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Title: Le vicomte de Bragelonne, Tome III. Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le vicomte de Bragelonne, Tome III." *** is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LE VICOMTE DE BRAGELONNE TOME III (1848 -- 1850) Table des matières Chapitre CXXXII -- Psychologie royale Chapitre CXXXIII -- Ce que n'avaient prévu ni naïade ni dryade Chapitre CXXXIV -- Le nouveau général des jésuites Chapitre CXXXV -- L'orage Chapitre CXXXVI -- La pluie Chapitre CXXXVII -- Tobie Chapitre CXXXVIII -- Les quatre chances de Madame Chapitre CXXXIX -- La loterie Chapitre CXL -- Malaga Chapitre CXLI -- La lettre de M. de Baisemeaux Chapitre CXLII -- Où le lecteur verra avec plaisir que Porthos n'a rien perdu de sa force Chapitre CXLIII -- Le rat et le fromage Chapitre CXLIV -- La campagne de Planchet Chapitre CXLV -- Ce que l'on voit de la maison de Planchet Chapitre CXLVI -- Comment Porthos, Trüchen et Planchet se quittèrent amis, grâce à d'Artagnan Chapitre CXLVII -- La présentation de Porthos Chapitre CXLVIII -- Explications Chapitre CXLIX -- Madame et de Guiche Chapitre CL -- Montalais et Malicorne Chapitre CLI -- Comment de Wardes fut reçu à la cour Chapitre CLII -- Le combat Chapitre CLIII -- Le souper du roi Chapitre CLIV -- Après souper Chapitre CLV -- Comment d'Artagnan accomplit la mission dont le roi l'avait chargé Chapitre CLVI -- L'affût Chapitre CLVII -- Le médecin Chapitre CLVIII -- Où d'Artagnan reconnaît qu'il s'était trompé, et que c'était Manicamp qui avait raison Chapitre CLIX -- Comment il est bon d'avoir deux cordes à son arc Chapitre CLX -- M. Malicorne, archiviste du royaume de France Chapitre CLXI -- Le voyage Chapitre CLXII -- Trium-Féminat Chapitre CLXIII -- Première querelle Chapitre CLXIV -- Désespoir Chapitre CLXV -- La fuite Chapitre CLXVI -- Comment Louis avait, de son côté, passé le temps de dix heures et demie à minuit Chapitre CLXVII -- Les ambassadeurs Chapitre CLXVIII -- Chaillot Chapitre CLXIX -- Chez Madame Chapitre CLXX -- Le mouchoir de Mademoiselle de La Vallière Chapitre CLXXI -- Où il est traité des jardiniers, des échelles et des filles d'honneur Chapitre CLXXII -- Où il est traité de menuiserie et où il est donné quelques détails sur la façon de percer les escaliers Chapitre CLXXIII -- La promenade aux flambeaux Chapitre CLXXIV -- L'apparition Chapitre CLXXV -- Le portrait Chapitre CLXXVI -- Hampton-Court Chapitre CLXXVII -- Le courrier de Madame Chapitre CLXXVIII -- Saint-Aignan suit le conseil de Malicorne Chapitre CLXXIX -- Deux vieux amis Chapitre CLXXX -- Où l'on voit qu'un marché qui ne peut pas se faire avec l'un peut se faire avec l'autre Chapitre CLXXXI -- La peau de l'ours Chapitre CLXXXII -- Chez la reine mère Chapitre CLXXXIII -- Deux amies Chapitre CLXXXIV -- Comment Jean de La Fontaine fit son premier conte Chapitre CLXXXV -- La Fontaine négociateur Chapitre CLXXXVI -- La vaisselle et les diamants de Madame de Bellière Chapitre CLXXXVII -- La quittance de M. de Mazarin Chapitre CLXXXVIII -- La minute de M. Colbert Chapitre CLXXXIX -- Où il semble à l'auteur qu'il est temps d'en revenir au vicomte de Bragelonne Chapitre CXC -- Bragelonne continue ses interrogations Chapitre CXCI -- Deux jalousies Chapitre CXCII -- Visite domiciliaire Chapitre CXCIII -- La méthode de Porthos Chapitre CXCIV -- Le déménagement, la trappe et le portrait Chapitre CXCV -- Rivaux politiques Chapitre CXCVI -- Rivaux amoureux Chapitre CXXXII -- Psychologie royale Le roi entra dans ses appartements dun pas rapide. Peut-être Louis XIV marchait-il si vite pour ne pas chanceler. Il laissait derrière lui comme la trace dun deuil mystérieux. Cette gaieté, que chacun avait remarquée dans son attitude à son arrivée, et dont chacun sétait réjoui, nul ne lavait peut-être approfondie dans son véritable sens; mais ce départ si orageux, ce visage si bouleversé, chacun le comprit, ou du moins le crut comprendre facilement. La légèreté de Madame, ses plaisanteries un peu rudes pour un caractère ombrageux, et surtout pour un caractère de roi; lassimilation trop familière, sans doute, de ce roi à un homme ordinaire; voilà les raisons que lassemblée donna du départ précipité et inattendu de Louis XIV. Madame, plus clairvoyante dailleurs, ny vit cependant point dabord autre chose. Cétait assez pour elle davoir rendu quelque petite torture damour-propre à celui qui, oubliant si promptement des engagements contractés, semblait avoir pris à tâche de dédaigner sans cause les plus nobles et les plus illustres conquêtes. Il nétait pas sans une certaine importance pour Madame, dans la situation où se trouvaient les choses, de faire voir au roi la différence quil y avait à aimer en haut lieu ou à courir lamourette comme un cadet de province. Avec ces grandes amours, sentant leur loyauté et leur toute- puissance, ayant en quelque sorte leur étiquette et leur ostentation, un roi, non seulement ne dérogeait point, mais encore trouvait repos, sécurité, mystère et respect général. Dans labaissement des vulgaires amours, au contraire, il rencontrait, même chez les plus humbles sujets, la glose et le sarcasme; il perdait son caractère dinfaillible et dinviolable. Descendu dans la région des petites misères humaines, il en subissait les pauvres orages. En un mot, faire du roi-dieu un simple mortel en le touchant au coeur, ou plutôt même au visage, comme le dernier de ses sujets, cétait porter un coup terrible à lorgueil de ce sang généreux: on captivait Louis plus encore par lamour-propre que par lamour. Madame avait sagement calculé sa vengeance; aussi, comme on la vu, sétait-elle vengée. Quon naille pas croire cependant que Madame eût les passions terribles des héroïnes du Moyen Age et quelle vît les choses sous leur aspect sombre; Madame, au contraire, jeune, gracieuse, spirituelle, coquette, amoureuse, plutôt de fantaisie, dimagination ou dambition que de coeur; Madame, au contraire, inaugurait cette époque de plaisirs faciles et passagers qui signala les cent vingt ans qui sécoulèrent entre la moitié du XVIIe siècle et les trois quarts du XVIIIe. Madame voyait donc, ou plutôt croyait voir les choses sous leur véritable aspect; elle savait que le roi, son auguste beau-frère, avait ri le premier de lhumble La Vallière, et que, selon ses habitudes, il nétait pas probable quil adorât jamais la personne dont il avait pu rire, ne fût-ce quun instant. Dailleurs, lamour-propre nétait-il pas là, ce démon souffleur qui joue un si grand rôle dans cette comédie dramatique quon appelle la vie dune femme; lamour-propre ne disait-il point tout haut, tout bas, à demi-voix, sur tous les tons possibles, quelle ne pouvait véritablement, elle, princesse, jeune, belle, riche, être comparée à la pauvre La Vallière, aussi jeune quelle, cest vrai, mais bien moins jolie, mais tout à fait pauvre? Et que cela nétonne point de la part de Madame; on le sait, les plus grands caractères sont ceux qui se flattent le plus dans la comparaison quils font deux aux autres, des autres à eux. Peut-être demandera-t-on ce que voulait Madame avec cette attaque si savamment combinée? Pourquoi tant de forces déployées, sil ne sagissait de débusquer sérieusement le roi dun coeur tout neuf dans lequel il comptait se loger! Madame avait-elle donc besoin de donner une pareille importance à La Vallière, si elle ne redoutait pas La Vallière? Non, Madame ne redoutait pas La Vallière, au point de vue où un historien qui sait les choses voit lavenir, ou plutôt le passé; Madame nétait point un prophète ou une sibylle; Madame ne pouvait pas plus quun autre lire dans ce terrible et fatal livre de lavenir qui garde en ses plus secrètes pages les plus sérieux événements. Non, Madame voulait purement et simplement punir le roi de lui avoir fait une cachotterie toute féminine; elle voulait lui prouver clairement que sil usait de ce genre darmes offensives, elle, femme desprit et de race, trouverait certainement dans larsenal de son imagination des armes défensives à lépreuve même des coups dun roi. Et dailleurs, elle voulait lui prouver que, dans ces sortes de guerre, il ny a plus de rois, ou tout au moins que les rois, combattant pour leur propre compte comme des hommes ordinaires, peuvent voir leur couronne tomber au premier choc; quenfin, sil avait espéré être adoré tout dabord, de confiance, à son seul aspect, par toutes les femmes de sa cour, cétait une prétention humaine, téméraire, insultante pour certaines plus haut placées que les autres, et que la leçon, tombant à propos sur cette tête royale, trop haute et trop fière, serait efficace. Voilà certainement quelles étaient les réflexions de Madame à légard du roi. Lévénement restait en dehors. Ainsi, lon voit quelle avait agi sur lesprit de ses filles dhonneur et avait préparé dans tous ses détails la comédie qui venait de se jouer. Le roi en fut tout étourdi. Depuis quil avait échappé à M. de Mazarin, il se voyait pour la première fois traité en homme. Une pareille sévérité, de la part de ses sujets, lui eût fourni matière à résistance. Les pouvoirs croissent dans la lutte. Mais sattaquer à des femmes, être attaqué par elles, avoir été joué par de petites provinciales arrivées de Blois tout exprès pour cela, cétait le comble du déshonneur pour un jeune roi plein de la vanité que lui inspiraient à la fois et ses avantages personnels et son pouvoir royal. Rien à faire, ni reproches, ni exil, ni même bouderies. Bouder, ceût été avouer quon avait été touché, comme Hamlet, par une arme démouchetée, larme du ridicule. Bouder des femmes! quelle humiliation! surtout quand ces femmes ont le rire pour vengeance. Oh! si, au lieu den laisser toute la responsabilité à des femmes, quelque courtisan se fût mêlé à cette intrigue, avec quelle joie Louis XIV eût saisi cette occasion dutiliser la Bastille! Mais là encore la colère royale sarrêtait, repoussée par le raisonnement. Avoir une armée, des prisons, une puissance presque divine, et mettre cette toute-puissance au service dune misérable rancune, cétait indigne, non seulement dun roi, mais même dun homme. Il sagissait donc purement et simplement de dévorer en silence cet affront et dafficher sur son visage la même mansuétude, la même urbanité. Il sagissait de traiter Madame en amie. En amie!... Et pourquoi pas? Ou Madame était linstigatrice de lévénement, ou lévénement lavait trouvée passive. Si elle avait été linstigatrice, cétait bien hardi à elle, mais enfin nétait-ce pas son rôle naturel? Qui lavait été chercher dans le plus doux moment de la lune conjugale pour lui parler un langage amoureux? Qui avait osé calculer les chances de ladultère, bien plus de linceste? Qui, retranché derrière son omnipotence royale, avait dit à cette jeune femme: «Ne craignez rien, aimez le roi de France, il est au-dessus de tous, et un geste de son bras armé du sceptre vous protégera contre tous, même contre vos remords?» Donc, la jeune femme avait obéi à cette parole royale, avait cédé à cette voix corruptrice, et maintenant quelle avait fait le sacrifice moral de son honneur, elle se voyait payée de ce sacrifice par une infidélité dautant plus humiliante quelle avait pour cause une femme bien inférieure à celle qui avait dabord cru être aimée. Ainsi, Madame eût-elle été linstigatrice de la vengeance, Madame eût eu raison. Si, au contraire, elle était passive dans tout cet événement, quel sujet avait le roi de lui en vouloir? Devait-elle, ou plutôt pouvait-elle arrêter lessor de quelques langues provinciales? devait-elle, par un excès de zèle mal entendu, réprimer, au risque de lenvenimer, limpertinence de ces trois petites filles? Tous ces raisonnements étaient autant de piqûres sensibles à lorgueil du roi; mais, quand il avait bien repassé tous ces griefs dans son esprit, Louis XIV sétonnait, réflexions faites, cest-à-dire après la plaie pansée, de sentir dautres douleurs sourdes, insupportables, inconnues. Et voilà ce quil nosait savouer à lui-même, cest que ces lancinantes atteintes avaient leur siège au coeur. Et, en effet, il faut bien que lhistorien lavoue aux lecteurs, comme le roi se lavouait à lui-même: il sétait laissé chatouiller le coeur par cette naïve déclaration de La Vallière; il avait cru à lamour pur, à de lamour pour lhomme, à de lamour dépouillé de tout intérêt; et son âme, plus jeune et surtout plus naïve quil ne le supposait, avait bondi au-devant de cette autre âme qui venait de se révéler à lui par ses aspirations. La chose la moins ordinaire dans lhistoire si complexe de lamour, cest la double inoculation de lamour dans deux coeurs: pas plus de simultanéité que dégalité; lun aime presque toujours avant lautre, comme lun finit presque toujours daimer après lautre. Aussi le courant électrique sétablit-il en raison de lintensité de la première passion qui sallume. Plus Mlle de La Vallière avait montré damour, plus le roi en avait ressenti. Et voilà justement ce qui étonnait le roi. Car il lui était bien démontré quaucun courant sympathique navait pu entraîner son coeur, puisque cet aveu nétait pas de lamour, puisque cet aveu nétait quune insulte faite à lhomme et au roi, puisque enfin cétait, et le mot surtout brûlait comme un fer rouge, puisque enfin cétait une mystification. Ainsi cette petite fille à laquelle, à la rigueur, on pouvait tout refuser, beauté, naissance, esprit, ainsi cette petite fille, choisie par Madame elle-même en raison de son humilité, avait non seulement provoqué le roi, mais encore dédaigné le roi, cest-à- dire un homme qui, comme un sultan dAsie, navait quà chercher des yeux, quà étendre la main, quà laisser tomber le mouchoir. Et, depuis la veille, il avait été préoccupé de cette petite fille au point de ne penser quà elle, de ne rêver que delle; depuis la veille, son imagination sétait amusée à parer son image de tous les charmes quelle navait point; il avait enfin, lui que tant daffaires réclamaient, que tant de femmes appelaient, il avait, depuis la veille, consacré toutes les minutes de sa vie, tous les battements de son coeur, à cette unique rêverie. En vérité, cétait trop ou trop peu. Et lindignation du roi lui faisant oublier toutes choses, et entre autres que de Saint-Aignan était là, lindignation du roi sexhalait dans les plus violentes imprécations. Il est vrai que Saint-Aignan était tapi dans un coin, et de ce coin regardait passer la tempête. Son désappointement à lui paraissait misérable à côté de la colère royale. Il comparait à son petit amour-propre limmense orgueil de ce roi offensé, et, connaissant le coeur des rois en général et celui des puissants en particulier, il se demandait si bientôt ce poids de fureur, suspendu jusque-là sur le vide, ne finirait point par tomber sur lui, par cela même que dautres étaient coupables et lui innocent. En effet, tout à coup le roi sarrêta dans sa marche immodérée, et, fixant sur de Saint-Aignan un regard courroucé. -- Et toi, de Saint-Aignan? sécria-t-il. De Saint-Aignan fit un mouvement qui signifiait: -- Eh bien! Sire? -- Oui, tu as été aussi sot que moi, nest-ce pas? -- Sire, balbutia de Saint-Aignan. -- Tu tes laissé prendre à cette grossière plaisanterie. -- Sire, dit de Saint-Aignan, dont le frisson commençait à secouer les membres, que Votre Majesté ne se mette point en colère: les femmes, elle le sait, sont des créatures imparfaites créées pour le mal; donc, leur demander le bien cest exiger delles la chose impossible. Le roi, qui avait un profond respect de lui-même, et qui commençait à prendre sur ses passions cette puissance quil conserva sur elles toute sa vie, le roi sentit quil se déconsidérait à montrer tant dardeur pour un si mince objet. -- Non, dit-il vivement, non, tu te trompes, Saint-Aignan, je ne me mets pas en colère; jadmire seulement que nous ayons été joués avec tant dadresse et daudace par ces deux petites filles. Jadmire surtout que, pouvant nous instruire, nous ayons fait la folie de nous en rapporter à notre propre coeur. -- Oh! le coeur, Sire, le coeur, cest un organe quil faut absolument réduire à ses fonctions physiques, mais quil faut destituer de toutes fonctions morales. Javoue, quant à moi, que, lorsque jai vu le coeur de Votre Majesté si fort préoccupé de cette petite... -- Préoccupé, moi? mon coeur préoccupé? Mon esprit, peut-être; mais quant à mon coeur... il était... Louis saperçut, cette fois encore, que pour couvrir un vide, il en allait découvrir un autre. -- Au reste, ajouta-t-il, je nai rien à reprocher à cette enfant. Je savais quelle en aimait un autre. -- Le vicomte de Bragelonne, oui. Jen avais prévenu Votre Majesté. -- Sans doute. Mais tu nétais pas le premier. Le comte de La Fère mavait demandé la main de Mlle de La Vallière pour son fils. Eh bien! à son retour dAngleterre, je les marierai puisquils saiment. -- En vérité, je reconnais là toute la générosité du roi. -- Tiens, Saint-Aignan, crois-moi, ne nous occupons plus de ces sortes de choses, dit Louis. -- Oui, digérons laffront, Sire, dit le courtisan résigné. -- Au reste, ce sera chose facile, fit le roi en modulant un soupir. -- Et pour commencer, moi... dit Saint-Aignan. -- Eh bien? -- Eh bien! je vais faire quelque bonne épigramme sur le trio. Jappellerai cela: _Naïade et Dryade_; cela fera plaisir à Madame. -- Fais, Saint-Aignan, fais, murmura le roi. Tu me liras tes vers, cela me distraira. Ah! nimporte, nimporte, Saint-Aignan, ajouta le roi comme un homme qui respire avec peine, le coup demande une force surhumaine pour être dignement soutenu. Et, comme le roi achevait ainsi en se donnant les airs de la plus angélique patience, un des valets de service vint gratter à la porte de la chambre. De Saint-Aignan sécarta par respect. -- Entrez, fit le roi. Le valet entrebâilla la porte. -- Que veut-on? demanda Louis. Le valet montra une lettre pliée en forme de triangle. -- Pour Sa Majesté, dit-il. -- De quelle part? -- Je lignore; il a été remis par un des officiers de service. Le roi fit signe, le valet apporta le billet. Le roi sapprocha des bougies, ouvrit le billet, lut la signature et laissa échapper un cri. Saint-Aignan était assez respectueux pour ne pas regarder; mais, sans regarder, il voyait et entendait. Il accourut. Le roi, dun geste, congédia le valet. -- Oh! mon Dieu! fit le roi en lisant. -- Votre Majesté se trouve-t-elle indisposée? demanda Saint-Aignan les bras étendus. -- Non, non, Saint-Aignan; lis! Et il lui passa le billet. Les yeux de Saint-Aignan se portèrent à la signature. -- La Vallière! sécria-t-il. Oh! Sire! -- Lis! lis! Et Saint-Aignan lut: «Sire, pardonnez-moi mon importunité, pardonnez-moi surtout le défaut de formalités qui accompagne cette lettre; un billet me semble plus pressé et plus pressant quune dépêche; je me permets donc dadresser un billet à Votre Majesté. Je rentre chez moi brisée de douleur et de fatigue, Sire, et jimplore de Votre Majesté la faveur dune audience dans laquelle je pourrai dire la vérité à mon roi. Signé: Louise de La Vallière.» -- Eh bien? demanda le roi en reprenant la lettre des mains de Saint Aignan tout étourdi de ce quil venait de lire. -- Eh bien? répéta Saint-Aignan. -- Que penses-tu de cela? -- Je ne sais trop. -- Mais enfin? -- Sire, la petite aura entendu gronder la foudre, et elle aura eu peur. -- Peur de quoi? demanda noblement Louis. -- Dame! que voulez-vous, Sire! Votre Majesté a mille raisons den vouloir à lauteur ou aux auteurs dune si méchante plaisanterie, et la mémoire de Votre Majesté, ouverte dans le mauvais sens, est une éternelle menace pour limprudente. -- Saint-Aignan, je ne vois pas comme vous. -- Le roi doit voir mieux que moi. -- Eh bien! je vois dans ces lignes: de la douleur, de la contrainte, et maintenant surtout que je me rappelle certaines particularités de la scène qui sest passée ce soir chez Madame... Enfin... Le roi sarrêta sur ce sens suspendu. -- Enfin, reprit Saint-Aignan, Votre Majesté va donner audience, voilà ce quil y a de plus clair dans tout cela. -- Je ferai mieux, Saint-Aignan. -- Que ferez-vous, Sire? -- Prends ton manteau. -- Mais, Sire... -- Tu sais où est la chambre des filles de Madame? -- Certes. -- Tu sais un moyen dy pénétrer? -- Oh! quant à cela, non. -- Mais enfin tu dois connaître quelquun par là? -- En vérité, Votre Majesté est la source de toute bonne idée. -- Tu connais quelquun? -- Oui. -- Qui connais-tu? Voyons. -- Je connais certain garçon qui est au mieux avec certaine fille. -- Dhonneur? -- Oui, dhonneur, Sire. -- Avec Tonnay-Charente? demanda Louis en riant. -- Non, malheureusement; avec Montalais. -- Il sappelle? -- Malicorne. -- Bon! Et tu peux compter sur lui? -- Je le crois, Sire. Il doit bien avoir quelque clef... Et sil en a une, comme je lui ai rendu service... il men fera part. -- Cest au mieux. Partons! -- Je suis aux ordres de Votre Majesté. Le roi jeta son propre manteau sur les épaules de Saint-Aignan et lui demanda le sien. Puis tous deux gagnèrent le vestibule. Chapitre CXXXIII -- Ce que n'avaient prévu ni naïade ni dryade De Saint-Aignan sarrêta au pied de lescalier qui conduisait aux entresols chez les filles dhonneur, au premier chez Madame. De là, par un valet qui passait, il fit prévenir Malicorne, qui était encore chez Monsieur. Au bout de dix minutes, Malicorne arriva le nez au vent et flairant dans lombre. Le roi se recula, gagnant la partie la plus obscure du vestibule. Au contraire, de Saint-Aignan savança. Mais, aux premiers mots par lesquels il formula son désir, Malicorne recula tout net. -- Oh! oh! dit-il, vous me demandez à être introduit dans les chambres des filles dhonneur? -- Oui. -- Vous comprenez que je ne puis faire une pareille chose sans savoir dans quel but vous la désirez. -- Malheureusement, cher monsieur Malicorne, il mest impossible de donner aucune explication; il faut donc que vous vous fiiez à moi comme un ami qui vous a tiré dembarras hier et qui vous prie de len tirer aujourdhui. -- Mais moi, monsieur, je vous disais ce que je voulais; ce que je voulais, cétait ne point coucher à la belle étoile, et tout honnête homme peut avouer un pareil désir; tandis que vous, vous navouez rien. -- Croyez, mon cher monsieur Malicorne, insista de Saint-Aignan, que, sil métait permis de mexpliquer, je mexpliquerais. -- Alors, mon cher monsieur, impossible que je vous permette dentrer chez Mlle de Montalais. -- Pourquoi? -- Vous le savez mieux que personne, puisque vous mavez pris sur un mur, faisant la cour à Mlle de Montalais; or, ce serait complaisant à moi, vous en conviendrez, lui faisant la cour, de vous ouvrir la porte de sa chambre. -- Eh! qui vous dit que ce soit pour elle que je vous demande la clef? -- Pour qui donc alors? -- Elle ne loge pas seule, ce me semble? -- Non, sans doute. -- Elle loge avec Mlle de La Vallière? -- Oui, mais vous navez pas plus affaire réellement à Mlle de La Vallière quà Mlle de Montalais, et il ny a que deux hommes à qui je donnerais cette clef: cest à M. de Bragelonne, sil me priait de la lui donner; cest au roi, sil me lordonnait. -- Eh bien! donnez-moi donc cette clef, monsieur, je vous lordonne, dit le roi en savançant hors de lobscurité et en entrouvrant son manteau. Mlle de Montalais descendra près de vous, tandis que nous monterons près de Mlle de La Vallière: cest, en effet, à elle seule que nous avons affaire. -- Le roi! sécria Malicorne en se courbant jusquaux genoux du roi. -- Oui, le roi, dit Louis en souriant, le roi qui vous sait aussi bon gré de votre résistance que de votre capitulation. Relevez- vous, monsieur; rendez nous le service que nous vous demandons. -- Sire, à vos ordres, dit Malicorne en montant lescalier. -- Faites descendre Mlle de Montalais, dit le roi, et ne lui sonnez mot de ma visite. Malicorne sinclina en signe dobéissance et continua de monter. Mais le roi, par une vive réflexion, le suivit, et cela avec une rapidité si grande, que, quoique Malicorne eût déjà la moitié des escaliers davance, il arriva en même temps que lui à la chambre. Il vit alors, par la porte demeurée entrouverte derrière Malicorne, La Vallière toute renversée dans un fauteuil, et à lautre coin Montalais, qui peignait ses cheveux, en robe de chambre, debout devant une grande glace et tout en parlementant avec Malicorne. Le roi ouvrit brusquement la porte et entra. Montalais poussa un cri au bruit que fit la porte, et, reconnaissant le roi, elle sesquiva. À cette vue, La Vallière, de son côté, se redressa comme une morte galvanisée et retomba sur son fauteuil. Le roi savança lentement vers elle. -- Vous voulez une audience, mademoiselle, lui dit-il avec froideur, me voici prêt à vous entendre. Parlez. De Saint-Aignan, fidèle à son rôle de sourd, daveugle et de muet, de Saint-Aignan sétait placé, lui, dans une encoignure de porte, sur un escabeau que le hasard lui avait procuré tout exprès. Abrité sous la tapisserie qui servait de portière, adossé à la muraille même, il écouta ainsi sans être vu, se résignant au rôle de bon chien de garde qui attend et qui veille sans jamais gêner le maître. La Vallière, frappée de terreur à laspect du roi irrité, se leva une seconde fois, et, demeurant dans une posture humble et suppliante: -- Sire, balbutia-t-elle, pardonnez-moi. -- Eh! mademoiselle, que voulez-vous que je vous pardonne? demanda Louis XIV. -- Sire, jai commis une grande faute, plus quune grande faute, un grand crime. -- Vous? -- Sire, jai offensé Votre Majesté. -- Pas le moins du monde, répondit Louis XIV. -- Sire, je vous en supplie, ne gardez point vis-à-vis de moi cette terrible gravité qui décèle la colère bien légitime du roi. Je sens que je vous ai offensé, Sire; mais jai besoin de vous expliquer comment je ne vous ai point offensé de mon plein gré. -- Et dabord, mademoiselle, dit le roi, en quoi mauriez-vous offensé? Je ne le vois pas. Est-ce par une plaisanterie de jeune fille, plaisanterie fort innocente? Vous vous êtes raillée dun jeune homme crédule: cest bien naturel; toute autre femme à votre place eût fait ce que vous avez fait. -- Oh! Votre Majesté mécrase avec ces paroles. -- Et pourquoi donc? -- Parce que, si la plaisanterie fût venue de moi, elle neût pas été innocente. -- Enfin, mademoiselle, reprit le roi, est-ce là tout ce que vous aviez à me dire en me demandant une audience? Et le roi fit presque un pas en arrière. Alors La Vallière, avec une voix brève et entrecoupée, avec des yeux desséchés par le feu des larmes, fit à son tour un pas vers le roi. -- Votre Majesté a tout entendu? dit-elle. -- Tout, quoi? -- Tout ce qui a été dit par moi au chêne royal? -- Je nen ai pas perdu une seule parole, mademoiselle. -- Et Votre Majesté, lorsquelle meut entendue, a pu croire que javais abusé de sa crédulité. -- Oui, crédulité, cest bien cela, vous avez dit le mot. -- Et Votre Majesté na pas soupçonné quune pauvre fille comme moi peut être forcée quelquefois de subir la volonté dautrui? -- Pardon, mais je ne comprendrai jamais que celle dont la volonté semblait sexprimer si librement sous le chêne royal se laissât influencer à ce point par la volonté dautrui. -- Oh! mais la menace, Sire! -- La menace!... Qui vous menaçait? qui osait vous menacer? -- Ceux qui ont le droit de le faire, Sire. -- Je ne reconnais à personne le droit de menace dans mon royaume. -- Pardonnez-moi, Sire, il y a près de Votre Majesté même des personnes assez haut placées pour avoir ou pour se croire le droit de perdre une jeune fille sans avenir, sans fortune, et nayant que sa réputation. -- Et comment la perdre? -- En lui faisant perdre cette réputation par une honteuse expulsion. -- Oh! mademoiselle, dit le roi avec une amertume profonde, jaime fort les gens qui se disculpent sans incriminer les autres. -- Sire! -- Oui, et il mest pénible, je lavoue, de voir quune justification facile, comme pourrait lêtre la vôtre, se vienne compliquer devant moi dun tissu de reproches et dimputations. -- Auxquelles vous najoutez pas foi alors? sécria La Vallière. Le roi garda le silence. -- Oh! dites-le donc! répéta La Vallière avec véhémence. -- Je regrette de vous lavouer, répéta le roi en sinclinant avec froideur. -- La jeune fille poussa une profonde exclamation, et, frappant ses mains lune dans lautre: -- Ainsi vous ne me croyez pas? dit-elle. Le roi ne répondit rien. Les traits de La Vallière saltérèrent à ce silence. -- Ainsi vous supposez que moi, moi! dit-elle, jai ourdi ce ridicule, cet infâme complot de me jouer aussi imprudemment de Votre Majesté? -- Eh! mon Dieu! ce nest ni ridicule ni infâme, dit le roi; ce nest pas même un complot: cest une raillerie plus ou moins plaisante, voilà tout. -- Oh! murmura la jeune fille désespérée, le roi ne me croit pas, le roi ne veut pas me croire. -- Mais non, je ne veux pas vous croire. -- Mon Dieu! mon Dieu! -- Écoutez: quoi de plus naturel, en effet? Le roi me suit, mécoute, me guette; le roi veut peut-être samuser à mes dépens, amusons-nous aux siens, et, comme le roi est un homme de coeur, prenons-le par le coeur. La Vallière cacha sa tête dans ses mains en étouffant un sanglot. Le roi continua impitoyablement; il se vengeait sur la pauvre victime de tout ce quil avait souffert. -- Supposons donc cette fable que je laime et que je laie distingué. Le roi est si naïf et si orgueilleux à la fois, quil me croira, et alors nous irons raconter cette naïveté du roi, et nous rirons. -- Oh! sécria La Vallière, penser cela, penser cela, cest affreux! -- Et, poursuivit le roi, ce nest pas tout: si ce prince orgueilleux vient à prendre au sérieux la plaisanterie, sil a limprudence den témoigner publiquement quelque chose comme de la joie, eh bien! devant toute la cour, le roi sera humilié; or, ce sera, un jour, un récit charmant à faire à mon amant, une part de dot à apporter à mon mari, que cette aventure dun roi joué par une malicieuse jeune fille. -- Sire! sécria La Vallière égarée, délirante, pas un mot de plus, je vous en supplie; vous ne voyez donc pas que vous me tuez? -- Oh! raillerie, murmura le roi, qui commençait cependant à sémouvoir. La Vallière tomba à genoux, et cela si rudement, que ses genoux résonnèrent sur le parquet. Puis, joignant les mains: -- Sire, dit-elle, je préfère la honte à la trahison. -- Que faites-vous? demanda le roi, mais sans faire un mouvement pour relever la jeune fille. -- Sire, quand je vous aurai sacrifié mon honneur et ma raison, vous croirez peut-être à ma loyauté. Le récit qui vous a été fait chez Madame et par Madame est un mensonge; ce que jai dit sous le grand chêne... -- Eh bien? -- Cela seulement, cétait la vérité. -- Mademoiselle! sécria le roi. -- Sire, sécria La Vallière entraînée par la violence de ses sensations, Sire, dussé-je mourir de honte à cette place où sont enracinés mes deux genoux, je vous le répéterai jusquà ce que la voix me manque: jai dit que je vous aimais... eh bien! je vous aime! -- Vous? -- Je vous aime, Sire, depuis le jour où je vous ai vu, depuis quà Blois, où je languissais, votre regard royal est tombé sur moi, lumineux et vivifiant; je vous aime! Sire. Cest un crime de lèse-majesté, je le sais, quune pauvre fille comme moi aime son roi et le lui dise. Punissez-moi de cette audace, méprisez-moi pour cette imprudence; mais ne dites jamais, mais ne croyez jamais que je vous ai raillé, que je vous ai trahi. Je suis dun sang fidèle à la royauté, Sire; et jaime... jaime mon roi!... Oh! je me meurs! Et tout à coup, épuisée de force, de voix, dhaleine, elle tomba pliée en deux, pareille à cette fleur dont parle Virgile et qua touchée la faux du moissonneur. Le roi, à ces mots, à cette véhémente supplique, navait gardé ni rancune, ni doute; son coeur tout entier sétait ouvert au souffle ardent de cet amour qui parlait un si noble et si courageux langage. Aussi, lorsquil entendit laveu passionné de cet amour, il faiblit, et voila son visage dans ses deux mains. Mais, lorsquil sentit les mains de La Vallière cramponnées à ses mains, lorsque la tiède pression de lamoureuse jeune fille eut gagné ses artères, il sembrasa à son tour, et, saisissant La Vallière à bras-le-corps, il la releva et la serra contre son coeur. Mais elle, mourante, laissant aller sa tête vacillante sur ses épaules, ne vivait plus. Alors le roi, effrayé, appela de Saint-Aignan. De Saint-Aignan, qui avait poussé la discrétion jusquà rester immobile dans son coin en feignant dessuyer une larme, accourut à cet appel du roi. Alors il aida Louis à faire asseoir la jeune fille sur un fauteuil, lui frappa dans les mains, lui répandit de leau de la reine de Hongrie en lui répétant: -- Mademoiselle, allons, mademoiselle, cest fini, le roi vous croit, le roi vous pardonne. Eh! là, là! prenez garde, vous allez émouvoir trop violemment le roi, mademoiselle; Sa Majesté est sensible, Sa Majesté a un coeur. Ah! diable! mademoiselle, faites- y attention, le roi est fort pâle. En effet, le roi pâlissait visiblement. Quant à La Vallière, elle ne bougeait pas. -- Mademoiselle! mademoiselle! en vérité, continuait de Saint- Aignan, revenez à vous, je vous en prie, je vous en supplie, il est temps; songez à une chose, cest que si le roi se trouvait mal, je serais obligé dappeler son médecin. Ah! quelle extrémité, mon Dieu! Mademoiselle, chère mademoiselle, revenez à vous, faites un effort, vite, vite! Il était difficile de déployer plus déloquence persuasive que ne le faisait Saint-Aignan; mais quelque chose de plus énergique et de plus actif encore que cette éloquence réveilla La Vallière. Le roi sétait agenouillé devant elle, et lui imprimait dans la paume de la main ces baisers brûlants qui sont aux mains ce que le baiser des lèvres est au visage. Elle revint enfin à elle, rouvrit languissamment les yeux, et, avec un mourant regard: -- Oh! Sire, murmura-t-elle, Votre Majesté ma donc pardonné? Le roi ne répondit pas... il était encore trop ému. De Saint-Aignan crut devoir séloigner de nouveau... Il avait deviné la flamme qui jaillissait des yeux de Sa Majesté. La Vallière se leva. -- Et maintenant, Sire, dit-elle avec courage, maintenant que je me suis justifiée, je lespère du moins, aux yeux de Votre Majesté, accordez-moi de me retirer dans un couvent. Jy bénirai mon roi toute ma vie, et jy mourrai en aimant Dieu, qui ma fait un jour de bonheur. -- Non, non, répondit le roi, non, vous vivrez ici en bénissant Dieu, au contraire, mais en aimant Louis, qui vous fera toute une existence de félicité, Louis qui vous aime, Louis qui vous le jure! -- Oh! Sire, Sire!... Et sur ce doute de La Vallière, les baisers du roi devinrent si brûlants, que de Saint-Aignan crut quil était de son devoir de passer de lautre côté de la tapisserie. Mais ces baisers, quelle navait pas eu la force de repousser dabord, commencèrent à brûler la jeune fille. -- Oh! Sire, sécria-t-elle alors, ne me faites pas repentir davoir été si loyale, car ce serait me prouver que Votre Majesté me méprise encore. -- Mademoiselle, dit soudain le roi en se reculant plein de respect, je naime et nhonore rien au monde plus que vous, et rien à ma cour ne sera, jen jure Dieu, aussi estimé que vous ne le serez désormais; je vous demande donc pardon de mon emportement, mademoiselle, il venait dun excès damour; mais je puis vous prouver que jaimerai encore davantage, en vous respectant autant que vous pourrez le désirer. Puis, sinclinant devant elle et lui prenant la main: -- Mademoiselle, lui dit-il, voulez-vous me faire cet honneur dagréer le baiser que je dépose sur votre main? Et la lèvre du roi se posa respectueuse et légère sur la main frissonnante de la jeune fille. -- Désormais, ajouta Louis en se relevant et en couvrant La Vallière de son regard, désormais vous êtes sous ma protection. Ne parlez à personne du mal que je vous ai fait, pardonnez aux autres celui quils ont pu vous faire. À lavenir, vous serez tellement au-dessus de ceux-là, que, loin de vous inspirer de la crainte, ils ne vous feront plus même pitié. Et il salua religieusement comme au sortir dun temple. Puis, appelant de Saint-Aignan, qui sapprocha tout humble: -- Comte, dit-il, jespère que Mademoiselle voudra bien vous accorder un peu de son amitié en retour de celle que je lui ai vouée à jamais. De Saint-Aignan fléchit le genou devant La Vallière. -- Quelle joie pour moi, murmura-t-il, si Mademoiselle me fait un pareil honneur! -- Je vais vous renvoyer votre compagne, dit le roi. Adieu, mademoiselle, ou plutôt au revoir: faites-moi la grâce de ne pas moublier dans votre prière. -- Oh! Sire, dit La Vallière, soyez tranquille: vous êtes avec Dieu dans mon coeur. Ce dernier mot enivra le roi, qui, tout joyeux, entraîna de Saint- Aignan par les degrés. Madame navait pas prévu ce dénouement-là: ni naïade ni dryade nen avaient parlé. Chapitre CXXXIV -- Le nouveau général des jésuites Tandis que La Vallière et le roi confondaient dans leur premier aveu tous les chagrins du passé, tout le bonheur du présent, toutes les espérances de lavenir, Fouquet, rentré chez lui, cest-à-dire dans lappartement qui lui avait été départi au château, Fouquet sentretenait avec Aramis, justement de tout ce que le roi négligeait en ce moment. -- Vous me direz, commença Fouquet, lorsquil eut installé son hôte dans un fauteuil et pris place lui-même à ses côtés, vous me direz, monsieur dHerblay, où nous en sommes maintenant de laffaire de Belle-Île, et si vous en avez reçu quelques nouvelles. -- Monsieur le surintendant, répondit Aramis, tout va de ce côté comme nous le désirons; les dépenses ont été soldées, rien na transpiré de nos desseins. -- Mais les garnisons que le roi voulait y mettre? -- Jai reçu ce matin la nouvelle quelles y étaient arrivées depuis quinze jours. -- Et on les a traitées? -- À merveille. -- Mais lancienne garnison, quest-elle devenue? -- Elle a repris terre à Sarzeau, et on la immédiatement dirigée sur Quimper. -- Et les nouveaux garnisaires? -- Sont à nous à cette heure. -- Vous êtes sûr de ce que vous dites, mon cher monsieur de Vannes? -- Sûr, et vous allez voir, dailleurs, comment les choses se sont passées. -- Mais de toutes les garnisons, vous savez cela, Belle-Île est justement la plus mauvaise. -- Je sais cela et jagis en conséquence; pas despace, pas de communications, pas de femmes, pas de jeu; or, aujourdhui, cest grande pitié, ajouta Aramis avec un de ces sourires qui nappartenaient quà lui, de voir combien les jeunes gens cherchent à se divertir, et combien, en conséquence, ils inclinent vers celui qui paie les divertissements. -- Mais sils samusent à Belle-Île? -- Sils samusent de par le roi, ils aimeront le roi; mais sils sennuient de par le roi et samusent de par M. Fouquet, ils aimeront M. Fouquet. -- Et vous avez prévenu mon intendant, afin quaussitôt leur arrivée... -- Non pas: on les a laissés huit jours sennuyer tout à leur aise; mais, au bout de huit jours, ils ont réclamé, disant que les derniers officiers samusaient plus queux. On leur a répondu alors que les anciens officiers avaient su se faire un ami de M. Fouquet, et que M. Fouquet, les connaissant pour des amis, leur avait dès lors voulu assez de bien pour quils ne sennuyassent point sur ses terres. Alors ils ont réfléchi. Mais aussitôt lintendant a ajouté que, sans préjuger les ordres de M. Fouquet, il connaissait assez son maître pour savoir que tout gentilhomme au service du roi lintéressait, et quil ferait, bien quil ne connût pas les nouveaux venus, autant pour eux quil avait fait pour les autres. -- À merveille! Et, là-dessus, les effets ont suivi les promesses, jespère? Je désire, vous le savez, quon ne promette jamais en mon nom sans tenir. -- Là-dessus, on a mis à la disposition des officiers nos deux corsaires et vos chevaux; on leur a donné les clefs de la maison principale; en sorte quils y font des parties de chasse et des promenades avec ce quils trouvent de dames à Belle-Île, et ce quils ont pu en recruter ne craignant pas le mal de mer dans les environs. -- Et il y en a bon nombre à Sarzeau et à Vannes, nest-ce pas, Votre Grandeur? -- Oh! sur toute la côte, répondit tranquillement Aramis. -- Maintenant, pour les soldats? -- Tout est relatif, vous comprenez; pour les soldats, du vin, des vivres excellents et une haute paie. -- Très bien; en sorte?... -- En sorte que nous pouvons compter sur cette garnison, qui est déjà meilleure que lautre. -- Bien. -- Il en résulte que, si Dieu consent à ce que lon nous renouvelle ainsi les garnisaires seulement tous les deux mois, au bout de trois ans larmée y aura passé, si bien quau lieu davoir un régiment pour nous, nous aurons cinquante mille hommes. -- Oui, je savais bien, dit Fouquet, que nul autant que vous, monsieur dHerblay, nétait un ami précieux, impayable; mais dans tout cela, ajouta -- t-il en riant, nous oublions notre ami du Vallon: que devient-il? Pendant ces trois jours que jai passés à Saint-Mandé, jai tout oublié, je lavoue. -- Oh! je ne loublie pas, moi, reprit Aramis. Porthos est à Saint-Mandé, graissé sur toutes les articulations, choyé en nourriture, soigné en vins; je lui ai fait donner la promenade du petit parc, promenade que vous vous êtes réservée pour vous seul; il en use. Il recommence à marcher; il exerce sa force en courbant de jeunes ormes ou en faisant éclater de vieux chênes, comme faisait Milon de Crotone, et comme il ny a pas de lions dans le parc, il est probable que nous le retrouverons entier. Cest un brave que notre Porthos. -- Oui; mais, en attendant, il va sennuyer. -- Oh! jamais. -- Il va questionner? -- Il ne voit personne. -- Mais, enfin, il attend ou espère quelque chose? -- Je lui ai donné un espoir que nous réaliserons quelque matin, et il vit là dessus. -- Lequel? -- Celui dêtre présenté au roi. -- Oh! oh! en quelle qualité? -- Dingénieur de Belle-Île, pardieu! -- Est-ce possible? -- Cest vrai. -- Certainement; maintenant ne serait-il point nécessaire quil retournât à Belle-Île? -- Indispensable; je songe même à ly envoyer le plus tôt possible. Porthos a beaucoup de représentation; cest un homme dont dArtagnan, Athos et moi connaissons seuls le faible. Porthos ne se livre jamais; il est plein de dignité; devant les officiers, il fera leffet dun paladin du temps des croisades. Il grisera létat-major sans se griser, et sera pour tout le monde un objet dadmiration et de sympathie; puis, sil arrivait que nous eussions un ordre à faire exécuter, Porthos est une consigne vivante, et il faudra toujours en passer par où il voudra. -- Donc, renvoyez-le. -- Aussi est-ce mon dessein, mais dans quelques jours seulement, car il faut que je vous dise une chose. -- Laquelle? -- Cest que je me défie de dArtagnan. Il nest pas à Fontainebleau comme vous lavez pu remarquer, et dArtagnan nest jamais absent ou oisif impunément. Aussi maintenant que mes affaires sont faites, je vais tâcher de savoir quelles sont les affaires que fait dArtagnan. -- Vos affaires sont faites, dites-vous? -- Oui. -- Vous êtes bien heureux, en ce cas, et jen voudrais pouvoir dire autant. -- Jespère que vous ne vous inquiétez plus? -- Hum! -- Le roi vous reçoit à merveille. -- Oui. -- Et Colbert vous laisse en repos? -- À peu près. -- En ce cas, dit Aramis avec cette suite didées qui faisait sa force, en ce cas, nous pouvons donc songer à ce que je vous disais hier à propos de la petite? -- Quelle petite? -- Vous avez déjà oublié? -- Oui. -- À propos de La Vallière? -- Ah! cest juste. -- Vous répugne-t-il donc de gagner cette fille? -- Sur un seul point. -- Lequel? -- Cest que le coeur est intéressé autre part, et que je ne ressens absolument rien pour cette enfant. -- Oh! oh! dit Aramis; occupé par le coeur, avez-vous dit? -- Oui. -- Diable! il faut prendre garde à cela. -- Pourquoi? -- Parce quil serait terrible dêtre occupé par le coeur quand, ainsi que vous, on a tant besoin de sa tête. -- Vous avez raison. Aussi, vous le voyez, à votre premier appel jai tout quitté. Mais revenons à la petite. Quelle utilité voyez- vous à ce que je moccupe delle? -- Le voici. Le roi, dit-on, a un caprice pour cette petite, à ce que lon croit du moins. -- Et vous qui savez tout, vous savez autre chose? -- Je sais que le roi a changé bien rapidement; quavant-hier le roi était tout feu pour Madame; quil y a déjà quelques jours, Monsieur sest plaint de ce feu à la reine mère; quil y a eu des brouilles conjugales, des gronderies maternelles. -- Comment savez-vous tout cela? -- Je le sais, enfin. -- Eh bien? -- Eh bien! à la suite de ces brouilles et de ces gronderies, le roi na plus adressé la parole, na plus fait attention à Son Altesse Royale. -- Après? -- Après, il sest occupé de Mlle de La Vallière. Mlle de La Vallière est fille dhonneur de Madame. Savez-vous ce quen amour on appelle un chaperon? -- Sans doute. -- Eh bien! Mlle de La Vallière est le chaperon de Madame. Profitez de cette position. Vous navez pas besoin de cela. Mais enfin, lamour-propre blessé rendra la conquête plus facile; la petite aura le secret du roi et de Madame. Vous ne savez pas ce quun homme intelligent fait avec un secret. -- Mais comment arriver à elle? -- Vous me demandez cela? fit Aramis. -- Sans doute, je naurai pas le temps de moccuper delle. -- Elle est pauvre, elle est humble, vous lui créerez une position: soit quelle subjugue le roi comme maîtresse, soit quelle ne se rapproche de lui que comme confidente, vous aurez fait une nouvelle adepte. -- Cest bien, dit Fouquet. Que ferons-nous à légard de cette petite? -- Quand vous avez désiré une femme, quavez-vous fait, monsieur le surintendant? -- Je lui ai écrit. Jai fait mes protestations damour. Jy ai ajouté mes offres de service, et jai signé Fouquet. -- Et nulle na résisté? -- Une seule, dit Fouquet. Mais il y a quatre jours quelle a cédé comme les autres. -- Voulez-vous prendre la peine décrire? dit Aramis à Fouquet en lui présentant une plume. Fouquet la prit. -- Dictez, dit-il. Jai tellement la tête occupée ailleurs, que je ne saurais trouver deux lignes. -- Soit, fit Aramis. Écrivez. Et il dicta: «Mademoiselle, je vous ai vue, et vous ne serez point étonnée que je vous aie trouvée belle. Mais vous ne pouvez, faute dune position digne de vous, que végéter à la Cour. Lamour dun honnête homme, au cas où vous auriez quelque ambition, pourrait servir dauxiliaire à votre esprit et à vos charmes. Je mets mon amour à vos pieds; mais, comme un amour, si humble et si discret quil soit, peut compromettre lobjet de son culte, il ne sied pas quune personne de votre mérite risque dêtre compromise sans résultat sur son avenir. Si vous daignez répondre à mon amour, mon amour vous prouvera sa reconnaissance en vous faisant à tout jamais libre et indépendante.» Après avoir écrit, Fouquet regarda Aramis. -- Signez, dit celui-ci. -- Est-ce bien nécessaire? -- Votre signature au bas de cette lettre vaut un million; vous oubliez cela, mon cher surintendant. Fouquet signa. -- Maintenant, par qui enverrez-vous la lettre? demanda Aramis. -- Mais par un valet excellent. -- Dont vous êtes sûr? -- Cest mon grison ordinaire. -- Très bien. -- Au reste, nous jouons, de ce côté-là, un jeu qui nest pas lourd. -- Comment cela? -- Si ce que vous dites est vrai des complaisances de la petite pour le roi et pour Madame, le roi lui donnera tout largent quelle peut désirer. -- Le roi a donc de largent? demanda Aramis. -- Dame! il faut croire, il nen demande plus. -- Oh! il en redemandera, soyez tranquille. -- Il y a même plus, jeusse cru quil me parlerait de cette fête de Vaux. -- Eh bien? -- Il nen a point parlé. -- Il en parlera. -- Oh! vous croyez le roi bien cruel, mon cher dHerblay. -- Pas lui. -- Il est jeune; donc, il est bon. -- Il est jeune; donc, il est faible ou passionné; et M. Colbert tient dans sa vilaine main sa faiblesse ou ses passions. -- Vous voyez bien que vous le craignez. -- Je ne le nie pas. -- Alors, je suis perdu. -- Comment cela? -- Je nétais fort auprès du roi que par largent. -- Après? -- Et je suis ruiné. -- Non. -- Comment, non? Savez-vous mes affaires mieux que moi? -- Peut-être. -- Et cependant sil demande cette fête? -- Vous la donnerez. -- Mais largent? -- En avez-vous jamais manqué? -- Oh! si vous saviez à quel prix je me suis procuré le dernier. -- Le prochain ne vous coûtera rien. -- Qui donc me le donnera? -- Moi. -- Vous me donnerez six millions? -- Oui. -- Vous, six millions? -- Dix, sil le faut. -- En vérité, mon cher dHerblay, dit Fouquet, votre confiance mépouvante plus que la colère du roi. -- Bah! -- Qui donc êtes-vous? -- Vous me connaissez, ce me semble. -- Je me trompe; alors, que voulez-vous? -- Je veux sur le trône de France un roi qui soit dévoué à M. Fouquet, et je veux que M. Fouquet me soit dévoué. -- Oh! sécria Fouquet en lui serrant la main, quant à vous appartenir, je vous appartiens bien; mais, croyez-le bien, mon cher dHerblay, vous vous faites illusion. -- En quoi? -- Jamais le roi ne me sera dévoué. -- Je ne vous ai pas dit que le roi vous serait dévoué, ce me semble. -- Mais si, au contraire, vous venez de le dire. -- Je nai pas dit le roi. Jai dit un roi. -- Nest-ce pas tout un? -- Au contraire, cest fort différent. -- Je ne comprends pas. -- Vous allez comprendre. Supposez que ce roi soit un autre homme que Louis XIV. -- Un autre homme? -- Oui, qui tienne tout de vous. -- Impossible! -- Même son trône. -- Oh! vous êtes fou! Il ny a pas dautre homme que le roi Louis XIV qui puisse sasseoir sur le trône de France, je nen vois pas, pas un seul. -- Jen vois un, moi. -- À moins que ce ne soit Monsieur, dit Fouquet en regardant Aramis avec inquiétude... Mais Monsieur... -- Ce nest pas Monsieur. -- Mais comment voulez-vous quun prince qui ne soit pas de la race, comment voulez-vous quun prince qui naura aucun droit... -- Mon roi à moi, ou plutôt votre roi à vous, sera tout ce quil faut quil soit, soyez tranquille. -- Prenez garde, prenez garde, monsieur dHerblay, vous me donnez le frisson, vous me donnez le vertige. Aramis sourit. -- Vous avez le frisson et le vertige à peu de frais, répliqua-t- il. -- Oh! encore une fois, vous mépouvantez. Aramis sourit. -- Vous riez? demanda Fouquet. -- Et, le jour venu, vous rirez comme moi; seulement, je dois maintenant être seul à rire. -- Mais expliquez-vous. -- Au jour venu, je mexpliquerai, ne craignez rien. Vous nêtes pas plus saint Pierre que je ne suis Jésus, et je vous dirai pourtant: «Homme de peu de foi, pourquoi doutez-vous?» -- Eh! mon Dieu! je doute... je doute, parce que je ne vois pas. -- Cest qualors vous êtes aveugle: je ne vous traiterai donc plus en saint Pierre, mais en saint Paul, et je vous dirai: «Un jour viendra où tes yeux souvriront.» -- Oh! dit Fouquet que je voudrais croire! -- Vous ne croyez pas! vous à qui jai fait dix fois traverser labîme où seul vous vous fussiez engouffré; vous ne croyez pas, vous qui de procureur général êtes monté au rang dintendant, du rang dintendant au rang de premier ministre, et qui du rang de premier ministre passerez à celui de maire du palais. Mais, non, dit-il avec son éternel sourire... Non, non, vous ne pouvez voir, et, par conséquent vous ne pouvez croire cela. Et Aramis se leva pour se retirer. -- Un dernier mot, dit Fouquet, vous ne mavez jamais parlé ainsi, vous ne vous êtes jamais montré si confiant, ou plutôt si téméraire. -- Parce que, pour parler haut, il faut avoir la voix libre. -- Vous lavez donc? -- Oui. -- Depuis peu de temps alors? -- Depuis hier. -- Oh! monsieur dHerblay, prenez garde, vous poussez la sécurité jusquà laudace. -- Parce que lon peut être audacieux quand on est puissant. -- Vous êtes puissant? -- Je vous ai offert dix millions, je vous les offre encore. Fouquet se leva troublé à son tour. -- Voyons, dit-il, voyons: vous avez parlé de renverser des rois, de les remplacer par dautres rois. Dieu me pardonne! mais voilà, si je ne suis fou, ce que vous avez dit tout à lheure. -- Vous nêtes pas fou, et jai véritablement dit cela tout à lheure. -- Et pourquoi lavez-vous dit? -- Parce que lon peut parler ainsi de trônes renversés et de rois créés, quand on est soi-même au-dessus des rois et des trônes... de ce monde. -- Alors vous êtes tout-puissant? sécria Fouquet. -- Je vous lai dit et je vous le répète, répondit Aramis loeil brillant et la lèvre frémissante. Fouquet se rejeta sur son fauteuil et laissa tomber sa tête dans ses mains. Aramis le regarda un instant comme eût fait lange des destinées humaines à légard dun simple mortel. -- Adieu, lui dit-il, dormez tranquille, et envoyez votre lettre à La Vallière. Demain, nous nous reverrons, nest-ce pas? -- Oui, demain, dit Fouquet en secouant la tête comme un homme qui revient à lui; mais où cela nous reverrons-nous? -- À la promenade du roi, si vous voulez. -- Fort bien. Et ils se séparèrent. Chapitre CXXXV -- L'orage Le lendemain, le jour sétait levé sombre et blafard, et, comme chacun savait la promenade arrêtée dans le programme royal, le regard de chacun, en ouvrant les yeux, se porta sur le ciel. Au haut des arbres stationnait une vapeur épaisse et ardente qui avait à peine eu la force de sélever à trente pieds de terre sous les rayons dun soleil quon napercevait quà travers le voile dun lourd et épais nuage. Ce matin-là, pas de rosée. Les gazons étaient restés secs, les fleurs altérées. Les oiseaux chantaient avec plus de réserve quà lordinaire dans le feuillage immobile comme sil était mort. Les murmures étranges, confus, pleins de vie, qui semblent naître et exister par le soleil, cette respiration de la nature qui parle incessante au milieu de tous les autres bruits, ne se faisait pas entendre: le silence navait jamais été si grand. Cette tristesse du ciel frappa les yeux du roi lorsquil se mit à la fenêtre à son lever. Mais, comme tous les ordres étaient donnés pour la promenade, comme tous les préparatifs étaient faits, comme, chose bien plus péremptoire, Louis comptait sur cette promenade pour répondre aux promesses de son imagination, et, nous pouvons même déjà le dire, aux besoins de son coeur, le roi décida sans hésitation que létat du ciel navait rien à faire dans tout cela, que la promenade était décidée et que, quelque temps quil fît, la promenade aurait lieu. Au reste, il y a dans certains règnes terrestres privilégiés du ciel des heures où lon croirait que la volonté du roi terrestre a son influence sur la volonté divine. Auguste avait Virgile pour lui dire: _Nocte placet tota redeunt spectacula mane_. Louis XIV avait Boileau, qui devait lui dire bien autre chose, et Dieu, qui se devait montrer presque aussi complaisant pour lui que Jupiter lavait été pour Auguste. Louis entendit la messe comme à son ordinaire, mais il faut lavouer, quelque peu distrait de la présence du Créateur par le souvenir de la créature. Il soccupa durant loffice à calculer plus dune fois le nombre des minutes, puis des secondes qui le séparaient du bienheureux moment où la promenade allait commencer, cest-à-dire du moment où Madame se mettrait en chemin avec ses filles dhonneur. Au reste, il va sans dire que tout le monde au château ignorait lentrevue qui avait eu lieu la veille entre La Vallière et le roi. Montalais peut-être, avec son bavardage habituel, leût répandue; mais Montalais, dans cette circonstance, était corrigée par Malicorne, lequel lui avait mis aux lèvres le cadenas de lintérêt commun. Quant à Louis XIV, il était si heureux, quil avait pardonné, ou à peu près, à Madame, sa petite méchanceté de la veille. En effet, il avait plutôt à sen louer quà sen plaindre. Sans cette méchanceté, il ne recevait pas la lettre de La Vallière; sans cette lettre, il ny avait pas daudience, et sans cette audience il demeurait dans lindécision. Il entrait donc trop de félicité dans son coeur pour que la rancune pût y tenir, en ce moment du moins. Donc, au lieu de froncer le sourcil en apercevant sa belle-soeur, Louis se promit de lui montrer encore plus damitié et de gracieux accueil que lordinaire. Cétait à une condition cependant, à la condition quelle serait prête de bonne heure. Voilà les choses auxquelles Louis pensait durant la messe, et qui, il faut le dire, lui faisaient pendant le saint exercice oublier celles auxquelles il eût dû songer en sa qualité de roi très chrétien et de fils aîné de lÉglise. Cependant Dieu est si bon pour les jeunes coeurs, tout ce qui est amour, même amour coupable, trouve si facilement grâce à ses regards paternels, quau sortir de la messe, Louis, en levant ses yeux au ciel, put voir à travers les déchirures dun nuage un coin de ce tapis dazur que foule le pied du Seigneur. Il rentra au château, et, comme la promenade était indiquée pour midi seulement et quil nétait que dix heures, il se mit à travailler dacharnement avec Colbert et Lyonne. Mais, comme, tout en travaillant, Louis allait de la table à la fenêtre, attendu que cette fenêtre donnait sur le pavillon de Madame, il put voir dans la cour M. Fouquet, dont les courtisans, depuis sa faveur de la veille, faisaient plus de cas que jamais, qui venait, de son côté, dun air affable et tout à fait heureux, faire sa cour au roi. Instinctivement, en voyant Fouquet, le roi se retourna vers Colbert. Colbert souriait et paraissait lui-même plein daménité et de jubilation. Ce bonheur lui était venu depuis quun de ses secrétaires était entré et lui avait remis un portefeuille que, sans louvrir, Colbert avait introduit dans la vaste poche de son haut-de-chausses. Mais, comme il y avait toujours quelque chose de sinistre au fond de la joie de Colbert, Louis opta, entre les deux sourires, pour celui de Fouquet. Il fit signe au surintendant de monter; puis, se retournant vers Lyonne et Colbert: -- Achevez, dit-il, ce travail, posez-le sur mon bureau, je le lirai à tête reposée. Et il sortit. Au signe du roi, Fouquet sétait hâté de monter. Quant à Aramis, qui accompagnait le surintendant, il sétait gravement replié au milieu du groupe de courtisans vulgaires, et sy était perdu sans même avoir été remarqué par le roi. Le roi et Fouquet se rencontrèrent en haut de lescalier. -- Sire, dit Fouquet en voyant le gracieux accueil que lui préparait Louis, Sire, depuis quelques jours Votre Majesté me comble. Ce nest plus un jeune roi, cest un jeune dieu qui règne sur la France, le dieu du plaisir du bonheur et de lamour. Le roi rougit. Pour être flatteur, le compliment nen était pas moins un peu direct. Le roi conduisit Fouquet dans un petit salon qui séparait son cabinet de travail de sa chambre à coucher. -- Savez-vous bien pourquoi je vous appelle? dit le roi en sasseyant sur le bord de la croisée, de façon à ne rien perdre de ce qui se passerait dans les parterres sur lesquels donnait la seconde entrée du pavillon de Madame. -- Non, Sire... mais cest pour quelque chose dheureux, jen suis certain, daprès le gracieux sourire de Votre Majesté. -- Ah! vous préjugez? -- Non, Sire, je regarde et je vois. -- Alors, vous vous trompez. -- Moi, Sire? -- Car je vous appelle, au contraire, pour vous faire une querelle. -- À moi, Sire? -- Oui, et des plus sérieuses. -- En vérité, Votre Majesté meffraie... et cependant jattends, plein de confiance dans sa justice et dans sa bonté. -- Que me dit-on, monsieur Fouquet, que vous préparez une grande fête à Vaux? Fouquet sourit comme fait le malade au premier frisson dune fièvre oubliée et qui revient. -- Et vous ne minvitez pas? continua le roi. -- Sire, répondit Fouquet, je ne songeais pas à cette fête, et cest hier au soir seulement quun de mes amis, Fouquet appuya sur le mot, a bien voulu my faire songer. -- Mais hier au soir je vous ai vu et vous ne mavez parlé de rien, monsieur Fouquet. -- Sire, comment espérer que Votre Majesté descendrait à ce point des hautes régions où elle vit jusquà honorer ma demeure de sa présence royale? -- Excusez, monsieur Fouquet; vous ne mavez point parlé de votre fête. -- Je nai point parlé de cette fête, je le répète, au roi dabord parce que rien nétait décidé à légard de cette fête, ensuite parce que je craignais un refus. -- Et quelle chose vous faisait craindre ce refus, monsieur Fouquet? Prenez garde, je suis décidé à vous pousser à bout. -- Sire, le profond désir que javais de voir le roi agréer mon invitation. -- Eh bien! monsieur Fouquet, rien de plus facile, je le vois, que de nous entendre. Vous avez le désir de minviter à votre fête, jai le désir dy aller; invitez-moi, et jirai. -- Quoi! Votre Majesté daignerait accepter? murmura le surintendant. -- En vérité, monsieur, dit le roi en riant, je crois que je fais plus quaccepter; je crois que je minvite moi-même. -- Votre Majesté me comble dhonneur et de joie! sécria Fouquet; mais je vais être forcé de répéter ce que M. de La Vieuville disait à votre aïeul Henri IV: _Domine, non sum dignus._ -- Ma réponse à ceci, monsieur Fouquet, cest que, si vous donnez une fête, invité ou non, jirai à votre fête. -- Oh! merci, merci, mon roi! dit Fouquet en relevant la tête sous cette faveur, qui, dans son esprit, était sa ruine. Mais comment Votre Majesté a-t elle été prévenue? -- Par le bruit public, monsieur Fouquet, qui dit des merveilles de vous et des miracles de votre maison. Cela vous rendra-t-il fier, monsieur Fouquet, que le roi soit jaloux de vous? -- Cela me rendra le plus heureux homme du monde, Sire, puisque le jour où le roi sera jaloux de Vaux, jaurai quelque chose de digne à offrir à mon roi. -- Eh bien! monsieur Fouquet, préparez votre fête, et ouvrez à deux battants les portes de votre maison. -- Et vous, Sire, dit Fouquet, fixez le jour. -- Daujourdhui en un mois. -- Sire, Votre Majesté na-t-elle rien autre chose à désirer? -- Rien, monsieur le surintendant, sinon, dici là, de vous avoir près de moi le plus quil vous sera possible. -- Sire, jai lhonneur dêtre de la promenade de Votre