être à Fontainebleau le lendemain matin; il arrive à Fontainebleau à deux heures, cest du zèle! sécria le roi radieux de se voir si bien obéi. Eh bien! au contraire, M. Fouquet aura son audience. Je lai mandé, je le recevrai. Quon lintroduise. Toi, comte, aux recherches, et à demain! Le roi mit un doigt sur ses lèvres, et Saint-Aignan sesquiva la joie dans le coeur, en donnant lordre à lhuissier dintroduire M. Fouquet. Fouquet fit alors son entrée dans la chambre royale. Louis XIV se leva pour le recevoir. -- Bonsoir, monsieur Fouquet, dit-il avec un aimable sourire. Je vous félicite de votre ponctualité; mon message a dû vous arriver tard cependant? -- À neuf heures du soir, Sire. -- Vous avez beaucoup travaillé ces jours-ci, monsieur Fouquet, car on ma assuré que vous naviez pas quitté votre cabinet de Saint-Mandé depuis trois ou quatre jours. -- Je me suis, en effet, enfermé trois jours, Sire, répliqua Fouquet en sinclinant. -- Savez-vous, monsieur Fouquet, que javais beaucoup de choses à vous dire? continua le roi de son air le plus gracieux. -- Votre Majesté me comble, et, puisquelle est si bonne pour moi, me permet-elle de lui rappeler une promesse daudience quelle mavait faite? -- Ah! oui, quelquun dÉglise qui croit avoir à me remercier, nest-ce pas? -- Justement, Sire. Lheure est peut-être mal choisie, mais le temps de celui que jamène est précieux, et comme Fontainebleau est sur la route de son diocèse... -- Qui donc déjà? -- Le dernier évêque de Vannes, que Votre Majesté, à ma recommandation, a daigné investir il y a trois mois. -- Cest possible, dit le roi, qui avait signé sans lire, et il est là? -- Oui, Sire; Vannes est un diocèse important: les ouailles de ce pasteur ont besoin de sa parole divine; ce sont des sauvages quil importe de toujours polir en les instruisant, et M. dHerblay na pas son égal pour ces sortes de missions. -- M. dHerblay! dit le roi en cherchant au fond de ses souvenirs, comme si ce nom, entendu depuis longtemps, ne lui était cependant pas inconnu. -- Oh! fit vivement Fouquet, Votre Majesté ne connaît pas ce nom obscur dun de ses plus fidèles et de ses plus précieux serviteurs? -- Non, je lavoue... Et il veut repartir? -- Cest-à-dire quil a reçu aujourdhui des lettres qui nécessiteront peut-être son départ; de sorte quavant de se remettre en route pour le pays perdu quon appelle la Bretagne, il désirerait présenter ses respects à Votre Majesté. -- Et il attend? -- Il est là, Sire. -- Faites-le entrer. Fouquet fit un signe à lhuissier, qui attendait derrière la tapisserie. La porte souvrit, Aramis entra. Le roi lui laissa dire son compliment, et attacha un long regard sur cette physionomie que nul ne pouvait oublier après lavoir vue. -- Vannes! dit-il: vous êtes évêque de Vannes, monsieur? -- Oui, Sire. -- Vannes est en Bretagne? Aramis sinclina. -- Près de la mer? Aramis sinclina encore. -- À quelques lieues de Belle-Île? -- Oui, Sire, répondit Aramis; à six lieues, je crois. -- Six lieues, cest un pas, fit Louis XIV. -- Non pas pour nous autres, pauvres Bretons, Sire, dit Aramis; six lieues, au contraire, cest une distance, si ce sont six lieues de terre; si ce sont six lieues de mer, cest une immensité. Or, jai eu lhonneur de le dire au roi, on compte six lieues de mer de la rivière à Belle-Île -- On dit que M. Fouquet a là une fort belle maison? demanda le roi. -- Oui, on le dit, répondit Aramis en regardant tranquillement Fouquet. -- Comment, on le dit? sécria le roi. -- Oui, Sire. -- En vérité, monsieur Fouquet, une chose métonne, je vous lavoue. -- Laquelle? -- Comment, vous avez à la tête de vos paroisses un homme tel que M. dHerblay, et vous ne lui avez pas montré Belle-Île? -- Oh! Sire, répliqua lévêque sans donner à Fouquet le temps de répondre, nous autres, pauvres prélats bretons, nous pratiquons la résidence. -- Monsieur de Vannes, dit le roi, je punirai M. Fouquet de son insouciance. -- Et comment cela, Sire? -- Je vous changerai. Fouquet se mordit la lèvre. Aramis sourit. -- Combien rapporte Vannes? continua le roi. -- Six mille livres, Sire, dit Aramis. -- Ah! mon Dieu! si peu de chose! Mais vous avez du bien, monsieur de Vannes? -- Je nai rien, Sire; seulement, M. Fouquet me compte douze cents livres par an pour son banc doeuvre. -- Allons, allons, monsieur dHerblay, je vous promets mieux que cela. -- Sire... -- Je songerai à vous. Aramis sinclina. De son côté, le roi le salua presque respectueusement, comme cétait, au reste, son habitude de faire avec les femmes et avec les gens Église Aramis comprit que son audience était finie; il prit congé par une phrase des plus simples, par une véritable phrase de pasteur campagnard, et disparut. -- Voilà une remarquable figure, dit le roi en le suivant des yeux aussi longtemps quil put le voir, et même en quelque sorte lorsquil ne le voyait plus. -- Sire, répondit Fouquet, si cet évêque avait linstruction première, nul prélat en ce royaume ne mériterait comme lui les premières distinctions. -- Il nest pas savant? -- Il a changé lépée pour la chasuble, et cela un peu tard. Mais nimporte; si Votre Majesté me permet de lui reparler de M. de Vannes en temps et lieu... -- Je vous en prie. Mais, avant de parler de lui, parlons de vous, monsieur Fouquet. -- De moi, Sire? -- Oui, jai mille compliments à vous faire. -- Je ne saurais, en vérité, exprimer à Votre Majesté la joie dont elle me comble. -- Oui, monsieur Fouquet, je comprends. Oui, jai eu contre vous des préventions. -- Alors jétais bien malheureux, Sire. -- Mais elles sont passées. Ne vous êtes-vous pas aperçu?... -- Si fait, Sire; mais jattendais avec résignation le jour de la vérité. Il paraît que ce jour est venu? -- Ah! vous saviez être en ma disgrâce? -- Hélas! oui, Sire. -- Et savez-vous pourquoi? -- Parfaitement; le roi me croyait un dilapidateur. -- Oh! non. -- Ou plutôt un administrateur médiocre. Enfin, Votre Majesté croyait que, les peuples nayant pas dargent, le roi nen aurait pas non plus. -- Oui, je lai cru; mais je suis détrompé. Fouquet sinclina. -- Et pas de rébellions, pas de plaintes? -- Et de largent, dit Fouquet. -- Le fait est que vous men avez prodigué le mois dernier. -- Jen ai encore, non seulement pour tous les besoins, mais pour tous les caprices de Votre Majesté. -- Dieu merci! monsieur Fouquet, répliqua le roi sérieusement, je ne vous mettrai point à lépreuve. Dici à deux mois, je ne veux rien vous demander. -- Jen profiterai pour amasser au roi cinq ou six millions qui lui serviront de premiers fonds en cas de guerre. -- Cinq ou six millions! -- Pour sa maison seulement, bien entendu. -- Vous croyez donc à la guerre, monsieur Fouquet? -- Je crois que, si Dieu a donné à laigle un bec et des serres, cest pour quil sen serve à montrer sa royauté. Le roi rougit de plaisir. -- Nous avons beaucoup dépensé tous ces jours-ci, monsieur Fouquet; ne me gronderez-vous pas? -- Sire, Votre Majesté a encore vingt ans de jeunesse et un milliard à dépenser pendant ces vingt ans. -- Un milliard! cest beaucoup, monsieur Fouquet, dit le roi. -- Jéconomiserai, Sire... Dailleurs, Votre Majesté a en M. Colbert et en moi deux hommes précieux. Lun lui fera dépenser son argent, et ce sera moi, si toutefois mon service agrée toujours à Sa Majesté; lautre le lui économisera, et ce sera M. Colbert. -- M. Colbert? reprit le roi étonné. -- Sans doute, Sire; M. Colbert compte parfaitement bien. À cet éloge fait de lennemi par lennemi lui-même, le roi se sentit pénétré de confiance et dadmiration. Cest quen effet il ny avait ni dans la voix ni dans le regard de Fouquet rien qui détruisît une lettre des paroles quil avait prononcées; il ne faisait point un éloge pour avoir le droit de placer deux reproches. Le roi comprit, et, rendant les armes à tant de générosité et desprit: -- Vous louez M. Colbert? dit-il. -- Oui, Sire, je le loue; car, outre que cest un homme de mérite, je le crois très dévoué aux intérêts de Votre Majesté. -- Est-ce parce que souvent il a heurté vos vues? dit le roi en souriant. -- Précisément, Sire. -- Expliquez-moi cela? -- Cest bien simple. Moi, je suis lhomme quil faut pour faire entrer largent, lui lhomme quil faut pour lempêcher de sortir. -- Allons, allons, monsieur le surintendant, que diable! vous me direz bien quelque chose qui corrige toute cette bonne opinion? -- Administrativement, Sire? -- Oui. -- Pas le moins du monde, Sire. -- Vraiment? -- Sur lhonneur, je ne connais pas en France un meilleur commis que M. Colbert. Ce mot commis navait pas, en 1661, la signification un peu subalterne quon lui donne aujourdhui; mais, en passant par la bouche de Fouquet que le roi venait dappeler M. le surintendant, il prit quelque chose dhumble et de petit qui mettait admirablement Fouquet à sa place et Colbert à la sienne. -- Eh bien! dit Louis XIV, cest cependant lui qui, tout économe quil est, a ordonné mes fêtes de Fontainebleau; et je vous assure, monsieur Fouquet, quil na pas du tout empêché mon argent de sortir. Fouquet sinclina, mais sans répondre. -- Nest-ce pas votre avis? dit le roi. -- Je trouve, Sire, répondit-il, que M. Colbert a fait les choses avec infiniment dordre, et mérite, sous ce rapport, toutes les louanges de Votre Majesté. Ce mot ordre fit le pendant du mot commis. Nulle organisation, plus que celle du roi, navait cette vive sensibilité, cette finesse de tact qui perçoit et saisit lordre des sensations avant les sensations mêmes. Louis XIV comprit donc que le commis avait eu pour Fouquet trop dordre, cest-à-dire que les fêtes si splendides de Fontainebleau eussent pu être plus splendides encore. Le roi sentit, en conséquence, que quelquun pouvait reprocher quelque chose à ses divertissements; il éprouva un peu de dépit de ce provincial qui, paré des plus sublimes habits de sa garde-robe, arrive à Paris, où lhomme élégant le regarde trop ou trop peu. Cette partie de la conversation, si sobre, mais si fine de Fouquet, donna encore au roi plus destime pour le caractère de lhomme et la capacité du ministre. Fouquet prit congé à deux heures du matin, et le roi se mit au lit un peu inquiet, un peu confus de la leçon voilée quil venait de recevoir; et deux bons quarts dheure furent employés par lui à se remémorer les broderies, les tapisseries, les menus des collations, les architectures des arcs de triomphe, les dispositions dilluminations et dartifices imaginés par lordre du commis Colbert. Il résulta que le roi, repassant sur tout ce qui sétait passé depuis huit jours, trouva quelques taches à ses fêtes. Mais Fouquet, par sa politesse, par sa bonne grâce et par sa générosité, venait dentamer Colbert plus profondément que celui- ci, avec sa fourbe, sa méchanceté, sa persévérante haine, navait jamais réussi à entamer Fouquet. Chapitre CXXII -- Fontainebleau à deux heures du matin Comme nous lavons vu, de Saint-Aignan avait quitté la chambre du roi au moment où le surintendant y faisait son entrée. De Saint-Aignan était chargé dune mission pressée; cest dire que de Saint-Aignan allait faire tout son possible pour tirer bon parti de son temps. Cétait un homme rare que celui que nous avons introduit comme lami du roi; un de ces courtisans précieux dont la vigilance et la netteté dintention faisaient dès cette époque ombrage à tout favori passé ou futur, et balançait par son exactitude la servilité de Dangeau. Aussi Dangeau nétait-il pas le favori, cétait le complaisant du roi. De Saint-Aignan sorienta donc. Il pensa que les premiers renseignements quil avait à recevoir lui devaient venir de de Guiche. Il courut donc après de Guiche. De Guiche, que nous avons vu disparaître à laile du château et qui avait tout lair de rentrer chez lui, de Guiche nétait pas rentré. De Saint-Aignan se mit en quête de de Guiche. Après avoir bien tourné, viré, cherché, de Saint-Aignan aperçut quelque chose comme une forme humaine appuyée à un arbre. Cette forme avait limmobilité dune statue et paraissait fort occupée à regarder une fenêtre, quoique les rideaux de cette fenêtre fussent hermétiquement fermés. Comme cette fenêtre était celle de Madame, de Saint-Aignan pensa que cette forme devait être celle de de Guiche. Il sapprocha doucement et vit quil ne se trompait point. De Guiche avait emporté de son entretien avec Madame une telle charge de bonheur, que toute sa force dâme ne pouvait suffire à la porter. De son côté, de Saint-Aignan savait que de Guiche avait été pour quelque chose dans lintroduction de La Vallière chez Madame; un courtisan sait tout et se souvient de tout. Seulement, il avait toujours ignoré à quel titre et à quelles conditions de Guiche avait accordé sa protection à La Vallière. Mais comme, en questionnant beaucoup, il est rare que lon napprenne point un peu, de Saint-Aignan comptait apprendre peu ou prou en questionnant de Guiche avec toute la délicatesse et en même temps avec toute linsistance dont il était capable. Le plan de Saint-Aignan était celui-ci: Si les renseignements étaient bons, dire avec effusion au roi quil avait mis la main sur une perle, et réclamer le privilège denchâsser cette perle dans la couronne royale. Si les renseignements étaient mauvais, chose possible après tout, examiner à quel point le roi tenait à La Vallière, et diriger le compte rendu de façon à expulser la petite fille pour se faire un mérite de cette expulsion près de toutes les femmes qui pouvaient avoir des prétentions sur le coeur du roi, à commencer par Madame et à finir par la reine. Au cas où le roi se montrerait tenace dans son désir, dissimuler les mauvaises notes; faire savoir à La Vallière que ces mauvaises notes, sans aucune exception, habitent un tiroir secret de la mémoire du confident; étaler ainsi de la générosité aux yeux de la malheureuse fille, et la tenir perpétuellement suspendue par la reconnaissance et la crainte de manière à sen faire une amie de cour, intéressée comme une complice à faire la fortune de son complice tout en faisant sa propre fortune. Quant au jour où la bombe du passé éclaterait, en supposant que cette bombe éclatât jamais, de Saint-Aignan se promettait bien davoir pris toutes les précautions et de faire lignorant près du roi. Auprès de La Vallière, il aurait encore ce jour-là même un superbe rôle de générosité. Cest avec toutes ces idées, écloses en une demi-heure au feu de la convoitise, que de Saint-Aignan, le meilleur fils du monde, comme eût dit La Fontaine, sen allait avec lintention bien arrêtée de faire parler de Guiche, cest-à-dire de le troubler dans son bonheur quau reste de Saint Aignan ignorait. Il était une heure du matin quand de Saint-Aignan aperçut de Guiche debout, immobile, appuyé au tronc dun arbre, et les yeux cloués sur cette fenêtre lumineuse. Une heure du matin: cest-à-dire lheure la plus douce de la nuit, celle que les peintres couronnent de myrtes et de pavots naissants, lheure aux yeux battus, au coeur palpitant, à la tête alourdie, qui jette sur le jour écoulé un regard de regret, qui adresse un salut amoureux au jour nouveau. Pour de Guiche, cétait laurore dun ineffable bonheur: il eût donné un trésor au mendiant dressé sur son chemin pour obtenir quil ne le dérangeât point en ses rêves. Ce fut justement à cette heure que Saint-Aignan, mal conseillé, légoïsme conseille toujours mal, vint lui frapper sur lépaule au moment où il murmurait un mot ou plutôt un nom. -- Ah! sécria-t-il lourdement, je vous cherchais. -- Moi? dit de Guiche tressaillant. -- Oui, et je vous trouve rêvant à la lune. Seriez-vous atteint, par hasard, du mal de poésie, mon cher comte, et feriez-vous des vers? Le jeune homme força sa physionomie à sourire, tandis que mille et mille contradictions grondaient contre Saint-Aignan au plus profond de son coeur. -- Peut-être, dit-il. Mais quel heureux hasard? -- Ah! voilà qui me prouve que vous mavez mal entendu. -- Comment cela? -- Oui, jai débuté par vous dire que je vous cherchais. -- Vous me cherchiez? -- Oui, et je vous y prends. -- À quoi, je vous prie? -- Mais à chanter Philis. -- Cest vrai, je nen disconviens pas, dit de Guiche en riant; oui, mon cher comte, je chante Philis. -- Cela vous est acquis. -- À moi? -- Sans doute, à vous. À vous, lintrépide protecteur de toute femme belle et spirituelle. -- Que diable me venez-vous conter là. -- Des vérités reconnues, je le sais bien. Mais attendez, je suis amoureux. -- Vous? -- Oui. -- Tant mieux, cher comte. Venez et contez-moi cela. Et de Guiche, craignant un peu tard peut-être que Saint-Aignan ne remarquât cette fenêtre éclairée; prit le bras du comte et essaya de lentraîner. -- Oh! dit celui-ci en résistant, ne me menez point du côté de ces bois noirs, il fait trop humide par là. Restons à la lune, voulez- vous? Et, tout en cédant à la pression du bras de de Guiche, il demeura dans les parterres qui avoisinaient le château. -- Voyons, dit de Guiche résigné, conduisez-moi où il vous plaira, et demandez-moi ce qui vous est agréable. -- On nest pas plus charmant. Puis, après une seconde de silence: -- Cher comte, continua de Saint-Aignan, je voudrais que vous me disiez deux mots sur une certaine personne que vous avez protégée. -- Et que vous aimez? -- Je ne dis ni oui ni non, très cher... Vous comprenez quon ne place pas ainsi son coeur à fonds perdu, et quil faut bien prendre à lavance ses sûretés. -- Vous avez raison, dit de Guiche avec un soupir; cest précieux, un coeur. -- Le mien surtout, il est tendre, et je vous le donne comme tel. -- Oh! vous êtes connu, comte. Après? -- Voici. Il sagit tout simplement de Mlle de Tonnay-Charente. -- Ah çà! mon cher Saint-Aignan, vous devenez fou, je présume! -- Pourquoi cela? -- Je nai jamais protégé Mlle de Tonnay-Charente, moi! -- Bah! -- Jamais! -- Ce nest pas vous qui avez fait entrer Mlle de Tonnay-Charente chez Madame? -- Mlle de Tonnay-Charente, et vous devez savoir cela mieux que personne, mon cher comte, est dassez bonne maison pour quon la désire, à plus forte raison pour quon ladmette. -- Vous me raillez. -- Non, sur lhonneur, je ne sais ce que vous voulez dire. -- Ainsi, vous nêtes pour rien dans son admission? -- Non. -- Vous ne la connaissez pas? -- Je lai vue pour la première fois le jour de sa présentation à Madame. Ainsi, comme je ne lai pas protégée, comme je ne la connais pas, je ne saurais vous donner sur elle, mon cher comte, les éclaircissements que vous désirez. Et de Guiche fit un mouvement pour quitter son interlocuteur. -- Là! là! dit Saint-Aignan, un instant, mon cher comte; vous ne méchapperez point ainsi. -- Pardon, mais il me semblait quil était lheure de rentrer chez soi. -- Vous ne rentriez pas cependant, quand je vous ai, non pas rencontré, mais trouvé. -- Aussi, mon cher comte, du moment où vous avez encore quelque chose à me dire, je me mets à votre disposition. -- Et vous faites bien, pardieu! Une demi-heure de plus ou de moins, vos dentelles nen seront ni plus ni moins fripées. Jurez- moi que vous naviez pas de mauvais rapports à me faire sur son compte, et que ces mauvais rapports que vous eussiez pu me faire ne sont point la cause de votre silence. -- Oh! la chère enfant, je la crois pure comme un cristal. -- Vous me comblez de joie. Cependant, je ne veux pas avoir lair près de vous dun homme si mal renseigné que je parais. Il est certain que vous avez fourni la maison de la princesse de dames dhonneur. On a même fait une chanson sur cette fourniture. -- Vous savez, mon cher ami, que lon fait des chansons sur tout. -- Vous la connaissez? -- Non; mais chantez-la-moi, je ferai sa connaissance. -- Je ne saurais vous dire comment elle commence, mais je me rappelle comment elle finit. -- Bon! cest déjà quelque chose. _Des demoiselles dhonneur, _ _Guiche est nommé fournisseur._ -- Lidée est faible et la rime pauvre. -- Ah! que voulez-vous, mon cher, ce nest ni de Racine ni de Molière, cest de La Feuillade, et un grand seigneur ne peut pas rimer comme un croquant. -- Cest fâcheux, en vérité, que vous ne vous souveniez que de la fin. -- Attendez, attendez, voilà le commencement du second couplet qui me revient. -- Jécoute. _Il a rempli la volière, _ _Montalais et..._ -- Pardieu! et La Vallière! sécria de Guiche impatienté et surtout ignorant complètement où Saint-Aignan en voulait venir. -- Oui, oui, cest cela, La Vallière. Vous avez trouvé la rime, mon cher. -- Belle trouvaille, ma foi! -- Montalais et La Vallière, cest cela. Ce sont ces deux petites filles que vous avez protégées. Et Saint-Aignan se mit à rire. -- Donc, vous ne trouvez pas dans la chanson Mlle de Tonnay- Charente? dit de Guiche. -- Non, ma foi! -- Vous êtes satisfait, alors? -- Sans doute; mais jy trouve Montalais, dit Saint-Aignan en riant toujours. -- Oh! vous la trouverez partout. Cest une demoiselle fort remuante. -- Vous la connaissez? -- Par intermédiaire. Elle était protégée par un certain Malicorne que protège Manicamp; Manicamp ma fait demander un poste de demoiselle dhonneur pour Montalais dans la maison de Madame, et une place dofficier pour Malicorne dans la maison de Monsieur. Jai demandé; vous savez bien que jai un faible pour ce drôle de Manicamp. -- Et vous avez obtenu? -- Pour Montalais, oui; pour Malicorne, oui et non, il nest encore que toléré. Est-ce tout ce que vous vouliez savoir? -- Reste la rime. -- Quelle rime? -- La rime que vous avez trouvée. -- La Vallière? -- Oui. Et de Saint-Aignan reprit son air qui agaçait tant de Guiche. -- Eh bien! dit ce dernier, je lai fait entrer chez Madame, cest vrai. -- Ah! ah! ah! fit de Saint-Aignan. -- Mais, continua de Guiche de son air le plus froid, vous me ferez très heureux, cher comte, si vous ne plaisantez point sur ce nom. Mlle La Baume Le Blanc de La Vallière est une personne parfaitement sage. -- Parfaitement sage? -- Oui. -- Mais vous ne savez donc pas le nouveau bruit? sécria Saint- Aignan. -- Non, et même vous me rendrez service, mon cher comte, en gardant ce bruit pour vous et pour ceux qui le font courir. -- Ah! bah, vous prenez la chose si sérieusement? -- Oui; Mlle de La Vallière est aimée par un de mes bons amis. Saint-Aignan tressaillit. -- Oh! oh! fit-il. -- Oui, comte, continua de Guiche. Par conséquent, vous comprenez, vous lhomme le plus poli de France, je ne puis laisser faire à mon ami une position ridicule. -- Oh! à merveille. Et Saint-Aignan se rongeait les doigts, moitié dépit, moitié curiosité déçue. De Guiche lui fit un beau salut. -- Vous me chassez, dit Saint-Aignan qui mourait denvie de savoir le nom de lami. -- Je ne vous chasse point, très cher... Jachève mes vers à Philis. -- Et ces vers?... -- Sont un quatrain. Vous comprenez, nest-ce pas? un quatrain, cest sacré. -- Ma foi! oui. -- Et comme, sur quatre vers dont il doit naturellement se composer, il me reste encore trois vers et un hémistiche à faire, jai besoin de toute ma tête. -- Cela se comprend. Adieu, comte! -- Adieu! -- À propos... -- Quoi? -- Avez-vous de la facilité? -- Énormément. -- Aurez-vous bien fini vos trois vers et demi demain matin? -- Je lespère. -- Eh bien! à demain. -- À demain; adieu! Force était à Saint-Aignan daccepter le congé; il laccepta et disparut derrière la charmille. La conversation avait entraîné de Guiche et Saint-Aignan assez loin du château. Tout mathématicien, tout poète et tout rêveur a ses distractions; Saint-Aignan se trouvait donc, quand le quitta de Guiche, aux limites du quinconce, à lendroit où les communes commencent et où, derrière de grands bouquets dacacias et de marronniers croisant leurs grappes sous des monceaux de clématite et de vigne vierge, sélève le mur de séparation entre les bois et la cour des communs. Saint-Aignan, laissé seul, prit le chemin de ces bâtiments; de Guiche tourna en sens inverse. Lun revenait donc vers les parterres, tandis que lautre allait aux murs. Saint-Aignan marchait sous une impénétrable voûte de sorbiers, de lilas et daubépines gigantesques, les pieds sur un sable mou, enfoui dans lombre. Il ruminait une revanche qui lui paraissait difficile à prendre, tout déferré, comme eût dit Tallemant des Réaux, de nen avoir pas appris davantage sur La Vallière, malgré lingénieuse tactique quil avait employée pour arriver jusquà elle. Tout à coup un gazouillement de voix humaines parvint à son oreille. Cétait comme des chuchotements, comme des plaintes féminines mêlées dinterpellations; cétaient de petits rires, des soupirs, des cris de surprise étouffés; mais, par-dessus tout, la voix féminine dominait. Saint-Aignan sarrêta pour sorienter; il reconnut avec la plus vive surprise que les voix venaient, non pas de la terre, mais du sommet des arbres. Il leva la tête en se glissant sous lallée, et aperçut à la crête du mur une femme juchée sur une grande échelle, en grande communication de gestes et de paroles avec un homme perché sur un arbre, et dont on ne voyait que la tête, perdu quétait le corps dans lombre dun