Majesté. -- Très bien; je sors en effet, monsieur Fouquet, et voici ces dames qui vont au rendez-vous. Le roi, à ces mots, avec toute lardeur, non seulement dun jeune homme, mais dun jeune homme amoureux se retira de la fenêtre pour prendre ses gants et sa canne que lui tendait son valet de chambre. On entendait en dehors le piétinement des chevaux et le roulement des roues sur le sable de la cour. Le roi descendit. Au moment où il apparut sur le perron, chacun sarrêta. Le roi marcha droit à la jeune reine. Quant à la reine mère, toujours souffrante de plus en plus de la maladie dont elle était atteinte, elle navait pas voulu sortir. Marie-Thérèse monta en carrosse avec Madame, et demanda au roi de quel côté il désirait que la promenade fût dirigée. Le roi, qui venait de voir La Vallière, toute pâle encore des événements de la veille, monter dans une calèche avec trois de ses compagnes, répondit à la reine quil navait point de préférence, et quil serait bien partout où elle serait. La reine commanda alors que les piqueurs tournassent vers Apremont. Les piqueurs partirent en avant. Le roi monta à cheval. Il suivit pendant quelques minutes la voiture de la reine et de Madame en se tenant à la portière. Le temps sétait à peu près éclairci; cependant une espèce de voile poussiéreux, semblable à une gaze salie, sétendait sur toute la surface du ciel; le soleil faisait reluire des atomes micacés dans le périple de ses rayons. La chaleur était étouffante. Mais, comme le roi ne paraissait pas faire attention à létat du ciel, nul ne parut sen inquiéter, et la promenade, selon lordre qui en avait été donné par la reine, fut dirigée vers Apremont. La troupe des courtisans était bruyante et joyeuse, on voyait que chacun tendait à oublier et à faire oublier aux autres les aigres discussions de la veille. Madame, surtout, était charmante. En effet, Madame voyait le roi à sa portière, et, comme elle ne supposait pas quil fût là pour la reine, elle espérait que son prince lui était revenu. Mais, au bout dun quart de lieue à peu près fait sur la route, le roi, après un gracieux sourire, salua et tourna bride, laissant filer le carrosse de la reine, puis celui des premières dames dhonneur, puis tous les autres successivement qui, le voyant sarrêter, voulaient sarrêter à leur tour. Mais le roi leur faisait signe de la main quils eussent à continuer leur chemin. Lorsque passa le carrosse de La Vallière, le roi sen approcha. Le roi salua les dames et se disposait à suivre le carrosse des filles dhonneur de la reine comme il avait suivi celui de Madame, lorsque la file des carrosses sarrêta tout à coup. Sans doute la reine, inquiète de léloignement du roi, venait de donner lordre daccomplir cette évolution. On se rappelle que la direction de la promenade lui avait été accordée. Le roi lui fit demander quel était son désir en arrêtant les voitures. -- De marcher à pied, répondit-elle. Sans doute espérait-elle que le roi, qui suivait à cheval le carrosse des filles dhonneur, noserait à pied suivre les filles dhonneur elles-mêmes. On était au milieu de la forêt. La promenade, en effet, sannonçait belle, belle surtout pour des rêveurs ou des amants. Trois belles allées, longues, ombreuses et accidentées, partaient du petit carrefour où lon venait de faire halte. Ces allées, vertes de mousse, dentelées de feuillage ayant chacune un petit horizon dun pied de ciel entrevu sous lentrelacement des arbres, voilà quel était laspect des localités. Au fond de ces allées passaient et repassaient, avec des signes manifestes dinquiétude, les chevreuils effarés, qui, après sêtre arrêtés un instant au milieu du chemin et avoir relevé la tête, fuyaient comme des flèches, rentrant dun seul bond dans lépaisseur des bois, où ils disparaissaient, tandis que, de temps en temps, un lapin philosophe, debout sur son derrière, se grattait le museau avec les pattes de devant et interrogeait lair pour reconnaître si tous ces gens qui sapprochaient et qui venaient troubler ainsi ses méditations, ses repas et ses amours, nétaient pas suivis par quelque chien à jambes torses ou ne portaient point quelque fusil sous le bras. Toute la compagnie, au reste, était descendue de carrosse en voyant descendre la reine. Marie-Thérèse prit le bras dune de ses dames dhonneur, et, après un oblique coup doeil donné au roi, qui ne parut point sapercevoir quil fût le moins du monde lobjet de lattention de la reine, elle senfonça dans la forêt par le premier sentier qui souvrit devant elle. Deux piqueurs marchaient devant Sa Majesté avec des cannes dont ils se servaient pour relever les branches ou écarter les ronces qui pouvaient embarrasser le chemin. En mettant pied à terre, Madame trouva à ses côtés M. de Guiche, qui sinclina devant elle et se mit à sa disposition. Monsieur, enchanté de son bain de la surveille, avait déclaré quil optait pour la rivière, et, tout en donnant congé à de Guiche, il était resté au château avec le chevalier de Lorraine et Manicamp. Il néprouvait plus ombre de jalousie. On lavait donc cherché inutilement dans le cortège; mais comme Monsieur était un prince fort personnel, qui concourait dhabitude fort médiocrement au plaisir général, son absence avait été plutôt un sujet de satisfaction que de regret. Chacun avait suivi lexemple donné par la reine et par Madame, saccommodant à sa guise selon le hasard ou selon son goût. Le roi, nous lavons dit, était demeuré près de La Vallière, et, descendant de cheval au moment où lon ouvrait la portière du carrosse, il lui avait offert la main. Aussitôt Montalais et Tonnay-Charente sétaient éloignées, la première par calcul, la seconde par discrétion. Seulement, il y avait cette différence entre elles deux que lune séloignait dans le désir dêtre agréable au roi et lautre dans celui de lui être désagréable. Pendant la dernière demi-heure, le temps, lui aussi, avait pris ses dispositions: tout ce voile, comme poussé par un vent de chaleur, sétait massé à loccident; puis repoussé par un courant contraire, savançait lentement, lourdement. On sentait sapprocher lorage; mais, comme le roi ne le voyait pas, personne ne se croyait le droit de le voir. La promenade fut donc continuée; quelques esprits inquiets levaient de temps en temps les yeux au ciel. Dautres, plus timides encore, se promenaient sans sécarter des voitures, où ils comptaient aller chercher un abri en cas dorage. Mais la plus grande partie du cortège, en voyant le roi entrer bravement dans le bois avec La Vallière, la plus grande partie du cortège, disons-nous, suivit le roi. Ce que voyant, le roi prit la main de La Vallière et lentraîna dans une allée latérale, où cette fois personne nosa le suivre. Chapitre CXXXVI -- La pluie En ce moment, dans la direction même que venaient de prendre le roi et La Vallière seulement, marchant sous bois au lieu de suivre lallée, deux hommes avançaient fort insoucieux de létat du ciel. Ils tenaient leurs têtes inclinées comme des gens qui pensent à de graves intérêts. Ils navaient vu ni de Guiche, ni Madame, ni le roi, ni La Vallière. Tout à coup quelque chose passa dans lair comme une bouffée de flammes suivies dun grondement sourd et lointain. -- Ah! dit lun des deux en relevant la tête, voici lorage. Regagnons-nous les carrosses, mon cher dHerblay? Aramis leva les yeux en lair et interrogea le temps. -- Oh! dit-il, rien ne presse encore. Puis, reprenant la conversation où il lavait sans doute laissée: -- Vous dites donc que la lettre que nous avons écrite hier au soir doit être à cette heure parvenue à destination? -- Je dis quelle lest certainement. -- Par qui lavez-vous fait remettre? -- Par mon grison, ainsi que jai eu lhonneur de vous le dire. -- A-t-il rapporté la réponse? -- Je ne lai pas revu; sans doute la petite était à son service près de Madame ou shabillait chez elle, elle laura fait attendre. Lheure de partir est venue et nous sommes partis. Je ne puis, en conséquence, savoir ce qui sest passé là-bas. -- Vous avez vu le roi avant le départ? -- Oui. -- Comment lavez-vous trouvé? -- Parfait ou infâme, selon quil aurait été vrai ou hypocrite. -- Et la fête? -- Aura lieu dans un mois. -- Il sy est invité? -- Avec une insistance où jai reconnu Colbert. -- Cest bien. -- La nuit ne vous a point enlevé vos illusions? -- Sur quoi? -- Sur le concours que vous pouvez mapporter en cette circonstance. -- Non, jai passé la nuit à écrire, et tous les ordres sont donnés. -- La fête coûtera plusieurs millions, ne vous le dissimulez pas. -- Jen ferai six... Faites-en de votre côté deux ou trois à tout hasard. -- Vous êtes un homme miraculeux, mon cher dHerblay. Aramis sourit. -- Mais, demanda Fouquet avec un reste dinquiétude, puisque vous remuez ainsi les millions, pourquoi, il y a quelques jours, navez-vous pas donné de votre poche les cinquante mille francs à Baisemeaux? -- Parce que, il y a quelques jours, jétais pauvre comme Job. -- Et aujourdhui? -- Aujourdhui, je suis plus riche que le roi. -- Très bien, fit Fouquet, je me connais en hommes. Je sais que vous êtes incapable de me manquer de parole; je ne veux point vous arracher votre secret: nen parlons plus. En ce moment, un grondement sourd se fit entendre qui éclata tout à coup en un violent coup de tonnerre. -- Oh! oh! fit Fouquet, je vous le disais bien. -- Allons, dit Aramis, rejoignons les carrosses. -- Nous naurons pas le temps, dit Fouquet, voici la pluie. En effet, comme si le ciel se fût ouvert, une ondée aux larges gouttes fit tout à coup résonner le dôme de la forêt. -- Oh! dit Aramis, nous avons le temps de regagner les voitures avant que le feuillage soit inondé. -- Mieux vaudrait, dit Fouquet, nous retirer dans quelque grotte. -- Oui, mais où y a-t-il une grotte? demanda Aramis. -- Moi, dit Fouquet avec un sourire, jen connais une à dix pas dici. Puis sorientant: -- Oui, dit-il, cest bien cela. -- Que vous êtes heureux davoir si bonne mémoire! dit Aramis en souriant à son tour; mais ne craignez-vous pas que, ne nous voyant pas reparaître, votre cocher ne croie que vous avons pris une route de retour et ne suive les voitures de la Cour? -- Oh! dit Fouquet, il ny a pas de danger; quand je poste mon cocher et ma voiture à un endroit quelconque, il ny a quun ordre exprès du roi qui puisse les faire déguerpir, et encore; dailleurs, il me semble que nous ne sommes pas les seuls qui nous soyons si fort avancés. Jentends des pas et un bruit de voix. Et, en disant ces mots, Fouquet se retourna, ouvrant de sa canne une masse de feuillage qui lui masquait la route. Le regard dAramis plongea en même temps que le sien par louverture. -- Une femme! dit Aramis. -- Un homme! dit Fouquet. -- La Vallière! -- Le roi! -- Oh! oh! dit Aramis, est-ce que le roi aussi connaîtrait votre caverne? Cela ne métonnerait pas; il me paraît en commerce assez bien réglé avec les nymphes de Fontainebleau. -- Nimporte, dit Fouquet, gagnons-la toujours; sil ne la connaît pas, nous verrons ce quil devient; sil la connaît, comme elle a deux ouvertures, tandis quil entrera par lune, nous sortirons par lautre. -- Est-elle loin? demanda Aramis, voici la pluie qui filtre. -- Nous y sommes. Fouquet écarta quelques branches, et lon put apercevoir une excavation de roche que des bruyères, du lierre et une épaisse glandée cachaient entièrement. Fouquet montra le chemin. Aramis le suivit. Au moment dentrer dans la grotte, Aramis se retourna. -- Oh! oh! dit-il, les voilà qui entrent dans le bois les voilà qui se dirigent de ce côté. -- Eh bien! cédons-leur la place, fit Fouquet souriant et tirant Aramis par son manteau; mais je ne crois pas que le roi connaisse ma grotte. -- En effet, dit Aramis, ils cherchent, mais un arbre plus épais, voilà tout. Aramis ne se trompait pas, le roi regardait en lair et non pas autour de lui. Il tenait le bras de La Vallière sous le sien, il tenait sa main sur la sienne. La Vallière commençait à glisser sur lherbe humide. Louis regarda encore avec plus dattention autour de lui, et, apercevant un chêne énorme au feuillage touffu, il entraîna La Vallière sous labri de ce chêne. La pauvre enfant regardait autour delle; elle semblait à la fois craindre et désirer dêtre suivie. Le roi la fit adosser au tronc de larbre, dont la vaste circonférence, protégée par lépaisseur du feuillage, était aussi sèche que si, en ce moment même, la pluie neût point tombé par torrents. Lui-même se tint devant elle nu-tête. Au bout dun instant, quelques gouttes filtrèrent à travers les ramures de larbre, et vinrent tomber sur le front du roi, qui ny fit pas même attention. -- Oh! Sire! murmura La Vallière en poussant le chapeau du roi. Mais le roi sinclina et refusa obstinément de se couvrir. -- Cest le cas ou jamais doffrir votre place, dit Fouquet à loreille dAramis. -- Cest le cas ou jamais découter et de ne pas perdre une parole de ce quils vont se dire, répondit Aramis à loreille de Fouquet. En effet, tous deux se turent, et la voix du roi put parvenir jusquà eux. -- Oh! mon Dieu! mademoiselle, dit le roi, je vois, ou plutôt je devine votre inquiétude; croyez que je regrette bien sincèrement de vous avoir isolée du reste de la compagnie, et cela pour vous mener dans un endroit où vous allez souffrir de la pluie. Vous êtes mouillée déjà, vous avez froid peut-être? -- Non, Sire. -- Vous tremblez cependant? -- Sire, cest la crainte que lon ninterprète à mal mon absence au moment où tout le monde est réuni certainement. -- Je vous proposerais bien de retourner aux voitures, mademoiselle; mais, en vérité, regardez et écoutez et dites-moi sil est possible de tenter la moindre course en ce moment? En effet, le tonnerre grondait et la pluie ruisselait par torrents. -- Dailleurs, continua le roi, il ny a pas dinterprétation possible en votre défaveur. Nêtes-vous pas avec le roi de France, cest-à-dire avec le premier gentilhomme du royaume? -- Certainement, Sire, répondit La Vallière, et cest un honneur bien grand pour moi; aussi nest-ce point pour moi que je crains les interprétations. -- Pour qui donc, alors? -- Pour vous, Sire. -- Pour moi, mademoiselle? dit le roi en souriant. Je ne vous comprends pas. -- Votre Majesté a-t-elle donc déjà oublié ce qui sest passé hier au soir chez Son Altesse Royale? -- Oh! oublions cela, je vous prie, ou plutôt permettez-moi de ne me souvenir que pour vous remercier encore une fois de votre lettre, et... -- Sire, interrompit La Vallière, voilà leau qui tombe, et Votre Majesté demeure tête nue. -- Je vous en prie, ne nous occupons que de vous, mademoiselle. -- Oh! moi, dit La Vallière en souriant, moi, je suis une paysanne habituée à courir par les prés de la Loire, et par les jardins de Blois, quelque temps quil fasse. Et, quant à mes habits, ajouta- t-elle en regardant sa simple toilette de mousseline, Votre Majesté voit quils nont pas grand-chose à risquer. -- En effet, mademoiselle, jai déjà remarqué plus dune fois que vous deviez à peu près tout à vous-même et rien à la toilette. Vous nêtes point coquette, et cest pour moi une grande qualité. -- Sire, ne me faites pas meilleure que je ne suis, et dites seulement: Vous ne pouvez pas être coquette. -- Pourquoi cela? -- Mais, dit en souriant La Vallière, parce que je ne suis pas riche. -- Alors vous avouez que vous aimez les belles choses sécria vivement le roi. -- Sire, je ne trouve belles que les choses auxquelles je puis atteindre. Tout ce qui est trop haut pour moi... -- Vous est indifférent? -- Mest étranger comme métant défendu. -- Et moi, mademoiselle, dit le roi, je ne trouve point que vous soyez à ma Cour sur le pied où vous devriez y être. On ne ma certainement point assez parlé des services de votre famille. La fortune de votre maison a été cruellement négligée par mon oncle. -- Oh! non pas, Sire. Son Altesse Royale Mgr le duc dOrléans a toujours été parfaitement bon pour M. de Saint-Remy, mon beau- père. Les services étaient humbles, et lon peut dire que nous avons été payés selon nos oeuvres. Tout le monde na pas le bonheur de trouver des occasions de servir son roi avec éclat. Certes, je ne doute pas que, si les occasions se fussent rencontrées, ma famille neût eu le coeur aussi grand que son désir, mais nous navons pas eu ce bonheur. -- Eh bien! mademoiselle, cest aux rois à corriger le hasard, et je me charge bien joyeusement de réparer, au plus vite à votre égard, les torts de la fortune. -- Non, Sire, sécria vivement La Vallière, vous laisserez, sil vous plaît, les choses en létat où elles sont. -- Quoi! mademoiselle, vous refusez ce que je dois, ce que je veux faire pour vous? -- On a fait tout ce que je désirais, Sire, lorsquon ma accordé cet honneur de faire partie de la maison de Madame. -- Mais, si vous refusez pour vous, acceptez au moins pour les vôtres. -- Sire, votre intention si généreuse méblouit et meffraie, car, en faisant pour ma maison ce que votre bonté vous pousse à faire, Votre Majesté nous créera des envieux, et à elle des ennemis. Laissez-moi, Sire, dans ma médiocrité; laissez à tous les sentiments que je puis ressentir la joyeuse délicatesse du désintéressement. -- Oh! voilà un langage bien admirable, dit le roi. -- Cest vrai, murmura Aramis à loreille de Fouquet, et il ny doit pas être habitué. -- Mais, répondit Fouquet, si elle fait une pareille réponse à mon billet? -- Bon! dit Aramis, ne préjugeons pas et attendons la fin. -- Et puis, cher monsieur dHerblay, ajouta le surintendant, peu payé pour croire à tous les sentiments que venait dexprimer La Vallière, cest un habile calcul souvent que de paraître désintéressé avec les rois. -- Cest justement ce que je pensais à la minute, dit Aramis. Écoutons. Le roi se rapprocha de La Vallière, et, comme leau filtrait de plus en plus à travers le feuillage du chêne, il tint son chapeau suspendu au-dessus de la tête de la jeune fille. La jeune fille leva ses beaux yeux bleus vers ce chapeau royal qui labritait et secoua la tête en poussant un soupir. -- Oh! mon Dieu, dit le roi, quelle triste pensée peut donc parvenir jusquà votre coeur quand je lui fais un rempart du mien? -- Sire, je vais vous le dire. Javais déjà abordé cette question, si difficile à discuter par une jeune fille de mon âge, mais Votre Majesté ma imposé silence. Sire, Votre Majesté ne sappartient pas; Sire, Votre Majesté est mariée; tout sentiment qui écarterait Votre Majesté de la reine, en portant Votre Majesté à soccuper de moi, serait pour la reine la source dun profond chagrin. Le roi essaya dinterrompre la jeune fille, mais elle continua avec un geste suppliant: -- La reine aime Votre Majesté avec une tendresse qui se comprend, la reine suit des yeux Votre Majesté à chaque pas qui lécarte delle. Ayant eu le bonheur de rencontrer un tel époux, elle demande au Ciel avec des larmes de lui en conserver la possession, et elle est jalouse du moindre mouvement de votre coeur. Le roi voulut parler encore, mais cette fois encore La Vallière osa larrêter. -- Ne serait-ce pas une bien coupable action, lui dit-elle, si, voyant une tendresse si vive et si noble, Votre Majesté donnait à la reine un sujet de jalousie? oh! pardonnez-moi ce mot, Sire. Oh! mon Dieu! je sais bien quil est impossible, ou plutôt quil devrait être impossible que la plus grande reine du monde fût jalouse dune pauvre fille comme moi. Mais elle est femme, cette reine, et, comme celui dune simple femme, son coeur peut souvrir à des soupçons que les méchants envenimeraient. Au nom du Ciel! Sire, ne vous occupez donc pas de moi, je ne le mérite pas. -- Oh! mademoiselle, sécria le roi, vous ne songez donc point quen parlant comme vous le faites vous changez mon estime en admiration. -- Sire, vous prenez mes paroles pour ce quelles ne sont point; vous me voyez meilleure que je ne suis; vous me faites plus grande que Dieu ne ma faite. Grâce pour moi, Sire! car, si je ne savais le roi le plus généreux homme de son royaume, je croirais que le roi veut se railler de moi. -- Oh! certes! vous ne craignez pas une pareille chose, jen suis bien certain, sécria Louis. -- Sire, je serais forcée de le croire si le roi continuait à me tenir un pareil langage. -- Je suis donc un bien malheureux prince, dit le roi avec une tristesse qui navait rien daffecté, le plus malheureux prince de la chrétienté, puisque je nai pas pouvoir de donner créance à mes paroles devant la personne que jaime le plus au monde et qui me brise le coeur en refusant de croire à mon amour. -- Oh! Sire, dit La Vallière, écartant doucement le roi, qui sétait de plus en plus rapproché delle, voilà, je crois, lorage qui se calme et la pluie qui cesse. Mais, au moment même où la pauvre enfant, pour fuir son pauvre coeur, trop daccord sans doute avec celui du roi, prononçait ces paroles, lorage se chargeait de lui donner un démenti; un éclair bleuâtre illumina la forêt dun reflet fantastique, et un coup de tonnerre pareil à une décharge dartillerie éclata sur la tête des deux jeunes gens, comme si la hauteur du chêne qui les abritait eût provoqué le tonnerre. La jeune fille ne put retenir un cri deffroi. Le roi dune main la rapprocha de son coeur et étendit lautre au- dessus de sa tête comme pour la garantir de la foudre. Il y eut un moment de silence où ce groupe, charmant comme tout ce qui est jeune et aimé, demeura immobile, tandis que Fouquet et Aramis le contemplaient, non moins immobiles que La Vallière et le roi. -- Oh! Sire! Sire! murmura La Vallière, entendez-vous? Et elle laissa tomber sa tête sur son épaule. -- Oui, dit le roi, vous voyez bien que lorage ne passe pas. -- Sire, cest un avertissement. Le roi sourit. -- Sire, cest la voix de Dieu qui menace. -- Eh bien! dit le roi, jaccepte effectivement ce coup de tonnerre pour un avertissement et même pour une menace, si dici à cinq minutes il se renouvelle avec une pareille force et une égale violence; mais, sil nen est rien, permettez-moi de penser que lorage est lorage et rien autre chose. En même temps le roi leva la tête comme pour interroger le ciel. Mais, comme si le ciel eût été complice de Louis, pendant les cinq minutes de silence qui suivirent lexplosion qui avait épouvanté les deux amants, aucun grondement nouveau ne se fit entendre, et, lorsque le tonnerre retentit de nouveau, ce fut en séloignant dune manière visible, et comme si, pendant ces cinq minutes, lorage, mis en fuite, eût parcouru dix lieues, fouetté par laile du vent. -- Eh bien! Louise, dit tout bas le roi, me menacerez-vous encore de la colère céleste; et puisque vous avez voulu faire de la foudre un pressentiment, douterez-vous encore que ce ne soit pas au moins un pressentiment de malheur? La jeune fille releva la tête; pendant ce temps, leau avait percé la voûte de feuillage et ruisselait sur le visage du roi. -- Oh! Sire, Sire! dit-elle avec un accent de crainte irrésistible, qui émut le roi au dernier point. Et cest pour moi, murmura-t-elle, que le roi reste ainsi découvert et exposé à la pluie; mais que suis-je donc? -- Vous êtes, vous le voyez, dit le roi, la divinité qui fait fuir lorage, la déesse qui ramène le beau temps. En effet, un rayon de soleil, filtrant à travers la forêt, faisait tomber comme autant de diamants les goutta deau qui roulaient sur les feuilles ou qui tombaient verticalement dans les interstices du feuillage. -- Sire, dit La Vallière presque vaincue, mais faisant un suprême effort, Sire, une dernière fois, songez aux douleurs que Votre Majesté va avoir à subir à cause de moi. En ce moment, mon Dieu! on vous cherche, on vous appelle. La reine doit être inquiète, et Madame, oh! Madame!... sécria la jeune fille avec un sentiment qui ressemblait à de leffroi. Ce nom fit un certain effet sur le roi; il tressaillit et lâcha La Vallière, quil avait jusque-là tenue embrassée. Puis il savança du côté du chemin pour regarder, et revint presque soucieux à La Vallière. -- Madame, avez-vous dit? fit le roi. -- Oui, Madame; Madame qui est jalouse aussi, dit La Vallière avec un accent profond. Et ses yeux si timides, si chastement fugitifs, osèrent un instant interroger les yeux du roi. -- Mais, reprit Louis en faisant un effort sur lui-même, Madame, ce me semble, na aucun sujet dêtre jalouse de moi, Madame na aucun droit... -- Hélas! murmura La Vallière. -- Oh! mademoiselle, dit le roi presque avec laccent du reproche, seriez vous de ceux qui pensent que la soeur a le droit dêtre jalouse du frère? -- Sire, il ne mappartient point de percer les secrets de Votre Majesté. -- Oh! vous le croyez comme les autres, sécria le roi. -- Je crois que Madame est jalouse, oui, Sire, répondit fermement La Vallière. -- Mon Dieu! fit le roi avec inquiétude, vous en apercevriez-vous donc à ses façons envers vous? Madame a-t-elle pour vous quelque mauvais procédé que vous puissiez attribuer à cette jalousie? -- Nullement, Sire; je suis si peu de chose, moi! -- Oh! cest que, sil en était ainsi... sécria Louis avec une force singulière. -- Sire, interrompit la jeune fille, il ne pleut plus; on vient, on vient, je crois. Et, oubliant toute étiquette, elle avait saisi le bras du roi. -- Eh bien! mademoiselle, répliqua le roi, laissons venir. Qui donc oserait trouver mauvais que jeusse tenu compagnie à Mlle de La Vallière? -- Par pitié! Sire; oh! lon trouvera étrange que vous soyez mouillé ainsi, que vous vous soyez sacrifié pour moi. -- Je nai fait que mon devoir de gentilhomme, dit Louis, et malheur à celui qui ne ferait pas le sien en critiquant la conduite de son roi! En effet, en ce moment on voyait apparaître dans lallée quelques têtes empressées et curieuses qui semblaient chercher, et qui, ayant aperçu le roi et La Vallière, parurent avoir trouvé ce quelles cherchaient. Cétaient les envoyés de la reine et de Madame, qui mirent le chapeau à la main en signe quils avaient vu Sa Majesté. Mais Louis ne quitta point, quelle que fût la confusion de La Vallière, son attitude respectueuse et tendre. Puis, quand tous les courtisans furent réunis dans lallée, quand tout le monde eut pu voir la marque de déférence quil avait donnée à la jeune fille en restant debout et tête nue devant elle pendant lorage, il lui offrit le bras, la ramena vers le groupe qui attendait, répondit de la tête au salut que chacun lui faisait, et, son chapeau toujours à la main, il la reconduisit jusquà son carrosse. Et, comme la pluie continuait de tomber encore, dernier adieu de lorage qui senfuyait, les autres dames, que le respect avait empêchées de monter en voiture avant le roi, recevaient sans cape et sans mantelet cette pluie dont le roi, avec son chapeau, garantissait, autant quil était en son pouvoir, la plus humble dentre elles. La reine et Madame durent, comme les autres, voir cette courtoisie exagérée du roi; Madame en perdit contenance au point de pousser la reine du coude, en lui disant: -- Regardez, mais regardez donc! La reine ferma les yeux comme si elle eût éprouvé un vertige. Elle porta la main à son visage et remonta en carrosse. Madame monta après elle. Le roi se remit à cheval, sans sattacher de préférence à aucune portière; il revint à Fontainebleau, les rênes sur le cou de son cheval, rêveur et tout absorbé. Quand la foule se fut éloignée, quand ils eurent entendu le bruit des chevaux et des carrosses qui allait séteignant, quand ils furent sûrs enfin que personne ne les pouvait voir, Aramis et Fouquet sortirent de leur grotte. Puis, en silence, tous deux gagnèrent lallée. Aramis plongea son regard, non seulement dans toute létendue qui se déroulait devant lui et derrière lui, mais encore dans lépaisseur des bois. -- Monsieur Fouquet, dit-il quand il se fut assuré que tout était solitaire, il faut à tout prix ravoir votre lettre à La Vallière. -- Ce sera chose facile dit Fouquet, si le grison ne la pas rendue. -- Il faut, en tout cas, que ce soit chose possible, comprenez- vous? -- Oui, le roi aime cette fille, nest-ce pas? -- Beaucoup, et, ce quil y a de pis, cest que, de son côté, cette fille aime le roi passionnément. -- Ce qui veut dire que nous changeons de tactique, nest-ce pas? -- Sans aucun doute; vous navez pas de temps à perdre. Il faut que vous voyiez La Vallière, et que, sans plus songer à devenir son amant, ce qui est impossible, vous vous déclariez son plus cher ami et son plus humble serviteur. -- Ainsi ferai-je, répondit Fouquet, et ce sera sans répugnance; cette enfant me semble pleine de coeur. -- Ou dadresse, dit Aramis; mais alors raison de plus. Puis il ajouta après un instant de silence: -- Ou je me trompe, ou cette petite fille sera la grande passion du roi. Remontons en voiture, et ventre à terre jusquau château. Chapitre CXXXVII -- Tobie Deux heures après que la voiture du surintendant était partie sur lordre dAramis, les emportant tous deux vers Fontainebleau avec la rapidité des nuages qui couraient au ciel sous le dernier souffle de la tempête, La Vallière était chez elle, en simple peignoir de mousseline, et achevant sa collation sur une petite table de marbre. Tout à coup sa porte souvrit, et un valet de chambre la prévint que M. Fouquet demandait la permission de lui rendre ses devoirs. Elle fit répéter deux fois; la pauvre enfant ne connaissait M. Fouquet que de nom, et ne savait pas deviner ce quelle pouvait avoir de commun avec un surintendant des finances. Cependant, comme il pouvait venir de la part du roi, et, daprès la conversation que nous avons rapportée, la chose était bien possible, elle jeta un coup doeil sur son miroir, allongea encore les longues boucles de ses cheveux, et donna lordre quil fût introduit. La Vallière cependant ne pouvait sempêcher déprouver un certain trouble. La visite du surintendant nétait pas un événement vulgaire dans la vie dune femme de la Cour. Fouquet, si célèbre par sa générosité, sa galanterie et sa délicatesse avec les femmes, avait reçu plus dinvitations quil navait demandé daudiences. Dans beaucoup de maisons, la présence du surintendant avait signifié fortune. Dans bon nombre de coeurs, elle avait signifié amour. Fouquet entra respectueusement chez La Vallière, se présentant avec cette grâce qui était le caractère distinctif des hommes éminents de ce siècle, et qui aujourdhui ne se comprend plus, même dans les portraits de lépoque, où le peintre a essayé de les faire vivre. La Vallière répondit au salut cérémonieux de Fouquet par une révérence de pensionnaire, et lui indiqua un siège. Mais Fouquet, sinclinant: -- Je ne massoirai pas, mademoiselle, dit-il, que vous ne mayez pardonné. -- Moi? demanda La Vallière. -- Oui, vous. -- Et pardonné quoi, mon Dieu? Fouquet fixa son plus perçant regard sur la jeune fille, et ne crut voir sur son visage que le plus naïf étonnement. -- Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous avez autant de générosité que desprit, et je lis dans vos yeux le pardon que le sollicitais. Mais il ne me suffit pas du pardon des lèvres, je vous en préviens, il me faut encore le pardon du coeur et de lesprit. -- Sur ma parole, monsieur, dit La Vallière, je vous jure que je ne vous comprends pas. -- Cest encore une délicatesse qui me charme, répondit Fouquet, et je vois que ne voulez point que jaie à rougir devant vous. -- Rougir! rougir devant moi! Mais, voyons, dites, de quoi rougiriez vous? -- Me tromperais-je, dit Fouquet, et aurais-je le bonheur que mon procédé envers vous ne vous eût pas désobligée? La Vallière haussa les épaules. -- Décidément, monsieur, dit-elle, vous parlez par énigmes, et je suis trop ignorante, à ce quil paraît, pour vous comprendre. -- Soit, dit Fouquet, je ninsisterai pas. Seulement, dites-moi, je vous en supplie, que je puis compter sur votre pardon plein et entier. -- Monsieur, dit La Vallière avec une sorte dimpatience, je ne puis vous faire quune réponse, et jespère quelle vous satisfera. Si je savais quel tort vous avez envers moi, je vous le pardonnerais. À plus forte raison, vous comprenez bien, ne connaissant pas ce tort... Fouquet pinça ses lèvres comme eût fait Aramis. -- Alors, dit-il, je puis espérer que, nonobstant ce qui est arrivé, nous resterons en bonne intelligence, et que vous voudrez bien me faire la grâce de croire à ma respectueuse amitié. La Vallière crut quelle commençait à comprendre. «Oh! se dit-elle en elle-même, je neusse pas cru M. Fouquet si avide de rechercher les sources dune faveur si nouvelle.» Puis tout haut: -- Votre amitié, monsieur? dit-elle, vous moffrez votre amitié? Mais, en vérité, cest pour moi tout lhonneur, et vous me comblez. -- Je sais, mademoiselle, répondit Fouquet, que lamitié du maître peut paraître plus brillante et plus désirable que celle du serviteur; mais je vous garantis que cette dernière sera tout aussi dévouée, tout aussi fidèle, et absolument désintéressée. La Vallière sinclina: il y avait, en effet, beaucoup de conviction et de dévouement réel dans la voix du surintendant. Aussi lui tendit-elle la main. -- Je vous crois, dit-elle. Fouquet prit vivement la main que lui tendait la jeune fille. -- Alors, ajouta-t-il, vous ne verrez aucune difficulté, nest-ce pas, à me rendre cette malheureuse lettre? -- Quelle lettre? demanda La Vallière. Fouquet linterrogea, il lavait déjà fait, de toute la puissance de son regard. Même naïveté de physionomie, même candeur de visage. -- Allons, mademoiselle, dit-il, après cette dénégation, je suis forcé davouer que votre système est le plus délicat du monde, et je ne serais pas moi-même un honnête homme si je redoutais quelque chose dune femme aussi généreuse que vous. -- En vérité, monsieur Fouquet, répondit La Vallière, cest avec un profond regret que je suis forcée de vous répéter que je ne comprends absolument rien à vos paroles. -- Mais, enfin, sur lhonneur, vous navez donc reçu aucune lettre de moi, mademoiselle? -- Sur lhonneur, aucune, répondit fermement La Vallière. -- Cest bien, cela me suffit, mademoiselle, permettez-moi de vous renouveler lassurance de toute mon estime et de tout mon respect. Puis, sinclinant, il sortit pour aller retrouver Aramis, qui lattendait chez lui, et laissant La Vallière se demander si le surintendant était devenu fou. -- Eh bien! demanda Aramis qui attendait Fouquet avec impatience, êtes vous content de la favorite? -- Enchanté, répondit Fouquet, cest une femme pleine desprit et de coeur. -- Elle ne sest point fâchée? -- Loin de là; elle na pas même eu lair de comprendre. -- De comprendre quoi? -- De comprendre que je lui eusse écrit. -- Cependant, il a bien fallu quelle vous comprît pour vous rendre la lettre, car je présume quelle vous la rendue. -- Pas le moins du monde. -- Au moins, vous êtes-vous assuré quelle lavait brûlée? -- Mon cher monsieur dHerblay, il y a déjà une heure que je joue aux propos interrompus, et je commence à avoir assez de ce jeu, si amusant quil soit. Comprenez-moi donc bien; la petite a feint de ne pas comprendre ce que je lui disais; elle a nié avoir reçu aucune lettre; donc, ayant nié positivement la réception, elle na pu ni me la rendre, ni la brûler. -- Oh! oh! dit Aramis avec inquiétude, que me dites-vous là? -- Je vous dis quelle ma juré sur ses grands dieux navoir reçu aucune lettre. -- Oh! cest trop fort! Et vous navez pas insisté? -- Jai insisté, au contraire, jusquà limpertinence. -- Et elle a toujours nié? -- Toujours. -- Elle ne sest pas démentie un seul instant? -- Pas un seul instant. -- Mais alors, mon cher, vous lui avez laissé notre lettre entre les mains? -- Il la, pardieu! bien fallu. -- Oh! Cest une grande faute. -- Que diable eussiez-vous fait à ma place, vous? -- Certes, on ne pouvait la forcer, mais cela est inquiétant; une pareille lettre ne peut demeurer contre nous. -- Oh! cette jeune fille est généreuse. -- Si elle leût été réellement, elle vous eût rendu votre lettre. -- Je vous dis quelle est généreuse; jai vu ses yeux, je my connais. -- Alors, vous la croyez de bonne foi? -- Oh! de tout mon coeur. -- Eh bien! moi, je crois que nous nous trompons. -- Comment cela? -- Je crois queffectivement, comme elle vous la dit, elle na point reçu la lettre. -- Comment! point reçu la lettre? -- Non. -- Supposeriez-vous!... -- Je suppose que, par un motif que nous ignorons, votre homme na pas remis la lettre. Fouquet frappa sur un timbre. Un valet parut. -- Faites venir Tobie, dit-il. Un instant après parut un homme à loeil inquiet, à la bouche fine, aux bras courts, au dos voûté. Aramis attacha sur lui son oeil perçant. -- Voulez-vous me permettre de linterroger moi-même? demanda Aramis. -- Faites, dit Fouquet. Aramis fit un mouvement pour adresser la parole au laquais, mais il sarrêta. -- Non, dit-il, il verrait que nous attachons trop dimportance à sa réponse; interrogez-le, vous; moi, je vais feindre décrire. Aramis se mit en effet à une table, le dos tourné au laquais dont il examinait chaque geste et chaque regard dans une glace parallèle. -- Viens ici, Tobie, dit Fouquet. Le laquais sapprocha dun pas assez ferme. -- Comment as-tu fait ma commission? lui demanda Fouquet. -- Mais je lai faite comme à lordinaire, monseigneur, répliqua lhomme. -- Enfin, dis. -- Jai pénétré chez Mlle de La Vallière, qui était à la messe et jai mis le billet sur sa toilette. Nest-ce point ce que vous maviez dit? -- Si fait; et cest tout? -- Absolument tout, monseigneur. -- Personne nétait là? -- Personne. -- Tes-tu caché comme je te lavais dit, alors? -- Oui. -- Et elle est rentrée? -- Dix minutes après. -- Et personne na pu prendre la lettre? -- Personne, car personne nest entré. -- De dehors, mais de lintérieur? -- De lendroit où jétais caché, je pouvais voir jusquau fond de la chambre. -- Écoute, dit Fouquet, en regardant fixement le laquais, si cette lettre sest trompée de destination, avoue-le-moi; car sil faut quune erreur ait été commise, tu la paieras de ta tête. Tobie tressaillit, mais se remit aussitôt. -- Monseigneur, dit-il, jai déposé la lettre à lendroit où jai dit, et je ne demande quune demi-heure pour vous prouver que la lettre est entre les mains de Mlle de La Vallière ou pour vous rapporter la lettre elle-même. Aramis observait curieusement le laquais. Fouquet était facile dans sa confiance; vingt ans cet homme lavait bien servi. -- Va, dit-il, cest bien; mais apporte-moi la preuve que tu dis. Le laquais sortit. -- Eh bien! quen pensez-vous? demanda Fouquet à Aramis. -- Je pense quil faut, par un moyen quelconque, vous assurer de la vérité. Je pense que la lettre est ou nest pas parvenue à La Vallière; que, dans le premier cas, il faut que La Vallière vous la rende ou vous donne la satisfaction de la brûler devant vous; que, dans le second, il faut ravoir la lettre, dût-il nous en coûter un million. Voyons, nest-ce pas votre avis? -- Oui; mais cependant, mon cher évêque, je crois que vous vous exagérez la situation. -- Aveugle, aveugle que vous êtes! murmura Aramis. -- La Vallière, que nous prenons pour une politique de première force, est tout simplement une coquette qui espère que je lui ferai la cour parce que je la lui ai déjà faite, et qui, maintenant quelle a reçu confirmation de lamour du roi, espère me tenir en lisière avec la lettre. Cest naturel. Aramis secoua la tête. -- Ce nest point votre avis? dit Fouquet. -- Elle nest pas coquette. -- Laissez-moi vous dire... -- Oh! je me connais en femmes coquettes, fit Aramis. -- Mon ami! mon ami! -- Il y a longtemps que jai fait mes études, voulez-vous dire. Oh! les femmes ne changent pas. -- Oui, mais les hommes changent, et vous êtes aujourdhui plus soupçonneux quautrefois. Puis, se mettant à rire: -- Voyons, dit-il, si La Vallière veut maimer pour un tiers et le roi pour deux tiers, trouvez-vous la condition acceptable? Aramis se leva avec impatience. -- La Vallière, dit-il, na jamais aimé et naimera jamais que le roi. -- Mais enfin, dit Fouquet, que feriez-vous? -- Demandez-moi plutôt ce que jeusse fait. -- Eh bien! queussiez-vous fait? -- Dabord, je neusse point laissé sortir cet homme. -- Tobie? -- Oui, Tobie; cest un traître! -- Oh! -- Jen suis sûr! je ne leusse point laissé sortir quil ne meût avoué la vérité. -- Il est encore temps. -- Comment cela? -- Rappelons-le, et interrogez-le à votre tour. -- Soit! -- Mais je vous assure que la chose est bien inutile. Je lai depuis vingt ans, et jamais il ne ma fait la moindre confusion, et cependant, ajouta Fouquet en riant, cétait facile. -- Rappelez-le toujours. Ce matin, il ma semblé voir ce visage-là en grande conférence avec un des hommes de M. Colbert. -- Où donc cela? -- En face des écuries. -- Bah! tous mes gens sont à couteaux tirés avec ceux de ce cuistre. -- Je lai vu, vous dis-je! et sa figure, qui devait mêtre inconnue quand il est entré tout à lheure, ma frappé désagréablement. -- Pourquoi navez-vous rien dit pendant quil était là? -- Parce que cest à la minute seulement que je vois clair dans mes souvenirs. -- Oh! oh! voilà que vous meffrayez, dit Fouquet. Et il frappa sur le timbre. -- Pourvu quil ne soit pas trop tard, dit Aramis. Fouquet frappa une seconde fois. Le valet de chambre ordinaire parut. -- Tobie! dit Fouquet, faites venir Tobie. Le valet de chambre referma la porte. -- Vous me laissez carte blanche, nest-ce pas? -- Entière. -- Je puis employer tous les moyens pour savoir la vérité? -- Tous. -- Même lintimidation? -- Je vous fais procureur à ma place. On attendit dix minutes, mais inutilement. Fouquet, impatienté, frappa de nouveau sur le timbre. -- Tobie! cria-t-il. -- Mais, monseigneur, dit le valet, on le cherche. -- Il ne peut être loin, je ne lai chargé daucun message. -- Je vais voir, monseigneur. Aramis, pendant ce temps, se promenait impatiemment mais silencieusement dans le cabinet. On attendit dix minutes encore. Fouquet sonna de manière à réveiller toute une nécropole. Le valet de chambre rentra assez tremblant pour faire croire à une mauvaise nouvelle. -- Monseigneur se trompe, dit-il avant même que Fouquet linterrogeât, Monseigneur aura donné une commission à Tobie, car il a été aux écuries prendre le meilleur coureur, et, monseigneur, il la sellé lui-même. -- Eh bien? -- Il est parti. -- Parti?... sécria Fouquet. Que lon coure, quon le rattrape! -- Là! là! dit Aramis en le prenant par la main, calmons-nous; maintenant, le mal est fait. -- Le mal est fait? -- Sans doute, jen étais sûr. Maintenant, ne donnons pas léveil; calculons le résultat du coup et parons-le, si nous pouvons. -- Après tout, dit Fouquet, le mal nest pas grand. -- Vous trouvez cela? dit Aramis. -- Sans doute. Il est bien permis à un homme décrire un billet damour à une femme. -- À un homme, oui; à un sujet, non; surtout quand cette femme est celle que le roi aime. -- Eh! mon ami, le roi naimait pas La Vallière il y a huit jours; il ne laimait même pas hier, et la lettre est dhier; je ne pouvais pas deviner lamour du roi, quand lamour du roi nexistait pas encore. -- Soit, répliqua Aramis; mais la lettre nest malheureusement pas datée. Voilà ce qui me tourmente surtout. Ah! si elle était datée dhier seulement, je naurais pas pour vous lombre dune inquiétude. Fouquet haussa les épaules. -- Suis-je donc en tutelle, dit-il, et le roi est-il donc roi de mon cerveau et de ma chair? -- Vous avez raison, répliqua Aramis; ne donnons pas aux choses plus dimportance quil ne convient; puis dailleurs... eh bien! si nous sommes menacés, nous avons des moyens de défense. -- Oh! menacés! dit Fouquet, vous ne mettez pas cette piqûre de fourmi au nombre des menaces qui peuvent compromettre ma fortune et ma vie, nest ce pas? -- Eh! pensez-y, monsieur Fouquet, la piqûre dune fourmi peut tuer un géant, si la fourmi est venimeuse. -- Mais cette toute-puissance dont vous parliez, voyons, est-elle déjà évanouie? -- Je suis tout-puissant, soit; mais je ne suis pas immortel. -- Voyons, retrouver Tobie serait le plus pressé, ce me semble. Nest-ce point votre avis? -- Oh! quant à cela, vous ne le retrouverez pas, dit Aramis, et, sil vous était précieux, faites-en votre deuil. -- Enfin, il est quelque part dans le monde, dit Fouquet. -- Vous avez raison; laissez-moi faire, répondit Aramis. Chapitre CXXXVIII -- Les quatre chances de Madame La reine Anne avait fait prier la jeune reine de venir lui rendre visite. Depuis quelque temps, souffrante et tombant du haut de sa beauté, du haut de sa jeunesse, avec cette rapidité de déclin qui signale la décadence des femmes qui ont beaucoup lutté, Anne dAutriche voyait se joindre au mal physique la douleur de ne plus compter que comme un souvenir vivant au milieu des jeunes beautés, des jeunes esprits et des jeunes puissances de sa Cour. Les avis de son médecin, ceux de son miroir, la désolaient bien moins que ces avertissements inexorables de la société des courtisans qui, pareils aux rats du navire, abandonnent la cale où leau va pénétrer grâce aux avaries de la vétusté. Anne dAutriche ne se trouvait pas satisfaite des heures que lui donnait son fils aîné. Le roi, bon fils, plus encore avec affectation quavec affection, venait dabord passer chez sa mère une heure le matin et une heure le soir; mais, depuis quil sétait chargé des affaires de lÉtat, la visite du matin et celle du soir sétaient réduites dune demi- heure; puis, peu à peu, la visite du matin avait été supprimée. On se voyait à la messe; la visite même du soir était remplacée par une entrevue, soit chez le roi en assemblée, soit chez Madame, où la reine venait assez complaisamment par égard pour ses deux fils. Il en résultait cet ascendant immense sur la Cour que Madame avait conquis, et qui faisait de sa maison la véritable réunion royale. Anne dAutriche le sentit. Se voyant souffrante et condamnée par la souffrance à de fréquentes retraites, elle fut désolée de prévoir que la plupart de ses journées, de ses soirées, sécouleraient solitaires, inutiles, désespérées. Elle se rappelait avec terreur lisolement où jadis la laissait le cardinal de Richelieu, fatales et insupportables soirées, pendant lesquelles pourtant elle avait pour se consoler la jeunesse, la beauté, qui sont toujours accompagnées de lespoir. Alors elle forma le projet de transporter la Cour chez elle et dattirer Madame, avec sa brillante escorte, dans la demeure sombre et déjà triste où la veuve dun roi de France, la mère dun roi de France, était réduite à consoler de son veuvage anticipé la femme toujours larmoyante dun roi de France. Anne réfléchit. Elle avait beaucoup intrigué dans sa vie. Dans le beau temps, alors que sa jeune tête enfantait des projets toujours heureux, elle avait près delle, pour stimuler son ambition et son amour, une amie plus ardente, plus ambitieuse quelle-même, une amie qui lavait aimée, chose rare à la Cour, et que de mesquines considérations avaient éloignée delle. Mais depuis tant dannées, excepté Mme de Motteville, excepté la Molena, cette nourrice espagnole, confidente en sa qualité de compatriote et de femme, qui pouvait se flatter davoir donné un bon avis à la reine? Qui donc aussi, parmi toutes ces jeunes têtes, pouvait lui rappeler le passé, par lequel seulement elle vivait? Anne dAutriche se souvint de Mme de Chevreuse, dabord exilée plutôt de sa volonté à elle-même que de celle du roi, puis morte en exil femme dun gentilhomme obscur. Elle se demanda ce que Mme de Chevreuse lui eût conseillé autrefois en pareil cas dans leurs communs embarras dintrigues, et, après une sérieuse méditation, il lui sembla que cette femme rusée, pleine dexpérience et de sagacité, lui répondait de sa voix ironique: -- Tous ces petits jeunes gens sont pauvres et avides. Ils ont besoin dor et de rentes pour alimenter leurs plaisirs, prenez- les-moi par lintérêt. Anne dAutriche adopta ce plan. Sa bourse était bien garnie; elle disposait dune somme considérable amassée par Mazarin pour elle et mise en lieu sûr. Elle avait les plus belles pierreries de France, et surtout des perles dune telle grosseur, quelles faisaient soupirer le roi chaque fois quil les voyait, parce que les perles de sa couronne nétaient que grains de mil auprès de celles-là. Anne dAutriche navait plus de beauté ni de charmes à sa disposition. Elle se fit riche et proposa pour appât à ceux qui viendraient chez elle, soit de bons écus dor à gagner au jeu, soit de bonnes dotations habilement faites les jours de bonne humeur, soit des aubaines de rentes quelle arrachait au roi en sollicitant, ce quelle sétait décidée à faire pour entretenir son crédit. Et dabord elle essaya de ce moyen sur Madame, dont la possession lui était la plus précieuse de toutes. Madame, malgré lintrépide confiance de son esprit et de sa jeunesse, donna tête baissée dans le panneau qui était ouvert devant elle. Enrichie peu à peu par des dons par des cessions, elle prit goût à ces héritages anticipés. Anne dAutriche usa du même moyen sur Monsieur et sur le roi lui- même. Elle institua chez elle des loteries. Le jour où nous sommes arrivés, il sagissait dun médianoche chez la reine mère, et cette princesse mettait en loterie deux bracelets fort beaux en brillants et dun travail exquis. Les médaillons étaient des camées antiques de la plus grande valeur; comme revenu, les diamants ne représentaient pas une somme bien considérable, mais loriginalité, la rareté de travail étaient telles, quon désirait à la Cour non seulement posséder, mais voir ces bracelets aux bras de la reine, et que, les jours où elles les portait, cétait une faveur que dêtre admis à les admirer en lui baisant les mains. Les courtisans avaient même à ce sujet adopté des variantes de galanterie pour établir cet aphorisme, que les bracelets eussent été sans prix sils navaient le malheur de se trouver en contact avec des bras pareils à ceux de la reine. Ce compliment avait eu lhonneur dêtre traduit dans toutes les langues de lEurope, plus de mille distiques latins et français circulaient sur cette matière. Le jour où Anne dAutriche se décida pour la loterie, cétait un moment décisif: le roi nétait pas venu depuis deux jours chez sa mère. Madame boudait après la grande scène des dryades et des naïades. Le roi ne boudait plus; mais une distraction toute-puissante lenlevait au dessus des orages et des plaisirs de la Cour. Anne dAutriche opéra sa diversion en annonçant la fameuse loterie chez elle pour le soir suivant. Elle vit, à cet effet, la jeune reine, à qui, comme nous lavons dit, elle demanda une visite le matin. -- Ma fille, lui dit-elle, je vous annonce une bonne nouvelle. Le roi ma dit de vous les choses les plus tendres. Le roi est jeune et facile à détourner; mais, tant que vous vous tiendrez près de moi, il nosera sécarter de vous, à qui, dailleurs, il est attaché par une très vive tendresse. Ce soir, il y a loterie chez moi: vous y viendrez? -- On ma dit, fit la jeune reine avec une sorte de reproche timide, que Votre Majesté mettait en loterie ses beaux bracelets, qui sont dune telle rareté, que nous neussions pas dû les faire sortir du garde-meuble de la couronne, ne fût-ce que parce quils vous ont appartenu. -- Ma fille, dit alors Anne dAutriche, qui entrevit toute la pensée de la jeune reine et voulut la consoler de navoir pas reçu ce présent, il fallait que jattirasse chez moi à tout jamais Madame. -- Madame? fit en rougissant la jeune reine. -- Sans doute; naimez-vous pas mieux avoir chez vous une rivale pour la surveiller et la dominer, que de savoir le roi chez elle, toujours disposé à courtiser comme à lêtre? Cette loterie est lattrait dont je me sers pour cela: me blâmez-vous? -- Oh! non! fit Marie-Thérèse en frappant dans ses mains avec cet enfantillage de la joie espagnole. -- Et vous ne regrettez plus, ma chère, que je ne vous aie pas donné ces bracelets, comme cétait dabord mon intention? -- Oh! non, oh! non, ma bonne mère!... -- Eh bien! ma chère fille, faites-vous bien belle, et que notre médianoche soit brillant: plus vous y serez gaie, plus vous y paraîtrez charmante, et vous éclipserez toutes les femmes par votre éclat comme par votre rang. Marie-Thérèse partit enthousiasmée. Une heure après, Anne dAutriche recevait chez elle Madame, et, la couvrant de caresses: -- Bonnes nouvelles! disait-elle, le roi est charmé de ma loterie. -- Moi, dit Madame, je nen suis pas aussi charmée; voir de beaux bracelets comme ceux-là aux bras dune autre femme que vous, ma reine, ou moi, voilà ce à quoi je ne puis mhabituer. -- Là! là! dit Anne dAutriche en cachant sous un sourire une violente douleur quelle venait de sentir, ne vous révoltez pas, jeune femme... et nallez pas tout de suite prendre les choses au pis. -- Ah! madame, le sort est aveugle... et vous avez, ma-t-on dit, deux cents billets? -- Tout autant. Mais vous nignorez pas quil y en aura quun gagnant? -- Sans doute. À qui tombera-t-il? Le pouvez-vous dire? fit Madame désespérée. -- Vous me rappelez que jai fait un rêve cette nuit... Ah! mes rêves sont bons... je dors si peu. -- Quel rêve?... Vous souffrez? -- Non, dit la reine en étouffant, avec une constance admirable, la torture dun nouvel élancement dans le sein. Jai donc rêvé que le roi gagnait les bracelets. -- Le roi? -- Vous mallez demander ce que le roi peut faire de bracelets, nest-ce pas? -- Cest vrai. -- Et vous ajouterez cependant quil serait fort heureux que le roi gagnât, car, ayant ces bracelets, il serait forcé de les donner à quelquun. -- De vous les rendre, par exemple. -- Auquel cas, je les donnerais immédiatement; car vous ne pensez pas, dit la reine en riant, que je mette ces bracelets en loterie par gêne. Cest pour les donner sans faire de jalousie; mais, si le hasard ne voulais pas me tirer de peine, eh bien! je corrigerais le hasard... je sais bien à qui joffrirais les bracelets. Ces mots furent accompagnés dun sourire si expressif, que Madame dut le payer par un baiser de remerciement. -- Mais, ajouta Anne dAutriche, ne savez-vous pas aussi bien que moi que le roi ne me rendrait pas les bracelets sil les gagnait? -- Il les donnerait à la reine, alors. -- Non; par la même raison qui fait quil ne me les rendrait pas; attendu que, si jeusse voulu les donner à la reine, je navais pas besoin de lui pour cela. Madame jeta un regard de côté sur les bracelets, qui, dans leur écrin, scintillaient sur une console voisine. -- Quils sont beaux! dit-elle en soupirant. Eh! mais, dit Madame, voilà-t il pas que nous oublions que le rêve de Votre Majesté nest quun rêve. -- Il métonnerait fort, repartit Anne dAutriche, que mon rêve fût trompeur; cela mest arrivé rarement. -- Alors vous pouvez être prophète. -- Je vous ai dit, ma fille, que je ne rêve presque jamais; mais cest une coïncidence si étrange que celle de ce rêve avec mes idées! il entre si bien dans mes combinaisons! -- Quelles combinaisons? -- Celle-ci, par exemple, que vous gagnerez les bracelets. -- Alors ce ne sera pas le roi. -- Oh! dit Anne dAutriche, il ny a pas tellement loin du coeur de Sa Majesté à votre coeur... à vous qui êtes sa soeur chérie... Il ny a pas, dis-je, tellement loin, quon puisse dire que le rêve est menteur. Voyez pour vous les belles chances; comptez-les bien. -- Je les compte. -- Dabord, celle du rêve. Si le roi gagne, il est certain quil vous donne les bracelets. -- Jadmets cela pour une. -- Si vous les gagnez, vous les avez. -- Naturellement; cest encore admissible. -- Enfin, si Monsieur les gagnait! -- Oh! dit Madame en riant aux éclats, il les donnerait au chevalier de Lorraine. Anne dAutriche se mit à rire comme sa bru, cest-à-dire de si bon coeur, que sa douleur reparut et la fit blêmir au milieu de laccès dhilarité. -- Quavez-vous? dit Madame effrayée. -- Rien, rien, le point de côté... Jai trop ri... Nous en étions à la quatrième chance. -- Oh! celle-là, je ne la vois pas. -- Pardonnez-moi, je ne me suis pas exclue des gagnants, et, si je gagne, vous êtes sûre de moi. -- Merci! Merci! sécria Madame. -- Jespère que vous voilà favorisée, et quà présent le rêve commence à prendre les solides contours de la réalité. -- En vérité, vous me donnez espoir et confiance, dit Madame, et les bracelets ainsi gagnés me seront cent fois plus précieux. -- À ce soir donc! -- À ce soir! Et les princesses se séparèrent. Anne dAutriche, après avoir quitté sa bru, se dit en examinant les bracelets: «Ils sont bien précieux, en effet, puisque par eux, ce soir, je me serai concilié un coeur en même temps que jaurai deviné un secret.» Puis, se tournant vers son alcôve déserte: -- Est-ce ainsi que tu aurais joué, ma pauvre Chevreuse? dit-elle au vide... Oui, nest-ce pas? Et, comme un parfum dautrefois, toute sa jeunesse toute sa folle imagination, tout le bonheur lui revinrent avec lécho de cette invocation. Chapitre CXXXIX -- La loterie Le soir, à huit heures, tout le monde était rassemblé chez la reine mère. Anne dAutriche, en grand habit de cérémonie, belle des restes de sa beauté et de toutes les ressources que la coquetterie peut mettre en des mains habiles, dissimulait, ou plutôt essayait de dissimuler à cette foule de jeunes courtisans qui lentouraient et qui ladmiraient encore, grâce aux combinaisons que nous avons indiquées dans le chapitre précédent, les ravages déjà visibles de cette souffrance à laquelle elle devait succomber quelques années plus tard. Madame, presque aussi coquette quAnne dAutriche, et la reine, simple et naturelle, comme toujours, étaient assises à ses côtés et se disputaient ses bonnes grâces. Les dames dhonneur, réunies en corps darmée pour résister avec plus de force, et, par conséquent, avec plus de succès aux malicieux propos que les jeunes gens tenaient sur elles, se prêtaient, comme fait un bataillon carré, le secours mutuel dune bonne garde et dune bonne riposte. Montalais, savante dans cette guerre de tirailleur, protégeait toute la ligne par le feu roulant quelle dirigeait sur lennemi. De Saint-Aignan, au désespoir de la rigueur, insolente à force dêtre obstinée, de Mlle de Tonnay-Charente, essayait de lui tourner le dos; mais, vaincu par léclat irrésistible des deux grands yeux de la belle, il revenait à chaque instant consacrer sa défaite par de nouvelles soumissions, auxquelles Mlle de Tonnay- Charente ne manquait pas de riposter par de nouvelles impertinences. De Saint-Aignan ne savait à quel saint se vouer. La Vallière avait non pas une cour, mais des commencements de courtisans. De Saint-Aignan, espérant par cette manoeuvre attirer les yeux dAthénaïs de son côté, était venu saluer la jeune fille avec un respect qui, à quelques esprits retardataires avait fait croire à la volonté de balancer Athénaïs par Louise. Mais ceux-là, cétaient ceux qui navaient ni vu ni entendu raconter la scène de la pluie. Seulement, comme la majorité était déjà informée, et bien informée, sa faveur déclarée avait attiré à elle les plus habiles comme les plus sots de la Cour. Les premiers, parce quils disaient, les uns, comme Montaigne: «Que sais je?» Les autres, parce quils disaient comme Rabelais: «Peut-être?» Le plus grand nombre avait suivi ceux-là, comme dans les chasses cinq ou six limiers habiles suivent seuls la fumée de la bête, tandis que tout le reste de la meute ne suit que la fumée des limiers. Mesdames et la reine examinaient les toilettes de leurs filles et de leurs dames dhonneur, ainsi que celles des autres dames; et elles daignaient oublier quelles étaient reines pour se souvenir quelles étaient femmes. Cest-à-dire quelles déchiraient impitoyablement tout porte-jupe, comme eût dit Molière. Les regards des deux princesses tombèrent simultanément sur La Vallière qui, ainsi que nous lavons dit était fort entourée en ce moment. Madame fut sans pitié. -- En vérité, dit-elle en se penchant vers la reine mère, si le sort était juste, il favoriserait cette pauvre petite La Vallière. -- Ce nest pas possible, dit la reine mère en souriant. -- Comment cela? -- Il ny a que deux cents billets, de sorte que tout le monde na pu être porté sur la liste. -- Elle ny est pas alors? -- Non. -- Quel dommage! Elle eût pu les gagner et les vendre. -- Les vendre? sécria la reine. -- Oui, cela lui aurait fait une dot, et elle neût pas été obligée de se marier sans trousseau, comme cela arrivera probablement. -- Ah bah! vraiment? Pauvre petite! dit la reine mère, na-t-elle pas de robes? Et elle prononça ces mots en femme qui na jamais pu savoir ce que cétait que la médiocrité. -- Dame, voyez: je crois, Dieu me pardonne, quelle a la même jupe ce soir quelle avait ce matin à la promenade, et quelle aura pu conserver, grâce au soin que le roi a pris de la mettre à labri de la pluie. Au moment même où Madame prononçait ces paroles, le roi entrait. Les deux princesses ne se fussent peut-être point aperçues de cette arrivée, tant elles étaient occupées à médire. Mais Madame vit tout à coup La Vallière, qui était debout en face de la galerie, se troubler et dire quelques mots aux courtisans qui lentouraient; ceux-ci sécartèrent aussitôt. Ce mouvement ramena les yeux de Madame vers la porte. En ce moment, le capitaine des gardes annonça le roi. À cette annonce, La Vallière, qui jusque-là avait tenu les yeux fixés sur la galerie, les abaissa tout à coup. Le roi entra. Il était vêtu avec une magnificence pleine de goût, et causait avec Monsieur et le duc de Roquelaure, qui tenaient, Monsieur sa droite, le duc de Roquelaure sa gauche. Le roi savança dabord vers les reines, quil salua avec un gracieux respect. Il prit la main de sa mère, quil baisa, adressa quelques compliments à Madame sur lélégance de sa toilette, et commença à faire le tour de lassemblée. La Vallière fut saluée comme les autres, pas plus, pas moins que les autres. Puis Sa Majesté revint à sa mère et à sa femme. Lorsque les courtisans virent que le roi navait adressé quune phrase banale à cette jeune fille si recherchée le matin, ils tirèrent sur-le-champ une conclusion de cette froideur. Cette conclusion fut que le roi avait eu un caprice, mais que ce caprice était déjà évanoui. Cependant on eût dû remarquer une chose, cest que, près de La Vallière, au nombre des courtisans, se trouvait M. Fouquet, dont la respectueuse politesse servit de maintien à la jeune fille, au milieu des différentes émotions qui lagitaient visiblement. M. Fouquet sapprêtait, au reste, à causer plus intimement avec Mlle de La Vallière, lorsque M. Colbert sapprocha, et, après avoir fait sa révérence à Fouquet, dans toutes les règles de la politesse la plus respectueuse, il parut décidé à sétablir près de La Vallière pour lier conversation avec elle. Fouquet quitta aussitôt la place. Tout ce manège était dévoré des yeux par Montalais et par Malicorne, qui se renvoyaient lun à lautre leurs observations. De Guiche, placé dans une embrasure de fenêtre, ne voyait que Madame. Mais, comme Madame, de son côté arrêtait fréquemment son regard sur La Vallière, les yeux de de Guiche, guidés par les yeux de Madame, se portaient de temps en temps aussi sur la jeune fille. La Vallière sentit instinctivement salourdir sur elle le poids de tous ces regards, chargés, les uns dintérêt, les autres denvie. Elle navait, pour compenser cette souffrance, ni un mot dintérêt de la part de ses compagnes, ni un regard damour du roi. Aussi ce que souffrait la pauvre enfant, nul ne pourrait lexprimer. La reine mère fit approcher le guéridon sur lequel étaient les billets de loterie, au nombre de deux cents, et pria Mme de Motteville de lire la liste des élus. Il va sans dire que cette liste était dressée selon les lois de létiquette: le roi venait dabord, puis la reine mère, puis la reine, puis Monsieur, puis Madame, et ainsi de suite. Les coeurs palpitaient à cette lecture. Il y avait bien trois cents invités chez la reine. Chacun se demandait si son nom devait rayonner au nombre des noms privilégiés. Le roi écoutait avec autant dattention que les autres. Le dernier nom prononcé, il vit que La Vallière navait pas été portée sur la liste. Chacun, au reste, put remarquer cette omission. Le roi rougit comme lorsquune contrariété lassaillait. La Vallière, douce et résignée, ne témoigna rien. Pendant toute la lecture, le roi ne lavait point quittée du regard; la jeune fille se dilatait sous cette heureuse influence quelle sentait rayonner autour delle, trop joyeuse et trop pure quelle était pour quune pensée autre que damour pénétrât dans son esprit ou dans son coeur. Payant par la durée de son attention cette touchante abnégation, le roi montrait à son amante quil en comprenait létendue et la délicatesse. La liste close, toutes les figures de femmes omises ou oubliées se laissèrent aller au désappointement. Malicorne aussi fut oublié dans le nombre des hommes et sa grimace dit clairement à Montalais, oubliée aussi: «Est-ce que nous ne nous arrangerons pas avec la fortune de manière quelle ne nous oublie pas, elle?» «Oh! que si fait», répliqua le sourire intelligent de Mlle Aure. Les billets furent distribués à chacun selon son numéro. Le roi reçut le sien dabord, puis la reine mère, puis Monsieur, puis la reine et Madame, et ainsi de suite. Alors, Anne dAutriche ouvrit un sac en peau dEspagne, dans lequel se trouvaient deux cents numéros gravés sur des boules de nacre, et présenta le sac tout ouvert à la plus jeune de ses filles dhonneur pour quelle y prit une boule. Lattente, au milieu de tous ces préparatifs pleins de lenteur, était plus encore celle de lavidité que celle de la curiosité. De Saint-Aignan se pencha à loreille de Mlle de Tonnay-Charente: -- Puisque nous avons chacun un numéro, mademoiselle, lui dit-il, unissons nos deux chances. À vous le bracelet, si je gagne; à moi, si vous gagnez, un seul regard de vos beaux yeux? -- Non pas, dit Athénaïs, à vous le bracelet, si vous le gagnez. Chacun pour soi. -- Vous êtes impitoyable, dit de Saint-Aignan, et je vous punirai par un quatrain: _Belle Iris, à mes voeux..._ _Vous êtes trop rebelle._ -- Silence! dit Athénaïs, vous allez mempêcher dentendre le numéro gagnant. -- Numéro 1, dit la jeune fille qui avait tiré la boule de nacre du sac de peau dEspagne. -- Le roi! sécria la reine mère. -- Le roi a gagné, répéta la reine joyeuse. -- Oh! le roi! votre rêve! dit à loreille dAnne dAutriche Madame toute joyeuse. Le roi ne fit éclater aucune satisfaction. Il remercia seulement la fortune de ce quelle faisait pour lui en adressant un petit salut à la jeune fille qui avait été choisie comme mandataire de la rapide déesse. Puis, recevant des mains dAnne dAutriche, au milieu des murmures de convoitise de toute lassemblée, lécrin qui renfermait les bracelets: -- Ils sont donc réellement beaux, ces bracelets? dit-il. -- Regardez-les, dit Anne dAutriche, et jugez-en vous-même. Le roi les regarda. -- Oui, dit-il, et voilà, en effet, un admirable médaillon. Quel fini. -- Quel fini! répéta Madame. La reine Marie-Thérèse vit facilement et du premier coup doeil que le roi ne lui offrirait pas les bracelets; mais, comme il ne paraissait pas non plus songer le moins du monde à les offrir à Madame, elle se tint pour satisfaite, ou à peu près. Le roi sassit. Les plus familiers parmi les courtisans vinrent successivement admirer de près la merveille, qui bientôt, avec la permission du roi, passa de main en main. Aussitôt tous, connaisseurs ou non, sexclamèrent de surprise et accablèrent le roi de félicitations. Il y avait, en effet, de quoi admirer pour tout le monde; les brillants pour ceux-ci, la gravure pour ceux-là. Les dames manifestaient visiblement leur impatience de voir un pareil trésor accaparé par les cavaliers. -- Messieurs, messieurs, dit le roi à qui rien néchappait, on dirait, en vérité, que vous portez des bracelets comme les Sabins: passez-les donc un peu aux dames, qui me paraissent avoir à juste titre la prétention de sy connaître mieux que vous. Ces mots semblèrent à Madame le commencement dune décision quelle attendait. Elle puisait, dailleurs, cette bienheureuse croyance dans les yeux de la reine mère. Le courtisan qui les tenait au moment où le roi jetait cette observation au milieu de lagitation générale se hâta de déposer les bracelets entre les mains de la reine Marie-Thérèse, qui, sachant bien, pauvre femme! quils ne lui étaient pas destinés, les regarda à peine et les passa presque aussitôt à Madame. Celle-ci et, plus particulièrement quelle encore, Monsieur donnèrent aux bracelets un long regard de convoitise. Puis elle passa les joyaux aux dames ses voisines, en prononçant ce seul mot, mais avec un accent qui valait une longue phrase: -- Magnifiques! Les dames, qui avaient reçu les bracelets des mains de Madame, mirent le temps qui leur convint à les examiner, puis elles les firent circuler en les poussant à droite. Pendant ce temps, le roi sentretenait tranquillement avec de Guiche et Fouquet. Il laissait parler plutôt quil nécoutait. Habituée à certains tours de phrases, son oreille comme celle de tous les hommes qui exercent sur dautres hommes une supériorité incontestable, ne prenait des discours semés çà et là que lindispensable mot qui mérite une réponse. Quant à son attention, elle était autre part. Elle errait avec ses yeux. Mlle de Tonnay-Charente était la dernière des dames inscrites pour les billets, et, comme si elle eût pris rang selon son inscription sur la liste, elle navait après elle que Montalais et La Vallière. Lorsque les bracelets arrivèrent à ces deux dernières, on parut ne plus sen occuper. Lhumilité des mains qui maniaient momentanément ces joyaux leur ôtait toute leur importance. Ce qui nempêcha point Montalais de tressaillir de joie, denvie et de cupidité à la vue de ces belles pierres, plus encore que de ce magnifique travail. Il est évident que, mise en demeure entre la valeur pécuniaire et la beauté artistique, Montalais eût sans hésitation préféré les diamants aux camées. Aussi eut-elle grand-peine à les passer à sa compagne La Vallière. La Vallière attacha sur les bijoux un regard presque indifférent. -- Oh! que ces bracelets sont riches! que ces bracelets sont magnifiques! sécria Montalais; et tu ne textasies pas sur eux, Louise? Mais, en vérité, tu nes donc pas femme? -- Si fait, répondit la jeune fille avec un accent dadorable mélancolie. Mais pourquoi désirer ce qui ne peut nous appartenir? Le roi, la tête penchée en avant, écoutait ce que la jeune fille allait dire. À peine la vibration de cette voix eut-elle frappé son oreille, quil se leva tout rayonnant, et, traversant tout le cercle pour aller de sa place à La Vallière: -- Mademoiselle, dit-il, vous vous trompez, vous êtes femme, et toute femme a droit à des bijoux de femme. -- Oh! Sire, dit La Vallière, Votre Majesté ne veut donc pas croire absolument à ma modestie? -- Je crois que vous avez toutes les vertus, mademoiselle, la franchise comme les autres; je vous adjure donc de dire franchement ce que vous pensez de ces bracelets. -- Quils sont beaux, Sire, et quils ne peuvent être offerts quà une reine. -- Cela me ravit que votre opinion soit telle, mademoiselle; les bracelets sont à vous, et le roi vous prie de les accepter. Et comme, avec un mouvement qui ressemblait à de leffroi, La Vallière tendait vivement lécrin au roi, le roi repoussa doucement de sa main la main tremblante de La Vallière. Un silence détonnement, plus funèbre quun silence de mort, régnait dans lassemblée. Et cependant, on navait pas, du côté des reines, entendu ce quil avait dit, ni compris ce quil avait fait. Une charitable amie se chargea de répandre la nouvelle. Ce fut Tonnay Charente, à qui Madame avait fait signe de sapprocher. -- Ah! mon Dieu! sécria de Tonnay-Charente, est-elle heureuse, cette La Vallière! le roi vient de lui donner les bracelets. Madame se mordit les lèvres avec une telle force, que le sang apparut à la surface de la peau. La jeune reine regarda alternativement La Vallière et Madame et se mit à rire. Anne dAutriche appuya son menton sur sa belle main blanche, et demeura longtemps absorbée par un soupçon qui lui mordait lesprit et par une douleur atroce qui lui mordait le coeur. De Guiche, en voyant pâlir Madame, en devinant ce qui la faisait pâlir, de Guiche quitta précipitamment lassemblée et disparut. Malicorne put alors se glisser jusquà Montalais, et, à la faveur du tumulte général des conversations: -- Aure, lui dit-il, tu as près de toi notre fortune et notre avenir. -- Oui, répondit celle-ci. Et elle embrassa tendrement La Vallière, quintérieurement elle était tentée détrangler. Chapitre CXL -- Malaga Pendant tout ce long et violent débat des ambitions de cour contre les amours de coeur, un de nos personnages, le moins à négliger peut-être, était fort négligé, fort oublié, fort malheureux. En effet, dArtagnan, dArtagnan, car il faut le nommer par son nom pour quon se rappelle quil a existé, dArtagnan navait absolument rien à faire dans ce monde brillant et léger. Après avoir suivi le roi pendant deux jours à Fontainebleau, et avoir regardé toutes les bergerades et tous les travestissements héroï- comiques de son souverain, le mousquetaire avait senti que cela ne suffisait point à remplir sa vie. Accosté à chaque instant par des gens qui lui disaient: «Comment trouvez-vous que maille cet habit, monsieur dArtagnan?» il leur répondait de sa voix placide et railleuse: «Mais je trouve que vous êtes aussi bien habillé que le plus beau singe de la foire Saint-Laurent.». Cétait un compliment comme les faisait dArtagnan quand il nen voulait pas faire dautre: bon gré mal gré, il fallait donc sen contenter. Et, quand on lui demandait: «Monsieur dArtagnan, comment vous habillez-vous ce soir?» il répondait: «Je me déshabillerai.» Ce qui faisait rire même les dames. Mais, après deux jours passés ainsi, le mousquetaire voyant que rien de sérieux ne sagitait là-dessous, et que le roi avait complètement, ou du moins paraissait avoir complètement oublié Paris, Saint-Mandé et Belle-Île; que M. Colbert rêvait lampions et feux dartifice; que les dames en avaient pour un mois au moins doeillades à rendre et à donner; DArtagnan demanda au roi un congé pour affaires de famille. Au moment où dArtagnan lui faisait cette demande, le roi se couchait, rompu davoir dansé. -- Vous voulez me quitter, monsieur dArtagnan? demanda-t-il dun air étonné. Louis XIV ne comprenait jamais que lon se séparât de lui quand on pouvait avoir linsigne honneur de demeurer près de lui. -- Sire, dit dArtagnan, je vous quitte parce que je ne vous sers à rien. Ah! si je pouvais vous tenir le balancier, tandis que vous dansez, ce serait autre chose. -- Mais, mon cher monsieur dArtagnan, répondit gravement le roi, on danse sans balancier. -- Ah! tiens, dit le mousquetaire continuant son ironie insensible, tiens, je ne savais pas, moi! -- Vous ne mavez donc pas vu danser? demanda le roi. -- Oui; mais jai cru que cela irait toujours de plus fort en plus fort. Je me suis trompé: raison de plus pour que je me retire. Sire, je le répète, vous navez pas besoin de moi; dailleurs, si Votre Majesté en avait besoin, elle saurait où me trouver. -- Cest bien, dit le roi. Et il accorda le congé. Nous ne chercherons donc pas dArtagnan à Fontainebleau, ce serait chose inutile; mais, avec la permission de nos lecteurs, nous le retrouverons rue des Lombards, au _Pilon dOr_, chez notre vénérable ami Planchet. Il est huit heures du soir, il fait chaud, une seule fenêtre est ouverte, cest celle dune chambre de lentresol. Un parfum dépicerie, mêlé au parfum moins exotique, mais plus pénétrant, de la fange de la rue monte aux narines du mousquetaire. DArtagnan, couché sur une immense chaise à dossier plat, les jambes, non pas allongées, mais posées sur un escabeau, forme langle le plus obtus qui se puisse voir. Loeil, si fin et si mobile dhabitude, est fixe, presque voilé, et a pris pour but invariable le petit coin du ciel bleu que lon aperçoit derrière la déchirure des cheminées; il y a du bleu tout juste ce quil en faudrait pour mettre une pièce à lun des sacs de lentilles ou de haricots qui forment le principal ameublement de la boutique du rez-de-chaussée. Ainsi étendu, ainsi abruti dans son observation transfenestrale, dArtagnan nest plus un homme de guerre, dArtagnan nest plus un officier du palais, cest un bourgeois croupissant entre le dîner et le souper, entre le souper et le coucher; un de ces braves cerveaux ossifiés qui nont plus de place pour une seule idée, tant la matière guette avec férocité aux portes de lintelligence, et surveille la contrebande qui pourrait se faire en introduisant dans le crâne un symptôme de pensée. Nous avons dit quil faisait nuit; les boutiques sallumaient tandis que les fenêtres des appartements supérieurs se fermaient; une patrouille de soldats du guet faisait entendre le bruit régulier de son pas. DArtagnan continuait à ne rien entendre et à ne rien regarder que le coin bleu de son ciel. À deux pas de lui, tout à fait dans lombre, couché sur un sac de maïs, Planchet, le ventre sur ce sac, les deux bras sous son menton, regardait dArtagnan penser, rêver ou dormir les yeux ouverts. Lobservation durait déjà depuis fort longtemps. Planchet commença par faire: -- Hum! hum! DArtagnan ne bougea point. Planchet vit alors quil fallait recourir à quelque moyen plus efficace: après mûres réflexions, ce quil trouva de plus ingénieux dans les circonstances présentes, fut de se laisser rouler de son sac sur le parquet en murmurant contre lui-même le mot: -- Imbécile! Mais, quel que fût le bruit produit par la chute de Planchet, dArtagnan, qui, dans le cours de son existence, avait entendu bien dautres bruits, ne parut pas faire le moindre cas de ce bruit-là. Dailleurs, une énorme charrette, chargée de pierres, débouchant de la rue Saint-Médéric, absorba dans le bruit de ses roues le bruit de la chute de Planchet. Cependant Planchet crut, en signe dapprobation tacite, le voir imperceptiblement sourire au mot imbécile. Ce qui, lenhardissant lui fit dire: -- Est-ce que vous dormez, monsieur dArtagnan? -- Non, Planchet, je ne dors _même_ pas, répondit le mousquetaire. -- Jai le désespoir, fit Planchet, davoir entendu le mot _même_. -- Eh bien! quoi? est-ce que ce mot nest pas français, monsieur Planchet? -- Si fait, monsieur dArtagnan. -- Eh bien? -- Eh bien! ce mot mafflige. -- Développe-moi ton affliction, Planchet, dit dArtagnan. -- Si vous dites que vous ne dormez même pas, cest comme si vous disiez que vous navez même pas la consolation de dormir. Ou mieux, cest comme si vous disiez en dautres termes: Planchet, je mennuie à crever. -- Planchet, tu sais que je ne mennuie jamais. -- Excepté aujourdhui et avant-hier. -- Bah! -- Monsieur dArtagnan, voilà huit jours que vous êtes revenu de Fontainebleau; voilà huit jours que vous navez plus ni vos ordres à donner, ni votre compagnie à faire manoeuvrer. Le bruit des mousquets, des tambours et de toute la royauté vous manque; dailleurs, moi qui ai porté le mousquet, je conçois cela. -- Planchet, répondit dArtagnan, je tassure que je ne mennuie pas le moins du monde. -- Que faites-vous, en ce cas, couché là comme un mort? -- Mon ami Planchet, il y avait au siège de La Rochelle quand jy étais, quand tu y étais, quand nous y étions enfin, il y avait au siège de La Rochelle un Arabe quon renommait pour sa façon de pointer les couleuvrines. Cétait un garçon desprit, quoiquil fût dune singulière couleur, couleur de tes olives. Eh bien! cet Arabe, quand il avait mangé ou travaillé, se couchait comme je suis couché en ce moment, et fumait je ne sais quelles feuilles magiques dans un grand tube à bout dambre; et, si quelque chef, venant à passer, lui reprochait de toujours dormir, il répondait tranquillement: «Mieux vaut être assis que debout, couché quassis, mort que couché.» -- Cétait un Arabe lugubre et par sa couleur et par ses sentences, dit Planchet. Je me le rappelle parfaitement. Il coupait les têtes des protestants avec beaucoup de satisfaction. -- Précisément, et il les embaumait quand elles en valaient la peine. -- Oui, et quand il travaillait à cet embaumement avec toutes ses herbes et toutes ses grandes plantes, il avait lair dun vannier qui fait des corbeilles. -- Oui, Planchet, oui, cest bien cela. -- Oh! moi aussi, jai de la mémoire. -- Je nen doute pas; mais que dis-tu de son raisonnement? -- Monsieur, je le trouve parfait dune part, mais stupide de lautre. -- Devise, Planchet, devise. -- Eh bien! monsieur, en effet, mieux vaut être assis que debout, cest constant surtout lorsquon est fatigué. Dans certaines circonstances -- et Planchet sourit dun air coquin -- mieux vaut être couché quassis. Mais, quant à la dernière proposition: mieux vaut être mort que couché, je déclare que je la trouve absurde; que ma préférence incontestable est pour le lit, et que, si vous nêtes point de mon avis, cest que, comme jai lhonneur de vous le dire, vous vous ennuyez à crever. -- Planchet, tu connais M. La Fontaine? -- Le pharmacien du coin de la rue Saint-Médéric? -- Non, le fabuliste. -- Ah! maître corbeau? -- Justement; eh bien! je suis comme son lièvre. -- Il a donc un lièvre aussi? -- Il a toutes sortes danimaux. -- Eh bien! que fait-il, son lièvre? -- Il songe. -- Ah! ah! -- Planchet, je suis comme le lièvre de M. La Fontaine, je songe. -- Vous songez? fit Planchet inquiet. -- Oui; ton logis, Planchet, est assez triste pour pousser à la méditation; tu conviendras de cela, je lespère. -- Cependant, monsieur, vous avez vue sur la rue. -- Pardieu! voilà qui est récréatif, hein? -- Il nen est pas moins vrai, monsieur, que, si vous logiez sur le derrière, vous vous ennuieriez... Non, je veux dire que vous songeriez encore plus. -- Ma foi! je ne sais pas, Planchet. -- Encore, fit lépicier, si vos songeries étaient du genre de celle qui vous a conduit à la restauration du roi Charles II. Et Planchet fit entendre un petit rire qui nétait pas sans signification. -- Ah! Planchet, mon ami, dit dArtagnan, vous devenez ambitieux. -- Est-ce quil ny aurait pas quelque autre roi à restaurer, monsieur dArtagnan, quelque autre Monck à mettre en boîte? -- Non, mon cher Planchet, tous les rois sont sur leurs trônes... moins bien peut-être que je ne suis sur cette chaise; mais enfin ils y sont. Et dArtagnan poussa un soupir. -- Monsieur dArtagnan, fit Planchet, vous me faites de la peine. -- Tu es bien bon, Planchet. -- Jai un soupçon, Dieu me pardonne. -- Lequel? -- Monsieur dArtagnan, vous maigrissez. -- Oh! fit dArtagnan frappant sur son thorax, qui résonna comme une cuirasse vide, cest impossible, Planchet. -- Ah! voyez-vous, dit Planchet avec effusion, cest que si vous maigrissiez chez moi... -- Eh bien! -- Eh bien! je ferais un malheur. -- Allons, bon! -- Oui. -- Que ferais-tu? Voyons. -- Je trouverais celui qui cause votre chagrin. -- Voilà que jai un chagrin, maintenant. -- Oui, vous en avez un. -- Non, Planchet, non. -- Je vous dis que si, moi; vous avez un chagrin, et vous maigrissez. -- Je maigris, tu es sûr? -- À vue doeil... Malaga! si vous maigrissez encore, je prends ma rapière, et je men vais tout droit couper la gorge à M. dHerblay. -- Hein! fit dArtagnan en bondissant sur sa chaise, que dites- vous là, Planchet? et que fait le nom de M. dHerblay dans votre épicerie? -- Bon! bon! fâchez-vous si vous voulez, injuriez-moi si vous voulez; mais, morbleu! je sais ce que je sais. DArtagnan sétait, pendant cette seconde sortie de Planchet, placé de manière à ne pas perdre un seul de ses regards, cest-à- dire quil sétait assis, les deux mains appuyées sur ses deux genoux, le cou tendu vers le digne épicier. -- Voyons, explique-toi, dit-il, et dis-moi comment tu as pu proférer un blasphème de cette force. M. dHerblay, ton ancien chef, mon ami, un homme dÉglise, un mousquetaire devenu évêque, tu lèverais lépée sur lui, Planchet? -- Je lèverais lépée sur mon père quand je vous vois dans ces états-là. -- M. dHerblay, un gentilhomme! -- Cela mest bien égal, à moi, quil soit gentilhomme. Il vous fait rêver noir, voilà ce que je sais. Et, de rêver noir, on maigrit. Malaga! Je ne veux pas que M. dArtagnan sorte de chez moi plus maigre quil ny est entré. -- Comment me fait-il rêver noir? Voyons, explique, explique. -- Voilà trois nuits que vous avez le cauchemar. -- Moi? -- Oui, vous, et que, dans votre cauchemar, vous répétez: «Aramis! sournois dAramis!» -- Ah! jai dit cela? fit dArtagnan inquiet. -- Vous lavez dit, foi de Planchet! -- Et bien, après? Tu sais le proverbe, mon ami. «Tout songe est mensonge.» -- Non pas; car, chaque fois que, depuis trois jours, vous êtes sorti, vous navez pas manqué de me demander au retour: «As-tu vu M. dHerblay?» ou bien encore: «As-tu reçu pour moi des lettres de M. dHerblay?» -- Mais il me semble quil est bien naturel que je mintéresse à ce cher ami? dit dArtagnan. -- Daccord, mais pas au point den diminuer. -- Planchet, jengraisserai, je ten donne ma parole dhonneur. -- Bien! monsieur, je laccepte; car je sais que, lorsque vous donnez votre parole dhonneur, cest sacré... -- Je ne rêverai plus dAramis. -- Très bien! -- Je ne te demanderai plus sil y a des lettres de M. dHerblay. -- Parfaitement. -- Mais tu mexpliqueras une chose. -- Parlez, monsieur. -- Je suis observateur... -- Je le sais bien... -- Et tout à lheure tu as dit un juron singulier... -- Oui. -- Dont tu nas pas lhabitude. -- «Malaga!» vous voulez dire? -- Justement. -- Cest mon juron depuis que je suis épicier. -- Cest juste, cest un nom de raisin sec. -- Cest mon juron de férocité; quand une fois jai dit «Malaga!» je ne suis plus un homme. -- Mais enfin je ne te connaissais pas ce juron-là. -- Cest juste, monsieur, on me la donné. Et Planchet, en prononçant ces paroles, cligna de loeil avec un petit air de finesse qui appela toute lattention de dArtagnan. -- Eh! eh! fit-il. Planchet répéta: -- Eh! eh! -- Tiens! tiens! monsieur Planchet. -- Dame! monsieur, dit Planchet, je ne suis pas comme vous, moi, je ne passe pas ma vie à songer. -- Tu as tort. -- Je veux dire à mennuyer, monsieur; nous navons quun faible temps à vivre, pourquoi ne pas en profiter? -- Tu es philosophe épicurien, à ce quil paraît, Planchet? -- Pourquoi pas? La main est bonne, on écrit et lon pèse du sucre et des épices; le pied est sûr, on danse ou lon se promène; lestomac a des dents, on dévore et lon digère; le coeur nest pas trop racorni; eh bien! monsieur... -- Eh bien! quoi, Planchet? -- Ah! voilà!... fit lépicier en se frottant les mains. DArtagnan croisa une jambe sur lautre. -- Planchet, mon ami, dit-il, vous mabrutissez de surprise. -- Pourquoi? -- Parce que vous vous révélez à moi sous un jour absolument nouveau. Planchet, flatté au dernier point, continua de se frotter les mains à senlever lépiderme. -- Ah! ah! dit-il, parce que je ne suis quune bête, vous croyez que je serai un imbécile? -- Bien! Planchet, voilà un raisonnement. -- Suivez bien mon idée, monsieur. Je me suis dit, continua Planchet, sans plaisir, il nest pas de bonheur sur la terre. -- Oh! que cest bien vrai, ce que tu dis là, Planchet! interrompit dArtagnan. -- Or, prenons, sinon du plaisir, le plaisir nest pas chose si commune, du moins, des consolations. -- Et tu te consoles? -- Justement. -- Explique-moi ta manière de te consoler. -- Je mets un bouclier pour aller combattre lennui. Je règle mon temps de patience, et, à la veille juste du jour où je sens que je vais mennuyer, je mamuse. -- Ce nest pas plus difficile que cela? -- Non. -- Et tu as trouvé cela tout seul? -- Tout seul. -- Cest miraculeux. -- Quen dites-vous? -- Je dis que ta philosophie na pas sa pareille au monde. -- Eh bien! alors, suivez mon exemple. -- Cest tentant. -- Faites comme moi. -- Je ne demanderais pas mieux; mais toutes les âmes nont pas la même trempe, et peut-être que, sil fallait que je mamusasse comme toi, je mennuierais horriblement... -- Bah! essayez dabord. -- Que fais-tu? Voyons. -- Avez-vous remarqué que je mabsente? -- Oui. -- Dune certaine façon? -- Périodiquement. -- Cest cela, ma foi! Vous lavez remarqué? -- Mon cher Planchet, tu comprends que, lorsquon se voit à peu près tous les jours, quand lun sabsente, celui-là manque à lautre? Est-ce que je ne te manque pas, à toi, quand je suis en campagne? -- Immensément! cest-à-dire que je suis comme un corps sans âme. -- Ceci convenu, continuons. -- À quelle époque est-ce que je mabsente? -- Le 15 et le 30 de chaque mois. -- Et je reste dehors? -- Tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre jours. -- Quavez-vous cru que jallais faire? -- Les recettes. -- Et, en revenant, vous mavez trouvé le visage?... -- Fort satisfait. -- Vous voyez, vous le dites vous-même, toujours satisfait. Et vous avez attribué cette satisfaction?... -- À ce que ton commerce allait bien; à ce que les achats de riz, de pruneaux, de cassonade, de poires tapées et de mélasse allaient à merveille. Tu as toujours été fort pittoresque de caractère, Planchet; aussi nai-je pas été surpris un instant de te voir opter pour lépicerie, qui est un des commerces les plus variés et les plus doux au caractère, en ce quon y manie presque toutes choses naturelles et parfumées. -- Cest bien dit, monsieur; mais quelle erreur est la vôtre! -- Comment, jerre? -- Quand vous croyez que je vais comme cela tous les quinze jours en recettes ou en achats. Oh! oh! monsieur, comment diable avez- vous pu croire une pareille chose? Oh! oh! oh! Et Planchet se mit à rire de façon à inspirer à dArtagnan les doutes les plus injurieux sur sa propre intelligence. -- Javoue, dit le mousquetaire, que je ne suis pas à ta hauteur. -- Monsieur, cest vrai. -- Comment, cest vrai? -- Il faut bien que ce soit vrai puisque vous le dites; mais remarquez bien que cela ne vous fait rien perdre dans mon esprit. -- Ah! cest bien heureux! -- Non, vous êtes un homme de génie, vous; et, quand il sagit de guerre, de surprises, de tactique et de coups de main, dame! les rois sont bien peu de chose à côté de vous; mais, pour le repos de lâme, les soins du corps, les confitures de la vie, si cela peut se dire, ah! monsieur, ne me parlez pas des hommes de génie, ils sont leurs propres bourreaux. -- Bon! Planchet, dit dArtagnan pétillant de curiosité, voilà que tu mintéresses au plus haut point. -- Vous vous ennuyez déjà moins que tout à lheure, nest-ce pas? -- Je ne mennuyais pas; cependant, depuis que tu me parles, je mamuse davantage. -- Allons donc! bon commencement! Je vous guérirai. -- Je ne demande pas mieux. -- Voulez-vous que jessaie? -- À linstant. -- Soit! Avez-vous ici des chevaux? -- Oui: dix, vingt, trente. -- Il nen est pas besoin de tant que cela; deux, voilà tout. -- Ils sont à ta disposition, Planchet. -- Bon! je vous emmène. -- Quand cela? -- Demain. -- Où? -- Ah! vous en demandez trop. -- Cependant tu mavoueras quil est important que je sache où je vais. -- Aimez-vous la campagne? -- Médiocrement, Planchet. -- Alors vous aimez la ville? -- Cest selon. -- Eh bien! je vous mène dans un endroit moitié ville moitié campagne. -- Bon! -- Dans un endroit où vous vous amuserez, jen suis sûr. -- À merveille! -- Et, miracle, dans un endroit doù vous revenez pour vous y être ennuyé. -- Moi? -- Mortellement! -- Cest donc à Fontainebleau que tu vas? -- À Fontainebleau, juste! -- Tu vas à Fontainebleau, toi? -- Jy vais. -- Et que vas-tu faire à Fontainebleau, Bon Dieu? Planchet répondit à dArtagnan par un clignement dyeux plein de malice. -- Tu as quelque terre par là, scélérat! -- Oh! une misère, une bicoque. -- Je ty prends. -- Mais cest gentil, parole dhonneur! -- Je vais à la campagne de Planchet! sécria dArtagnan. -- Quand vous voudrez. -- Navons-nous pas dit demain? -- Demain, soit; et puis, dailleurs, demain, cest le 14, cest- à-dire la veille du jour où jai peur de mennuyer, ainsi donc, cest convenu. -- Convenu. -- Vous me prêtez un de vos chevaux? -- Le meilleur. -- Non, je préfère le plus doux; je nai jamais été excellent cavalier, vous le savez, et, dans lépicerie, je me suis encore rouillé; et puis... -- Et puis quoi? -- Et puis, ajouta Planchet avec un autre clin doeil, et puis je ne veux pas me fatiguer. -- Et pourquoi? se hasarda à demander dArtagnan. -- Parce que je ne mamuserais plus, répondit Planchet. Et là-dessus il se leva de dessus son sac de maïs en sétirant et en faisant craquer tous ses os, les uns après les autres avec une sorte dharmonie. -- Planchet! Planchet! sécria dArtagnan, je déclare quil nest point sur la terre de sybarite qui puisse vous être comparé. Ah! Planchet, on voit bien que nous navons pas encore mangé lun près de lautre un tonneau de sel. -- Et pourquoi cela, monsieur? -- Parce que je ne te connaissais pas encore, dit dArtagnan, et que, décidément, jen reviens à croire définitivement ce que javais pensé un instant le jour où, à Boulogne, tu as étranglé, ou peu sen faut, Lubin, le valet de M. de Wardes; Planchet, cest que tu es un homme de ressource. Planchet se mit à rire dun rire plein de fatuité, donna le bonsoir au mousquetaire, et descendit dans son arrière-boutique, qui lui servait de chambre à coucher. DArtagnan reprit sa première position sur sa chaise, et son front, déridé un instant, devint plus pensif que jamais. Il avait déjà oublié les folies et les rêves de Planchet. «Oui, se dit-il en ressaisissant le fil de ses pensées, interrompues par cet agréable colloque auquel nous venons de faire participer le public; oui, tout est là: «1° savoir ce que Baisemeaux voulait à Aramis; «2° savoir pourquoi Aramis ne me donne point de ses nouvelles; «3° savoir où est Porthos. «Sous ces trois points gît le mystère. «Or, continua dArtagnan, puisque nos amis ne nous avouent rien, ayons recours à notre pauvre intelligence. On fait ce quon peut, mordioux! ou malaga! comme dit Planchet.» Chapitre CXLI -- La lettre de M. de Baisemeaux DArtagnan, fidèle à son plan, alla dès le lendemain matin rendre visite à M. de Baisemeaux. Cétait jour de propreté à la Bastille: les canons étaient brossés, fourbis, les escaliers grattés; les porte-clefs semblaient occupés du soin de polir leurs clefs elles-mêmes. Quant aux soldats de la garnison, ils se promenaient dans leurs cours, sous prétexte quils étaient assez propres. Le commandant Baisemeaux reçut dArtagnan dune façon plus que polie; mais il fut avec lui dune réserve tellement serrée, que toute la finesse de dArtagnan ne lui tira pas une syllabe. Plus il se retenait dans ses limites, plus la défiance de dArtagnan croissait. Ce dernier crut même remarquer que le commandant agissait en vertu dune recommandation récente. Baisemeaux navait pas été au Palais-Royal, avec dArtagnan, lhomme froid et impénétrable que celui-ci trouva dans le Baisemeaux de la Bastille. Quand dArtagnan voulut le faire parler sur les affaires si pressantes dargent qui avaient amené Baisemeaux à la recherche dAramis et le rendaient expansif malgré tout ce soir-là, Baisemeaux prétexta des ordres à donner dans la prison même, et laissa dArtagnan se morfondre si longtemps à lattendre, que notre mousquetaire, certain de ne point obtenir un mot de plus, partit de la Bastille sans que Baisemeaux fût revenu de son inspection. Mais il avait un soupçon, dArtagnan, et, une fois le soupçon éveillé, lesprit de dArtagnan ne dormait plus. Il était aux hommes ce que le chat est aux quadrupèdes, lemblème de linquiétude à la fois et de limpatience. Un chat inquiet ne demeure pas plus en place que le flocon de soie qui se balance à tout souffle dair. Un chat qui guette est mort devant son poste dobservation, et ni la faim ni la soif ne savent le tirer de sa méditation. DArtagnan, qui brûlait dimpatience, secoua tout à coup ce sentiment comme un manteau trop lourd. Il se dit que la chose quon lui cachait était précisément celle quil importait de savoir. En conséquence, il réfléchit que Baisemeaux ne manquerait pas de faire prévenir Aramis, si Aramis lui avait donné une recommandation quelconque. Cest ce qui arriva. Baisemeaux avait à peine eu le temps matériel de revenir du donjon, que dArtagnan sétait mis en embuscade près de la rue du Petit-Musc, de façon à voir tous ceux qui sortiraient de la Bastille. Après une heure de station à la _Herse-dOr_, sous lauvent où lon prenait un peu dombre, dArtagnan vit sortir un soldat de garde. Or, cétait le meilleur indice quil pût désirer. Tout gardien ou porte-clefs a ses jours de sortie et même ses heures à la Bastille, puisque tous sont astreints à navoir ni femme ni logement dans le château; ils peuvent donc sortir sans exciter la curiosité. Mais un soldat caserné est renfermé pour vingt-quatre heures lorsquil est de garde, on le sait bien, et dArtagnan le savait mieux que personne. Ce soldat ne devait donc sortir en tenue de service que pour un ordre exprès et pressé. Le soldat, disons-nous, partit de la Bastille, et lentement, lentement, comme un heureux mortel à qui, au lieu dune faction devant un insipide corps de garde, ou sur un bastion non moins ennuyeux, arrive la bonne aubaine dune liberté jointe à une promenade, ces deux plaisirs comptant comme service. Il se dirigea vers le faubourg Saint-Antoine, humant lair, le soleil, et regardant les femmes. DArtagnan le suivit de loin. Il navait pas encore fixé ses idées là-dessus. «Il faut tout dabord, pensa-t-il, que je voie la figure de ce drôle. Un homme vu est un homme jugé.» DArtagnan doubla le pas, et, ce qui nétait pas bien difficile, devança le soldat. Non seulement il vit sa figure, qui était assez intelligente et résolue, mais encore il vit son nez, qui était un peu rouge. «Le drôle aime leau-de-vie», se dit-il. En même temps quil voyait le nez rouge, il voyait dans la ceinture du soldat un papier blanc. «Bon! il a une lettre, ajouta dArtagnan. Or, un soldat se trouve trop joyeux dêtre choisi par M. de Baisemeaux pour estafette, il ne vend pas le message.» Comme dArtagnan se rongeait les poings, le soldat avançait toujours dans le faubourg Saint-Antoine. «Il va certainement à Saint-Mandé, se dit-il, et je ne saurai pas ce quil y a dans la lettre...» Cétait à en perdre la tête. «Si jétais en uniforme, se dit dArtagnan, je ferais prendre le drôle et sa lettre avec lui. Le premier corps de garde me prêterait la main. Mais du diable si je dis mon nom pour un fait de ce genre. Le faire boire, il se défiera et puis il me grisera... Mordioux! je nai plus desprit, et cen est fait de moi. Attaquer ce malheureux, le faire dégainer, le tuer pour sa lettre. Bon, sil sagissait dune lettre de reine à un lord, ou dune lettre de cardinal à une reine. Mais, mon Dieu, quelles piètres intrigues que celles de MM. Aramis et Fouquet avec M. Colbert! La vie dun homme pour cela, oh! non, pas même dix écus.» Comme il philosophait de la sorte en mangeant ses ongles et moustaches, il aperçut un petit groupe darchers et un commissaire. Ces gens emmenaient un homme de belle mine qui se débattait du meilleur coeur. Les archers lui avaient déchiré ses habits, et on le traînait. Il demandait quon le conduisît avec égards, se prétendant gentilhomme et soldat. Il vit notre soldat marcher dans la rue, et cria: -- Soldat, à moi! Le soldat marcha du même pas vers celui qui linterpellait, et la foule le suivit. Une idée vint alors à dArtagnan. Cétait la première: on verra quelle nétait pas mauvaise. Tandis que le gentilhomme racontait au soldat quil venait dêtre pris dans une maison comme voleur, tandis quil nétait quun amant, le soldat le plaignait et lui donnait des consolations et des conseils avec cette gravité que le soldat français met au service de son amour-propre et de lesprit de corps. DArtagnan se glissa derrière le soldat pressé par la foule, et lui tira nettement et promptement le papier de la ceinture. Comme, à ce moment, le gentilhomme déchiré tiraillait ce soldat, comme le commissaire tiraillait le gentilhomme, dArtagnan put opérer sa capture sans le moindre inconvénient. Il se mit à dix pas derrière un pilier de maison, et lut sur ladresse: «À M. du Vallon, chez M. Fouquet, à Saint-Mandé.» -- Bon, dit-il. Et il décacheta sans déchirer, puis il tira le papier plié en quatre, qui contenait seulement ces mots: «Cher monsieur du Vallon, veuillez faire dire à M. dHerblay quil est venu à la Bastille et quil a questionné. «Votre dévoué, «De Baisemeaux.» -- Eh bien! à la bonne heure, sécria dArtagnan, voilà qui est parfaitement limpide. Porthos en est. Sûr de ce quil voulait savoir: «Mordioux! pensa le mousquetaire, voilà un pauvre diable de soldat à qui cet enragé sournois de Baisemeaux va faire payer cher ma supercherie... Sil rentre sans lettre... que lui fera-t-on? Au fait, je nai pas besoin de cette lettre; quand loeuf est avalé, à quoi bon les coquilles?» DArtagnan vit que le commissaire et les archers avaient convaincu le soldat et continuaient demmener leur prisonnier. Celui-ci restait environné de la foule et continuait ses doléances. DArtagnan vint au milieu de tous et laissa tomber la lettre sans que personne le vit, puis il séloigna rapidement. Le soldat reprenait sa route vers Saint-Mandé, pensant beaucoup à ce gentilhomme qui avait imploré sa protection. Tout à coup il pensa un peu à sa lettre, et, regardant sa ceinture, il la vit dépouillée. Son cri deffroi fit plaisir à dArtagnan. Ce pauvre soldat jeta les yeux tout autour de lui avec angoisse, et enfin, derrière lui, à vingt pas, il aperçut la bienheureuse enveloppe. Il fondit dessus comme un faucon sur sa proie. Lenveloppe était bien un peu poudreuse, un peu froissée, mais enfin la lettre était retrouvée. DArtagnan vit que le cachet brisé occupait beaucoup le soldat. Le brave homme finit cependant par se consoler, il remit le papier dans sa ceinture. «Va, dit dArtagnan, jai le temps désormais; précède-moi. Il paraît quAramis nest pas à Paris, puisque Baisemeaux écrit à Porthos. Ce cher Porthos, quelle joie de le revoir... et de causer avec lui!» dit le Gascon. Et, réglant son pas sur celui du soldat, il se promit darriver un quart dheure après lui chez M. Fouquet. Chapitre CXLII -- Où le lecteur verra avec plaisir que Porthos n'a rien perdu de sa force DArtagnan avait, selon son habitude, calculé que chaque heure vaut soixante minutes et chaque minute soixante secondes. Grâce à ce calcul parfaitement exact de minutes et de secondes, il arriva devant la porte du surintendant au moment même où le soldat en sortait la ceinture vide. DArtagnan se présenta à la porte, quun concierge, brodé sur toutes les coutures, lui tint entrouverte. DArtagnan aurait bien voulu entrer sans se nommer, mais il ny avait pas moyen. Il se nomma. Malgré cette concession, qui devait lever toute difficulté, dArtagnan le pensait du moins, le concierge hésita; cependant, à ce titre répété pour la seconde fois, capitaine des gardes du roi, le concierge, sans livrer tout à fait passage, cessa de le barrer complètement. DArtagnan comprit quune formidable consigne avait été donnée. Il se décida donc à mentir, ce qui, dailleurs, ne lui coûtait point par trop, quand il voyait par-delà le mensonge le salut de lÉtat, ou même purement et simplement son intérêt personnel. Il ajouta donc, aux déclarations déjà faites par lui, que le soldat qui venait dapporter une lettre à M. du Vallon nétait autre que son messager, et que cette lettre avait pour but dannoncer son arrivée, à lui. Dès lors, nul ne sopposa plus à lentrée de dArtagnan, et dArtagnan entra. Un valet voulut laccompagner, mais il répondit quil était inutile de prendre cette peine à son endroit, attendu quil savait parfaitement où se tenait M. du Vallon. Il ny avait rien à répondre à un homme si complètement instruit. On laissa faire dArtagnan. Perrons, salons, jardins, tout fut passé en revue par le mousquetaire. Il marcha un quart dheure dans cette maison plus que royale, qui comptait autant de merveilles que de meubles, autant de serviteurs que de colonnes et de portes. «Décidément, se dit-il, cette maison na dautres limites que les limites de la terre. Est-ce que Porthos aurait eu la fantaisie de sen retourner à Pierrefonds, sans sortir de chez M. Fouquet?» Enfin, il arriva dans une partie reculée du château, ceinte dun mur de pierres de taille sur lesquelles grimpait une profusion de plantes grasses ruisselantes de fleurs, grosses et solides comme des fruits. De distance en distance, sur le mur denceinte, sélevaient des statues dans des poses timides ou mystérieuses. Cétaient des vestales cachées sous le péplum aux grands plis; des veilleurs agiles enfermés dans leurs voiles de marbre et couvant le palais de leurs furtifs regards. Un Hermès, le doigt sur la bouche, une Iris aux ailes éployées, une Nuit tout arrosée de pavots, dominaient les jardins et les bâtiments quon entrevoyait derrière les arbres; toutes ces statues se profilaient en blanc sur les hauts cyprès, qui dardaient leurs cimes noires vers le ciel. Autour de ces cyprès sétaient enroulés des rosiers séculaires, qui attachaient leurs anneaux fleuris à chaque fourche des branches et semaient sur les ramures inférieures et sur les statues des pluies de fleurs embaumées. Ces enchantements parurent au mousquetaire leffort suprême de lesprit humain. Il était dans une disposition desprit à poétiser. Lidée que Porthos habitait un pareil Eden lui donna de Porthos une idée plus haute, tant il est vrai que les esprits les plus élevés ne sont point exempts de linfluence de lentourage. DArtagnan trouva la porte; à la porte, une espèce de ressort quil découvrit et quil fit jouer. La porte souvrit. DArtagnan entra, referma la porte et pénétra dans un pavillon bâti en rotonde, et dans lequel on nentendait dautre bruit que celui des cascades et des chants doiseaux. À la porte du pavillon, il rencontra un laquais. -- Cest ici, dit sans hésitation dArtagnan, que demeure M. le baron du Vallon, nest-ce pas. -- Oui, monsieur, répondit le laquais. -- Prévenez-le que M. le chevalier dArtagnan, capitaine aux mousquetaires de Sa Majesté, lattend. DArtagnan fut introduit dans un salon. DArtagnan ne demeura pas longtemps dans lattente: un pas bien connu ébranla le parquet de la salle voisine, une porte souvrit ou plutôt senfonça, et Porthos vint se jeter dans les bras de son ami avec une sorte dembarras qui ne lui allait pas mal. -- Vous ici? sécria-t-il. -- Et vous? répliqua dArtagnan. Ah! sournois! -- Oui, dit Porthos en souriant dun sourire embarrassé, oui, vous me trouvez chez M. Fouquet, et cela vous étonne un peu, nest-ce pas? -- Non pas; pourquoi ne seriez-vous pas des amis de M. Fouquet? M. Fouquet a bon nombre damis, surtout parmi les hommes desprit. Porthos eut la modestie de ne pas prendre le compliment pour lui. -- Puis, ajouta-t-il, vous mavez vu à Belle-Île. -- Raison de plus pour que je sois porté à croire que vous êtes des amis de M. Fouquet. -- Le fait est que je le connais, dit Porthos avec un certain embarras. -- Ah! mon ami, dit dArtagnan, que vous êtes coupable envers moi! -- Comment cela? sécria Porthos. -- Comment! vous accomplissez un ouvrage aussi admirable que celui des fortifications de Belle-Île, et vous ne men avertissez pas. Porthos rougit. -- Il y a plus, continua dArtagnan, vous me voyez là-bas; vous savez que je suis au roi, et vous ne devinez pas que le roi, jaloux de connaître quel est lhomme de mérite qui accomplit une oeuvre dont on lui fait les plus magnifiques récits, vous ne devinez pas que le roi ma envoyé pour savoir quel était cet homme? -- Comment! le roi vous avait envoyé pour savoir... -- Pardieu! Mais ne parlons plus de cela. -- Corne de boeuf! dit Porthos, au contraire, parlons-en; ainsi, le roi savait que lon fortifiait Belle-Île? -- Bon! est-ce que le roi ne sait pas tout? -- Mais il ne savait pas qui le fortifiait? -- Non; seulement, il se doutait, daprès ce quon lui avait dit des travaux, que cétait un illustre homme de guerre. -- Diable! dit Porthos, si javais su cela. -- Vous ne vous seriez pas sauvé de Vannes, nest-ce pas? -- Non. Quavez-vous dit quand vous ne mavez plus trouvé? -- Mon cher, jai réfléchi. -- Ah! oui, vous réfléchissez, vous... Et à quoi cela vous a-t-il mené de réfléchir? -- À deviner toute la vérité. -- Ah! vous avez deviné? -- Oui. -- Quavez-vous deviné? Voyons, dit Porthos en saccommodant dans un fauteuil et prenant des airs de sphinx. -- Jai deviné, dabord, que vous fortifiiez Belle-Île. -- Ah! cela nétait pas bien difficile, vous mavez vu à loeuvre. -- Attendez donc; mais jai deviné encore quelque chose, cest que vous fortifiiez Belle-Île par ordre de M. Fouquet. -- Cest vrai. -- Ce nest pas le tout. Quand je suis en train de deviner, je ne marrête pas en route. -- Ce cher dArtagnan! -- Jai deviné que M. Fouquet voulait garder le secret le plus profond sur ces fortifications. -- Cétait son intention, en effet, à ce que je crois, dit Porthos. -- Oui; mais savez-vous pourquoi il voulait garder ce secret? -- Dame! pour que la chose ne fût pas sue, dit Porthos. -- Dabord. Mais ce désir était soumis à lidée dune galanterie... -- En effet, dit Porthos, jai entendu dire que M. Fouquet était fort galant. -- À lidée dune galanterie quil voulait faire au roi. -- Oh! oh! -- Cela vous étonne? -- Oui. -- Vous ne saviez pas cela? -- Non. -- Eh bien! je le sais, moi. -- Vous êtes donc sorcier. -- Pas le moins du monde. -- Comment le savez-vous, alors? -- Ah! voilà! par un moyen bien simple! jai entendu M. Fouquet le dire lui-même au roi. -- Lui dire quoi? -- Quil avait fait fortifier Belle-Île à son intention, et quil lui faisait cadeau de Belle-Île. -- Ah! vous avez entendu M. Fouquet dire cela au roi? -- En toutes lettres. Il a même ajouté: «Belle-Île a été fortifiée par un ingénieur de mes amis, homme de beaucoup de mérite, que je demanderai la permission de présenter au roi.» -- «Son nom?» a demandé le roi. «Le baron du Vallon», a répondu M. Fouquet. «Cest bien, a répondu le roi, vous me le présenterez.» -- Le roi a répondu cela? -- Foi de dArtagnan! -- Oh! oh! fit Porthos. Mais pourquoi ne ma-t-on pas présenté, alors? -- Ne vous a-t-on point parlé de cette présentation? -- Si fait, mais je lattends toujours. -- Soyez tranquille, elle viendra. -- Hum! hum! grogna Porthos. DArtagnan fit semblant de ne pas entendre, et, changeant la conversation: -- Mais vous habitez un lieu bien solitaire, cher ami, ce me semble? demanda-t-il. -- Jai toujours aimé lisolement. Je suis mélancolique, répondit Porthos avec un soupir. -- Tiens! cest étrange, fit dArtagnan, je navais pas remarqué cela. -- Cest depuis que je me livre à létude, dit Porthos dun air soucieux. -- Mais les travaux de lesprit nont pas nui à la santé du corps, jespère? -- Oh! nullement. -- Les forces vont toujours bien? -- Trop bien, mon ami, trop bien. -- Cest que javais entendu dire que, dans les premiers jours de votre arrivée... -- Oui, je ne pouvais plus remuer, nest-ce pas? -- Comment, fit dArtagnan avec un sourire, et à propos de quoi ne pouviez-vous plus remuer? Porthos comprit quil avait dit une bêtise et voulut se reprendre. -- Oui, je suis venu de Belle-Île ici sur de mauvais chevaux, dit- il, et cela mavait fatigué. -- Cela ne métonne plus, que, moi qui venais derrière vous, jen aie trouvé sept ou huit de crevés sur la route. -- Je suis lourd, voyez-vous, dit Porthos. -- De sorte que vous étiez moulu? -- La graisse ma fondu, et cette fonte ma rendu malade. -- Ah! pauvre Porthos!... Et Aramis, comment a-t-il été pour vous dans tout cela? -- Très bien... Il ma fait soigner par le propre médecin de M. Fouquet. Mais figurez-vous quau bout de huit jours je ne respirais plus. -- Comment cela? -- La chambre était trop petite: jabsorbais trop dair. -- Vraiment? -- À ce que lon ma dit, du moins... Et lon ma transporté dans un autre logement. -- Où vous respiriez, cette fois? -- Plus librement, oui; mais pas dexercice, rien à faire. Le médecin prétendait que je ne devais pas bouger; moi, au contraire, je me sentais plus fort que jamais. Cela donna naissance à un grave accident. -- À quel accident? -- Imaginez-vous, cher ami, que je me révoltai contre les ordonnances de cet imbécile de médecin et que je résolus de sortir, que cela lui convint ou ne lui convînt pas. En conséquence, jordonnai au valet qui me servait dapporter mes habits. -- Vous étiez donc tout nu, mon pauvre Porthos? -- Non pas, javais une magnifique robe de chambre, au contraire. Le laquais obéit; je me revêtis de mes habits, qui étaient devenus trop larges; mais, chose étrange, mes pieds étaient devenus trop larges, eux. -- Oui, jentends bien. -- Et mes bottes étaient devenues trop étroites. -- Vos pieds étaient restés enflés. -- Tiens! vous avez deviné. -- Parbleu! Et cest là laccident dont vous me vouliez entretenir? -- Ah bien! oui! Je ne fis pas la même réflexion que vous. Je me dis: «Puisque mes pieds ont entré dix fois dans mes bottes, il ny a aucune raison pour quils ny entrent pas une onzième.» -- Cette fois, mon cher Porthos, permettez-moi de vous le dire, vous manquiez de logique. -- Bref, jétais donc placé en face dune cloison; jessayais de mettre ma botte droite; je tirais avec les mains, je poussais avec le jarret, faisant des efforts inouïs, quand, tout à coup, les deux oreilles de mes bottes demeurèrent dans mes mains; mon pied partit comme une catapulte. -- Catapulte! Comme vous êtes fort sur les fortifications, cher Porthos! -- Mon pied partit donc comme une catapulte et rencontra la cloison, quil effondra. Mon ami, je crus que, comme Samson, javais démoli le temple. Ce qui tomba du coup de tableaux, de porcelaines, de vases de fleurs, de tapisseries, de bâtons de rideaux, cest inouï. -- Vraiment! -- Sans compter que de lautre côté de la cloison était une étagère chargée de porcelaines. -- Que vous renversâtes? -- Que je lançai à lautre bout de lautre chambre. Porthos se mit à rire. -- En vérité, comme vous dites, cest inouï! Et dArtagnan se mit à rire comme Porthos. Porthos, aussitôt, se mit à rire plus fort que dArtagnan. -- Je cassai, dit Porthos dune voix entrecoupée par cette hilarité croissante, pour plus de trois mille francs de porcelaines, oh! oh! oh!... -- Bon! dit dArtagnan. -- Jécrasai pour plus de quatre mille francs de glaces, oh! oh! oh!... -- Excellent! -- Sans compter un lustre qui me tomba juste sur la tête et qui fut brisé en mille morceaux, oh! oh! oh!... -- Sur la tête? dit dArtagnan, qui se tenait les côtes. -- En plein! -- Mais vous eûtes la tête cassée? -- Non, puisque je vous dis, au contraire, que cest le lustre qui se brisa comme verre quil était. -- Ah! le lustre était de verre? -- De verre de Venise; une curiosité, mon cher, un morceau qui navait pas son pareil, une pièce qui pesait deux cents livres. -- Et qui vous tomba sur la tête? -- Sur... la... tête!... Figurez-vous un globe de cristal tout doré, tout incrusté en bas, des parfums qui brûlaient en haut, des becs qui jetaient de la flamme lorsquils étaient allumés. -- Bien entendu; mais ils ne létaient pas? -- Heureusement, jeusse été incendié. -- Et vous navez été quaplati? -- Non. -- Comment, non. -- Non, le lustre mest tombé sur le crâne. Nous avons là, à ce quil paraît, sur le sommet de la tête, une croûte excessivement solide. -- Qui vous a dit cela, Porthos? -- Le médecin. Une manière de dôme qui supporterait Notre-Dame de Paris. -- Bah! -- Oui, il paraît que nous avons le crâne ainsi fait. -- Parlez pour vous, cher ami; cest votre crâne à vous qui est fait ainsi et non celui des autres. -- Cest possible, dit Porthos avec fatuité; tant il y a que, lors de la chute du lustre sur ce dôme que nous avons au sommet de la tête, ce fut un bruit pareil à la détonation dun canon; le cristal fut brisé et je tombai tout inondé. -- De sang, pauvre Porthos! -- Non, de parfums qui sentaient comme des crèmes; cétait excellent, mais cela sentait trop bon, je fus comme étourdi de cette bonne odeur; vous avez éprouvé cela quelquefois, nest-ce pas, dArtagnan? -- Oui, en respirant du muguet; de sorte, mon pauvre ami, que vous fûtes renversé du choc et abasourdi de lodeur. -- Mais ce quil y a de particulier, et le médecin ma affirmé, sur son honneur, quil navait jamais rien vu de pareil... -- Vous eûtes au moins une bosse? interrompit dArtagnan. -- Jen eus cinq. -- Pourquoi cinq? -- Attendez: le lustre avait, à son extrémité inférieure, cinq ornements dorés extrêmement aigus. -- Aïe! -- Ces cinq ornements pénétrèrent dans mes cheveux, que je porte fort épais, comme vous voyez. -- Heureusement. -- Et simprimèrent dans ma peau. Mais, voyez la singularité, ces choses-là narrivent quà moi! Au lieu de faire des creux, ils firent des bosses. Le médecin na jamais pu mexpliquer cela dune manière satisfaisante. -- Eh bien! je vais vous lexpliquer, moi. -- Vous me rendrez service, dit Porthos en clignant des yeux, ce qui était chez lui le signe de lattention portée au plus haut degré. -- Depuis que vous faites fonctionner votre cerveau à de hautes études, à des calculs importants, la tête a profité; de sorte que vous avez maintenant une tête trop pleine de science. -- Vous croyez? -- Jen suis sûr. Il en résulte quau lieu de rien laisser pénétrer détranger dans lintérieur de la tête, votre boîte osseuse, qui est déjà trop pleine, profite des ouvertures qui sy font pour laisser échapper ce trop-plein. -- Ah! fit Porthos, à qui cette explication paraissait plus claire que celle du médecin. -- Les cinq protubérances causées par les cinq ornements du lustre furent certainement des amas scientifiques, amenés extérieurement par la force des choses. -- En effet, dit Porthos, et la preuve, cest que cela me faisait plus de mal dehors que dedans. Je vous avouerai même que, quand je mettais mon chapeau sur ma tête, en lenfonçant du poing avec cette énergie gracieuse que nous possédons, nous autres gentilshommes dépée, eh bien! si mon coup de poing nétait pas parfaitement mesuré, je ressentais des douleurs extrêmes. -- Porthos, je vous crois. -- Aussi, mon bon ami, dit le géant, M. Fouquet se décida-t-il, voyant le peu de solidité de la maison, à me donner un autre logis. On me mit en conséquence ici. -- Cest le parc réservé, nest-ce pas? -- Oui. -- Celui des rendez-vous? celui qui est si célèbre dans les histoires mystérieuses du surintendant? -- Je ne sais pas: je ny ai eu ni rendez-vous ni histoires mystérieuses; mais on mautorise à y exercer mes muscles, et je profite de la permission en déracinant des arbres. -- Pour quoi faire? -- Pour mentretenir la main, et puis pour y prendre des nids doiseaux: je trouve cela plus commode que de monter dessus. -- Vous êtes pastoral comme Tircis, mon cher Porthos. -- Oui, jaime les petits oeufs; je les aime infiniment plus que les gros. Vous navez point idée comme cest délicat, une omelette de quatre ou cinq cents oeufs de verdier, de pinson, de sansonnet, de merle et de grive. -- Mais cinq cents oeufs, cest monstrueux! -- Cela tient dans un saladier, dit Porthos. DArtagnan admira cinq minutes Porthos, comme sil le voyait pour la première fois. Quant à Porthos, il sépanouit joyeusement sous le regard de son ami. Ils demeurèrent quelques instants ainsi, dArtagnan regardant, Porthos sépanouissant. DArtagnan cherchait évidemment à donner un nouveau tour à la conversation. -- Vous divertissez-vous beaucoup ici, Porthos? demanda-t-il enfin, sans doute lorsquil eut trouvé ce quil cherchait. -- Pas toujours. -- Je conçois cela; mais, quand vous vous ennuierez par trop, que ferez vous? -- Oh! je ne suis pas ici pour longtemps. Aramis attend que ma dernière bosse ait disparu pour me présenter au roi, qui ne peut pas souffrir les bosses, à ce quon ma dit. -- Aramis est donc toujours à Paris? -- Non. -- Et où est-il? -- À Fontainebleau. -- Seul? -- Avec M. Fouquet. -- Très bien. Mais savez-vous une chose? -- Non. Dites-la-moi et je la saurai. -- Cest que je crois quAramis vous oublie. -- Vous croyez? -- Là-bas, voyez-vous, on rit, on danse, on festoie, on fait sauter les vins de M. de Mazarin. Savez-vous quil y a ballet tous les soirs, là-bas? -- Diable! diable! -- Je vous déclare donc que votre cher Aramis vous oublie. -- Cela se pourrait bien, et je lai pensé parfois. -- À moins quil ne vous trahisse, le sournois! -- Oh! -- Vous le savez, cest un fin renard, quAramis. -- Oui, mais me trahir... -- Écoutez; dabord, il vous séquestre. -- Comment, il me séquestre! Je suis séquestré, moi? -- Pardieu! -- Je voudrais bien que vous me prouvassiez cela? -- Rien de plus facile. Sortez-vous? -- Jamais. -- Montez-vous à cheval? -- Jamais. -- Laisse-t-on parvenir vos amis jusquà vous? -- Jamais. -- Eh bien! mon ami, ne sortir jamais, ne jamais monter à cheval, ne jamais voir ses amis, cela sappelle être séquestré. -- Et pourquoi Aramis me séquestrerait-il? demanda Porthos. -- Voyons, dit dArtagnan, soyez franc, Porthos. -- Comme lor. -- Cest Aramis qui a fait le plan des fortifications de Belle- Île, nest-ce pas? Porthos rougit. -- Oui, dit-il, mais voilà tout ce quil a fait. -- Justement, et mon avis est que ce nest pas une très grande affaire. -- Cest le mien aussi. -- Bien; je suis enchanté que nous soyons du même avis. -- Il nest même jamais venu à Belle-Île, dit Porthos. -- Vous voyez bien. -- Cest moi qui allais à Vannes, comme vous avez pu le voir. -- Dites comme je lai vu. Eh bien! voilà justement laffaire, mon cher Porthos, Aramis, qui na fait que les plans, voudrait passer pour lingénieur; tandis que, vous qui avez bâti pierre à pierre la muraille, la citadelle et les bastions, il voudrait vous reléguer au rang de constructeur. -- De constructeur, cest-à-dire de maçon? -- De maçon, cest cela. -- De gâcheur de mortier? -- Justement. -- De manoeuvre? -- Vous y êtes. -- Oh! oh! cher Aramis, vous vous croyez toujours vingt-cinq ans, à ce quil paraît? -- Ce nest pas le tout: il vous en croit cinquante. -- Jaurais bien voulu le voir à la besogne. -- Oui. -- Un gaillard qui a la goutte. -- Oui. -- La gravelle. -- Oui. -- À qui il manque trois dents. -- Quatre. -- Tandis que moi, regardez! Et Porthos, écartant ses grosses lèvres, exhiba deux rangées de dents un peu moins blanches que la neige, mais aussi nettes, aussi dures et aussi saines que livoire. -- Vous ne vous figurez pas, Porthos, dit dArtagnan, combien le roi tient aux dents. Les vôtres me décident; je vous présenterai au roi. -- Vous? -- Pourquoi pas? Croyez-vous que je sois plus mal en cour quAramis? -- Oh! non. -- Croyez-vous que jaie la moindre prétention sur les fortifications de Belle-Île? -- Oh! certes non. -- Cest donc votre intérêt seul qui peut me faire agir. -- Je nen doute pas. -- Eh bien! je suis intime ami du roi, et la preuve, cest que, lorsquil y a quelque chose de désagréable à lui dire, cest moi qui men charge. -- Mais, cher ami, si vous me présentez... -- Après? -- Aramis se fâchera. -- Contre moi? -- Non, contre moi. -- Bah! que ce soit lui ou que ce soit moi qui vous présente, puisque vous deviez être présenté, cest la même chose. -- On devait me faire faire des habits. -- Les vôtres sont splendides. -- Oh! ceux que javais commandés étaient bien plus beaux. -- Prenez garde, le roi aime la simplicité. -- Alors je serai simple. Mais que dira M. Fouquet de me savoir parti? -- Êtes-vous donc prisonnier sur parole? -- Non, pas tout à fait. Mais je lui avais promis de ne pas méloigner sans le prévenir. -- Attendez, nous allons revenir à cela. Avez-vous quelque chose à faire ici? -- Moi? Rien de bien important, du moins. -- À moins cependant que vous ne soyez lintermédiaire dAramis pour quelque chose de grave. -- Ma foi, non. -- Ce que je vous en dis, vous comprenez, cest par intérêt pour vous. Je suppose, par exemple, que vous êtes chargé denvoyer à Aramis des messages, des lettres. -- Ah! des lettres, oui. Je lui envoie de certaines lettres. -- Où cela? -- À Fontainebleau. -- Et avez-vous de ces