marronnier. La femme était en deçà du mur; lhomme au-delà. Chapitre CXXIII -- Le labyrinthe De Saint-Aignan ne cherchait que des renseignements et trouvait une aventure. Cétait du bonheur. Curieux de savoir pourquoi et surtout de quoi cet homme et cette femme causaient à une pareille heure et dans une si singulière situation, de Saint Aignan se fit tout petit et arriva presque sous les bâtons de léchelle. Alors, prenant ses mesures pour être le plus confortablement possible, il sappuya contre un arbre et écouta. Il entendit le dialogue suivant. Cétait la femme qui parlait. -- En vérité, monsieur Manicamp, disait-elle dune voix qui, au milieu des reproches quelle articulait, conservait un singulier accent de coquetterie, en vérité, vous êtes de la plus dangereuse indiscrétion. Nous ne pouvons causer longtemps ainsi sans être surpris. -- Cest très probable, interrompit lhomme du ton le plus calme et le plus flegmatique. -- Eh bien! alors, que dira-t-on? Oh! si quelquun me voyait, je vous déclare que jen mourrais de honte. -- Oh! ce serait un grand enfantillage et dont je vous crois incapable. -- Passe encore sil y avait quelque chose entre nous; mais se faire tort gratuitement, en vérité, je suis bien sotte. Adieu, monsieur de Manicamp! «Bon! je connais lhomme; à présent, je vais voir la femme» se dit de Saint-Aignan guettant aux bâtons de léchelle lextrémité de deux jambes élégamment chaussées dans des souliers de satin bleu de ciel et dans des bas couleur de chair. -- Oh! voyons, voyons; par grâce, ma chère Montalais, sécria de Manicamp, ne fuyez pas, que diable! jai encore des choses de la plus haute importance à vous dire. «Montalais! pensa tout bas de Saint-Aignan; et de trois! Les trois commères ont chacune leur aventure; seulement il mavait semblé que laventure de celle-ci sappelait M. Malicorne et non de Manicamp.» À cet appel de son interlocuteur, Montalais sarrêta au milieu de sa descente. On vit alors linfortuné de Manicamp grimper dun étage dans son marronnier, soit pour savantager, soit pour combattre la lassitude de sa mauvaise position. -- Voyons, dit-il, écoutez-moi; vous savez bien, je lespère, que je nai aucun mauvais dessein. -- Sans doute... Mais, enfin, pourquoi cette lettre que vous mécrivez, en stimulant ma reconnaissance? Pourquoi ce rendez-vous que vous me demandez à une pareille heure et dans un pareil lieu? -- Jai stimulé votre reconnaissance en vous rappelant que cétait moi qui vous avais fait entrer chez Madame, parce que, désirant vivement lentrevue que vous avez bien voulu maccorder, jai employé, pour lobtenir, le moyen le plus sûr. Pourquoi je vous lai demandée à pareille heure et dans un pareil lieu? Cest que lheure ma paru discrète et le lieu solitaire, Or, javais à vous demander de ces choses qui réclament à la fois la discrétion et la solitude. -- Monsieur de Manicamp! -- En tout bien tout honneur, chère demoiselle. -- Monsieur de Manicamp, je crois quil serait plus convenable que je me retirasse. -- Écoutez ou je saute de mon nid dans le vôtre, et prenez garde de me défier, car il y a juste, en ce moment, une branche de marronnier qui mest gênante et qui me provoque à des excès. Nimitez pas cette branche et écoutez-moi. -- Je vous écoute, jy consens; mais soyez bref, car, si vous avez une branche qui vous provoque, jai, moi, un échelon triangulaire qui sintroduit dans la plante de mes pieds. Mes souliers sont minés, je vous en préviens. -- Faites-moi lamitié de me donner la main, mademoiselle. -- Et pourquoi? -- Donnez toujours. -- Voici ma main; mais que faites-vous donc? -- Je vous tire à moi. -- Dans quel but? Vous ne voulez pas que jaille vous rejoindre dans votre arbre, jespère? -- Non; mais je désire que vous vous asseyiez sur le mur; là, bien! la place est large et belle et je donnerais beaucoup pour que vous me permissiez de my asseoir à côté de vous. -- Non pas! vous êtes bien où vous êtes; on vous verrait. -- Croyez-vous? demanda Manicamp dune voix insinuante. -- Jen suis sûre. -- Soit! je reste sur mon marronnier, quoique jy sois on ne peut plus mal. -- Monsieur Manicamp! monsieur Manicamp! nous nous éloignons du fait. -- Cest juste. -- Vous mavez écrit? -- Très bien. -- Mais pourquoi mavez-vous écrit? -- Imaginez-vous quaujourdhui, à deux heures, de Guiche est parti. -- Après? -- Le voyant partir, je lai suivi, comme cest mon habitude. -- Je le vois bien, puisque vous voilà. -- Attendez donc... Vous savez, nest-ce pas, que ce pauvre de Guiche était jusquau cou dans la disgrâce? -- Hélas! oui. -- Cétait donc le comble de limprudence à lui de venir trouver à Fontainebleau ceux qui lavaient exilé à Paris, et surtout ceux dont on léloignait. -- Vous raisonnez comme feu Pythagore, monsieur Manicamp. -- Or, de Guiche est têtu comme un amoureux; il nécouta donc aucune de mes remontrances. Je le priai, je le suppliai, il ne voulut rien entendre à rien... Ah! diable! -- Quavez-vous? -- Pardon, mademoiselle, mais cest cette maudite branche dont jai déjà eu lhonneur de vous entretenir et qui vient de déchirer mon haut-de-chausses. -- Il fait nuit, répliqua Montalais en riant: continuons, monsieur Manicamp. -- De Guiche partit donc à cheval tout courant, et moi, je le suivis, mais au pas. Vous comprenez, saller jeter à leau avec un ami aussi vite quil y va lui-même, cest dun sot ou dun insensé. Je laissai donc de Guiche prendre les devants et cheminai avec une sage lenteur, persuadé que jétais que le malheureux ne serait pas reçu, ou, sil létait, tournerait bride au premier coup de boutoir, et que je le verrais revenir encore plus vite quil nétait allé, sans avoir été plus loin, moi, que Ris ou Melun, et cétait déjà trop, vous en conviendrez, que onze lieues pour aller et autant pour revenir. Montalais haussa les épaules. -- Riez tant quil vous plaira, mademoiselle; mais si, au lieu dêtre carrément assise sur la tablette dun mur comme vous êtes, vous vous trouviez à cheval sur la branche que voici, vous aspireriez à descendre. -- Un peu de patience, mon cher monsieur Manicamp! un instant est bientôt passé: vous disiez donc que vous aviez dépassé Ris et Melun. -- Oui, jai dépassé Ris et Melun; jai continué de marcher, toujours étonné de ne point le voir revenir; enfin, me voici à Fontainebleau, je minforme, je menquiers partout de de Guiche; personne ne la vu, personne ne lui a parlé dans la ville: il est arrivé au grand galop, est entré dans le château et a disparu. Depuis huit heures du soir, je suis à Fontainebleau, demandant de Guiche à tous les échos; pas de de Guiche. Je meurs dinquiétude! vous comprenez que je nai pas été me jeter dans la gueule du loup, en entrant moi-même au château, comme a fait mon imprudent ami: je suis venu droit aux communs, et je vous ai fait parvenir une lettre. Maintenant, mademoiselle, au nom du Ciel, tirez-moi dinquiétude. -- Ce ne sera pas difficile, mon cher monsieur Manicamp: votre ami de Guiche a été reçu admirablement. -- Bah! -- Le roi lui a fait fête. -- Le roi, qui lavait exilé! -- Madame lui a souri; Monsieur paraît laimer plus que devant! -- Ah! ah! fit Manicamp, cela mexplique pourquoi et comment il est resté. Et il na point parlé de moi? -- Il nen a pas dit un mot. -- Cest mal à lui. Que fait-il en ce moment? -- Selon toute probabilité, il dort, ou, sil ne dort pas, il rêve. -- Et qua-t-on fait pendant toute la soirée? -- On a dansé. -- Le fameux ballet? Comment a été de Guiche? -- Superbe. -- Ce cher ami! Maintenant, pardon, mademoiselle, mais il me reste à passer de chez moi chez vous. -- Comment cela? -- Vous comprenez: je ne présume pas que lon mouvre la porte du château à cette heure, et, quant à coucher sur cette branche, je le voudrais bien, mais je déclare la chose impossible à tout autre animal quun papegai. -- Mais moi, monsieur Manicamp, je ne puis pas comme cela introduire un homme par-dessus un mur? -- Deux, mademoiselle, dit une seconde voix, mais avec un accent si timide, que lon comprenait que son propriétaire sentait toute linconvenance dune pareille demande. -- Bon Dieu! sécria Montalais essayant de plonger son regard jusquau pied du marronnier; qui me parle? -- Moi, mademoiselle. -- Qui vous? -- Malicorne, votre très humble serviteur. Et Malicorne, tout en disant ces paroles, se hissa de la tête aux premières branches, et des premières branches à la hauteur du mur. -- M. Malicorne!... Bonté divine! mais vous êtes enragés tous deux! -- Comment vous portez-vous, mademoiselle, demanda Malicorne avec force civilités. -- Celui-là me manquait! sécria Montalais désespérée. -- Oh! mademoiselle, murmura Malicorne, ne soyez pas si rude, je vous en supplie! -- Enfin, mademoiselle, dit Manicamp, nous sommes vos amis, et lon ne peut désirer la mort de ses amis. Or, nous laisser passer la nuit où nous sommes, cest nous condamner à mort. -- Oh! fit Montalais, M. Malicorne est robuste, et il ne mourra pas pour une nuit passée à la belle étoile. -- Mademoiselle! -- Ce sera une juste punition de son escapade. -- Soit! Que Malicorne sarrange donc comme il voudra avec vous; moi, je passe, dit Manicamp. Et, courbant cette fameuse branche contre laquelle il avait porté des plaintes si amères, il finit, en saidant de ses mains et de ses pieds, par sasseoir côte à côte de Montalais. Montalais voulut repousser Manicamp, Manicamp chercha à se maintenir. Ce conflit, qui dura quelques secondes, eut son côté pittoresque, côté auquel loeil de M. de Saint-Aignan trouva certainement son compte. Mais Manicamp lemporta. Maître de léchelle, il y posa le pied, puis il offrit galamment la main à son ennemie. Pendant ce temps, Malicorne sinstallait dans le marronnier, à la place quavait occupée Manicamp, se promettant en lui-même de lui succéder en celle quil occupait. Manicamp et Montalais descendirent quelques échelons, Manicamp insistant, Montalais riant et se défendant. On entendit alors la voix de Malicorne qui suppliait. -- Mademoiselle, disait Malicorne, ne mabandonnez pas, je vous en supplie! Ma position est fausse, et je ne puis sans accident parvenir seul de lautre côté du mur; que Manicamp déchire ses habits, très bien: il a ceux de M. de Guiche; mais, moi, je naurai pas même ceux de Manicamp, puisquils seront déchirés. -- Mest avis, dit Manicamp, sans soccuper des lamentations de Malicorne, mest avis que le mieux est que jaille trouver de Guiche à linstant même. Plus tard peut-être ne pourrais-je plus pénétrer chez lui. -- Cest mon avis aussi, répliqua Montalais; allez donc, monsieur Manicamp. -- Mille grâces! Au revoir, mademoiselle, dit Manicamp en sautant à terre, on nest pas plus aimable que vous. -- Monsieur de Manicamp, votre servante; je vais maintenant me débarrasser de M. Malicorne. Malicorne poussa un soupir. -- Allez, allez, continua Montalais. Manicamp fit quelques pas; puis, revenant au pied de léchelle: -- À propos, mademoiselle, dit-il, par où va-t-on chez M. de Guiche? -- Ah! cest vrai... Rien de plus simple. Vous suivez la charmille... -- Oh! très bien. -- Vous arrivez au carrefour vert. -- Bon! -- Vous y trouvez quatre allées... -- À merveille. -- Vous en prenez une... -- Laquelle? -- Celle de droite. -- Celle de droite? -- Non, celle de gauche. -- Ah! diable! -- Non, non... attendez donc... -- Vous ne paraissez pas très sûre. Remémorez-vous, je vous prie, mademoiselle. -- Celle du milieu. -- Il y en a quatre. -- Cest vrai. Tout ce que je sais, cest que, sur les quatre, il y en a une qui mène tout droit chez Madame; celle-là, je la connais. -- Mais M. de Guiche nest point chez Madame, nest-ce pas? -- Dieu merci! non. -- Celle qui mène chez Madame mest donc inutile, et je désirerais la troquer contre celle qui mène chez M. de Guiche. -- Oui, certainement, celle-là, je la connais aussi; mais quant à lindiquer ici, la chose me paraît impossible. -- Mais, enfin, mademoiselle, supposons que jaie trouvé cette bienheureuse allée. -- Alors, vous êtes arrivé. -- Bien. -- Oui, vous navez plus à traverser que le labyrinthe. -- Plus que cela? Diable! il y a donc un labyrinthe? -- Assez compliqué, oui; le jour même, on sy trompe parfois; ce sont des tours et des détours sans fin; il faut dabord faire trois tours à droite, puis deux tours à gauche, puis un tour... Est-ce un tour ou deux tours? Attendez donc! Enfin, en sortant du labyrinthe, vous trouvez une allée de sycomores, et cette allée de sycomores vous conduit droit au pavillon quhabite M. de Guiche. -- Mademoiselle, dit Manicamp, voilà une admirable indication, et je ne doute pas que, guidé par elle, je ne me perde à linstant même. Jai, en conséquence, un petit service à vous demander. -- Lequel? -- Cest de moffrir votre bras et de me guider vous-même comme une autre... comme une autre.... Je savais cependant ma mythologie, mademoiselle; mais la gravité des événements me la fait oublier. Venez donc, je vous en supplie. -- Et moi! sécria Malicorne, et moi, lon mabandonne donc! -- Eh! monsieur, impossible!... dit Montalais à Manicamp; on peut me voir avec vous à une pareille heure, et jugez donc ce que lon dira. -- Vous aurez votre conscience pour vous, mademoiselle, dit sentencieusement Manicamp. -- Impossible, monsieur, impossible! -- Alors, laissez-moi aider Malicorne à descendre; cest un garçon très intelligent et qui a beaucoup de flair; il me guidera, et, si nous nous perdons, nous nous perdrons à deux et nous nous sauverons lun et lautre. À deux, si nous sommes rencontrés, nous aurons lair de quelque chose; tandis que, seul, jaurais lair dun amant ou dun voleur. Venez, Malicorne, voici léchelle. -- Monsieur Malicorne, sécria Montalais, je vous défends de quitter votre arbre, et cela sous peine dencourir toute ma colère. Malicorne avait déjà allongé vers le faîte du mur une jambe quil retira tristement. -- Chut! dit tout bas Manicamp. -- Quy a-t-il? demanda Montalais. -- Jentends des pas. -- Oh! mon Dieu! En effet, les pas soupçonnés devinrent un bruit manifeste, le feuillage souvrit, et de Saint-Aignan parut, loeil riant et la main tendue, surprenant chacun dans la position où il était: cest-à-dire Malicorne sur son arbre et le cou tendu, Montalais sur son échelon et collée à léchelle, Manicamp à terre et le pied en avant, prêt à se mettre en route. -- Eh! bonsoir, Manicamp, dit le comte, soyez le bienvenu, cher ami; vous nous manquiez ce soir, et lon vous demandait. Mademoiselle de Montalais, votre... très humble serviteur! Montalais rougit. -- Ah! mon Dieu! balbutia-t-elle en cachant sa tête dans ses deux mains. -- Mademoiselle, dit de Saint-Aignan, rassurez-vous, je connais toute votre innocence et jen rendrai bon compte. Manicamp, suivez-moi. Charmille, carrefour et labyrinthe me connaissent; je serai votre Ariane. Hein! voilà votre nom mythologique retrouvé. -- Cest ma foi! vrai, comte, merci! -- Mais, par la même occasion, comte, dit Montalais, emmenez aussi M. Malicorne. -- Non pas, non pas, dit Malicorne. M. Manicamp a causé avec vous tant quil a voulu; à mon tour, sil vous plaît, mademoiselle; jai, de mon côté, une multitude de choses à vous dire concernant notre avenir. -- Vous entendez, dit le comte en riant; demeurez avec lui, mademoiselle. Ne savez-vous pas que cette nuit est la nuit aux secrets? Et, prenant le bras de Manicamp, le comte lemmena dun pas rapide dans la direction du chemin que Montalais connaissait si bien et indiquait si mal. Montalais les suivit des yeux aussi longtemps quelle put les apercevoir. Chapitre CXXIV -- Comment Malicorne avait été délogé de lhôtel du Beau-Paon Pendant que Montalais suivait des yeux le comte et Manicamp, Malicorne avait profité de la distraction de la jeune fille pour se faire une position plus tolérable. Quand elle se retourna, cette différence qui sétait faite dans la position de Malicorne frappa donc immédiatement ses yeux. Malicorne était assis comme une manière de singe, le derrière sur le mur, les pieds sur le premier échelon. Les pampres sauvages et les chèvrefeuilles le coiffaient comme un faune, les torsades de la vigne vierge figuraient assez bien ses pieds de bouc. Quant à Montalais, rien ne lui manquait pour quon pût la prendre pour une dryade accomplie. -- Oh! dit-elle en remontant un échelon, me rendez-vous malheureuse, me persécutez-vous assez, tyran que vous êtes! -- Moi? fit Malicorne, moi, un tyran? -- Oui, vous me compromettez sans cesse, monsieur Malicorne; vous êtes un monstre de méchanceté. -- Moi? -- Quaviez-vous à faire à Fontainebleau? Dites! est-ce que votre domicile nest point à Orléans? -- Ce que jai à faire ici, demandez-vous? Mais jai affaire de vous voir. -- Ah! la belle nécessité. -- Pas pour vous, peut-être, mademoiselle, mais bien certainement pour moi. Quant à mon domicile, vous savez bien que je lai abandonné, et que je nai plus dans lavenir dautre domicile que celui que vous avez vous-même. Donc, votre domicile étant pour le moment à Fontainebleau, à Fontainebleau je suis venu. Montalais haussa les épaules. -- Vous voulez me voir, nest-ce pas? -- Sans doute. -- Eh bien! vous mavez vue, vous êtes content, partez! -- Oh! non, fit Malicorne. -- Comment! oh! non? -- Je ne suis pas venu seulement pour vous voir; je suis venu pour causer avec vous. -- Eh bien! nous causerons plus tard et dans un autre endroit. -- Plus tard! Dieu sait si je vous rencontrerai plus tard dans un autre endroit! Nous nen trouverons jamais de plus favorable que celui-ci. -- Mais je ne puis ce soir, je ne puis en ce moment. -- Pourquoi cela? -- Parce quil est arrivé cette nuit mille choses. -- Eh bien! ma chose, à moi, fera mille et une. -- Non, non, Mlle de Tonnay-Charente mattend dans notre chambre pour une communication de la plus haute importance. -- Depuis longtemps? -- Depuis une heure au moins. -- Alors, dit tranquillement Malicorne, elle attendra quelques minutes de plus. -- Monsieur Malicorne, dit Montalais, vous vous oubliez. -- Cest-à-dire que vous moubliez, mademoiselle, et que, moi, je mimpatiente du rôle que vous me faites jouer ici. Mordieu! mademoiselle, depuis huit jours, je rôde parmi vous toutes, sans que vous ayez daigné une seule fois vous apercevoir que jétais là. -- Vous rôdez ici, vous, depuis huit jours? -- Comme un loup-garou; brûlé ici par les feux dartifice qui mont roussi deux perruques, noyé là dans les osiers par lhumidité du soir ou la vapeur des jets deau, toujours affamé, toujours échiné, avec la perspective dun mur ou la nécessité dune escalade. Morbleu! ce nest pas un sort cela, mademoiselle, pour une créature qui nest ni écureuil, ni salamandre, ni loutre; mais, puisque vous poussez linhumanité jusquà vouloir me faire renier ma condition dhomme, je larbore. Homme je suis, mordieu! et homme je resterai, à moins dordres supérieurs. -- Eh bien! voyons, que désirez-vous, que voulez-vous, quexigez- vous? dit Montalais soumise. -- Nallez-vous pas me dire que vous ignoriez que jétais à Fontainebleau? -- Je... -- Soyez franche. -- Je men doutais. -- Eh bien! depuis huit jours, ne pouviez-vous pas me voir une fois par jour au moins? -- Jai toujours été empêchée, monsieur Malicorne. -- Tarare! -- Demandez à ces demoiselles, si vous ne me croyez pas. -- Je ne demande jamais dexplication sur les choses que je sais mieux que personne. -- Calmez-vous, monsieur Malicorne, cela changera. -- Il le faudra bien. -- Vous savez, quon vous voie ou quon ne vous voie point, vous savez que lon pense à vous, dit Montalais avec son air câlin. -- Oh! lon pense à moi... -- Parole dhonneur. -- Et rien de nouveau? -- Sur quoi? -- Sur ma charge dans la maison de Monsieur. -- Ah! mon cher monsieur Malicorne, on nabordait pas Son Altesse Royale pendant ces jours passés. -- Et maintenant? -- Maintenant, cest autre chose: depuis hier, il nest plus jaloux. -- Bah! Et comment la jalousie lui est-elle passée? -- Il y a eu diversion. -- Contez-moi cela. -- On a répandu le bruit que le roi avait jeté les yeux sur une autre femme, et Monsieur sen est trouvé calmé tout dun coup. -- Et qui a répandu ce bruit? Montalais baissa la voix. -- Entre nous, dit-elle, je crois que Madame et le roi sentendent. -- Ah! ah! fit Malicorne, cétait le seul moyen. Mais M. de Guiche, le pauvre soupirant? -- Oh! celui-là, il est tout à fait délogé. -- Sest-on écrit? -- Mon Dieu non; je ne leur ai pas vu tenir une plume aux uns ni aux autres depuis huit jours. -- Comment êtes-vous avec Madame? -- Au mieux. -- Et avec le roi? -- Le roi me fait des sourires quand je passe. -- Bien! Maintenant, sur quelle femme les deux amants ont-ils jeté leur dévolu pour leur servir de paravent? -- Sur La Vallière. -- Oh! oh! pauvre fille! Mais il faudrait empêcher cela, ma mie! -- Pourquoi? -- Parce que M. Raoul de Bragelonne la tuera ou se tuera sil a un soupçon. -- Raoul! ce bon Raoul! Vous croyez? -- Les femmes ont la prétention de se connaître en passions, dit Malicorne, et les femmes ne savent pas seulement lire elles-mêmes ce quelles pensent dans leurs propres yeux ou dans leur propre coeur. Eh bien! je vous dis, moi, que M. de Bragelonne aime La Vallière à tel point, que, si elle fait mine de le tromper, il se tuera ou la tuera. -- Le roi est là pour la défendre, dit Montalais. -- Le roi! sécria Malicorne. -- Sans doute. -- Eh! Raoul tuera le roi comme un reître! -- Bonté divine! fit Montalais, mais vous devenez fou, monsieur Malicorne! -- Non pas; tout ce que je vous dis est, au contraire, du plus grand sérieux, ma mie, et, pour mon compte je sais une chose. -- Laquelle? -- Cest que je préviendrai tout doucement Raoul de la plaisanterie. -- Chut! malheureux! fit Montalais en remontant encore un échelon pour se rapprocher dautant de Malicorne, nouvrez point la bouche à ce pauvre Bragelonne. -- Pourquoi cela? -- Parce que vous ne savez rien encore. -- Quy a-t-il donc? -- Il y a que ce soir... Personne ne nous écoute? -- Non. -- Il y a que ce soir, sous le chêne royal, La Vallière a dit tout haut et tout naïvement ces paroles: «Je ne conçois pas que, lorsquon a vu le roi, on puisse jamais aimer un autre homme.» Malicorne fit un bond sur son mur. -- Ah! mon Dieu! dit-il, elle a dit cela, la malheureuse? -- Mot pour mot. -- Et elle le pense? -- La Vallière pense toujours ce quelle dit. -- Mais cela crie vengeance! mais les femmes sont des serpents! dit Malicorne. -- Calmez-vous, mon cher Malicorne, calmez-vous! -- Non pas! Coupons le mal dans sa racine, au contraire. Prévenons Raoul, il est temps. -- Maladroit! cest quau contraire il nest plus temps, répondit Montalais. -- Comment cela? -- Ce mot de La Vallière... -- Oui. -- Ce mot à ladresse du roi... -- Eh bien? -- Eh bien! il est arrivé à son adresse. -- Le roi le connaît? Il a été rapporté au roi? -- Le roi la entendu. -- _Ohimé!