lettres? -- Mais... -- Laissez-moi dire. Et avez-vous de ces lettres? -- Je viens justement den recevoir une. -- Intéressante? -- Je le suppose. -- Vous ne les lisez donc pas? -- Je ne suis pas curieux. Et Porthos tira de sa poche la lettre du soldat que Porthos navait pas lue, mais que dArtagnan avait lue, lui. -- Savez-vous ce quil faut faire? dit dArtagnan. -- Parbleu! ce que je fais toujours, lenvoyer. -- Non pas. -- Comment cela, la garder? -- Non, pas encore. Ne vous a-t-on pas dit que cette lettre était importante. -- Très importante. -- Eh bien! il faut la porter vous-même à Fontainebleau. -- À Aramis. -- Oui. -- Cest juste. -- Et puisque le roi y est... -- Vous profiterez de cela?... -- Je profiterai de cela pour vous présenter au roi. -- Ah! corne de boeuf! dArtagnan, il ny a en vérité que vous pour trouver des expédients. -- Donc, au lieu denvoyer à notre ami des messages plus ou moins fidèles, cest nous-mêmes qui lui portons la lettre. -- Je ny avais même pas songé, cest bien simple cependant. -- Cest pourquoi il est urgent, mon cher Porthos, que nous partions tout de suite. -- En effet, dit Porthos, plus tôt nous partirons, moins la lettre dAramis éprouvera de retard. -- Porthos, vous raisonnez toujours puissamment, et chez vous la logique seconde limagination. -- Vous trouvez? dit Porthos. -- Cest le résultat des études solides, répondit dArtagnan. Allons, venez. -- Mais, dit Porthos, ma promesse à M. Fouquet? -- Laquelle? -- De ne point quitter Saint-Mandé sans le prévenir? -- Ah! mon cher Porthos, dit dArtagnan, que vous êtes jeune! -- Comment cela! -- Vous arrivez à Fontainebleau, nest-ce pas? -- Oui. -- Vous y trouverez M. Fouquet? -- Oui. -- Chez le roi probablement? -- Chez le roi, répéta majestueusement Porthos. -- Et vous labordez en lui disant: «Monsieur Fouquet, jai lhonneur de vous prévenir que je viens de quitter Saint-Mandé.» -- Et, dit Porthos avec la même majesté, me voyant à Fontainebleau chez le roi, M. Fouquet ne pourra pas dire que je mens. -- Mon cher Porthos, jouvrais la bouche pour vous le dire; vous me devancez en tout. Oh! Porthos! quelle heureuse nature vous êtes! lâge na pas mordu sur vous. -- Pas trop. -- Alors tout est dit. -- Je crois que oui. -- Vous navez plus de scrupules? -- Je crois que non. -- Alors je vous emmène. -- Parfaitement; je vais faire seller mes chevaux. -- Vous avez des chevaux ici? -- Jen ai cinq. -- Que vous avez fait venir de Pierrefonds? -- Que M. Fouquet ma donnés. -- Mon cher Porthos, nous navons pas besoin de cinq chevaux pour deux; dailleurs, jen ai déjà trois à Paris, cela ferait huit; ce serait trop. -- Ce ne serait pas trop si javais mes gens ici; mais, hélas! je ne les ai pas. -- Vous regrettez vos gens? -- Je regrette Mousqueton, Mousqueton me manque. -- Excellent coeur! dit dArtagnan; mais, croyez-moi, laissez vos chevaux ici comme vous avez laissé Mousqueton là-bas. -- Pourquoi cela? -- Parce que, plus tard... -- Eh bien? -- Eh bien! plus tard, peut-être sera-t-il bien que M. Fouquet ne vous ait rien donné du tout. -- Je ne comprends pas, dit Porthos. -- Il est inutile que vous compreniez. -- Cependant... -- Je vous expliquerai cela plus tard, Porthos. -- Cest de la politique, je parie. -- Et de la plus subtile. Porthos baissa la tête sur ce mot de politique; puis, après un moment de rêverie, il ajouta: -- Je vous avouerai, dArtagnan, que je ne suis pas politique. -- Je le sais, pardieu! bien. -- Oh! nul ne sait cela; vous me lavez dit vous-même, vous, le brave des braves. -- Que vous ai-je dit, Porthos? -- Que lon avait ses jours. Vous me lavez dit et je lai éprouvé. Il y a des jours où lon éprouve moins de plaisir que dans dautres à recevoir des coups dépée. -- Cest ma pensée. -- Cest la mienne aussi, quoique je ne croie guère aux coups qui tuent. -- Diable! vous avez tué, cependant? -- Oui, mais je nai jamais été tué. -- La raison est bonne. -- Donc, je ne crois pas mourir jamais de la lame dune épée ou de la balle dun fusil. -- Alors, vous navez peur de rien?... Ah! de leau, peut-être? -- Non, je nage comme une loutre. -- De la fièvre quartaine? -- Je ne lai jamais eue, et ne crois point lavoir jamais; mais je vous avouerai une chose... Et Porthos baissa la voix. -- Laquelle? demanda dArtagnan en se mettant au diapason de Porthos. -- Je vous avouerai, répéta Porthos, que jai une horrible peur de la politique. -- Ah! bah! sécria dArtagnan. -- Tout beau! dit Porthos dune voix de stentor. Jai vu Son Éminence M. le cardinal de Richelieu et Son Éminence M. le cardinal de Mazarin; lun avait une politique rouge, lautre une politique noire. Je nai jamais été beaucoup plus content de lune que de lautre: la première a fait couper le cou à M. de Marcillac, à M. de Thou, à M. de Cinq-Mars, à M. de Chalais, à M. de Boutteville, à M. de Montmorency; la seconde a fait écharper une foule de frondeurs, dont nous étions, mon cher. -- Dont, au contraire, nous nétions pas, dit dArtagnan. -- Oh! si fait; car si je dégainais pour le cardinal moi, je frappais pour le roi. -- Cher Porthos! -- Jachève. Ma peur de la politique est donc telle, que, sil y a de la politique là-dessous, jaime mieux retourner à Pierrefonds. -- Vous auriez raison, si cela était; mais avec moi, cher Porthos, jamais de politique, cest net. Vous avez travaillé à fortifier Belle-Île; le roi a voulu savoir le nom de lhabile ingénieur qui avait fait les travaux; vous êtes timide comme tous les hommes dun vrai mérite; peut-être Aramis veut-il vous mettre sous le boisseau. Moi, je vous prends; moi, je vous déclare; moi, je vous produis; le roi vous récompense et voilà toute ma politique. -- Cest la mienne, morbleu! dit Porthos en tendant la main à dArtagnan. Mais dArtagnan connaissait la main de Porthos; il savait quune fois emprisonnée entre les cinq doigts du baron, une main ordinaire nen sortait pas sans foulure. Il tendit donc, non pas la main, mais le poing à son ami. Porthos ne sen aperçut même pas. Après quoi ils sortirent tous deux de Saint-Mandé. Les gardiens chuchotèrent bien un peu et se dirent à loreille quelques paroles que dArtagnan comprit, mais quil se garda bien de faire comprendre à Porthos. «Notre ami, dit-il, était bel et bien prisonnier dAramis. Voyons ce quil va résulter de la mise en liberté de ce conspirateur.» Chapitre CXLIII -- Le rat et le fromage DArtagnan et Porthos revinrent à pied comme dArtagnan était venu. Lorsque dArtagnan, entrant le premier dans la boutique du _Pilon dOr_, eut annoncé à Planchet que M. du Vallon serait un des voyageurs privilégiés; lorsque Porthos, en entrant dans la boutique, eu fait cliqueter avec son plumet les chandelles de bois suspendues à lauvent, quelque chose comme un pressentiment douloureux troubla la joie que Planchet se promettait pour le lendemain. Mais cétait un coeur dor que notre épicier, relique précieuse du bon temps, qui est toujours et a toujours été pour ceux qui vieillissent le temps de leur jeunesse, et pour ceux qui sont jeunes la vieillesse de leurs ancêtres. Planchet, malgré ce frémissement intérieur aussitôt réprimé que ressenti, accueillit donc Porthos avec un respect de tendre cordialité. Porthos, un peu roide dabord, à cause de la distance sociale qui existait à cette époque entre un baron et un épicier, Porthos finit par shumaniser en voyant chez Planchet tant de bon vouloir et de prévenances. Il fut surtout sensible à la liberté qui lui fut donnée ou plutôt offerte, de plonger ses larges mains dans les caisses de fruits secs et confits, dans les sacs damandes et de noisettes, dans les tiroirs pleins de sucrerie. Aussi, malgré les invitations que lui fit Planchet de monter à lentresol, choisit-il pour habitation favorite, pendant la soirée quil avait à passer chez Planchet, la boutique, où ses doigts rencontraient toujours ce que son nez avait senti et vu. Les belles figues de Provence, les avelines du Forest, les prunes de la Touraine, devinrent pour Porthos lobjet dune distraction quil savoura pendant cinq heures sans interruption. Sous ses dents, comme sous des meules, se broyaient les noyaux, dont les débris jonchaient le plancher et criaient sous les semelles de ceux qui allaient et venaient; Porthos égrenait dans ses lèvres, dun seul coup, les riches grappes de muscat sec, aux violettes couleurs, dont une demi-livre passait ainsi dun seul coup de sa bouche dans son estomac. Dans un coin du magasin, les garçons, tapis avec épouvante, sentre regardaient sans oser se parler. Ils ignoraient Porthos, ils ne lavaient jamais vu. La race de ces Titans qui avaient porté les dernières cuirasses dHugues Capet, de Philippe-Auguste et de François Ier commençait à disparaître. Ils se demandaient donc mentalement si ce nétait point là logre des contes de fées, qui allait faire disparaître dans son insatiable estomac le magasin tout entier de Planchet, et cela sans opérer le moindre déménagement des tonnes et des caisses. Croquant, mâchant, cassant, grignotant, suçant et avalant, Porthos disait de temps en temps à lépicier: -- Vous avez là un joli commerce, ami Planchet. -- Il nen aura bientôt plus si cela continue, grommela le premier garçon, qui avait parole de Planchet pour lui succéder. Et, dans son désespoir, il sapprocha de Porthos, qui tenait toute la place du passage qui conduisait de larrière-boutique à la boutique. Il espérait que Porthos se lèverait, et que ce mouvement le distrairait de ses idées dévorantes. -- Que désirez-vous, mon ami? demanda Porthos dun air affable. -- Je désirerais passer, monsieur, si cela ne vous gênait pas trop. -- Cest trop juste, dit Porthos, et cela ne me gêne pas du tout. Et en même temps il prit le garçon par la ceinture, lenleva de terre, et le posa doucement de lautre côté. Le tout en souriant toujours avec le même air affable. Les jambes manquèrent au garçon épouvanté au moment où Porthos le posait à terre, si bien quil tomba le derrière sur des lièges. Cependant, voyant la douceur de ce géant, il se hasarda de nouveau. -- Ah! monsieur, dit-il, prenez garde. -- À quoi, mon ami? demanda Porthos. -- Vous allez vous mettre le feu dans le corps. -- Comment cela, mon bon ami? fit Porthos. -- Ce sont tous aliments qui échauffent, monsieur. -- Lesquels? -- Les raisins, les noisettes, les amandes. -- Oui, mais, si les amandes, les noisettes et les raisins échauffent... -- Cest incontestable, monsieur. -- Le miel rafraîchit. Et allongeant la main vers un petit baril de miel ouvert, dans lequel plongeait la spatule à laide de laquelle on le sert aux pratiques, Porthos en avala une bonne demi-livre. -- Mon ami, dit Porthos, je vous demanderai de leau maintenant. -- Dans un seau, monsieur? demanda naïvement le garçon. -- Non, dans une carafe; une carafe suffira, répondit Porthos avec bonhomie. Et, portant la carafe à sa bouche, comme un sonneur fait de sa trompe, il vida la carafe dun seul coup. Planchet tressaillait dans tous les sentiments qui correspondent aux fibres de la propriété et de lamour-propre. Cependant, hôte digne de lhospitalité antique, il feignait de causer très attentivement avec dArtagnan, et lui répétait sans cesse: -- Ah! monsieur, quelle joie!... ah! monsieur, quel honneur! -- À quelle heure souperons-nous, Planchet? demanda Porthos; jai appétit. Le premier garçon joignit les mains. Les deux autres se coulèrent sous les comptoirs, craignant que Porthos ne sentît la chair fraîche. -- Nous prendrons seulement ici un léger goûter, dit dArtagnan, et, une fois à la campagne de Planchet, nous souperons. -- Ah! cest à votre campagne que nous allons Planchet? dit Porthos. Tant mieux. -- Vous me comblez, monsieur le baron. _Monsieur le baron_ fit grand effet sur les garçons, qui virent un homme de la plus haute qualité dans un appétit de cette espèce. Dailleurs, ce titre les rassura. Jamais ils navaient entendu dire quun ogre eût été appelé _monsieur le baron_. -- Je prendrai quelques biscuits pour ma route, dit nonchalamment Porthos. Et, ce disant, il vida tout un bocal de biscuits anisés dans la vaste poche de son pourpoint. -- Ma boutique est sauvée, sécria Planchet. -- Oui, comme le fromage, dit le premier garçon. -- Quel fromage? -- Ce fromage de Hollande dans lequel était entré un rat et dont nous ne trouvâmes plus que la croûte. Planchet regarda sa boutique, et, à la vue de ce qui avait échappé à la dent de Porthos, il trouva la comparaison exagérée. Le premier garçon saperçut de ce qui se passait dans lesprit de son maître. -- Gare au retour! lui dit-il. -- Vous avez des fruits chez vous? dit Porthos en montant lentresol, où lon venait dannoncer que la collation était servie. «Hélas!» pensa lépicier en adressant à dArtagnan un regard plein de prières, que celui-ci comprit à moitié. Après la collation, on se mit en route. Il était tard lorsque les trois cavaliers, partis de Paris vers six heures, arrivèrent sur le pavé de Fontainebleau. La route sétait faite gaiement. Porthos prenait goût à la société de Planchet, parce que celui-ci lui témoignait beaucoup de respect et lentretenait avec amour de ses prés, de ses bois et de ses garennes. Porthos avait les goûts et lorgueil du propriétaire. DArtagnan, lorsquil eut vu aux prises les deux compagnons, prit les bas-côtés de la route, et, laissant la bride flotter sur le cou de sa monture, il sisola du monde entier comme de Porthos et de Planchet. La lune glissait doucement à travers le feuillage bleuâtre de la forêt. Les senteurs de la plaine montaient, embaumées, aux narines des chevaux, qui soufflaient avec de grands bonds de joie. Porthos et Planchet se mirent à parler foins. Planchet avoua à Porthos que, dans lâge mûr de sa vie, il avait, en effet, négligé lagriculture pour le commerce, mais que son enfance sétait écoulée en Picardie, dans les belles luzernes qui lui montaient jusquaux genoux et sous les pommiers verts aux pommes rouges; aussi sétait-il juré, aussitôt sa fortune faite, de retourner à la nature, et de finir ses jours comme il les avait commencés, le plus près possible de la terre, où tous les hommes sen vont. -- Eh! eh! dit Porthos, alors, mon cher monsieur Planchet, votre retraite est proche? -- Comment cela? -- Oui, vous me paraissez en train de faire une petite fortune. -- Mais oui, répondit Planchet, on boulotte. -- Voyons, combien ambitionnez-vous et à quel chiffre comptez-vous vous retirer? -- Monsieur, dit Planchet sans répondre à la question, si intéressante quelle fût, monsieur, une chose me fait beaucoup de peine. -- Quelle chose? demanda Porthos en regardant derrière lui comme pour chercher cette chose qui inquiétait Planchet et len délivrer. -- Autrefois, dit lépicier, vous mappeliez Planchet tout court et vous meussiez dit: «Combien ambitionnes-tu, Planchet, et à quel chiffre comptes-tu te retirer?» -- Certainement, certainement, autrefois jeusse dit cela, répliqua lhonnête Porthos avec un embarras plein de délicatesse; mais autrefois... -- Autrefois, jétais le laquais de M. dArtagnan, nest-ce pas cela que vous voulez dire? -- Oui. -- Eh bien! si je ne suis plus tout à fait son laquais, je suis encore son serviteur; et, de plus, depuis ce temps-là... -- Eh bien! Planchet? -- Depuis ce temps-là, jai eu lhonneur dêtre son associé. -- Oh! oh! fit Porthos. Quoi! dArtagnan sest mis dans lépicerie? -- Non, non, dit dArtagnan, que ces paroles tirèrent de sa rêverie et qui mit son esprit à la conversation avec lhabileté et la rapidité qui distinguaient chaque opération de son esprit et de son corps. Ce nest pas dArtagnan qui sest mis dans lépicerie, cest Planchet qui sest mis dans la politique. Voilà! -- Oui, dit Planchet avec orgueil et satisfaction à la fois, nous avons fait ensemble une petite opération qui ma rapporté, à moi, cent mille livres, à M. dArtagnan deux cent mille. -- Oh! oh! fit Porthos avec admiration. -- En sorte, monsieur le baron, continua lépicier, que je vous prie de nouveau de mappeler Planchet comme par le passé et de me tutoyer toujours. Vous ne sauriez croire le plaisir que cela me procurera. -- Je le veux, sil en est ainsi, mon cher Planchet, répliqua Porthos. Et, comme il se trouvait près de Planchet, il leva la main pour lui frapper sur lépaule en signe de cordiale amitié. Mais un mouvement providentiel du cheval dérangea le geste du cavalier, de sorte que sa main tomba sur la croupe du cheval de Planchet. Lanimal plia les reins. DArtagnan se mit à rire et à penser tout haut. -- Prends garde, Planchet; car, si Porthos taime trop, il te caressera, et, sil te caresse, il taplatira: Porthos est toujours très fort, vois-tu. -- Oh! dit Planchet, Mousqueton nen est pas mort, et cependant M. le baron laime bien. -- Certainement, dit Porthos avec un soupir qui fit simultanément cabrer les trois chevaux, et je disais encore ce matin à dArtagnan combien je le regrettais: mais, dis-moi, Planchet? -- Merci, monsieur le baron, merci. -- Brave garçon, va! Combien as-tu darpents de parc, toi? -- De parc? -- Oui. Nous compterons les prés ensuite, puis les bois après. -- Où cela, monsieur. -- À ton château. -- Mais, monsieur le baron, je nai ni château, ni parc, ni prés, ni bois. -- Quas-tu donc, demanda Porthos, et pourquoi nommes-tu cela une campagne, alors? -- Je nai point dit une campagne, monsieur le baron, répliqua Planchet un peu humilié, mais un simple pied-à-terre. -- Ah! ah! fit Porthos, je comprends; tu te réserves. -- Non, monsieur le baron, je dis la bonne vérité: jai deux chambres damis, voilà tout. -- Mais alors, dans quoi se promènent-ils, tes amis? -- Dabord, dans la forêt du roi, qui est fort belle. -- Le fait est que la forêt est belle, dit Porthos, presque aussi belle que ma forêt du Berri. Planchet ouvrit de grands yeux. -- Vous avez une forêt dans le genre de la forêt de Fontainebleau, monsieur le baron? balbutia-t-il. -- Oui, jen ai même deux; mais celle du Berri est ma favorite. -- Pourquoi cela? demanda gracieusement Planchet. -- Mais, dabord, parce que je nen connais pas la fin; et, ensuite, parce quelle est pleine de braconniers. -- Et comment cette profusion de braconniers peut-elle vous rendre cette forêt si agréable? -- En ce quils chassent mon gibier et que, moi, je les chasse, ce qui, en temps de paix, est en petit, pour moi, une image de la guerre. On en était à ce moment de la conversation, lorsque Planchet, levant le nez, aperçut les premières maisons de Fontainebleau qui se dessinaient en vigueur sur le ciel, tandis quau-dessus de la masse compacte et informe sélançaient les toits aigus du château, dont les ardoises reluisaient à la lune comme les écailles dun immense poisson. -- Messieurs, dit Planchet, jai lhonneur de vous annoncer que nous sommes arrivés à Fontainebleau. Chapitre CXLIV -- La campagne de Planchet Les cavaliers levèrent la tête et virent que lhonnête Planchet disait lexacte vérité. Dix minutes après, ils étaient dans la rue de Lyon, de lautre côté de lAuberge du _Beau-Paon_. Une grande haie de sureaux touffus, daubépines et de houblons formait une clôture impénétrable et noire, derrière laquelle sélevait une maison blanche à large toit de tuiles. Deux fenêtres de cette maison donnaient sur la rue. Toutes deux étaient sombres. Entre les deux, une petite porte surmontée dun auvent soutenu par des pilastres y donnait entrée. On arrivait à cette porte par un seuil élevé. Planchet mit pied à terre comme sil allait frapper à cette porte; puis, se ravisant, il prit son cheval par la bride et marcha environ trente pas encore. Ses deux compagnons le suivirent. Alors il arriva devant une porte charretière à claire-voie située trente pas plus loin, et, levant un loquet de bois, seule clôture de cette porte, il poussa lun des battants. Alors il entra le premier, tira son cheval par la bride, dans une petite cour entourée de fumier, dont la bonne odeur décelait une étable toute voisine. -- Il sent bon, dit bruyamment Porthos en mettant à son tour pied à terre, et je me croirais, en vérité dans mes vacheries de Pierrefonds. -- Je nai quune vache, se hâta de dire modestement Planchet. -- Et moi, jen ai trente, dit Porthos, ou plutôt je ne sais pas le nombre de mes vaches. Les deux cavaliers étaient entrés, Planchet referma la porte derrière eux. Pendant ce temps, dArtagnan, qui avait mis pied à terre avec sa légèreté habituelle, humait le bon air, et, joyeux comme un Parisien qui voit de la verdure, il arrachait un brin de chèvrefeuille dune main, une églantine de lautre. Porthos avait mis ses mains sur des pois qui montaient le long des perches et mangeait ou plutôt broutait cosses et fruits. Planchet soccupa aussitôt de réveiller, dans ses appentis, une manière de paysan, vieux et cassé, qui couchait sur des mousses couvertes dune souquenille. Ce paysan, reconnaissant Planchet, lappela _notre maître_, à la grande satisfaction de lépicier. -- Mettez les chevaux au râtelier, mon vieux, et bonne pitance, dit Planchet. -- Oh! oui-da! les belles bêtes, dit le paysan; oh! il faut quelles en crèvent! -- Doucement, doucement, lami, dit dArtagnan; peste! comme nous y allons: lavoine et la botte de paille, rien de plus. -- Et de leau blanche pour ma monture à moi, dit Porthos, car elle a bien chaud, ce me semble. -- Oh! ne craignez rien, messieurs, répondit Planchet, le père Célestin est un vieux gendarme dIvry. Il connaît lécurie; venez à la maison, venez. Il attira les deux amis par une allée fort couverte qui traversait un potager, puis une petite luzerne, et qui, enfin, aboutissait à un petit jardin derrière lequel sélevait la maison, dont on avait déjà vu la principale façade du côté de la rue. À mesure que lon approchait, on pouvait distinguer, par deux fenêtres ouvertes au rez-de-chaussée et qui donnaient accès à la chambre, lintérieur, le _pénétral_ de Planchet. Cette chambre, doucement éclairée par une lampe placée sur la table, apparaissait au fond du jardin comme une riante image de la tranquillité, de laisance et du bonheur. Partout où tombait la paillette de lumière détachée du centre lumineux sur une faïence ancienne, sur un meuble luisant de propreté, sur une arme pendue à la tapisserie, la pure clarté trouvait un pur reflet, et la goutte de feu venait dormir sur la chose agréable à loeil. Cette lampe, qui éclairait la chambre, tandis que le feuillage des jasmins et des aristoloches tombait de lencadrement des fenêtres, illuminait splendidement une nappe damassée blanche comme un quartier de neige. Deux couverts étaient mis sur cette nappe. Un vin jauni roulait ses rubis dans le cristal à facettes de la longue bouteille, et un grand pot de faïence bleue, à couvercle dargent, contenait un cidre écumeux. Près de la table, dans un fauteuil à large dossier, dormait une femme de trente ans, au visage épanoui par la santé et la fraîcheur. Et, sur les genoux de cette fraîche créature, un gros chat doux, pelotonnant son corps sur ses pattes pliées, faisait entendre le ronflement caractéristique qui, avec les yeux demi-clos, signifie, dans les moeurs félines: «Je suis parfaitement heureux.» Les deux amis sarrêtèrent devant cette fenêtre, tout ébahis de surprise. Planchet, en voyant leur étonnement, fut ému dune douce joie. -- Ah! coquin de Planchet! dit dArtagnan, je comprends tes absences. -- Oh! oh! voilà du linge bien blanc, dit à son tour Porthos dune voix de tonnerre. Au bruit de cette voix, le chat senfuit, la ménagère se réveilla en sursaut, et Planchet, prenant un air gracieux, introduisit les deux compagnons dans la chambre où était dressé le couvert. -- Permettez-moi, dit-il, ma chère, de vous présenter M. le chevalier dArtagnan, mon protecteur. DArtagnan prit la main de la dame en homme de Cour et avec les mêmes manières chevaleresques quil eût pris celle de Madame. -- M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, ajouta Planchet. Porthos fit un salut dont Anne dAutriche se fût déclarée satisfaite, sous peine dêtre bien exigeante. Alors, ce fut au tour de Planchet. Il embrassa bien franchement la dame, après toutefois avoir fait un signe qui semblait demander la permission à dArtagnan et à Porthos. Permission qui lui fut accordée, bien entendu. DArtagnan fit un compliment à Planchet. -- Voilà, dit-il, un homme qui sait arranger sa vie. -- Monsieur, répondit Planchet en riant, la vie est un capital que lhomme doit placer le plus ingénieusement quil lui est possible... -- Et tu en retires de gros intérêts, dit Porthos en riant comme un tonnerre. Planchet revint à sa ménagère. -- Ma chère amie, dit-il, vous voyez là les deux hommes qui ont conduit une partie de mon existence. Je vous les ai nommés bien des fois tous les deux. -- Et deux autres encore, dit la dame avec un accent flamand des plus prononcés. -- Madame est Hollandaise? demanda dArtagnan. Porthos frisa sa moustache, ce que remarqua dArtagnan, qui remarquait tout. -- Je suis Anversoise, répondit la dame. -- Et elle sappelle dame Gechter, dit Planchet. -- Vous nappelez point ainsi madame, dit dArtagnan. -- Pourquoi cela? demanda Planchet. -- Parce que ce serait la vieillir chaque fois que vous lappelleriez. -- Non, je lappelle Trüchen. -- Charmant nom, dit Porthos. -- Trüchen, dit Planchet, mest arrivée de Flandre avec sa vertu et deux mille florins. Elle fuyait un mari fâcheux qui la battait. En ma qualité de Picard, jai toujours aimé les Artésiennes. De lArtois à la Flandre, il ny a quun pas. Elle vint pleurer chez son parrain, mon prédécesseur de la rue des Lombards; elle plaça chez moi ses deux milles florins que jai fait fructifier, et qui lui en rapportent dix mille. -- Bravo, Planchet! -- Elle est libre, elle est riche; elle a une vache, elle commande à une servante et au père Célestin; elle me file toutes mes chemises, elle me tricote tous mes bas dhiver elle ne me voit que tous les quinze jours, et elle veut bien se trouver heureuse. -- Heureuse che suis effectivement... dit Trüchen avec abandon. Porthos frisa lautre hémisphère de sa moustache. «Diable! diable! pensa dArtagnan, est-ce que Porthos aurait des intentions?...» En attendant, Trüchen, comprenant de quoi il était question, avait excité sa cuisinière, ajouté deux couverts, et chargé la table de mets exquis, qui font dun souper un repas, et dun repas un festin. Beurre frais, boeuf salé, anchois et thon, toute lépicerie de Planchet. Poulets, légumes, salade, poisson détang, poisson de rivière, gibier de forêt, toutes les ressources de la province. De plus, Planchet revenait du cellier, chargé de dix bouteilles dont le verre disparaissait sous une épaisse couche de poudre grise. Cet aspect réjouit le coeur de Porthos. -- Jai faim, dit-il. Et il sassit près de dame Trüchen avec un regard assassin. DArtagnan sassit de lautre côté. Planchet, discrètement et joyeusement, se plaça en face. -- Ne vous ennuyez pas, dit-il, si, pendant le souper, Trüchen quitte souvent la table; elle surveille vos chambres à coucher. En effet, la ménagère faisait de nombreux voyages, et lon entendait au premier étage gémir les bois de lit et crier des roulettes sur le carreau. Pendant ce temps, les trois hommes mangeaient et buvaient, Porthos surtout. Cétait merveille que de les voir. Les dix bouteilles étaient dix ombres lorsque Trüchen redescendit avec du fromage. DArtagnan avait conservé toute sa dignité. Porthos, au contraire, avait perdu une partie de la sienne. On chantait bataille, on parla chansons. DArtagnan conseilla un nouveau voyage à la cave, et, comme Planchet ne marchait pas avec toute la régularité du _sçavant fantassin_, le capitaine des mousquetaires proposa de laccompagner. Ils partirent donc en fredonnant des chansons à faire peur aux diables les plus flamands. Trüchen demeura à table près de Porthos. Tandis que les deux gourmets choisissaient derrière les falourdes, on entendit ce bruit sec et sonore que produisent, en faisant le vide, deux lèvres sur une joue. «Porthos se sera cru à La Rochelle», pensa dArtagnan. Ils remontèrent chargés de bouteilles. Planchet ny voyait plus, tant il chantait. DArtagnan, qui y voyait toujours, remarqua combien la joue gauche de Trüchen était plus rouge que la droite. Or, Porthos souriait à la gauche de Trüchen, et frisait, de ses deux mains, les deux côtés de ses moustaches à la fois. Trüchen souriait aussi au magnifique seigneur. Le vin pétillant dAnjou fit des trois hommes trois diables dabord, trois soliveaux ensuite. DArtagnan neut que la force de prendre un bougeoir pour éclairer à Planchet son propre escalier. Planchet traîna Porthos, que poussait Trüchen, fort joviale aussi de son côté. Ce fut dArtagnan qui trouva les chambres et découvrit les lits. Porthos se plongea dans le sien, déshabillé par son ami le mousquetaire. DArtagnan se jeta sur le sien en disant: -- Mordioux! javais cependant juré de ne plus toucher à ce vin jaune qui sent la pierre à fusil. Fi! si les mousquetaires voyaient leur capitaine dans un pareil état! Et, tirant les rideaux du lit: -- Heureusement quils ne me verront pas, ajouta-t-il. Planchet fut enlevé dans les bras de Trüchen, qui le déshabilla et ferma rideaux et portes. -- Cest divertissant, la campagne, dit Porthos en allongeant ses jambes qui passèrent à travers le bois du lit, ce qui produisit un écroulement énorme auquel nul ne prit garde, tant on sétait diverti à la campagne de Planchet. Tout le monde ronflait à deux heures de laprès minuit. Chapitre CXLV -- Ce que l'on voit de la maison de Planchet Le lendemain trouva les trois héros dormant du meilleur coeur. Trüchen avait fermé les volets en femme qui craint, pour des yeux alourdis, la première visite du soleil levant. Aussi faisait-il nuit noire sous les rideaux de Porthos et sous le baldaquin de Planchet, quand dArtagnan, réveillé le premier, par un rayon indiscret qui perçait les fenêtres, sauta à bas du lit, comme pour arriver le premier à lassaut. Il prit dassaut la chambre de Porthos, voisine de la sienne. Ce digne Porthos dormait comme un tonnerre gronde; il étalait fièrement dans lobscurité son torse gigantesque, et son poing gonflé pendait hors du lit sur le tapis de pieds. DArtagnan réveilla Porthos, qui frotta ses yeux dassez bonne grâce. Pendant ce temps, Planchet shabillait et venait recevoir, aux portes de leurs chambres, ses deux hôtes vacillants encore de la veille. Bien quil fût encore matin, toute la maison était déjà sur pied. La cuisinière massacrait sans pitié dans la basse-cour, et le père Célestin cueillait des cerises dans le jardin. Porthos, tout guilleret, tendit une main à Planchet, et dArtagnan demanda la permission dembrasser Mme Trüchen. Celle-ci, qui ne gardait pas rancune aux vaincus, sapprocha de Porthos, auquel la même faveur fut accordée. Porthos embrassa Mme Trüchen avec un gros soupir. Alors Planchet prit les deux amis par la main. -- Je vais vous montrer la maison, dit-il; hier au soir, nous sommes entrés ici comme dans un four, et nous navons rien pu voir; mais au jour, tout change daspect et vous serez contents. -- Commençons par la vue, dit dArtagnan, la vue me charme avant toutes choses; jai toujours habité des maisons royales, et les princes ne savent pas trop mal choisir leurs points de vue. -- Moi, dit Porthos, jai toujours tenu à la vue. Dans mon château de Pierrefonds, jai fait percer quatre allées qui aboutissent à une perspective variée. -- Vous allez voir ma perspective, dit Planchet. Et il conduisit les deux hôtes à une fenêtre. -- Ah! oui, cest la rue de Lyon, dit dArtagnan. -- Oui. Jai deux fenêtres par ici, vue insignifiante; on aperçoit cette auberge, toujours remuante et bruyante; cest un voisinage désagréable. Javais quatre fenêtres par ici, je nen ai conservé que deux. -- Passons, dit dArtagnan. Ils rentrèrent dans un corridor conduisant aux chambres, et Planchet poussa les volets. -- Tiens, tiens! dit Porthos, quest-ce que cela, là-bas? -- La forêt, dit Planchet. Cest lhorizon, toujours une ligne épaisse, qui est jaunâtre au printemps, verte lété, rouge lautomne et blanche lhiver. -- Très bien; mais cest un rideau qui empêche de voir plus loin. -- Oui, dit Planchet; mais, dici là, on voit... -- Ah! ce grand champ!... dit Porthos. Tiens!... quest-ce que jy remarque?... Des croix, des pierres. -- Ah çà! mais cest le cimetière! sécria dArtagnan. -- Justement, dit Planchet; je vous assure que cest très curieux. Il ne se passe pas de jour quon nenterre ici quelquun. Fontainebleau est assez fort. Tantôt ce sont des jeunes filles vêtues de blanc avec des bannières, tantôt des échevins ou des bourgeois riches avec les chantres et la fabrique de la paroisse, quelquefois des officiers de la maison du roi. -- Moi, je naime pas cela, dit Porthos. -- Cest peu divertissant, dit dArtagnan. -- Je vous assure que cela donne des pensées saintes, répliqua Planchet. -- Ah! je ne dis pas. -- Mais, continua Planchet, nous devons mourir un jour, et il y a quelque part une maxime que jai retenue, celle-ci: «Cest une salutaire pensée que la pensée de la mort.» -- Je ne vous dis pas le contraire, fit Porthos. -- Mais, objecta dArtagnan, cest aussi une pensée salutaire que celle de la verdure, des fleurs, des rivières, des horizons bleus, des larges plaines sans fin... -- Si je les avais, je ne les repousserais pas, dit Planchet, mais, nayant que ce petit cimetière, fleuri aussi, moussu, ombreux et calme, je men contente, et je pense aux gens de la ville qui demeurent rue des Lombards, par exemple, et qui entendent rouler deux mille chariots par jour, et piétiner dans la boue cent cinquante mille personnes. -- Mais vivantes, dit Porthos, vivantes! -- Voilà justement pourquoi, dit Planchet timidement, cela me repose, de voir un peu des morts. -- Ce diable de Planchet, fit dArtagnan, il était né pour être poète comme pour être épicier. -- Monsieur, dit Planchet, jétais une de ces bonnes pâtes dhomme que Dieu a faites pour sanimer durant un certain temps et pour trouver bonnes toutes choses qui accompagnent leur séjour sur terre. DArtagnan sassit alors près de la fenêtre, et, cette philosophie de Planchet lui ayant paru solide, il y rêva. -- Pardieu! sécria Porthos, voilà que justement on nous donne la comédie. Est-ce que je nentends pas un peu chanter? -- Mais oui, lon chante, dit dArtagnan. -- Oh! cest un enterrement de dernier ordre, dit Planchet dédaigneusement. Il ny a là que le prêtre officiant, le bedeau et lenfant de choeur. Vous voyez, messieurs, que le défunt ou la défunte nétait pas un prince. -- Non, personne ne suit son convoi. -- Si fait, dit Porthos, je vois un homme. -- Oui, cest vrai, un homme enveloppé dun manteau, dit dArtagnan. -- Cela ne vaut pas la peine dêtre vu, dit Planchet. -- Cela mintéresse, dit vivement dArtagnan en saccoudant sur la fenêtre. -- Allons, allons, vous y mordez, dit joyeusement Planchet; cest comme moi: les premiers jours, jétais triste de faire des signes de croix toute la journée, et les chants mallaient entrer comme des clous dans le cerveau; depuis, je me berce avec les chants, et je nai jamais vu daussi jolis oiseaux que ceux du cimetière. -- Moi, fit Porthos, je ne mamuse plus; jaime mieux descendre. Planchet ne fit quun bond; il offrit sa main à Porthos pour le conduire dans le jardin. -- Quoi! vous restez là? dit Porthos à dArtagnan en se retournant. -- Oui, mon ami, oui; je vous rejoindrai. -- Eh! eh! M. dArtagnan na pas tort, dit Planchet; enterre-t-on déjà? -- Pas encore. -- Ah! oui, le fossoyeur attend que les cordes soient nouées autour de la bière... Tiens! il entre une femme à lautre extrémité du cimetière. -- Oui, oui, cher Planchet, dit vivement dArtagnan; mais laisse- moi, laisse-moi; je commence à entrer dans les méditations salutaires, ne me trouble pas. Planchet parti, dArtagnan dévora des yeux, derrière le volet demi-clos, ce qui se passait en face. Les deux porteurs du cadavre avaient détaché les bretelles de leur civière et laissèrent glisser leur fardeau dans la fosse. À quelques pas, lhomme au manteau, seul spectateur de la scène lugubre, sadossait à un grand cyprès, et dérobait entièrement sa figure aux fossoyeurs et aux prêtres. Le corps du défunt fut enseveli en cinq minutes. La fosse comblée, les prêtres sen retournèrent. Le fossoyeur leur adressa quelques mots et partit derrière eux. Lhomme au manteau les salua au passage et mit une pièce de monnaie dans la main du fossoyeur. -- Mordioux! murmura dArtagnan, mais cest Aramis, cet homme-là! Aramis, en effet, demeura seul, de ce côté du moins; car, à peine avait-il tourné la tête, que le pas dune femme et le frôlement dune robe bruirent dans le chemin près de lui. Il se retourna aussitôt et ôta son chapeau avec un grand respect de courtisan; il conduisit la dame sous un couvert de marronniers et de tilleuls qui ombrageaient une tombe fastueuse. -- Ah! par exemple, dit dArtagnan, lévêque de Vannes donnant des rendez-vous! Cest toujours labbé Aramis, muguetant à Noisy-le- Sec. Oui, ajouta le mousquetaire; mais, dans un cimetière, cest un rendez-vous sacré. Et il se mit à rire. La conversation dura une grosse demi-heure. DArtagnan ne pouvait pas voir le visage de la dame, car elle lui tournait le dos; mais il voyait parfaitement, à la raideur des deux interlocuteurs, à la symétrie de leurs gestes, à la façon compassée, industrieuse, dont ils se lançaient les regards comme attaque ou comme défense, il voyait quon ne parlait pas damour. À la fin de la conversation, la dame se leva, et ce fut elle qui sinclina profondément devant Aramis. -- Oh! oh! dit dArtagnan, mais cela finit comme un rendez-vous damour!... Le cavalier sagenouille au commencement; la demoiselle est domptée ensuite, et cest elle qui supplie... Quelle est cette demoiselle? Je donnerais un ongle pour la voir. Mais ce fut impossible. Aramis sen alla le premier; la dame senfonça sous ses coiffes et partit ensuite. DArtagnan ny tint plus: il courut à la fenêtre de la rue de Lyon. Aramis venait dentrer dans lauberge. La dame se dirigeait en sens inverse. Elle allait rejoindre vraisemblablement un équipage de deux chevaux de main et dun carrosse quon voyait à la lisière du bois. Elle marchait lentement, tête baissée, absorbée dans une profonde rêverie. -- Mordioux! mordioux! il faut que je connaisse cette femme, dit encore le mousquetaire. Et, sans plus délibérer, il se mit à la poursuivre. Chemin faisant, il se demandait par quel moyen il la forcerait à lever son voile. -- Elle nest pas jeune, dit-il; cest une femme du grand monde. Je connais, ou le diable memporte! cette tournure-là. Comme il courait, le bruit de ses éperons et de ses bottes sur le sol battu de la rue faisait un cliquetis étrange; un bonheur lui arriva sur lequel il ne comptait pas. Ce bruit inquiéta la dame; elle crut être suivie ou poursuivie, ce qui était vrai, et elle se retourna. DArtagnan sauta comme sil eût reçu dans les mollets une charge de plomb à moineaux; puis, faisant un crochet pour revenir sur ses pas: -- Mme de Chevreuse! murmura-t-il. DArtagnan ne voulut pas rentrer sans tout savoir. Il demanda au père Célestin de sinformer près du fossoyeur quel était le mort quon avait enseveli le matin même. -- Un pauvre mendiant franciscain, répliqua celui-ci, qui navait même pas un chien pour laimer en ce monde et lescorter à sa dernière demeure. «Sil en était ainsi, pensa dArtagnan, Aramis neût pas assisté à son convoi. Ce nest pas un chien, pour le dévouement, que M. lévêque de Vannes; pour le flair, je ne dis pas!» Chapitre CXLVI -- Comment Porthos, Trüchen et Planchet se quittèrent amis, grâce à d'Artagnan On fit grosse chère dans la maison de Planchet. Porthos brisa une échelle et deux cerisiers, dépouilla les framboisiers, mais ne put arriver jusquaux fraises, à cause, disait-il, de son ceinturon. Trüchen, qui sétait déjà apprivoisée avec le géant, lui répondit: -- Ce nest pas le ceinturon, cest le fendre. Et Porthos, ravi de joie, embrassa Trüchen, qui lui cueillait plein sa main de fraises et lui fit manger dans sa main. DArtagnan, qui arriva sur ces entrefaites, gourmanda Porthos sur sa paresse et plaignit tout bas Planchet. Porthos déjeuna bien; quant il eut fini: -- Je me plairais ici, dit-il en regardant Trüchen. Trüchen sourit. Planchet en fit autant, non sans un peu de gêne. Alors dArtagnan dit à Porthos: -- Il ne faut pas, mon ami, que les délices de Capoue vous fassent oublier le but réel de notre voyage à Fontainebleau. -- Ma présentation au roi? -- Précisément, je veux aller faire un tour en ville pour préparer cela. Ne sortez pas dici, je vous prie. -- Oh! non, sécria Porthos. Planchet regarda dArtagnan avec crainte. -- Est-ce que vous serez absent longtemps? dit-il. -- Non, mon ami, et, dès ce soir, je te débarrasse de deux hôtes un peu lourds pour toi. -- Oh! monsieur dArtagnan, pouvez-vous dire? -- Non; vois-tu, ton coeur est excellent, mais ta maison est petite. Tel na que deux arpents, qui peut loger un roi et le rendre très heureux; mais tu nes pas né grand seigneur, toi. -- M. Porthos non plus, murmura Planchet. -- Il lest devenu, mon cher; il est suzerain de cent mille livres de rente depuis vingt ans, et, depuis cinquante, il est suzerain de deux poings et dune échine qui nont jamais eu de rivaux dans ce beau royaume de France. Porthos est un très grand seigneur à côté de toi, mon fils, et... Je ne ten dis pas davantage; je te sais intelligent. -- Mais non, mais non, monsieur; expliquez-moi... -- Regarde ton verger dépouillé, ton garde-manger vide, ton lit cassé, ta cave à sec, regarde... Mme Trüchen... -- Ah! mon Dieu! dit Planchet. -- Porthos, vois-tu, est seigneur de trente villages qui renferment trois cents vassales fort égrillardes, et cest un bien bel homme que Porthos! -- Ah! mon Dieu! répéta Planchet. -- Mme Trüchen est une excellente personne, continua dArtagnan; conserve-la pour toi, entends-tu. Et il lui frappa sur lépaule. À ce moment, lépicier aperçut Trüchen et Porthos éloignés sous une tonnelle. Trüchen, avec une grâce toute flamande, faisait à Porthos des boucles doreilles avec des doubles cerises, et Porthos riait amoureusement, comme Samson devant Dalila. Planchet serra la main de dArtagnan et courut vers la tonnelle. Rendons à Porthos cette justice quil ne se dérangea pas... Sans doute il ne croyait pas mal faire. Trüchen non plus ne se dérangea pas, ce qui indisposa Planchet; mais il avait vu assez de beau monde dans sa boutique pour faire bonne contenance devant un désagrément. Planchet prit le bras de Porthos et lui proposa daller voir les chevaux. Porthos dit quil était fatigué. Planchet proposa au baron du Vallon de goûter dun noyau quil faisait lui même et qui navait pas son pareil. Le baron accepta. Cest ainsi que, toute la journée, Planchet sut occuper son ennemi. Il sacrifia son buffet à son amour-propre. DArtagnan revint deux heures après. -- Tout est disposé, dit-il; jai vu Sa Majesté un moment au départ pour la chasse: le roi nous attend ce soir. -- Le roi mattend! cria Porthos en se redressant. Et, il faut bien lavouer, car cest une onde mobile que le coeur de lhomme, à partir de ce moment, Porthos ne regarda plus Mme Trüchen avec cette grâce touchante qui avait amolli le coeur de lAnversoise. Planchet chauffa de son mieux ces dispositions ambitieuses. Il raconta ou plutôt repassa toutes les splendeurs du dernier règne; les batailles, les sièges, les cérémonies. Il dit le luxe des Anglais, les aubaines conquises par les trois braves compagnons, dont dArtagnan, le plus humble au début, avait fini par devenir le chef. Il enthousiasma Porthos en lui montrant sa jeunesse évanouie; il vanta comme il put la chasteté de ce grand seigneur et sa religion à respecter lamitié; il fut éloquent, il fut adroit. Il charma Porthos, fit trembler Trüchen et fit rêver dArtagnan. À six heures, le mousquetaire ordonna de préparer les chevaux et fit habiller Porthos. Il remercia Planchet de sa bonne hospitalité, lui glissa quelques mots vagues dun emploi quon pourrait lui trouver à la Cour, ce qui grandit immédiatement Planchet dans lesprit de Trüchen, où le pauvre épicier, si bon, si généreux, si dévoué avait baissé depuis lapparition et le parallèle de deux grands seigneurs. Car les femmes sont ainsi faites: elles ambitionnent ce quelles nont pas; elles dédaignent ce quelles ambitionnaient, quand elles lont. Après avoir rendu ce service à son ami Planchet dArtagnan dit à Porthos tout bas: -- Vous avez, mon ami, une bague assez jolie à votre doigt. -- Trois cents pistoles, dit Porthos. -- Mme Trüchen gardera bien mieux votre souvenir si vous lui laissez cette bague-là, répliqua dArtagnan. Porthos hésita. -- Vous trouvez quelle nest pas assez belle? dit le mousquetaire. Je vous comprends; un grand seigneur comme vous ne va pas loger chez un ancien serviteur sans payer grassement lhospitalité; mais, croyez-moi Planchet a un si bon coeur, quil ne remarquera pas que vous avez cent mille livres de rente. -- Jai bien envie, dit Porthos gonflé par ce discours, de donner à Mme Trüchen ma petite métairie de Bracieux; cest aussi une jolie bague au doigt... douze arpents. -- Cest trop, mon bon Porthos, trop pour le moment... Gardez cela pour plus tard. Il lui ôta le diamant du doigt, et, sapprochant de Trüchen: -- Madame, dit-il, M. le baron ne sait comment vous prier daccepter, pour lamour de lui, cette petite bague. M. du Vallon est un des hommes les plus généreux et les plus discrets que je connaisse. Il voulait vous offrir une métairie quil possède à Bracieux; je len ai dissuadé. -- Oh! fit Trüchen dévorant le diamant du regard. -- Monsieur le baron! sécria Planchet attendri. -- Mon bon ami! balbutia Porthos, charmé davoir été si bien traduit par dArtagnan. Toutes ces exclamations, se croisant, firent un dénouement pathétique à la journée, qui pouvait se terminer dune façon grotesque. Mais dArtagnan était là, et partout, lorsque dArtagnan avait commandé, les choses navaient fini que selon son goût et son désir. On sembrassa. Trüchen, rendue à elle-même par la magnificence du baron, se sentit à sa place, et noffrit quun front timide et rougissant au grand seigneur avec lequel elle se familiarisait si bien la veille. Planchet lui-même fut pénétré dhumilité. En veine de générosité, le baron Porthos aurait volontiers vidé ses poches dans les mains de la cuisinière et de Célestin. Mais dArtagnan larrêta. -- À mon tour, dit-il. Et il donna une pistole à la femme et deux à lhomme. Ce furent des bénédictions à réjouir le coeur dHarpagon et à le rendre prodigue. DArtagnan se fit conduire par Planchet jusquau château et introduisit Porthos dans son appartement de capitaine, où il pénétra sans avoir été aperçu de ceux quil redoutait de rencontrer. Chapitre CXLVII -- La présentation de Porthos Le soir même, à sept heures, le roi donnait audience à un ambassadeur des Provinces-Unies dans le grand salon. Laudience dura un quart dheure. Après quoi, il reçut les nouveaux présentés et quelques dames qui passèrent les premières. Dans un coin du salon, derrière la colonne, Porthos et dArtagnan sentretenaient en attendant leur tour. -- Savez-vous la nouvelle? dit le mousquetaire à son ami. -- Non. -- Eh bien! regardez-le. Porthos se haussa sur la pointe des pieds et vit M. Fouquet en habit de cérémonie qui conduisait Aramis au roi. -- Aramis! dit Porthos. -- Présenté au roi par M. Fouquet. -- Ah! fit Porthos. -- Pour avoir fortifié Belle-Île, continua dArtagnan. -- Et moi? -- Vous? Vous, comme javais lhonneur de vous le dire, vous êtes le bon Porthos, la bonté du Bon Dieu; aussi vous prie-t-on de garder un peu Saint Mandé. -- Ah! répéta Porthos. -- Mais je suis là heureusement, dit dArtagnan, et ce sera mon tour tout à lheure. En ce moment, Fouquet sadressait au roi: -- Sire, dit-il, jai une faveur à demander à Votre Majesté. M. dHerblay nest pas ambitieux, mais il sait quil peut être utile. Votre Majesté a besoin davoir un agent à Rome et de lavoir puissant; nous pouvons avoir un chapeau pour M. dHerblay. Le roi fit un mouvement. -- Je ne demande pas souvent à Votre Majesté, dit Fouquet. -- Cest un cas, répondit le roi, qui traduisait toujours ainsi ses hésitations. À ce mot, nul navait rien à répondre. Fouquet et Aramis se regardèrent. Le roi reprit: -- M. dHerblay peut aussi nous servir en France: un archevêque, par exemple. -- Sire, objecta Fouquet avec une grâce qui lui était particulière, Votre Majesté comble M. dHerblay: larchevêché peut être dans les bonnes grâces du roi le complément du chapeau; lun nexclut pas lautre. Le roi admira la présence desprit et sourit. -- DArtagnan neût pas mieux répondu, dit-il. Il neût pas plutôt prononcé ce nom, que dArtagnan parut. -- Votre Majesté mappelle? dit-il. Aramis et Fouquet firent un pas pour séloigner. -- Permettez, Sire, dit vivement dArtagnan, qui démasqua Porthos, permettez que je présente à Votre Majesté M. le baron du Vallon, lun des plus braves gentilshommes de France. Aramis, à laspect de Porthos, devint pâle; Fouquet crispa ses poings sous ses manchettes. DArtagnan leur sourit à tous deux, tandis que Porthos sinclinait, visiblement ému, devant la majesté royale. -- Porthos ici! murmura Fouquet à loreille dAramis. -- Chut! cest une trahison, répliqua celui-ci. -- Sire, dit dArtagnan, voilà six ans que je devrais avoir présenté M. du Vallon à Votre Majesté; mais certains hommes ressemblent aux étoiles; ils ne vont pas sans le cortège de leurs amis. La pléiade ne se désunit pas, voilà pourquoi jai choisi, pour vous présenter M. du Vallon, le moment où vous verriez à côté de lui M. dHerblay. Aramis faillit perdre contenance. Il regarda dArtagnan dun air superbe, comme pour accepter le défi que celui-ci semblait lui jeter. -- Ah! ces messieurs sont bons amis? dit le roi. -- Excellents, Sire, et lun répond de lautre. Demandez à M. de Vannes comment a été fortifiée Belle-Île? Fouquet séloigna dun pas. -- Belle-Île, dit froidement Aramis, a été fortifiée par Monsieur. Et il montra Porthos, qui salua une seconde fois. Louis admirait et se défiait. -- Oui, dit dArtagnan; mais demandez à M. le baron qui la aidé dans ses travaux? -- Aramis, dit Porthos franchement. Et il désigna lévêque. «Que diable signifie tout cela, pensa lévêque, et quel dénouement aura cette comédie?» -- Quoi! dit le roi, M. le cardinal... je veux dire lévêque... sappelle Aramis? -- Nom de guerre, dit dArtagnan. -- Nom damitié, dit Aramis. -- Pas de modestie, sécria dArtagnan: sous ce prêtre, Sire, se cache le plus brillant officier, le plus intrépide gentilhomme, le plus savant théologien de votre royaume. Louis leva la tête. -- Et un ingénieur! dit-il en admirant la physionomie, réellement admirable alors, dAramis. -- Ingénieur par occasion, Sire, dit celui-ci. -- Mon compagnon aux mousquetaires, Sire, dit avec chaleur dArtagnan, lhomme dont les conseils ont aidé plus de cent fois les desseins des ministres de votre père... M. dHerblay, en un mot, qui, avec M. du Vallon, moi et M. le comte de La Fère, connu de Votre Majesté... formait ce quadrille dont plusieurs ont parlé sous le feu roi et pendant votre minorité. -- Et qui a fortifié Belle-Île, répéta le roi avec un accent profond. Aramis savança. -- Pour servir le fils, dit-il, comme jai servi le père. DArtagnan regarda bien Aramis, tandis quil proférait ces paroles. Il y démêla tant de respect vrai, tant de chaleureux dévouement, tant de conviction incontestable, que lui, lui, dArtagnan, léternel douteur, lui, linfaillible, il y fut pris. -- On na pas un tel accent lorsquon ment, dit-il. Louis fut pénétré. -- En ce cas, dit-il à Fouquet, qui attendait avec anxiété le résultat de cette épreuve, le chapeau est accordé. Monsieur dHerblay, je vous donne ma parole pour la première promotion. Remerciez M. Fouquet. Ces mots furent entendus par Colbert, dont ils déchirèrent le coeur. Il sortit précipitamment de la salle. -- Vous, monsieur du Vallon, dit le roi, demandez... Jaime à récompenser les serviteurs de mon père. -- Sire, dit Porthos... Et il ne put aller plus loin. -- Sire, sécria dArtagnan, ce digne gentilhomme est interdit par la majesté de votre personne, lui qui a soutenu fièrement le regard et le feu de mille ennemis. Mais je sais ce quil pense, et moi, plus habitué à regarder le soleil... je vais vous dire sa pensée: il na besoin de rien, il ne désire que le bonheur de contempler Votre Majesté pendant un quart dheure. -- Vous soupez avec moi ce soir, dit le roi en saluant Porthos avec un gracieux sourire. Porthos devint cramoisi de joie et dorgueil. Le roi le congédia, et dArtagnan le poussa dans la salle après lavoir embrassé. -- Mettez-vous près de moi à table, dit Porthos à son oreille. -- Oui, mon ami. -- Aramis me boude, nest-ce pas? -- Aramis ne vous a jamais tant aimé. Songez donc que je viens de lui faire avoir le chapeau de cardinal. -- Cest vrai, dit Porthos. À propos, le roi aime-t-il quon mange beaucoup à sa table? -- Cest le flatter, dit dArtagnan, car il possède un royal appétit. -- Vous menchantez, dit Porthos. Chapitre CXLVIII -- Explications Aramis avait fait habilement une conversion pour aller trouver dArtagnan et Porthos. Il arriva près de ce dernier derrière la colonne, et, lui serrant la main: -- Vous vous êtes échappé de ma prison? lui dit-il. -- Ne le grondez pas, dit dArtagnan; cest moi, cher Aramis, qui lui ai donné la clef des champs. -- Ah! mon ami, répliqua Aramis en regardant Porthos, est-ce que vous auriez attendu avec moins de patience? DArtagnan vint au secours de Porthos, qui soufflait déjà. -- Vous autres, gens dÉglise, dit-il à Aramis, vous êtes de grands politiques. Nous autres gens dépée, nous allons au but. Voici le fait. Jétais allé visiter ce cher Baisemeaux. Aramis dressa loreille. -- Tiens! dit Porthos, vous me faites souvenir que jai une lettre de Baisemeaux pour vous, Aramis. Et Porthos tendit à lévêque la lettre que nous connaissons. Aramis demanda la permission de la lire, et la lut, sans que dArtagnan parût un moment gêné par cette circonstance quil avait prévue tout entière. Du reste, Aramis lui-même fit si bonne contenance que dArtagnan ladmira plus que jamais. La lettre lue, Aramis la mit dans sa poche dun air parfaitement calme. -- Vous disiez donc, cher capitaine? dit-il. -- Je disais, continua le mousquetaire, que jétais allé rendre visite à Baisemeaux pour le service. -- Pour le service? dit Aramis. -- Oui, fit dArtagnan. Et naturellement, nous parlâmes de vous et de nos amis. Je dois dire que Baisemeaux me reçut froidement. Je pris congé. Or, comme je revenais, un soldat maborda et me dit il me reconnaissait sans doute malgré mon habit de ville: «Capitaine voulez-vous mobliger en me lisant le nom écrit sur cette enveloppe?» Et je lus: _À M. du Vallon, à Saint-Mandé chez M. Fouquet._ «Pardieu! me dis-je, Porthos nest pas retourné, comme je le pensais, à Pierrefonds ou à Belle-Île, Porthos est à Saint-Mandé chez M. Fouquet. M. Fouquet nest pas à Saint-Mandé. Porthos est donc seul, ou avec Aramis, allons voir Porthos.» Et jallai voir Porthos. -- Très bien! dit Aramis rêveur. -- Vous ne maviez pas conté cela, fit Porthos. -- Je nen ai pas eu le temps, mon ami. -- Et vous emmenâtes Porthos à Fontainebleau? -- Chez Planchet. -- Planchet demeure à Fontainebleau? dit Aramis. -- Oui, près du cimetière! sécria Porthos étourdiment. -- Comment, près du cimetière? fit Aramis soupçonneux. «Allons, bon! pensa le mousquetaire, profitons de la bagarre, puisquil y a bagarre.» -- Oui, du cimetière, dit Porthos. Planchet, certainement, est un excellent garçon qui fait dexcellentes confitures, mais il a des fenêtres qui donnent sur le cimetière. Cest attristant! Ainsi ce matin... -- Ce matin?... dit Aramis de plus en plus agité. DArtagnan tourna le dos et alla tambouriner sur la vitre un petit air de marche. -- Ce matin, continua Porthos, nous avons vu enterrer un chrétien. -- Ah! ah! -- Cest attristant! Je ne vivrais pas, moi, dans une maison doù lon voit continuellement des morts. Au contraire, dArtagnan paraît aimer beaucoup cela. -- Ah! dArtagnan a vu? -- Il na pas vu, il a dévoré des yeux. Aramis tressaillit et se retourna pour regarder le mousquetaire; mais celui ci était déjà en grande conversation avec de Saint- Aignan. Aramis continua dinterroger Porthos; puis, quand il eut exprimé tout le jus de ce citron gigantesque, il en jeta lécorce. Il retourna vers son ami dArtagnan et, lui frappant sur lépaule: -- Ami, dit-il, quand de Saint-Aignan se fut éloigné, car le souper du roi était annoncé. -- Cher ami, répliqua dArtagnan. -- Nous ne soupons point avec le roi, nous autres. -- Si fait; moi, je soupe. -- Pouvez-vous causer dix minutes avec moi? -- Vingt. Il en faut tout autant pour que Sa Majesté se mette à table. -- Où voulez-vous que nous causions? -- Mais ici, sur ces bancs: le roi parti, lon peut sasseoir, et la salle est vide. -- Asseyons-nous donc. Ils sassirent. Aramis prit une des mains de dArtagnan; -- Avouez-moi, cher ami, dit-il, que vous avez engagé Porthos à se défier un peu de moi? -- Je lavoue, mais non pas comme vous lentendez. Jai vu Porthos sennuyer à la mort, et jai voulu, en le présentant au roi, faire pour lui et pour vous ce que jamais vous ne ferez vous-même. -- Quoi? -- Votre éloge. -- Vous lavez fait noblement merci! -- Et je vous ai approché le chapeau qui se reculait. -- Ah! je lavoue, dit Aramis avec un singulier sourire; en vérité, vous êtes un homme unique pour faire la fortune de vos amis. -- Vous voyez donc que je nai agi que pour faire celle de Porthos. -- Oh! je men chargeais de mon côté; mais vous avez le bras plus long que nous. Ce fut au tour de dArtagnan de sourire. -- Voyons, dit Aramis, nous nous devons la vérité: maimez-vous toujours, mon cher dArtagnan? -- Toujours comme autrefois, répliqua dArtagnan sans trop se compromettre par cette réponse. -- Alors, merci, et franchise entière, dit Aramis; vous veniez à Belle-Île pour le roi? -- Pardieu. -- Vous vouliez donc nous enlever le plaisir doffrir Belle-Île toute fortifiée au roi? -- Mais, mon ami, pour vous ôter le plaisir, il eût fallu dabord que je fusse instruit de votre intention. -- Vous veniez à Belle-Île sans rien savoir? -- De vous, oui! Comment diable voulez-vous que je me figure Aramis devenu ingénieur au point de fortifier comme Polybe ou Archimède? -- Cest pourtant vrai. Cependant vous mavez deviné là-bas? -- Oh! oui. -- Et Porthos aussi? -- Très cher, je nai pas deviné quAramis fût ingénieur. Je nai pu deviner que Porthos le fût devenu. Il y a un Latin qui a dit: «On devient orateur, on naît poète.» Mais il na jamais dit: «On naît Porthos, et lon devient ingénieur.» -- Vous avez toujours un charmant esprit, dit froidement Aramis. Je poursuis. -- Poursuivez. -- Quand vous avez tenu notre secret, vous vous êtes hâté de le venir dire au roi? -- Jai dautant plus couru, mon bon ami, que je vous ai vu courir plus fort. Lorsquun homme pesant deux cent cinquante-huit livres, comme Porthos, court la poste, quand un prélat goutteux pardon, cest vous qui me lavez dit, quand un prélat brûle le chemin, je suppose, moi, que ces deux amis, qui nont pas voulu me prévenir, avaient des choses de la dernière conséquence à me cacher, et, ma foi! je cours... je cours aussi vite que ma maigreur et labsence de goutte me le permettent. -- Cher ami, navez-vous pas réfléchi que vous pouviez me rendre, à moi et à Porthos, un triste service? -- Je lai bien pensé; mais vous maviez fait jouer, Porthos et vous, un triste rôle à Belle-Île. -- Pardonnez-moi, dit Aramis. -- Excusez-moi, dit dArtagnan. -- En sorte, poursuivit Aramis, que vous savez tout maintenant? -- Ma foi, non. -- Vous savez que jai dû faire prévenir tout de suite M. Fouquet, pour quil vous prévînt près du roi? -- Cest là lobscur. -- Mais non. M. Fouquet a des ennemis, vous le reconnaissez? -- Oh! oui. -- Il en a un surtout. -- Dangereux? -- Mortel! Eh bien! pour combattre linfluence de cet ennemi, M. Fouquet a dû faire preuve, devant le roi, dun grand dévouement et de grands sacrifices. Il a fait une surprise à Sa Majesté en lui offrant Belle-Île. Vous, arrivant le premier à Paris, la surprise était détruite. Nous avions lair de céder à la crainte. -- Je comprends. -- Voilà tout le mystère, dit Aramis, satisfait davoir convaincu le mousquetaire. -- Seulement, dit celui-ci, plus simple était de me tirer à quartier à Belle-Île pour me dire: «Cher amis, nous fortifions Belle-Île-en-Mer pour loffrir au roi. Rendez-nous le service de nous dire pour qui vous agissez. Êtes-vous lami de M. Colbert ou celui de M. Fouquet?» Peut-être neussé-je rien répondu; mais vous eussiez ajouté: «Êtes-vous mon ami?» Jaurais dit: «Oui.» Aramis pencha la tête. -- De cette façon, continua dArtagnan, vous me paralysiez, et je venais dire au roi: «Sire, M. Fouquet fortifie Belle-Île, et très bien; mais voici un mot que M. le gouverneur de Belle-Île ma donné pour Votre Majesté.» ou bien: «Voici une visite de M. Fouquet à lendroit de ses intentions.» Je ne jouais pas un sot rôle; vous aviez votre surprise, et nous navions pas besoin de loucher en nous regardant. -- Tandis, répliqua Aramis, quaujourdhui vous avez agi tout à fait en ami de M. Colbert. Vous êtes donc son ami? -- Ma foi, non! sécria le capitaine. M. Colbert est un cuistre, et je le hais comme je haïssais Mazarin, mais sans le craindre. -- Eh bien! moi, dit Aramis, jaime M. Fouquet, et je suis à lui. Vous connaissez ma position... Je nai pas de bien... M. Fouquet ma fait avoir des bénéfices, un évêché; M. Fouquet ma obligé comme un galant homme, et je me souviens assez du monde pour apprécier les bons procédés. Donc, M. Fouquet ma gagné le coeur, et je me suis mis à son service. -- Rien de mieux. Vous avez là un bon maître. Aramis se pinça les lèvres. -- Le meilleur, je crois, de tous ceux quon pourrait avoir. Puis il fit une pause. DArtagnan se garda bien de linterrompre. -- Vous savez sans doute de Porthos comment il sest trouvé mêlé à tout ceci? -- Non, dit dArtagnan; je suis curieux, cest vrai, mais je ne questionne jamais un ami quand il veut me cacher son véritable secret. -- Je men vais vous le dire. -- Ce nest pas la peine si la confidence mengage. -- Oh! ne craignez rien; Porthos est lhomme que jai aimé le plus, parce quil est simple et bon; Porthos est un esprit droit. Depuis que je suis évêque, je recherche les natures simples, qui me font aimer la vérité, haïr lintrigue. DArtagnan se caressa la moustache. -- Jai vu et recherché Porthos; il était oisif, sa présence me rappelait mes beaux jours dautrefois, sans mengager à mal faire au présent. Jai appelé Porthos à Vannes. M. Fouquet, qui maime, ayant su que Porthos maimait, lui a promis lordre à la première promotion; voilà tout le secret. -- Je nen abuserai pas, dit dArtagnan. -- Je le sais bien, cher ami; nul na plus que vous de réel honneur. -- Je men flatte, Aramis. -- Maintenant... Et le prélat regarda son ami jusquau fond de lâme. -- Maintenant, causons de nous pour nous. Voulez vous devenir un des amis de M. Fouquet? Ne minterrompez pas avant de savoir ce que cela veut dire. -- Jécoute. -- Voulez-vous devenir maréchal de France, pair duc, et posséder un duché dun million? -- Mais, mon ami, répliqua dArtagnan, pour obtenir tout cela, que faut-il faire? -- Être lhomme de M. Fouquet. -- Moi, je suis lhomme du roi, cher ami. -- Pas exclusivement, je suppose? -- Oh! dArtagnan nest quun. -- Vous avez, je le présume, une ambition, comme un grand coeur que vous êtes. -- Mais, oui. -- Eh bien? -- Eh bien! je désire être maréchal de France; mais le roi me fera maréchal, duc, pair; le roi me donnera tout cela. Aramis attacha sur dArtagnan son limpide regard. -- Est-ce que le roi nest pas le maître? dit dArtagnan. -- Nul ne le conteste; mais Louis XIII était aussi le maître. -- Oh! mais, cher ami, entre Richelieu et Louis XIII il ny avait pas un M. dArtagnan, dit tranquillement le mousquetaire. -- Autour du roi, fit Aramis, il est bien des pierres dachoppement. -- Pas pour le roi? -- Sans doute; mais... -- Tenez, Aramis, je vois que tout le monde pense à soi et jamais à ce petit prince; moi, je me soutiendrai en le soutenant. -- Et lingratitude? -- Les faibles en ont peur! -- Vous êtes bien sûr de vous. -- Je crois que oui. -- Mais le roi peut navoir plus besoin de vous. -- Au contraire, je crois quil en aura plus besoin que jamais; et, tenez, mon cher, sil fallait arrêter un nouveau Condé, qui larrêterait? Ceci... ceci seul en France. Et dArtagnan frappa son épée. -- Vous avez raison, dit Aramis en pâlissant. Et il se leva et serra la main de dArtagnan. -- Voici le dernier appel du souper, dit le capitaine des mousquetaires; vous permettez... Aramis passa son bras au cou du mousquetaire, et lui dit: -- Un ami comme vous est le plus beau joyau de la couronne royale. Puis ils se séparèrent. «Je le disais bien, pensa dArtagnan, quil y avait quelque chose.» «Il faut se hâter de mettre le feu aux poudres, dit Aramis; dArtagnan a éventé la mèche.» Chapitre CXLIX -- Madame et de Guiche Nous avons vu que le comte de Guiche était sorti de la salle le jour où Louis XIV avait offert avec tant de galanterie à La Vallière les merveilleux bracelets gagnés à la loterie. Le comte se promena quelque temps hors du palais lesprit dévoré par mille soupçons et mille inquiétudes. Puis on le vit guettant sur la terrasse, en face des quinconces, le départ de Madame. Une grosse demi-heure sécoula. Seul, à ce moment, le comte ne pouvait avoir de bien divertissantes idées. Il tira ses tablettes de sa poche, et se décida, après mille hésitations à écrire ces mots: «Madame, je vous supplie de maccorder un moment dentretien. Ne vous alarmez pas de cette demande qui na rien détranger au profond respect avec lequel je suis, etc., etc.» Il signait cette singulière supplique pliée en billet damour, quand il vit sortir du château plusieurs femmes, puis des hommes, presque tout le cercle de la reine, enfin. Il vit La Vallière elle-même, puis Montalais causant avec Malicorne. Il vit jusquau dernier des conviés qui tout à lheure peuplaient le cabinet de la reine mère. Madame nétait point passée; il fallait cependant quelle traversât cette cour pour rentrer chez elle, et, de la terrasse, de Guiche plongeait dans cette cour. Enfin, il vit Madame sortir avec deux pages qui portaient des flambeaux. Elle marchait vite, et, arrivée à sa porte, elle cria. -- Pages, quon aille sinformer de M. le comte de Guiche. Il doit me rendre compte dune commission. Sil est libre, quon le prie de passer chez moi. De Guiche demeura muet et caché dans son ombre; mais, sitôt que Madame fut rentrée, il sélança de la terrasse en bas les degrés; il prit lair le plus indifférent pour se faire rencontrer par les pages, qui couraient déjà vers son logement. «Ah! Madame me fait chercher!» se dit-il tout ému. Et il serra son billet, désormais inutile. -- Comte, dit un des pages en lapercevant, nous sommes heureux de vous rencontrer. -- Quy a-t-il, messieurs? -- Un ordre de Madame. -- Un ordre de Madame? fit de Guiche dun air surpris. -- Oui, comte, Son Altesse Royale vous demande; vous lui devez, nous a-t elle dit, compte dune commission. Êtes-vous libre? -- Je suis tout entier aux ordres de Son Altesse Royale. -- Veuillez donc nous suivre. Monté chez la princesse, de Guiche la trouva pâle et agitée. À la porte se tenait Montalais, un peu inquiète de ce qui se passait dans lesprit de sa maîtresse. De Guiche parut. -- Ah! cest vous, monsieur de Guiche, dit Madame; entrez, je vous prie... Mademoiselle de Montalais, votre service est fini. Montalais, encore plus intriguée, salua et sortit. Les deux interlocuteurs restèrent seuls. Le comte avait tout lavantage: cétait Madame qui lavait appelé à un rendez-vous. Mais, cet avantage, comment était-il possible au comte den user? Cétait une personne si fantasque que Madame! cétait un caractère si mobile que celui de Son Altesse Royale! Elle le fit bien voir; car abordant soudain la conversation: -- Eh bien! dit-elle, navez-vous rien à me dire? Il crut quelle avait deviné sa pensée; il crut; ceux qui aiment sont ainsi faits; ils sont crédules et aveugles comme des poètes ou des prophètes; il crut quelle savait le désir quil avait de la voir, et le sujet de ce désir. -- Oui, bien, madame, dit-il, et je trouve cela fort étrange. -- Laffaire des bracelets, sécria-t-elle vivement, nest-ce pas? -- Oui, madame. -- Vous croyez le roi amoureux? Dites. De Guiche la regarda longuement; elle baissa les yeux sous ce regard qui allait jusquau coeur. -- Je crois, dit-il, que le roi peut avoir eu le dessein de tourmenter quelquun ici; le roi, sans cela, ne se montrerait pas empressé comme il est; il ne risquerait pas de compromettre de gaieté de coeur une jeune fille jusqualors inattaquable. -- Bon! cette effrontée? dit hautement la princesse. -- Je puis affirmer à Votre Altesse Royale, dit de Guiche avec une fermeté respectueuse, que Mlle de La Vallière est aimée dun homme quil convient de respecter, car cest un galant homme. -- Oh! Bragelonne, peut-être? -- Mon ami. Oui, madame. -- Eh bien! quand il serait votre ami, quimporte au roi? -- Le roi sait que Bragelonne est fiancé à Mlle de La Vallière; et, comme Raoul a servi le roi bravement, le roi nira pas causer un malheur irréparable. Madame se mit à rire avec des éclats qui firent sur de Guiche une douloureuse impression. -- Je vous répète, madame, que je ne crois pas le roi amoureux de La Vallière, et la preuve que je ne le crois pas, cest que je voulais vous demander de qui Sa Majesté peut chercher à piquer lamour-propre dans cette circonstance. Vous qui connaissez toute la Cour, vous maiderez à trouver dautant plus assurément, que, dit-on partout, Votre Altesse Royale est fort intime avec le roi. Madame se mordit les lèvres, et, faute de bonnes raisons, elle détourna la conversation. -- Prouvez-moi, dit-elle en attachant sur lui un de ces regards dans lesquels lâme semble passer tout entière, prouvez-moi que vous cherchiez à minterroger, moi qui vous ai appelé. De Guiche tira gravement de ses tablettes ce quil avait écrit, et le montra. -- Sympathie, dit-elle. -- Oui, fit le comte avec une insurmontable tendresse, oui, sympathie; mais, moi, je vous ai expliqué comment et pourquoi je vous cherchais; vous, madame, vous êtes encore à me dire pourquoi vous me mandiez près de vous. -- Cest vrai. Et elle hésita. -- Ces bracelets me feront perdre la tête, dit-elle tout à coup. -- Vous vous attendiez à ce que le roi dût vous les offrir? répliqua de Guiche. -- Pourquoi pas? -- Mais avant vous, madame, avant vous sa belle soeur, le roi navait-il pas la reine? -- Avant La Vallière, sécria la princesse, ulcérée, navait-il pas moi? navait-il pas toute la Cour? -- Je vous assure, madame, dit respectueusement le comte, que si lon vous entendait parler ainsi, que si lon voyait vos yeux rouges, et, Dieu me pardonne! cette larme qui monte à vos cils; oh! oui! tout le monde dirait que Votre Altesse Royale est jalouse. -- Jalouse! dit la princesse avec hauteur; jalouse de La Vallière? Elle sattendait à faire plier de Guiche avec ce geste hautain et ce ton superbe. -- Jalouse de La Vallière, oui, madame, répéta-t-il bravement. -- Je crois, monsieur, balbutia-t-elle, que vous vous permettez de minsulter? -- Je ne le crois pas, madame, répliqua le comte un peu agité, mais résolu à dompter cette fougueuse colère. -- Sortez! dit la princesse au comble de lexaspération, tant le sang-froid et le respect muet de de Guiche lui tournaient à fiel et à rage. De Guiche recula dun pas, fit sa révérence avec lenteur, se releva blanc comme ses manchettes, et, dune voix légèrement altérée: -- Ce nétait pas la peine que je mempressasse, dit-il, pour subir cette injuste disgrâce. Et il tourna le dos sans précipitation. Il navait pas fait cinq pas, que Madame sélança comme une tigresse après lui, le saisit par la manche, et, le retournant: -- Ce que vous affectez de respect, dit-elle en tremblant de fureur, est plus insultant que linsulte. Voyons, insultez-moi, mais au moins parlez! -- Et vous, madame, dit le comte doucement en tirant son épée, percez-moi le coeur, mais ne me faites pas mourir à petit feu. Au regard quil arrêta sur elle, regard empreint damour, de résolution, de désespoir même, elle comprit quun homme, si calme en apparence, se passerait lépée dans la poitrine si elle ajoutait un mot. Elle lui arracha le fer dentre les mains, et, serrant son bras avec un délire qui pouvait passer pour de la tendresse: -- Comte, dit-elle, ménagez-moi. Vous voyez que je souffre, et vous navez aucune pitié. Les larmes, dernière crise de cet accès, étouffèrent sa voix. De Guiche, la voyant pleurer, la prit dans ses bras et la porta jusquà son fauteuil; un moment encore, elle suffoquait. -- Pourquoi, murmura-t-il à ses genoux, ne mavouez-vous pas vos peines? Aimez-vous quelquun? Dites-le-moi? Jen mourrai, mais après que je vous aurai soulagée, consolée, servie même. -- Oh! vous maimez ainsi! répliqua-t-elle vaincue. -- Je vous aime à ce point, oui, madame. Et elle lui donna ses deux mains. -- Jaime, en effet, murmura-t-elle si bas que nul neût pu lentendre. Lui lentendit. -- Le roi? dit-il. Elle secoua doucement la tête, et son sourire fut comme ces éclaircies de nuages par lesquelles, après la tempête, on croit voir le paradis souvrir. -- Mais, ajouta-t-elle, il y a dautres passions dans un coeur bien né. Lamour, cest la poésie; mais la vie de ce coeur, cest lorgueil. Comte, je suis née sur le trône, je suis fière et jalouse de mon rang. Pourquoi le roi rapproche-t-il de lui des indignités? -- Encore! fit le comte; voilà que vous maltraitez cette pauvre fille qui sera la femme de mon ami. -- Vous êtes assez simple pour croire cela, vous? -- Si je ne le croyais pas, dit-il fort pâle, Bragelonne serait prévenu demain; oui, si je supposais que cette pauvre La Vallière eût oublié les serments quelle a faits à Raoul. Mais non, ce serait une lâcheté de trahir le secret dune femme; ce serait un crime de troubler le repos dun ami. -- Vous croyez, dit la princesse avec un sauvage éclat de rire, que lignorance est du bonheur? -- Je le crois, répliqua-t-il. -- Prouvez! prouvez donc! dit-elle vivement. -- Cest facile: madame, on dit dans toute la Cour que le roi vous aimait et que vous aimiez le roi. -- Eh bien? fit-elle en respirant péniblement. -- Eh bien! admettez que Raoul, mon ami, fût venu me dire: «Oui, le roi aime Madame; oui, le roi a touché le coeur de Madame», jeusse peut-être tué Raoul! -- Il eût fallu, dit la princesse avec cette obstination des femmes qui se sentent imprenables, que M. de Bragelonne eût eu des preuves pour vous parler ainsi. -- Toujours est-il, répondit de Guiche en soupirant, que, nayant pas été averti, je nai rien approfondi, et quaujourdhui mon ignorance ma sauvé la vie. -- Vous pousseriez jusquà légoïsme et la froideur, dit Madame, que vous laisseriez ce malheureux jeune homme continuer daimer La Vallière? -- Jusquau jour où La Vallière me sera révélée coupable, oui, madame. -- Mais les bracelets? -- Eh! madame, puisque vous vous attendiez à les recevoir du roi, queussé-je pu dire? Largument était vigoureux; la princesse en fut écrasée. Elle ne se releva plus dès ce moment. Mais, comme elle avait lâme pleine de noblesse, comme elle avait lesprit ardent dintelligence, elle comprit toute la délicatesse de de Guiche. Elle lut clairement dans son coeur quil soupçonnait le roi daimer La Vallière, et ne voulait pas user de cet expédient vulgaire, qui consiste à ruiner un rival dans lesprit dune femme, en donnant à celle-ci lassurance, la certitude que ce rival courtise une autre femme. Elle devina quil soupçonnait La Vallière, et que, pour lui laisser le temps de se convertir, pour ne pas la faire perdre à jamais, il se réservait une démarche directe ou quelques observations plus nettes. Elle lut en un mot tant de grandeur réelle, tant de générosité dans le coeur de son amant, quelle sentit sembraser le sien au contact dune flamme aussi pure. De Guiche, en restant, malgré la crainte de déplaire, un homme de conséquence et de dévouement, grandissait à létat de héros, et la réduisait à létat de femme jalouse et mesquine. Elle len aima si tendrement, quelle ne put sempêcher de lui en donner un témoignage. -- Voilà bien des paroles perdues, dit-elle en lui prenant la main. Soupçons, inquiétudes, défiances, douleurs, je crois que nous avons prononcé tous ces noms. -- Hélas! oui, madame. -- Effacez-les de votre coeur comme je les chasse du mien. Comte, que cette La Vallière aime le roi ou ne laime pas, que le roi aime ou naime pas La Vallière, faisons, à partir de ce moment, une distinction dans nos deux rôles. Vous ouvrez de grands yeux; je gage que vous ne me comprenez pas? -- Vous êtes si vive, madame, que je tremble toujours de vous déplaire. -- Voyez comme il tremble, le bel effrayé! dit-elle avec un enjouement plein de charme. Oui, monsieur, jai deux rôles à jouer. Je suis la soeur du roi, la belle-soeur de sa femme. À ce titre, ne faut-il pas que je moccupe des intrigues du ménage? Votre avis? -- Le moins possible, madame. -- Daccord, mais cest une question de dignité; ensuite je suis la femme de Monsieur. De Guiche soupira. -- Ce qui, dit-elle tendrement, doit vous exhorter à me parler toujours avec le plus souverain respect. -- Oh! sécria-t-il en tombant à ses pieds, quil baisa comme ceux dune divinité. -- Vraiment, murmura-t-elle, je crois que jai encore un autre rôle. Je loubliais. -- Lequel? lequel? -- Je suis femme, dit-elle plus bas encore. Jaime. Il se releva. Elle lui ouvrit ses bras; leurs lèvres se touchèrent. Un pas retentit derrière la tapisserie. Montalais heurta. -- Quy a-t-il, mademoiselle? dit Madame. -- On cherche M. de Guiche, répondit Montalais, qui eut tout le temps de voir le désordre des acteurs de ces quatre rôles, car constamment de Guiche avait héroïquement aussi joué le sien. Chapitre CL -- Montalais et Malicorne Montalais avait raison. M. de Guiche, appelé partout, était fort exposé, par la multiplication même des affaires, à ne répondre nulle part. Aussi, telle est la force des situations faibles, que Madame, malgré son orgueil blessé, malgré sa colère intérieure, ne put rien reprocher, momentanément, du moins, à Montalais, qui venait de violer si audacieusement la consigne quasi royale qui lavait éloignée. De Guiche aussi perdit la tête, ou, plutôt, disons-le, de Guiche avait perdu la tête avant larrivée de Montalais; car à peine eut- il entendu la voix de la jeune fille, que, sans prendre congé de Madame, comme la plus simple politesse lexigeait même entre égaux, il senfuit le coeur brûlant, la tête folle, laissant la princesse une main levée et lui faisant un geste dadieu. Cest que de Guiche pouvait dire, comme le dit Chérubin cent ans plus tard, quil emportait aux lèvres du bonheur pour une éternité. Montalais trouva donc les deux amants fort en désordre: il y avait désordre chez celui qui senfuyait, désordre chez celle qui restait. Aussi la jeune fille murmura, tout en jetant un regard interrogateur autour delle: -- Je crois que, cette fois, jen sais autant que la femme la plus curieuse peut désirer en savoir. Madame fut tellement embarrassée de ce regard inquisiteur, que, comme si elle eût entendu laparté de Montalais, elle ne dit pas un seul mot à sa fille dhonneur, et, baissant les yeux, rentra dans sa chambre à coucher. Ce que voyant, Montalais écouta. Alors elle entendit Madame qui fermait les verrous de sa chambre. De ce moment elle comprit quelle avait sa nuit à elle, et, faisant du côté de cette porte qui venait de se fermer un geste assez irrespectueux, lequel voulait dire: «Bonne nuit, princesse!» elle descendit retrouver Malicorne, fort occupé pour le moment à suivre de loeil un courrier tout poudreux qui sortait de chez le comte de Guiche. Montalais comprit que Malicorne accomplissait quelque oeuvre dimportance; elle le laissa tendre les yeux, allonger le cou, et, quand Malicorne en fut revenu à sa position naturelle, elle lui frappa seulement sur lépaule. -- Eh bien! dit Montalais, quoi de nouveau? -- M. de Guiche aime Madame, dit Malicorne. -- Belle nouvelle! Je sais quelque chose de plus frais, moi. -- Et que savez-vous? -- Cest que Madame aime M. de Guiche. -- Lun était la conséquence de lautre. -- Pas toujours, mon beau monsieur. -- Cet axiome serait-il à mon adresse? -- Les personnes présentes sont toujours exceptées. -- Merci, fit Malicorne. Et de lautre côté? continua-t-il en interrogeant. -- Le roi a voulu ce soir, après la loterie, voir Mlle de La Vallière. -- Eh bien! il la vue? -- Non pas. -- Comment, non pas? -- La porte était fermée. -- De sorte que?... -- De sorte que le roi sen est retourné tout penaud comme un simple voleur qui a oublié ses outils. -- Bien. -- Et du troisième côté? demanda Montalais. -- Le courrier qui arrive à M. de Guiche est envoyé par M. de Bragelonne. -- Bon! fit Montalais en frappant dans ses mains. -- Pourquoi, bon? -- Parce que voilà de loccupation. Si nous nous ennuyons maintenant, nous aurons du malheur. -- Il importe de se diviser la besogne, fit Malicorne, afin de ne point faire confusion. -- Rien de plus simple, répliqua Montalais. Trois intrigues un peu bien chauffées, un peu bien menées, donnent, lune dans lautre, et au bas chiffre, trois billets par jour. -- Oh! sécria Malicorne en haussant les épaules, vous ny pensez pas, ma chère, trois billets en un jour, cest bon pour des sentiments bourgeois. Un mousquetaire en service, une petite fille au couvent, échangeant le billet quotidiennement par le haut de léchelle ou par le trou fait au mur. En un billet tient toute la poésie de ces pauvres petits coeurs-là. Mais chez nous... Oh! que vous connaissez peu le Tendre royal, ma chère. -- Voyons, concluez, dit Montalais impatientée. On peut venir. -- Conclure! Je nen suis quà la narration. Jai encore trois points. -- En vérité, il me fera mourir, avec son flegme de Flamand! sécria Montalais. -- Et vous, vous me ferez perdre la tête avec vos vivacités dItalienne. Je vous disais donc que nos amoureux sécriront des volumes, mais où voulez vous en venir? -- À ceci, quaucune de nos dames ne peut garder les lettres quelle recevra. -- Sans aucun doute. -- Que M. de Guiche nosera pas garder les siennes non plus. -- Cest probable. -- Eh bien! je garderai tout cela, moi. -- Voilà justement ce qui est impossible, dit Malicorne. -- Et pourquoi cela? -- Parce que vous nêtes pas chez vous; que votre chambre est commune à La Vallière et à vous; que lon pratique assez volontiers des visites et des fouilles dans une chambre de fille dhonneur; que je crains fort la reine, jalouse comme une Espagnole, la reine mère, jalouse comme deux Espagnoles, et, enfin, Madame jalouse comme dix Espagnoles. -- Vous oubliez quelquun. -- Qui? -- Monsieur. -- Je ne parlais que pour les femmes. Numérotons donc. Monsieur, N° 1. -- N° 2, de Guiche. -- N° 3, le vicomte de Bragelonne. -- N° 4, et le roi. -- Le roi? -- Certainement, le roi, qui sera non seulement plus jaloux, mais encore plus puissant que tout le monde. Ah! ma chère! -- Après? -- Dans quel guêpier vous êtes-vous fourrée! -- Pas encore assez avant, si vous voulez my suivre. -- Certainement que je vous y suivrai. Cependant... -- Cependant?... -- Tandis quil en est temps encore, je crois quil serait prudent de retourner en arrière. -- Et moi, au contraire, je crois que le plus prudent est de nous mettre du premier coup à la tête de toutes ces intrigues-là. -- Vous ny suffirez pas. -- Avec vous, jen mènerais dix. Cest mon élément, voyez-vous. Jétais faite pour vivre à la Cour, comme la salamandre est faite pour vivre dans les flammes. -- Votre comparaison ne me rassure pas le moins du monde, chère amie. Jai entendu dire à des savants fort savants, dabord quil ny a pas de salamandres, et quy en eût-il, elles seraient parfaitement grillées, elles seraient parfaitement rôties en sortant du feu. -- Vos savants peuvent être fort savants en affaires de salamandres. Or, vos savants ne vous diront point ceci, que je vous dis, moi: Aure de Montalais est appelée à être, avant un mois, le premier diplomate de la Cour de France! -- Soit, mais à la condition que jen serai le deuxième. -- Cest dit: alliance offensive et défensive, bien entendu. -- Seulement, défiez-vous des lettres. -- Je vous les remettrai au fur et à mesure quon me les remettra. -- Que dirons-nous au roi, de Madame? -- Que Madame aime toujours le roi. -- Que dirons-nous à Madame, du roi? -- Quelle aurait le plus grand tort de ne pas le ménager. -- Que dirons-nous à La Vallière, de Madame? -- Tout ce que nous voudrons: La Vallière est à nous. -- À nous? -- Doublement. -- Comment cela? -- Par le vicomte de Bragelonne, dabord. -- Expliquez-vous. -- Vous noubliez pas, je lespère, que M. de Bragelonne a écrit beaucoup de lettres à Mlle de La Vallière? -- Je noublie rien. -- Ces lettres, cest moi qui les recevais, cest moi qui les cachais. -- Et, par conséquent, cest vous qui les avez? -- Toujours. -- Où cela? ici? -- Oh! que non pas. Je les ai à Blois, dans la petite chambre que vous savez. -- Petite chambre chérie, petite chambre amoureuse, antichambre du palais que je vous ferai habiter un jour. Mais, pardon, vous dites que toutes ces lettres sont dans cette petite chambre? -- Oui. -- Ne les mettiez-vous pas dans un coffret? -- Sans doute, dans le même coffret où je mettais les lettres que je recevais de vous, et où je déposais les miennes quand vos affaires ou vos plaisirs vous empêchaient de venir au rendez-vous. -- Ah! fort bien, dit Malicorne. -- Pourquoi cette satisfaction? -- Parce que je vois la possibilité de ne pas courir à Blois après les lettres. Je les ai ici. -- Vous avez rapporté le coffret? -- Il métait cher, venant de vous. -- Prenez-y garde, au moins; le coffret contient des originaux qui auront un grand prix plus tard. -- Je le sais parbleu bien! et voilà justement pourquoi je ris, et de tout mon coeur même. -- Maintenant, un dernier mot. -- Pourquoi donc un dernier? -- Avons-nous besoin dauxiliaires? -- Daucun. -- Valets, servantes? -- Mauvais, détestable! Vous donnerez les lettres, vous les recevrez. Oh! pas de fierté; sans quoi, M. Malicorne et Mlle Aure, ne faisant pas leurs affaires eux-mêmes, devront se résoudre à les voir faire par dautres. -- Vous avez raison; mais que se passe-t-il chez M. de Guiche? -- Rien; il ouvre sa fenêtre. -- Disparaissons. Et tous deux disparurent; la conjuration était nouée. La fenêtre qui venait de souvrir était, en effet, celle du comte de Guiche. Mais, comme eussent pu le penser les ignorants, ce nétait pas seulement pour tâcher de voir lombre de Madame à travers ses rideaux quil se mettait à cette fenêtre, et sa préoccupation nétait pas toute amoureuse. Il venait, comme nous lavons dit, de recevoir un courrier; ce courrier lui avait été envoyé par de Bragelonne. De Bragelonne avait écrit à de Guiche. Celui-ci avait lu et relu la lettre, laquelle lui avait fait une profonde impression. -- Étrange! étrange! murmurait-il. Par quels moyens puissants la destinée entraîne-t-elle donc les gens à leur but? Et, quittant la fenêtre pour se rapprocher de la lumière, il relut une troisième fois cette lettre, dont les lignes brûlaient à la fois son esprit et ses yeux. «Calais. «Mon cher comte, Jai trouvé à Calais M. de Wardes, qui a été blessé grièvement dans une affaire avec M. de Buckingham. Cest un homme brave, comme vous savez, que de Wardes, mais haineux et méchant. Il ma entretenu de vous, pour qui, dit-il, son coeur a beaucoup de penchant; de Madame, quil trouve belle et aimable. Il a deviné votre amour pour la personne que vous savez. Il ma aussi entretenu dune personne que jaime, et ma témoigné le plus vif intérêt en me plaignant fort, le tout avec des obscurités qui mont effrayé dabord, mais que jai fini par prendre pour les résultats de ses habitudes de mystère. Voici le fait: Il aurait reçu des nouvelles de la Cour. Vous comprenez que ce nest que par M. de Lorraine. On sentretient, disent ses nouvelles, dun changement survenu dans laffection du roi. Vous savez qui cela regarde. Ensuite, disaient encore ses nouvelles, on parle dune fille dhonneur qui donne sujet à la médisance. Ces phrases vagues ne mont point permis de dormir. Jai déploré depuis hier que mon caractère droit et faible, malgré une certaine obstination, mait laissé sans réplique à ces insinuations. En un mot, M. de Wardes partait pour Paris; je nai point retardé son départ avec des explications; et puis il me paraissait dur, je lavoue, de mettre à la question un homme dont les blessures sont à peine fermées. Bref, il est parti à petites journées, parti pour assister, dit- il, au curieux spectacle que la Cour ne peut manquer doffrir sous peu de temps. Il a ajouté à ces paroles certaines félicitations, puis certaines condoléances. Je nai pas plus compris les unes que les autres. Jétais étourdi par mes pensées et par une défiance envers cet homme, défiance, vous le savez mieux que personne, que je nai jamais pu surmonter. Mais, lui parti, mon esprit sest ouvert. Il est impossible quun caractère comme celui de de Wardes nait pas infiltré quelque peu de sa méchanceté dans les rapports que nous avons eus ensemble. Il est donc impossible que dans toutes les paroles mystérieuses que M. de Wardes ma dites, il ny ait point un sens mystérieux dont je puisse me faire lapplication à moi ou à qui savez. Forcé que jétais de partir promptement pour obéir au roi, je nai point eu lidée de courir après M. de Wardes pour obtenir lexplication de ses réticences; mais je vous expédie un courrier et vous écris cette lettre, qui vous exposera tous mes doutes. Vous, cest moi: jai pensé, vous agirez. M. de Wardes arrivera sous peu: sachez ce quil a voulu dire, si déjà vous ne le savez. Au reste M. de Wardes a prétendu que M. de Buckingham avait quitté Paris, comblé par Madame; cest une affaire qui meût immédiatement mis lépée à la main sans la nécessité où je crois me trouver de faire passer le service du roi avant toute querelle. Brûlez cette lettre, que vous remet Olivain. Qui dit Olivain, dit la sûreté même. Veuillez, je vous prie, mon cher comte, me rappeler au souvenir de Mlle de La Vallière, dont je baise respectueusement les mains. Vous, je vous embrasse. Vicomte de Bragelonne. P.-S.-- Si quelque chose de grave survenait, tout doit se prévoir, cher ami, expédiez-moi un courrier avec ce seul mot: «Venez», et je serai à Paris, trente-six heures après votre lettre reçue. De Guiche soupira, replia la lettre une troisième fois, et, au lieu de la brûler, comme le lui avait recommandé Raoul, il la remit dans sa poche. Il avait besoin de la lire et de la relire encore. -- Quel trouble et quelle confiance à la fois, murmura le comte; toute lâme de Raoul est dans cette lettre; il y oublie le comte de La Fère, et il y parle de son respect pour Louise! Il mavertit pour moi, il me supplie pour lui. Ah! continua de Guiche avec un geste menaçant, vous vous mêlez de mes affaires, monsieur de Wardes? Eh bien! je vais moccuper des vôtres. Quant à toi, mon pauvre Raoul, ton coeur me laisse un dépôt; je veillerai sur lui, ne crains rien. Cette promesse faite, de Guiche fit prier Malicorne de passer chez lui sans retard, sil était possible. Malicorne se rendit à linvitation avec une vivacité qui était le premier résultat de sa conversation avec Montalais. Plus de Guiche, qui se croyait couvert, questionna Malicorne, plus celui-ci, qui travaillait à lombre, devina son interrogateur. Il sensuivit que, après un quart dheure de conversation, pendant lequel de Guiche crut découvrir toute la vérité sur La Vallière et sur le roi, il napprit absolument rien que ce quil avait vu de ses yeux; tandis que Malicorne apprit ou devina, comme on voudra, que Raoul avait de la défiance à distance et que de Guiche allait veiller sur le trésor des Hespérides. Malicorne accepta dêtre le dragon. De Guiche crut avoir tout fait pour son ami et ne soccupa plus que de soi. On annonça le lendemain au soir le retour de de Wardes, et sa première apparition chez le roi. Après sa visite, le convalescent devait se rendre chez Monsieur. De Guiche se rendit chez Monsieur avant lheure. Chapitre CLI -- Comment de Wardes fut reçu à la cour Monsieur avait accueilli de Wardes avec cette faveur insigne que le rafraîchissement de lesprit conseille à tout caractère léger pour la nouveauté qui arrive. De Wardes, quen effet on navait pas vu depuis un mois, était du fruit nouveau. Le caresser, cétait dabord une infidélité à faire aux anciens, et une infidélité a toujours son charme; cétait, de plus, une réparation à lui faire, à lui. Monsieur le traita donc on ne peut plus favorablement. M. le chevalier de Lorraine, qui craignait fort ce rival, mais qui respectait cette seconde nature, en tout semblable à la sienne, plus le courage, M. le chevalier de Lorraine eut pour de Wardes des caresses plus douces encore que nen avait eu Monsieur. De Guiche était là, comme nous lavons dit, mais se tenait un peu à lécart, attendant patiemment que toutes ces embrassades fussent terminées. De Wardes, tout en parlant aux autres, et même à Monsieur, navait pas perdu de Guiche de vue; son instinct lui disait quil était là pour lui. Aussi alla-t-il à de Guiche aussitôt quil en eut fini avec les autres. Tous deux échangèrent les compliments les plus courtois; après quoi, de Wardes revint à Monsieur et aux autres gentilshommes. Au milieu de toutes ces félicitations de bon retour on annonça Madame. Madame avait appris larrivée de de Wardes. Elle savait tous les détails de son voyage et de son duel avec Buckingham. Elle nétait pas fâchée dêtre là aux premières paroles qui devaient être prononcées par celui quelle savait son ennemi. Elle avait deux ou trois dames dhonneur avec elle. De Wardes fit à Madame les plus gracieux saluts, et annonça tout dabord, pour commencer les hostilités, quil était prêt à donner des nouvelles de M. de Buckingham à ses amis. Cétait une réponse directe à la froideur avec laquelle Madame lavait accueilli. Lattaque était vive, Madame sentit le coup sans paraître lavoir reçu. Elle jeta rapidement les yeux sur Monsieur et sur de Guiche. Monsieur rougit, de Guiche pâlit. Madame seule ne changea point de physionomie; mais, comprenant combien cet ennemi pouvait lui susciter de désagréments près des deux personnes qui lécoutaient, elle se pencha en souriant du côté du voyageur. Le voyageur parlait dautre chose. Madame était brave, imprudente même: toute retraite la jetait en avant. Après le premier serrement de coeur, elle revint au feu. -- Avez-vous beaucoup souffert de vos blessures, monsieur de Wardes? demanda-t-elle; car nous avons appris que vous aviez eu la mauvaise chance dêtre blessé. Ce fut au tour de de Wardes de tressaillir; il se pinça les lèvres. -- Non, madame, dit-il, presque pas. -- Cependant, par cette horrible chaleur... -- Lair de la mer est frais, madame, et puis javais une consolation. -- Oh! tant mieux!... Laquelle? -- Celle de savoir que mon adversaire souffrait plus que moi. -- Ah! il a été blessé plus grièvement que vous? Jignorais cela, dit la princesse avec une complète insensibilité. -- Oh! madame, vous vous trompez, ou plutôt vous faites semblant de vous tromper à mes paroles. Je ne dis pas que son corps ait plus souffert que moi; mais son coeur était atteint. De Guiche comprit où tendait la lutte; il hasarda un signe à Madame; ce signe la suppliait dabandonner la partie. Mais elle, sans répondre à de Guiche, sans faire semblant de le voir, et toujours souriante: -- Eh! quoi! demanda-t-elle, M. de Buckingham avait-il donc été touché au coeur? Je ne croyais pas, moi, jusquà présent, quune blessure au coeur se pût guérir. -- Hélas! madame, répondit gracieusement de Wardes, les femmes croient toutes cela, et cest ce qui leur donne sur nous la supériorité de la confiance. -- Ma mie, vous comprenez mal, fit le prince impatient. M. de Wardes veut dire que le duc de Buckingham avait été touché au coeur par autre chose que par une épée. -- Ah! bien! bien! sécria Madame. Ah! cest une plaisanterie de M. de Wardes; fort bien; seulement je voudrais savoir si M. de Buckingham goûterait cette plaisanterie. En vérité, cest bien dommage quil ne soit point là, monsieur de Wardes. Un éclair passa dans les yeux du jeune homme. -- Oh! dit-il les dents serrées, je le voudrais aussi, moi. De Guiche ne bougea pas. Madame semblait attendre quil vînt à son secours. Monsieur hésitait. Le chevalier de Lorraine savança et prit la parole. -- Madame, dit-il, de Wardes sait bien que, pour un Buckingham, être touché au coeur nest pas chose nouvelle, et que ce quil a dit sest vu déjà. -- Au lieu dun allié, deux ennemis, murmura Madame, deux ennemis ligués, acharnés! Et elle changea la conversation. Changer de conversation est, on le sait, un droit des princes, que létiquette ordonne de respecter. Le reste de lentretien fut donc modéré; les principaux acteurs avaient fini leurs rôles. Madame se retira de bonne heure, et Monsieur, qui voulait linterroger, lui donna la main. Le chevalier craignait trop que la bonne intelligence ne sétablît entre les deux époux pour les laisser tranquillement ensemble. Il sachemina donc vers lappartement de Monsieur pour le surprendre à son retour, et détruire avec trois mots toutes les bonnes impressions que Madame aurait pu semer dans son coeur. De Guiche fit un pas vers de Wardes, que beaucoup de gens entouraient. Il lui indiquait ainsi le désir de causer avec lui. De Wardes lui fit, des yeux et de la tête, signe quil le comprenait. Ce signe, pour les étrangers, navait rien que damical. Alors de Guiche put se retourner et attendre. Il nattendit pas longtemps. De Wardes, débarrassé de ses interlocuteurs, sapprocha de de Guiche, et tous deux, après un nouveau salut, se mirent à marcher côte à côte. -- Vous avez fait un bon retour, mon cher de Wardes? dit le comte. -- Excellent, comme vous voyez. -- Et vous avez toujours lesprit très gai? -- Plus que jamais. -- Cest un grand bonheur. -- Que voulez-vous! tout est si bouffon dans ce monde, tout est si grotesque autour de nous! -- Vous avez raison. -- Ah! vous êtes donc de mon avis? -- Parbleu! Et vous nous apportez des nouvelles de là-bas? -- Non, ma foi! jen viens chercher ici. -- Parlez. Vous avez cependant vu du monde à Boulogne, un de nos amis, et il ny a pas si longtemps de cela. -- Du monde... de... de nos amis?... -- Vous avez la mémoire courte. -- Ah! cest vrai: Bragelonne? -- Justement. -- Qui allait en mission près du roi Charles? -- Cest cela. Eh bien! ne vous a-t-il pas dit, ou ne lui avez- vous pas dit?... -- Je ne sais trop ce que je lui ai dit, je vous lavoue, mais ce que je ne lui ai pas dit, je le sais. De Wardes était la finesse même. Il sentait parfaitement, à lattitude de de Guiche, attitude pleine de froideur, de dignité, que la conversation prenait une mauvaise tournure. Il résolut de se laisser aller à la conversation et de se tenir sur ses gardes. -- Quest-ce donc, sil vous plaît, que cette chose que vous ne lui avez pas dite? demanda de Guiche. -- Eh bien! la chose concernant La Vallière. -- La Vallière... Quest-ce que cela? et quelle est cette chose si étrange que vous lavez sue là-bas, vous, tandis que Bragelonne, qui était ici, ne la pas sue, lui? -- Est-ce sérieusement que vous me faites cette question? -- On ne peut plus sérieusement. -- Quoi! vous, homme de cour, vous, vivant chez Madame, vous, le commensal de la maison, vous, lami de Monsieur, vous, le favori de notre belle princesse? De Guiche rougit de colère. -- De quelle princesse parlez-vous? demanda-t-il. -- Mais je nen connais quune, mon cher. Je parle de Madame. Est- ce que vous avez une autre princesse au coeur? Voyons. De Guiche allait se lancer; mais il vit la feinte. Une querelle était imminente entre les deux jeunes gens. De Wardes voulait seulement la querelle au nom de Madame, tandis que de Guiche ne lacceptait quau nom de La Vallière. Cétait, à partir de ce moment, un jeu de feintes, et qui devait durer jusquà ce que lun deux fût touché. De Guiche reprit donc tout son sang-froid. -- Il nest pas le moins du monde question de Madame dans tout ceci, mon cher de Wardes, dit de Guiche, mais de ce que vous disiez là, à linstant même. -- Et que disais-je? -- Que vous aviez caché à Bragelonne certaines choses. -- Que vous savez aussi bien que moi, répliqua de Wardes. -- Non, dhonneur! -- Allons donc! -- Si vous me le dites, je le saurai; mais non autrement, je vous jure! -- Comment! jarrive de là-bas, de soixante lieues; vous navez pas bougé dici; vous avez vu de vos yeux, vous, ce que la renommée ma rapporté là-bas, elle, et je vous entends me dire sérieusement que vous ne savez pas? oh! comte, vous nêtes pas charitable. -- Ce sera comme il vous plaira, de Wardes; mais, je vous le répète, je ne sais rien. -- Vous faites le discret, cest prudent. -- Ainsi, vous ne me direz rien, pas plus à moi quà Bragelonne? -- Vous faites la sourde oreille, je suis bien convaincu que Madame ne serait pas si maîtresse delle-même que vous. «Ah! double hypocrite, murmura de Guiche, te voilà revenu sur ton terrain.» -- Eh bien! alors, continua de Wardes, puisquil nous est si difficile de nous entendre sur La Vallière et Bragelonne, causons de vos affaires personnelles. -- Mais, dit de Guiche, je nai point daffaires personnelles, moi. Vous navez rien dit de moi, je suppose, à Bragelonne, que vous ne puissiez me redire, à moi? -- Non. Mais, comprenez-vous, de Guiche? cest quautant je suis ignorant sur certaines choses, autant je suis ferré sur dautres. Sil sagissait, par exemple, de vous parler des relations de M. de Buckingham à Paris, comme jai fait le voyage avec le duc, je pourrais vous dire les choses les plus intéressantes. Voulez- vous que je vous les dise? De Guiche passa sa main sur son front moite de sueur. -- Mais, non, dit-il, cent fois non, je nai point de curiosité pour ce qui ne me regarde pas. M. de Buckingham nest pour moi quune simple connaissance, tandis que Raoul est un ami intime. Je nai donc aucune curiosité de savoir ce qui est arrivé à M. de Buckingham, tandis que jai tout intérêt à savoir ce qui est arrivé à Raoul. -- À Paris? -- Oui, à Paris ou à Boulogne. Vous comprenez, moi, je suis présent: si quelque événement advient, je suis là pour y faire face; tandis que Raoul est absent et na que moi pour le représenter; donc, les affaires de Raoul avant les miennes. -- Mais Raoul reviendra. -- Oui, après sa mission. En attendant, vous comprenez, il ne peut courir de mauvais bruits sur lui sans que je les examine. -- Dautant plus quil y restera quelque temps, à Londres, dit de Wardes en ricanant. -- Vous croyez? demanda naïvement de Guiche. -- Parbleu! croyez-vous quon la envoyé à Londres pour quil ne fasse quy aller et en revenir? Non pas; on la envoyé à Londres pour quil y reste. -- Ah! comte, dit de Guiche en saisissant avec force la main de de Wardes, voici un soupçon bien fâcheux pour Bragelonne, et qui justifie à merveille ce quil ma écrit de Boulogne. De Wardes redevint froid; lamour de la raillerie lavait poussé en avant, et il avait, par son imprudence, donné prise sur lui. -- Eh bien! voyons, qua-t-il écrit? demanda-t-il. -- Que vous lui aviez glissé quelques insinuations perfides contre La Vallière et que vous aviez paru rire de sa grande confiance dans cette jeune fille. -- Oui, jai fait tout cela, dit de Wardes, et jétais prêt, en le faisant, à mentendre dire par le vicomte de Bragelonne ce que dit un homme à un autre homme lorsque ce dernier le mécontente. Ainsi, par exemple, si je vous cherchais une querelle, à vous, je vous dirais que Madame, après avoir distingué M. de Buckingham, passe en ce moment pour navoir renvoyé le beau duc quà votre profit. -- Oh! cela ne me blesserait pas le moins du monde, cher de Wardes, dit de Guiche en souriant malgré le frisson qui courait dans ses veines comme une injection de feu. Peste! une telle faveur, cest du miel. -- Daccord; mais, si je voulais absolument une querelle avec vous, je chercherais un démenti, et je vous parlerais de certain bosquet où vous vous rencontrâtes avec cette illustre princesse, de certaines génuflexions, de certains baisemains, et vous qui êtes un homme secret, vous, vif et pointilleux... -- Eh bien! non, je vous jure, dit de Guiche en linterrompant avec le sourire sur les lèvres, quoiquil fût porté à croire quil allait mourir, non, je vous jure que cela ne me toucherait pas, que je ne vous donnerais aucun démenti. Que voulez-vous, très cher comte, je suis ainsi fait; pour les choses qui me regardent, je suis de glace. Ah! cest bien autre chose lorsquil sagit dun ami absent, dun ami qui, en partant, nous a confié ses intérêts; oh! pour cet ami, voyez-vous, de Wardes, je suis tout de feu! -- Je vous comprends, monsieur de Guiche; mais, vous avez beau dire, il ne peut être question entre nous, à cette heure, ni de Bragelonne, ni de cette jeune fille sans importance quon appelle La Vallière. En ce moment, quelques jeunes gens de la Cour traversaient le salon, et, ayant déjà entendu les paroles qui venaient dêtre prononcées, étaient à même dentendre celles qui allaient suivre. De Wardes sen aperçut et continua tout haut: -- Oh! si La Vallière était une coquette comme Madame, dont les agaceries, très innocentes, je le veux bien, ont dabord fait renvoyer M. de Buckingham en Angleterre, et ensuite vous ont fait exiler, vous, car, enfin, vous vous y êtes laissé prendre à ses agaceries, nest-ce pas, monsieur? Les gentilshommes sapprochèrent, de Saint-Aignan en tête, Manicamp après. -- Eh! mon cher, que voulez-vous? dit de Guiche en riant, je suis un fat, moi, tout le monde sait cela. Jai pris au sérieux une plaisanterie, et je me suis fait exiler. Mais jai vu mon erreur, jai courbé ma vanité aux pieds de qui de droit, et jai obtenu mon rappel en faisant amende honorable et en me promettant à moi- même de me guérir de ce défaut, et, vous le voyez, jen suis si bien guéri, que je ris maintenant de ce qui, il y a quatre jours, me brisait le coeur. Mais, lui, Raoul, il est aimé; il ne rit pas des bruits qui peuvent troubler son bonheur, des bruits dont vous vous êtes fait linterprète quand vous saviez cependant, comte, comme moi, comme ces messieurs, comme tout le monde, que ces bruits nétaient quune calomnie. -- Une calomnie! sécria de Wardes, furieux de se voir poussé dans le piège par le sang-froid de de Guiche. -- Mais oui, une calomnie. Dame! voici sa lettre, dans laquelle il me dit que vous avez mal parlé de Mlle de La Vallière, et où il me demande si ce que vous avez dit de cette jeune fille est vrai. Voulez-vous que je fasse juges ces messieurs, de Wardes? Et, avec le plus grand sang-froid, de Guiche lut tout haut le paragraphe de la lettre qui concernait La Vallière. -- Et, maintenant, continua de Guiche, il est bien constaté pour moi que vous avez voulu blesser le repos de ce cher Bragelonne, et que vos propos étaient malicieux. De Wardes regarda autour de lui pour savoir sil aurait appui quelque part; mais, à cette idée que de Wardes avait insulté, soit directement, soit indirectement, celle qui était lidole du jour, chacun secoua la tête, et de Wardes ne vit que des hommes prêts à lui donner tort. -- Messieurs, dit de Guiche devinant dinstinct le sentiment général, notre discussion avec M. de Wardes porte sur un sujet si délicat, quil est important que personne nen entende plus que vous nen avez entendu. Gardez donc les portes, je vous prie, et laissez-nous achever cette conversation entre nous, comme il convient à deux gentilshommes dont lun a donné à lautre un démenti. -- Messieurs! messieurs! sécrièrent les assistants. -- Trouvez-vous que javais tort de défendre Mlle de La Vallière? dit de Guiche. En ce cas, je passe condamnation et je retire les paroles blessantes que jai pu dire contre M. de Wardes. -- Peste! dit de Saint-Aignan, non pas!... Mlle de La Vallière est un ange. -- La vertu, la pureté en personne, dit Manicamp. -- Vous voyez, monsieur de Wardes, dit de Guiche, je ne suis point le seul qui prenne la défense de la pauvre enfant. Messieurs, une seconde fois, je vous supplie de nous laisser. Vous voyez quil est impossible dêtre plus calme que nous ne le sommes. Les courtisans ne demandaient pas mieux que de séloigner; les uns allèrent à une porte, les autres à lautre. Les deux jeunes gens restèrent seuls. -- Bien joué, dit de Wardes au comte. -- Nest-ce pas? répondit celui-ci. -- Que voulez-vous? je me suis rouillé en province, mon cher, tandis que vous, ce que vous avez gagné de puissance sur vous-même me confond, comte; on acquiert toujours quelque chose dans la société des femmes; acceptez donc tous mes compliments. -- Je les accepte. -- Et je les retournerai à Madame. -- Oh! maintenant, mon cher monsieur de Wardes, parlons-en aussi haut quil vous plaira. -- Ne men défiez pas. -- Oh! je vous en défie! Vous êtes connu pour un méchant homme; si vous faites cela, vous passerez pour un lâche, et Monsieur vous fera pendre ce soir à lespagnolette de sa fenêtre. Parlez, mon cher de Wardes, parlez. -- Je suis battu. -- Oui, mais pas encore autant quil convient. -- Je vois que vous ne seriez pas fâché de me battre à plate couture. -- Non, mieux encore. -- Diable! cest que, pour le moment, mon cher comte, vous tombez mal; après celle que je viens de jouer, une partie ne peut me convenir. Jai perdu trop de sang à Boulogne: au moindre effort mes blessures se rouvriraient, et, en vérité, vous auriez de moi trop bon marché. -- Cest vrai, dit de Guiche, et cependant, vous avez, en arrivant, fait montre de votre belle mine et de vos bons bras. -- Oui, les bras vont encore, cest vrai; mais les jambes sont faibles, et puis je nai pas tenu le fleuret depuis ce diable de duel; et vous, jen réponds, vous vous escrimez tous les jours pour mettre à bonne fin votre petit guet-apens. -- Sur lhonneur, monsieur, répondit de Guiche, voici une demi- année que je nai fait dexercice. -- Non, voyez-vous, comte, toute réflexion faite, je ne me battrai pas, pas avec vous, du moins. Jattendrai Bragelonne, puisque vous dites que cest Bragelonne qui men veut. -- Oh! que non pas, vous nattendrez pas Bragelonne, sécria de Guiche hors de lui; car, vous lavez dit, Bragelonne peut tarder à revenir, et, en attendant, votre méchant esprit fera son oeuvre. -- Cependant, jaurai une excuse. Prenez garde! -- Je vous donne huit jours pour achever de vous rétablir. -- Cest déjà mieux. Dans huit jours, nous verrons. -- Oui, oui, je comprends: en huit jours, on peut échapper à lennemi. Non, non, pas un. -- Vous êtes fou, monsieur, dit de Wardes en faisant un pas de retraite. -- Et vous, vous êtes un misérable. Si vous ne vous battez pas de bonne grâce... -- Eh bien? -- Je vous dénonce au roi comme ayant refusé de vous battre après avoir insulté La Vallière. -- Ah! fit de Wardes, vous êtes dangereusement perfide, monsieur lhonnête homme. -- Rien de plus dangereux que la perfidie de celui qui marche toujours loyalement. -- Rendez-moi mes jambes, alors, ou faites-vous saigner à blanc pour égaliser nos chances. -- Non pas, jai mieux que cela. -- Dites. -- Nous monterons à cheval tous deux et nous échangerons trois coups de pistolet. Vous tirez de première force. Je vous ai vu abattre des hirondelles, à balle et au galop. Ne dites pas non, je vous ai vu. -- Je crois que vous avez raison, dit de Wardes; et, comme cela, il est possible que je vous tue. -- En vérité, vous me rendriez service. -- Je ferai de mon mieux. -- Est-ce dit? -- Votre main. -- La voici... À une condition, pourtant. -- Laquelle? -- Vous me jurez de ne rien dire ou faire dire au roi? -- Rien, je vous le jure. -- Je vais chercher mon cheval. -- Et moi le mien. -- Où irons-nous? -- Dans la plaine; je sais un endroit excellent. -- Partons-nous ensemble? -- Pourquoi pas? Et tous deux, sacheminant vers les écuries, passèrent sous les fenêtres de Madame, doucement éclairées; une ombre grandissait derrière les rideaux de dentelle. -- Voilà pourtant une femme, dit de Wardes en souriant, qui ne se doute pas que nous allons à la mort pour elle. Chapitre CLII -- Le combat De Wardes choisit son cheval, et de Guiche le sien. Puis chacun le sella lui-même avec une selle à fontes. De Wardes navait point de pistolets. De Guiche en avait deux paires. Il les alla chercher chez lui, les chargea, et donna le choix à de Wardes. De Wardes choisit des pistolets dont il sétait vingt fois servi, les mêmes avec lesquels de Guiche lui avait vu tuer les hirondelles au vol. -- Vous ne vous étonnerez point, dit-il, que je prenne toutes mes précautions. Vos armes vous sont connues. Je ne fais, par conséquent, quégaliser les chances. -- Lobservation était inutile, répondit de Guiche, et vous êtes dans votre droit. -- Maintenant, dit de Wardes, je vous prie de vouloir bien maider à monter à cheval, car jy éprouve encore une certaine difficulté. -- Alors, il fallait prendre le parti à pied. -- Non, une fois en selle, je vaux mon homme. -- Cest bien, nen parlons plus. Et de Guiche aida de Wardes à monter à cheval. -- Maintenant, continua le jeune homme, dans notre ardeur à nous exterminer, nous navons pas pris garde à une chose. -- À laquelle? -- Cest quil fait nuit, et quil faudra nous tuer à tâtons. -- Soit, ce sera toujours le même résultat. -- Cependant, il faut prendre garde à une autre circonstance, qui est que les honnêtes gens ne se vont point battre sans compagnons. -- Oh! sécria de Guiche, vous êtes aussi désireux que moi de bien faire les choses. -- Oui; mais je ne veux point que lon puisse dire que vous mavez assassiné, pas plus que, dans le cas où je vous tuerais, je ne veux être accusé dun crime. -- A-t-on dit pareille chose de votre duel avec M. de Buckingham? dit de Guiche. Il sest cependant accompli dans les mêmes conditions où le nôtre va saccomplir. -- Bon! Il faisait encore jour et nous étions dans leau jusquaux cuisses; dailleurs, bon nombre de spectateurs étaient rangés sur le rivage et nous regardaient. De Guiche réfléchit un instant; mais cette pensée qui sétait déjà présentée à son esprit sy raffermit, que de Wardes voulait avoir des témoins pour ramener la conversation sur Madame et donner un tour nouveau au combat. Il ne répliqua donc rien, et, comme de Wardes linterrogea une dernière fois du regard, il lui répondit par un signe de tête qui voulait dire que le mieux était de sen tenir où lon en était. Les deux adversaires se mirent, en conséquence, en chemin et sortirent du château par cette porte que nous connaissons pour avoir vu tout près delle Montalais et Malicorne. La nuit, comme pour combattre la chaleur de la journée, avait amassé tous les nuages quelle poussait silencieusement et lourdement de louest à lest. Ce dôme, sans éclaircies et sans tonnerres apparents, pesait de tout son poids sur la terre et commençait à se trouer sous les efforts du vent, comme une immense toile détachée dun lambris. Les gouttes deau tombaient tièdes et larges sur la terre, où elles aggloméraient la poussière en globules roulants. En même temps, des haies qui aspiraient lorage, des fleurs altérées, des arbres échevelés, sexhalaient mille odeurs aromatiques qui ramenaient au cerveau les souvenirs doux, les idées de jeunesse, de vie éternelle, de bonheur et damour. -- La terre sent bien bon, dit de Wardes; cest une coquetterie de sa part pour nous attirer à elle. -- À propos, répliqua de Guiche, il mest venu plusieurs idées et je veux vous les soumettre. -- Relatives? -- Relatives à notre combat. -- En effet, il est temps, ce me semble, que nous nous en occupions. -- Sera-ce un combat ordinaire et réglé selon la coutume? -- Voyons notre coutume? -- Nous mettrons pied à terre dans une bonne plaine, nous attacherons nos chevaux au premier objet venu, nous nous joindrons sans armes, puis nous nous éloignerons de cent cinquante pas chacun pour revenir lun sur lautre. -- Bon! cest ainsi que je tuai le pauvre Follivent, voici trois semaines, à la Saint-Denis. -- Pardon, vous oubliez un détail. -- Lequel? -- Dans votre duel avec Follivent, vous marchâtes à pied lun sur lautre, lépée aux dents et le pistolet au poing. -- Cest vrai. -- Cette fois, au contraire, comme je ne puis pas marcher, vous lavouez vous-même, nous remontons à cheval et nous nous choquons, le premier qui veut tirer tire. -- Cest ce quil y a de mieux, sans doute, mais il fait nuit; il faut compter plus de coups perdus quil ny en aurait dans le jour. -- Soit! Chacun pourra tirer trois coups, les deux qui seront tout chargés, et un troisième de recharge. -- À merveille! où notre combat aura-t-il lieu? -- Avez-vous quelque préférence? -- Non. -- Vous voyez ce petit bois qui sétend devant nous? -- Le bois Rochin? Parfaitement. -- Vous le connaissez? -- À merveille. -- Vous savez, alors, quil a une clairière à son centre? -- Oui. -- Gagnons cette clairière. -- Soit! -- Cest une espèce de champ clos naturel, avec toutes sortes de chemins, de faux fuyants, de sentiers, de fossés, de tournants, dallées; nous serons là à merveille. -- Je le veux, si vous le voulez. Nous sommes arrivés, je crois? -- Oui. Voyez le bel espace dans le rond-point. Le peu de clarté qui tombe des étoiles, comme dit Corneille, se concentre en cette place; les limites naturelles sont le bois qui circuite avec ses barrières. -- Soit! Faites comme vous dites. -- Terminons les conditions, alors. -- Voici les miennes; si vous avez quelque chose contre, vous le direz. -- Jécoute. -- Cheval tué oblige son maître à combattre à pied. -- Cest incontestable, puisque nous navons pas de chevaux de rechange. -- Mais noblige pas ladversaire à descendre de son cheval. -- Ladversaire sera libre dagir comme bon lui semblera. -- Les adversaires, sétant joints une fois, peuvent ne se plus quitter, et, par conséquent, tirer lun sur lautre à bout portant. -- Accepté. -- Trois charges sans plus, nest-ce pas? -- Cest suffisant, je crois. Voici de la poudre et des balles pour vos pistolets; mesurez trois charges, prenez trois balles; jen ferai autant, puis nous répandrons le reste de la poudre et nous jetterons le reste des balles. -- Et nous jurons sur le Christ, nest-ce pas, ajouta de Wardes, que nous navons plus sur nous ni poudre ni balles? -- Cest convenu; moi, je le jure. De Guiche étendit la main vers le ciel. De Wardes limita. -- Et maintenant, mon cher comte, dit-il, laissez-moi vous dire que je ne suis dupe de rien. Vous êtes, ou vous serez lamant de Madame. Jai pénétré le secret, vous avez peur que je ne lébruite; vous voulez me tuer pour vous assurer le silence, cest tout simple, et, à votre place, jen ferais autant. De Guiche baissa la tête. -- Seulement, continua de Wardes triomphant, était-ce bien la peine, dites-moi, de me jeter encore dans les bras cette mauvaise affaire de Bragelonne? Prenez garde, mon cher ami, en acculant le sanglier, on lenrage; en forçant le renard, on lui donne la férocité du jaguar. Il en résulte que, mis aux abois par vous, je me défends jusquà la mort. -- Cest votre droit. -- Oui, mais, prenez garde, je ferai bien du mal; ainsi, pour commencer, vous devinez bien, nest-ce pas, que je nai point fait la sottise de cadenasser mon secret, ou plutôt votre secret dans mon coeur? Il y a un ami, un ami spirituel, vous le connaissez, qui est entré en participation de mon secret; ainsi, comprenez bien que, si vous me tuez, ma mort naura pas servi à grand-chose; tandis quau contraire, si je vous tue, dame! tout est possible, vous comprenez. De Guiche frissonna. -- Si je vous tue, continua de Wardes, vous aurez attaché à Madame deux ennemis qui travailleront à qui mieux mieux à la ruiner. -- Oh! monsieur, sécria de Guiche furieux, ne comptez pas ainsi sur ma mort; de ces deux ennemis, jespère bien tuer lun tout de suite, et lautre à la première occasion. De Wardes ne répondit que par un éclat de rire tellement diabolique, quun homme superstitieux sen fût effrayé. Mais de Guiche nétait point impressionnable à ce point. -- Je crois, dit-il, que tout est réglé, monsieur de Wardes; ainsi, prenez du champ, je vous prie, à moins que vous ne préfériez que ce soit moi. -- Non pas, dit de Wardes, enchanté de vous épargner une peine. Et, mettant son cheval au galop, il traversa la clairière dans toute son étendue, et alla prendre son poste au point de la circonférence du carrefour qui faisait face à celui où de Guiche sétait arrêté. De Guiche demeura immobile. À la distance de cent pas à peu près, les deux adversaires étaient absolument invisibles lun à lautre, perdus quils étaient dans lombre épaisse des ormes et des châtaigniers. Une minute sécoula au milieu du plus profond silence. Au bout de cette minute, chacun, au sein de lombre où il était caché, entendit le double cliquetis du chien résonnant dans la batterie. De Guiche, suivant la tactique ordinaire, mit son cheval au galop, persuadé quil trouverait une double garantie de sûreté dans londulation du mouvement et dans la vitesse de la course. Cette course se dirigea en droite ligne sur le point quà son avis devait occuper son adversaire. À la moitié du chemin, il sattendait à rencontrer de Wardes: il se trompait. Il continua sa course, présumant que de Wardes lattendait immobile. Mais au deux tiers de la clairière, il vit le carrefour silluminer tout à coup, et une balle coupa en sifflant la plume qui sarrondissait sur son chapeau. Presque en même temps, et comme si le feu du premier coup eût servi à éclairer lautre, un second coup retentit, et une seconde balle vint trouer la tête du cheval de de Guiche, un peu au- dessous de loreille. Lanimal tomba. Ces deux coups, venant dune direction tout opposée à celle dans laquelle il sattendait à trouver de Wardes, frappèrent de Guiche de surprise; mais, comme cétait un homme dun grand sang-froid, il calcula sa chute, mais non pas si bien, cependant, que le bout de sa botte ne se trouvât pris sous son cheval. Heureusement, dans son agonie, lanimal fit un mouvement, et de Guiche put dégager sa jambe moins pressée. De Guiche se releva, se tâta; il nétait point blessé. Du moment où il avait senti le cheval faiblir, il avait placé ses deux pistolets dans les fontes, de peur que la chute ne fît partir un des deux coups et même tous les deux, ce qui leût désarmé inutilement. Une fois debout, il reprit ses pistolets dans ses fontes, et savança vers lendroit où, à la lueur de la flamme, il avait vu apparaître de Wardes. De Guiche sétait, après le premier coup, rendu compte de la manoeuvre de son adversaire, qui était on ne peut plus simple. Au lieu de courir sur de Guiche ou de rester à sa place à lattendre, de Wardes avait, pendant une quinzaine de pas à peu près, suivi le cercle dombre qui le dérobait à la vue de son adversaire, et, au moment où celui-ci lui présentait le flanc dans sa course, il lavait tiré de sa place, ajustant à laise, et servi au lieu dêtre gêné par le galop du cheval. On a vu que, malgré lobscurité, la première balle avait passé à un pouce à peine de la tête de de Guiche. De Wardes était si sûr de son coup, quil avait cru voir tomber de Guiche. Son étonnement fut grand lorsque, au contraire le cavalier demeura en selle. Il se pressa pour tirer le second coup, fit un écart de main et tua le cheval. Cétait une heureuse maladresse, si de Guiche demeurait engagé sous lanimal. Avant quil eût pu se dégager, de Wardes rechargeait son troisième coup et tenait de Guiche à sa merci. Mais, tout au contraire, de