_ comme disait M. le cardinal. -- Le roi était précisément caché dans le massif le plus voisin du chêne royal. -- Il en résulte, dit Malicorne, que dorénavant le plan du roi et de Madame va marcher sur des roulettes, en passant sur le corps du pauvre Bragelonne. -- Vous lavez dit. -- Cest affreux. -- Cest comme cela. -- Ma foi! dit Malicorne après une minute de silence donnée à la méditation, entre un gros chêne et un grand roi, ne mettons pas notre pauvre personne, nous y serions broyés, ma mie. -- Cest ce que je voulais vous dire. -- Songeons à nous. -- Cest ce que je pensais. -- Ouvrez donc vos jolis yeux. -- Et vous, vos grandes oreilles. -- Approchez votre petite bouche pour un bon gros baiser. -- Voici, dit Montalais, qui paya sur-le-champ en espèces sonnantes. -- Maintenant, voyons. Voici M. de Guiche qui aime Madame; voilà La Vallière qui aime le roi; voilà le roi qui aime Madame et La Vallière; voilà Monsieur qui naime personne que lui. Entre toutes ces amours, un imbécile ferait sa fortune, à plus forte raison des personnes de sens comme nous. -- Vous voilà encore avec vos rêves. -- Cest-à-dire avec mes réalités. Laissez-vous conduire par moi, ma mie, vous ne vous en êtes pas trop mal trouvée jusquà présent, nest-ce pas? -- Non. -- Eh bien! lavenir vous répond du passé. Seulement, puisque chacun pense à soi ici, pensons à nous. -- Cest trop juste. -- Mais à nous seuls. -- Soit! -- Alliance offensive et défensive! -- Je suis prête à la jurer. -- Étendez la main; cest cela: Tout pour Malicorne! -- Tout pour Malicorne! -- Tout pour Montalais! répondit Malicorne en étendant la main à son tour. -- Maintenant, que faut-il faire? -- Avoir incessamment les yeux ouverts, les oreilles ouvertes, amasser des armes contre les autres, nen jamais laisser traîner qui puissent servir contre nous-mêmes. -- Convenu. -- Arrêté. -- Juré. Et maintenant que le pacte est fait, adieu. -- Comment, adieu? -- Sans doute. Retournez à votre auberge. -- À mon auberge? -- Oui; nêtes-vous pas logé à lauberge du Beau-Paon? -- Montalais! Montalais! vous le voyez bien, que vous connaissiez ma présence à Fontainebleau. -- Quest-ce que cela prouve? Quon soccupe de vous au-delà de vos mérites, ingrat! -- Hum! -- Retournez donc au Beau-Paon. -- Eh bien! voilà justement! -- Quoi? -- Cest devenu chose impossible. -- Naviez-vous point une chambre? -- Oui, mais je ne lai plus. -- Vous ne lavez plus? et qui vous la prise? -- Attendez... Tantôt je revenais de courir après vous, jarrive tout essoufflé à lhôtel, lorsque japerçois une civière sur laquelle quatre paysans apportaient un moine malade. -- Un moine? -- Oui, un vieux franciscain à barbe grise. Comme je regardais ce moine malade, on lentre dans lauberge. Comme on lui faisait monter lescalier, je le suis, et, comme jarrive au haut de lescalier, je maperçois quon le fait entrer dans ma chambre. -- Dans votre chambre? -- Oui, dans ma propre chambre. Je crois que cest une erreur, jinterpelle lhôte: lhôte me déclare que la chambre louée par moi depuis huit jours était louée à ce franciscain pour le neuvième. -- Oh! oh! -- Cest justement ce que je fis: Oh! oh! Je fis même plus encore, je voulus me fâcher. Je remontai. Je madressai au franciscain lui-même. Je voulus lui remontrer linconvenance de son procédé; mais ce moine, tout moribond quil paraissait être, se souleva sur son coude, fixa sur moi deux yeux flamboyants, et, dune voix qui eût avantageusement commandé une charge de cavalerie: «Jetez-moi ce drôle à la porte», dit-il. Ce qui fut à linstant même exécuté par lhôte et par les quatre porteurs, qui me firent descendre lescalier un peu plus vite quil nétait convenable Voilà comment il se fait, ma mie, que je nai plus de gîte. -- Mais quest-ce que cest que ce franciscain? demanda Montalais. Cest donc un général? -- Justement; il me semble que cest là le titre quun des porteurs lui a donné en lui parlant à demi-voix. -- De sorte que?... dit Montalais. -- De sorte que je nai plus de chambre, plus dauberge, plus de gîte, et que je suis aussi décidé que létait tout à lheure mon ami Manicamp à ne pas coucher dehors. -- Comment faire? sécria Montalais. -- Voilà! dit Malicorne. -- Mais rien de plus simple, dit une troisième voix. Montalais et Malicorne poussèrent un cri simultané. De Saint-Aignan parut. -- Cher monsieur Malicorne, dit de Saint-Aignan, un heureux hasard me ramène ici pour vous tirer dembarras. Venez, je vous offre une chambre chez moi, et celle-là, je vous le jure, nul franciscain ne vous lôtera. Quant à vous, ma chère demoiselle, rassurez-vous; jai déjà le secret de Mlle de La Vallière, celui de Mlle de Tonnay-Charente; vous venez davoir la bonté de me confier le vôtre, merci: jen garderai aussi bien trois quun seul. Malicorne et Montalais se regardèrent comme deux écoliers pris en maraude; mais, comme au bout du compte Malicorne voyait un grand avantage dans la proposition qui lui était faite, il fit à Montalais un signe de résignation que celle-ci lui rendit. Puis Malicorne descendit léchelle échelon par échelon, réfléchissant à chaque degré au moyen darracher bribe par bribe à M. de Saint-Aignan tout ce quil pourrait savoir sur le fameux secret. Montalais était déjà partie légère comme une biche, et ni carrefour ni labyrinthe neurent le pouvoir de la tromper. Quant à de Saint-Aignan, il ramena en effet Malicorne chez lui, en lui faisant mille politesses, enchanté quil était de tenir sous sa main les deux hommes qui, en supposant que de Guiche restât muet, pouvaient le mieux renseigner sur le compte des filles dhonneur. Chapitre CXXV -- Ce qui sétait passé en réalité à lauberge du Beau-Paon Dabord, donnons à nos lecteurs quelques détails sur lauberge du Beau-Paon; puis nous passerons au signalement des voyageurs qui lhabitaient. Lauberge du Beau-Paon, comme toute auberge, devait son nom à son enseigne. Cette enseigne représentait un paon qui faisait la roue. Seulement, à linstar de quelques peintres qui ont donné la figure dun joli garçon au serpent qui tente Ève, le peintre de lenseigne avait donné au beau paon une figure de femme. Cette auberge, épigramme vivante contre cette moitié du genre humain qui fait le charme de la vie, dit M. Legouvé, sélevait à Fontainebleau dans la première rue latérale de gauche, laquelle coupait, en venant de Paris, cette grande artère qui forme à elle seule la ville tout entière de Fontainebleau. La rue latérale sappelait alors la rue de Lyon, sans doute parce que, géographiquement, elle savançait dans la direction de la seconde capitale du royaume. Cette rue se composait de deux maisons habitées par des bourgeois, maisons séparées lune de lautre par deux grands jardins bordés de haies. En apparence, il semblait y avoir cependant trois maisons dans la rue; expliquons comment, malgré ce semblant, il ny en avait que deux. Lauberge du Beau-Paon avait sa façade principale sur la grande rue; mais, en retour, sur la rue de Lyon, deux corps de bâtiments, divisés par des cours, renfermaient de grands logements propres à recevoir tous voyageurs, soit à pied, soit à cheval, soit même en carrosse, et à fournir non seulement logis et table, mais encore promenade et solitude aux plus riches courtisans, lorsque, après un échec à la cour, ils désiraient se renfermer avec eux mêmes pour dévorer laffront ou méditer la vengeance. Des fenêtres de ce corps de bâtiment en retour, les voyageurs apercevaient la rue dabord, avec son herbe croissant entre les pavés, quelle disjoignait peu à peu. Ensuite les belles haies de sureau et daubépine qui enfermaient, comme entre deux bras verts et fleuris, ces maisons bourgeoises dont nous avons parlé. Puis, dans les intervalles de ces maisons, formant fond de tableau et se dessinant comme un horizon infranchissable, une ligne de bois touffus, plantureux, premières sentinelles de la vaste forêt qui se déroule en avant de Fontainebleau. On pouvait donc, pour peu quon eût un appartement faisant angle par la grande rue de Paris, participer à la vue et au bruit des passants et des fêtes, et, par la rue de Lyon, à la vue et au calme de la campagne. Sans compter quen cas durgence, au moment où lon frappait à la grande porte de la rue de Paris, on pouvait sesquiver par la petite porte de la rue de Lyon, et, longeant les jardins des maisons bourgeoises, gagner les premiers taillis de la forêt. Malicorne, qui, le premier, on se le rappelle, nous a parlé de cette auberge du Beau-Paon, pour en déplorer son expulsion, Malicorne, préoccupé de ses propres affaires, était bien loin davoir dit à Montalais tout ce quil y avait à dire sur cette curieuse auberge. Nous allons essayer de remplir cette fâcheuse lacune laissée par Malicorne. Malicorne avait oublié de dire, par exemple, de quelle façon il était entré dans lauberge du Beau-Paon. En outre, à part le franciscain dont il avait dit un mot, il navait donné aucun renseignement sur les voyageurs qui habitaient cette auberge. La façon dont ils étaient entrés, la façon dont ils vivaient, la difficulté quil y avait pour toute autre personne que les voyageurs privilégiés dentrer dans lhôtel sans mot dordre, et dy séjourner sans certaines précautions préparatoires, avaient cependant dû frapper, et avaient même, nous oserions en répondre, frappé certainement Malicorne. Mais, comme nous lavons dit, Malicorne avait des préoccupations personnelles qui lempêchaient de remarquer bien des choses. En effet, tous les appartements de lhôtel du Beau-Paon étaient occupés et retenus par des étrangers sédentaires et dun commerce fort calme, porteurs de visages prévenants, dont aucun nétait connu de Malicorne. Tous ces voyageurs étaient arrivés à lhôtel depuis quil y était arrivé lui-même, chacun y était entré avec une espèce de mot dordre qui avait dabord préoccupé Malicorne; mais il sétait informé directement, et il avait su que lhôte donnait pour raison de cette espèce de surveillance que la ville, pleine comme elle létait de riches seigneurs, devait lêtre aussi dadroits et dardents filous. Il allait donc de la réputation dune maison honnête comme celle du Beau Paon de ne pas laisser voler les voyageurs. Aussi, Malicorne se demandait-il parfois, lorsquil rentrait en lui-même et sondait sa position à lhôtel du Beau-Paon, comment on lavait laissé entrer dans cette hôtellerie, tandis que, depuis quil y était entré, il avait vu refuser la porte à tant dautres. Il se demandait surtout comment Manicamp, qui, selon lui, devait être un seigneur en vénération à tout le monde, ayant voulu faire manger son cheval au Beau-Paon, dès son arrivée, cheval et cavalier avaient été éconduits avec un _nescio vos[1]_ des plus intraitables. Cétait donc pour Malicorne un problème que, du reste, occupé comme il létait dintrigue amoureuse et ambitieuse, il ne sétait point appliqué à approfondir. Leût-il voulu que, malgré lintelligence que nous lui avons accordée, nous noserions dire quil eût réussi. Quelques mots prouveront au lecteur quil neût pas fallu moins quOedipe en personne pour résoudre une pareille énigme. Depuis huit jours étaient entrés dans cette hôtellerie sept voyageurs, tous arrivés le lendemain du bienheureux jour où Malicorne avait jeté son dévolu sur le Beau-Paon. Ces sept personnages, venus, avec un train raisonnable, étaient: Dabord, un brigadier des armées allemandes, son secrétaire, son médecin, trois laquais, sept chevaux. Ce brigadier se nommait le comte de Wostpur. Un cardinal espagnol avec deux neveux, deux secrétaires, un officier de sa maison et douze chevaux. Ce cardinal se nommait Mgr Herrebia. Un riche négociant de Brême avec son laquais et deux chevaux. Ce négociant se nommait _mein herr_ Bonstett. Un sénateur vénitien avec sa femme et sa fille, toutes deux dune parfaite beauté. Ce sénateur se nommait il _signor_ Marini. Un laird dÉcosse avec sept montagnards de son clan; tous à pied. Le laird se nommait Mac Cumnor. Un Autrichien de Vienne, sans titre ni blason, venu en carrosse; il avait beaucoup du prêtre, un peu du soldat. On lappelait le conseiller. Enfin une dame flamande, avec un laquais, une femme de chambre et une demoiselle de compagnie. Grand train, grande mine, grands chevaux. On lappelait la dame flamande. Tous ces voyageurs étaient arrivés le même jour, comme nous avons dit, et cependant leur arrivée navait causé aucun embarras dans lauberge, aucun encombrement dans la rue, leurs logements ayant été marqués davance sur la demande de leurs courriers ou de leurs secrétaires, arrivés la veille ou le matin même. Malicorne, arrivé un jour avant eux et voyageant sur un maigre cheval chargé dune mince valise, sétait annoncé à lhôtel du Beau-Paon comme lami dun seigneur curieux de voir les fêtes, et qui lui, à son tour, devait arriver incessamment. Lhôte, à ces paroles, avait souri comme sil connaissait beaucoup, soit Malicorne, soit le seigneur son ami, et il lui avait dit: -- Choisissez, monsieur, tel appartement qui vous conviendra, puisque vous arrivez le premier. Et cela avec cette obséquiosité significative chez les aubergistes, et qui veut dire: «Soyez tranquille, monsieur, on sait à qui lon a affaire, et lon vous traitera en conséquence.» Ces mots et le geste qui les accompagnait avaient paru bienveillants, mais peu clairs à Malicorne. Or, comme il ne voulait pas faire une grosse dépense, et que, demandant une petite chambre, il eût sans doute été refusé à cause de son peu dimportance même, il se hâta de ramasser au bond les paroles de laubergiste, et de le duper avec sa propre finesse. Aussi, souriant en homme pour lequel on ne fait quabsolument ce que lon doit faire: -- Mon cher hôte, dit-il, je prendrai lappartement le meilleur et le plus gai. -- Avec écurie? -- Avec écurie. -- Pour quel jour? -- Pour tout de suite, si cest possible. -- À merveille. -- Seulement, se hâta dajouter Malicorne, je noccuperai pas incontinent le grand appartement. -- Bon! fit lhôte avec un air dintelligence. -- Certaines raisons, que vous comprendrez plus tard, me forcent de ne mettre à mon compte que cette petite chambre. -- Oui, oui, oui, fit lhôte. -- Mon ami, quand il viendra, prendra le grand appartement, et naturellement, comme ce grand appartement sera le sien, il réglera directement. -- Très bien! fit lhôte, très bien! cétait convenu ainsi. -- Cétait convenu ainsi? -- Mot pour mot. -- Cest extraordinaire, murmura Malicorne. Ainsi, vous comprenez? -- Oui. -- Cest tout ce quil faut. Maintenant que vous comprenez... car vous comprenez bien, nest-ce pas? -- Parfaitement. -- Eh bien! vous allez me conduire à ma chambre. Lhôte du Beau-Paon marcha devant Malicorne, son bonnet à la main. Malicorne sinstalla dans sa chambre et y demeura tout surpris de voir lhôte, à chaque ascension ou à chaque descente, lui faire de ces petits clignements dyeux qui indiquent la meilleure intelligence entre deux correspondants. «Il y a quelque méprise là-dessous, se disait Malicorne; mais, en attendant quelle séclaircisse, jen profite, et cest ce quil y a de mieux à faire.» Et de sa chambre il sélançait comme un chien de chasse à la piste des nouvelles et des curiosités de la cour, se faisant rôtir ici et noyer là, comme il avait dit à Mlle de Montalais. Le lendemain de son installation, il avait vu arriver successivement les sept voyageurs qui remplissaient toute lhôtellerie. À laspect de tout ce monde, de tous ces équipages, de tout ce train, Malicorne se frotta les mains, en songeant que, faute dun jour, il neût pas trouvé un lit pour se reposer au retour de ses explorations. Après que tous les étrangers se furent casés, lhôte entra dans sa chambre, et, avec sa gracieuseté habituelle: -- Mon cher monsieur, lui dit-il, il vous reste le grand appartement du troisième corps de logis; vous savez cela? -- Sans doute, je le sais. -- Et cest un véritable cadeau que je vous fais. -- Merci! -- De sorte que, lorsque votre ami viendra... -- Eh bien? -- Eh bien! il sera content de moi, ou, dans le cas contraire, cest quil sera bien difficile. -- Pardon! voulez-vous me permettre de dire quelques mots à propos de mon ami? -- Dites, pardieu! vous êtes bien le maître. -- Il devait venir, comme vous savez... -- Et il le doit toujours. -- Cest quil pourrait avoir changé davis. -- Non. -- Vous en êtes sûr? -- Jen suis sûr. -- Cest que, dans le cas où vous auriez quelque doute... -- Après? -- Je vous dirais, moi: je ne vous réponds pas quil vienne. -- Mais il vous a dit cependant... -- Certainement il ma dit; mais vous savez; lhomme propose et Dieu dispose, verba volant, scripta manent. -- Ce qui veut dire? -- Les mots senvolent, les écrits restent, et, comme il ne ma pas écrit, quil sest contenté de me dire, je vous autoriserai donc, sans cependant vous y inviter... vous sentez, cest fort embarrassant. -- À quoi mautorisez-vous? -- Dame! à louer son appartement, si vous en trouvez un bon prix. -- Moi? -- Oui, vous. -- Jamais, monsieur, jamais je ne ferai une pareille chose. Sil ne vous a pas écrit, à vous... -- Non. -- Il ma écrit, à moi. -- Ah! -- Oui. -- Et dans quels termes? Voyons si sa lettre saccorde avec ses paroles. -- En voici à peu près le texte: «Monsieur le propriétaire de lhôtel du Beau-Paon, Vous devez être prévenu du rendez-vous pris dans votre hôtel par quelques personnages dimportance; je fais partie de la société qui se réunit à Fontainebleau. Retenez donc à la fois, et une petite chambre pour un ami qui arrivera avant moi ou après moi...» -- Cest vous cet ami, nest-ce pas? fit en sinterrompant lhôte du Beau Paon. Malicorne sinclina modestement. Lhôte reprit: «Et un grand appartement pour moi. Le grand appartement me regarde mais je désire que le prix de la chambre soit modique, cette chambre étant destinée à un pauvre diable.» -- Cest toujours bien vous, nest-ce pas? dit lhôte. -- Oui, certes, dit Malicorne. -- Alors, nous sommes daccord: votre ami soldera le prix de son appartement, et vous solderez le prix du vôtre. «Je veux être roué vif, se dit en lui-même Malicorne, si je comprends quelque chose à ce qui marrive.» Puis, tout haut: -- Et, dites-moi, vous avez été content du nom? -- De quel nom? -- Du nom qui terminait la lettre. Il vous a présenté toute garantie? -- Jallais vous le demander, dit lhôte. -- Comment! la lettre nétait pas signée? -- Non, fit lhôte en écarquillant des yeux pleins de mystère et de curiosité. -- Alors, répliqua Malicorne imitant ce geste et ce mystère, sil ne sest pas nommé... -- Eh bien? -- Vous comprendrez quil doit avoir ses raisons pour cela. -- Sans doute. -- Et que je nirai pas, moi, son ami, moi, son confident, trahir son incognito. -- Cest juste, monsieur, répondit lhôte; aussi je ninsiste pas. -- Japprécie cette délicatesse. Quant à moi, comme la dit mon ami, ma chambre est à part, convenons-en bien. -- Monsieur, cest tout convenu. -- Vous comprenez, les bons comptes font les bons amis. Comptons donc. -- Ce nest pas pressé. -- Comptons toujours. Chambre, nourriture, pour moi, place à la mangeoire et nourriture de mon cheval: combien par jour? -- Quatre livres, monsieur. -- Cela fait donc douze livres pour les trois jours écoulés? -- Douze livres; oui, monsieur. -- Voici vos douze livres. -- Eh! monsieur, à quoi bon payer tout de suite? -- Parce que, dit Malicorne en baissant la voix et en recourant au mystérieux, puisquil voyait le mystérieux réussir, parce que, si lon avait à partir soudain, à décamper dun moment à lautre, ce serait tout compte fait. -- Monsieur, vous avez raison. -- Donc, je suis chez moi. -- Vous êtes chez vous. -- Eh bien! à la bonne heure. Adieu! Lhôte se retira. Resté seul, Malicorne se fit le raisonnement suivant: «Il ny a que M. de Guiche ou Manicamp capables davoir écrit à mon hôte; M. de Guiche, parce quil veut se ménager un logement hors de cour, en cas de succès ou dinsuccès; Manicamp, parce quil aura été chargé de cette commission par M. de Guiche. «Voici donc ce que M. de Guiche ou Manicamp auront imaginé: le grand appartement pour recevoir dune façon convenable quelque dame épais voilée, avec réserve, pour la susdite dame, dune double sortie sur une rue à peu près déserte et aboutissant à la forêt. «La chambre pour abriter momentanément soit Manicamp, confident de M. de Guiche et vigilant gardien de la porte, soit M. de Guiche lui-même, jouant à la fois pour plus de sûreté le rôle du maître et celui du confident. «Mais cette réunion qui doit avoir lieu, qui a eu effectivement lieu dans lhôtel? «Ce sont sans doute gens qui doivent être présentés au roi. «Mais le pauvre diable à qui la chambre est destinée? «Ruse pour mieux cacher de Guiche ou Manicamp. «Sil en est ainsi, comme cest chose probable, il ny a que demi- mal: et de Manicamp à Malicorne, il ny a que la bourse.» Depuis ce raisonnement, Malicorne avait dormi sur les deux oreilles, laissant les sept étrangers occuper et arpenter en tous sens les sept logements de lhôtellerie du Beau-Paon. Lorsque rien ne linquiétait à la cour, lorsquil était las dexcursions et dinquisitions, las décrire des billets que jamais il navait loccasion de remettre à leur adresse, alors il rentrait dans sa bienheureuse petite chambre, et, accoudé sur le balcon garni de capucines et doeillets palissés, il soccupait de ces étranges voyageurs pour qui Fontainebleau semblait navoir ni lumières, ni joies, ni fêtes. Cela dura ainsi jusquau septième jour, jour que nous avons détaillé longuement avec sa nuit dans les précédents chapitres. Cette nuit-là, Malicorne prenait le frais à sa fenêtre vers une heure du matin, quand Manicamp parut à cheval, le nez au vent, lair soucieux et ennuyé. «Bon! se dit Malicorne en le reconnaissant du premier coup, voilà mon homme qui vient réclamer son appartement, cest-à-dire ma chambre.» Et il appela Manicamp. Manicamp leva la tête, et à son tour reconnut Malicorne. -- Ah! pardieu! dit celui-ci en se déridant, soyez le bienvenu, Malicorne. Je rôde dans Fontainebleau, cherchant trois choses que je ne puis trouver: de Guiche, une chambre et une écurie. -- Quant à M. de Guiche, je ne puis vous en donner ni bonnes ni mauvaises nouvelles, car je ne lai point vu; mais, quant à votre chambre et à une écurie, cest autre chose. -- Ah! -- Oui; cest ici quelles ont été retenues? -- Retenues, et par qui? -- Par vous, ce me semble. -- Par moi? -- Navez-vous donc point retenu un logement? -- Pas le moins du monde. Lhôte, en ce moment, parut sur le seuil. -- Une chambre? demanda Manicamp. -- Lavez-vous retenue, monsieur? -- Non. -- Alors, pas de chambre. -- Sil en est ainsi, jai retenu une chambre, dit Manicamp. -- Une chambre ou un logement? -- Tout ce que vous voudrez. -- Par lettre? demanda lhôte. Malicorne fit de la tête un signe affirmatif à Manicamp. -- Eh! sans doute par lettre, fit Manicamp. Navez-vous pas reçu une lettre de moi? -- En date de quel jour? demanda lhôte, à qui les hésitations de Manicamp donnaient du soupçon. Manicamp se gratta loreille et regarda à la fenêtre de Malicorne; mais Malicorne avait quitté sa fenêtre et descendait lescalier pour venir en aide à son ami. Juste au même moment, un voyageur, enveloppé dans une longue cape à lespagnole, apparaissait sous le porche, à portée dentendre le colloque. -- Je vous demande à quelle date vous mavez écrit cette lettre pour retenir un logement chez moi? répéta lhôte en insistant. -- À la date de mercredi dernier, dit dune voix douce et polie létranger mystérieux en touchant lépaule de lhôte. Manicamp se recula, et Malicorne, qui apparaissait sur le seuil, se gratta loreille à son tour. Lhôte salua le nouveau venu en homme qui reconnaît son véritable voyageur. -- Monsieur, lui dit-il civilement, votre appartement vous attend, ainsi que vos écuries. Seulement... Il regarda autour de lui. -- Vos chevaux? demanda-t-il. -- Mes chevaux arriveront ou narriveront pas. La chose vous importe peu, nest-ce pas? pourvu quon vous paie ce qui a été retenu. Lhôte salua plus bas. -- Vous mavez, en outre, continua le voyageur inconnu, gardé la petite chambre que je vous ai demandée? -- Aïe! fit Malicorne, en essayant de se dissimuler. -- Monsieur, votre ami loccupe depuis huit jours, dit lhôte en montrant Malicorne qui se faisait le plus petit quil lui était possible. Le voyageur, en ramenant son manteau jusquà la hauteur de son nez, jeta un coup doeil rapide sur Malicorne. -- Monsieur nest pas mon ami, dit-il. Lhôte fit un bond. -- Je ne connais pas Monsieur, continua le voyageur. -- Comment! sécria laubergiste sadressant à Malicorne, comment! vous nêtes pas lami de Monsieur? -- Que vous importe, pourvu que lon vous paie? dit Malicorne parodiant majestueusement létranger. -- Il importe si bien, dit lhôte, qui commençait à sapercevoir quil y avait substitution de personnage, que je vous prie, monsieur, de vider les lieux retenus davance et par un autre que vous. -- Mais enfin, dit Malicorne, Monsieur na pas besoin tout à la fois dune chambre au premier et dun appartement au second... Si Monsieur prend la chambre, je prends, moi, lappartement; si Monsieur choisit lappartement, je garde la chambre. -- Je suis désespéré, monsieur, dit le voyageur de sa voix douce; mais jai besoin à la fois de la chambre et de lappartement. -- Mais enfin pour qui? demanda Malicorne. -- De lappartement, pour moi. -- Soit; mais de la chambre? -- Regardez, dit le voyageur en étendant la main vers une espèce de cortège qui savançait. Malicorne suivit du regard la direction indiquée et vit arriver sur une civière ce franciscain dont il avait, avec quelques détails ajoutés par lui, raconté à Montalais linstallation dans sa chambre, et quil avait si inutilement essayé de convertir à de plus humbles vues. Le résultat de larrivée du voyageur inconnu et du franciscain malade fut lexpulsion de Malicorne, maintenu sans aucun égard hors de lauberge du Beau-Paon par lhôte et les paysans qui servaient de porteurs au franciscain. Il a été donné connaissance au lecteur des suites de cette expulsion, de la conversation de Manicamp, avec Montalais, que Manicamp, plus adroit que Malicorne, avait su trouver pour avoir des nouvelles de de Guiche; de la conversation subséquente de Montalais avec Malicorne; enfin du double billet de logement fourni à Manicamp et à Malicorne, par le comte de Saint Aignan. Il nous reste à apprendre à nos lecteurs ce quétaient le voyageur au manteau, principal locataire du double appartement dont Malicorne avait occupé une portion, et le franciscain, tout aussi mystérieux, dont larrivée, combinée avec celle du voyageur au manteau, avait eu le malheur de déranger les combinaisons des deux amis. Chapitre CXXVI -- Un jésuite de la onzième année Et dabord, pour ne point faire languir le lecteur, nous nous hâterons de répondre à la première question. Le voyageur au manteau rabattu sur le nez était Aramis, qui, après avoir quitté Fouquet et tiré dun porte-manteau ouvert par son laquais un costume complet de cavalier, était sorti du château et sétait rendu à lhôtellerie du Beau-Paon, où, par lettre, depuis sept jours, il avait bien, ainsi que lavait annoncé lhôte, commandé une chambre