Guiche était debout et avait trois coups à tirer. De Guiche comprit la position... Il sagissait de gagner de Wardes de vitesse. Il prit sa course, afin de le joindre avant quil eût fini de recharger son pistolet. De Wardes le voyait arriver comme une tempête. La balle était juste et résistait à la baguette. Mal charger était sexposer à perdre un dernier coup. Bien charger était perdre son temps, ou plutôt cétait perdre la vie. Il fit faire un écart à son cheval. De Guiche pivota sur lui-même, et, au moment où le cheval retombait, le coup partit, enlevant le chapeau de de Wardes. De Wardes comprit quil avait un instant à lui; il en profita pour achever de charger son pistolet. De Guiche, ne voyant pas tomber son adversaire, jeta le premier pistolet devenu inutile, et marcha sur de Wardes en levant le second. Mais, au troisième pas quil fit, de Wardes le prit tout marchant et le coup partit. Un rugissement de colère y répondit; le bras du comte se crispa et sabattit. Le pistolet tomba. De Wardes vit le comte se baisser, ramasser le pistolet de la main gauche, et faire un nouveau pas en avant. Le moment était suprême. -- Je suis perdu, murmura de Wardes, il nest point blessé à mort. Mais au moment où de Guiche levait son pistolet sur de Wardes, la tête, les épaules et les jarrets du comte fléchirent à la fois. Il poussa un soupir douloureux et vint rouler aux pieds du cheval de de Wardes. -- Allons donc! murmura celui-ci. Et, rassemblant les rênes, il piqua des deux. Le cheval franchit le corps inerte et emporta rapidement de Wardes au château. Arrivé là, de Wardes demeura un quart dheure à tenir conseil. Dans son impatience à quitter le champ de bataille, il avait négligé de sassurer que de Guiche fût mort. Une double hypothèse se présentait à lesprit agité de de Wardes. Ou de Guiche était tué, ou de Guiche était seulement blessé. -- Si de Guiche était tué, fallait-il laisser ainsi son corps aux loups? Cétait une cruauté inutile, puisque, si de Guiche était tué, il ne parlerait certes pas. Sil nétait pas tué, pourquoi, en ne lui portant pas secours, se faire passer pour un sauvage incapable de générosité? Cette dernière considération lemporta. De Wardes sinforma de Manicamp. Il apprit que Manicamp sétait informé de de Guiche et, ne sachant point où le joindre, sétait allé coucher. De Wardes alla réveiller le dormeur et lui conta laffaire, que Manicamp écouta sans dire un mot, mais avec une expression dénergie croissante dont on aurait cru sa physionomie incapable. Seulement, lorsque de Wardes eut fini, Manicamp prononça un seul mot: -- Allons! Tout en marchant, Manicamp se montait limagination, et, au fur et à mesure que de Wardes lui racontait lévénement, il sassombrissait davantage. -- Ainsi, dit-il lorsque de Wardes eut fini, vous le croyez mort? -- Hélas! oui. -- Et vous vous êtes battus comme cela sans témoins? -- Il la voulu. -- Cest singulier! -- Comment, cest singulier? -- Oui, le caractère de M. de Guiche ressemble bien peu à cela. -- Vous ne doutez pas de ma parole, je suppose? -- Hé! hé! -- Vous en doutez? -- Un peu... Mais jen douterai bien plus encore, je vous en préviens, si je vois le pauvre garçon mort. -- Monsieur Manicamp! -- Monsieur de Wardes! -- Il me semble que vous minsultez! -- Ce sera comme vous voudrez. Que voulez-vous? moi, je nai jamais aimé les gens qui viennent vous dire: «Jai tué M. Untel dans un coin; cest un bien grand malheur, mais je lai tué loyalement.» Il fait nuit bien noire pour cet adverbe-là monsieur de Wardes! -- Silence, nous sommes arrivés. En effet, on commençait à apercevoir la petite clairière, et, dans lespace vide, la masse immobile du cheval mort. À droite du cheval, sur lherbe noire, gisait, la face contre terre, le pauvre comte baigné dans son sang. Il était demeuré à la même place et ne paraissait même pas avoir fait un mouvement. Manicamp se jeta à genoux, souleva le comte, et le trouva froid et trempé de sang. Il le laissa retomber. Puis, sallongeant près de lui, il chercha jusquà ce quil eût trouvé le pistolet de de Guiche. -- Morbleu! dit-il alors en se relevant, pâle comme un spectre et le pistolet au poing; morbleu! vous ne vous trompiez pas, il est bien mort! -- Mort? répéta de Wardes. -- Oui, et son pistolet est chargé, ajouta Manicamp en interrogeant du doigt le bassinet. -- Mais ne vous ai-je pas dit que je lavais pris dans la marche et que javais tiré sur lui au moment où il visait sur moi? -- Êtes-vous bien sûr de vous être battu contre lui, monsieur de Wardes? Moi, je lavoue, jai bien peur que vous ne layez assassiné. Oh! ne criez pas! vous avez tiré vos trois coups, et son pistolet est chargé! Vous avez tué son cheval, et lui, lui, de Guiche, un des meilleurs tireurs de France, na touché ni vous ni votre cheval! Tenez, monsieur de Wardes, vous avez du malheur de mavoir amené ici; tout ce sang ma monté à la tête; je suis un peu ivre, et je crois, sur lhonneur! puisque loccasion sen présente, que je vais vous faire sauter la cervelle. Monsieur de Wardes, recommandez votre âme à Dieu! -- Monsieur de Manicamp, vous ny songez point? -- Si fait, au contraire, jy songe trop. -- Vous massassineriez? -- Sans remords, pour le moment, du moins. -- Êtes-vous gentilhomme? -- On a été page; donc on a fait ses preuves. -- Laissez-moi défendre ma vie, alors. -- Bon! pour que vous me fassiez à moi, ce que vous avez fait au pauvre de Guiche. Et Manicamp, soulevant son pistolet, larrêta, le bras tendu et le sourcil froncé, à la hauteur de la poitrine de de Wardes. De Wardes nessaya pas même de fuir, il était terrifié. Alors, dans cet effroyable silence dun instant, qui parut un siècle à de Wardes, un soupir se fit entendre. -- Oh! sécria de Wardes! il vit! il vit! À moi, monsieur de Guiche, on veut massassiner! Manicamp se recula, et, entre les deux jeunes gens, on vit le comte se soulever péniblement sur une main. Manicamp jeta le pistolet à dix pas, et courut à son ami en poussant un cri de joie. De Wardes essuya son front inondé dune sueur glacée. -- Il était temps! murmura-t-il. -- Quavez-vous? demanda Manicamp à de Guiche, et de quelle façon êtes vous blessé? De Guiche montra sa main mutilée et sa poitrine sanglante. -- Comte! sécria de Wardes, on maccuse de vous avoir assassiné; parlez, je vous en conjure, dites que jai loyalement combattu! -- Cest vrai, dit le blessé, M. de Wardes a combattu loyalement, et quiconque dirait le contraire se ferait de moi un ennemi. -- Eh! monsieur, dit Manicamp, aidez-moi dabord à transporter ce pauvre garçon, et, après, je vous donnerai toutes les satisfactions quil vous plaira, ou, si vous êtes par trop pressé, faisons mieux: pansons le comte avec votre mouchoir et le mien, et, puisquil reste deux balles à tirer, tirons-les. -- Merci, dit de Wardes. Deux fois en une heure jai vu la mort de trop près: cest trop laid, la mort, et je préfère vos excuses. Manicamp se mit à rire, et de Guiche aussi, malgré ses souffrances. Les deux jeunes gens voulurent le porter, mais il déclara quil se sentait assez fort pour marcher seul. La balle lui avait brisé lannulaire et le petit doigt, mais avait été glisser sur une côte sans pénétrer dans la poitrine. Cétait donc plutôt la douleur que la gravité de la blessure qui avait foudroyé de Guiche. Manicamp lui passa un bras sous une épaule, de Wardes un bras sous lautre, et ils lamenèrent ainsi à Fontainebleau, chez le médecin qui avait assisté à son lit de mort le franciscain prédécesseur dAramis. Chapitre CLIII -- Le souper du roi Le roi sétait mis à table pendant ce temps, et la suite peu nombreuse des invités du jour avait pris place à ses côtés après le geste habituel qui prescrivait de sasseoir. Dès cette époque, bien que létiquette ne fût pas encore réglée comme elle le fut plus tard, la Cour de France avait entièrement rompu avec les traditions de bonhomie et de patriarcale affabilité quon retrouvait encore chez Henri IV, et que lesprit soupçonneux de Louis XIII avait peu à peu effacées, pour les remplacer par des habitudes fastueuses de grandeur, quil était désespéré de ne pouvoir atteindre. Le roi dînait donc à une petite table séparée qui dominait, comme le bureau dun président, les tables voisines; petite table, avons-nous dit: hâtons-nous cependant dajouter que cette petite table était encore la plus grande de toutes. En outre, cétait celle sur laquelle sentassaient un plus prodigieux nombre de mets variés, poissons, gibiers, viandes domestiques, fruits, légumes et conserves. Le roi, jeune et vigoureux, grand chasseur, adonné à tous les exercices violents, avait, en outre, cette chaleur naturelle du sang, commune à tous les Bourbons, qui cuit rapidement les digestions et renouvelle les appétits. Louis XIV était un redoutable convive; il aimait à critiquer ses cuisiniers; mais, lorsquil leur faisait honneur, cet honneur était gigantesque. Le roi commençait par manger plusieurs potages, soit ensemble, dans une espèce de macédoine, soit séparément; il entremêlait ou plutôt il séparait chacun de ces potages dun verre de vin vieux. Il mangeait vite et assez avidement. Porthos, qui dès labord avait par respect attendu un coup de coude de dArtagnan, voyant le roi sescrimer de la sorte, se retourna vers le mousquetaire, et dit à demi-voix: -- Il me semble quon peut aller, dit-il, Sa Majesté encourage. Voyez donc. -- Le roi mange, dit dArtagnan, mais il cause en même temps; arrangez-vous de façon que si, par hasard, il vous adressait la parole, il ne vous prenne pas la bouche pleine, ce qui serait disgracieux. -- Le bon moyen alors, dit Porthos, cest de ne point souper. Cependant jai faim, je lavoue, et tout cela sent des odeurs appétissantes, et qui sollicitent à la fois mon odorat et mon appétit. -- Nallez pas vous aviser de ne point manger, dit dArtagnan, vous fâcheriez Sa Majesté. Le roi a pour habitude de dire que celui-là travaille bien qui mange bien, et il naime pas quon fasse petite bouche à sa table. -- Alors, comment éviter davoir la bouche pleine si on mange? dit Porthos. -- Il sagit simplement, répondit le capitaine des mousquetaires, davaler lorsque le roi vous fera lhonneur de vous adresser la parole. -- Très bien. Et, à partir de ce moment, Porthos se mit à manger avec un enthousiasme poli. Le roi, de temps en temps, levait les yeux sur le groupe, et, en connaisseur, appréciait les dispositions de son convive. -- Monsieur du Vallon! dit-il. Porthos en était à un salmis de lièvre, et en engloutissait un demi-râble. Son nom, prononcé ainsi, le fit tressaillir, et, dun vigoureux élan du gosier, il absorba la bouchée entière. -- Sire, dit Porthos dune voix étouffée, mais suffisamment intelligible néanmoins. -- Que lon passe à M. du Vallon ces filets dagneau, dit le roi. Aimez-vous les viandes jaunes, monsieur du Vallon? -- Sire, jaime tout, répliqua Porthos. Et dArtagnan lui souffla: -- Tout ce que menvoie Votre Majesté. Porthos répéta: -- Tout ce que menvoie Votre Majesté. Le roi fit, avec la tête, un signe de satisfaction. -- On mange bien quand on travaille bien, repartit le roi, enchanté davoir en tête à tête un mangeur de la force de Porthos. Porthos reçut le plat dagneau et en fit glisser une partie sur son assiette. -- Eh bien? dit le roi. -- Exquis! fit tranquillement Porthos. -- A-t-on daussi fins moutons dans votre province, monsieur du Vallon? continua le roi. -- Sire, dit Porthos, je crois quen ma province, comme partout, ce quil y a de meilleur est dabord au roi; mais, ensuite, je ne mange pas le mouton de la même façon que le mange Votre Majesté. -- Ah! ah! Et comment le mangez-vous? -- Dordinaire, je me fais accommoder un agneau tout entier. -- Tout entier? -- Oui, Sire. -- Et de quelle façon? -- Voici: mon cuisinier, le drôle est Allemand, Sire; mon cuisinier bourre lagneau en question de petites saucisses quil fait venir de Strasbourg; dandouillettes, quil fait venir de Troyes; de mauviettes, quil fait venir de Pithiviers; par je ne sais quel moyen, il désosse le mouton, comme il ferait dune volaille, tout en lui laissant la peau, qui fait autour de lanimal une croûte rissolée; lorsquon le coupe par belles tranches, comme on ferait dun énorme saucisson, il en sort un jus tout rosé qui est à la fois agréable à loeil et exquis au palais. Et Porthos fit clapper sa langue. Le roi ouvrit de grands yeux charmés, et, tout en attaquant du faisan en daube quon lui présentait: -- Voilà, monsieur du Vallon, un manger que je convoiterais, dit- il. Quoi! le mouton entier? -- Entier, oui, Sire. -- Passez donc ces faisans à M. du Vallon; je vois que cest un amateur. Lordre fut exécuté. Puis, revenant au mouton: -- Et cela nest pas trop gras? -- Non, Sire; les graisses tombent en même temps que le jus et surnagent; alors mon écuyer tranchant les enlève avec une cuiller dargent, que jai fait faire exprès. -- Et vous demeurez? demanda le roi. -- À Pierrefonds, Sire. -- À Pierrefonds; où est cela, monsieur du Vallon? du côté de Belle-Île? -- Oh! non pas, Sire, Pierrefonds est dans le Soissonnais. -- Je croyais que vous me parliez de ces moutons à cause des prés salés. -- Non, Sire, jai des prés qui ne sont pas salés, cest vrai, mais qui nen valent pas moins. Le roi passa aux entremets, mais sans perdre de vue Porthos, qui continuait dofficier de son mieux. -- Vous avez un bel appétit, monsieur du Vallon, dit-il, et vous faites un bon convive. -- Ah! ma foi! Sire, si Votre Majesté venait jamais à Pierrefonds, nous mangerions bien notre mouton à nous deux, car vous ne manquez pas dappétit non plus, vous. DArtagnan poussa un bon coup de pied à Porthos sous la table. Porthos rougit. -- À lâge heureux de Votre Majesté, dit Porthos pour se rattraper, jétais aux mousquetaires, et nul ne pouvait me rassasier. Votre Majesté a bel appétit, comme javais lhonneur de le lui dire, mais elle choisit avec trop de délicatesse pour être appelée un grand mangeur. Le roi parut charmé de la politesse de son antagoniste. -- Tâterez-vous de ces crèmes? dit-il à Porthos? -- Sire, Votre Majesté me traite trop bien pour que je ne lui dise pas la vérité tout entière. -- Dites, monsieur du Vallon, dites. -- Eh bien! Sire, en fait de sucreries, je ne connais que les pâtes, et encore il faut quelles soient bien compactes; toutes ces mousses menflent lestomac, et tiennent une place qui me paraît trop précieuse pour la si mal occuper. -- Ah! messieurs, dit le roi en montrant Porthos voilà un véritable modèle de gastronomie. Ainsi mangeaient nos pères, qui savaient si bien manger, ajouta Sa Majesté, tandis que nous, nous picorons. Et, en disant ces mots, il prit une assiette de blanc de volaille mêlée de jambon. Porthos, de son côté, entama une terrine de perdreaux et de râles. Léchanson remplit joyeusement le verre de Sa Majesté. -- Donnez de mon vin à M. du Vallon, dit le roi. Cétait un des grands honneurs de la table royale, DArtagnan pressa le genou de son ami. -- Si vous pouvez avaler seulement la moitié de cette hure de sanglier que je vois là, dit-il à Porthos, je vous juge duc et pair dans un an. -- Tout à lheure, dit flegmatiquement Porthos, je my mettrai. Le tour de la hure ne tarda pas à venir en effet, car le roi prenait plaisir à pousser ce beau convive, il ne fit point passer de mets à Porthos, quil ne les eût dégustés lui-même: il goûta donc la hure. Porthos se montra beau joueur, au lieu den manger la moitié, comme avait dit dArtagnan, il en mangea les trois quarts. -- Il est impossible, dit le roi à demi-voix, quun gentilhomme qui soupe si bien tous les jours, et avec de si belles dents, ne soit pas le plus honnête homme de mon royaume. -- Entendez-vous? dit dArtagnan à loreille de son ami. -- Oui, je crois que jai un peu de faveur, dit Porthos en se balançant sur sa chaise. -- Oh! vous avez le vent en poupe. Oui! oui! oui! Le roi et Porthos continuèrent de manger ainsi à la grande satisfaction des conviés, dont quelques-uns, par émulation, avaient essayé de les suivre, mais avaient dû renoncer en chemin. Le roi rougissait, et la réaction du sang à son visage annonçait le commencement de la plénitude. Cest alors que Louis XIV, au lieu de prendre de la gaieté, comme tous les buveurs, sassombrissait et devenait taciturne. Porthos, au contraire, devenait guilleret et expansif. Le pied de dArtagnan dut lui rappeler plus dune fois cette particularité. Le dessert parut. Le roi ne songeait plus à Porthos; il tournait ses yeux vers la porte dentrée, et on lentendit demander parfois pourquoi M. de Saint-Aignan tardait tant à venir. Enfin, au moment où Sa Majesté terminait un pot de confitures de prunes avec un grand soupir, M. de Saint-Aignan parut. Les yeux du roi, qui sétaient éteints peu à peu, brillèrent aussitôt. Le comte se dirigea vers la table du roi, et, à son approche, Louis XIV se leva. Tout le monde se leva, Porthos même, qui achevait un nougat capable de coller lune à lautre les deux mâchoires dun crocodile. Le souper était fini. Chapitre CLIV -- Après souper Le roi prit le bras de Saint-Aignan et passa dans la chambre voisine. -- Que vous avez tardé, comte! dit le roi. -- Japportais la réponse, Sire, répondit le comte. -- Cest donc bien long pour elle de répondre à ce que je lui écrivais? -- Sire, Votre Majesté avait daigné faire des vers; Mlle de La Vallière a voulu payer le roi de la même monnaie, cest-à-dire en or. -- Des vers, de Saint-Aignan!... sécria le roi ravi. Donne, donne. Et Louis rompit le cachet dune petite lettre qui renfermait effectivement des vers que lhistoire nous a conservés, et qui sont meilleurs dintention que de facture. Tels quils étaient, cependant, ils enchantèrent le roi, qui témoigna sa joie par des transports non équivoques; mais le silence général avertit Louis, si chatouilleux sur les bienséances, que sa joie pouvait donner matière à des interprétations. Il se retourna et mit le billet dans sa poche; puis, faisant un pas qui le ramena sur le seuil de la porte auprès de ses hôtes: -- Monsieur du Vallon, dit-il, je vous ai vu avec le plus vif plaisir, et je vous reverrai avec un plaisir nouveau. Porthos sinclina, comme eût fait le colosse de Rhodes, et sortit à reculons. -- Monsieur dArtagnan, continua le roi, vous attendrez mes ordres dans la galerie; je vous suis obligé de mavoir fait connaître M. du Vallon. Messieurs, je retourne demain à Paris, pour le départ des ambassadeurs dEspagne et de Hollande. À demain donc. La salle se vida aussitôt. Le roi prit le bras de Saint-Aignan, et lui fit relire encore les vers de La Vallière. -- Comment les trouves-tu? dit-il. -- Sire... charmants! -- Ils me charment, en effet, et sils étaient connus... -- Oh! les poètes en seraient jaloux; mais ils ne les connaîtront pas. -- Lui avez-vous donné les miens? -- Oh! Sire, elle les a dévorés. -- Ils étaient faibles, jen ai peur. -- Ce nest pas ce que Mlle de La Vallière en a dit. -- Vous croyez quelle les a trouvés de son goût? -- Jen suis sûr, Sire... -- Il me faudrait répondre, alors. -- Oh! Sire... tout de suite... après souper... Votre Majesté se fatiguera. -- Je crois que vous avez raison: létude après le repas est nuisible. -- Le travail du poète surtout; et puis, en ce moment, il y aurait préoccupation chez Mlle de La Vallière. -- Quelle préoccupation? -- Ah! Sire, comme chez toutes ces dames. -- Pourquoi? -- À cause de laccident de ce pauvre de Guiche. -- Ah! mon Dieu! est-il arrivé un malheur à de Guiche? -- Oui, Sire, il a toute une main emportée, il a un trou à la poitrine, il se meurt. -- Bon Dieu! et qui vous a dit cela? -- Manicamp la rapporté tout à lheure chez un médecin de Fontainebleau, et le bruit sen est répandu ici. -- Rapporté? Pauvre de Guiche! et comment cela lui est-il arrivé? -- Ah! voilà, Sire! comment cela lui est-il arrivé? -- Vous me dites cela dun air tout à fait singulier, de Saint- Aignan. Donnez-moi des détails... Que dit-il? -- Lui, ne dit rien, Sire, mais les autres. -- Quels autres? -- Ceux qui lont rapporté, Sire. -- Qui sont-ils, ceux-là? -- Je ne sais, Sire; mais M. de Manicamp le sait, M. de Manicamp est de ses amis. -- Comme tout le monde, dit le roi. -- Oh! non, reprit de Saint-Aignan, vous vous trompez, Sire; tout le monde nest pas précisément des amis de M. de Guiche. -- Comment le savez-vous? -- Est-ce que le roi veut que je mexplique? -- Sans doute, je le veux. -- Eh bien! Sire, je crois avoir ouï parler dune querelle entre deux gentilshommes. -- Quand? -- Ce soir même, avant le souper de Votre Majesté. -- Cela ne prouve guère. Jai fait des ordonnances si sévères à légard des duels, que nul, je suppose, nosera y contrevenir. -- Aussi Dieu me préserve daccuser personne! sécria de Saint- Aignan. Votre Majesté ma ordonné de parler, je parle. -- Dites donc alors comment le comte de Guiche a été blessé. -- Sire, on dit à laffût. -- Ce soir? -- Ce soir. -- Une main emportée! un trou à la poitrine! Qui était à laffût avec M. de Guiche? -- Je ne sais, Sire... Mais M. de Manicamp sait ou doit savoir. -- Vous me cachez quelque chose, de Saint-Aignan. -- Rien, Sire, rien. -- Alors expliquez-moi laccident; est-ce un mousquet qui a crevé? -- Peut-être bien. Mais, en y réfléchissant, non, Sire, car on a trouvé près de de Guiche son pistolet encore chargé. -- Son pistolet? Mais, on ne va pas à laffût avec un pistolet, ce me semble. -- Sire, on ajoute que le cheval de de Guiche a été tué, et que le cadavre du cheval est encore dans la clairière. -- Son cheval? De Guiche va à laffût à cheval? De Saint-Aignan, je ne comprends rien à ce que vous me dites. Où la chose sest- elle passée? -- Sire, au bois Rochin, dans le rond-point. -- Bien. Appelez M. dArtagnan. De Saint-Aignan obéit. Le mousquetaire entra. -- Monsieur dArtagnan, dit le roi, vous allez sortir par la petite porte du degré particulier. -- Oui, Sire. -- Vous monterez à cheval. -- Oui, Sire. -- Et vous irez au rond-point du bois Rochin. Connaissez-vous lendroit? -- Sire, je my suis battu deux fois. -- Comment! sécria le roi, étourdi de la réponse. -- Sire, sous les édits de M. le cardinal de Richelieu repartit dArtagnan avec son flegme ordinaire. -- Cest différent, monsieur. Vous irez donc là, et vous examinerez soigneusement les localités. Un homme y a été blessé, et vous y trouverez un cheval mort. Vous me direz ce que vous pensez sur cet événement. -- Bien, Sire. -- Il va sans dire que cest votre opinion à vous, et non celle dun autre que je veux avoir. -- Vous laurez dans une heure, Sire. -- Je vous défends de communiquer avec qui que ce soit. -- Excepté avec celui qui me donnera une lanterne, dit dArtagnan. -- Oui, bien entendu, dit le roi en riant de cette liberté, quil ne tolérait que chez son capitaine des mousquetaires. DArtagnan sortit par le petit degré. -- Maintenant, quon appelle mon médecin, ajouta Louis. Dix minutes après, le médecin du roi arrivait essoufflé. -- Monsieur, vous allez, lui dit le roi, vous transporter avec M. de Saint-Aignan où il vous conduira, et me rendrez compte de létat du malade que vous verrez dans la maison où je vous prie daller. Le médecin obéit sans observation, comme on commençait dès cette époque à obéir à Louis XIV, et sortit précédant de Saint-Aignan. -- Vous, de Saint-Aignan, envoyez-moi Manicamp, avant que le médecin ait pu lui parler. De Saint-Aignan sortit à son tour. Chapitre CLV -- Comment d'Artagnan accomplit la mission dont le roi l'avait chargé Pendant que le roi prenait ces dernières dispositions pour arriver à la vérité, dArtagnan, sans perdre une seconde, courait à lécurie, décrochait la lanterne, sellait son cheval lui-même, et se dirigeait vers lendroit désigné par Sa Majesté. Il navait, suivant sa promesse, vu ni rencontré personne, et, comme nous lavons dit, il avait poussé le scrupule jusquà faire, sans lintervention des valets décurie et des palefreniers, ce quil avait à faire. DArtagnan était de ceux qui se piquent, dans les moments difficiles, de doubler leur propre valeur. En cinq minutes de galop, il fut au bois, attacha son cheval au premier arbre quil rencontra, et pénétra à pied jusquà la clairière. Alors il commença de parcourir à pied, et sa lanterne à la main, toute la surface du rond-point, vint, revint, mesura, examina, et, après une demi-heure dexploration il reprit silencieusement son cheval, et sen revint réfléchissant et au pas à Fontainebleau. Louis attendait dans son cabinet: il était seul et crayonnait sur un papier des lignes quau premier coup doeil dArtagnan reconnut inégales et fort raturées. Il en conclut que ce devaient être des vers. Il leva la tête et aperçut dArtagnan. -- Eh bien! monsieur, dit-il, mapportez-vous des nouvelles? -- Oui, Sire. -- Quavez-vous vu? -- Voici la probabilité, Sire, dit dArtagnan. -- Cétait une certitude que je vous avais demandée. -- Je men rapprocherai autant que je pourrai; le temps était commode pour les investigations dans le genre de celles que je viens de faire: il a plu ce soir et les chemins étaient détrempés... -- Au fait, monsieur dArtagnan. -- Sire, Votre Majesté mavait dit quil y avait un cheval mort au carrefour du bois Rochin; jai donc commencé par étudier les chemins. «Je dis les chemins, attendu quon arrive au centre du carrefour par quatre chemins. «Celui que javais suivi moi-même présentait seul des traces fraîches. Deux chevaux lavaient suivi côte à côte: leurs huit pieds étaient marqués bien distinctement dans la glaise. «Lun des cavaliers était plus pressé que lautre. Les pas de lun sont toujours en avant de lautre dune demi-longueur de cheval. -- Alors vous êtes sûr quils sont venus à deux? dit le roi. -- Oui, Sire. Les chevaux sont deux grandes bêtes dun pas égal, des chevaux habitués à la manoeuvre, car ils ont tourné en parfaite oblique la barrière du rond-point. -- Après, monsieur? -- Là, les cavaliers sont restés un instant à régler sans doute les conditions du combat; les chevaux simpatientaient. Lun des cavaliers parlait, lautre écoutait et se contentait de répondre. Son cheval grattait la terre du pied, ce qui prouve que, dans sa préoccupation à écouter, il lui lâchait la bride. -- Alors il y a eu combat? -- Sans conteste. -- Continuez; vous êtes un habile observateur. -- Lun des deux cavaliers est resté en place, celui qui écoutait; lautre a traversé la clairière, et a dabord été se mettre en face de son adversaire. Alors celui qui était resté en place a franchi le rond-point au galop jusquaux deux tiers de sa longueur, croyant marcher sur son ennemi; mais celui-ci avait suivi la circonférence du bois. -- Vous ignorez les noms, nest-ce pas? -- Tout à fait, Sire. Seulement, celui-ci qui avait suivi la circonférence du bois montait un cheval noir. -- Comment savez-vous cela? -- Quelques crins de sa queue sont restés aux ronces qui garnissent le bord du fossé. -- Continuez. -- Quant à lautre cheval, je nai pas eu de peine à en faire le signalement, puisquil est resté mort sur le champ de bataille. -- Et de quoi ce cheval est-il mort? -- Dune balle qui lui a troué la tempe. -- Cette balle était celle dun pistolet ou dun fusil? -- Dun pistolet, Sire. Au reste, la blessure du cheval ma indiqué la tactique de celui qui lavait tué. Il avait suivi la circonférence du bois pour avoir son adversaire en flanc. Jai dailleurs, suivi ses pas sur lherbe. -- Les pas du cheval noir? -- Oui, Sire. -- Allez, monsieur dArtagnan. -- Maintenant que Votre Majesté voit la position des deux adversaires, il faut que je quitte le cavalier stationnaire pour le cavalier qui passe au galop. -- Faites. -- Le cheval du cavalier qui chargeait fut tué sur le coup. -- Comment savez-vous cela? -- Le cavalier na pas eu le temps de mettre pied à terre et est tombé avec lui. Jai vu la trace de sa jambe, quil avait tirée avec effort de dessous le cheval. Léperon, pressé par le poids de lanimal, avait labouré la terre. -- Bien. Et qua-t-il dit en se relevant? -- Il a marché droit sur son adversaire. -- Toujours placé sur la lisière du bois? -- Oui, Sire. Puis, arrivé à une belle portée, il sest arrêté solidement, ses deux talons sont marqués lun près de lautre, il a tiré et a manqué son adversaire. -- Comment savez-vous cela, quil la manqué? -- Jai trouvé le chapeau troué dune balle. -- Ah! une preuve, sécria le roi. -- Insuffisante, Sire, répondit froidement dArtagnan: cest un chapeau sans lettres, sans armes; une plume rouge comme à tous les chapeaux; le galon même na rien de particulier. -- Et lhomme au chapeau troué a-t-il tiré son second coup? -- Oh! Sire, ses deux coups étaient déjà tirés. -- Comment avez-vous su cela? -- Jai retrouvé les bourres du pistolet. -- Et la balle qui na pas tué le cheval, quest-elle devenue? -- Elle a coupé la plume du chapeau de celui sur qui elle était dirigée, et a été briser un petit bouleau de lautre côté de la clairière. -- Alors, lhomme au cheval noir était désarmé, tandis que son adversaire avait encore un coup à tirer. -- Sire, pendant que le cavalier démonté se relevait, lautre rechargeait son arme. Seulement, il était fort troublé en la rechargeant, la main lui tremblait. -- Comment savez-vous cela? -- La moitié de la charge est tombée à terre, et il a jeté la baguette, ne prenant pas le temps de la remettre au pistolet. -- Monsieur dArtagnan, ce que vous dites là est merveilleux! -- Ce nest que de lobservation, Sire, et le moindre batteur destrade en ferait autant. -- On voit la scène rien quà vous entendre. -- Je lai, en effet, reconstruite dans mon esprit, à peu de changements près. -- Maintenant, revenons au cavalier démonté. Vous disiez quil avait marché sur son adversaire tandis que celui-ci rechargeait son pistolet? -- Oui; mais au moment où il visait lui-même, lautre tira. -- Oh! fit le roi, et le coup? -- Le coup fut terrible, Sire; le cavalier démonté tomba sur la face après avoir fait trois pas mal assurés. -- Où avait-il été frappé? -- À deux endroits: à la main droite dabord, puis, du même coup, à la poitrine. -- Mais comment pouvez-vous deviner cela? demanda le roi plein dadmiration. -- Oh! cest bien simple: la crosse du pistolet était tout ensanglantée, et lon y voyait la trace de la balle avec les fragments dune bague brisée. Le blessé a donc eu, selon toute probabilité, lannulaire et le petit doigt emportés. -- Voilà pour la main, jen conviens; mais la poitrine? -- Sire, il y avait deux flaques de sang à la distance de deux pieds et demi lune de lautre. À lune de ces flaques, lherbe était arrachée par la main crispée; à lautre, lherbe était affaissée seulement par le poids du corps. -- Pauvre de Guiche! sécria le roi. -- Ah! cétait M. de Guiche? dit tranquillement le mousquetaire. Je men étais douté; mais je nosais en parler à Votre Majesté. -- Et comment vous en doutiez-vous? -- Javais reconnu les armes des Grammont sur les fontes du cheval mort. -- Et vous le croyez blessé grièvement? -- Très grièvement, puisquil est tombé sur le coup et quil est resté longtemps à la même place; cependant il a pu marcher, en sen allant, soutenu par deux amis. -- Vous lavez donc rencontré, revenant? -- Non; mais jai relevé les pas des trois hommes: lhomme de droite et lhomme de gauche marchaient librement, facilement; mais celui du milieu avait le pas lourd. Dailleurs, des traces de sang accompagnaient ce pas. -- Maintenant, monsieur, que vous avez si bien vu le combat quaucun détail ne vous en a échappé, dites-moi deux mots de ladversaire de de Guiche. -- Oh! Sire, je ne le connais pas. -- Vous qui voyez tout si bien, cependant. -- Oui, Sire, dit dArtagnan, je vois tout; mais je ne dis pas tout ce que je vois, et, puisque le pauvre diable a échappé, que Votre Majesté me permette de lui dire que ce nest pas moi qui le dénoncerai. -- Cest cependant un coupable, monsieur, que celui qui se bat en duel. -- Pas pour moi, Sire, dit froidement dArtagnan. -- Monsieur, sécria le roi, savez-vous bien ce que vous dites? -- Parfaitement, Sire; mais, à mes yeux, voyez-vous, un homme qui se bat bien est un brave homme. Voilà mon opinion. Vous pouvez en avoir une autre; cest naturel, vous êtes le maître. -- Monsieur dArtagnan, jai ordonné cependant... DArtagnan interrompit le roi avec un geste respectueux. -- Vous mavez ordonné daller chercher des renseignements sur un combat, Sire; vous les avez. Mordonnez-vous darrêter ladversaire de M. de Guiche, jobéirai; mais ne mordonnez point de vous le dénoncer, car, cette fois, je nobéirai pas. -- Eh bien! arrêtez-le. -- Nommez-le moi, Sire. Louis frappa du pied. Puis, après un instant de réflexion: -- Vous avez dix fois, vingt fois, cent fois raison, dit-il. -- Cest mon avis, Sire; je suis heureux que ce soit en même temps celui de Votre Majesté. -- Encore un mot... Qui a porté secours à de Guiche? -- Je lignore. -- Mais vous parlez de deux hommes... Il y avait donc un témoin? -- Il ny avait pas de témoin. Il y a plus... M. de Guiche une fois tombé, son adversaire sest enfui sans même lui porter secours. -- Le misérable! -- Dame! Sire, cest leffet de vos ordonnances. On sest bien battu, on a échappé à une première mort, on veut échapper à une seconde. On se souvient de M. de Boutteville... Peste! -- Et, alors on devient lâche. -- Non, lon devient prudent. -- Donc, il sest enfui? -- Oui, et aussi vite que son cheval a pu lemporter même. -- Et dans quelle direction? -- Dans celle du château. -- Après? -- Après, jai eu lhonneur de le dire à Votre Majesté, deux hommes, à pied, sont venus qui ont emmené M. de Guiche. -- Quelle preuve avez-vous que ces hommes soient venus après le combat? -- Ah! une preuve manifeste; au moment du combat, la pluie venait de cesser, le terrain navait pas eu le temps de labsorber et était devenu humide: les pas enfoncent; mais après le combat, mais pendant le temps que M. de Guiche est resté évanoui, la terre sest consolidée et les pas simprégnaient moins profondément. -- Monsieur dArtagnan, dit-il, vous êtes, en vérité, le plus habile homme de mon royaume. -- Cest ce que pensait M. de Richelieu, cest ce que disait M. de Mazarin, Sire. -- Maintenant, il nous reste à voir si votre sagacité est en défaut. -- Oh! Sire, lhomme se trompe: _Errare humanum est_, dit philosophiquement le mousquetaire. -- Alors vous nappartenez pas à lhumanité, monsieur dArtagnan, car je crois que vous ne vous trompez jamais. -- Votre Majesté disait que nous allions voir. -- Oui. -- Comment cela, sil lui plaît? -- Jai envoyé chercher M. de Manicamp, et M. de Manicamp va venir. -- Et M. de Manicamp sait le secret? -- De Guiche na pas de secrets pour M. de Manicamp. -- Nul nassistait au combat, je le répète, et, à moins que M. de Manicamp ne soit un de ces deux hommes qui lont ramené... -- Chut! dit le roi, voici quil vient: demeurez là et prêtez loreille. -- Très bien, Sire, dit le mousquetaire. À la même minute, Manicamp et de Saint-Aignan paraissaient au seuil de la porte. Chapitre CLVI -- L'affût Le roi fit un signe au mousquetaire, lautre à de Saint-Aignan. Le signe était impérieux et signifiait: «Sur votre vie, taisez- vous!» DArtagnan se retira, comme un soldat, dans langle du cabinet. De Saint-Aignan, comme un favori, sappuya sur le dossier du fauteuil du roi. Manicamp, la jambe droite en avant, le sourire aux lèvres, les mains blanches et gracieuses, savança pour faire sa révérence au roi. Le roi rendit le salut avec la tête. -- Bonsoir, monsieur de Manicamp, dit-il. -- Votre Majesté ma fait lhonneur de me mander auprès delle, dit Manicamp. -- Oui, pour apprendre de vous tous les détails du malheureux accident arrivé au comte de Guiche. -- Oh! Sire, cest douloureux. -- Vous étiez là? -- Pas précisément, Sire. -- Mais vous arrivâtes sur le théâtre de laccident quelques instants après cet accident accompli? -- Cest cela, oui, Sire, une demi-heure à peu près. -- Et où cet accident a-t-il eu lieu? -- Je crois, Sire, que lendroit sappelle le rond-point du bois Rochin. -- Oui, rendez-vous de chasse. -- Cest cela même, Sire. -- Eh bien! contez-moi ce que vous savez de détails sur ce malheur, monsieur de Manicamp. Contez. -- Cest que Votre Majesté est peut-être instruite, et je craindrais de la fatiguer par des répétitions. -- Non, ne craignez pas. Manicamp regarda tout autour de lui; il ne vit que dArtagnan adossé aux boiseries, dArtagnan calme, bienveillant, bonhomme, et de Saint-Aignan avec lequel il était venu, et qui se tenait toujours adossé au fauteuil du roi avec une figure également gracieuse. Il se décida donc à parler. -- Votre Majesté nignore pas, dit-il, que les accidents sont communs à la chasse? -- À la chasse? -- Oui, Sire, je veux dire à laffût. -- Ah! ah! dit le roi, cest à laffût que laccident est arrivé? -- Mais oui, Sire, hasarda Manicamp; est-ce que Votre Majesté lignorait? -- Mais à peu près, dit le roi fort vite, car toujours Louis XIV répugna à mentir; cest donc à laffût, dites-vous, que laccident est arrivé? -- Hélas! oui, malheureusement, Sire. Le roi fit une pause. -- À laffût de quel animal? demanda-t-il. -- Du sanglier, Sire. -- Et quelle idée a donc eue de Guiche de sen aller comme cela, tout seul, à laffût du sanglier? Cest un exercice de campagnard, cela, et bon, tout au plus, pour celui qui na pas, comme le maréchal de Grammont, chiens et piqueurs pour chasser en gentilhomme. Manicamp plia les épaules. -- La jeunesse est téméraire, dit-il sentencieusement. -- Enfin!... continuez, dit le roi. -- Tant il y a, continua Manicamp, nosant saventurer et posant un mot après lautre, comme fait de ses pieds un paludier dans un marais, tant il y a, Sire, que le pauvre de Guiche sen alla tout seul à laffût. -- Tout seul, voire! le beau chasseur! Eh! M. de Guiche ne sait-il pas que le sanglier revient sur le coup? -- Voilà justement ce qui est arrivé, Sire. -- Il avait donc eu connaissance de la bête? -- Oui, Sire. Des paysans lavaient vue dans leurs pommes de terre. -- Et quel animal était-ce? -- Un ragot. -- Il fallait donc me prévenir, monsieur, que de Guiche avait des idées de suicide; car, enfin, je lai vu chasser, cest un veneur très expert. Quand il tire sur lanimal acculé et tenant aux chiens, il prend toutes ses précautions, et cependant il tire avec une carabine, et, cette fois, il sen va affronter le sanglier avec de simples pistolets! Manicamp tressaillit. -- Des pistolets de luxe, excellents pour se battre en duel avec un homme et non avec un sanglier, que diable! -- Sire, il y a des choses qui ne sexpliquent pas bien. -- Vous avez raison, et lévénement qui nous occupe est une de ces choses là. Continuez. Pendant ce récit, de Saint-Aignan, qui eût peut-être fait signe à Manicamp de ne pas senferrer, était couché en joue par le regard obstiné du roi. Il y avait donc, entre lui et Manicamp, impossibilité de communiquer. Quant à dArtagnan, la statue du Silence, à Athènes, était plus bruyante et plus expressive que lui. Manicamp continua donc, lancé dans la voie quil avait prise, à senfoncer dans le panneau. -- Sire, dit-il, voici probablement comment la chose sest passée. De Guiche attendait le sanglier. -- À cheval ou à pied? demanda le roi. -- À cheval. Il tira sur la bête, la manqua. -- Le maladroit! -- La bête fonça sur lui. -- Et le cheval fut tué? -- Ah! Votre Majesté sait cela? -- On ma dit quun cheval avait été trouvé mort au carrefour du bois Rochin. Jai présumé que cétait le cheval de de Guiche. -- Cétait lui, effectivement, Sire. -- Voilà pour le cheval, cest bien; mais pour de Guiche? -- De Guiche une fois à terre, fut fouillé par le sanglier et blessé à la main et à la poitrine. -- Cest un horrible accident; mais, il faut le dire, cest la faute de de Guiche. Comment va-t-on à laffût dun pareil animal avec des pistolets! Il avait donc oublié la fable dAdonis? Manicamp se gratta loreille. -- Cest vrai, dit-il, grande imprudence. -- Vous expliquez-vous cela, monsieur de Manicamp? -- Sire, ce qui est écrit est écrit. -- Ah! vous êtes fataliste! Manicamp sagitait, fort mal à son aise. -- Je vous en veux, monsieur de Manicamp, continua le roi. -- À moi, Sire. -- Oui! Comment! vous êtes lami de Guiche, vous savez quil est sujet à de pareilles folies, et vous ne larrêtez pas? Manicamp ne savait à quoi sen tenir; le ton du roi nétait plus précisément celui dun homme crédule. Dun autre côté, ce ton navait ni la sévérité du drame, ni linsistance de linterrogatoire. Il y avait plus de raillerie que de menace. -- Et vous dites donc, continua le roi, que cest bien le cheval de Guiche que lon a retrouvé mort? -- Oh! mon Dieu, oui, lui-même. -- Cela vous a-t-il étonné? -- Non, Sire. À la dernière chasse, M. de Saint-Maure, Votre Majesté se le rappelle, a eu un cheval tué sous lui, et de la même façon. -- Oui, mais éventré. -- Sans doute, Sire. -- Le cheval de Guiche eût été éventré comme celui de M. de Saint- Maure que cela ne métonnerait point, pardieu! Manicamp ouvrit de grands yeux. -- Mais ce qui métonne, continua le roi, cest que le cheval de Guiche, au lieu davoir le ventre ouvert, ait la tête cassée. Manicamp se troubla. -- Est-ce que je me trompe? reprit le roi, est-ce que ce nest point à la tempe que le cheval de Guiche a été frappé? Avouez, monsieur de Manicamp, que voilà un coup singulier. -- Sire, vous savez que le cheval est un animal très intelligent, il aura essayé de se défendre. -- Mais un cheval se défend avec les pieds de derrière, et non avec la tête. -- Alors, le cheval, effrayé, se sera abattu, dit Manicamp, et le sanglier, vous comprenez, Sire, le sanglier... -- Oui, je comprends pour le cheval; mais pour le cavalier? -- Eh bien! cest tout simple: le sanglier est revenu du cheval au cavalier, et, comme jai déjà eu lhonneur de le dire à Votre Majesté, a écrasé la main de de Guiche au moment où il allait tirer sur lui son second coup de pistolet; puis, dun coup de boutoir, il lui a troué la poitrine. -- Cela est on ne peut plus vraisemblable, en vérité, monsieur de Manicamp; vous avez tort de vous défier de votre éloquence, et vous contez à merveille. -- Le roi est bien bon, dit Manicamp en faisant un salut des plus embarrassés. -- À partir daujourdhui seulement, je défendrai à mes gentilshommes daller à laffût. Peste! autant vaudrait leur permettre le duel. Manicamp tressaillit et fit un mouvement pour se retirer. -- Le roi est satisfait? demanda-t-il. -- Enchanté; mais ne vous retirez point encore, monsieur de Manicamp, dit Louis, jai affaire de vous. «Allons, allons, pensa dArtagnan, encore un qui nest pas de notre force.» Et il poussa un soupir qui pouvait signifier: «Oh! les hommes de notre force, où sont-ils maintenant?» En ce moment, un huissier souleva la portière et annonça le médecin du roi. -- Ah! sécria Louis, voilà justement M. Valot qui vient de visiter M. de Guiche. Nous allons avoir des nouvelles du blessé. Manicamp se sentit plus mal à laise que jamais. -- De cette façon, au moins, ajouta le roi, nous aurons la conscience nette. Et il regarda dArtagnan, qui ne sourcilla point. Chapitre CLVII -- Le médecin M. Valot entra. La mise en scène était la même: le roi assis, de Saint-Aignan toujours accoudé à son fauteuil, dArtagnan toujours adossé à la muraille, Manicamp toujours debout. -- Eh bien! monsieur Valot, fit le roi, mavez-vous obéi? -- Avec empressement, Sire. -- Vous vous êtes rendu chez votre confrère de Fontainebleau? -- Oui, Sire. -- Et vous y avez trouvé M. de Guiche? -- Jy ai trouvé M. de Guiche. -- En quel état? Dites franchement. -- En très piteux état, Sire. -- Cependant, voyons, le sanglier ne la pas dévoré? -- Dévoré qui? -- Guiche. -- Quel sanglier? -- Le sanglier qui la blessé. -- M. de Guiche a été blessé par un sanglier? -- On le dit, du moins. -- Quelque braconnier plutôt... -- Comment, quelque braconnier?... -- Quelque mari jaloux, quelque amant maltraité, lequel, pour se venger, aura tiré sur lui. -- Mais que dites-vous donc là, monsieur Valot? Les blessures de M. de Guiche ne sont-elles pas produites par la défense dun sanglier? -- Les blessures de M. de Guiche sont produites par une balle de pistolet qui lui a écrasé lannulaire et le petit doigt de la main droite, après quoi, elle a été se loger dans les muscles intercostaux de la poitrine. -- Une balle! Vous êtes sûr que M. de Guiche a été blessé par une balle?... sécria le roi jouant lhomme surpris. -- Ma foi, dit Valot, si sûr que la voilà, Sire. Et il présenta au roi une balle à moitié aplatie. Le roi la regarda sans y toucher. -- Il avait cela dans la poitrine, le pauvre garçon? demanda-t-il. -- Pas précisément. La balle navait pas pénétré, elle sétait aplatie, comme vous voyez, ou sous la sous-garde du pistolet ou sur le côté droit du sternum. -- Bon Dieu! fit le roi sérieusement, vous ne me disiez rien de tout cela, monsieur de Manicamp? -- Sire... -- Quest-ce donc, voyons, que cette invention de sanglier, daffût, de chasse de nuit? Voyons, parlez. -- Ah! Sire... -- Il me paraît que vous avez raison, dit le roi en se tournant vers son capitaine des mousquetaires, et quil y a eu combat. Le roi avait, plus que tout autre, cette faculté donnée aux grands de compromettre et de diviser les inférieurs. Manicamp lança au mousquetaire un regard plein de reproches. DArtagnan comprit ce regard, et ne voulut pas rester sous le poids de laccusation. Il fit un pas. -- Sire, dit-il, Votre Majesté ma commandé daller explorer le carrefour du bois Rochin, et de lui dire, daprès mon estime, ce qui sy était passé. Je lui ai fait part de mes observations, mais sans dénoncer personne. Cest Sa Majesté elle-même qui, la première, a nommé M. le comte de Guiche. -- Bien! bien! monsieur, dit le roi avec hauteur; vous avez fait votre devoir, et je suis content de vous, cela doit vous suffire. Mais vous, monsieur de Manicamp, vous navez pas fait le vôtre, car vous mavez menti. -- Menti, Sire! Le mot est dur. -- Trouvez-en un autre. -- Sire, je nen chercherai pas. Jai déjà eu le malheur de déplaire à Sa Majesté, et, ce que je trouve de mieux cest daccepter humblement les reproches quelle jugera à propos de madresser. -- Vous avez raison, monsieur, on me déplaît toujours en me cachant la vérité. -- Quelquefois, Sire, on ignore. -- Ne mentez plus, ou je double la peine. Manicamp sinclina en pâlissant. DArtagnan fit encore un pas en avant, décidé à intervenir, si la colère toujours grandissante du roi atteignait certaines limites. -- Monsieur, continua le roi, vous voyez quil est inutile de nier la chose plus longtemps. M. de Guiche sest battu. -- Je ne dis pas non, Sire, et Votre Majesté eût été généreuse en ne forçant pas un gentilhomme au mensonge. -- Forcé! Qui vous forçait? -- Sire, M. de Guiche est mon ami. Votre Majesté a défendu les duels sous peine de mort. Un mensonge sauve mon ami. Je mens. -- Bien, murmura dArtagnan, voilà un joli garçon, mordioux! -- Monsieur, reprit le roi, au lieu de mentir, il fallait lempêcher de se battre. -- Oh! Sire, Votre Majesté, qui est le gentilhomme le plus accompli de France, sait bien que, nous autres, gens dépée, nous navons jamais regardé M. de Boutteville comme déshonoré pour être mort en Grève. Ce qui déshonore, cest déviter son ennemi, et non de rencontrer le bourreau. -- Eh bien! soit, dit Louis XIV, je veux bien vous ouvrir un moyen de tout réparer. -- Sil est de ceux qui conviennent à un gentilhomme, je le saisirai avec empressement, Sire. -- Le nom de ladversaire de M. de Guiche? -- Oh! oh! murmura dArtagnan, est-ce que nous allons continuer Louis XIII?... -- Sire!... fit Manicamp avec un accent de reproche. -- Vous ne voulez pas le nommer, à ce quil paraît? dit le roi. -- Sire, je ne le connais pas. -- Bravo! dit dArtagnan. -- Monsieur de Manicamp, remettez votre épée au capitaine. Manicamp sinclina gracieusement, détacha son épée en souriant et la tendit au mousquetaire. Mais de Saint-Aignan savança vivement entre dArtagnan et lui. -- Sire, dit-il, avec la permission de Votre Majesté. -- Faites, dit le roi, enchanté peut-être au fond du coeur que quelquun se plaçât entre lui et la colère à laquelle il sétait laissé emporter. -- Manicamp, vous êtes un brave, et le roi appréciera votre conduite; mais vouloir trop bien servir ses amis, cest leur nuire. Manicamp, vous savez le nom que Sa Majesté vous demande? -- Cest vrai, je le sais. -- Alors, vous le direz. -- Si jeusse dû le dire, ce serait déjà fait. -- Alors, je le dirai, moi, qui ne suis pas, comme vous, intéressé à cette prudhomie. -- Vous, vous êtes libre; mais il me semble cependant... -- Oh! trêve de magnanimité; je ne vous laisserai point aller à la Bastille comme cela. Parlez, ou je parle. Manicamp était homme desprit, et comprit quil avait fait assez pour donner de lui une parfaite opinion; maintenant, il ne sagissait plus que dy persévérer en reconquérant les bonnes grâces du roi. -- Parlez, monsieur, dit-il à de Saint-Aignan. Jai fait pour mon compte tout ce que ma conscience me disait de faire, et il fallait que ma conscience ordonnât bien haut, ajouta-t-il en se retournant vers le roi, puisquelle la emporté sur les commandements de Sa Majesté; mais Sa Majesté me pardonnera, je lespère, quand elle saura que javais à garder lhonneur dune dame. -- Dune dame? demanda le roi inquiet. -- Oui, Sire. -- Une dame fut la cause de ce combat? Manicamp sinclina. Le roi se leva et sapprocha de Manicamp. -- Si la personne est considérable, dit-il, je ne me plaindrai pas que vous ayez pris des ménagements, au contraire. -- Sire, tout ce qui touche à la maison du roi, ou à la maison de son frère, est considérable à mes yeux. -- À la maison de mon frère? répéta Louis XIV avec une sorte dhésitation... La cause de ce combat est une dame de la maison de mon frère? -- Ou de Madame. -- Ah! de Madame? -- Oui, Sire. -- Ainsi, cette dame?... -- Est une des filles dhonneur de la maison de Son Altesse Royale Mme la duchesse dOrléans. -- Pour qui M. de Guiche sest battu, dites-vous? -- Oui, et, cette fois, je ne mens plus. Louis fit un mouvement plein de trouble. -- Messieurs, dit-il en se retournant vers les spectateurs de cette scène, veuillez vous éloigner un instant, jai besoin de demeurer seul avec M. de Manicamp. Je sais quil a des choses précieuses à me dire pour sa justification, et quil nose le faire devant témoins... Remettez votre épée, monsieur de Manicamp. Manicamp remit son épée au ceinturon. -- Le drôle est, décidément, plein de présence desprit, murmura le mousquetaire en prenant le bras de Saint-Aignan et en se retirant avec lui. -- Il sen tirera, fit ce dernier à loreille de dArtagnan. -- Et avec honneur, comte. Manicamp adressa à de Saint-Aignan et au capitaine un regard de remerciement qui passa inaperçu du roi. -- Allons, allons, dit dArtagnan en franchissant le seuil de la porte, javais mauvaise opinion de la génération nouvelle. Eh bien! je me trompais, et ces petits jeunes gens ont du bon. Valot précédait le favori et le capitaine. Le roi et Manicamp restèrent seuls dans le cabinet. Chapitre CLVIII -- Où d'Artagnan reconnaît qu'il s'était trompé, et que c'était Manicamp qui avait raison Le roi sassura par lui-même, en allant jusquà la porte, que personne nécoutait, et revint se placer précipitamment en face de son interlocuteur. -- Çà! dit-il, maintenant que nous sommes seuls, monsieur de Manicamp, expliquez-vous. -- Avec la plus grande franchise, Sire, répondit le jeune homme. -- Et tout dabord, ajouta le roi, sachez que rien ne me tient tant au coeur que lhonneur des dames. -- Voilà justement pourquoi je ménageais votre délicatesse, Sire. -- Oui, je comprends tout maintenant. Vous dites donc quil sagissait dune fille de ma belle-soeur, et que la personne en question, ladversaire de Guiche, lhomme enfin que vous ne voulez pas nommer... -- Mais que M. de Saint-Aignan vous nommera, Sire. -- Oui. Vous dites donc que cet homme a offensé quelquun de chez Madame. -- Mlle de La Vallière, oui, Sire. -- Ah! fit le roi, comme sil sy fût attendu, et comme si cependant ce coup lui avait percé le coeur; ah! cest Mlle de La Vallière que lon outrageait? -- Je ne dis point précisément quon loutrageât, Sire. -- Mais enfin... -- Je dis quon parlait delle en termes peu convenables. -- En termes peu convenables de Mlle de La Vallière! Et vous refusez de me dire quel était linsolent?... -- Sire, je croyais que cétait chose convenue, et que Votre Majesté avait renoncé à faire de moi un dénonciateur. -- Cest juste, vous avez raison, reprit le roi en se modérant; dailleurs, je saurai toujours assez tôt le nom de celui quil me faudra punir. Manicamp vit bien que la question était retournée. Quant au roi, il saperçut quil venait de se laisser entraîner un peu loin. Aussi se reprit-il: -- Et je punirai, non point parce quil sagit de Mlle de La Vallière, bien que je lestime particulièrement; mais parce que lobjet de la querelle est une femme. Or je prétends quà ma cour on respecte les femmes, et quon ne se querelle pas. Manicamp sinclina. -- Maintenant, voyons, monsieur de Manicamp, continua le roi, que disait on de Mlle de La Vallière? -- Mais Votre Majesté ne devine-t-elle pas? -- Moi? -- Votre Majesté sait bien quelle sorte de plaisanterie peuvent se permettre les jeunes gens. -- On disait sans doute quelle aimait quelquun, hasarda le roi. -- Cest probable. -- Mais Mlle de La Vallière a le droit daimer qui bon lui semble, dit le roi. -- Cest justement ce que soutenait de Guiche. -- Et cest pour cela quil sest battu? -- Oui, Sire, pour cette seule cause. Le roi rougit. -- Et, dit-il, vous nen savez pas davantage? -- Sur quel chapitre, Sire? -- Mais sur le chapitre fort intéressant que vous racontez à cette heure. -- Et quelle chose le roi veut-il que je sache? -- Eh bien! par exemple, le nom de lhomme que La Vallière aime et que ladversaire de de Guiche lui contestait le droit daimer? -- Sire, je ne sais rien, je nai rien entendu, rien surpris; mais je tiens de Guiche pour un grand coeur, et, sil sest momentanément substitué au protecteur de La Vallière, cest que ce protecteur était trop haut placé pour prendre lui-même sa défense. Ces mots étaient plus que transparents; aussi firent-ils rougir le roi, mais, cette fois, de plaisir. Il frappa doucement sur lépaule de Manicamp. -- Allons, allons, vous êtes non seulement un spirituel garçon, monsieur de Manicamp, mais encore un brave gentilhomme, et je trouve votre ami de Guiche un paladin tout à fait de mon goût; vous le lui témoignerez, nest-ce pas? -- Ainsi donc, Sire, Votre Majesté me pardonne? -- Tout à fait. -- Et je suis libre? Le roi sourit et tendit la main à Manicamp. Manicamp saisit cette main et la baisa. -- Et puis, ajouta le roi, vous contez à merveille. -- Moi, Sire? -- Vous mavez fait un récit excellent de cet accident arrivé à de Guiche. Je vois le sanglier sortant du bois, je vois le cheval sabattant, je vois lanimal allant du cheval au cavalier. Vous ne racontez pas, monsieur, vous peignez. -- Sire, je crois que Votre Majesté daigne se railler de moi, dit Manicamp. -- Au contraire, fit Louis XIV sérieusement, je ris si peu, monsieur de Manicamp, que je veux que vous racontiez à tout le monde cette aventure. -- Laventure de laffût? -- Oui, telle que vous me lavez contée, à moi, sans en changer un seul mot, vous comprenez? -- Parfaitement, Sire. -- Et vous la raconterez? -- Sans perdre une minute. -- Eh bien! maintenant, rappelez vous-même M. dArtagnan; jespère que vous nen avez plus peur. -- Oh! Sire, dès que je suis sûr des bontés de Votre Majesté pour moi, je ne crains plus rien. -- Appelez donc, dit le roi. Manicamp ouvrit la porte. -- Messieurs, dit-il, le roi vous appelle. DArtagnan, Saint-Aignan et Valot rentrèrent. -- Messieurs, dit le roi, je vous fais rappeler pour vous dire que lexplication de M. de Manicamp ma entièrement satisfait. DArtagnan jeta à Valot dun côté, et à Saint-Aignan de lautre, un regard qui signifiait: «Eh bien! que vous disais-je?» Le roi entraîna Manicamp du côté de la porte, puis tout bas: -- Que M. de Guiche se soigne, lui dit-il, et surtout quil se guérisse vite; je veux me hâter de le remercier au nom de toutes les dames, mais surtout quil ne recommence jamais. -- Dût-il mourir cent fois, Sire, il recommencera cent fois sil sagit de lhonneur de Votre Majesté. Cétait direct. Mais, nous lavons dit, le roi Louis XIV aimait lencens, et, pourvu quon lui en donnât, il nétait pas très exigeant sur la qualité. -- Cest bien, cest bien, dit-il en congédiant Manicamp, je verrai de Guiche moi-même et je lui ferai entendre raison. Alors le roi, se retournant vers les trois spectateurs de cette scène: -- Monsieur dArtagnan? dit-il. -- Sire. -- Dites-moi donc, comment se fait-il que vous ayez la vue si trouble, vous qui dordinaire avez de si bons yeux? -- Jai la vue trouble, moi, Sire? -- Sans doute. -- Cela doit être certainement, puisque Votre Majesté le dit. Mais en quoi trouble, sil vous plaît? -- Mais à propos de cet événement du bois Rochin. -- Ah! ah! -- Sans doute. Vous avez vu les traces de deux chevaux, les pas de deux hommes, vous avez relevé les détails dun combat. Rien de tout cela na existé; illusion pure! -- Ah! ah! fit encore dArtagnan. -- Cest comme ces piétinements du cheval, cest comme ces indices de lutte. Lutte de de Guiche contre le sanglier, pas autre chose; seulement, la lutte a été longue et terrible, à ce quil paraît. -- Ah! ah! continua dArtagnan. -- Et quand je pense que jai un instant ajouté foi à une pareille erreur; mais aussi vous parliez avec un tel aplomb. -- En effet, Sire, il faut que jaie eu la berlue, dit dArtagnan avec une belle humeur qui charma le roi. -- Vous en convenez, alors? -- Pardieu! Sire, si jen conviens! -- De sorte que, maintenant, vous voyez la chose?... -- Tout autrement que je ne la voyais il y a une demi-heure. -- Et vous attribuez cette différence dans votre opinion? -- Oh! à une chose bien simple, Sire; il y a une demi-heure, je revenais du bois Rochin, où je navais pour méclairer quune méchante lanterne décurie... -- Tandis quà cette heure?... -- À cette heure, jai tous les flambeaux de votre cabinet, et, de plus, les deux yeux du roi, qui éclairent comme des soleils. Le roi se mit à rire, et de Saint-Aignan à éclater. -- Cest comme M. Valot, dit dArtagnan reprenant la parole aux lèvres du roi, il sest figuré que non seulement M. de Guiche avait été blessé par une balle, mais encore quil avait retiré une balle de sa poitrine. -- Ma foi! dit Valot, javoue... -- Nest-ce pas que vous lavez cru? reprit dArtagnan. -- Cest-à-dire, dit Valot, que non seulement je lai cru, mais quà cette heure encore jen jurerais. -- Eh bien! mon cher docteur, vous avez rêvé cela. -- Javais rêvé? -- La blessure de M. de Guiche, rêve! la balle, rêve!... Ainsi, croyez-moi, nen parlez plus. -- Bien dit, fit le roi; le conseil que vous donne dArtagnan est bon. Ne parlez plus de votre rêve à personne, monsieur Valot, et, foi de gentilhomme! vous ne vous en repentirez point. Bonsoir, messieurs. Oh! la triste chose quun affût au sanglier! -- La triste chose, répéta dArtagnan à pleine voix quun affût au sanglier! Et il répéta encore ce mot par toutes les chambres où il passa. Et il sortit du château, emmenant Valot avec lui. -- Maintenant que nous sommes seuls, dit le roi à de Saint-Aignan, comment se nomme ladversaire de de Guiche? De Saint-Aignan regarda le roi. -- Oh! nhésite pas, dit le roi, tu sais bien que je dois pardonner. -- De Wardes, dit de Saint-Aignan. -- Bien. Puis, rentrant chez lui vivement: -- Pardonner nest pas oublier, dit Louis XIV. Chapitre CLIX -- Comment il est bon d'avoir deux cordes à son arc Manicamp sortait de chez le roi, tout heureux davoir si bien réussi, quand, en arrivant au bas de lescalier et passant devant une portière, il se sentit tout à coup tirer par une manche. Il se retourna et reconnut Montalais qui lattendait au passage, et qui, mystérieusement, le corps penché en avant et la voix basse, lui dit: -- Monsieur, venez vite, je vous prie. -- Et où cela, mademoiselle? demanda Manicamp. -- Dabord, un véritable chevalier ne meût point fait cette question, il meût suivie sans avoir besoin dexplication aucune. -- Eh bien! mademoiselle, dit Manicamp, je suis prêt à me conduire en vrai chevalier. -- Non, il est trop tard, et vous nen avez pas le mérite. Nous allons chez Madame; venez. -- Ah! ah! fit Manicamp. Allons chez Madame. Et il suivit Montalais, qui courait devant lui légère comme Galatée. «Cette fois, se disait Manicamp tout en suivant son guide, je ne crois pas que les histoires de chasse soient de mise. Nous essaierons cependant, et, au besoin... ma fois! au besoin, nous trouverons autre chose.» Montalais courait toujours. «Comme cest fatigant, pensa Manicamp, davoir à la fois besoin de son esprit et de ses jambes!» Enfin on arriva. Madame avait achevé sa toilette de nuit; elle était en déshabillé élégant; mais on comprenait que cette toilette était faite avant quelle eût à subir les émotions qui lagitaient. Elle attendait avec une impatience visible. Aussi Montalais et Manicamp la trouvèrent-ils debout près de la porte. Au bruit de leurs pas, Madame était venue au-devant deux. -- Ah! dit-elle, enfin! -- Voici M. de Manicamp, répondit Montalais. Manicamp sinclina respectueusement. Madame fit signe à Montalais de se retirer. La jeune fille obéit. Madame la suivit des yeux en silence, jusquà ce que la porte se fût refermée derrière elle; puis, se retournant vers Manicamp: -- Quy a-t-il donc et que mapprend-on, monsieur de Manicamp? dit-elle; il y a quelquun de blessé au château? -- Oui, madame, malheureusement... M. de Guiche. -- Oui, M. de Guiche, répéta la princesse. En effet, je lavais entendu dire, mais non affirmer. Ainsi, bien véritablement, cest à M. de Guiche quest arrivée cette infortune? -- À lui-même, madame. -- Savez-vous bien, monsieur de Manicamp, dit vivement la princesse, que les duels sont antipathiques au roi? -- Certes, madame; mais un duel avec une bête fauve nest pas justiciable de Sa Majesté. -- Oh! vous ne me ferez pas linjure de croire que jajouterai foi à cette fable absurde répandue je ne sais trop dans quel but, et prétendant que M. de Guiche a été blessé par un sanglier. Non, non, monsieur; la vérité est connue, et, dans ce moment, outre le désagrément de sa blessure, M. de Guiche court le risque de sa liberté. -- Hélas! madame, dit Manicamp, je le sais bien; mais quy faire? -- Vous avez vu Sa Majesté? -- Oui, madame. -- Que lui avez-vous dit? -- Je lui ai raconté comment M. de Guiche avait été à laffût, comment un sanglier était sorti du bois Rochin, comment M. de Guiche avait tiré sur lui, et comment enfin lanimal furieux était revenu sur le tireur, avait tué son cheval et lavait lui- même grièvement blessé. -- Et le roi a cru tout cela? -- Parfaitement. -- Oh! vous me surprenez, monsieur de Manicamp, vous me surprenez beaucoup. Et Madame se promena de long en large en jetant de temps en temps un coup doeil interrogateur sur Manicamp, qui demeurait impassible et sans mouvement à la place quil avait adoptée en entrant. Enfin, elle sarrêta. -- Cependant, dit-elle, tout le monde saccorde ici à donner une autre cause à cette blessure. -- Et quelle cause, madame? fit Manicamp, puis-je, sans indiscrétion, adresser cette question à Votre Altesse? -- Vous demandez cela, vous, lami intime de M. de Guiche? vous, son confident? -- Oh! madame, lami intime, oui; son confident, non. De Guiche est un de ces hommes qui peuvent avoir des secrets, qui en ont même, certainement, mais qui ne les disent pas. De Guiche est discret, madame. -- Eh bien! alors, ces secrets que M. de Guiche renferme en lui, cest donc moi qui aurai le plaisir de vous les apprendre, dit la princesse avec dépit; car, en vérité, le roi pourrait vous interroger une seconde fois, et si, cette seconde fois, vous lui faisiez le même conte quà la première, il pourrait bien ne pas sen contenter. -- Mais, madame, je crois que Votre Altesse est dans lerreur à légard du roi. Sa Majesté a été fort satisfaite de moi, je vous jure. -- Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur de Manicamp, que cela prouve une seule chose, cest que Sa Majesté est très facile à satisfaire. -- Je crois que Votre Altesse a tort de sarrêter à cette opinion. Sa Majesté est connue pour ne se payer que de bonnes raisons. -- Et croyez-vous quelle vous saura gré de votre officieux mensonge, quand demain elle apprendra que M. de Guiche a eu pour M. de Bragelonne, son ami, une querelle qui a dégénéré en rencontre? -- Une querelle pour M. de Bragelonne? dit Manicamp de lair le plus naïf quil y ait au monde; que me fait donc lhonneur de me dire Votre Altesse? -- Quy a-t-il détonnant? M. de Guiche est susceptible, irritable, il semporte facilement. -- Je tiens, au contraire, madame, M. de Guiche pour très patient, et nêtre jamais susceptible et irritable quavec les plus justes motifs. -- Mais nest-ce pas un juste motif que lamitié? dit la princesse. -- Oh! certes, madame, et surtout pour un coeur comme le sien. -- Eh bien! M. de Bragelonne est un ami de M. de Guiche; vous ne nierez pas ce fait? -- Un très grand ami. -- Eh bien! M. de Guiche a pris le parti de M. de Bragelonne, et comme M. de Bragelonne était absent et ne pouvait se battre, il sest battu pour lui. Manicamp se mit à sourire, et fit deux ou trois mouvements de tête et dépaules qui signifiaient: «Dame! si vous le voulez absolument...» -- Mais enfin, dit la princesse impatientée, parlez! -- Moi? -- Sans doute; il est évident que vous nêtes pas de mon avis, et que vous avez quelque chose à dire. -- Je nai à dire, madame, quune seule chose. -- Dites-la! -- Cest que je ne comprends pas un mot de ce que vous me faites lhonneur de me raconter. -- Comment! vous ne comprenez pas un mot à cette querelle de M. de Guiche avec M. de Wardes? sécria la princesse presque irritée. Manicamp se tut. -- Querelle, continua-t-elle, née dun propos plus ou moins malveillant ou plus ou moins fondé sur la vertu de certaine dame? -- Ah! de certaine dame? Ceci est autre chose, dit Manicamp. -- Vous commencez à comprendre, nest-ce pas? -- Votre Altesse mexcusera, mais je nose... -- Vous nosez pas? dit Madame exaspérée. Eh bien! attendez, je vais oser, moi. -- Madame, madame! sécria Manicamp, comme sil était effrayé, faites attention à ce que vous allez dire. -- Ah! il paraît que, si jétais un homme, vous vous battriez avec moi, malgré les édits de Sa Majesté, comme M. de Guiche sest battu avec M. de Wardes, et cela pour la vertu de Mlle de La Vallière. -- De Mlle de La Vallière! sécria Manicamp en faisant un soubresaut subit comme sil était à cent lieues de sattendre à entendre prononcer ce nom. -- Oh! quavez-vous donc, monsieur de Manicamp, pour bondir ainsi? dit Madame avec ironie; auriez-vous limpertinence de douter, vous, de cette vertu? -- Mais il ne sagit pas le moins du monde, en tout cela, de la vertu de Mlle de La Vallière, madame. -- Comment! lorsque deux hommes se sont brûlé la cervelle pour une femme, vous dites quelle na rien à faire dans tout cela et quil nest point question delle? Ah! je ne vous croyais pas si bon courtisan, monsieur de Manicamp. -- Pardon, pardon, madame, dit le jeune homme, mais nous voilà bien loin de compte. Vous me faites lhonneur de me parler une langue, et moi, à ce quil paraît, jen parle une autre. -- Plaît-il? -- Pardon, jai cru comprendre que Votre Altesse me voulait dire que MM. de Guiche et de Wardes sétaient battus pour Mlle de La Vallière. -- Mais oui. -- Pour Mlle de La Vallière, nest-ce pas? répéta Manicamp. -- Eh! mon Dieu, je ne dis pas que M. de Guiche soccupât en personne de Mlle de La Vallière; mais quil sen est occupé par procuration. -- Par procuration! -- Voyons, ne faites donc pas toujours lhomme effaré. Ne sait-on pas ici que M. de Bragelonne est fiancé à Mlle de La Vallière, et quen partant pour la mission que le roi lui a confiée à Londres, il a chargé son ami, M. de Guiche, de veiller sur cette intéressante personne? -- Ah! je ne dis plus rien, Votre Altesse est instruite. -- De tout, je vous en préviens. Manicamp se mit à rire, action qui faillit exaspérer la princesse, laquelle nétait pas, comme on le sait, dune humeur bien endurante. -- Madame, reprit le discret Manicamp en saluant la princesse, enterrons toute cette affaire, qui ne sera jamais bien éclaircie. -- Oh! quant à cela, il ny a plus rien à faire, et les éclaircissements sont complets. Le roi saura que de Guiche a pris parti pour cette petite aventurière qui se donne des airs de grande dame; il saura que M. de Bragelonne ayant nommé pour son gardien ordinaire du jardin des Hespérides son ami M. de Guiche, celui-ci a donné le coup de dent requis au marquis de Wardes, qui osait porter la main sur la pomme dor. Or, vous nêtes pas sans savoir, monsieur de Manicamp, vous qui savez si bien toutes choses, que le roi convoite de son côté le fameux trésor, et que peut-être saura-t-il mauvais gré à M. de Guiche de sen constituer le défenseur. Êtes-vous assez renseigné maintenant, et vous faut- il un autre avis? Parlez, demandez. -- Non, madame, non je ne veux rien savoir de plus. -- Sachez cependant, car il faut que vous sachiez cela, monsieur de Manicamp, sachez que lindignation de Sa Majesté sera suivie deffets terribles. Chez les princes dun caractère comme lest celui du roi, la colère amoureuse est un ouragan. -- Que vous apaisez, vous, madame. -- Moi! sécria la princesse avec un geste de violente ironie; moi! et à quel titre? -- Parce que vous naimez pas les injustices, madame. -- Et ce serait une injustice, selon vous, que dempêcher le roi de faire ses affaires damour? -- Vous intercéderez cependant en faveur de M. de Guiche. -- Eh! cette fois vous devenez fou, monsieur, dit la princesse dun ton plein de hauteur. -- Au contraire, madame, je suis dans mon meilleur sens, et, je le répète, vous défendrez M. de Guiche auprès du roi. -- Moi? -- Oui. -- Et comment cela? -- Parce que la cause de M. de Guiche, cest la vôtre, madame, dit tout bas avec ardeur Manicamp, dont les yeux venaient de sallumer. -- Que voulez-vous dire? -- Je dis, madame, que, dans le nom de La Vallière, à propos de cette défense prise par M. de Guiche pour M. de Bragelonne absent, je métonne que Votre Altesse nait pas deviné un prétexte. -- Un prétexte? -- Oui. -- Mais un prétexte à quoi? répéta en balbutiant la princesse que venaient dinstruire les regards de Manicamp. -- Maintenant, madame, dit le jeune homme, jen ai dit assez, je présume, pour engager Votre Altesse à ne pas charger, devant le roi, ce pauvre de Guiche, sur qui vont tomber toutes les inimitiés fomentées par un certain parti très opposé au vôtre. -- Vous voulez dire, au contraire, ce me semble, que tous ceux qui naiment point Mlle de La Vallière, et même peut-être quelques-uns de ceux qui laiment, en voudront au comte? -- Oh! Madame, poussez-vous aussi loin lobstination, et nouvrirez-vous point loreille aux paroles dun ami dévoué? Faut- il que je mexpose à vous déplaire, faut-il que je vous nomme, malgré moi, la personne qui fut la véritable cause de la querelle? -- La personne! fit Madame en rougissant. -- Faut-il, continua Manicamp, que je vous montre le pauvre de Guiche irrité, furieux, exaspéré de tous ces bruits qui courent sur cette personne? Faut-il, si vous vous obstinez à ne pas la reconnaître, et si, moi, le respect continue de mempêcher de la nommer, faut-il que je vous rappelle les scènes de Monsieur avec milord de Buckingham, les insinuations lancées à propos de cet exil du duc? Faut-il que je vous retrace les soins du comte à plaire, à observer, à protéger cette personne pour laquelle seule il vit, pour laquelle seule il respire? Eh bien! je le ferai, et quand je vous aurai rappelé tout cela, peut-être comprendrez-vous que le comte, à bout de patience, harcelé depuis longtemps par de Wardes, au premier mot désobligeant que celui-ci aura prononcé sur cette personne, aura pris feu et respiré la vengeance. La princesse cacha son visage dans ses mains. -- Monsieur! monsieur! sécria-t-elle, savez-vous bien ce que vous dites là et à qui vous le dites? -- Alors, madame, poursuivit Manicamp comme sil neût point entendu les exclamations de la princesse, rien ne vous étonnera plus, ni lardeur du comte à chercher cette querelle, ni son adresse merveilleuse à la transporter sur un terrain étranger à vos intérêts. Cela surtout est prodigieux dhabileté et de sang- froid; et, si la personne pour laquelle le comte de Guiche sest battu et a versé son sang, en réalité, doit quelque reconnaissance au pauvre blessé, ce nest vraiment pas pour le sang quil a perdu, pour la douleur quil a soufferte, mais pour sa démarche à lendroit dun honneur qui lui est plus précieux que le sien. -- Oh! sécria Madame comme si elle eût été seule; oh! ce serait véritablement à cause de moi? Manicamp put respirer; il avait bravement gagné le temps du repos: il respira. Madame, de son côté, demeura quelque temps plongée dans une rêverie douloureuse. On devinait son agitation aux mouvements précipités de son sein, à la langueur de ses yeux, aux pressions fréquentes de sa main sur son coeur. Mais, chez elle, la coquetterie nétait pas une passion inerte; cétait, au contraire, un feu qui cherchait des aliments et qui les trouvait. -- Alors, dit-elle, le comte aura obligé deux personnes à la fois, car M. de Bragelonne aussi doit à M. de Guiche une grande reconnaissance; dautant plus grande, que, partout et toujours, Mlle de La Vallière passera pour avoir été défendue par ce généreux champion. Manicamp comprit quil demeurait un reste de doute dans le coeur de la princesse, et son esprit séchauffa par la résistance. -- Beau service, en vérité, dit-il, que celui quil a rendu à Mlle de La Vallière! beau service que celui quil a rendu à M. de Bragelonne! Le duel a fait un éclat qui déshonore à moitié cette jeune fille, un éclat qui la brouille nécessairement avec le vicomte. Il en résulte que le coup de pistolet de M. de Wardes a eu trois résultats au lieu dun: il tue à la fois lhonneur dune femme, le bonheur dun homme, et peut-être, en même temps, a-t-il blessé à mort un des meilleurs gentilshommes de France! Ah! madame! votre logique est bien froide: elle condamne toujours, elle nabsout jamais. Les derniers mots de Manicamp battirent en brèche le dernier doute demeuré non pas dans le coeur, mais dans lesprit de Madame. Ce nétait plus ni une princesse avec ses scrupules ni une femme avec ses soupçonneux retours, cétait un coeur qui venait de sentir le froid profond dune blessure. -- Blessé à mort! murmura-t-elle dune voix haletante; oh! monsieur de Manicamp, navez-vous pas dit blessé à mort? Manicamp ne répondit que par un profond soupir. -- Ainsi donc, vous dites que le comte est dangereusement blessé? continua la princesse. -- Eh! madame, il a une main brisée et une balle dans la poitrine. -- Mon Dieu! mon Dieu! reprit la princesse avec lexcitation de la fièvre, cest affreux, monsieur de Manicamp! Une main brisée, dites-vous? une balle dans la poitrine, mon Dieu! Et cest ce lâche, ce misérable, cest cet assassin de de Wardes qui a fait cela! Décidément, le Ciel nest pas juste. Manicamp paraissait en proie à une violente émotion. Il avait, en effet, déployé beaucoup dénergie dans la dernière partie de son plaidoyer. Quant à Madame, elle nen était plus à calculer les convenances; lorsque chez elle la passion parlait, colère ou sympathie, rien nen arrêtait plus lélan. Madame sapprocha de Manicamp, qui venait de se laisser tomber sur un siège, comme si la douleur était une assez puissante excuse à commettre une infraction aux lois de létiquette. -- Monsieur, dit-elle en lui prenant la main, soyez franc. Manicamp releva la tête. -- M. de Guiche, continua Madame, est-il en danger de mort? -- Deux fois, madame, dit-il: dabord, à cause de lhémorragie qui sest déclarée, une artère ayant été offensée à la main; ensuite, à cause de la blessure de la poitrine qui aurait, le médecin le craignait du moins, offensé quelque organe essentiel. -- Alors il peut mourir? -- Mourir, oui, madame, et sans même avoir la consolation de savoir que vous avez connu son dévouement. -- Vous le lui direz. -- Moi? -- Oui; nêtes-vous pas son ami? -- Moi? oh! non, madame, je ne dirai à M. de Guiche, si le malheureux est encore en état de mentendre, je ne lui dirai que ce que jai vu, cest-à-dire votre cruauté pour lui. -- Monsieur, oh! vous ne commettrez pas cette barbarie. -- Oh! si fait, madame, je dirai cette vérité, car, enfin, la nature est puissante chez un homme de son âge. Les médecins sont savants, et si, par hasard, le pauvre comte survivait à sa blessure, je ne voudrais pas quil restât exposé à mourir de la blessure du coeur après avoir échappé à celle du corps. Sur ces mots, Manicamp se leva, et, avec un profond respect, parut vouloir prendre congé. -- Au moins, monsieur, dit Madame en larrêtant dun air presque suppliant, vous voudrez bien me dire en quel état se trouve le malade; quel est le médecin qui le soigne? -- Il est fort mal, madame, voilà pour son état. Quant à son médecin, cest le médecin de Sa Majesté elle-même, M. Valot. Celui-ci est, en outre, assisté du confrère chez lequel M. de Guiche a été transporté. -- Comment! il nest pas au château? fit Madame. -- Hélas! madame, le pauvre garçon était si mal, quil na pu être amené jusquici. -- Donnez-moi ladresse, monsieur, dit vivement la princesse: jenverrai quérir de ses nouvelles. -- Rue du Feurre; une maison de briques avec des volets blancs. Le nom du médecin est inscrit sur la porte. -- Vous retournez près du blessé, monsieur de Manicamp? -- Oui, madame. -- Alors il convient que vous me rendiez un service. -- Je suis aux ordres de Votre Altesse. -- Faites ce que vous vouliez faire: retournez près de M. de Guiche, éloignez tous les assistants; veuillez vous éloigner vous-même. -- Madame... -- Ne perdons pas de temps en explications inutiles. Voilà le fait; ny voyez pas autre chose que ce qui sy trouve, ne demandez pas autre chose que ce que je vous dis. Je vais envoyer une de mes femmes, deux peut-être, à cause de lheure avancée; je ne voudrais pas quelles vous vissent, ou plus franchement, je ne voudrais pas que vous les vissiez: ce sont des scrupules que vous devez comprendre, vous surtout, monsieur de Manicamp, qui devinez tout. -- Oh! madame, parfaitement; je puis même faire mieux, je marcherai devant vos messagères; ce sera à la fois un moyen de leur indiquer sûrement la route et de les protéger si le hasard faisait quelles eussent, contre toute probabilité, besoin de protection. -- Et puis, par ce moyen surtout, elles entreront sans difficulté aucune, nest-ce pas? -- Certes, madame; car, passant le premier, japlanirais ces difficultés, si le hasard faisait quelles existassent. -- Eh bien! allez, allez, monsieur de Manicamp, et attendez au bas de lescalier. -- Jy vais, madame. -- Attendez. Manicamp sarrêta. -- Quand vous entendrez descendre deux femmes, sortez et suivez, sans vous retourner, la route qui conduit chez le pauvre comte. -- Mais, si le hasard faisait descendre deux autres personnes que je my trompasse? -- On frappera trois fois doucement dans les mains. -- Oui, madame. -- Allez, allez. Manicamp se retourna, salua une dernière fois, et sortit la joie dans le coeur. Il nignorait pas, en effet, que la présence de Madame était le meilleur baume à appliquer sur les plaies du blessé. Un quart dheure ne sétait pas écoulé que le bruit dune porte quon ouvrait et quon refermait avec précaution parvint jusquà lui. Puis il entendit les pas légers glissant le long de la rampe, puis les trois coups frappés dans les mains, cest-à-dire le signal convenu. Il sortit aussitôt, et, fidèle à sa parole, se dirigea, sans retourner la tête, à travers les rues de Fontainebleau, vers la demeure du médecin. Chapitre CLX -- M. Malicorne, archiviste du royaume de France Deux femmes, ensevelies dans leurs mantes et le visage couvert dun demi-masque de velours noir, suivaient timidement les pas de Manicamp. Au premier étage, derrière les rideaux de damas rouge, brillait la douce lueur dune lampe posée sur un dressoir. À lautre extrémité de la même chambre, dans un lit à colonnes torses, fermé de rideaux pareils à ceux qui éteignaient le feu de la lampe, reposait de Guiche, la tête élevée sur un double oreiller, les yeux noyés dans un brouillard épais; de longs cheveux noirs, bouclés, éparpillés sur le lit, paraient de leur désordre les tempes sèches et pâles du jeune homme. On sentait que la fièvre était la principale hôtesse de cette chambre. De Guiche rêvait. Son esprit suivait, à travers les ténèbres, un de ces rêves du délire comme Dieu en envoie sur la route de la mort à ceux qui vont tomber dans lunivers de léternité. Deux ou trois taches de sang encore liquide maculaient le parquet. Manicamp monta les degrés avec précipitation; seulement, au seuil, il sarrêta, poussa doucement la porte, passa la tête dans la chambre, et, voyant que tout était tranquille, il sapprocha, sur la pointe du pied, du grand fauteuil de cuir, échantillon mobilier du règne de Henri IV, et, voyant que la garde-malade sy était naturellement endormie, il la réveilla et la pria de passer dans la pièce voisine. Puis, debout près du lit, il demeura un instant à se demander sil fallait réveiller de Guiche pour lui apprendre la bonne nouvelle. Mais, comme derrière la portière il commençait à entendre le frémissement soyeux des robes et la respiration haletante de ses compagnes de route, comme il voyait déjà cette portière impatiente se soulever, il seffaça le long du lit et suivit la garde-malade dans la chambre voisine. Alors, au moment même où il disparaissait, la draperie se souleva et les deux femmes entrèrent dans la chambre quil venait de quitter. Celle qui était entrée la première fit à sa compagne un geste impérieux qui la cloua sur un escabeau près de la porte. Puis elle savança résolument vers le lit, fit glisser les rideaux sur la tringle de fer et rejeta leurs plis flottants derrière le chevet. Elle vit alors la figure pâlie du comte; elle vit sa main droite, enveloppée dun linge éblouissant de blancheur, se dessiner sur la courtepointe à ramages sombres qui couvrait une partie de ce lit de douleur. Elle frissonna en voyant une goutte de sang qui allait sélargissant sur ce linge. La poitrine blanche du jeune homme était découverte, comme si le frais de la nuit eût dû aider sa respiration. Une petite bandelette attachait lappareil de la blessure, autour de laquelle sélargissait un cercle bleuâtre de sang extravasé. Un soupir profond sexhala de la bouche de la jeune femme. Elle sappuya contre la colonne du lit, et regarda par les trous de son masque ce douloureux spectacle. Un souffle rauque et strident passait comme le râle de la mort par les dents serrées du comte. La dame masquée saisit la main gauche du blessé. Cette main brûlait comme un charbon ardent. Mais, au moment où se posa dessus la main glacée de la dame, laction de ce froid fut telle, que de Guiche ouvrit les yeux et tâcha de rentrer dans la vie en animant son regard. La première chose quil aperçut, fut le fantôme dressé devant la colonne de son lit. À cette vue, ses yeux se dilatèrent, mais sans que lintelligence y allumât sa pure étincelle. Alors la dame fit un signe à sa compagne, qui était demeurée près de la porte; sans doute celle-ci avait sa leçon faite, car, dune voix clairement accentuée, et sans hésitation aucune, elle prononça ces mots: -- Monsieur le comte, Son Altesse Royale Madame a voulu savoir comment vous supportiez les douleurs de cette blessure et vous témoigner par ma bouche tout le regret quelle éprouve de vous voir souffrir. Au mot _Madame_, de Guiche fit un mouvement; il navait point encore remarqué la personne à laquelle appartenait cette voix. Il se retourna donc naturellement vers le point doù venait cette voix. Mais, comme la main glacée ne lavait point abandonné, il en revint à regarder ce fantôme immobile. -- Est-ce vous qui me parlez, madame, demanda-t-il dune voix affaiblie, ou y avait-il avec vous une autre personne dans cette chambre? -- Oui, répondit le fantôme dune voix presque inintelligible et en baissant la tête. -- Eh bien! fit le blessé avec effort, merci. Dites à Madame que je ne regrette plus de mourir, puisquelle sest souvenue de moi. À ce mot mourir, prononcé par un mourant, la dame masquée ne put retenir ses larmes, qui coulèrent sous son masque et apparurent sur ses joues à lendroit où le masque cessait de les couvrir. De Guiche, sil eût été plus maître de ses sens, les eût vues rouler en perles brillantes et tomber sur son lit. La dame, oubliant quelle avait un masque, porta la main à ses yeux pour les essuyer, et, rencontrant sous sa main le velours agaçant et froid, elle arracha le masque avec colère et le jeta sur le parquet. À cette apparition inattendue, qui semblait pour lui sortir dun nuage, de Guiche poussa un cri et tendit les bras. Mais toute parole expira sur ses lèvres, comme toute force dans ses veines. Sa main droite, qui avait suivi limpulsion de la volonté sans calculer son degré de puissance, sa main droite retomba sur le lit, et, tout aussitôt, ce linge si blanc fut rougi dune tache plus large. Et, pendant ce temps, les yeux du jeune homme se couvraient et se fermaient comme sil eût commencé dentrer en lutte avec lange indomptable de la mort. Puis, après quelques mouvements sans volonté, la tête se retrouva immobile sur loreiller. Seulement, de pâle, elle était devenue livide. La dame eut peur; mais, cette fois, contrairement à lhabitude, la peur fut attractive. Elle se pencha vers le jeune homme, dévorant de son souffle ce visage froid et décoloré, quelle toucha presque; puis elle déposa un rapide baiser sur la main gauche de de Guiche, qui, secoué comme par une décharge électrique, se réveilla une seconde fois, ouvrit de grands yeux sans pensée, et retomba dans un évanouissement profond. -- Allons, dit-elle à sa compagne, allons, nous ne pouvons demeurer plus longtemps ici; jy ferais quelque folie. -- Madame! madame! Votre Altesse oublie son masque, dit la vigilante compagne. -- Ramassez-le, répondit sa maîtresse en se glissant éperdue par lescalier. Et, comme la porte de la rue était restée entrouverte, les deux oiseaux légers passèrent par cette ouverture, et, dune course légère, regagnèrent le palais. Lune des deux dames monta jusquaux appartements de Madame, où elle disparut. Lautre entra dans lappartement des filles dhonneur, cest-à- dire à lentresol. Arrivée à sa chambre, elle sassit devant une table, et, sans se donner le temps de respirer, elle se mit à écrire le billet suivant: «Ce soir, Madame a été voir M. de Guiche. Tout va à merveille de ce côté. Allez du vôtre, et surtout brûlez ce papier.» Puis elle plia la lettre en lui donnant une forme longue, et, sortant de chez elle avec précaution, elle traversa un corridor qui conduisait au service des gentilshommes de Monsieur. Là, elle sarrêta devant une porte, sous laquelle, ayant heurté deux coups secs, elle glissa le papier et senfuit. Alors, revenant chez elle, elle fit disparaître toute trace de sa sortie et de lécriture du billet. Au milieu des investigations auxquelles elle se livrait, dans le but que nous venons de dire, elle aperçut sur la table le masque de Madame quelle avait rapporté suivant lordre de sa maîtresse, mais quelle avait oublié de lui remettre. -- Oh! oh! dit-elle, noublions pas de faire demain ce que jai oublié de faire aujourdhui. Et elle prit le masque par sa joue de velours, et, sentant son pouce humide, elle regarda son pouce. Il était non seulement humide, mais rougi. Le masque était tombé sur une de ces taches de sang qui, nous lavons dit, maculaient le parquet, et, de lextérieur noir, qui avait été mis par le hasard en contact avec lui, le sang avait passé à lintérieur et tachait la batiste blanche. -- Oh! oh! dit Montalais, car nos lecteurs lont sans doute déjà reconnue à toutes les manoeuvres que nous avons décrites, oh! oh! je ne lui rendrai plus ce masque, il est trop précieux maintenant. Et, se levant, elle courut à un coffret de bois dérable qui renfermait plusieurs objets de toilette et de parfumerie. -- Non, pas encore ici, dit-elle, un pareil dépôt nest pas de ceux que lon abandonne à laventure. Puis, après un moment de silence et avec un sourire qui nappartenait quà elle: -- Beau masque, ajouta Montalais, teint du sang de ce brave chevalier, tu iras rejoindre au magasin des merveilles les lettres de La Vallière, celles de Raoul, toute cette amoureuse collection enfin qui fera un jour lhistoire de France et lhistoire de la royauté. Tu iras chez M. Malicorne, continua la folle en riant, tandis quelle commençait à se déshabiller; chez ce digne M. Malicorne, dit-elle en soufflant sa bougie, qui croit nêtre que maître des appartements de Monsieur, et que je fais, moi, archiviste et historiographe de la maison de Bourbon et des meilleures maisons du royaume. Quil se plaigne, maintenant, ce bourru de Malicorne! Et elle tira ses rideaux et sendormit. Chapitre CLXI -- Le voyage Le lendemain, jour indiqué pour le départ, le roi, à onze heures sonnantes, descendit, avec les reines et Madame, le grand degré pour aller prendre son carrosse, attelé de six chevaux piaffant au bas de lescalier. Toute la cour attendait dans le Fer-à-cheval en habits de voyage; et cétait un brillant spectacle que cette quantité de chevaux sellés, de carrosses attelés, dhommes et de femmes entourés de leurs officiers, de leurs valets et de leurs pages. Le roi monta dans son carrosse accompagné des deux reines. Madame en fit autant avec Monsieur. Les filles dhonneur imitèrent cet exemple et prirent place, deux par deux, dans les carrosses qui leur étaient destinés. Le carrosse du roi prit la tête, puis vint celui de Madame, puis les autres suivirent, selon létiquette. Le temps était chaud; un léger souffle dair, quon avait pu croire assez fort le matin pour rafraîchir latmosphère, fut bientôt embrasé par le soleil caché sous les nuages, et ne sinfiltra plus, à travers cette chaude vapeur qui sélevait du sol, que comme un vent brûlant qui soulevait une fine poussière et frappait au visage les voyageurs pressés darriver. Madame fut la première qui se plaignit de la chaleur. Monsieur lui répondit en se renversant dans le carrosse comme un homme qui va sévanouir, et il sinonda de sels et deaux de senteur, tout en poussant de profonds soupirs. Alors Madame lui dit de son air le plus aimable: -- En vérité, monsieur, je croyais que vous eussiez été assez galant, par la chaleur quil fait, pour me laisser mon carrosse à moi toute seule et faire la route à cheval. -- À cheval! sécria le prince avec un accent deffroi qui fit voir combien il était loin dadhérer à cet étrange projet; à cheval! Mais vous ny pensez pas, madame, toute ma peau sen irait par pièces au contact de ce vent de feu. Madame se mit à rire. -- Vous prendrez mon parasol, dit-elle. -- Et la peine de le tenir? répondit Monsieur avec le plus grand sang-froid. Dailleurs, je nai pas de cheval. -- Comment! pas de cheval? répliqua la princesse, qui, si elle ne gagnait pas lisolement, gagnait du moins la taquinerie; pas de cheval? Vous faites erreur, monsieur, car je vois là-bas votre bai favori. -- Mon cheval bai? sécria le prince en essayant dexécuter vers la portière un mouvement qui lui causa tant de gêne, quil ne laccomplit quà moitié, et quil se hâta de reprendre son immobilité. -- Oui, dit Madame, votre cheval, conduit en main par M. de Malicorne. -- Pauvre bête! répliqua le prince, comme il va avoir chaud! Et, sur ces paroles, il ferma les yeux, pareil à un mourant qui expire. Madame, de son côté, sétendit paresseusement dans lautre coin de la calèche et ferma les yeux aussi, non pas pour dormir, mais pour songer tout à son aise. Cependant le roi, assis sur le devant de la voiture, dont il avait cédé le fond aux deux reines, éprouvait cette vive contrariété des amants inquiets qui, toujours, sans jamais assouvir cette soif ardente, désirent la vue de lobjet aimé, puis séloignent à demi contents sans sapercevoir quils ont amassé une soif plus ardente encore. Le roi, marchant en tête comme nous avons dit, ne pouvait, de sa place, apercevoir les carrosses des dames et des filles dhonneur, qui venaient les derniers. Il lui fallait, dailleurs, répondre aux éternelles interpellations de la jeune reine, qui, tout heureuse de posséder _son cher mari_, comme elle disait dans son oubli de létiquette royale, linvestissait de tout son amour, le garrottait de tous ses soins, de peur quon ne vînt le lui prendre ou quil ne lui prît lenvie de la quitter. Anne dAutriche, que rien noccupait alors que les élancements sourds que, de temps en temps, elle éprouvait dans le sein, Anne dAutriche faisait joyeuse contenance, et, bien quelle devinât limpatience du roi, elle prolongeait malicieusement son supplice par des reprises inattendues de conversation, au moment où le roi, retombé en lui-même, commençait à y caresser ses secrètes amours. Tout cela, petits soins de la part de la reine, taquinerie de la part dAnne dAutriche, tout cela finit pas sembler insupportable au roi, qui ne savait pas commander aux mouvements de son coeur. Il se plaignit dabord de la chaleur; cétait un acheminement à dautres plaintes. Mais ce fut avec assez dadresse pour que Marie-Thérèse ne devinât point son but. Prenant donc ce que disait le roi au pied de la lettre, elle éventa Louis de ses plumes dautruche. Mais, la chaleur passée, le roi se plaignit de crampes et dimpatiences dans les jambes, et comme, justement, le carrosse sarrêtait pour relayer: -- Voulez-vous que je descende avec vous? demanda la reine. Moi aussi, jai les jambes inquiètes. Nous ferons quelques pas à pied, puis les carrosses nous rejoindront et nous y reprendrons notre place. Le roi fronça le sourcil; cest une rude épreuve que fait subir à son infidèle la femme jalouse qui, quoique en proie à la jalousie, sobserve avec assez de puissance pour ne pas donner de prétexte à la colère. Néanmoins, le roi ne pouvait refuser: il accepta donc, descendit, donna le bras à la reine, et fit avec elle plusieurs pas, tandis que lon changeait de chevaux. Tout en marchant, il jetait un coup doeil envieux sur les courtisans qui avaient le bonheur de faire la route à cheval. La reine saperçut bientôt que la promenade à pied ne plaisait pas plus au roi que le voyage en voiture. Elle demanda donc à remonter en carrosse. Le roi la conduisit jusquau marchepied, mais ne remonta point avec elle. Il fit trois pas en arrière et chercha, dans la file des carrosses, à reconnaître celui qui lintéressait si vivement. À la portière du sixième, apparaissait la blanche figure de La Vallière. Comme le roi, immobile à sa place, se perdait en rêveries sans voir que tout était prêt et que lon nattendait plus que lui, il entendit, à trois pas, une voix qui linterpellait respectueusement. Cétait M. de Malicorne, en costume complet décuyer, tenant sous son bras gauche la bride de deux chevaux. -- Votre Majesté a demandé un cheval? dit-il. -- Un cheval! Vous auriez un de mes chevaux? demanda le roi, qui essayait de reconnaître ce gentilhomme, dont la figure ne lui était pas encore familière. -- Sire, répondit Malicorne, jai au moins un cheval au service de Votre Majesté. Et Malicorne indiqua le cheval bai de Monsieur, quavait remarqué Madame. Lanimal était superbe et royalement caparaçonné. -- Mais ce nest pas un de mes chevaux, monsieur? dit le roi. -- Sire, cest un cheval des écuries de Son Altesse Royale. Mais Son Altesse Royale ne monte pas à cheval quand il fait si chaud. Le roi ne répondit rien, mais sapprocha vivement de ce cheval, qui creusait la terre avec son pied. Malicorne fit un mouvement pour tenir létrier; Sa Majesté était déjà en selle. Rendu à la gaieté par cette bonne chance, le roi courut tout souriant au carrosse des reines qui lattendaient, et malgré lair effaré de Marie Thérèse: -- Ah! ma foi! dit-il, jai trouvé ce cheval et jen profite. Jétouffais dans le carrosse. Au revoir, mesdames. Puis, sinclinant gracieusement sur le col arrondi de sa monture, il disparut en une seconde. Anne dAutriche se pencha pour le suivre des yeux; il nallait pas bien loin, car, parvenu au sixième carrosse, il fit plier les jarrets de son cheval et ôta son chapeau. Il saluait La Vallière, qui, à sa vue, poussa un petit cri de surprise, en même temps quelle rougissait de plaisir. Montalais, qui occupait lautre coin du carrosse, rendit au roi un profond salut. Puis, en femme desprit, elle feignit dêtre très occupée du paysage, et se retira dans le coin à gauche. La conversation du roi et de La Vallière commença comme toutes les conversations damants, par déloquents regards et par quelques mots dabord vides de sens. Le roi expliqua comment il avait eu chaud dans son carrosse, à tel point quun cheval lui avait paru un bienfait. -- Et, ajouta-t-il, le bienfaiteur est un homme tout à fait intelligent, car il ma deviné. Maintenant, il me reste un désir, cest de savoir quel est le gentilhomme qui a servi si adroitement son roi, et la sauvé du cruel ennui où il était. Montalais, pendant ce colloque qui, dès les premiers mots, lavait réveillée, Montalais sétait approchée et sétait arrangée de façon à rencontrer le regard du roi vers la fin de sa phrase. Il en résulta que, comme le roi regardait autant elle que La Vallière en interrogeant, elle put croire que cétait elle que lon interrogeait, et, par conséquent, elle pouvait répondre. Elle répondit donc: -- Sire, le cheval que monte Votre Majesté est un des chevaux de Monsieur, que conduisait en main un des gentilshommes de Son Altesse Royale. -- Et comment sappelle ce gentilhomme, sil vous plaît, mademoiselle? -- M. de Malicorne, Sire. Le nom fit son effet ordinaire. -- Malicorne? répéta le roi en souriant. -- Oui, Sire, répliqua Aure. Tenez, cest ce cavalier qui galope ici à ma gauche. Et elle indiquait, en effet, notre Malicorne, qui, dun air béat, galopait à la portière de gauche, sachant bien quon parlait de lui en ce moment même, mais ne bougeant pas plus sur la selle quun sourd et muet. -- Oui, cest ce cavalier, dit le roi; je me rappelle sa figure et je me rappellerai son nom. Et le roi regarda tendrement La Vallière. Aure navait plus rien à faire; elle avait laissé tomber le nom de Malicorne; le terrain était bon; il ny avait maintenant quà laisser le nom pousser et lévénement porter ses fruits. En conséquence, elle se rejeta dans son coin avec le droit de faire à M. de Malicorne autant de signes agréables quelle voudrait, puisque M. de Malicorne avait eu le bonheur de plaire au roi. Comme on comprend bien, Montalais ne sen fit pas faute. Et Malicorne, avec sa fine oreille et son oeil sournois, empocha les mots: -- Tout va bien. Le tout accompagné dune pantomime qui renfermait un semblant de baiser. -- Hélas! mademoiselle, dit enfin le roi, voilà que la liberté de la campagne va cesser; votre service chez Madame sera plus rigoureux, et nous ne vous verrons plus. -- Votre Majesté aime trop Madame, répondit Louise, pour ne pas venir chez elle souvent; et quand Votre Majesté traversera la chambre... -- Ah! dit le roi dune voix tendre et qui baissait par degrés, sapercevoir nest point se voir, et cependant il semble que ce soit assez pour vous. Louise ne répondit rien; un soupir gonflait son coeur, mais elle étouffa ce soupir. -- Vous avez sur vous-même une grande puissance, dit le roi. La Vallière sourit avec mélancolie. -- Employez cette force à aimer, continua-t-il, et je bénirai Dieu de vous lavoir donnée. La Vallière garda le silence, mais leva sur le roi un oeil chargé damour. Alors, comme sil eût été dévoré par ce brûlant regard, Louis passa la main sur son front, et, pressant son cheval des genoux, lui fit faire quelques pas en avant. Elle, renversée en arrière, loeil demi-clos, couvait du regard ce beau cavalier, dont les plumes ondoyaient au vent: elle aimait ses bras arrondis avec grâce; sa jambe, fine et nerveuse, serrant les flancs du cheval; cette coupe arrondie de profil, que dessinaient de beaux cheveux bouclés, se relevant parfois pour découvrir une oreille rose et charmante. Enfin, elle aimait, la pauvre enfant, et elle senivrait de son amour. Après un instant, le roi revint près delle. -- Oh! fit-il, vous ne voyez donc pas que votre silence me perce le coeur! oh! mademoiselle, que vous devez être impitoyable lorsque vous êtes résolue à quelque rupture; puis je vous crois changeante... Enfin, enfin, je crains cet amour profond qui me vient de vous. -- Oh! Sire, vous vous trompez, dit La Vallière, quand jaimerai, ce sera pour toute la vie. -- Quand vous aimerez! sécria le roi avec hauteur. Quoi! vous naimez donc pas? Elle cacha son visage dans ses mains. -- Voyez-vous, voyez-vous, dit le roi, que jai raison de vous accuser; voyez-vous que vous êtes changeante, capricieuse, coquette, peut-être; voyez-vous! oh! mon Dieu! mon Dieu! -- Oh! non, dit-elle. Rassurez-vous, Sire, non, non, non! -- Promettez-moi donc alors que vous serez toujours la même pour moi? -- Oh! toujours, Sire. -- Que vous naurez point de ces duretés qui brisent le coeur, point de ces changements soudains qui me donneraient la mort? -- Non! oh! non. -- Eh bien, tenez, jaime les promesses, jaime à mettre sous la garantie du serment, cest-à-dire sous la sauvegarde de Dieu, tout ce qui intéresse mon coeur et mon amour. Promettez-moi, ou plutôt jurez-moi, jurez-moi que, si dans cette vie que nous allons commencer, vie toute de sacrifices, de mystères, de douleurs, vie toute de contretemps et de malentendus; jurez-moi que, si nous nous sommes trompés, que, si nous nous sommes mal compris, que, si nous nous sommes fait un tort, et cest un crime en amour, jurez- moi, Louise!... Elle tressaillit jusquau fond de lâme; cétait la première fois quelle entendait son nom prononcé ainsi par son royal amant. Quant à Louis, ôtant son gant, il étendit la main jusque dans le carrosse. -- Jurez-moi, continua-t-il, que, dans toutes nos querelles, jamais, une fois loin lun de lautre, jamais nous ne laisserons passer la nuit sur une brouille sans quune visite, ou tout au moins un message de lun de nous aille porter à lautre la consolation et le repos. La Vallière prit dans ses deux mains froides la main brûlante de son amant, et la serra doucement, jusquà ce quun mouvement du cheval, effrayé par la rotation et la proximité de la roue, larrachât à ce bonheur. Elle avait juré. -- Retournez, Sire, dit-elle, retournez près des reines; je sens un orage là bas, un orage qui menace mon coeur. Louis obéit, salua Mlle de Montalais et partit au galop pour rejoindre le carrosse des reines. En passant, il vit Monsieur qui dormait. Madame ne dormait pas, elle. Elle dit au roi, à son passage: -- Quel bon cheval, Sire!... Nest-ce pas le cheval bai de Monsieur? Quant à la jeune reine, elle ne dit rien que ces mots: -- Êtes-vous mieux, mon cher Sire? Chapitre CLXII -- _Trium-Féminat_ Le roi, une fois à Paris, se rendit au Conseil et travailla une partie de la journée. La reine demeura chez elle avec la reine mère, et fondit en larmes après avoir fait son adieu au roi. -- Ah! ma mère, dit-elle, le roi ne maime plus. Que deviendrai- je, mon Dieu? -- Un mari aime toujours une femme telle que vous, répondit Anne dAutriche. -- Le moment peut venir, ma mère, où il aimera une autre femme que moi. -- Quappelez-vous aimer? -- Oh! toujours penser à quelquun, toujours rechercher cette personne. -- Est-ce que vous avez remarqué, dit Anne dAutriche, que le roi fît de ces sortes de choses? -- Non, madame, dit la jeune reine en hésitant. -- Vous voyez bien, Marie! -- Et cependant, ma mère, avouez que le roi me délaisse? -- Le roi, ma fille, appartient à tout son royaume. -- Et voilà pourquoi il ne mappartient plus, à moi; voilà pourquoi je me verrai, comme se sont vues tant de reines, délaissée, oubliée, tandis que lamour, la gloire et les honneurs seront pour les autres. Oh! ma mère, le roi est si beau! Combien lui diront quelles laiment, combien devront laimer! -- Il est rare que les femmes aiment un homme dans le roi. Mais cela dût-il arriver, jen doute, souhaitez plutôt, Marie, que ces femmes aiment réellement votre mari. Dabord, lamour dévoué de la maîtresse est un élément de dissolution rapide pour lamour de lamant; et puis, à force daimer, la maîtresse perd tout empire sur lamant, dont elle ne désire ni la puissance ni la richesse, mais lamour. Souhaitez donc que le roi naime guère, et que sa maîtresse aime beaucoup! -- Oh! ma mère, quelle puissance que celle dun amour profond! -- Et vous dites que vous êtes abandonnée. -- Cest vrai, cest vrai, je déraisonne... Il est un supplice pourtant, ma mère, auquel je ne saurais résister. -- Lequel? -- Celui dun heureux choix, celui dun ménage quil se ferait à côté du nôtre; celui dune famille quil trouverait chez une autre femme. Oh! si je voyais jamais des enfants au roi... jen mourrais! -- Marie! Marie! répliqua la reine mère avec un sourire, et elle prit la main de la jeune reine: rappelez-vous ce mot que je vais vous dire, et quà jamais il vous serve de consolation: le roi ne peut avoir de dauphin sans vous, et vous pouvez en avoir sans lui. À ces paroles, quelle accompagna dun expressif éclat de rire, la reine mère quitta sa bru pour aller au-devant de Madame, dont un page venait dannoncer la venue dans le grand cabinet. Madame avait pris à peine le temps de se déshabiller. Elle arrivait avec une de ces physionomies agitées qui décèlent un plan dont lexécution occupe et dont le résultat inquiète. -- Je venais voir, dit-elle, si Vos Majestés avaient quelque fatigue de notre petit voyage? -- Aucune, dit la reine mère. -- Un peu, répliqua Marie-Thérèse. -- Moi, mesdames, jai surtout souffert de la contrariété. -- Quelle contrariété? demanda Anne dAutriche. -- Cette fatigue que devait prendre le roi à courir ainsi à cheval. -- Bon! cela fait du bien au roi. -- Et je le lui ai conseillé moi-même, dit Marie-Thérèse en pâlissant. Madame ne répondit rien à cela, seulement, un de ces sourires qui nappartenaient quà elle se dessina sur ses lèvres, sans passer sur le reste de sa physionomie; puis, changeant aussitôt la tournure de la conversation: -- Nous retrouvons Paris tout semblable au Paris que nous avons quitté: toujours des intrigues, toujours des trames, toujours des coquetteries. -- Intrigues!... Quelles intrigues? demanda la reine mère. -- On parle beaucoup de M. Fouquet et de Mme Plessis-Bellière. -- Qui sinscrit ainsi au numéro dix mille? répliqua la reine mère. Mais les trames, sil vous plaît? -- Nous avons, à ce quil paraît, des démêlés avec la Hollande. -- Comment cela? -- Monsieur me racontait cette histoire des médailles. -- Ah! sécria la jeune reine, ces médailles frappées en Hollande... où lon voit un nuage passer sur le soleil du roi. Vous avez tort dappeler cela de la trame, cest de linjure. -- Si méprisable que le roi la méprisera, répondit la reine mère. Mais, que disiez-vous des coquetteries? Est-ce que vous voudriez parler de Mme dOlonne? -- Non pas, non pas; je chercherai plus près de nous. -- _Casa de usted_ murmura la reine mère, sans remuer les lèvres, à loreille de sa bru. Madame nentendit rien et continua: -- Vous savez laffreuse nouvelle? -- Oh! oui, cette blessure de M. de Guiche. -- Et vous lattribuez, comme tout le monde, à un accident de chasse? -- Mais oui, firent les deux reines, cette fois intéressées. Madame se rapprocha. -- Un duel, dit-elle tout bas. -- Ah! fit sévèrement Anne dAutriche, aux oreilles de qui sonnait mal ce mot _duel_, proscrit en France depuis quelle y régnait. -- Un déplorable duel, qui a failli coûter, à Monsieur, deux de ses meilleurs amis; au roi, deux bons serviteurs. -- Pourquoi ce duel? demanda la jeune reine animée dun instinct secret. -- Coquetteries, répéta triomphalement Madame. Ces messieurs ont disserté sur la vertu dune dame: lun a trouvé que Pallas était peu de chose à côté delle; lautre a prétendu que cette dame imitait Vénus agaçant Mars, et, ma foi! ces messieurs ont combattu comme Hector et Achille. -- Vénus agaçant Mars? se dit tout bas la jeune reine, sans oser approfondir lallégorie. -- Qui est cette dame? demanda nettement Anne dAutriche. Vous avez dit, je crois, une dame dhonneur? -- Lai-je dit? fit Madame. -- Oui. Je croyais même vous avoir entendue la nommer. -- Savez-vous quune femme de cette espèce est funeste dans une maison royale? -- Cest Mlle de La Vallière? dit la reine mère. -- Mon Dieu, oui, cest cette petite laide. -- Je la croyais fiancée à un gentilhomme qui nest ni M. de Guiche ni M. de Wardes, je suppose? -- Cest possible, madame. La jeune reine prit une tapisserie, quelle défit avec une affectation de tranquillité, démentie par le tremblement de ses doigts. -- Que parliez-vous de Vénus et de Mars? poursuivit la reine mère; est-ce quil y a un _Mars_? -- Elle sen vante. -- Vous venez de dire quelle sen vante? -- Il a été la cause du combat. -- Et M. de Guiche a soutenu la cause de Mars? -- Oui, certes, en bon serviteur. -- En bon serviteur! sécria la jeune reine oubliant toute réserve pour laisser échapper sa jalousie; serviteur de qui? -- Mars, répliqua Madame, ne pouvant être défendu quaux dépens de cette Vénus, M. de Guiche a soutenu linnocence absolue de Mars, et affirmé sans doute que Vénus sen vantait. -- Et M. de Wardes, dit tranquillement Anne dAutriche, propageait le bruit que Vénus avait raison. «Ah! de Wardes, pensa Madame, vous paierez cher cette blessure faite au plus noble des hommes.» Et elle se mit à charger de Wardes avec tout lacharnement possible, payant ainsi la dette du blessé et la sienne avec la certitude quelle faisait pour lavenir la ruine de son ennemi. Elle en dit tant, que Manicamp, sil se fût trouvé là, eût regretté davoir si bien servi son ami, puisquil en résultait la ruine de ce malheureux ennemi. -- Dans tout cela, dit Anne dAutriche, je ne vois quune peste, qui est cette La Vallière. La jeune reine reprit son ouvrage avec une froideur absolue. Madame écouta. -- Est-ce que tel nest pas votre avis? lui dit Anne dAutriche. Est-ce que vous ne faites pas remonter à elle la cause de cette querelle et du combat? Madame répondit par un geste qui nétait pas plus une affirmation quune négation. -- Je ne comprends pas trop alors ce que vous mavez dit touchant le danger de la coquetterie, reprit Anne dAutriche. -- Il est vrai, se hâta de dire Madame, que, si la jeune personne navait pas été coquette, Mars ne se serait pas occupé delle. Ce mot de _Mars_ ramena une fugitive rougeur sur les joues de la jeune reine; mais elle ne continua pas moins son ouvrage commencé. -- Je ne veux pas quà ma Cour on arme ainsi les hommes les uns contre les autres, dit flegmatiquement Anne dAutriche. Ces moeurs furent peut-être utiles dans un temps où la noblesse, divisée, navait dautre point de ralliement que la galanterie. Alors les femmes, régnant seules, avaient le privilège dentretenir la valeur des gentilshommes par des essais fréquents. Mais aujourdhui, Dieu soit loué! il ny a quun seul maître en France. À ce maître est dû le concours de toute force et de toute pensée. Je ne souffrirai pas quon enlève à mon fils un de ses serviteurs. Elle se tourna vers la jeune reine. -- Que faire à cette La Vallière? dit-elle. -- La Vallière? fit la reine paraissant surprise. Je ne connais pas ce nom. Et cette réponse fut accompagnée dun de ces sourires glacés qui vont seulement aux bouches royales. Madame était elle-même une grande princesse, grande par lesprit, la naissance et lorgueil; toutefois, le poids de cette réponse lécrasa; elle fut obligée dattendre un moment pour se remettre. -- Cest une de mes filles dhonneur, répliqua-t-elle avec un salut. -- Alors, répliqua Marie-Thérèse du même ton, cest votre affaire, ma soeur... non la nôtre. -- Pardon, reprit Anne dAutriche, cest mon affaire, à moi. Et je comprends fort bien, poursuivit-elle en adressant à Madame un regard dintelligence, je comprends pourquoi Madame ma dit ce quelle vient de me dire. -- Vous, ce qui émane de vous, madame, dit la princesse anglaise, sort de la bouche de la Sagesse. -- En renvoyant cette fille dans son pays, dit Marie-Thérèse avec douceur, on lui ferait une pension. -- Sur ma cassette! sécria vivement Madame. -- Non, non, madame, interrompit Anne dAutriche, pas déclat, sil vous plaît. Le roi naime pas quon fasse parler mal des dames. Que tout ceci, sil vous plaît, sachève en famille. -- Madame, vous aurez lobligeance de faire mander ici cette fille. -- Vous, ma fille, vous serez assez bonne pour rentrer un moment chez vous. Les prières de la vieille reine étaient des ordres. Marie-Thérèse se leva pour rentrer dans son appartement, et Madame pour faire appeler La Vallière par un page. Chapitre CLXIII -- Première querelle La Vallière entra chez la reine mère, sans se douter le moins du monde quil se fût tramé contre elle un complot dangereux. Elle croyait quil sagissait du service, et jamais la reine mère navait été mauvaise pour elle en pareille circonstance. Dailleurs, ne ressortissant pas immédiatement à lautorité dAnne dAutriche, elle ne pouvait avoir avec elle que des rapports officieux, auxquels sa propre complaisance et le rang de lauguste princesse lui faisaient un devoir de donner toute la bonne grâce possible. Elle savança donc vers la reine mère avec ce sourire placide et doux qui faisait sa principale beauté. Comme elle ne sapprochait pas assez, Anne dAutriche lui fit signe de venir jusquà sa chaise. Alors Madame rentra, et, dun air parfaitement tranquille, sassit près de sa belle-mère, en reprenant louvrage commencé par Marie- Thérèse. La Vallière, au lieu de lordre quelle sattendait à recevoir sur-le-champ, saperçut de ces préambules, et interrogea curieusement, sinon avec inquiétude, le visage des deux princesses. Anne réfléchissait. Madame conservait une affectation dindifférence qui eût alarmé de moins timides. -- Mademoiselle, fit soudain la reine mère sans songer à modérer son accent espagnol, ce quelle ne manquait jamais de faire à moins quelle ne fût en colère, venez un peu, que nous causions de vous, puisque tout le monde en cause. -- De moi? sécria La Vallière en pâlissant. -- Feignez de lignorer, belle; savez-vous le duel de M. de Guiche et de M. de Wardes? -- Mon Dieu! madame, le bruit en est venu hier jusquà moi, répliqua La Vallière en joignant les mains. -- Et vous ne laviez pas senti davance, ce bruit? -- Pourquoi leussé-je senti, madame? -- Parce que deux hommes ne se battent jamais sans motif, et que vous deviez connaître les motifs de lanimosité des deux adversaires. -- Je lignorais absolument, madame. -- Cest un système de défense un peu banal que la négation persévérante, et, vous qui êtes un bel esprit mademoiselle, vous devez fuir les banalités. Autre chose. -- Mon Dieu! madame, Votre Majesté mépouvante avec cet air glacé. Aurais-je eu le malheur dencourir sa disgrâce? Madame se mit à rire. La Vallière la regarda dun air stupéfait. Anne reprit: -- Ma disgrâce!... Encourir ma disgrâce! Vous ny pensez pas, mademoiselle de La Vallière, il faut que je pense aux gens pour les prendre en disgrâce. Je ne pense à vous que parce quon parle de vous un peu trop, et je naime point quon parle des filles de ma Cour. -- Votre Majesté me fait lhonneur de me le dire, répliqua La Vallière effrayée; mais je ne comprends pas en quoi lon peut soccuper de moi. -- Je men vais donc vous le dire. M. de Guiche aurait eu à vous défendre. -- Moi? -- Vous-même. Cest dun chevalier, et les belles aventurières aiment que les chevaliers lèvent la lance pour elles. Moi, je hais les champs, alors je hais surtout les aventures et... faites-en votre profit. La Vallière se plia aux pieds de la reine, qui lui tourna le dos. Elle tendit les mains à Madame, qui lui rit au nez. Un sentiment dorgueil la releva. -- Mesdames, dit-elle, jai demandé quel est mon crime; Votre Majesté doit me le dire, et je remarque que Votre Majesté me condamne avant de mavoir admise à me justifier. -- Eh! sécria Anne dAutriche, voyez donc les belles phrases, madame, voyez donc les beaux sentiments; cest une infante que cette fille, cest une des aspirantes du grand Cyrus... cest un puits de tendresse et de formules héroïques. On voit bien, ma toute belle, que nous entretenons notre esprit dans le commerce des têtes couronnées. La Vallière se sentit mordre au coeur; elle devint non plus pâle, mais blanche comme un lis, et toute sa force labandonna. -- Je voulais vous dire, interrompit dédaigneusement la reine, que, si vous continuez à nourrir des sentiments pareils, vous nous humilierez, nous femmes, à tel point que nous aurons honte de figurer près de vous. Devenez simple, mademoiselle. À propos, que me disait-on? vous êtes fiancée, je crois? La Vallière comprima son coeur, quune souffrance nouvelle venait de déchirer. -- Répondez donc quand on vous parle! -- Oui, madame. -- À un gentilhomme? -- Oui, madame. -- Qui sappelle? -- M. le vicomte de Bragelonne. -- Savez-vous que cest un sort bien heureux pour vous, mademoiselle, et que, sans fortune, sans position... sans grands avantages personnels, vous devriez bénir le Ciel qui vous fait un avenir comme celui-là. La Vallière ne répliqua rien. -- Où est-il ce vicomte de Bragelonne? poursuivit la reine. -- En Angleterre, dit Madame, où le bruit des succès de Mademoiselle ne manquera pas de lui parvenir. -- Ô ciel! murmura La Vallière éperdue. -- Eh bien! mademoiselle, dit Anne dAutriche, on fera revenir ce garçon-là, et on vous expédiera quelque part avec lui. Si vous êtes dun avis différent, les filles ont des visées bizarres, fiez-vous à moi, je vous remettrai dans le bon chemin: je lai fait pour des filles qui ne vous valaient pas. La Vallière nentendait plus. Limpitoyable reine ajouta: -- Je vous enverrai seule quelque part où vous réfléchirez mûrement. La réflexion calme les ardeurs du sang; elle dévore toutes les illusions de la jeunesse. Je suppose que vous mavez comprise? -- Madame! Madame! -- Pas un mot. -- Madame, je suis innocente de tout ce que Votre Majesté peut supposer. Madame, voyez mon désespoir. Jaime, je respecte tant Votre Majesté! -- Il vaudrait mieux que vous ne me respectassiez pas, dit la reine avec une froide ironie. Il vaudrait mieux que vous ne fussiez pas innocente. Vous figurez-vous, par hasard, que je me contenterais de men aller, si vous aviez commis la faute? -- Oh! mais, madame, vous me tuez? -- Pas de comédie, sil vous plaît, ou je me charge du dénouement. Allez, rentrez chez vous, et que ma leçon vous profite. -- Madame, dit La Vallière à la duchesse dOrléans, dont elle saisit les mains, priez pour moi, vous qui êtes si bonne! -- Moi! répliqua celle-ci avec une joie insultante, moi bonne?... Ah! mademoiselle, vous nen pensez pas un mot! Et, brusquement, elle repoussa la main de la jeune fille. Celle-ci, au lieu de fléchir, comme les deux princesses pouvaient lattendre de sa pâleur et de ses larmes, reprit tout à coup son calme et sa dignité; elle fit une révérence profonde et sortit. -- Eh bien! dit Anne dAutriche à Madame, croyez-vous quelle recommencera? -- Je me défie des caractères doux et patients, répliqua Madame. Rien nest plus courageux quun coeur patient, rien nest plus sûr de soi quun esprit doux. -- Je vous réponds quelle pensera plus dune fois avant de regarder le dieu Mars. -- À moins quelle ne se serve de son bouclier, riposta Madame. Un fier regard de la reine mère répondit à cette objection, qui ne manquait pas de finesse, et les deux dames, à peu près sûres de leur victoire, allèrent retrouver Marie-Thérèse, qui les attendait en déguisant son impatience. Il était alors six heures et demie du soir, et le roi venait de prendre son goûter. Il ne perdit pas de temps; le repas fini, les affaires terminées, il prit de Saint-Aignan par le bras et lui ordonna de le conduire à lappartement de La Vallière. Le courtisan fit une grosse exclamation. -- Eh bien! quoi? répliqua le roi; cest une habitude à prendre, et, pour prendre une habitude, il faut quon commence par quelques fois. -- Mais, Sire, lappartement des filles, ici, cest une lanterne: tout le monde voit ceux qui entrent et ceux qui sortent. Il me semble quun prétexte... Celui-ci, par exemple... -- Voyons. -- Si Votre Majesté voulait attendre que Madame fût chez elle. -- Plus de prétextes! plus dattentes! Assez de ces contretemps, de ces mystères; je ne vois pas en quoi le roi de France se déshonore à entretenir une fille desprit. Honni soit qui mal y pense! -- Sire, Sire, Votre Majesté me pardonnera un excès de zèle... -- Parle. -- Et la reine? -- Cest vrai! cest vrai! Je veux que la reine soit toujours respectée. Eh bien! encore ce soir, jirai chez Mlle de La Vallière, et puis, ce jour passé, je prendrai tous les prétextes que tu voudras. Demain, nous chercherons: ce soir, je nai pas le temps. De Saint-Aignan ne répliqua pas; il descendit le degré devant le roi et traversa les cours avec une honte que neffaçait point cet insigne honneur de servir dappui au roi. Cest que de Saint-Aignan voulait se conserver tout confit dans lesprit de Madame et des deux reines. Cest quil ne voulait pas non plus déplaire à Mlle de La Vallière, et que pour faire tant de belles choses, il était difficile de ne pas se heurter à quelques difficultés. Or, les fenêtres de la jeune reine, celles de la reine mère, celles de Madame elle-même donnaient sur la cour des filles. Être vu conduisant le roi, cétait rompre avec trois grandes princesses, avec trois femmes dun crédit inamovible, pour le faible appât dun éphémère crédit de maîtresse. Ce malheureux de Saint-Aignan, qui avait tant de courage pour protéger La Vallière sous les quinconces ou dans le parc de Fontainebleau, ne se sentait plus brave à la grande lumière: il trouvait mille défauts à cette fille et brûlait den faire part au roi. Mais son supplice finit; les cours furent traversées. Pas un rideau ne se souleva, pas une fenêtre ne souvrit. Le roi marchait vite: dabord à cause de son impatience, puis à cause des longues jambes de de Saint-Aignan, qui le précédait. À la porte, de Saint-Aignan voulut séclipser; le roi le retint. Cétait une délicatesse dont le courtisan se fût bien passé. Il dut suivre Louis chez La Vallière. À larrivée du monarque, la jeune fille achevait dessuyer ses yeux; elle le fit si précipitamment, que le roi sen aperçut. Il la questionna comme un amant intéressé; il la pressa. -- Je nai rien, dit-elle, Sire. -- Mais, enfin, vous pleuriez. -- Oh! non pas, Sire. -- Regardez, de Saint-Aignan, est-ce que je me trompe? De Saint-Aignan dut répondre; mais il était bien embarrassé. -- Enfin, vous avez les yeux rouges, mademoiselle, dit le roi. -- La poussière du chemin, Sire. -- Mais non, mais non, vous navez pas cet air de satisfaction qui vous rend si belle et si attrayante. Vous ne me regardez pas. -- Sire! -- Que dis-je! vous évitez mes regards. Elle se détournait en effet. -- Mais, au nom du Ciel, quy a-t-il? demanda Louis, dont le sang bouillait. -- Rien, encore une fois, Sire; et je suis prête à montrer à Votre Majesté que mon esprit est aussi libre quelle le désire. -- Votre esprit libre, quand je vous vois embarrassée de tout, même de votre geste! Est-ce que lon vous aurait blessée, fâchée? -- Non, non, Sire. -- Oh! cest quil faudrait me le déclarer! dit le jeune prince avec des yeux étincelants. -- Mais personne, Sire, personne ne ma offensée. -- Alors, voyons, reprenez