et un appartement. Aramis, aussitôt après lexpulsion de Malicorne et de Manicamp, sapprocha du franciscain et lui demanda lequel il préférait de lappartement ou de la chambre. Le franciscain demanda où étaient placés lun et lautre. On lui répondit que la chambre était au premier et lappartement au second. -- Alors, la chambre, dit-il. Aramis ninsista point, et, avec une entière soumission: -- La chambre, dit-il à lhôte. Et, saluant avec respect, il se retira dans lappartement. Le franciscain fut aussitôt porté dans la chambre. Maintenant, nest-ce pas une chose étonnante que ce respect dun prélat pour un simple moine, et pour un moine dun ordre mendiant, auquel on donnait ainsi, sans même quil leût demandée, une chambre qui faisait lambition de tant de voyageurs. Comment expliquer aussi cette arrivée inattendue dAramis à lhôtel du Beau-Paon, lui qui, entré avec M. Fouquet au château, pouvait loger au château avec M. Fouquet? Le franciscain supporta le transport dans lescalier sans pousser une plainte, quoique lon vît que sa souffrance était grande, et quà chaque heurt de la civière contre la muraille ou contre la rampe de lescalier, il éprouvait par tout son corps une secousse terrible. Enfin, lorsquil fut arrivé dans la chambre: -- Aidez-moi à me mettre sur ce fauteuil, dit-il aux porteurs. Ceux-ci déposèrent la civière sur le sol, et, soulevant le plus doucement quil leur fut possible le malade, ils le déposèrent sur le fauteuil quil avait désigné et qui était placé à la tête du lit. -- Maintenant, ajouta-t-il avec une grande douceur de gestes et de paroles, faites-moi monter lhôte. Ils obéirent. Cinq minutes après, lhôte du Beau-Paon apparaissait sur le seuil de la porte. -- Mon ami, lui dit le franciscain, congédiez, je vous prie, ces braves gens; ce sont des vassaux de la vicomté de Melun. Ils mont trouvé évanoui de chaleur sur la route, et, sans se demander si leur peine serait payée, ils mont voulu porter chez eux. Mais je sais ce que coûte aux pauvres lhospitalité quils donnent à un malade, et jai préféré lhôtellerie, où, dailleurs, jétais attendu. Lhôte regarda le franciscain avec étonnement. Le franciscain fit avec son pouce et dune certaine façon le signe de croix sur sa poitrine. Lhôte répondit en faisant le même signe sur son épaule gauche. -- Oui, cest vrai, dit-il, vous étiez attendu, mon père; mais nous espérions que vous arriveriez en meilleur état. Et, comme les paysans regardaient avec étonnement cet hôtelier si fier, devenu tout à coup respectueux en présence dun pauvre moine, le franciscain tira de sa longue poche deux ou trois pièces dor, quil montra. -- Voilà, mes amis, dit-il, de quoi payer les soins quon me donnera. Ainsi tranquillisez-vous et ne craignez pas de me laisser ici. Ma compagnie, pour laquelle je voyage, ne veut pas que je mendie; seulement, comme les soins qui mont été donnés par vous méritent aussi récompense, prenez ces deux louis et retirez-vous en paix. Les paysans nosaient accepter; lhôte prit les deux louis de la main du moine, et les mit dans celle dun paysan. Les quatre porteurs se retirèrent en ouvrant des yeux plus grands que jamais. La porte refermée, et tandis que lhôte se tenait respectueusement debout près de cette porte, le franciscain se recueillit un instant. Puis il passa sur son front jauni une main sèche de fièvre, et de ses doigts crispés frotta en tremblant les boucles grisonnantes de sa barbe. Ses grands yeux, creusés par la maladie et lagitation, semblaient suivre dans le vague une idée douloureuse et inflexible. -- Quels médecins avez-vous à Fontainebleau? demanda-t-il enfin. -- Nous en avons trois, mon père. -- Comment les nommez-vous? -- Luiniguet dabord. -- Ensuite? -- Puis un frère carme nommé Frère Hubert. -- Ensuite? -- Ensuite un séculier nommé Grisart. -- Ah! Grisart! murmura le moine. Appelez vite M. Grisart. Lhôte fit un mouvement dobéissance empressée. -- À propos, quels prêtres a-t-on sous la main ici? -- Quels prêtres? -- Oui, de quels ordres? -- Il y a des jésuites, des augustins et des cordeliers; mais, mon père, les jésuites sont les plus près dici. Jappellerai donc un confesseur jésuite, nest-ce pas? -- Oui, allez. Lhôte sortit. On devine quau signe de croix échangé entre eux lhôte et le malade sétaient reconnus pour deux affiliés de la redoutable Compagnie de Jésus. Resté seul, le franciscain tira de sa poche une liasse de papiers dont il parcourut quelques-uns avec une attention scrupuleuse. Cependant la force du mal vainquit son courage: ses yeux tournèrent, une sueur froide coula de son front, et il se laissa aller presque évanoui, la tête renversée en arrière, les bras pendants aux deux côtés de son fauteuil. Il était depuis cinq minutes sans mouvement aucun, lorsque lhôte rentra, conduisant le médecin, auquel il avait à peine donné le temps de shabiller. Le bruit de leur entrée, le courant dair quoccasionna louverture de la porte réveillèrent les sens du malade. Il saisit à la hâte ses papiers épars, et de sa main longue et décharnée les cacha sous les coussins du fauteuil. Lhôte sortit, laissant ensemble le malade et le médecin. -- Voyons, dit le franciscain au docteur, voyons, monsieur Grisart, approchez-vous, car il ny a pas de temps à perdre; palpez, auscultez, jugez et prononcez la sentence. -- Notre hôte, répondit le médecin, ma assuré que javais le bonheur de donner mes soins à un affilié. -- À un affilié, oui, répondit le franciscain. Dites-moi donc la vérité; je me sens bien mal; il me semble que je vais mourir. Le médecin prit la main du moine et lui tâta le pouls. -- Oh! oh! dit-il, fièvre dangereuse. -- Quappelez-vous une fièvre dangereuse? demanda le malade avec un regard impérieux. -- À un affilié de la première ou de la seconde année, répondit le médecin en interrogeant le moine des yeux, je dirais fièvre curable. -- Mais à moi? dit le franciscain. Le médecin hésita. -- Regardez mon poil gris et mon front bourré de pensées, continua-t-il; regardez les rides par lesquelles je compte mes épreuves; je suis un jésuite de la onzième année, monsieur Grisart. Le médecin tressaillit. En effet, un jésuite de la onzième année, cétait un des ces hommes initiés à tous les secrets de lordre, un de ces hommes pour lesquels la science na plus de secrets, la société plus de barrières, lobéissance temporelle plus de liens. -- Ainsi, dit Grisart en saluant avec respect, je me trouve en face dun maître? -- Oui, agissez donc en conséquence. -- Et vous voulez savoir?... -- Ma situation réelle. -- Eh bien! dit le médecin, cest une fièvre cérébrale, autrement dit une méningite aiguë, arrivée à son plus haut point dintensité. -- Alors, il ny a pas despoir, nest-ce pas? demanda le franciscain dun ton bref. -- Je ne dis pas cela, répondit le docteur; cependant, eu égard au désordre du cerveau, à la brièveté du souffle, à la précipitation du pouls, à lincandescence de la terrible fièvre qui vous dévore... -- Et qui ma terrassé trois fois depuis ce matin, dit le frère. -- Aussi lappelai-je terrible. Mais comment nêtes-vous pas demeuré en route? -- Jétais attendu ici, il fallait que jarrivasse. -- Dussiez-vous mourir? -- Dussé-je mourir. -- Eh bien! eu égard à tous ces symptômes, je vous dirai que la situation est presque désespérée. Le franciscain sourit dune façon étrange. -- Ce que vous me dites là est peut-être assez pour ce quon doit à un affilié, même de la onzième année, mais pour ce quon me doit à moi, maître Grisart, cest trop peu, et jai le droit dexiger davantage. Voyons, soyons encore plus vrai que cela, soyons franc, comme sil sagissait de parler à Dieu. Dailleurs, jai déjà fait appeler un confesseur. -- Oh! jespère cependant, balbutia le docteur. -- Répondez, dit le malade en montrant avec un geste de dignité un anneau dor dont le chaton avait jusque-là été tourné en dedans, et qui portait gravé le signe représentatif de la Société de Jésus. Grisart poussa une exclamation. -- Le général! sécria-t-il. -- Silence! dit le franciscain; vous comprenez quil sagit dêtre vrai. -- Seigneur, seigneur, appelez le confesseur, murmura Grisart; car, dans deux heures, au premier redoublement, vous serez pris du délire, et vous passerez dans la crise. -- À la bonne heure, dit le malade, dont les sourcils se froncèrent un moment; jai donc deux heures? -- Oui, surtout si vous prenez la potion que je vais vous envoyer. -- Et elle me donnera deux heures? -- Deux heures. -- Je la prendrai, fût-elle du poison, car ces deux heures sont nécessaires non seulement à moi, mais à la gloire de lordre. -- Oh! quelle perte! murmura le médecin, quelle catastrophe pour nous! -- Cest la perte dun homme, voilà tout, répondit le franciscain, et Dieu pourvoira à ce que le pauvre moine qui vous quitte trouve un digne successeur. Adieu, monsieur Grisart; cest déjà une permission du Seigneur que je vous aie rencontré. Un médecin qui neût point été affilié à notre sainte congrégation meût laissé ignorer mon état, et, comptant encore sur des jours dexistence, je neusse pu prendre des précautions nécessaires. Vous êtes savant, monsieur Grisart, cela nous fait honneur à tous: il meût répugné de voir un des nôtres médiocre dans sa profession. Adieu, maître Grisart, adieu! et envoyez-moi vite votre cordial. -- Bénissez-moi, du moins, monseigneur! -- Desprit, oui... allez... desprit, vous dis-je... _Animo_ maître Grisart... _viribus impossibile_. Et il retomba sur son fauteuil, presque évanoui de nouveau. Maître Grisart balança pour savoir sil lui porterait un secours momentané, ou sil courrait lui préparer le cordial promis. Sans doute se décida-t-il en faveur du cordial, car il sélança hors de la chambre et disparut dans lescalier. Chapitre CXXVII -- Le secret de lÉtat Quelques moments après la sortie du docteur Grisart, le confesseur arriva. À peine eut-il dépassé le seuil de la porte, que le franciscain attacha sur lui son regard profond. Puis, secouant sa tête pâle: -- Voilà un pauvre esprit, murmura-t-il, et jespère que Dieu me pardonnera de mourir sans le secours de cette infirmité vivante. Le confesseur de son côté, regardait avec étonnement, presque avec terreur, le moribond. Il navait jamais vu yeux si ardents au moment de se fermer, regards si terribles au moment de séteindre. Le franciscain fit de la main un signe rapide et impératif. -- Asseyez-vous là, mon père, dit-il, et mécoutez. Le confesseur jésuite, bon prêtre, simple et naïf initié, qui des mystères de lordre navait vu que linitiation, obéit à la supériorité du pénitent. -- Il y a dans cette hôtellerie plusieurs personnes, continua le franciscain. -- Mais, demanda le jésuite, je croyais être venu pour une confession. Est ce une confession que vous me faites là? -- Pourquoi cette question? -- Pour savoir si je dois garder secrètes vos paroles. -- Mes paroles sont termes de confession; je les fie à votre devoir de confesseur. -- Très bien! dit le prêtre sinstallant dans le fauteuil que le franciscain venait de quitter à grand-peine pour sétendre sur le lit. Le franciscain continua. -- Il y a, vous disais-je, plusieurs personnes dans cette hôtellerie. -- Je lai entendu dire. -- Ces personnes doivent être au nombre de huit. Le jésuite fit un signe quil comprenait. -- La première à laquelle je veux parler, dit le moribond, est un Allemand de Vienne, et sappelle le baron de Wostpur. Vous me ferez le plaisir de laller trouver, et de lui dire que celui quil attendait est arrivé. Le confesseur, étonné, regarda son pénitent; la confession lui paraissait singulière. -- Obéissez, dit le franciscain avec le ton irrésistible du commandement. Le bon jésuite, entièrement subjugué, se leva et quitta la chambre. Une fois le jésuite sorti, le franciscain reprit les papiers quune crise de fièvre lavait forcé déjà de quitter une première fois. -- Le baron de Wostpur? Bon! dit-il: ambitieux, sot, étroit. Il replia les papiers quil poussa sous son traversin. Des pas rapides se faisaient entendre au bout du corridor. Le confesseur rentra, suivi du baron de Wostpur, lequel marchait tête levée, comme sil se fût agi de crever le plafond avec son plumet. Aussi, à laspect de ce franciscain au regard sombre, et de cette simplicité dans la chambre: -- Qui mappelle? demanda lAllemand. -- Moi! fit le franciscain. Puis, se tournant vers le confesseur: -- Bon père, lui dit-il, laissez-nous un instant seuls; quand Monsieur sortira, vous rentrerez. Le jésuite sortit, et sans doute profita de cet exil momentané de la chambre de son moribond pour demander à lhôte quelques explications sur cet étrange pénitent, qui traitait son confesseur comme on traite un valet de chambre. Le baron sapprocha du lit et voulut parler, mais de la main le franciscain lui imposa silence. -- Les moments sont précieux, dit ce dernier à la hâte. Vous êtes venu ici pour le concours, nest-ce pas? -- Oui, mon père. -- Vous espérez être élu général? -- Je lespère. -- Vous savez à quelles conditions seulement on peut parvenir à ce haut grade, qui fait un homme le maître des rois, légal des papes? -- Qui êtes-vous, demanda le baron, pour me faire subir cet interrogatoire? -- Je suis celui que vous attendez. -- Lélecteur général? -- Je suis lélu. -- Vous êtes... Le franciscain ne lui donna point le temps dachever; il étendit sa main amaigrie: à sa main brillait lanneau du généralat. Le baron recula de surprise; puis, tout aussitôt, sinclinant avec un profond respect: -- Quoi! sécria-t-il, vous ici, monseigneur? vous dans cette pauvre chambre, vous sur ce misérable lit, vous cherchant et choisissant le général futur, cest-à-dire votre successeur? -- Ne vous inquiétez point de cela, monsieur; remplissez vite la condition principale, qui est de fournir à lordre un secret dune importance telle, que lune des plus grandes cours de lEurope soit, par votre entremise, à jamais inféodée à lordre. Eh bien! avez-vous ce secret, comme vous avez promis de lavoir dans votre demande adressée au Grand Conseil? -- Monseigneur... -- Mais procédons par ordre... Vous êtes bien le baron de Wostpur? -- Oui, monseigneur. -- Cette lettre est bien de vous? Le général des jésuites tira un papier de sa liasse et le présenta au baron. Le baron y jeta les yeux, et avec un signe affirmatif: -- Oui, monseigneur, cette lettre est bien de moi, dit-il. -- Et vous pouvez me montrer la réponse faite par le secrétaire du Grand Conseil? -- La voici, monseigneur. Le baron tendit au franciscain une lettre portant cette simple adresse: À Son Excellence le baron de Wostpur. Et contenant cette seule phrase: Du 15 au 22 mai, Fontainebleau, hôtel du Beau-Paon. À M D G. -- Bien! dit le franciscain, nous voici en présence, parlez. -- Jai un corps de troupes composé de cinquante mille hommes; tous les officiers sont gagnés. Je campe sur le Danube. Je puis en quatre jours renverser lempereur, opposé, comme vous savez, au progrès de notre ordre, et le remplacer par celui des princes de sa famille que lordre nous désignera. Le franciscain écoutait sans donner signe dexistence. -- Cest tout? dit-il. -- Il y a une révolution européenne dans mon plan, dit le baron. -- Cest bien, monsieur de Wostpur, vous recevrez la réponse; rentrez chez vous, et soyez parti de Fontainebleau dans un quart dheure. Le baron sortit à reculons, et aussi obséquieux que sil eût pris congé de cet empereur quil allait trahir. -- Ce nest pas là un secret, murmura le franciscain? cest un complot... Dailleurs, ajouta-t-il après un moment de réflexion, lavenir de lEurope nest plus aujourdhui dans la maison dAutriche. Et, dun crayon rouge quil tenait à la main, il raya sur la liste le nom du baron de Wostpur. -- Au cardinal, maintenant, dit-il; du côté de lEspagne, nous devons avoir quelque chose de plus sérieux. Levant les yeux, il aperçut le confesseur qui attendait ses ordres, soumis comme un écolier. -- Ah! ah! dit-il, remarquant cette soumission, vous avez parlé à lhôte? -- Oui, monseigneur, et au médecin. -- À Grisart. -- Oui. -- Il est donc là? -- Il attend, avec la potion promise. -- Cest bien! si besoin est, jappellerai; maintenant, vous comprenez toute limportance de ma confession, nest-ce pas? -- Oui, monseigneur. -- Alors, allez me quérir le cardinal espagnol Herrebia. Hâtez- vous. Cette fois seulement, comme vous savez ce dont il sagit, vous resterez près de moi, car jéprouve des défaillances. -- Faut-il appeler le médecin? -- Pas encore, pas encore... Le cardinal espagnol, voilà tout... Allez. Cinq minutes après, le cardinal entrait, pâle et inquiet, dans la petite chambre. -- Japprends, monseigneur... balbutia le cardinal. -- Au fait, dit le franciscain dune voix éteinte. Et il montra au cardinal une lettre écrite par ce dernier au Grand Conseil. -- Est-ce votre écriture? demanda-t-il. -- Oui; mais... -- Et votre convocation?... Le cardinal hésitait à répondre. Sa pourpre se révoltait contre la bure du pauvre franciscain. Le moribond étendit la main et montra lanneau. Lanneau fit son effet, plus grand à mesure que grandissait le personnage sur lequel le franciscain sexerçait. -- Le secret, le secret, vite! demanda le malade en sappuyant sur son confesseur. -- _Coram isti?_ demanda le cardinal, inquiet. -- Parlez espagnol, dit le franciscain en prêtant la plus vive attention. -- Vous savez, monseigneur, dit le cardinal continuant la conversation en castillan, que la condition du mariage de linfante avec le roi de France est une renonciation absolue des droits de ladite infante, comme aussi du roi Louis, à tout apanage de la couronne dEspagne? Le franciscain fit un signe affirmatif. -- Il en résulte, continua le cardinal, que la paix et lalliance entre les deux royaumes dépendent de lobservation de cette clause du contrat. Même signe du franciscain. -- Non seulement la France et lEspagne, dit le cardinal, mais encore lEurope tout entière seraient ébranlées par linfidélité dune des parties. Nouveau mouvement de tête du malade. -- Il en résulte, continua lorateur, que celui qui pourrait prévoir les événements et donner comme certain ce qui nest jamais quun nuage dans lesprit de lhomme, cest-à-dire lidée du bien ou du mal à venir, préserverait le monde dune immense catastrophe; on ferait tourner au profit de lordre lévénement deviné dans le cerveau même de celui qui le prépare. -- _Pronto! pronto!_ murmura le franciscain, qui pâlit et se pencha sur le prêtre. Le cardinal sapprocha de loreille du moribond. -- Eh bien! monseigneur, dit-il, je sais que le roi de France a décidé quau premier prétexte, une mort par exemple, soit celle du roi dEspagne, soit celle dun frère de linfante, la France revendiquera, les armes à la main, lhéritage, et je tiens tout préparé le plan politique arrêté par Louis XIV à cette occasion. -- Ce plan? dit le franciscain. -- Le voici, dit le cardinal. -- De quelle main est-il écrit? -- De la mienne. -- Navez-vous rien de plus à dire? -- Je crois avoir dit beaucoup, monseigneur, répondit le cardinal. -- Cest vrai, vous avez rendu un grand service à lordre. Mais comment vous êtes-vous procuré les détails à laide desquels vous avez bâti ce plan? -- Jai à ma solde les bas valets du roi de France, et je tiens deux tous les papiers de rebut que la cheminée a épargnés. -- Cest ingénieux, murmura le franciscain en essayant de sourire. Monsieur le cardinal, vous partirez de cette hôtellerie dans un quart dheure; réponse vous sera faite, allez! Le cardinal se retira. -- Appelez-moi Grisart, et allez me chercher le Vénitien Marini, dit le malade. Pendant que le confesseur obéissait, le franciscain, au lieu de biffer le nom du cardinal comme il avait fait de celui du baron, traça une croix à côté de ce nom. Puis, épuisé par leffort, il tomba sur son lit en murmurant le nom du docteur Grisart. Quand il revint à lui, il avait bu la moitié dune potion dont le reste attendait dans un verre, et il était soutenu par le médecin, tandis que le Vénitien et le confesseur se tenaient près de la porte. Le Vénitien passa par les mêmes formalités que ses deux concurrents, hésita comme eux à la vue des deux étrangers, et, rassuré par lordre du général, révéla que le pape, effrayé de la puissance de lordre, ourdissait un plan dexpulsion générale des jésuites, et pratiquait les cours de lEurope à leffet dobtenir leur aide. Il indiqua les auxiliaires du pontife, ses moyens daction, et désigna lendroit de larchipel où, par un coup de main, deux cardinaux adeptes de la onzième année, et par conséquent chefs supérieurs, devaient être déportés avec trente- deux des principaux affiliés de Rome. Le franciscain remercia le _signor_ Marini. Ce nétait pas un mince service rendu à la société que la dénonciation de ce projet pontifical. Après quoi, le Vénitien reçut lordre de partir dans un quart dheure, et sen alla radieux, comme sil tenait déjà lanneau, insigne du commandement de la société. Mais, tandis quil séloignait, le franciscain murmurait sur son lit: -- Tous ces hommes sont des espions ou des sbires, pas un nest général; tous ont découvert un complot, pas un na un secret. Ce nest point avec la ruine, avec la guerre, avec la force que lon doit gouverner la Société de Jésus, cest avec linfluence mystérieuse que donne une supériorité morale. Non, lhomme nest pas trouvé, et, pour comble de malheur, Dieu me frappe, et je meurs. Oh! faudra-t-il que la société tombe avec moi faute dune colonne; faut-il que la mort qui mattend dévore avec moi lavenir de lordre? Cet avenir que dix ans de ma vie eussent éternisé, car il souvre radieux et splendide, cet avenir, avec le règne du nouveau roi! Ces mots à demi pensés, à demi prononcés, le bon jésuite les écoutait avec épouvante comme on écoute les divagations dun fiévreux, tandis que Grisart, esprit plus élevé, les dévorait comme les révélations dun monde inconnu où son regard plongeait sans que sa main pût y atteindre. Soudain le franciscain se releva. -- Terminons, dit-il, la mort me gagne. Oh! tout à lheure, je mourais tranquille, jespérais... Maintenant je tombe désespéré, à moins que dans ceux qui restent... Grisart! Grisart, faites-moi vivre une heure encore! Grisart sapprocha du moribond et lui fit avaler quelques gouttes, non pas de la potion qui était dans le verre, mais du contenu dun flacon quil portait sur lui. -- Appelez lÉcossais! sécria le franciscain; appelez le marchand de Brême! Appelez! appelez! Jésus! je me meurs! Jésus! jétouffe! Le confesseur sélança pour aller chercher du secours, comme sil y eût eu une force humaine qui pût soulever le doigt de la mort qui sappesantissait sur le malade; mais sur le seuil de la porte, il trouva Aramis, qui, un doigt sur les lèvres, comme la statue dHarpocrate, dieu du silence, le repoussa du regard jusquau fond de la chambre. Le médecin et le confesseur firent cependant un mouvement, après sêtre consultés des yeux, pour écarter Aramis. Mais celui-ci, avec deux signes de croix faits chacun dune façon différente, les cloua tous deux à leur place. -- Un chef! murmurèrent-ils tous deux. Aramis pénétra lentement dans la chambre où le moribond luttait contre les premières atteintes de lagonie. Quant au franciscain, soit que lélixir fît son effet, soit que cette apparition dAramis lui rendît des forces, il fit un mouvement, et, loeil ardent, la bouche entrouverte, les cheveux humides de sueur, il se dressa sur le lit. Aramis sentit que lair de cette chambre était étouffant; toutes les fenêtres étaient closes, du feu brûlait dans lâtre, deux bougies de cire jaune se répandaient en nappe sur les chandeliers de cuivre et chauffaient encore latmosphère de leur vapeur épaisse.: Aramis ouvrit la fenêtre, et, fixant sur le moribond un regard plein dintelligence et de respect: -- Monseigneur, lui dit-il, je vous demande pardon darriver ainsi sans que vous mayez mandé, mais votre état meffraie, et jai pensé que vous pouviez être mort avant de mavoir vu, car je ne venais que le sixième sur votre liste. Le moribond tressaillit et regarda sa liste. -- Vous êtes donc celui quon a appelé autrefois Aramis et depuis le chevalier dHerblay? Vous êtes donc lévêque de Vannes. -- Oui, monseigneur. -- Je vous connais, je vous ai vu. -- Au jubilé dernier, nous nous sommes trouvés ensemble chez le Saint Père. -- Ah! oui, cest vrai, je me rappelle. Et vous vous mettez sur les rangs? -- Monseigneur, jai ouï dire que lordre avait besoin de posséder un grand secret dÉtat, et, sachant que par modestie vous aviez résigné davance vos fonctions en faveur de celui qui apporterait ce secret, jai écrit que jétais prêt à concourir, possédant seul un secret que je crois important. -- Parlez, dit le franciscain; je suis prêt à vous entendre et à juger de limportance de ce secret. -- Monseigneur, un secret de la valeur de celui que je vais avoir lhonneur de vous confier ne se dit point avec la parole. Toute idée qui est sortie une fois des limbes de la pensée et sest manifestée par une manifestation quelconque nappartient plus même à celui qui la enfantée. La parole peut être récoltée par une oreille attentive et ennemie; il ne faut donc point la semer au hasard, car, alors, le secret ne sappelle plus un secret. -- Comment donc alors comptez-vous transmettre votre secret? demanda le moribond. Aramis fit dune main signe au médecin et au confesseur de séloigner, et, de lautre, il tendit au franciscain un papier quune double enveloppe recouvrait. -- Et lécriture, demanda le franciscain, nest-elle pas plus dangereuse encore que la parole, dites? -- Non, monseigneur, dit Aramis, car vous trouverez dans cette enveloppe des caractères que vous seul et moi pouvons comprendre. Le franciscain regardait Aramis avec un étonnement toujours croissant. -- Cest, continua celui-ci, le chiffre que vous aviez en 1655, et que votre secrétaire, Juan Jujan, qui est mort, pourrait seul déchiffrer sil revenait au monde. -- Vous connaissiez donc ce chiffre, vous? -- Cest moi qui le lui avais donné. Et Aramis, sinclinant avec une grâce pleine de respect, savança vers la porte comme pour sortir. Mais un geste du franciscain, accompagné dun cri dappel, le retint. -- Jésus! dit-il; ecce homo! Puis, relisant une seconde fois le papier: -- Venez vite, dit-il, venez. Aramis se rapprocha du franciscain avec le même visage calme et le même air respectueux. Le franciscain, le bras étendu, brûlait à la bougie le papier que lui avait remis Aramis. Alors, prenant la main dAramis et lattirant à lui: -- Comment et par qui avez-vous pu savoir un pareil secret? demanda-t-il. -- Par Mme de Chevreuse, lamie intime, la confidente de la reine. -- Et Mme de Chevreuse? -- Elle est morte. -- Et dautres, dautres savaient-ils?... -- Un homme et une femme du peuple seulement. -- Quels étaient-ils? -- Ceux qui lavaient élevée. -- Que sont-ils devenus? -- Morts aussi... Ce secret brûle comme le feu. -- Et vous avez survécu? -- Tout le monde ignore que je le connaisse. -- Depuis combien de temps avez-vous ce secret? -- Depuis quinze ans. -- Et vous lavez gardé? -- Je voulais vivre. -- Et vous le donnez à lordre, sans ambition, sans retour? -- Je le donne à lordre avec ambition et avec retour, dit Aramis; car, si vous vivez, monseigneur, vous ferez de moi, maintenant que vous me connaissez, ce que je puis, ce que je dois être. -- Et comme je meurs, sécria le franciscain, je fais de toi mon successeur... Tiens! Et, arrachant la bague, il la passa au doigt dAramis. Puis, se retournant vers les deux spectateurs de cette scène: -- Soyez témoins, dit-il, et attestez dans loccasion que, malade de corps, mais sain desprit, jai librement et volontairement remis cet anneau, marque de la toute-puissance, à Mgr dHerblay, évêque de Vannes, que je nomme mon successeur, et devant lequel, moi, humble pécheur, prêt à paraître devant Dieu, je mincline le premier, pour donner lexemple à tous. Et le franciscain sinclina effectivement, tandis que le médecin et le jésuite tombaient à genoux. Aramis, tout en devenant plus pâle que le moribond lui-même, étendit successivement son regard sur tous les acteurs de cette scène. Lambition satisfaite affluait avec le sang vers son coeur. -- Hâtons-nous, dit le franciscain; ce que javais à faire ici me presse, me dévore! Je ny parviendrai jamais. -- Je le ferai, moi, dit Aramis. -- Cest bien, dit le franciscain. Puis, sadressant au jésuite et au médecin: -- Laissez-nous seuls, dit-il. Tous deux obéirent. -- Avec ce signe, dit-il, vous êtes lhomme quil faut pour remuer la terre; avec ce signe vous renverserez; avec ce signe vous édifierez: In hoc signo vinces! Fermez la porte, dit le franciscain à Aramis. Aramis poussa les verrous et revint près du franciscain. -- Le pape a conspiré contre lordre, dit le franciscain, le pape doit mourir. -- Il mourra, dit tranquillement Aramis. -- Il est dû sept cent mille livres à un marchand, à Brême, nommé Bonstett, qui venait ici chercher la garantie de ma signature. -- Il sera payé, dit Aramis. -- Six chevaliers de Malte, dont voici les noms, ont découvert, par lindiscrétion dun affilié de onzième année, les troisièmes mystères; il faut savoir ce que ces hommes ont fait du secret, le reprendre et léteindre. -- Cela sera fait. -- Trois affiliés dangereux doivent être renvoyés dans le Thibet pour y périr; ils sont condamnés. Voici leurs noms. -- Je ferai exécuter la sentence. -- Enfin, il y a une dame dAnvers, petite-nièce de Ravaillac; elle a entre les mains certains papiers qui compromettent lordre. Il y a dans la famille, depuis cinquante et un ans, une pension de cinquante mille livres. La pension est lourde; lordre nest pas riche... Racheter les papiers pour une somme dargent une fois donnée, ou, en cas de refus, supprimer la pension... sans risque. -- Javiserai, dit Aramis. -- Un navire venant de Lima a dû entrer la semaine dernière dans le port de Lisbonne; il est chargé ostensiblement de chocolat, en réalité dor. Chaque lingot est caché sous une couche de chocolat. Ce navire est à lordre; il vaut dix-sept millions de livres, vous le ferez réclamer: voici les lettres de charge. -- Dans quel port le ferai-je venir? -- À Bayonne. -- Sauf vents contraires, avant trois semaines il y sera. Est-ce tout? Le franciscain fit de la tête un signe affirmatif, car il ne pouvait plus parler; le sang envahissait sa gorge et sa tête et jaillit par la bouche, par les narines et par les yeux. Le malheureux neut que le temps de presser la main dAramis et tomba tout crispé de son lit sur le plancher. Aramis lui mit la main sur le coeur; le coeur avait cessé de battre. En se baissant, Aramis remarqua quun fragment du papier quil avait remis au franciscain avait échappé aux flammes. Il le ramassa et le brûla jusquau dernier atome. Puis, rappelant le confesseur et le médecin: -- Votre pénitent est avec Dieu, dit-il au confesseur; il na plus besoin que des prières et de la sépulture des morts. Allez tout préparer pour un enterrement simple, et tel quil convient de le faire à un pauvre moine... Allez. Le jésuite sortit. Alors, se tournant vers le médecin, et voyant sa figure pâle et anxieuse: -- Monsieur Grisart, dit-il tout bas, videz ce verre et le nettoyez; il y reste trop de ce que le Grand Conseil vous avait commandé dy mettre. Grisart, étourdi, atterré, écrasé, faillit tomber à la renverse. Aramis haussa les épaules en signe de pitié, prit le verre, et en vida le contenu dans les cendres du foyer. Puis il sortit, emportant les papiers du mort. Chapitre CXXVIII -- Mission Le lendemain, ou plutôt le jour même, car les événements que nous venons de raconter avaient pris fin à trois heures du matin seulement, avant le déjeuner, et comme le roi partait pour la messe avec les deux reines, comme Monsieur, avec le chevalier de Lorraine et quelques autres familiers, montait à cheval pour se rendre à la rivière, afin dy prendre un de ces fameux bains dont les dames étaient folles, comme il ne restait enfin au château que Madame, qui, sous prétexte dindisposition, ne voulut pas sortir, on vit, ou plutôt on ne vit pas, Montalais se glisser hors de la chambre des filles dhonneur, attirant après elle La Vallière, qui se cachait le plus possible; et toutes deux sesquivant par les jardins, parvinrent, tout en regardant autour delles, à gagner les quinconces. Le temps était nuageux; un vent de flamme courbait les fleurs et les arbustes; la poussière brûlante, arrachée aux chemins, montait par tourbillons sur les arbres. Montalais, qui, pendant toute la marche, avait rempli les fonctions dun éclaireur habile, Montalais fit quelques pas encore, et, se retournant pour être bien sûre que personne nécoutait ni ne venait: -- Allons, dit-elle, Dieu merci! nous sommes bien seules. Depuis hier, tout le monde espionne ici, et lon forme un cercle autour de nous comme si vraiment nous étions pestiférées. La Vallière baissa la tête et poussa un soupir. -- Enfin, cest inouï, continua Montalais; depuis M. Malicorne jusquà M. de Saint-Aignan, tout le monde en veut à notre secret. Voyons, Louise, recordons-nous un peu, que je sache à quoi men tenir. La Vallière leva sur sa compagne ses beaux yeux purs et profonds comme lazur dun ciel de printemps. -- Et moi, dit-elle, je te demanderai pourquoi nous avons été appelées chez Madame; pourquoi nous avons couché chez elle au lieu de coucher comme dhabitude chez nous; pourquoi tu es rentrée si tard, et doù viennent les mesures de surveillance qui ont été prises ce matin à notre égard? -- Ma chère Louise, tu réponds à ma question par une question, ou plutôt par dix questions, ce qui nest pas répondre. Je te dirai cela plus tard, et, comme ce sont choses de secondaire importance, tu peux attendre. Ce que je te demande, car tout découlera de là, cest sil y a ou sil ny a pas secret. -- Je ne sais sil y a secret, dit La Vallière, mais ce que je sais, de ma part du moins, cest quil y a eu imprudence depuis ma sotte parole et mon plus sot évanouissement dhier; chacun ici fait ses commentaires sur nous. -- Parle pour toi, ma chère, dit Montalais en riant, pour toi et pour Tonnay-Charente, qui avez fait chacune hier vos déclarations aux nuages, déclarations qui malheureusement ont été interceptées. La Vallière baissa la tête. -- En vérité, dit-elle, tu maccables. -- Moi? -- Oui, ces plaisanteries me font mourir. -- Écoute, écoute, Louise. Ce ne sont point des plaisanteries, et rien nest plus sérieux, au contraire. Je ne tai pas arrachée au château, je nai pas manqué la messe, je nai pas feint une migraine comme Madame, migraine que Madame navait pas plus que moi; je nai pas enfin déployé dix fois plus de diplomatie que M. Colbert nen a hérité de M. de Mazarin et nen pratique vis-à- vis de M. Fouquet, pour parvenir à te confier mes quatre douleurs, à cette seule fin que, lorsque nous sommes seules, que personne ne nous écoute, tu viennes jouer au fin avec moi. Non, non, crois-le bien, quand je tinterroge, ce nest pas seulement par curiosité, cest parce quen vérité la situation est critique. On sait ce que tu as dit hier, on jase sur ce texte. Chacun brode de son mieux et des fleurs de sa fantaisie; tu as eu lhonneur cette nuit, et tu as encore lhonneur ce matin doccuper toute la cour, ma chère, et le nombre des choses tendres et spirituelles quon te prête ferait crever de dépit Mlle de Scudéry et son frère, si elles leur étaient fidèlement rapportées. -- Eh! ma bonne Montalais, dit la pauvre enfant, tu sais mieux que personne ce que jai dit, puisque cest devant toi que je le disais. -- Oui, je le sais. Mon Dieu! la question nest pas là. Je nai même pas oublié une seule des paroles que tu as dites; mais pensais-tu ce que tu disais? Louise se troubla. -- Encore des questions? sécria-t-elle. Mon Dieu! quand je donnerais tout au monde pour oublier ce que jai dit... comment se fait-il donc que chacun se donne le mot pour men faire souvenir? Oh! voilà une chose affreuse. -- Laquelle? voyons. -- Cest davoir une amie qui me devrait épargner, qui pourrait me conseiller, maider à me sauver, et qui me tue, qui massassine! -- Là! là! fit Montalais, voilà quaprès avoir dit trop peu, tu dis trop maintenant. Personne ne songe à te tuer, pas même à te voler, même ton secret: on veut lavoir de bonne volonté, et non pas autrement; car ce nest pas seulement de tes affaires quil sagit, cest des nôtres; et Tonnay-Charente te le dirait comme moi si elle était là. Car enfin, hier au soir, elle mavait demandé un entretien dans notre chambre, et je my rendais après les colloques _manicampiens_ et _malicorniens_, quand japprends à mon retour, un peu attardé, cest vrai, que Madame a séquestré les filles dhonneur, et que nous couchons chez elle, au lieu de coucher chez nous. Or, Madame a séquestré les filles dhonneur pour quelles naient pas le temps de se recorder, et, ce matin, elle sest enfermée avec Tonnay-Charente dans ce même but. Dis-moi donc, chère amie, quel fond Athénaïs et moi pouvons faire sur toi, comme nous te dirons quel fond tu peux faire sur nous. -- Je ne comprends pas bien la question que tu me fais, dit Louise très agitée. -- Hum! tu mas lair, au contraire, de très bien comprendre. Mais je veux préciser mes questions, afin que tu naies pas la ressource du moindre faux fuyant. Écoute donc. Aimes-tu M. de Bragelonne? Cest clair, cela, hein? À cette question, qui tomba comme le premier projectile dune armée assiégeante dans une place assiégée, Louise fit un mouvement. -- Si jaime Raoul! sécria-t-elle, mon ami denfance, mon frère! -- Eh! non, non, non! Voilà encore que tu méchappes, ou que plutôt tu veux méchapper. Je ne te demande pas si tu aimes Raoul, ton ami denfance et ton frère; je te demande si tu aimes M. le vicomte de Bragelonne, ton fiancé? -- Oh! mon Dieu, ma chère, dit Louise, quelle sévérité dans la parole! -- Pas de rémission, je ne suis ni plus ni moins sévère que de coutume. Je tadresse une question; réponds à cette question. -- Assurément, dit Louise dune voix étranglée, tu ne me parles pas en amie, mais je te répondrai, moi, en amie sincère. -- Réponds. -- Eh bien! je porte un coeur plein de scrupule et de ridicules fiertés à lendroit de tout ce quune femme doit garder secret, et nul na jamais lu sous ce rapport jusquau fond de mon âme. -- Je le sais bien. Si jy avais lu, je ne tinterrogerais pas, je te dirais simplement: «Ma bonne Louise, tu as le bonheur de connaître M. de Bragelonne, qui est un gentil garçon et un parti avantageux pour une fille sans fortune. M. de La Fère laissera quelque chose comme quinze mille livres de rente à son fils. Tu auras donc un jour quinze mille livres de rente comme la femme de ce fils; cest admirable. Ne va donc ni à droite ni à gauche, va franchement à M. de Bragelonne, cest-à-dire à lautel où il doit te conduire. Après? Eh bien! après, selon son caractère, tu seras ou émancipée ou esclave, cest-à-dire que tu auras le droit de faire toutes les folies que font les gens trop libres ou trop esclaves.» Voilà donc, ma chère Louise, ce que je te dirais dabord, si javais lu au fond de ton coeur. -- Et je te remercierais, balbutia Louise, quoique le conseil ne me paraisse pas complètement bon. -- Attends, attends... Mais, tout de suite après te lavoir donné, jajouterais: «Louise, il est dangereux de passer des journées entières la tête inclinée sur son sein, les mains inertes, loeil vague; il est dangereux de chercher les allées sombres et de ne plus sourire aux divertissements qui épanouissent tous les coeurs de jeunes filles; il est dangereux, Louise, décrire avec le bout du pied, comme tu le fais, sur le sable, des lettres que tu as beau effacer, mais qui paraissent encore sous le talon, surtout quand ces lettres ressemblent plus à des L quà des B; il est dangereux enfin de se mettre dans lesprit mille imaginations bizarres, fruits de la solitude et de la migraine; ces imaginations creusent les joues dune pauvre fille en même temps quelles creusent sa cervelle; de sorte quil nest point rare, en ces occasions, de voir la plus agréable personne du monde en devenir la plus maussade, de voir la plus spirituelle en devenir la plus niaise.» -- Merci, mon Aure chérie, répondit doucement La Vallière; il est dans ton caractère de me parler ainsi, et je te remercie de me parler selon ton caractère. -- Et cest pour les songe-creux que je parle; ne prends donc de mes paroles que ce que tu croiras devoir en prendre. Tiens, je ne sais plus quel conte me revient à la mémoire dune fille vaporeuse ou mélancolique, car M. Dangeau mexpliquait lautre jour que mélancolie devait, grammaticalement, sécrire _mélancholie_, avec un _h_, attendu que le mot français est formé de deux mots grecs, dont lun veut dire noir et lautre bile. Je rêvais donc à cette jeune personne qui mourut de bile noire, pour sêtre imaginée que le prince, que le roi ou que lempereur... ma foi! nimporte lequel, sen allait ladorant; tandis que le prince, le roi ou lempereur... comme tu voudras, aimait visiblement ailleurs, et, chose singulière, chose dont elle ne sapercevait pas, tandis que tout le monde sen apercevait autour delle, la prenait pour paravent damour. Tu ris, comme moi, de cette pauvre folle, nest- ce pas, La Vallière? -- Je ris, balbutia Louise, pâle comme une morte; oui, certainement je ris. -- Et tu as raison, car la chose est divertissante. Lhistoire ou le conte, comme tu voudras, ma plu; voilà pourquoi je lai retenu et te le raconte. Te figures-tu, ma bonne Louise, le ravage que ferait dans ta cervelle, par exemple, une _mélancholie_, avec un _h_, de cette espèce-là? Quant à moi, jai résolu de te raconter la chose; car, si la chose arrivait à lune de nous, il faudrait quelle fût bien convaincue de cette vérité: aujourdhui cest un leurre; demain, ce sera une risée; après-demain, ce sera la mort. La Vallière tressaillit et pâlit encore, si cétait possible. -- Quand un roi soccupe de nous, continua Montalais, il nous le fait bien voir, et, si nous sommes le bien quil convoite, il sait se ménager son bien. Tu vois donc, Louise, quen pareilles circonstances, entre jeunes filles exposées à un semblable danger, il faut se faire toutes confidences, afin que les coeurs non mélancoliques surveillent les coeurs qui le peuvent devenir. -- Silence! silence! sécria La Vallière, on vient. -- On vient en effet, dit Montalais; mais qui peut venir? Tout le monde est à la messe avec le roi, ou au bain avec Monsieur. Au bout de lallée, les jeunes filles aperçurent presque aussitôt sous larcade verdoyante la démarche gracieuse et la riche stature dun jeune homme qui, son épée sous le bras et un manteau dessus, tout botté et tout éperonné, les saluait de loin avec un doux sourire. -- Raoul! sécria Montalais. -- M. de Bragelonne! murmura Louise. -- Cest un juge tout naturel qui nous vient pour notre différend, dit Montalais. -- Oh! Montalais! Montalais, par pitié! sécria La Vallière, après avoir été cruelle, ne sois point inexorable! Ces mots, prononcés avec toute lardeur dune prière, effacèrent du visage, sinon du coeur de Montalais, toute trace dironie. -- Oh! vous voilà beau comme Amadis, monsieur de Bragelonne! cria- t elle à Raoul, et tout armé, tout botté comme lui. -- Mille respects, mesdemoiselles, répondit Bragelonne en sinclinant. -- Mais enfin, pourquoi ces bottes? répéta Montalais, tandis que La Vallière, tout en regardant Raoul avec un étonnement pareil à celui de sa compagne, gardait néanmoins le silence. -- Pourquoi? demanda Raoul. -- Oui, hasarda La Vallière à son tour. -- Parce que je pars, dit Bragelonne en regardant Louise. La jeune fille se sentit frappée dune superstitieuse terreur et chancela. -- Vous partez, Raoul! sécria-t-elle; et où donc allez-vous? -- Ma chère Louise, dit le jeune homme avec cette placidité qui lui était naturelle, je vais en Angleterre. -- Et quallez-vous faire en Angleterre? -- Le roi my envoie. -- Le roi! sexclamèrent à la fois Louise et Aure, qui involontairement échangèrent un coup doeil, se rappelant lune et lautre lentretien qui venait dêtre interrompu. Ce coup doeil, Raoul lintercepta, mais il ne pouvait le comprendre. Il lattribua donc tout naturellement à lintérêt que lui portaient les deux jeunes filles. -- Sa Majesté, dit-il, a bien voulu se souvenir que M. le comte de La Fère est bien vu du roi Charles II. Ce matin donc, au départ pour la messe, le roi, me voyant sur son chemin, ma fait un signe de tête. Alors, je me suis approché.» Monsieur de Bragelonne, ma- t-il dit, vous passerez chez M. Fouquet, qui a reçu de moi des lettres pour le roi de la Grande-Bretagne; ces lettres, vous les porterez.» Je minclinai.» Ah! auparavant que de partir, ajouta-t- il, vous voudrez bien prendre les commissions de Madame pour le roi son frère.» -- Mon Dieu!murmura Louise toute nerveuse et toute pensive à la fois. -- Si vite! on vous ordonne de partir si vite? dit Montalais paralysée par cet événement étrange. -- Pour bien obéir à ceux quon respecte, dit Raoul, il faut obéir vite. Dix minutes après lordre reçu, jétais prêt. Madame, prévenue, écrit la lettre dont elle veut bien me faire lhonneur de me charger. Pendant ce temps, sachant de Mlle de Tonnay- Charente que vous deviez être du côté des quinconces, jy suis venu, et je vous trouve toutes deux. -- Et toutes deux assez souffrantes, comme vous voyez, dit Montalais pour venir en aide à Louise, dont la physionomie saltérait visiblement. -- Souffrantes! répéta Raoul en pressant avec une tendre curiosité la main de Louise de La Vallière. Oh! en effet, votre main est glacée. -- Ce nest rien. -- Ce froid ne va pas jusquau coeur, nest-ce pas, Louise? demanda le jeune homme avec un doux sourire. Louise releva vivement la tête, comme si cette question eût été inspirée par un soupçon et eût provoqué un remords. -- Oh! vous savez, dit-elle avec effort, que jamais mon coeur ne sera froid pour un ami tel que vous, monsieur de Bragelonne. -- Merci, Louise. Je connais et votre coeur et votre âme, et ce nest point au contact de la main, je le sais, que lon juge une tendresse comme la vôtre. Louise, vous savez combien je vous aime, avec quelle confiance et quel abandon je vous ai donné ma vie; vous me pardonnerez donc, nest-ce pas, de vous parler un peu en enfant? -- Parlez, monsieur Raoul, dit Louise toute tremblante; je vous écoute. -- Je ne puis méloigner de vous en emportant un tourment, absurde, je le sais, mais qui cependant me déchire. -- Vous éloignez-vous donc pour longtemps? demanda La Vallière dune voix oppressée, tandis que Montalais détournait la tête. -- Non, et je ne serai probablement pas même quinze jours absent. La Vallière appuya une main sur son coeur, qui se brisait. -- Cest étrange, poursuivit Raoul en regardant mélancoliquement la jeune fille; souvent je vous ai quittée pour aller en des rencontres périlleuses, je partais joyeux alors, le coeur libre, lesprit tout enivré de joies à venir, de futures espérances, et cependant alors il sagissait pour moi daffronter les balles des Espagnols ou les dures hallebardes des Wallons. Aujourdhui, je vais, sans nul danger, sans nulle inquiétude, chercher par le plus facile chemin du monde une belle récompense que me promet cette faveur du roi, je vais vous conquérir peut-être; car quelle autre faveur plus précieuse que vous-même le roi pourrait-il maccorder? Eh bien! Louise, je ne sais en vérité comment cela se fait, mais tout ce bonheur, tout cet avenir fuit devant mes yeux comme une vaine fumée, comme un rêve chimérique, et jai là, jai là au fond du coeur, voyez-vous, un grand chagrin, un inexprimable abattement, quelque chose de morne, dinerte et de mort, comme un cadavre. Oh! je sais bien pourquoi, Louise; cest parce que je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais en ce moment. Oh! mon Dieu! mon Dieu! À cette dernière exclamation sortie dun coeur brisé, Louise fondit en larmes et se renversa dans les bras de Montalais. Celle-ci, qui cependant nétait pas des plus tendres, sentit ses yeux se mouiller et son coeur se serrer dans un cercle de fer. Raoul vit les pleurs de sa fiancée. Son regard ne pénétra point, ne chercha pas même à pénétrer au-delà de ses pleurs. Il fléchit un genou devant elle et lui baisa tendrement la main. On voyait que, dans ce baiser, il mettait tout son coeur. -- Relevez-vous, relevez-vous, lui dit Montalais, près de pleurer elle-même, car voici Athénaïs qui nous arrive. Raoul essuya son genou du revers de sa manche, sourit encore une fois à Louise, qui ne le regardait plus, et, ayant serré la main de Montalais avec effusion, il se retourna pour saluer Mlle de Tonnay-Charente, dont on commençait à entendre la robe soyeuse effleurant le sable des allées. -- Madame a-t-elle achevé sa lettre? lui demanda-t-il lorsque la jeune fille fut à la portée de sa voix. -- Oui, monsieur le vicomte, la lettre est achevée, cachetée, et Son Altesse Royale vous attend. Raoul, à ce mot, prit à peine le temps de saluer Athénaïs, jeta un dernier regard à Louise, fit un dernier signe à Montalais, et séloigna dans la direction du château. Mais, tout en séloignant, il se retournait encore. Enfin, au détour de la grande allée, il eut beau se retourner, il ne vit plus rien. De leur côté, les trois jeunes filles, avec des sentiments bien divers, lavaient regardé disparaître. -- Enfin, dit Athénaïs, rompant la première le silence, enfin, nous voilà seules, libres de causer de la grande affaire dhier, et de nous expliquer sur la conduite quil importe que nous suivions. Or, si vous voulez me prêter attention, continua-t-elle en regardant de tous côtés, je vais vous expliquer, le plus brièvement possible, dabord notre devoir comme je lentends, et, si vous ne me comprenez pas à demi-mot, la volonté de Madame. Et Mlle de Tonnay-Charente appuya sur ces derniers mots, de manière à ne pas laisser de doute à ses compagnes sur le caractère officiel dont elle était revêtue. -- La volonté de Madame! sécrièrent à la fois Montalais et Louise. -- Ultimatum! répliqua diplomatiquement Mlle de Tonnay-Charente. -- Mais, mon Dieu! mademoiselle, murmura La Vallière, Madame sait donc?... -- Madame en sait plus que nous nen avons dit, articula nettement Athénaïs. Ainsi, mesdemoiselles, tenons-nous bien. -- Oh! oui, fit Montalais. Aussi jécoute de toutes mes oreilles. Parle, Athénaïs. -- Mon Dieu! mon Dieu! murmura Louise toute tremblante, survivrai- je à cette cruelle soirée? -- Oh! ne vous effarouchez point ainsi, dit Athénaïs, nous avons le remède. Et, sasseyant entre ses deux compagnes, à chacune desquelles elle prit une main quelle réunit dans les siennes, elle commença. Sur le chuchotement de ses premières paroles, on eût pu entendre le bruit dun cheval qui galopait sur le pavé de la grande route, hors des grilles du château. Chapitre CXXIX -- Heureux comme un prince Au moment où il allait entrer au château, Bragelonne avait rencontré de Guiche. Mais, avant dêtre rencontré par Raoul, de Guiche avait rencontré Manicamp, lequel avait rencontré Malicorne. Comment Malicorne avait-il rencontré Manicamp? Rien de plus simple: il lavait attendu à son retour de la messe, à laquelle il avait été en compagnie de M. de Saint-Aignan. Réunis, ils sétaient félicités sur cette bonne fortune, et Manicamp avait profité de la circonstance pour demander à son ami si quelques écus nétaient pas restés au fond de sa poche. Celui-ci, sans sétonner de la question, à laquelle il sattendait peut-être, avait répondu que toute poche dans laquelle on puise toujours sans jamais y rien mettre ressemble aux puits, qui fournissent encore de leau pendant lhiver, mais que les jardiniers finissent par épuiser lété; que sa poche, à lui, Malicorne, avait certainement de la profondeur, et quil y aurait plaisir à y puiser en temps dabondance, mais que, malheureusement, labus avait amené la stérilité. Ce à quoi Manicamp, tout rêveur, avait répliqué: -- Cest juste. -- Il sagirait donc de la remplir, avait ajouté Malicorne. -- Sans doute; mais comment? -- Mais rien de plus facile, cher monsieur Manicamp. -- Bon! Dites. -- Un office chez Monsieur, et la poche est pleine. -- Cet office, vous lavez? -- Cest-à-dire que jen ai le titre. -- Eh bien? -- Oui; mais le titre sans loffice, cest la bourse sans largent. -- Cest juste, avait répondu une seconde fois Manicamp. -- Poursuivons donc loffice, avait insisté le titulaire. -- Cher, très cher, soupira Manicamp, un office chez Monsieur, cest une des graves difficultés de notre situation. -- Oh! oh! -- Sans doute, nous ne pouvons rien demander à Monsieur en ce moment ci. -- Pourquoi donc? -- Parce que nous sommes en froid avec lui. -- Chose absurde, articula nettement Malicorne. -- Bah! Et si nous faisons la cour à Madame, dit Manicamp, est-ce que, franchement, nous pouvons agréer à Monsieur? -- Justement, si nous faisons la cour à Madame et que nous soyons adroits, nous devons être adorés de Monsieur. -- Hum! -- Ou nous sommes des sots! Dépêchez-vous donc, monsieur Manicamp, vous qui êtes un grand politique, de raccommoder M. de Guiche avec Son Altesse Royale. -- Voyons, que vous a appris M. de Saint-Aignan, à vous, Malicorne? -- À moi? Rien; il ma questionné, voilà tout. -- Eh bien! il a été moins discret avec moi. -- Il vous a appris, à vous? -- Que le roi est amoureux fou de Mlle de La Vallière. -- Nous savions cela, pardieu! répliqua ironiquement Malicorne, et chacun le crie assez haut pour que tous le sachent, mais, en attendant, faites, je vous prie, comme je vous conseille: parlez à M. de Guiche, et tâchez dobtenir de lui quil fasse une démarche vers Monsieur. Que diable! il doit bien cela à Son Altesse Royale. -- Mais il faudrait voir de Guiche. -- Il me semble quil ny a point là une grande difficulté. Faites pour le voir, vous, ce que jai fait pour vous voir, moi; attendez-le, vous savez quil est promeneur de son naturel. -- Oui, mais où se promène-t-il? -- La belle demande, par ma foi! Il est amoureux de Madame, nest- ce pas? -- On le dit. -- Eh bien! il se promène du côté des appartements de Madame. -- Eh! tenez, mon cher Malicorne, vous ne vous trompiez pas, le voici qui vient. -- Et pourquoi voulez-vous que je me trompe? Avez-vous remarqué que ce soit mon habitude? Dites. Voyons, il nest tel que de sentendre. Voyons, vous avez besoin dargent? -- Ah! fit lamentablement Manicamp. -- Moi, jai besoin de mon office. Que Malicorne ait loffice, Malicorne aura de largent. Ce nest pas plus difficile que cela. -- Eh bien! alors, soyez tranquille. Je vais faire de mon mieux. -- Faites. De Guiche savançait; Malicorne tira de son côté, Manicamp happa de Guiche. Le comte était rêveur et sombre. -- Dites-moi quelle rime vous cherchez, mon cher comte, dit Manicamp. Jen tiens une excellente pour faire le pendant de la vôtre, surtout si la vôtre est en _ame_. De Guiche secoua la tête, et, reconnaissant un ami, il lui prit le bras. -- Mon cher Manicamp, dit-il, je cherche autre chose quune rime. -- Que cherchez-vous? -- Et vous allez maider à trouver ce que je cherche, continua le comte, vous qui êtes un paresseux, cest-à-dire un esprit dingéniosité. -- Japprête mon ingéniosité, cher comte. -- Voilà le fait: je veux me rapprocher dune maison où jai affaire. -- Il faut aller du côté de cette maison, dit Manicamp. -- Bon. Mais cette maison est habitée par un mari jaloux. -- Est-il plus jaloux que le chien Cerberus? -- Non, pas plus, mais autant. -- A-t-il trois gueules, comme ce désespérant gardien des enfers? Oh! ne haussez pas les épaules, mon cher comte; je fais cette question avec une raison parfaite, attendu que les poètes prétendent que, pour fléchir mon Cerberus, il faut que le voyageur apporte un gâteau. Or, moi qui vois la chose du côté de la prose, cest-à-dire du côté de la réalité, je dis: «Un gâteau, cest bien peu pour trois gueules. Si votre jaloux a trois gueules, comte, demandez trois gâteaux.» -- Manicamp, des conseils comme celui-là, jen irai chercher chez M. Beautru. -- Pour en avoir de meilleurs, monsieur le comte, dit Manicamp avec un sérieux comique, vous adopterez alors une formule plus nette que celle que vous mavez exposée. -- Ah! si Raoul était là, dit de Guiche, il me comprendrait, lui. -- Je le crois, surtout si vous lui disiez: Jaimerais fort à voir Madame de plus près, mais je crains Monsieur, qui est jaloux. -- Manicamp! sécria le comte avec colère et en essayant décraser le railleur sous son regard. Mais le railleur ne parut pas ressentir la plus petite émotion. -- Quy a-t-il donc, mon cher comte? demanda Manicamp. -- Comment! cest ainsi que vous blasphémez les noms les plus sacrés! sécria de Guiche. -- Quels noms? -- Monsieur! Madame! les premiers noms du royaume. -- Mon cher comte, vous vous trompez étrangement, et je ne vous ai pas nommé les premiers noms du royaume. Je vous ai répondu à propos dun mari jaloux que vous ne me nommiez pas, mais qui nécessairement a une femme; je vous ai répondu: Pour voir Madame, rapprochez-vous de Monsieur. -- Mauvais plaisant, dit en souriant le comte, est-ce cela que tu as dit? -- Pas autre chose. -- Bien! alors. -- Maintenant, ajouta Manicamp, voulez-vous quil sagisse de Mme la duchesse... et de M. le duc... soit, je vous dirai: «Rapprochons-nous de cette maison quelle quelle soit; car cest une tactique qui, dans aucun cas, ne peut être défavorable à votre amour.» -- Ah! Manicamp, un prétexte, un bon prétexte, trouve-le-moi? -- Un prétexte, pardieu! cent prétextes, mille prétextes. Si Malicorne était là, cest lui qui vous aurait déjà trouvé cinquante mille prétextes excellents! -- Quest-ce que Malicorne? dit de Guiche en clignant des yeux comme un homme qui cherche. Il me semble que je connais ce nom- là... -- Si vous le connaissez! je crois bien; vous devez trente mille écus à son père. -- Ah! oui; cest ce digne garçon dOrléans... -- À qui vous avez promis un office chez Monsieur; pas le mari jaloux, lautre. -- Eh bien! puisquil a tant desprit, ton ami Malicorne, quil me trouve donc un moyen dêtre adoré de Monsieur, quil me trouve un prétexte pour faire ma paix avec lui. -- Soit, je lui en parlerai. -- Mais qui nous arrive là? -- Cest le vicomte de Bragelonne. -- Raoul! Oui, en effet. Et de Guiche marcha rapidement au-devant du jeune homme. -- Cest vous, mon cher Raoul? dit de Guiche. -- Oui, je vous cherchais pour vous faire mes adieux, cher ami! répliqua Raoul en serrant la main du comte. Bonjour, monsieur Manicamp. -- Comment! tu pars, vicomte? -- Oui, je pars... Mission du roi. -- Où vas-tu? -- Je vais à Londres. De ce pas, je vais chez Madame; elle doit me remettre une lettre pour Sa Majesté le roi Charles II. -- Tu la trouveras seule, car Monsieur est sorti. -- Pour aller?... -- Pour aller au bain. -- Alors, cher ami, toi qui es des gentilshommes de Monsieur, charge-toi de lui faire mes excuses. Je leusse attendu pour prendre ses ordres, si le désir de mon prompt départ ne mavait été manifesté par M. Fouquet, et de la part de Sa Majesté. Manicamp poussa de Guiche du coude. -- Voilà le prétexte, dit-il. -- Lequel? -- Les excuses de M. de Bragelonne. -- Faible prétexte, dit de Guiche. -- Excellent, si Monsieur ne vous en veut pas; méchant comme tout autre, si Monsieur vous en veut. -- Vous avez raison, Manicamp; un prétexte, quel quil soit, cest tout ce quil me faut. Ainsi donc, bon voyage, cher Raoul! Et là-dessus les deux amis sembrassèrent. Cinq minutes après, Raoul entrait chez Madame, comme ly avait invité Mlle de Montalais. Madame était encore à la table où elle avait écrit sa lettre. Devant elle brûlait la bougie de cire rose qui lui avait servi à la cacheter. Seulement, dans sa préoccupation, car Madame paraissait fort préoccupée, elle avait oublié de souffler cette bougie. Bragelonne était attendu: on lannonça aussitôt quil parut. Bragelonne était lélégance même: il était impossible de le voir une fois sans se le rappeler toujours; et non seulement Madame lavait vu une fois, mais encore, on se le rappelle, cétait un des premiers qui eussent été au devant delle, et il lavait accompagnée du Havre à Paris. Madame avait donc conservé un excellent souvenir de Bragelonne. -- Ah! lui dit-elle, vous voilà, monsieur; vous allez voir mon frère, qui sera heureux de payer au fils une portion de la dette de reconnaissance quil a contractée avec le père. -- Le comte de La Fère, madame, a été largement récompensé du peu quil a eu le bonheur de faire pour le roi par les bontés que le roi a eues pour lui, et cest moi qui vais lui porter lassurance du respect, du dévouement et de la reconnaissance du père et du fils. -- Connaissez-vous mon frère, monsieur le vicomte? -- Non, Votre Altesse; cest la première fois que jaurai le bonheur de voir Sa Majesté. -- Vous navez pas besoin dêtre recommandé près de lui. Mais enfin, si vous doutez de votre valeur personnelle, prenez-moi hardiment pour votre répondant, je ne vous démentirai point. -- Oh! Votre Altesse est trop bonne. -- Non, monsieur de Bragelonne. Je me souviens que nous avons fait route ensemble, et que jai remarqué votre grande sagesse au milieu des suprêmes folies que faisaient, à votre droite et à votre gauche, deux des plus grands fous de ce monde, MM. de Guiche et de Buckingham. Mais ne parlons pas deux; parlons de vous. Allez-vous en Angleterre pour y chercher un établissement? Excusez ma question: ce nest point la curiosité, cest le désir de vous être bonne à quelque chose qui me la dicte. -- Non, madame; je vais en Angleterre pour remplir une mission qua bien voulu me confier Sa Majesté, voilà tout. -- Et vous comptez revenir en France? -- Aussitôt cette mission remplie, à moins que Sa Majesté le roi Charles II ne me donne dautres ordres. -- Il vous fera tout au moins la prière, jen suis sûre, de rester près de lui le plus longtemps possible. -- Alors, comme je ne saurai pas refuser, je prierai davance Votre Altesse Royale de vouloir bien rappeler au roi de France quil a loin de lui un de ses serviteurs les plus dévoués. -- Prenez garde que, lorsquil vous rappellera, vous ne regardiez son ordre comme un abus de pouvoir. -- Je ne comprends pas, Madame. -- La cour de France est incomparable, je le sais bien; mais nous avons quelques jolies femmes aussi à la cour dAngleterre. Raoul sourit. -- Oh! dit Madame, voilà un sourire qui ne présage rien de bon à mes compatriotes. Cest comme si vous leur disiez, monsieur de Bragelonne: «Je viens à vous, mais je laisse mon coeur de lautre côté du détroit.» Nest-ce point cela que signifiait votre sourire? -- Votre Altesse a le don de lire jusquau plus profond des âmes; elle comprendra donc pourquoi maintenant tout séjour prolongé à la cour dAngleterre serait une douleur pour moi. -- Et je nai pas besoin de minformer si un si brave cavalier est payé de retour? -- Madame, jai été élevé avec celle que jaime, et je crois quelle a pour moi les mêmes sentiments que jai pour elle. -- Eh bien! partez vite, monsieur de Bragelonne, revenez vite, et, à votre retour, nous verrons deux heureux, car jespère quil ny a aucun obstacle à votre bonheur? -- Il y en a un grand, madame. -- Bah! et lequel? -- La volonté du roi. -- La volonté du roi!... Le roi soppose à votre mariage? -- Ou du moins il le diffère. Jai fait demander au roi son agrément par le comte de La Fère, et, sans le refuser tout à fait, il a au moins dit positivement quil le lui ferait attendre. -- La personne que vous aimez est-elle donc indigne de vous? -- Elle est digne de lamour dun roi, madame. -- Je veux dire: peut-être nest-elle point dune noblesse égale à la vôtre? -- Elle est dexcellente famille. -- Jeune, belle? -- Dix-sept ans, et pour moi belle à ravir! -- Est-elle en province ou à Paris? -- Elle est à Fontainebleau, madame. -- À la cour? -- Oui. -- Je la connais? -- Elle a lhonneur de faire partie de la maison de Votre Altesse Royale. -- Son nom? demanda la princesse avec anxiété, si toutefois, ajouta-t-elle en se reprenant vivement, son nom nest pas un secret? -- Non, madame; mon amour est assez pur pour que je nen fasse de secret à personne, et à plus forte raison à Votre Altesse, si parfaitement bonne pour moi. Cest Mlle Louise de La Vallière. Madame ne put retenir un cri, dans lequel il y avait plus que de létonnement. -- Ah! dit-elle, La Vallière... celle qui hier... Elle sarrêta. -- Celle qui, hier, sest trouvée indisposée, je crois, continua- t-elle. -- Oui, madame, jai appris laccident qui lui était arrivé ce matin seulement. -- Et vous lavez vue avant que de venir ici? -- Jai eu lhonneur de lui faire mes adieux. -- Et vous dites, reprit Madame en faisant un effort sur elle- même, que le roi a... ajourné votre mariage avec cette enfant? -- Oui, madame, ajourné. -- Et a-t-il donné quelque raison à cet ajournement? -- Aucune. -- Il y a longtemps que le comte de La Fère lui a fait cette demande? -- Il y a plus dun mois, madame. -- Cest étrange, fit la princesse. Et quelque chose comme un nuage passa sur ses yeux. -- Un mois? répéta-t-elle. -- À peu près. -- Vous avez raison, monsieur le vicomte, dit la princesse avec un sourire dans lequel Bragelonne eût pu remarquer quelque contrainte, il ne faut pas que mon frère vous garde trop longtemps là-bas; partez donc vite, et, dans la première lettre que jécrirai en Angleterre, je vous réclamerai au nom du roi. Et Madame se leva pour remettre sa lettre aux mains de Bragelonne. Raoul comprit que son audience était finie; il prit la lettre, sinclina devant la princesse et sortit. -- Un mois! murmura la princesse; aurais-je donc été aveugle à ce point, et laimerait-il depuis un mois? Et, comme Madame navait rien à faire, elle se mit à commencer pour son frère la lettre dont le post-scriptum devait rappeler Bragelonne. Le comte de Guiche avait, comme nous lavons vu, cédé aux insistances de Manicamp, et sétait laissé entraîner par lui jusquaux écuries; où ils firent seller leurs chevaux; après quoi, par la petite allée dont nous avons déjà donné la description à nos lecteurs, ils savancèrent au-devant de Monsieur, qui, sortant du bain, sen revenait tout frais vers le château, ayant sur le visage un voile de femme, afin que le soleil, déjà chaud, ne hâlât pas son teint. Monsieur était dans un de ces accès de belle humeur qui lui inspiraient parfois ladmiration de sa propre beauté. Il avait, dans leau, pu comparer la blancheur de son corps à celle du corps de ses courtisans, et, grâce au soin que Son Altesse Royale prenait delle-même, nul navait pu, même le chevalier de Lorraine, soutenir la concurrence. Monsieur avait de plus nagé avec un certain succès, et tous ses nerfs tendus dans une sage mesure par cette salutaire immersion dans leau fraîche, tenaient son corps et son esprit dans un heureux équilibre. Aussi, à la vue de de Guiche, qui venait au petit galop au-devant de lui sur un magnifique cheval blanc, le prince ne put-il retenir une joyeuse exclamation. -- Il me semble que cela va bien, dit Manicamp, qui crut lire cette bienveillance sur la physionomie de Son Altesse Royale. -- Ah! bonjour, Guiche, bonjour, mon pauvre Guiche, sécria le prince. -- Salut à Monseigneur! répondit de Guiche, encouragé par le ton de voix de Philippe; santé, joie, bonheur et prospérité à Votre Altesse! -- Sois le bienvenu, Guiche, et prends ma droite, mais tiens ton cheval en bride, car je veux revenir au pas sous ces voûtes fraîches. -- À vos ordres, monseigneur. Et de Guiche se rangea à la droite du prince comme il venait dy être invité. -- Voyons, mon cher de Guiche, dit le prince, voyons, donne-moi un peu des nouvelles de ce de Guiche que jai connu autrefois et qui faisait la cour à ma femme? De Guiche rougit jusquau blanc des yeux, tandis que Monsieur éclatait de rire comme sil eût fait la plus spirituelle plaisanterie du monde. Les quelques privilégiés qui entouraient Monsieur crurent devoir limiter, quoiquils neussent pas entendu ses paroles, et ils poussèrent un bruyant éclat de rire qui prit au premier, traversa le cortège et ne séteignit quau dernier. De Guiche, tout rougissant quil était, fit cependant bonne contenance: Manicamp le regardait. -- Ah! monseigneur, répondit de Guiche, soyez charitable à un malheureux; ne mimmolez pas à M. le chevalier de Lorraine! -- Comment cela? -- Sil vous entend me railler, il renchérira sur Votre Altesse et me raillera sans pitié. -- Sur ton amour pour la princesse? -- Oh! monseigneur, par pitié! -- Voyons, voyons, de Guiche, avoue que tu as fait les yeux doux à Madame. -- Jamais je navouerai une pareille chose, monseigneur. -- Par respect pour moi? Eh bien! je taffranchis du respect, de Guiche. Avoue, comme sil sagissait de Mme de Chalais, ou de Mlle de La Vallière. Puis, sinterrompant: -- Allons, bon! dit-il en recommençant à rire, voilà que je joue avec une épée à deux tranchants, moi. Je frappe sur toi et je frappe sur mon frère, Chalais et La Vallière, ta fiancée à toi, et sa future à lui. -- En vérité, monseigneur, dit le comte, vous êtes aujourdhui dune adorable humeur. -- Ma foi, oui! je me sens bien, et puis ta vue me fait plaisir. -- Merci, monseigneur. -- Tu men voulais donc? -- Moi, monseigneur? -- Oui. -- Et de quoi, mon Dieu? -- De ce que javais interrompu tes sarabandes et tes espagnoleries. -- Oh! Votre Altesse! -- Voyons, ne nie point. Tu es sorti ce jour-là de chez la princesse avec des yeux furibonds; cela ta porté malheur, mon cher, et tu as dansé le ballet dhier dune pitoyable façon. Ne boude pas, de Guiche; cela te nuit en ce que tu prends lair dun ours. Si la princesse ta regardé hier, je suis sûr dune chose... -- De laquelle, monseigneur? Votre Altesse meffraie. -- Elle taura tout à fait renié. Et le prince de rire de plus belle. «Décidément, pensa Manicamp, le rang ny fait rien, et ils sont tous pareils.» Le prince continua. -- Enfin, te voilà revenu; il y a espoir que le chevalier redevienne aimable. -- Comment, cela, monseigneur, et par quel miracle puis-je avoir cette influence sur M. de Lorraine? -- Cest tout simple, il est jaloux de toi. -- Ah bah! vraiment? -- Cest comme je te le dis. -- Il me fait trop dhonneur. -- Tu comprends, quand tu es là, il me caresse; quand tu es parti, il me martyrise. Je règne par bascule. Et puis tu ne sais pas lidée qui mest venue? -- Je ne men doute pas, monseigneur. -- Eh bien! quand tu étais en exil, car tu as été exilé, mon pauvre Guiche... -- Pardieu! monseigneur, à qui la faute? dit de Guiche en affectant un air bourru. -- Oh! ce nest certainement pas à moi, cher comte, répliqua Son Altesse Royale. Je nai pas demandé au roi de texiler, foi de prince! -- Non pas vous, monseigneur, je le sais bien; mais... -- Mais Madame? Oh! quant à cela, je ne dis pas non. Que diable lui as-tu donc fait, à Madame? -- En vérité, monseigneur... -- Les femmes ont leur rancune, je le sais bien, et la mienne nest pas exempte de ce travers. Mais, si elle ta fait exiler, elle, je ne ten veux pas, moi. -- Alors, monseigneur, dit de Guiche, je ne suis quà moitié malheureux. Manicamp, qui venait derrière de Guiche et qui ne perdait pas une parole de ce que disait le prince, plia les épaules jusque sur le cou de son cheval pour cacher le rire quil ne pouvait réprimer. -- Dailleurs, ton exil ma fait pousser un projet dans la tête. -- Bon! -- Quand le chevalier, ne te voyant plus là et sûr de régner seul, me malmenait, voyant, au contraire de ce méchant garçon, ma femme si aimable et si bonne pour moi qui la néglige, jeus lidée de me faire un mari modèle, une rareté, une curiosité de cour; jeus lidée daimer ma femme. De Guiche regarda le prince avec un air de stupéfaction qui navait rien de joué. -- Oh! balbutia de Guiche tremblant, cette idée-là, monseigneur, elle ne vous est pas venue sérieusement? -- Ma foi, si! Jai du bien que mon frère ma donné au moment de mon mariage; elle a de largent, elle, et beaucoup, puisquelle en tire tout à la fois de son frère et de son beau-frère, dAngleterre et de France. Eh bien! nous eussions quitté la cour. Je me fusse retiré au château de Villers-Cotterets, qui est de mon apanage, au milieu dune forêt, dans laquelle nous eussions filé le parfait amour aux mêmes endroits que faisait mon grand père Henri IV avec la belle Gabrielle, Que dis-tu de cette idée, de Guiche? -- Je dis que cest à faire frémir, monseigneur, répondit de Guiche, qui frémissait réellement. -- Ah! je vois que tu ne supporterais pas dêtre exilé une seconde fois. -- Moi, monseigneur? -- Je ne temmènerai donc pas avec nous comme jen avais eu le dessein dabord. -- Comment, avec vous, monseigneur? -- Oui, si par hasard lidée me reprend de bouder la cour. -- Oh! monseigneur, quà cela ne tienne, je suivrai Votre Altesse jusquau bout du monde. -- Maladroit que vous êtes! grommela Manicamp en poussant son cheval sur de Guiche, de façon à le désarçonner. Puis, en passant près de lui comme sil nétait pas maître de son cheval: -- Mais pensez donc à ce que vous dites, lui glissa-t-il tout bas. -- Alors, dit le prince, cest convenu; puisque tu mes si dévoué, je temmène. -- Partout, monseigneur, partout, répliqua joyeusement de Guiche; partout, à linstant même. Êtes-vous prêt? Et de Guiche rendit en riant la main à son cheval, qui fit deux bonds en avant. -- Un instant, un instant, dit le prince; passons par le château. -- Pour quoi faire? -- Pour prendre ma femme, parbleu! -- Comment? demanda de Guiche. -- Sans doute, puisque je te dis que cest un projet damour conjugal; il faut bien que jemmène ma femme. -- Alors, monseigneur, répondit le comte, jen suis désespéré, mais pas de de Guiche pour vous. -- Bah! -- Oui. Pourquoi emmenez-vous Madame? -- Tiens! parce que je maperçois que je laime. De Guiche pâlit légèrement, en essayant toutefois de conserver son apparente gaieté. -- Si vous aimez Madame, monseigneur, dit-il, cet amour doit vous suffire, et vous navez plus besoin de vos amis. -- Pas mal, pas mal, murmura Manicamp. -- Allons, voilà la peur de Madame qui te reprend, répliqua le prince. -- Écoutez donc, monseigneur, je suis payé pour cela; une femme qui ma fait exiler. -- Oh! mon Dieu! le vilain caractère que tu as, de Guiche; comme tu es rancunier, mon ami. -- Je voudrais bien vous y voir, vous, monseigneur. -- Décidément, cest à cause de cela que tu as si mal dansé hier; tu voulais te venger en faisant faire à Madame de fausses figures; ah! de Guiche, ceci est mesquin, et je le dirai à Madame. -- Oh! vous pouvez lui dire tout ce que vous voudrez, monseigneur. Son Altesse ne me haïra point plus quelle ne le fait. -- Là! là! tu exagères, pour quinze pauvres jours de campagne forcée quelle ta imposés. -- Monseigneur, quinze jours sont quinze jours, et, quand on les passe à sennuyer, quinze jours sont une éternité. -- De sorte que tu ne lui pardonneras pas? -- Jamais. -- Allons, allons, de Guiche, sois meilleur garçon, je veux faire ta paix avec elle; tu reconnaîtras, en la fréquentant, quelle na point de méchanceté et quelle est pleine desprit. -- Monseigneur... -- Tu verras quelle sait recevoir comme une princesse et rire comme une bourgeoise; tu verras quelle fait, quand elle le veut, que les heures sécoulent comme des minutes. De Guiche, mon ami, il faut que tu reviennes sur le compte de ma femme. «Décidément, se dit Manicamp, voilà un mari à qui le nom de sa femme portera malheur, et feu le roi Candaule était un véritable tigre auprès de monseigneur.» -- Enfin, ajouta le prince, tu reviendras sur le compte de ma femme, de Guiche; je te le garantis. Seulement, il faut que je te montre le chemin. Elle nest point banale, et ne parvient pas qui veut à son coeur. -- Monseigneur... -- Pas de résistance, de Guiche, ou nous nous fâcherons, répliqua le prince. -- Mais puisquil le veut, murmura Manicamp à loreille de de Guiche, satisfaites-le donc. -- Monseigneur, dit le comte, jobéirai. -- Et pour commencer, reprit Monseigneur, on joue ce soir chez Madame; tu dîneras avec moi et je te conduirai chez elle. -- Oh! pour cela, monseigneur, objecta de Guiche, vous me permettrez de résister. -- Encore! mais cest de la rébellion. -- Madame ma trop mal reçu hier devant tout le monde. -- Vraiment! dit le prince en riant. -- À ce point quelle ne ma pas même répondu quand je lui ai parlé; il peut être bon de navoir pas damour-propre, mais trop peu, cest trop peu, comme on dit. -- Comte, après le dîner, tu iras thabiller chez toi et tu viendras me reprendre, je tattendrai. -- Puisque Votre Altesse le commande absolument... -- Absolument. -- Il nen démordra point, dit Manicamp, et ces sortes de choses sont celles qui tiennent le plus obstinément à la tête des maris. Ah! pourquoi donc M. Molière na-t-il pas entendu celui-là, il laurait mis en vers. Le prince et sa cour, ainsi devisant, rentrèrent dans les plus frais appartements du château. -- À propos, dit de Guiche sur le seuil de la porte, javais une commission pour Votre Altesse Royale. -- Fais ta commission. -- M. de Bragelonne est parti pour Londres avec un ordre du roi, et il ma chargé de tous ses respects pour Monseigneur. -- Bien! bon voyage au vicomte, que jaime fort. Allons, va thabiller, de Guiche, et reviens-nous. Et si tu ne reviens pas... -- Quarrivera-t-il, monseigneur? -- Il arrivera que je te fais jeter à la Bastille. -- Allons, décidément, dit de Guiche en riant, Son Altesse Royale Monsieur est la contrepartie de Son Altesse Royale Madame. Madame me fait exiler parce quelle ne maime pas assez, Monsieur me fait emprisonner parce quil maime trop. Merci, monsieur! Merci, madame! -- Allons, allons, dit le prince, tu es un charmant ami, et tu sais bien que je ne puis me passer de toi. Reviens vite. -- Soit, mais il me plaît de faire de la coquetterie à mon tour, monseigneur. -- Bah? -- Aussi je ne rentre chez Votre Altesse quà une seule condition. -- Laquelle? -- Jai lami dun de mes amis à obliger. -- Tu lappelles? -- Malicorne. -- Vilain nom. -- Très bien porté, monseigneur. -- Soit. Eh bien? -- Eh bien! je dois à M. Malicorne une place chez vous, monseigneur. -- Une place de quoi? -- Une place quelconque; une surveillance, par exemple. -- Parbleu! cela se trouve bien, jai congédié hier le maître des appartements. -- Va pour le maître des appartements, monseigneur. Qua-t-il à faire? -- Rien, sinon à regarder et à rapporter. -- Police intérieure? -- Justement. -- Oh! comme cela va bien à Malicorne, se hasarda de dire Manicamp. -- Vous connaissez celui dont il sagit, monsieur Manicamp? demanda le prince. -- Intimement, monseigneur. Cest mon ami. -- Et votre opinion est? -- Que Monseigneur naura jamais un maître des appartements pareil à celui-là. -- Combien rapporte loffice? demanda le comte au prince. -- Je lignore; seulement, on ma toujours dit quil ne pouvait assez se payer quand il était bien occupé. -- Quappelez-vous bien occupé, prince? -- Cela va sans dire, quand le fonctionnaire est homme desprit. -- Alors, je crois que Monseigneur sera content, car Malicorne a de lesprit comme un diable. -- Bon! loffice me coûtera cher en ce cas, répliqua le prince en riant. Tu me fais là un véritable cadeau, comte. -- Je le crois, monseigneur. -- Eh bien! va donc annoncer à ton M. Mélicorne... -- Malicorne, monseigneur. -- Je ne me ferai jamais à ce nom-là. -- Vous dites bien Manicamp, monseigneur. -- Oh! je dirais très bien aussi Manicorne. Lhabitude maiderait. -- Dites, dites, monseigneur, je vous promets que votre inspecteur des appartements ne se fâchera point; il est du plus heureux caractère qui se puisse voir. -- Eh bien! alors, mon cher de Guiche, annoncez-lui sa nomination... Mais, attendez... -- Quoi, monseigneur? -- Je veux le voir auparavant. Sil est aussi laid que son nom, je me dédis. -- Monseigneur le connaît. -- Moi? -- Sans doute. Monseigneur la déjà vu au Palais-Royal; à telles enseignes que cest même moi qui le lui ai présenté. -- Ah! fort bien, je me rappelle... Peste! cest un charmant garçon! -- Je savais bien que Monseigneur avait dû le remarquer. -- Oui, oui, oui! Vois-tu, de Guiche, je ne veux pas que, ma femme ni moi, nous ayons des laideurs devant les yeux. Ma femme prendra pour demoiselles dhonneur toutes filles jolies; je prendrai, moi, tous gentilshommes bien faits. De cette façon, vois-tu, de Guiche, si je fais des enfants, ils seront dune bonne inspiration, et, si ma femme en fait, elle aura vu de beaux modèles. -- Cest puissamment raisonné, monseigneur, dit Manicamp approuvant de loeil et de la voix. Quant à de Guiche, sans doute ne trouva-t-il pas le raisonnement aussi heureux, car il opina seulement du geste, et encore le geste garda-t-il un caractère marqué dindécision. Manicamp sen alla prévenir Malicorne de la bonne nouvelle quil venait dapprendre. De Guiche parut sen aller à contrecoeur faire sa toilette de cour. Monsieur, chantant, riant et se mirant, atteignit lheure du dîner dans des dispositions qui eussent justifié ce proverbe: «Heureux comme un prince.» Chapitre CXXX -- Histoire dune naïade et dune dryade Tout le monde avait fait la collation au château, et, après la collation, toilette de cour. La collation avait lieu dhabitude à cinq heures. Mettons une heure de collation et deux heures de toilette. Chacun était donc prêt vers les huit heures du soir. Aussi vers huit heures du soir commençait-on à se présenter chez Madame. Car, ainsi que nous lavons dit, cétait Madame qui recevait ce soir-là. Et aux soirées de Madame nul navait garde de manquer; car les soirées passaient chez elle avec tout le charme que la reine, cette pieuse et excellente princesse, navait pu, elle, donner à ses réunions. Cest malheureusement un des avantages de la bonté damuser moins quun méchant esprit. Et cependant, hâtons-nous de le dire, méchant esprit nétait pas une épithète que lon pût appliquer à Madame. Cette nature toute délite renfermait trop de générosité véritable, trop délans nobles et de réflexions distinguées pour quon pût lappeler une méchante nature. Mais Madame avait le don de la résistance, don si souvent fatal à celui qui le possède, car il se brise où un autre eût plié; il en résultait que les coups ne sémoussaient point sur elle comme sur cette conscience ouatée de Marie-Thérèse. Son coeur rebondissait à chaque attaque, et, pareille aux quintaines agressives des jeux de bagues, Madame, si on ne la frappait pas de manière à létourdir, rendait coup pour coup à limprudent quel quil fût qui osait jouter contre elle. Était-ce méchanceté? était-ce tout simplement malice? Nous estimons, nous, que les riches et puissantes natures sont celles qui, pareilles à larbre de science, produisent à la fois le bien et le mal, double rameau toujours fleuri, toujours fécond, dont savent distinguer le bon fruit ceux qui en ont faim, dont meurent pour avoir trop mangé le mauvais les inutiles et les parasites, ce qui nest pas un mal. Donc, Madame, qui avait son plan de seconde reine, ou même de première reine, bien arrêté dans son esprit, Madame, disons-nous, rendait sa maison agréable par la conversation, par les rencontres, par la liberté parfaite quelle laissait à chacun de placer son mot, à la condition, toutefois, que le mot fût joli ou utile. Et, le croira-t-on, par cela même, on parlait peut-être moins chez Madame quailleurs. Madame haïssait les bavards et se vengeait cruellement deux. Elle les laissait parler. Elle haïssait aussi la prétention et ne passait pas même ce défaut au roi. Cétait la maladie de Monsieur, et la princesse avait entrepris cette tâche exorbitante de len guérir. Au reste, poètes, hommes desprit, femmes belles, elle accueillait tout en maîtresse supérieure à ses esclaves. Assez rêveuse au milieu de toutes ses espiègleries pour faire rêver les poètes; assez forte de ses charmes pour briller même au milieu des plus jolies; assez spirituelle pour que les plus remarquables lécoutassent avec plaisir. On conçoit ce que des réunions pareilles à celles qui se tenaient chez Madame devaient attirer de monde: la jeunesse y affluait. Quand le roi est jeune, tout est jeune à la cour. Aussi voyait-on bouder les vieilles dames, têtes fortes de la Régence ou du dernier règne; mais on répondait à leurs bouderies en riant de ces vénérables personnes qui avaient poussé lesprit de domination jusquà commander des partis de soldats dans la guerre de la Fronde, afin, disait Madame, de ne pas perdre tout empire sur les hommes. À huit heures sonnant, Son Altesse Royale entra dans le grand salon avec ses dames dhonneur, et trouva plusieurs courtisans qui attendaient déjà depuis plus de dix minutes. Parmi tous ces précurseurs de lheure dite, elle chercha celui quelle croyait devoir être arrivé le premier de tous. Elle ne le trouva point. Mais presque au même instant où elle achevait cette investigation, on annonça Monsieur. Monsieur était splendide à voir. Toutes les pierreries du cardinal Mazarin, celles bien entendu que le ministre navait pu faire autrement que de laisser, toutes les pierreries de la reine mère, quelques-unes même de sa femme, Monsieur les portait ce jour-là. Aussi Monsieur brillait-il comme un soleil. Derrière lui, à pas lents et avec un air de componction parfaitement joué, venait de Guiche, vêtu dun habit de velours gris perle, brodé dargent et à rubans bleus. De Guiche portait, en outre, des malines aussi belles dans leur genre que les pierreries de Monsieur létaient dans le leur. La plume de son chapeau était rouge. Madame avait plusieurs couleurs. Elle aimait le rouge en tentures, le gris en vêtements, le bleu en fleurs. M. de Guiche, ainsi vêtu, était dune beauté que tout le monde pouvait remarquer. Certaine pâleur intéressante, certaine langueur dyeux, des mains mates de blancheur sous de grandes dentelles, la bouche mélancolique; il ne fallait, en vérité, que voir M. de Guiche pour avouer que peu dhommes à la cour de France valaient celui-là. Il en résulta que Monsieur, qui eût eu la prétention déclipser une étoile, si une étoile se fût mise en parallèle avec lui, fut, au contraire, complètement éclipsé dans toutes les imaginations, lesquelles sont des juges fort silencieux, certes, mais aussi fort altiers dans leur jugement. Madame avait regardé vaguement de Guiche; mais, si vague que fût ce regard, il amena une charmante rougeur sur son front. Madame, en effet, avait trouvé de Guiche si beau et si élégant, quelle en était presque à ne plus regretter la conquête royale quelle sentait être sur le point de lui échapper. Son coeur laissa donc, malgré lui, refluer tout son sang jusquà ses joues. Monsieur, prenant son air mutin, sapprocha delle. Il navait pas vu la rougeur de la princesse, ou, sil lavait vue, il était bien loin de lattribuer à sa véritable cause. -- Madame, dit-il en baisant la main de sa femme, il y a ici un disgracié, un malheureux exilé que je prends sur moi de vous recommander. Faites bien attention, je vous prie, quil est de mes meilleurs amis, et que votre accueil me touchera beaucoup. -- Quel exilé? quel disgracié? demanda Madame, regardant tout autour delle et sans plus sarrêter au comte quaux autres. Cétait le moment de pousser son protégé. Le prince seffaça et laissa passer de Guiche, qui, dun air assez maussade, sapprocha de Madame et lui fit sa révérence. -- Eh quoi! demanda Madame, comme si elle éprouvait le plus vif étonnement, cest M. le comte de Guiche qui est le disgracié, lexilé? -- Oui-da! reprit le duc. -- Eh! dit Madame, on ne voit que lui ici. -- Ah! madame, vous êtes injuste, fit le prince. -- Moi? -- Sans doute. Voyons, pardonnez-lui, à ce pauvre garçon. -- Lui pardonner quoi? Quai-je donc à pardonner à M. de Guiche, moi? -- Mais, au fait, explique-toi, de Guiche. Que veux-tu quon te pardonne? demanda le prince. -- Hélas! Son Altesse Royale le sait bien, répliqua celui-ci hypocritement. -- Allons, allons, donnez-lui votre main, Madame, dit Philippe. -- Si cela vous fait plaisir, monsieur. Et, avec un indescriptible mouvement des yeux et des épaules, Madame tendit sa belle main parfumée au jeune homme, qui y appuya ses lèvres. Il faut croire quil les appuya longtemps et que Madame ne retira pas trop vite sa main, car le duc ajouta: -- De Guiche nest point méchant, madame, et il ne vous mordra certainement pas. On prit prétexte, dans la galerie, de ce mot, qui nétait peut- être pas fort risible, pour rire à lexcès. En effet, la situation était remarquable, et quelques bonnes âmes lavaient remarqué. Monsieur jouissait donc encore de leffet de son mot quand on annonça le roi. En ce moment, laspect du salon était celui que nous allons essayer de décrire. Au centre, devant la cheminée encombrée de fleurs, se tenait Madame, avec ses demoiselles dhonneur formées en deux ailes, sur les lignes desquelles voltigeaient les papillons de cour. Dautres groupes occupaient les embrasures des fenêtres, comme font dans leurs tours réciproques les postes dune même garnison, et, de leurs places respectives, percevaient les mots partis du groupe principal. De lun de ces groupes, le plus rapproché de la cheminée, Malicorne, promu, séance tenante, par Manicamp et de Guiche, au poste de maître des appartements; Malicorne, dont lhabit dofficier était prêt depuis tantôt deux mois, flamboyait dans ses dorures et rayonnait sur Montalais, extrême gauche de Madame, avec tout le feu de ses yeux et tout le reflet de son velours. Madame causait avec Mme de Châtillon et Mme de Créqui, ses deux voisines, et renvoyait quelques paroles à Monsieur, qui seffaça aussitôt que cette annonce fut faite: -- Le roi! Mlle de La Vallière était, comme Montalais, à la gauche de Madame, cest-à-dire lavant-dernière de la ligne; à sa droite, on avait placé Mlle de Tonnay-Charente. Elle se trouvait donc dans la situation de ces corps de troupe dont on soupçonne la faiblesse, et que lon place entre deux forces éprouvées. Ainsi flanquée de ses deux compagnes daventures, La Vallière, soit quelle fût chagrine de voir partir Raoul, soit quelle fût encore émue des événements récents qui commençaient à populariser son nom dans le monde des courtisans, La Vallière, disons-nous, cachait derrière son éventail ses yeux un peu rougis, et paraissait prêter une grande attention aux paroles que Montalais et Athénaïs lui glissaient alternativement dans lune et lautre oreille. Lorsque le nom du roi retentit, un grand mouvement se fit dans le salon. Madame, comme la maîtresse du logis, se leva pour recevoir le royal visiteur; mais, en se levant, si préoccupée quelle dût être, elle lança un regard à sa droite, et ce regard que le présomptueux de Guiche interpréta comme envoyé à son adresse, sarrêta pourtant en faisant le tour du cercle sur La Vallière, dont il put remarquer la vive rougeur et linquiète émotion. Le roi entra au milieu du groupe, devenu général par un mouvement qui sopéra naturellement de la circonférence au centre. Tous les fronts sabaissaient devant Sa Majesté, les femmes ployant, comme de frêles et magnifiques lis devant le roi Aquilo. Sa Majesté navait rien de farouche, nous pourrions même dire rien de royal ce soir-là, nétaient cependant sa jeunesse et sa beauté. Certain air de joie vive et de bonne disposition mit en éveil toutes les cervelles; et voilà que chacun se promit une charmante soirée, rien quà voir le désir quavait Sa Majesté de samuser chez Madame. Si quelquun pouvait, par sa joie et sa belle humeur, balancer le roi, cétait M. de Saint-Aignan, rose dhabits, de figure et de rubans, rose didées surtout, et, ce soir-là, M. de Saint-Aignan avait beaucoup didées. Ce qui avait donné une floraison à toutes ces idées qui germaient dans son esprit riant, cest quil venait de sapercevoir que Mlle de Tonnay-Charente était comme lui vêtue de rose; Nous ne voudrions pas dire cependant que le rusé courtisan ne sût pas davance que la belle Athénaïs dût revêtir cette couleur: il connaissait très bien lart de faire jaser un tailleur ou une femme de chambre sur les projets de sa maîtresse. Il envoya tout autant doeillades assassines à Mlle Athénaïs quil avait de noeuds de rubans aux chausses et au pourpoint, cest-à- dire quil en décocha une quantité furieuse. Le roi ayant fait ses compliments à Madame, et Madame ayant été invitée à sasseoir, le cercle se forma aussitôt. Louis demanda à Monsieur des nouvelles du bain; il raconta, tout en regardant les dames, que des poètes soccupaient de mettre en vers ce galant divertissement des bains de Vulaines, et que lun deux, surtout, M. Loret, semblait avoir reçu les confidences dune nymphe des eaux, tant il avait dit de vérités dans ses rimes. Plus dune dame crut devoir rougir. Le roi profita de ce moment pour regarder à son aise; Montalais seule ne rougissait pas assez pour ne pas regarder le roi, et elle le vit dévorer du regard Mlle de La Vallière. Cette hardie fille dhonneur, que lon nommait la Montalais, fit baisser les yeux au roi, et sauva ainsi Louise de La Vallière dun feu sympathique qui lui fût peut-être arrivé par ce regard! Louis était pris par Madame, qui laccablait de questions, et nulle personne au monde ne savait questionner comme elle. Mais lui cherchait à rendre la conversation générale, et pour y réussir, il redoubla desprit et de galanterie. Madame voulait des compliments; elle se résolut à en arracher à tout prix, et, sadressant au roi: -- Sire, dit-elle, Votre Majesté, qui sait tout ce qui se passe en son royaume, doit savoir davance les vers contés à M. Loret par cette nymphe; Votre Majesté veut-elle bien nous en faire part? -- Madame, répliqua le roi avec une grâce parfaite, je nose... Il est certain que, pour vous personnellement, il y aurait de la confusion à écouter certains détails... Mais de Saint-Aignan conte assez bien et retient parfaitement les vers; sil ne les retient pas, il en improvise. Je vous le certifie poète renforcé. De Saint-Aignan, mis en scène, fut contraint de se produire le moins désavantageusement possible. Malheureusement pour Madame, il ne songea quà ses affaires particulières, cest-à-dire quau lieu de rendre à Madame les compliments dont elle se faisait fête, il singéra de se prélasser un peu lui-même dans sa bonne fortune. Lançant donc un centième coup doeil à la belle Athénaïs, qui pratiquait tout au long sa théorie de la veille, cest-à-dire qui ne daignait pas regarder son adorateur: -- Sire, dit-il, Votre Majesté me pardonnera sans doute davoir trop peu retenu les vers dictés à Loret par la nymphe; mais où le roi na rien retenu, queussé-je fait, moi chétif? Madame accueillit avec peu de faveur cette défaite de courtisans. -- Ah! madame, ajouta de Saint-Aignan, cest quil ne sagit plus aujourdhui de ce que disent les nymphes deau douce. En vérité, on serait tenté de croire quil ne se fait plus rien dintéressant dans les royaumes liquides. Cest sur terre, madame, que les grands événements arrivent. Ah! sur terre, madame, que de récits pleins de... -- Bon! fit Madame, et que se passe-t-il donc sur terre? -- Cest aux dryades quil faut le demander, répliqua le comte; les dryades habitent les bois, comme Votre Altesse Royale le sait. -- Je sais même quelles sont naturellement bavardes, monsieur de Saint Aignan. -- Cest vrai, madame; mais, quand elles ne rapportent que de jolies choses, on aurait mauvaise grâce à les accuser de bavardage. -- Elles rapportent donc de jolies choses? demanda nonchalamment la princesse. En vérité, monsieur de Saint-Aignan, vous piquez ma curiosité, et, si jétais le roi, je vous sommerais sur-le-champ de nous raconter les jolies choses que disent Mmes les dryades, puisque vous seul ici semblez connaître leur langage. -- Oh! pour cela, madame, je suis bien aux ordres de Sa Majesté, répliqua vivement le comte. -- Il comprend le langage des dryades? dit Monsieur. Est-il heureux, ce Saint-Aignan! -- Comme le français, monseigneur. -- Contez alors, dit Madame. Le roi se sentit embarrassé; nul doute que son confident ne lallât embarquer dans une affaire difficile. Il le sentait bien à lattention universelle excitée par le préambule de Saint-Aignan, excitée aussi par lattitude particulière de Madame. Les plus discrets semblaient prêts à dévorer chaque parole que le comte allait prononcer. On toussa, on se rapprocha, on regarda du coin de loeil certaines dames dhonneur qui elles-mêmes, pour soutenir plus décemment ou avec plus de fermeté ce regard inquisiteur si pesant, arrangèrent leurs éventails, et se composèrent un maintien de duelliste qui va essuyer le feu de son adversaire. En ce temps, on avait tellement lhabitude des conversations ingénieuses et des récits épineux, que là où tout un salon moderne flairerait scandale, éclat, tragédie, et senfuirait deffroi, le salon de Madame saccommodait à ses places, afin de ne pas perdre un mot, un geste, de la comédie composée à son profit par M. de Saint-Aignan, et dont le dénouement, quels que fussent le style et lintrigue, devait nécessairement être parfait de calme et dobservation. Le comte était connu pour un homme poli et un parfait conteur. Il commença donc bravement au milieu dun silence profond et partant redoutable pour tout autre que lui. -- Madame, le roi permet que je madresse dabord à Votre Altesse Royale, puisquelle se proclame la plus curieuse de son cercle; jaurai donc lhonneur de dire à Votre Altesse Royale que la dryade habite plus particulièrement le creux des chênes et, comme les dryades sont de belles créatures mythologiques, elles habitent de très beaux arbres, cest-à-dire les plus gros quelles puissent trouver. À cet exorde, qui rappelait sous un voile transparent la fameuse histoire du chêne royal, qui avait joué un si grand rôle dans la dernière soirée, tant de coeurs battirent de joie ou dinquiétude, que, si de Saint-Aignan neût pas eu la voix bonne et sonore, ce battement des coeurs eût été entendu par-dessus sa voix. -- Il doit y avoir des dryades à Fontainebleau, dit Madame dun ton parfaitement calme, car jamais de ma vie je nai vu de plus beaux chênes que dans le parc royal. Et, en disant ces mots, elle envoya droit à ladresse de de Guiche un regard dont celui-ci neut pas à se plaindre comme du précédent, qui, nous lavons dit, avait conservé certaine nuance de vague bien pénible pour un coeur aussi aimant. -- Précisément, madame, cest de Fontainebleau que jallais parler à Votre Altesse Royale, dit de Saint-Aignan, car la dryade dont le récit nous occupe habite le parc du château de Sa Majesté. Laffaire était engagée; laction commençait: auditeurs et narrateur, personne ne pouvait plus reculer. -- Écoutons, dit Madame, car lhistoire ma lair davoir non seulement tout le charme dun récit national, mais encore celui dune chronique très contemporaine. -- Je dois commencer par le commencement, dit le comte. Donc, à Fontainebleau, dans une chaumière de belle apparence, habitent des bergers. «Lun est le berger Tircis, auquel appartiennent les plus riches domaines, transmis par lhéritage de ses parents. Tircis est jeune et beau, et ses qualités en font le premier des bergers de la contrée. On peut donc dire hardiment quil en est le roi.» Un léger murmure dapprobation encouragea le narrateur, qui continua: -- Sa force égale son courage; nul na plus dadresse à la chasse des bêtes sauvages, nul na plus de sagesse dans les conseils. Manoeuvre-t-il un cheval dans les belles plaines de son héritage, conduit-il aux jeux dadresse et de vigueur les bergers qui lui obéissent, on dirait le dieu Mars agitant sa lance dans les plaines de la Thrace, ou mieux encore Apollon, dieu du jour, lorsquil rayonne sur la terre avec ses dards enflammés. Chacun comprend que ce portrait allégorique du roi nétait pas le pire exorde que le conteur eût pu choisir. Aussi ne manqua-t-il son effet ni sur les assistants, qui, par devoir et par plaisir, y applaudirent à tout rompre; ni sur le roi lui-même, à qui la louange plaisait fort lorsquelle était délicate, et ne déplaisait pas toujours lors même quelle était un peu outrée. De Saint Aignan poursuivit: -- Ce nest pas seulement, mesdames, aux jeux de gloire que le berger Tircis a acquis cette renommée qui en a fait le roi des bergers. -- Des bergers de Fontainebleau, dit le roi en souriant à Madame. -- Oh! sécria Madame, Fontainebleau est pris arbitrairement par le poète; moi, je dis: des bergers du monde entier. Le roi oublia son rôle dauditeur passif et sinclina. -- Cest, poursuivit de Saint-Aignan au milieu dun murmure flatteur, cest auprès des belles surtout que le mérite de ce roi des bergers éclate le plus manifestement. Cest un berger dont lesprit est fin comme le coeur est pur; il sait débiter un compliment avec une grâce qui charme invinciblement, il sait aimer avec une discrétion qui promet à ses aimables et heureuses conquêtes le sort le plus digne denvie. Jamais un éclat, jamais un oubli. Quiconque a vu Tircis et la entendu doit laimer; quiconque laime et est aimé de lui a rencontré le bonheur. De Saint-Aignan fit là une pause; il savourait le plaisir des compliments, et ce portrait, si grotesquement ampoulé quil fût, avait trouvé grâce devant de certaines oreilles surtout, pour qui les mérites du berger ne semblaient point avoir été exagérés. Madame engagea lorateur à continuer. -- Tircis, dit le comte, avait un fidèle compagnon, ou plutôt un serviteur dévoué qui sappelait... Amyntas. -- Ah! voyons le portrait dAmyntas! dit malicieusement Madame; vous êtes si bon peintre, monsieur de Saint-Aignan! -- Madame... -- Oh! comte de Saint-Aignan, nallez pas, je vous prie, sacrifier ce pauvre Amyntas! je ne vous le pardonnerais jamais. -- Madame, Amyntas est de condition trop inférieure, surtout près de Tircis, pour que sa personne puisse avoir lhonneur dun parallèle. Il en est de certains amis comme de ces serviteurs de lAntiquité, qui se faisaient enterrer vivants aux pieds de leur maître. Aux pieds de Tircis, là est la place dAmyntas; il nen réclame pas dautre, et si quelquefois lillustre héros... -- Illustre berger, voulez-vous dire? fit Madame feignant de reprendre M. de Saint-Aignan. -- Votre Altesse Royale a raison, je me trompais, reprit le courtisan: si, dis-je, le berger Tircis daigne parfois appeler Amyntas son ami et lui ouvrir son coeur, cest une faveur non pareille, dont le dernier fait cas comme de la plus insigne félicité. -- Tout cela, interrompit Madame, établit le dévouement absolu dAmyntas à Tircis, mais ne nous donne pas le portrait dAmyntas. Comte, ne le flattez pas si vous voulez, mais peignez-nous-le; je veux le portrait dAmyntas. De Saint-Aignan sexécuta, après sêtre incliné profondément devant la belle-soeur de Sa Majesté: -- Amyntas, dit-il, est un peu plus âgé que Tircis; ce nest pas un berger tout à fait disgracié de la nature; même on dit que les Muses ont daigné sourire à sa naissance comme Hébé sourit à la jeunesse. Il na point lambition de briller; il a celle dêtre aimé, et peut-être nen serait-il pas indigne sil était bien connu. Ce dernier paragraphe, renforcé dune oeillade meurtrière, fut envoyé droit à Mlle de Tonnay-Charente, qui supporta le choc sans sémouvoir. Mais la modestie et ladresse de lallusion avaient produit un bon effet; Amyntas en recueillit le fruit en applaudissements; la tête de Tircis lui même en donna le signal par un consentement plein de bienveillance. -- Or, continua de Saint-Aignan, Tircis et Amyntas se promenaient un soir dans la forêt en causant de leurs chagrins amoureux. Notez que cest déjà le récit de la dryade, mesdames; autrement eût-on pu savoir ce que disaient Tircis et Amyntas, les deux plus discrets de tous les bergers de la terre? Ils gagnaient donc lendroit le plus touffu de la forêt pour sisoler et se confier plus librement leurs peines, lorsque tout à coup leurs oreilles furent frappées dun bruit de voix. -- Ah! ah! fit-on autour du narrateur. Voilà qui devient on ne peut plus intéressant. Ici, Madame, semblable au général vigilant qui inspecte son armée, redressa dun coup doeil Montalais et Tonnay-Charente, qui pliaient sous leffort. -- Ces voix harmonieuses, reprit de Saint-Aignan, étaient celles de quelques bergères qui avaient voulu, elles aussi, jouir de la fraîcheur des ombrages, et qui, sachant lendroit écarté, presque inabordable, sy étaient réunies pour mettre en commun quelques idées sur la bergerie. Un immense éclat de rire, soulevé par cette phrase de Saint- Aignan, un imperceptible sourire du roi en regardant Tonnay- Charente, tels furent les résultats de la sortie. -- La dryade assure, continua Saint-Aignan, que les bergères étaient trois, et que toutes trois étaient jeunes et belles. -- Leurs noms? dit Madame tranquillement. -- Leurs noms! fit de Saint-Aignan, qui se cabra contre cette indiscrétion. -- Sans doute. Vous avez appelé vos bergers Tircis et Amyntas: appelez vos bergères dune façon quelconque. -- Oh! madame, je ne suis pas un inventeur, un trouvère, comme on disait autrefois; je raconte sous la dictée de la dryade. -- Comment votre dryade nommait-elle ces bergères? En vérité, voilà une mémoire bien rebelle. Cette dryade-là était donc brouillée avec la déesse Mnémosyne? -- Madame, ces bergères... Faites bien attention que révéler des noms de femmes est un crime! -- Dont une femme vous absout, comte, à la condition que vous nous révélerez le nom des bergères. -- Elles se nommaient Philis, Amaryllis et Galatée. -- À la bonne heure! elles nont pas perdu pour attendre, dit Madame, et voilà trois noms charmants. Maintenant, les portraits? De Saint-Aignan fit encore un mouvement. -- Oh! procédons par ordre, je vous prie, comte, reprit Madame. Nest-ce pas, Sire, quil nous faut les portraits des bergères? Le roi, qui sattendait à cette insistance, et qui commençait à ressentir quelques inquiétudes, ne crut pas devoir piquer une aussi dangereuse interrogatrice. Il pensait dailleurs que de Saint-Aignan, dans ses portraits, trouverait le moyen de glisser quelques traits délicats dont feraient leur profit les oreilles que Sa Majesté avait intérêt à charmer. Cest dans cet espoir, cest avec cette crainte, que Louis autorisa de Saint-Aignan à tracer le portrait des bergères Philis, Amaryllis et Galatée. -- Eh bien! donc, soit! dit de Saint-Aignan comme un homme qui prend son parti. Et il commença. Chapitre CXXXI -- Fin de lhistoire dune naïade et dune dryade -- Philis, dit Saint-Aignan en jetant un coup doeil provocateur à Montalais, à peu près comme fait dans un assaut un maître darmes qui invite un rival digne de lui à se mettre en garde, Philis nest ni brune ni blonde, ni grande ni petite, ni froide ni exaltée; elle est, toute bergère quelle est, spirituelle comme une princesse et coquette comme un démon. «Sa vue est excellente. Tout ce quembrasse sa vue, son coeur le désire. Cest comme un oiseau qui, gazouillant toujours, tantôt rase lherbe, tantôt senlève voletant à la poursuite dun papillon, tantôt se perche au plus haut dun arbre, et de là défie tous les oiseleurs, ou de venir le prendre, ou de le faire tomber dans leurs filets. Le portrait était si ressemblant, que tous les yeux se tournèrent sur Montalais, qui, loeil éveillé, le nez au vent, écoutait M. de Saint-Aignan comme sil était question dune personne qui lui fût tout à fait étrangère. -- Est-ce tout, monsieur de Saint-Aignan? demanda la princesse. -- Oh! Votre Altesse Royale, le portrait nest quesquissé, et il y aurait bien des choses à dire. Mais je crains de lasser la patience de Votre Altesse ou de blesser la modestie de la bergère, de sorte que je passe à sa compagne Amaryllis. -- Cest cela, dit Madame, passez à Amaryllis, monsieur de Saint- Aignan, nous vous suivons. -- Amaryllis est la plus âgée des trois; et cependant, se hâta de dire Saint Aignan, ce grand âge natteint pas vingt ans. Le sourcil de Mlle de Tonnay-Charente, qui sétait froncé au début du récit, se défronça avec un léger sourire. -- Elle est grande, avec dimmenses cheveux quelle renoue à la manière des statues de la Grèce; elle a la démarche majestueuse et le geste altier: aussi a-t-elle bien plutôt lair dune déesse que dune simple mortelle, et, parmi les déesses, celle à qui elle ressemble le plus, cest Diane chasseresse; avec cette seule différence que la cruelle bergère, ayant un jour dérobé le carquois de lAmour tandis que le pauvre Cupidon dormait dans un buisson de roses, au lieu de diriger ses traits sur les hôtes des forêts, les décoche impitoyablement sur tous les pauvres bergers qui passent à la portée de son arc et de ses yeux. -- Oh! la méchante bergère! dit Madame; ne se piquera-t-elle point quelque jour avec un de ces traits quelle lance si impitoyablement à droite et à gauche? -- Cest lespoir de tous les bergers en général, dit de Saint- Aignan. -- Et celui du berger Amyntas en particulier, nest-ce pas? dit Madame. -- Le berger Amyntas est si timide, reprit de Saint-Aignan de lair le plus modeste quil put prendre, que, sil a cet espoir, nul nen a jamais rien su, car il le cache au plus profond de son coeur. Un murmure des plus flatteurs accueillit cette profession de foi du narrateur à propos du berger. -- Et Galatée? demanda Madame. Je suis impatiente de voir une main aussi habile reprendre le portrait où Virgile la laissé, et lachever à nos yeux. -- Madame, dit de Saint-Aignan, près du grand poète Virgilius Maro, votre humble serviteur nest quun bien pauvre poète; cependant, encouragé par votre ordre, je ferai de mon mieux. -- Nous écoutons, dit Madame. Saint-Aignan allongea le pied, la main et les lèvres. -- Blanche comme le lait, dit-il, dorée comme les épis, elle secoue dans lair les parfums de sa blonde chevelure. Alors on se demande si ce nest point cette belle Europe qui donna de lamour à Jupiter, lorsquelle se jouait avec ses compagnes dans les prés en fleurs. «De ses yeux, bleus comme lazur du ciel dans les plus beaux jours dété, tombe une douce flamme; la rêverie lalimente, lamour la dispense. Quand elle fronce le sourcil ou quelle penche son front vers la terre, le soleil se voile en signe de deuil. «Lorsquelle sourit, au contraire, toute la nature reprend sa joie, et les oiseaux, un moment muets, recommencent leurs chants au sein des arbres. «Celle-là surtout, dit de Saint-Aignan pour en finir, celle-là est digne des adorations du monde; et, si jamais son coeur se donne, heureux le mortel dont son amour virginal consentira à faire un dieu! Madame, en écoutant ce portrait, que chacun écouta comme elle, se contenta de marquer son approbation aux endroits les plus poétiques par quelques hochements de tête; mais il était impossible de dire si ces marques dassentiment étaient données au talent du narrateur ou à la ressemblance du portrait. Il en résulta que, Madame napplaudissant pas ouvertement, personne ne se permit dapplaudir, pas même Monsieur, qui trouvait au fond du coeur que de Saint-Aignan sappesantissait trop sur les portraits des bergères, après avoir passé un peu vivement sur les portraits des bergers. Lassemblée parut donc glacée. De Saint-Aignan, qui avait épuisé sa rhétorique et ses pinceaux à nuancer le portrait de Galatée, et qui pensait, daprès la faveur qui avait accueilli les autres morceaux, entendre des trépignements pour le dernier, de Saint Aignan fut encore plus glacé que le roi et toute la compagnie. Il y eut un instant de silence qui enfin fut rompu par Madame. -- Eh bien! Sire, demanda-t-elle, que dit Votre Majesté de ces trois portraits? Le roi voulut venir au secours de Saint-Aignan sans se compromettre. -- Mais Amaryllis est belle, dit-il, à mon avis. -- Moi, jaime mieux Philis, dit Monsieur; cest une bonne fille, ou plutôt un bon garçon de nymphe. Et chacun de rire. Cette fois, les regards furent si directs, que Montalais sentit le rouge lui monter au visage en flammes violettes. -- Donc, reprit Madame, ces bergères se disaient?... Mais de Saint-Aignan, frappé dans son amour-propre, nétait pas en état de soutenir une attaque de troupes fraîches et reposées. -- Madame, dit-il, ces bergères savouaient réciproquement leurs petits penchants. -- Allez, allez, monsieur de Saint-Aignan, vous êtes un fleuve de poésie pastorale, dit Madame avec un aimable sourire qui réconforta un peu le narrateur. -- Elles se dirent que lamour est un danger, mais que labsence de lamour est la mort du coeur. -- De sorte quelles conclurent?... demanda Madame. -- De sorte quelles conclurent quon devait aimer. -- Très bien! Y mettaient-elles des conditions? -- La condition de choisir, dit de Saint-Aignan. Je dois même ajouter, cest la dryade qui parle, quune des bergères, Amaryllis, je crois, sopposait complètement à ce quon aimât, et cependant elle ne se défendait pas trop davoir laissé pénétrer jusquà son coeur limage de certain berger. -- Amyntas ou Tircis? -- Amyntas, madame, dit modestement de Saint-Aignan. Mais aussitôt Galatée, la douce Galatée aux yeux purs, répondit que ni Amyntas, ni Alphésibée, ni Tityre, ni aucun des bergers les plus beaux de la contrée ne pourraient être comparés à Tircis, que Tircis effaçait tous les hommes, de même que le chêne efface en grandeur tous les arbres, le lis en majesté toutes les fleurs. Elle fit même de Tircis un tel portrait que Tircis, qui lécoutait, dut véritablement être flatté malgré sa grandeur. Ainsi Tircis et Amyntas avaient été distingués par Amaryllis et Galatée. Ainsi le secret des deux coeurs avait été révélé sous lombre de la nuit et dans le secret des bois. «Voilà, madame, ce que la dryade ma raconté, elle qui sait tout ce qui se passe dans le creux des chênes et dans les touffes de lherbe; elle qui connaît les amours des oiseaux, qui sait ce que veulent dire leurs chants; elle qui comprend enfin le langage du vent dans les branches et le bourdonnement des insectes dor ou démeraude dans la corolle des fleurs sauvages; elle me la redit, je le répète. -- Et maintenant vous avez fini, nest-ce pas, monsieur de Saint- Aignan? dit Madame avec un sourire qui fit trembler le roi. -- Jai fini, oui, madame, répondit de Saint-Aignan; heureux si jai pu distraire Votre Altesse pendant quelques instants. -- Instants trop courts, répondit la princesse, car vous avez parfaitement raconté tout ce que vous saviez; mais, mon cher monsieur de Saint-Aignan, vous avez eu le malheur de ne vous renseigner quà une seule dryade, nest ce pas? -- Oui, madame, à une seule, je lavoue. -- Il en résulte que vous êtes passé près dune petite naïade qui navait lair de rien, et qui en savait autrement long que votre dryade, mon cher comte. -- Une naïade? répétèrent plusieurs voix qui commençaient à se douter que lhistoire allait avoir une suite. -- Sans doute: à côté de ce chêne dont vous parlez, et qui sappelle le chêne royal, à ce que je crois du moins, nest-ce pas, monsieur de Saint-Aignan? Saint-Aignan et le roi se regardèrent. -- Oui, madame, répondit de Saint-Aignan. -- Eh bien! il y a une jolie petite source qui gazouille sur des cailloux, au milieu des myosotis et des pâquerettes. -- Je crois que Madame a raison, dit le roi toujours inquiet et suspendu aux lèvres de sa belle-soeur. -- Oh! il y en a une, cest moi qui vous en réponds, dit Madame; et la preuve, cest que la naïade qui règne sur cette source ma arrêtée au passage, moi qui vous parle. -- Bah! fit Saint-Aignan. -- Oui, continua la princesse, et cela pour me conter une quantité de choses que M. de Saint-Aignan na pas mises dans son récit. -- Oh! racontez vous-même, dit Monsieur, vous racontez dune façon charmante. La princesse sinclina devant le compliment conjugal. -- Je naurai pas la poésie du comte et son talent pour faire ressortir tous les détails. -- Vous ne serez pas écoutée avec moins dintérêt, dit le roi, qui sentait davance quelque chose dhostile dans le récit de sa belle-soeur. -- Je parle dailleurs, continua Madame, au nom de cette pauvre petite naïade, qui est bien la plus charmante demi-déesse que jaie jamais rencontrée. Or, elle riait tant pendant le récit quelle ma fait, quen vertu de cet axiome médical: «Le rire est contagieux», je vous demande la permission de rire un peu moi-même quand je me rappelle ses paroles. Le roi et de Saint-Aignan, qui virent sur beaucoup de physionomies sépanouir un commencement dhilarité pareille à celle que Madame annonçait, finirent par se regarder entre eux et se demander du regard sil ny aurait pas là-dessous quelque petite conspiration. Mais Madame était bien décidée à tourner et à retourner le couteau dans la plaie; aussi reprit-elle avec son air de naïve candeur, cest-à-dire avec le plus dangereux de tous ses airs: -- Donc, je passais par là, dit-elle, et, comme je trouvais sous mes pas beaucoup de fleurs fraîches écloses, nul doute que Philis, Amaryllis, Galatée, et toutes vos bergères, neussent passé sur le chemin avant moi. Le roi se mordit les lèvres. Le récit devenait de plus en plus menaçant. -- Ma petite naïade, continua Madame, roucoulait sa petite chanson sur le lit de son ruisselet; comme je vis quelle maccostait en touchant le bas de ma robe, je ne songeai pas à lui faire un mauvais accueil, et cela dautant mieux, après tout, quune divinité, fût-elle de second ordre, vaut toujours mieux quune princesse mortelle. Donc, jabordai la naïade, et voici ce quelle me dit en éclatant de rire: «Figurez-vous, princesse...» -- Vous comprenez, Sire, cest la naïade qui parle. Le roi fit un signe dassentiment; Madame reprit: -- «Figurez-vous, princesse, que les rives de mon ruisseau viennent dêtre témoins dun spectacle des plus amusants. Deux bergers, curieux jusquà lindiscrétion, se sont fait mystifier dune façon réjouissante par trois nymphes ou trois bergères...» Je vous demande pardon, mais je ne me rappelle plus si cest nymphes ou bergères quelle a dit. Mais il importe peu, nest-ce pas? Passons donc. À ce préambule, le roi rougit visiblement, et de Saint-Aignan, perdant toute contenance, se mit à écarquiller les yeux le plus anxieusement du monde. -- «Les deux bergers, poursuivit ma petite naïade en riant toujours, suivaient la trace des trois demoiselles...» Non, je veux dire des trois nymphes; pardon, je me trompe, des trois bergères. Cela nest pas toujours sensé, cela peut gêner celles que lon suit. Jen appelle à toutes ces dames, et pas une de celles qui sont ici ne me démentira, jen suis certaine. Le roi, fort en peine de ce qui allait suivre, opina du geste. -- «Mais, continua la naïade, les bergères avaient vu Tircis et Amyntas se glisser dans le bois; et, la lune aidant, elles les avaient reconnus à travers les quinconces...» Ah! vous riez, interrompit Madame. Attendez, attendez, vous nêtes pas au bout. Le roi pâlit; de Saint-Aignan essuya son front humide de sueur. Il y avait dans les groupes des femmes de petits rires étouffés, des chuchotements furtifs. -- Les bergères, disais-je, voyant lindiscrétion des deux bergers, les bergères sallèrent asseoir au pied du chêne royal, et, lorsquelles sentirent leurs indiscrets écouteurs à portée de ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire, elles leur adressèrent innocemment, le plus innocemment du monde, une déclaration incendiaire dont lamour-propre naturel à tous les hommes, et même aux bergers les plus sentimentaux, fit paraître aux deux auditeurs les termes doux comme des rayons de miel. Le roi, à ces mots que lassemblée ne put écouter sans rire, laissa échapper un éclair de ses yeux. Quant à de Saint-Aignan, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et voila, sous un amer éclat de rire, le dépit profond quil ressentait. -- Oh! fit le roi en se redressant de toute sa taille, voilà, sur ma parole, une plaisanterie charmante assurément et, racontée par vous, madame, dune façon non moins charmante: mais réellement, bien réellement, avez-vous compris la langue des naïades? -- Mais le comte prétend bien avoir compris celle des dryades, repartit vivement Madame. -- Sans doute, dit le roi. Mais, vous le savez, le comte a la faiblesse de viser à lAcadémie, de sorte quil a appris, dans ce but, toutes sortes de choses que bien heureusement vous ignorez, et il se serait pu que la langue de la nymphe des eaux fût au nombre des choses que vous navez pas étudiées. -- Vous comprenez, Sire, répondit Madame, que pour de pareils faits on ne sen fie pas à soi toute seule; loreille dune femme nest pas chose infaillible, a dit saint Augustin; aussi ai-je voulu méclairer dautres opinions que la mienne, et, comme ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte... nest-ce point ainsi que cela se dit, monsieur de Saint-Aignan? -- Oui, madame, dit de Saint-Aignan tout déferré. -- Et, continua la princesse, comme ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte, mavait dabord parlé en anglais, je craignis, comme vous dites, davoir mal entendu et fis venir Mlles de Montalais, de Tonnay-Charente et La Vallière, priant ma naïade de me refaire en langue française le récit quelle mavait déjà fait en anglais. -- Et elle le fit? demanda le roi. -- Oh! cest la plus complaisante divinité qui existe... Oui, Sire, elle le refit. De sorte quil ny a aucun doute à conserver. Nest-ce pas, mesdemoiselles, dit la princesse en se tournant vers la gauche de son armée, nest-ce pas que la naïade a parlé absolument comme je raconte, et que je nai en aucune façon failli à la vérité?... Philis?... Pardon! je me trompe... mademoiselle Aure de Montalais, est-ce vrai? -- Oh! absolument, madame, articula nettement Mlle de Montalais. -- Est-ce vrai, mademoiselle de Tonnay-Charente? -- Vérité pure, répondit Athénaïs dune voix non moins ferme, mais cependant moins intelligible. -- Et vous, La Vallière? demanda Madame. La pauvre enfant sentait le regard ardent du roi dirigé sur elle; elle nosait pas nier, elle nosait pas mentir; elle baissa la tête en signe dacquiescement. Seulement sa tête ne se releva point, à demi glacée quelle était par un froid plus douloureux que celui de la mort. Ce triple témoignage écrasa le roi. Quant à Saint-Aignan, il nessayait même pas de dissimuler son désespoir, et sans savoir ce quil disait, il bégayait: -- Excellente plaisanterie! bien joué, mesdames les bergères! -- Juste punition de la curiosité, dit le roi dune voix rauque. Oh! qui saviserait, après le châtiment de Tircis et dAmyntas, qui saviserait de chercher à surprendre ce qui se passe dans le coeur des bergères? Certes, ce ne sera pas moi... Et vous, messieurs? -- Ni moi! ni moi! répéta en choeur le groupe des courtisans. Madame triomphait de ce dépit du roi; elle se délectait, croyant que son récit avait été ou devait être le dénouement de tout. Quant à Monsieur, qui avait ri de ce double récit sans y rien comprendre, il se tourna vers de Guiche: -- Eh! comte, lui dit-il, tu ne dis rien; tu ne trouves donc rien à dire? Est ce que tu plaindrais MM. Tircis et Amyntas, par hasard? -- Je les plains de toute mon âme, répondit de Guiche; car, en vérité, lamour est une si douce chimère, que le perdre, toute chimère quil est, cest perdre plus que la vie. Donc, si ces deux bergers ont cru être aimés, sils sen sont trouvés heureux, et quau lieu de ce bonheur ils rencontrent non seulement le vide qui égale la mort, mais une raillerie de lamour qui vaut cent mille morts... eh bien! je dis que Tircis et Amyntas sont les deux hommes les plus malheureux que je connaisse. -- Et vous avez raison, monsieur de Guiche, dit le roi; car enfin, la mort, cest bien dur pour un peu de curiosité. -- Alors, cest donc à dire que lhistoire de ma naïade a déplu au roi? demanda naïvement Madame. -- Oh! madame, détrompez-vous, dit Louis en prenant la main de la princesse; votre naïade ma plu dautant mieux quelle a été plus véridique, et que son récit, je dois le dire, est appuyé par dirrécusables témoignages. Et ces mots tombèrent sur La Vallière avec un regard que nul, depuis Socrate jusquà Montaigne, neût pu définir parfaitement. Ce regard et ces mots achevèrent daccabler la malheureuse jeune fille, qui, appuyée sur lépaule de Montalais, semblait avoir perdu connaissance. Le roi se leva sans remarquer cet incident, auquel nul, au reste, ne prit garde; et contre sa coutume, car dordinaire il demeurait tard chez Madame, il prit congé pour entrer dans ses appartements. De Saint-Aignan le suivit, tout aussi désespéré à sa sortie quil sétait montré joyeux à son entrée. Mlle de Tonnay-Charente, moins sensible que La Vallière aux émotions, ne seffraya guère et ne sévanouit point. Cependant le coup doeil suprême de Saint-Aignan avait été bien autrement majestueux que le dernier regard du roi. Fin du tome II [1] Formule familière de refus, empruntée du latin. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Le vicomte de Bragelonne, Tome II." *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.