cette rêveuse gaieté ou cette joyeuse mélancolie que jaimais en vous ce matin; voyons... de grâce! -- Oui, Sire, oui! Le roi frappa du pied. -- Voilà qui est inexplicable, dit-il, un changement pareil! Et il regarda de Saint-Aignan, qui, lui aussi, sapercevait bien de cette morne langueur de La Vallière, comme aussi de limpatience du roi. Louis eut beau prier, il eut beau singénier à combattre cette disposition fatale, la jeune fille était brisée; laspect même de la mort ne leût pas réveillée de sa torpeur. Le roi vit dans cette négative facilité un mystère désobligeant; il se mit à regarder autour de lui dun air soupçonneux. Justement il y avait dans la chambre de La Vallière un portrait en miniature dAthos. Le roi vit ce portrait qui ressemblait beaucoup à Bragelonne; car il avait été fait pendant la jeunesse du comte. Il attacha sur cette peinture des regards menaçants. La Vallière, dans létat doppression où elle se trouvait et à cent lieues, dailleurs, de penser à cette peinture, ne put deviner la préoccupation du roi. Et cependant le roi sétait jeté dans un souvenir terrible qui, plus dune fois, avait préoccupé son esprit, mais quil avait toujours écarté. Il se rappelait cette intimité des deux jeunes gens depuis leur naissance. Il se rappelait les fiançailles qui en avaient été la suite. Il se rappelait quAthos était venu lui demander la main de La Vallière pour Raoul. Il se figura quà son retour à Paris, La Vallière avait trouvé certaines nouvelles de Londres, et que ces nouvelles avaient contrebalancé linfluence que, lui, avait pu prendre sur elle. Presque aussitôt il se sentit piqué aux tempes par le taon farouche quon appelle la jalousie. Il interrogea de nouveau avec amertume. La Vallière ne pouvait répondre: il lui fallait tout dire, il lui fallait accuser la reine, il lui fallait accuser Madame. Cétait une lutte ouverte à soutenir avec deux grandes et puissantes princesses. Il lui semblait dabord que, ne faisant rien pour cacher ce qui se passait en elle au roi, le roi devait lire dans son coeur à travers son silence. Que, sil laimait réellement, il devait tout comprendre, tout deviner. Quétait-ce donc que la sympathie, sinon la flamme divine qui devait éclairer le coeur, et dispenser les vrais amants de la parole? Elle se tut donc, se contentant de soupirer, de pleurer, de cacher sa tête dans ses mains. Ces soupirs, ces pleurs, qui avaient dabord attendri, puis effrayé Louis XIV, lirritaient maintenant. Il ne pouvait supporter lopposition, pas plus lopposition des soupirs et des larmes que toute autre opposition. Toutes ses paroles devinrent aigres, pressantes, agressives. Cétait une nouvelle douleur jointe aux douleurs de la jeune fille. Elle puisa, dans ce quelle regardait comme une injustice de la part de son amant, la force de résister non seulement aux autres, mais encore à celle-là. Le roi commença à accuser directement. La Vallière ne tenta même pas de se défendre; elle supporta toutes ces accusations sans répondre autrement quen secouant la tête, sans prononcer dautres paroles que ces deux mots qui séchappent des coeurs profondément affligés: -- Mon Dieu! mon Dieu! Mais, au lieu de calmer lirritation du roi, ce cri de douleur laugmentait: cétait un appel à une puissance supérieure à la sienne, à un être qui pouvait défendre La Vallière contre lui. Dailleurs, il se voyait secondé par de Saint-Aignan. De Saint- Aignan, comme nous lavons dit, voyait lorage grossir; il ne connaissait pas le degré damour que Louis XIV pouvait éprouver; il sentait venir tous les coups des trois princesses, la ruine de la pauvre La Vallière, et il nétait pas assez chevalier pour ne pas craindre dêtre entraîné dans cette ruine. De Saint-Aignan ne répondait donc aux interpellations du roi que par des mots prononcés à demi-voix ou par des gestes saccadés, qui avaient pour but denvenimer les choses et damener une brouille dont le résultat devait le délivrer du souci de traverser les cours en plein jour, pour suivre son illustre compagnon chez La Vallière. Pendant ce temps, le roi sexaltait de plus en plus. Il fit trois pas pour sortir et revint. La jeune fille navait pas levé la tête, quoique le bruit des pas eût dû lavertir que son amant séloignait. Il sarrêta un instant devant elle, les bras croisés. -- Une dernière fois, mademoiselle, dit-il, voulez-vous parler? Voulez vous donner une cause à ce changement, à cette versatilité, à ce caprice? -- Que voulez-vous que je vous dise, mon Dieu? murmura La Vallière. Vous voyez bien, Sire, que je suis écrasée en ce moment! vous voyez bien que je nai ni la volonté, ni la pensée, ni la parole! -- Est-ce donc si difficile de dire la vérité? En moins de mots que vous ne venez den proférer, vous leussiez dite! -- Mais, la vérité, sur quoi? -- Sur tout. La vérité monta, en effet, du coeur aux lèvres de La Vallière. Ses bras firent un mouvement pour souvrir, mais sa bouche resta muette, ses bras retombèrent. La pauvre enfant navait pas encore été assez malheureuse pour risquer une pareille révélation. -- Je ne sais rien, balbutia-t-elle. -- Oh! cest plus que de la coquetterie, sécria le roi; cest plus que du caprice: cest de la trahison! Et, cette fois, sans que rien larrêtât, sans que les tiraillements de son coeur pussent le faire retourner en arrière, il sélança hors de la chambre avec un geste désespéré. De Saint-Aignan le suivit, ne demandant pas mieux que de partir. Louis XIV ne sarrêta que dans lescalier, et, se cramponnant à la rampe: -- Vois-tu, dit-il, jai été indignement dupé. -- Comment cela, Sire? demanda le favori. -- De Guiche sest battu pour le vicomte de Bragelonne. Et ce Bragelonne!... -- Eh bien? -- Eh bien! elle laime toujours! Et, en vérité, de Saint-Aignan, je mourrais de honte si, dans trois jours, il me restait encore un atome de cet amour dans le coeur. Et Louis XIV reprit sa course vers son appartement à lui. -- Ah! je lavais bien dit à Votre Majesté, murmura de Saint- Aignan en continuant de suivre le roi et en guettant timidement à toutes les fenêtres. Malheureusement, il nen fut pas à la sortie comme il en avait été à larrivée. Un rideau se souleva; derrière était Madame. Madame avait vu le roi sortir de lappartement des filles dhonneur. Elle se leva lorsque le roi fut passé, et sortit précipitamment de chez elle; elle monta, deux par deux, les marches de lescalier qui conduisait à cette chambre doù venait de sortir le roi. Chapitre CLXIV -- Désespoir Après le départ du roi, La Vallière sétait soulevée, les bras étendus, comme pour le suivre, comme pour larrêter; puis, lorsque, les portes refermées par lui, le bruit de ses pas sétait perdu dans léloignement, elle navait plus eu que tout juste assez de force pour aller tomber aux pieds de son crucifix. Elle demeura là, brisée, écrasée, engloutie dans sa douleur, sans se rendre compte dautre chose que de sa douleur même, douleur quelle ne comprenait, dailleurs, que par linstinct et la sensation. Au milieu de ce tumulte de ses pensées, La Vallière entendit rouvrir sa porte; elle tressaillit. Elle se retourna, croyant que cétait le roi qui revenait. Elle se trompait, cétait Madame. Que lui importait Madame! Elle retomba, la tête sur son prie-Dieu. Cétait Madame, émue, irritée, menaçante. Mais quétait-ce que cela? -- Mademoiselle, dit la princesse sarrêtant devant La Vallière, cest fort beau, jen conviens, de sagenouiller, de prier, de jouer la religion; mais, si soumise que vous soyez au roi du Ciel, il convient que vous fassiez un peu la volonté des princes de la terre. La Vallière souleva péniblement sa tête en signe de respect. -- Tout à lheure, continua Madame, il vous a été fait une recommandation, ce me semble? Loeil à la fois fixe et égaré de La Vallière montra son ignorance et son oubli. -- La reine vous a recommandé, continua Madame, de vous ménager assez pour que nul ne pût répandre de bruits sur votre compte. Le regard de La Vallière devint interrogateur. -- Eh bien! continua Madame, il sort de chez vous quelquun dont la présence est une accusation. La Vallière resta muette. -- Il ne faut pas, continua Madame, que ma maison, qui est celle de la première princesse du sang, donne un mauvais exemple à la Cour; vous seriez la cause de ce mauvais exemple. Je vous déclare donc, mademoiselle, hors de la présence de tout témoin, car je ne veux pas vous humilier, je vous déclare donc que vous êtes libre de partir de ce moment, et que vous pouvez retourner chez Mme votre mère, à Blois. La Vallière ne pouvait tomber plus bas; La Vallière ne pouvait souffrir plus quelle navait souffert. Sa contenance ne changea point; ses mains demeurèrent jointes sur ses genoux comme celles de la divine Madeleine. -- Vous mavez entendue? dit Madame. Un simple frissonnement qui parcourut tout le corps de La Vallière répondit pour elle. Et, comme la victime ne donnait pas dautre signe dexistence, Madame sortit. Alors, à son coeur suspendu, à son sang figé en quelque sorte dans ses veines, La Vallière sentit peu à peu se succéder des pulsations plus rapides aux poignets, au cou et aux tempes. Ces pulsations, en saugmentant progressivement, se changèrent bientôt en une fièvre vertigineuse, dans le délire de laquelle elle vit tourbillonner toutes les figures de ses amis luttant contre ses ennemis. Elle entendait sentrechoquer à la fois dans ses oreilles assourdies des mots menaçants et des mots damour; elle ne se souvenait plus dêtre elle-même; elle était soulevée hors de sa première existence comme par les ailes dune puissante tempête, et, à lhorizon du chemin dans lequel le vertige la poussait, elle voyait la pierre du tombeau se soulevant et lui montrant lintérieur formidable et sombre de léternelle nuit. Mais cette douloureuse obsession de rêves finit par se calmer, pour faire place à la résignation habituelle de son caractère. Un rayon despoir se glissa dans son coeur comme un rayon de jour dans le cachot dun pauvre prisonnier. Elle se reporta sur la route de Fontainebleau, elle vit le roi à cheval à la portière de son carrosse, lui disant quil laimait, lui demandant son amour, lui faisant jurer et jurant que jamais une soirée ne passerait sur une brouille sans quune visite, une lettre, un signe vint substituer le repos de la nuit au trouble du soir. Cétait le roi qui avait trouvé cela, qui avait fait jurer cela, qui lui-même avait juré cela. Il était donc impossible que le roi manquât à la promesse quil avait lui-même exigée, à moins que le roi ne fût un despote qui commandât lamour comme il commandait lobéissance, à moins que le roi ne fût un indifférent que le premier obstacle suffit pour arrêter en chemin. Le roi, ce doux protecteur, qui, dun mot, dun seul mot, pouvait faire cesser toutes ses peines, le roi se joignait donc à ses persécuteurs. Oh! sa colère ne pouvait durer. Maintenant quil était seul, il devait souffrir tout ce quelle souffrait elle-même. Mais lui, lui nétait pas enchaîné comme elle; lui pouvait agir, se mouvoir, venir; elle, elle, elle ne pouvait rien quattendre. Et elle attendait de toute son âme, la pauvre enfant; car il était impossible que le roi ne vînt pas. Il était dix heures et demie à peine. Il allait ou venir, ou lui écrire, ou lui faire dire une bonne parole par M. de Saint-Aignan. Sil venait, oh! comme elle allait sélancer au-devant de lui! comme elle allait repousser cette délicatesse quelle trouvait maintenant mal entendue! comme elle allait lui dire: «Ce nest pas moi qui ne vous aime pas; ce sont elles qui ne veulent pas que je vous aime.» Et alors, il faut le dire, en y réfléchissant, et au fur et à mesure quelle y réfléchissait, elle trouvait Louis moins coupable. En effet, il ignorait tout. Quavait-il dû penser de son obstination à garder le silence? Impatient, irritable, comme on connaissait le roi, il était extraordinaire quil eût même conservé si longtemps son sang-froid. Oh! sans doute elle neût pas agi ainsi, elle: elle eût tout compris, tout deviné. Mais elle était une pauvre fille et non pas un grand roi. Oh! sil venait! sil venait!... comme elle lui pardonnerait tout ce quil venait de lui faire souffrir! comme elle laimerait davantage pour avoir souffert! Et sa tête tendue vers la porte, ses lèvres entrouvertes, attendaient, Dieu lui pardonne cette idée profane! le baiser que les lèvres du roi distillaient si suavement le matin quand il prononçait le mot amour. Si le roi ne venait pas, au moins écrirait-il; cétait la seconde chance, chance moins douce, moins heureuse que lautre, mais qui prouverait tout autant damour, et seulement un amour plus craintif. Oh! comme elle dévorerait cette lettre! comme elle se hâterait dy répondre! comme, une fois le messager parti, elle baiserait, relirait, presserait sur son coeur le bienheureux papier qui devait lui apporter le repos, la tranquillité, le bonheur! Enfin, le roi ne venait pas; si le roi nécrivait pas, il était au moins impossible quil nenvoyât pas de Saint-Aignan ou que de Saint-Aignan ne vint pas de lui-même. À un tiers, comme elle dirait tout! La majesté royale ne serait plus là pour glacer ses paroles sur ses lèvres, et alors aucun doute ne pourrait demeurer dans le coeur du roi. Tout, chez La Vallière, coeur et regard, matière et esprit, se tourna donc vers lattente. Elle se dit quelle avait encore une heure despoir; que, jusquà minuit, le roi pouvait venir, écrire ou envoyer; quà minuit seulement, toute attente serait inutile, tout espoir serait perdu. Tant quil y eut quelque bruit dans le palais, la pauvre enfant crut être la cause de ce bruit; tant quil passa des gens dans la cour, elle crut que ces gens étaient des messagers du roi venant chez elle. Onze heures sonnèrent; puis onze heures un quart; puis onze heures et demie. Les minutes coulaient lentement dans cette anxiété, et pourtant elles fuyaient encore trop vite. Les trois quarts sonnèrent. Minuit! minuit! la dernière, la suprême espérance vint à son tour. Avec le dernier tintement de lhorloge, la dernière lumière séteignit; avec la dernière lumière, le dernier espoir. Ainsi, le roi lui-même lavait trompée; le premier, il mentait au serment quil avait fait le jour même; douze heures entre le serment et le parjure! Ce nétait pas avoir gardé longtemps lillusion. Donc, non seulement le roi naimait pas, mais encore il méprisait celle que tout le monde accablait; il la méprisait au point de labandonner à la honte dune expulsion qui équivalait à une sentence ignominieuse; et cependant, cétait lui, lui, le roi, qui était la cause première de cette ignominie. Un sourire amer, le seul symptôme de colère qui, pendant cette longue lutte, eût passé sur la figure angélique de la victime, un sourire amer apparut sur ses lèvres. En effet, pour elle, que restait-il sur la terre après le roi? Rien. Seulement, Dieu restait au ciel. Elle pensa à Dieu. -- Mon Dieu! dit-elle, vous me dicterez vous-même ce que jai à faire. Cest de vous que jattends tout, de vous que je dois tout attendre. Et elle regarda son crucifix, dont elle baisa les pieds avec amour. -- Voilà, dit-elle, un maître qui noublie et nabandonne jamais ceux qui ne labandonnent et qui ne loublient pas; cest à celui- là seul quil faut se sacrifier. Alors, il eût été visible, si quelquun eût pu plonger son regard dans cette chambre, il eût été visible, disons-nous, que la pauvre désespérée prenait une résolution dernière, arrêtait un plan suprême dans son esprit, montait enfin cette grande échelle de Jacob qui conduit les âmes de la terre au ciel. Alors, et comme ses genoux navaient plus la force de la soutenir, elle se laissa peu à peu aller sur les marches du prie-Dieu, la tête adossée au bois de la croix, et, loeil fixe, la respiration haletante, elle guetta sur les vitres les premières heures du jour. Deux heures du matin la trouvèrent dans cet égarement ou, plutôt, dans cette extase. Elle ne sappartenait déjà plus. Aussi, lorsquelle vit la teinte violette du matin descendre sur les toits du palais et dessiner vaguement les contours du christ divoire quelle tenait embrassé, elle se leva avec une certaine force, baisa les pieds du divin martyr, descendit lescalier de sa chambre, et senveloppa la tête dune mante tout en descendant. Elle arriva au guichet juste au moment où la ronde de mousquetaires en ouvrait la porte pour admettre le premier poste des Suisses. Alors, se glissant derrière les hommes de garde, elle gagna la rue avant que le chef de la patrouille eût même songé à se demander quelle était cette jeune femme qui séchappait si matin du palais. Chapitre CLXV -- La fuite La Vallière sortit derrière la patrouille. La patrouille se dirigea à droite par la rue Saint-Honoré, machinalement La Vallière tourna à gauche. Sa résolution était prise, son dessein arrêté; elle voulait se rendre aux Carmélites de Chaillot, dont la supérieure avait une réputation de sévérité qui faisait frémir les mondaines de la Cour. La Vallière navait jamais vu Paris, elle nétait jamais sortie à pied, elle neût pas trouvé son chemin, même dans une disposition desprit plus calme. Cela explique comment elle remontait la rue Saint-Honoré au lieu de la descendre. Elle avait hâte de séloigner du Palais-Royal, et elle sen éloignait. Elle avait ouï dire seulement que Chaillot regardait la Seine; elle se dirigeait donc vers la Seine. Elle prit la rue du Coq, et, ne pouvant traverser le Louvre, appuya vers léglise Saint-Germain-lAuxerrois longeant lemplacement où Perrault bâtit depuis sa colonnade. Bientôt elle atteignit les quais. Sa marche était rapide et agitée. À peine sentait-elle cette faiblesse qui, de temps en temps, lui rappelait, en la forçant de boiter légèrement, cette entorse quelle sétait donnée dans sa jeunesse. À une autre heure de la journée, sa contenance eût appelé les soupçons des gens les moins clairvoyants, attiré les regards des passants les moins curieux. Mais, à deux heures et demie du matin, les rues de Paris sont désertes ou à peu près, et il ne sy trouve guère que les artisans laborieux qui vont gagner le pain du jour, ou bien les oisifs dangereux qui regagnent leur domicile après une nuit dagitation et de débauches. Pour les premiers, le jour commence, pour les autres, le jour finit. La Vallière eut peur de tous ces visages sur lesquels son ignorance des types parisiens ne lui permettait pas de distinguer le type de la probité de celui du cynisme. Pour elle, la misère était un épouvantail; et tous ces gens quelle rencontrait semblaient être des misérables. Sa toilette, qui était celle de la veille, était recherchée, même dans sa négligence, car cétait la même avec laquelle elle sétait rendue chez la reine mère; en outre, sous sa mante relevée pour quelle pût voir à se conduire, sa pâleur et ses beaux yeux parlaient un langage inconnu à ces hommes du peuple, et, sans le savoir, la pauvre fugitive sollicitait la brutalité des uns, la pitié des autres. La Vallière marcha ainsi dune seule course, haletante, précipitée, jusquà la hauteur de la place de Grève. De temps en temps, elle sarrêtait, appuyait sa main sur son coeur, sadossait à une maison, reprenait haleine et continuait sa course plus rapidement quauparavant. Arrivée à la place de Grève, La Vallière se trouva en face dun groupe de trois hommes débraillés, chancelants, avinés, qui sortaient dun bateau amarré sur le port. Ce bateau était chargé de vins, et lon voyait quils avaient fait honneur à la marchandise. Ils chantaient leurs exploits bachiques sur trois tons différents, quand, en arrivant à lextrémité de la rampe donnant sur le quai, ils se trouvèrent faire tout à coup obstacle à la marche de la jeune fille. La Vallière sarrêta. Eux, de leur côté, à laspect de cette femme aux vêtements de Cour, firent une halte, et, dun commun accord, se prirent par les mains et entourèrent La Vallière en lui chantant: _Vous qui vous ennuyez seulette, _ _Venez, venez rire avec nous._ La Vallière comprit alors que ces hommes sadressaient à elle et voulaient lempêcher de passer; elle tenta plusieurs efforts pour fuir, mais ils furent inutiles. Ses jambes faillirent, elle comprit quelle allait tomber, et poussa un cri de terreur. Mais, au même instant, le cercle qui lentourait souvrit sous leffort dune puissante pression. Lun des insulteurs fut culbuté à gauche, lautre alla rouler à droite jusquau bord de leau, le troisième vacilla sur ses jambes. Un officier de mousquetaires se trouva en face de la jeune fille le sourcil froncé, la menace à la bouche, la main levée pour continuer la menace. Les ivrognes sesquivèrent à la vue de luniforme, et surtout devant la preuve de force que venait de donner celui qui le portait. -- Mordioux! sécria lofficier, mais cest Mlle de La Vallière! La Vallière, étourdie de ce qui venait de se passer, stupéfaite dentendre prononcer son nom, La Vallière leva les yeux et reconnut dArtagnan. -- Oui, monsieur, dit-elle, cest moi, cest bien moi. Et, en même temps, elle se soutenait à son bras. -- Vous me protégerez, nest-ce pas, monsieur dArtagnan? ajouta- t-elle et une voix suppliante. -- Certainement que je vous protégerai; mais où allez-vous, mon Dieu, à cette heure? -- Je vais à Chaillot. -- Vous allez à Chaillot par la Rapée? Mais, en vérité, mademoiselle, vous lui tournez le dos. -- Alors, monsieur, soyez assez bon pour me remettre dans mon chemin et pour me conduire pendant quelques pas. -- Oh! volontiers. -- Mais comment se fait-il donc que je vous trouve là? Par quelle faveur du Ciel étiez-vous à portée de venir à mon secours? Il me semble, en vérité, que je rêve; il me semble que je deviens folle. -- Je me trouvais là, mademoiselle, parce que jai une maison place de Grève, à l_Image-de-Notre-Dame_; que jai été toucher les loyers hier, et que jy ai passé la nuit. Aussi désirai-je être de bonne heure au palais pour y inspecter mes postes. -- Merci! dit La Vallière. «Voilà ce que je faisais, oui, se dit dArtagnan, mais elle, que faisait-elle, et pourquoi va-t-elle à Chaillot à une pareille heure?» Et il lui offrit son bras. La Vallière le prit et se mit à marcher avec précipitation. Cependant cette précipitation cachait une grande faiblesse. DArtagnan le sentit, il proposa à La Vallière de se reposer; elle refusa. -- Cest que vous ignorez sans doute où est Chaillot? demanda dArtagnan. -- Oui, je lignore. -- Cest très loin. -- Peu importe! -- Il y a une lieue au moins. -- Je ferai cette lieue. DArtagnan ne répliqua point; il connaissait, au simple accent, les résolutions réelles. Il porta plutôt quil naccompagna La Vallière. Enfin ils aperçurent les hauteurs. -- Dans quelle maison vous rendez-vous, mademoiselle? demanda dArtagnan. -- Aux Carmélites, monsieur. -- Aux Carmélites! répéta dArtagnan étonné. -- Oui; et, puisque Dieu vous a envoyé vers moi pour me soutenir dans ma route, recevez et mes remerciements et mes adieux. -- Aux Carmélites! vos adieux! Mais vous entrez donc en religion? sécria dArtagnan. -- Oui, monsieur. -- Vous!!! Il y avait dans ce _vous_, que nous avons accompagné de trois points dexclamation pour le rendre aussi expressif que possible, il y avait dans ce _vous_ tout un poème; il rappelait à La Vallière et ses souvenirs anciens de Blois et ses nouveaux souvenirs de Fontainebleau; il lui disait: «_Vous_ qui pourriez être heureuse avec Raoul, _vous_ qui pourriez être puissante avec Louis, vous allez entrer en religion, _vous!_» -- Oui, monsieur, dit-elle, moi. Je me rends la servante du Seigneur; je renonce à tout ce monde. -- Mais ne vous trompez-vous pas à votre vocation? ne vous trompez-vous pas à la volonté de Dieu? -- Non, puisque cest Dieu qui a permis que je vous rencontrasse. Sans vous, je succombais certainement à la fatigue, et, puisque Dieu vous envoyait sur ma route, cest quil voulait que je pusse en atteindre le but. -- Oh! fit dArtagnan avec doute, cela me semble un peu bien subtil. -- Quoi quil en soit, reprit la jeune fille, vous voilà instruit de ma démarche et de ma résolution. Maintenant, jai une dernière grâce à vous demander, tout en vous adressant les remerciements. -- Dites, mademoiselle. -- Le roi ignore ma fuite du Palais-Royal. DArtagnan fit un mouvement. -- Le roi, continua La Vallière, ignore ce que je vais faire. -- Le roi ignore?... sécria dArtagnan. Mais, mademoiselle, prenez garde; vous ne calculez pas la portée de votre action. Nul ne doit rien faire que le roi ignore, surtout les personnes de la Cour. -- Je ne suis plus de la Cour, monsieur. DArtagnan regarda la jeune fille avec un étonnement croissant. -- Oh! ne vous inquiétez pas, monsieur, continua-t-elle, tout est calculé, et, tout ne le fût-il pas, il serait trop tard maintenant pour revenir sur ma résolution; laction est accomplie. -- Et bien! voyons, mademoiselle, que désirez-vous? -- Monsieur, par la pitié que lon doit au malheur, par la générosité de votre âme, par votre foi de gentilhomme, je vous adjure de me faire un serment. -- Un serment? -- Oui. -- Lequel? -- Jurez-moi, monsieur dArtagnan, que vous ne direz pas au roi que vous mavez vue et que je suis aux Carmélites. DArtagnan secoua la tête. -- Je ne jurerai point cela, dit-il. -- Et pourquoi? -- Parce que je connais le roi, parce que je vous connais, parce que je me connais moi-même, parce que je connais tout le genre humain; non, je ne jurerai point cela. -- Alors, sécria La Vallière avec une énergie dont on leût crue incapable, au lieu des bénédictions dont je vous eusse comblé jusquà la fin de mes jours, soyez maudit! car vous me rendez la plus misérable de toutes les créatures! Nous avons dit que dArtagnan connaissait tous les accents qui venaient du coeur, il ne put résister à celui-là. Il vit la dégradation de ces traits; il vit le tremblement de ces membres; il vit chanceler tout ce corps frêle et délicat ébranlé par secousses; il comprit quune résistance la tuerait. -- Quil soit donc fait comme vous le voulez, dit-il. Soyez tranquille, mademoiselle, je ne dirai rien au roi. -- Oh! merci, merci! sécria La Vallière; vous êtes le plus généreux des hommes. Et, dans le transport de sa joie, elle saisit les mains de dArtagnan et les serra entre les siennes. Celui-ci se sentait attendri. -- Mordioux! dit-il, en voilà une qui commence par où les autres finissent: cest touchant. Alors La Vallière, qui, au moment du paroxysme de sa douleur, était tombée assise sur une pierre, se leva et marcha vers le couvent des Carmélites, que lon voyait se dresser dans la lumière naissante. DArtagnan la suivait de loin. La porte du parloir était entrouverte; elle sy glissa comme une ombre pâle, et, remerciant dArtagnan dun seul signe de la main, elle disparut à ses yeux. Quand dArtagnan se trouva tout à fait seul, il réfléchit profondément à ce qui venait de se passer. -- Voilà, par ma foi! dit-il, ce quon appelle une fausse position... Conserver un secret pareil, cest garder dans sa poche un charbon ardent et espérer quil ne brûlera pas létoffe. Ne pas garder le secret, quand on a juré quon le garderait, cest dun homme sans honneur. Ordinairement, les bonnes idées me viennent en courant; mais, cette fois, ou je me trompe fort, ou il faut que je coure beaucoup pour trouver la solution de cette affaire... Où courir?... Ma foi! au bout du compte, du côté de Paris; cest le bon côté... Seulement, courons vite... Mais pour courir vite, mieux valent quatre jambes que deux. Malheureusement, pour le moment, je nai que mes deux jambes... Un cheval! comme jai entendu dire au théâtre de Londres; ma couronne pour un cheval!... Jy songe, cela ne me coûtera point aussi cher que cela... Il y a un poste de mousquetaires à la barrière de la Conférence, et, pour un cheval quil me faut, jen trouverai dix. En vertu de cette résolution, prise avec sa rapidité habituelle, dArtagnan descendit soudain les hauteurs, gagna le poste, y prit le meilleur coursier quil y put trouver, et fut rendu au palais en dix minutes. Cinq heures sonnaient à lhorloge du Palais-Royal. DArtagnan sinforma du roi. Le roi sétait couché à son heure ordinaire, après avoir travaillé avec M. Colbert, et dormait encore, selon toute probabilité. -- Allons, dit-il, elle mavait dit vrai, le roi ignore tout; sil savait seulement la moitié de ce qui sest passé, le Palais-Royal serait, à cette heure, sens dessus dessous. Encore ému de la querelle quil venait davoir avec La Vallière, il errait dans son cabinet, fort désireux de trouver une occasion de faire un éclat, après sêtre retenu si longtemps. Colbert, en voyant le roi, jugea dun coup doeil la situation, et comprit les intentions du monarque. Il louvoya. Quand le maître demanda compte de ce quil fallait dire le lendemain, le sous-intendant commença par trouver étrange que Sa Majesté neût pas été mise au courant par M. Fouquet. -- M. Fouquet, dit-il, sait toute cette affaire de la Hollande: il reçoit directement toutes les correspondances. Le roi, accoutumé à entendre M. Colbert piller M. Fouquet, laissa passer cette boutade sans répliquer; seulement il écouta. Colbert vit leffet produit et se hâta de revenir sur ses pas en disant que M. Fouquet nétait pas toutefois aussi coupable quil paraissait lêtre au premier abord, attendu quil avait dans ce moment de grandes préoccupations. Le roi leva la tête. -- Quelle préoccupations? dit-il. -- Sire, les hommes ne sont que des hommes, et M. Fouquet a ses défauts avec ses grandes qualités. -- Ah! des défauts, qui nen a pas, monsieur Colbert?... -- Votre Majesté en a bien, dit hardiment Colbert, qui savait lancer une sourde flatterie dans un léger blâme, comme la flèche qui fend lair malgré son poids, grâce à de faibles plumes qui la soutiennent. Le roi sourit. -- Quel défaut a donc M. Fouquet? dit-il. -- Toujours le même, Sire; on le dit amoureux. -- Amoureux, de qui? Chapitre CLXVI -- Comment Louis avait, de son côté, passé le temps de dix heures et demie à minuit Le roi, au sortir de la chambre des filles dhonneur, avait trouvé chez lui Colbert qui lattendait pour prendre ses ordres à loccasion de la cérémonie du lendemain. Il sagissait, comme nous lavons dit, dune réception dambassadeurs hollandais et espagnols. Louis XIV avait de graves sujets de mécontentement contre la Hollande; les États avaient tergiversé déjà plusieurs fois dans leurs relations avec la France, et, sans sapercevoir ou sans sinquiéter dune rupture, ils laissaient encore une fois lalliance avec le roi Très Chrétien, pour nouer toutes sortes dintrigues avec lEspagne. Louis XIV, à son avènement, cest-à-dire à la mort de Mazarin, avait trouvé cette question politique ébauchée. Elle était dune solution difficile pour un jeune homme; mais comme, alors, toute la nation était le roi, tout ce que résolvait la tête, le corps se trouvait prêt à lexécuter. Un peu de colère, la réaction dun sang jeune et vivace au cerveau, cétait assez pour changer une ancienne ligne politique et créer un autre système. Le rôle des diplomates de lépoque se réduisait à arranger entre eux les coups dÉtat dont leurs souverains pouvaient avoir besoin. Louis nétait pas dans une disposition desprit capable de lui dicter une politique savante. -- Je ne sais trop, Sire; je me mêle peu de galanterie, comme on dit. -- Mais, enfin, vous savez, puisque vous parlez? -- Jai ouï prononcer... -- Quoi? -- Un nom. -- Lequel? -- Mais je ne men souviens plus. -- Dites toujours. -- Je crois que cest celui dune des filles de Madame. Le roi tressaillit. -- Vous en savez plus que vous ne voulez dire, monsieur Colbert, murmura t-il. -- Oh! Sire, je vous assure que non. -- Mais, enfin, on les connaît, ces demoiselles de Madame; et, en vous disant leurs noms, vous rencontreriez peut-être celui que vous cherchez. -- Non, Sire. -- Essayez. -- Ce serait inutile, Sire. Quand il sagit dun nom de dame compromise, ma mémoire est un coffre dairain dont jai perdu la clef. Un nuage passa dans lesprit et sur le front du roi puis, voulant paraître maître de lui-même et secouant la tête: -- Voyons cette affaire de Hollande, dit-il. -- Et dabord, Sire, à quelle heure Votre Majesté veut-elle recevoir les ambassadeurs? -- De bon matin. -- Onze heures? -- Cest trop tard... Neuf heures. -- Cest bien tôt. -- Pour des amis, cela na pas dimportance; on fait tout ce quon veut avec des amis; mais pour des ennemis alors rien de mieux, sils se blessent. Je ne serais pas fâché, je lavoue, den finir avec tous ces oiseaux de marais qui me fatiguent de leurs cris. -- Sire, il sera fait comme Votre Majesté voudra... À neuf heures donc... Je donnerai des ordres en conséquence. Est-ce audience solennelle? -- Non. Je veux mexpliquer avec eux et ne pas envenimer les choses, comme il arrive toujours en présence de beaucoup de gens; mais, en même temps, je veux les tirer au clair, pour navoir pas à recommencer. -- Votre Majesté désignera les personnes qui assisteront à cette réception. -- Jen ferai la liste... Parlons de ces ambassadeurs: que veulent-ils? -- Alliés à lEspagne, ils ne gagnent rien; alliés avec la France, ils perdent beaucoup. -- Comment cela? -- Alliés avec lEspagne, ils se voient bordés et protégés par les possessions de leur allié; ils ny peuvent mordre malgré leur envie. DAnvers à Rotterdam, il ny a quun pas par lEscaut et la Meuse. Sils veulent mordre au gâteau espagnol, vous, Sire, le gendre du roi dEspagne, vous pouvez, en deux jours, aller de chez vous à Bruxelles avec de la cavalerie. Il sagit donc de se brouiller assez avec vous et de vous faire assez suspecter lEspagne pour que vous ne vous mêliez pas de ses affaires. -- Il est bien plus simple alors, répondit le roi, de faire avec moi une solide alliance à laquelle je gagnerais quelque chose, tandis quils y gagneraient tout? -- Non pas; car, sils arrivaient, par hasard, à vous avoir pour limitrophe, Votre Majesté nest pas un voisin commode; jeune, ardent, belliqueux, le roi de France peut porter de rudes coups à la Hollande, surtout sil sapproche delle. -- Je comprends parfaitement, monsieur Colbert, et cest bien expliqué. Mais la conclusion, sil vous plaît? -- Jamais la sagesse ne manque aux décisions de Votre Majesté. -- Que me diront ces ambassadeurs? -- Ils diront à Votre Majesté quils désirent fortement son alliance, et ce sera un mensonge; ils diront aux Espagnols que les trois puissances doivent sunir contre la prospérité de lAngleterre, et ce sera un mensonge; car lalliée naturelle de Votre Majesté, aujourdhui, cest lAngleterre, qui a des vaisseaux quand vous nen avez pas; cest lAngleterre, qui peut balancer la puissance des Hollandais dans lInde: cest lAngleterre, enfin, pays monarchique, où Votre Majesté a des alliances de consanguinité. -- Bien; mais que répondriez-vous? -- Je répondrais, Sire, avec une modération sans égale, que la Hollande nest pas parfaitement disposée pour le roi de France, que les symptômes de lesprit public, chez les Hollandais, sont alarmants pour Votre Majesté, que certaines médailles ont été frappées avec des devises injurieuses. -- Pour moi? sécria le jeune roi exalté. -- Oh! non pas, Sire, non; injurieuses nest pas le mot, et je me suis trompé. Je voulais dire flatteuses outre mesure pour les Bataves. -- Oh! sil en est ainsi, peu importe lorgueil des Bataves, dit le roi en soupirant. -- Votre Majesté a mille fois raison. Cependant, ce nest jamais un mal politique, le roi le sait mieux que moi, dêtre injuste pour obtenir une concession. Votre Majesté, se plaignant avec susceptibilité des Bataves, leur paraîtra bien plus considérable. -- Quest-ce que ces médailles? demanda Louis; car si jen parle, il faut que je sache quoi dire. -- Ma foi! Sire, je ne sais trop... quelque devise outrecuidante... Voilà tout le sens, les mots ne font rien à la chose. -- Bien, jarticulerai le mot médaille, et ils comprendront sils veulent. -- Oh! ils comprendront. Votre Majesté pourra aussi glisser quelques mots de certains pamphlets qui courent. -- Jamais! Les pamphlets salissent ceux qui les écrivent, bien plus que ceux contre lesquels on les a écrits. Monsieur Colbert, je vous remercie, vous pouvez vous retirer. -- Sire! -- Adieu! Noubliez pas lheure et soyez là. -- Sire, jattends la liste de Votre Majesté. -- Cest vrai. Le roi se mit à rêver; il ne pensait pas du tout à cette liste. La pendule sonnait onze heures et demie. On voyait sur le visage du prince le combat terrible de lorgueil et de lamour. La conversation politique avait éteint beaucoup dirritation chez Louis, et le visage pâle, altéré de La Vallière parlait à son imagination un bien autre langage que les médailles hollandaises ou les pamphlets bataves. Il demeura dix minutes à se demander sil fallait ou sil ne fallait pas retourner chez La Vallière; mais, Colbert ayant insisté respectueusement pour avoir la liste, le roi rougit de penser à lamour quand les affaires commandaient. Il dicta donc: -- La reine-mère... la reine... Madame... Mme de Motteville... Mlle de Châtillon... Mme de Navailles. Et en hommes: Monsieur... M. le prince... M. de Grammont... M. de Manicamp... M. de Saint- Aignan... et les officiers de service. -- Les ministres? dit Colbert. -- Cela va sans dire, et les secrétaires. -- Sire, je vais tout préparer: les ordres seront à domicile demain. -- Dites aujourdhui, répliqua tristement Louis. Minuit sonnait. Cétait lheure où se mourait de chagrin, de souffrances, la pauvre La Vallière. Le service du roi entra pour son coucher. La reine attendait depuis une heure. Louis passa chez elle avec un soupir; mais, tout en soupirant, il se félicitait de son courage. Il sapplaudissait dêtre ferme en amour comme en politique. Chapitre CLXVII -- Les ambassadeurs DArtagnan, à peu de chose près, avait appris tout ce que nous venons de raconter; car il avait, parmi ses amis, tous les gens utiles de la maison, serviteurs officieux, fiers dêtre salués par le capitaine des mousquetaires, car le capitaine était une puissance; puis, en dehors de lambition, fiers dêtre comptés pour quelque chose par un homme aussi brave que létait dArtagnan. DArtagnan se faisait instruire ainsi tous les matins de ce quil navait pu voir ou savoir la veille, nétant pas ubiquiste, de sorte que, de ce quil avait su par lui-même chaque jour, et de ce quil avait appris par les autres, il faisait un faisceau quil dénouait au besoin pour y prendre telle arme quil jugeait nécessaire. De cette façon, les deux yeux de dArtagnan lui rendaient le même office que les cent yeux dArgus. Secrets politiques, secrets de ruelles, propos échappés aux courtisans à lissue de lantichambre; ainsi, dArtagnan savait tout et renfermait tout dans le vaste et impénétrable tombeau de sa mémoire, à côté des secrets royaux si chèrement achetés, gardés si fidèlement. Il sut donc lentrevue avec Colbert; il sut donc le rendez-vous donné aux ambassadeurs pour le matin; il sut donc quil y serait question de médailles; et, tout en reconstruisant la conversation sur ces quelques mots venus jusquà lui, il regagna son poste dans les appartements pour être là au moment où le roi se réveillerait. Le roi se réveilla de fort bonne heure; ce qui prouvait que, lui aussi, de son côté, avait assez mal dormi. Vers sept heures, il entrouvrit doucement sa porte. DArtagnan était à son poste. Sa Majesté était pâle et paraissait fatiguée; au reste, sa toilette nétait point achevée. -- Faites appeler M. de Saint-Aignan, dit-il. De Saint-Aignan sattendait sans doute à être appelé; car lorsquon se présenta chez lui, il était tout habillé. De Saint-Aignan sa hâta dobéir et passa chez le roi. Un instant après, le roi et de Saint-Aignan passèrent; le roi marchait le premier. DArtagnan était à la fenêtre donnant sur les cours; il neut pas besoin de se déranger pour suivre le roi des yeux. On eût dit quil avait davance deviné où irait le roi. Le roi allait chez les filles dhonneur. Cela nétonna point dArtagnan. Il se doutait bien, quoique La Vallière ne lui en eût rien dit, que Sa Majesté avait des torts à réparer. De Saint-Aignan le suivait comme la veille, un peu moins inquiet, un peu moins agité cependant; car il espérait quà sept heures du matin il ny avait encore que lui et le roi déveillés, parmi les augustes hôtes du château. DArtagnan était à sa fenêtre, insouciant et calme. On eût juré quil ne voyait rien et quil ignorait complètement quels étaient ces deux coureurs daventures, qui traversaient les cours enveloppés de leurs manteaux. Et cependant dArtagnan, tout en ayant lair de ne les point regarder, ne les perdait point de vue, et, tout en sifflotant cette vieille marche des mousquetaires quil ne se rappelait que dans les grandes occasions, devinait et calculait davance toute cette tempête de cris et de colères qui allait sélever au retour. En effet, le roi entrant chez La Vallière, et trouvant la chambre vide, et le lit intact, le roi commença de seffrayer et appela Montalais. Montalais accourut; mais son étonnement fut égal à celui du roi. Tout ce quelle put dire à Sa Majesté, cest quil lui avait semblé entendre pleurer La Vallière une partie de la nuit; mais, sachant que Sa Majesté était revenue, elle navait osé sinformer. -- Mais, demanda le roi, où croyez-vous quelle soit allée? -- Sire, répondit Montalais, Louise est une personne fort sentimentale, et souvent je lai vue se lever avant le jour et aller au jardin; peut-être y sera-t elle ce matin? La chose parut probable au roi, qui descendit aussitôt pour se mettre à la recherche de la fugitive. DArtagnan le vit paraître, pâle et causant vivement avec son compagnon. Il se dirigea vers les jardins. De Saint-Aignan le suivait tout essoufflé. DArtagnan ne bougeait pas de sa fenêtre, sifflotant toujours, ne paraissant rien voir et voyant tout. -- Allons, allons, murmura-t-il quand le roi eut disparu, la passion de Sa Majesté est plus forte que je ne le croyais; il fait là, ce me semble, des choses quil na pas faites pour Mlle de Mancini. Le roi reparut un quart dheure après. Il avait cherché partout. Il était hors dhaleine. Il va sans dire que le roi navait rien trouvé. De Saint-Aignan le suivait, séventant avec son chapeau, et demandant, dune voix altérée, des renseignements aux premiers serviteurs venus, à tous ceux quil rencontrait. Manicamp se trouva sur sa route. Manicamp arrivait de Fontainebleau à petites journées; où les autres avaient mis six heures, il en avait mis, lui, vingt-quatre. -- Avez-vous vu Mlle de La Vallière? lui demanda de Saint-Aignan. Ce à quoi Manicamp, toujours rêveur et distrait, répondit, croyant quon lui parlait de Guiche: -- Merci, le comte va un peu mieux. Et il continua sa route jusquà lantichambre, où il trouva dArtagnan, à qui il demanda des explications sur cet air effaré quil avait cru voir au roi. DArtagnan lui répondit quil sétait trompé; que le roi, au contraire, était dune gaieté folle. Huit heures sonnèrent sur ces entrefaites. Le roi, dordinaire, prenait son déjeuner à ce moment. Il était arrêté, par le code de létiquette, que le roi aurait toujours faim à huit heures. Il se fit servir sur une petite table, dans sa chambre à coucher, et mangea vite. De Saint-Aignan, dont il ne voulait pas se séparer, lui tint la serviette. Puis il expédia quelques audiences militaires. Pendant ces audiences, il envoya de Saint-Aignan aux découvertes. Puis, toujours occupé, toujours anxieux, toujours guettant le retour de Saint-Aignan, qui avait mis son monde en campagne et qui sy était mis lui-même, le roi atteignit neuf heures. À neuf heures sonnantes, il passa dans son cabinet. Les ambassadeurs entraient eux-mêmes, au premier coup de ces neuf heures. Au dernier coup, les reines et Madame parurent. Les ambassadeurs étaient trois pour la Hollande, deux pour lEspagne. Le roi jeta sur eux un coup doeil, et salua. En ce moment aussi, de Saint-Aignan entrait. Cétait pour le roi une entrée bien autrement importante que celle des ambassadeurs, en quelque nombre quils fussent et de quelque pays quils vinssent. Aussi, avant toutes choses, le roi fit-il à de Saint-Aignan un signe interrogatif, auquel celui-ci répondit par une négation décisive. Le roi faillit perdre tout courage; mais, comme les reines, les grands et les ambassadeurs avaient les yeux fixés sur lui, il fit un violent effort et invita les derniers à parler. Alors un des députés espagnols fit un long discours, dans lequel il vantait les avantages de lalliance espagnole. Le roi linterrompit en lui disant: -- Monsieur, jespère que ce qui est bien pour la France doit être très bien pour lEspagne. Ce mot, et surtout la façon péremptoire dont il fut prononcé, fit pâlir lambassadeur et rougir les deux reines, qui, Espagnoles lune et lautre, se sentirent, par cette réponse, blessées dans leur orgueil de parenté et de nationalité. Lambassadeur hollandais prit la parole à son tour, et se plaignit des préventions que le roi témoignait contre le gouvernement de son pays. Le roi linterrompit: -- Monsieur, dit-il, il est étrange que vous veniez vous plaindre, lorsque cest moi qui ai sujet de me plaindre; et cependant, vous le voyez, je ne le fais pas. -- Vous plaindre, Sire, demanda le Hollandais, et de quelle offense? Le roi sourit avec amertume. -- Me blâmerez-vous, par hasard, monsieur, dit-il, davoir des préventions contre un gouvernement qui autorise et protège les insulteurs publics? -- Sire!... -- Je vous dis, reprit le roi en sirritant de ses propres chagrins, bien plus que de la question politique, je vous dis que la Hollande est une terre dasile pour quiconque me hait, et surtout pour quiconque minjurie. -- Oh! Sire!... -- Ah! des preuves, nest-ce pas? Eh bien! on en aura facilement, des preuves. Doù naissent ces pamphlets insolents qui me représentent comme un monarque sans gloire et sans autorité? Vos presses en gémissent. Si javais là mes secrétaires, je vous citerais les titres des ouvrages avec les noms dimprimeurs. -- Sire, répondit lambassadeur, un pamphlet ne peut être loeuvre dune nation. Est-il équitable quun grand roi, tel que lest Votre Majesté, rende un grand peuple responsable du crime de quelques forcenés qui meurent de faim? -- Soit, je vous accorde cela, monsieur. Mais, quand la monnaie dAmsterdam frappe des médailles à ma honte, est-ce aussi le crime de quelques forcenés? -- Des médailles? balbutia lambassadeur. -- Des médailles, répéta le roi en regardant Colbert. -- Il faudrait, hasarda le Hollandais, que Votre Majesté fût bien sûre... Le roi regardait toujours Colbert, mais Colbert avait lair de ne pas comprendre, et se taisait, malgré les provocations du roi. Alors dArtagnan sapprocha, et, tirant de sa poche une pièce de monnaie quil mit entre les mains du roi: -- Voilà la médaille que Votre Majesté cherche, dit-il. Le roi la prit. Alors il put voir de cet oeil qui, depuis quil était véritablement le maître, navait fait que planer, alors il put voir, disons-nous, une image insolente représentant la Hollande qui, comme Josué, arrêtait le soleil, avec cette légende: _In conspectu meo, stetit sol._ -- En ma présence, le soleil sest arrêté, sécria le roi furieux. Ah! vous ne nierez plus, je lespère. -- Et le soleil, dit dArtagnan, cest celui-ci. Et il montra, sur tous les panneaux du cabinet, le soleil, emblème multiplié et resplendissant, qui étalait partout sa superbe devise: _Nec pluribus impar_. La colère de Louis, alimentée par les élancements de sa douleur particulière, navait pas besoin de cet aliment pour tout dévorer. On voyait dans ses yeux lardeur dune vive querelle toute prête à éclater. Un regard de Colbert enchaîna lorage. Lambassadeur hasarda des excuses. Il dit que la vanité des peuples ne tirait pas à conséquence; que la Hollande était fière davoir, avec si peu de ressources, soutenu son rang de grande nation, même contre de grands rois, et que, si un peu de fumée avait enivré ses compatriotes, le roi était prié dexcuser cette ivresse. Le roi sembla chercher conseil. Il regarda Colbert, qui resta impassible. Puis dArtagnan. DArtagnan haussa les épaules. Ce mouvement fut une écluse levée par laquelle se déchaîna la colère du roi, contenue depuis trop longtemps. Chacun ne sachant pas où cette colère emportait, tous gardaient un morne silence. Le deuxième ambassadeur en profita pour commencer aussi ses excuses. Tandis quil parlait et que le roi, retombé peu à peu dans sa rêverie personnelle, écoutait cette voix pleine de trouble comme un homme distrait écoute le murmure dune cascade, dArtagnan, qui avait à sa gauche de Saint-Aignan, sapprocha de lui, et, dune voix parfaitement calculée pour quelle allât frapper le roi: -- Savez-vous la nouvelle, comte? dit-il. -- Quelle nouvelle? fit de Saint-Aignan. -- Mais la nouvelle de La Vallière. Le roi tressaillit et fit involontairement un pas de côté vers les deux causeurs. -- Quest-il donc arrivé à La Vallière? demanda de Saint-Aignan dun ton quon peut facilement imaginer. -- Eh! pauvre enfant! dit dArtagnan, elle est entrée en religion. -- En religion? sécria de Saint-Aignan. -- En religion? sécria le roi au milieu du discours de lambassadeur. Puis, sous lempire de létiquette, il se remit, mais écoutant toujours. -- Quelle religion? demanda de Saint-Aignan. -- Les Carmélites de Chaillot. -- De qui diable savez-vous cela? -- Delle-même. -- Vous lavez vue? -- Cest moi qui lai conduite aux Carmélites. Le roi ne perdait pas un mot; il bouillait au-dedans et commençait à rugir. -- Mais pourquoi cette fuite? demanda de Saint-Aignan. -- Parce que la pauvre fille a été hier chassée de la Cour, dit dArtagnan. Il neut pas plutôt lâché ce mot, que le roi fit un geste dautorité. -- Assez, monsieur, dit-il à lambassadeur, assez! Puis, savançant vers le capitaine: -- Qui dit cela, sécria-t-il, que La Vallière est en religion? -- M. dArtagnan, dit le favori. -- Et cest vrai, ce que vous dites là? fit le roi se retournant vers le mousquetaire. -- Vrai comme la vérité. Le roi ferma les poings et pâlit. -- Vous avez encore ajouté quelque chose, monsieur dArtagnan, dit-il. -- Je ne sais plus, Sire. -- Vous avez ajouté que Mlle de La Vallière avait été chassée de la Cour. -- Oui, Sire. -- Et cest encore vrai, cela? -- Informez-vous, Sire. -- Et par qui? -- Oh! fit dArtagnan en homme qui se récuse. Le roi bondit, laissant de côté ambassadeurs, ministres, courtisans et politiques. La reine mère se leva: elle avait tout entendu, ou ce quelle navait pas entendu, elle lavait deviné. Madame, défaillante de colère et de peur, essaya de se lever aussi comme la reine mère; mais elle retomba sur son fauteuil, que, par un mouvement instinctif, elle fit rouler en arrière. -- Messieurs, dit le roi, laudience est finie; je ferai savoir ma réponse, ou plutôt ma volonté, à lEspagne et à la Hollande. Et, dun geste impérieux, il congédia les ambassadeurs. -- Prenez garde, mon fils, dit la reine mère avec indignation, prenez garde; vous nêtes guère maître de vous, ce me semble. -- Ah! madame, rugit le jeune lion avec un geste effrayant, si je ne suis pas maître de moi, je le serai, je vous en réponds, de ceux qui moutragent. Venez avec moi, monsieur dArtagnan, venez. Et il quitta la salle au milieu de la stupéfaction et de la terreur de tous. Le roi descendit lescalier et sapprêta à traverser la cour. -- Sire, dit dArtagnan, Votre Majesté se trompe de chemin. -- Non, je vais aux écuries. -- Inutile, Sire, jai des chevaux tout prêts pour Votre Majesté. Le roi ne répondit à son serviteur que par un regard; mais ce regard promettait plus que lambition de trois dArtagnan neût osé espérer. Chapitre CLXVIII -- Chaillot Quoiquon ne les eût point appelés, Manicamp et Malicorne avaient suivi le roi et dArtagnan. Cétaient deux hommes fort intelligents; seulement, Malicorne arrivait souvent trop tôt par ambition; Manicamp arrivait souvent trop tard par paresse. Cette fois, ils arrivèrent juste. Cinq chevaux étaient préparés. Deux furent accaparés par le roi et dArtagnan; deux par Manicamp et Malicorne. Un page des écuries monta le cinquième. Toute la cavalcade partit au galop. DArtagnan avait bien réellement choisi les chevaux lui-même; de véritables chevaux damants en peine; des chevaux qui ne couraient pas, qui volaient. Dix minutes après le départ, la cavalcade, sous la forme dun tourbillon de poussière, arrivait à Chaillot. Le roi se jeta littéralement à bas de son cheval. Mais, si rapidement quil accomplît cette manoeuvre, il trouva dArtagnan à la bride de sa monture. Le roi fit au mousquetaire un signe de remerciement, et jeta la bride au bras du page. Puis il sélança dans le vestibule, et, poussant violemment la porte, il entra dans le parloir. Manicamp, Malicorne et le page demeurèrent dehors; dArtagnan suivit son maître. En entrant dans le parloir, le premier objet qui frappa le roi fut Louise, non pas à genoux, mais couchée au pied dun grand crucifix de pierre. La jeune fille était étendue sur la dalle humide, et à peine visible, dans lombre de cette salle, qui ne recevait le jour que par une étroite fenêtre grillée et toute voilée par des plantes grimpantes. Elle était seule, inanimée, froide comme la pierre sur laquelle reposait son corps. En lapercevant ainsi, le roi la crut morte, et poussa un cri terrible qui fit accourir dArtagnan. Le roi avait déjà passé un bras autour de son corps. DArtagnan aida le roi à soulever la pauvre femme, que lengourdissement de la mort avait déjà saisie. Le roi la prit entièrement dans ses bras, réchauffa de ses baisers ses mains et ses tempes glacées. DArtagnan se pendit à la cloche de la tour. Alors accoururent les soeurs carmélites. Les saintes filles poussèrent des cris de scandale à la vue de ces hommes tenant une femme dans leurs bras. La supérieure accourut aussi. Mais, femme plus mondaine que les femmes de la Cour, malgré toute son austérité, du premier coup doeil, elle reconnut le roi au respect que lui témoignaient les assistants, comme aussi à lair de maître avec lequel il bouleversait toute la communauté. À la vue du roi, elle sétait retirée chez elle; ce qui était un moyen de ne pas compromettre sa dignité. Mais elle envoya par les religieuses toutes sortes de cordiaux, deaux de la reine de Hongrie, de mélisse, etc., etc., ordonnant, en outre, que les portes fussent fermées. Il était temps: la douleur du roi devenait bruyante et désespérée. Le roi paraissait décidé à envoyer chercher son médecin, lorsque La Vallière revint à la vie. En rouvrant les yeux, la première chose quelle aperçut fut le roi, à ses pieds. Sans doute elle ne le reconnut point, car elle poussa un douloureux soupir. Louis la couvait dun regard avide. Enfin, ses yeux errants se fixèrent sur le roi. Elle le reconnut, et fit un effort pour sarracher de ses bras. -- Eh quoi! murmura-t-elle, le sacrifice nest donc pas encore accompli? -- Oh! non, non! sécria le roi, et il ne saccomplira pas, cest moi qui vous le jure. Elle se releva faible et toute brisée quelle était. -- Il le faut cependant, dit-elle; il le faut, ne marrêtez plus. -- Je vous laisserais vous sacrifier, moi? sécria Louis. Jamais! jamais! -- Bon! murmura dArtagnan, il est temps de sortir. Du moment quils commencent à parler, épargnons-leur les oreilles. DArtagnan sortit, les deux amants demeurèrent seuls. -- Sire, continua La Vallière, pas un mot de plus, je vous en supplie. Ne perdez pas le seul avenir que jespère, cest-à-dire mon salut; tout le vôtre, cest-à-dire votre gloire, pour un caprice. -- Un caprice? sécria le roi. -- Oh! maintenant, dit La Vallière, maintenant, Sire, je vois clair dans votre coeur. -- Vous, Louise? -- Oh! oui, moi! -- Expliquez-vous. -- Un entraînement incompréhensible, déraisonnable, peut vous paraître momentanément une excuse suffisante; mais vous avez des devoirs qui sont incompatibles avec votre amour pour une pauvre fille. Oubliez-moi. -- Moi, vous oublier? -- Cest déjà fait. -- Plutôt mourir! -- Sire, vous ne pouvez aimer celle que vous avez consenti à tuer cette nuit aussi cruellement que vous lavez fait. -- Que me dites-vous? Voyons, expliquez-vous. -- Que mavez-vous demandé hier au matin, dites, de vous aimer? Que mavez-vous promis en échange. De ne jamais passer minuit sans moffrir une réconciliation, quand vous auriez eu de la colère contre moi. -- Oh! pardonnez-moi, pardonnez-moi, Louise! Jétais fou de jalousie. -- Sire, la jalousie est une mauvaise pensée, qui venait comme livraie quand on la coupée. Vous serez encore jaloux, et vous achèverez de me tuer. Ayez la pitié de me laisser mourir. -- Encore un mot comme celui-là, mademoiselle, et vous me verrez expirer à vos pieds. -- Non, non, Sire, je sais mieux ce que je vaux. Croyez-moi, et vous ne vous perdrez pas pour une malheureuse que tout le monde méprise. -- Oh! nommez-moi donc ceux-là que vous accusez, nommez-les-moi! -- Je nai de plaintes à faire contre personne, Sire; je naccuse que moi. Adieu, Sire! Vous vous compromettez en me parlant ainsi. -- Prenez garde, Louise; en me parlant ainsi, vous me réduisez au désespoir; prenez garde! -- Oh! Sire! Sire! laissez-moi avec Dieu, je vous en supplie! -- Je vous arracherai à Dieu même! -- Mais, auparavant, sécria la pauvre enfant, arrachez-moi donc à ces ennemis féroces qui en veulent à ma vie et à mon honneur. Si vous avez assez de force pour aimer, ayez donc assez de pouvoir pour me défendre; mais non, celle que vous dites aimer, on linsulte, on la raille, on la chasse. Et linoffensive enfant, forcée par sa douleur daccuser, se tordait les bras avec des sanglots. -- On vous a chassée! sécria le roi. Voilà la seconde fois que jentends ce mot. -- Ignominieusement, Sire. Vous le voyez bien, je nai plus dautre protecteur que Dieu, dautre consolation que la prière, dautre asile que le cloître. -- Vous aurez mon palais, vous aurez ma Cour. Oh! ne craignez plus rien, Louise; ceux-là ou plutôt celles-là qui vous ont chassée hier trembleront demain devant vous; que dis-je, demain? ce matin jai déjà grondé, menacé. Je puis laisser échapper la foudre que je retiens encore. Louise! Louise! vous serez cruellement vengée. Des larmes de sang paieront vos larmes. Nommez-moi seulement vos ennemis. -- Jamais! jamais! -- Comment voulez-vous que je frappe alors? -- Sire, ceux quil faudrait frapper feraient reculer votre main. -- Oh! vous ne me connaissez point! sécria Louis exaspéré. Plutôt que de reculer, je brûlerais mon royaume et je maudirais ma famille. Oui, je frapperais jusquà ce bras, si ce bras était assez lâche pour ne pas anéantir tout ce qui sest fait lennemi de la plus douce des créatures. Et, en effet, en disant ces mots, Louis frappa violemment du poing sur la cloison de chêne, qui rendit un lugubre murmure. La Vallière sépouvanta. La colère de ce jeune homme tout-puissant avait quelque chose dimposant et de sinistre, parce que, comme celle de la tempête, elle pouvait être mortelle. Elle, dont la douleur croyait navoir pas dégale, fut vaincue par cette douleur qui se faisait jour par la menace et par la violence. -- Sire, dit-elle, une dernière fois, éloignez-vous, je vous en supplie; déjà le calme de cette retraite ma fortifiée: je me sens plus calme sous la main de Dieu. Dieu est un protecteur devant qui tombent toutes les petites méchancetés humaines. Sire, encore une fois, laissez-moi avec Dieu. -- Alors, sécria Louis, dites franchement que vous ne mavez jamais aimé, dites que mon humilité, dites que mon repentir flattent votre orgueil, mais que vous ne vous affligez pas de ma douleur. Dites que le roi de France nest plus pour vous un amant dont la tendresse pouvait faire votre bonheur, mais un despote dont le caprice a brisé dans votre coeur jusquà la dernière fibre de la sensibilité. Ne dites pas que vous cherchez Dieu, dites que vous fuyez le roi. Non, Dieu nest pas complice des résolutions inflexibles. Dieu admet la pénitence et le remords: il pardonne, il veut quon aime. Louise se tordait de souffrance en entendant ces paroles, qui faisaient couler la flamme jusquau plus profond de ses veines. -- Mais vous navez donc pas entendu? dit-elle. -- Quoi? -- Vous navez donc pas entendu que je suis chassée, méprisée, méprisable? -- Je vous ferai la plus respectée, la plus adorée, la plus enviée à ma cour. -- Prouvez-moi que vous navez pas cessé de maimer. -- Comment cela? -- Fuyez-moi. -- Je vous le prouverai en ne vous quittant plus. -- Mais croyez-vous donc que je souffrirai cela, Sire? Croyez-vous que je vous laisserai déclarer la guerre à toute votre famille? Croyez-vous que je vous laisserai repousser pour moi mère, femme et soeur? -- Ah! vous les avez donc nommées, enfin; ce sont donc elles qui ont fait le mal? Par le Dieu tout-puissant! je les punirai! -- Et moi, voilà pourquoi lavenir meffraie, voilà pourquoi je refuse tout, voilà pourquoi je ne veux pas que vous me vengiez. Assez de larmes, mon Dieu! assez de douleurs, assez de plaintes comme cela. Oh! jamais, je ne coûterai plaintes, douleurs, ni larmes à qui que ce soit. Jai trop gémi, jai trop pleuré, jai trop souffert! -- Et mes larmes à moi, mes douleurs à moi, mes plaintes à moi, les comptez-vous donc pour rien? -- Ne me parlez pas ainsi, Sire, au nom du Ciel! Au nom du Ciel! ne me parlez pas ainsi. Jai besoin de tout mon courage pour accomplir le sacrifice. -- Louise, Louise, je ten supplie! Commande, ordonne, venge-toi ou pardonne, mais ne mabandonne pas! -- Hélas! il faut que nous nous séparions, Sire. -- Mais tu ne maimes donc point? -- Oh! Dieu le sait! -- Mensonge! Mensonge! -- Oh! si je ne vous aimais pas, Sire, mais je vous laisserais faire, je me laisserais venger, jaccepterais, en échange de linsulte que lon ma faite, ce doux triomphe de lorgueil que vous me proposez! Tandis que, vous le voyez bien, je ne veux pas même de la douce compensation de votre amour, de votre amour qui est ma vie, cependant, puisque jai voulu mourir, croyant que vous ne maimiez plus. -- Eh bien! oui, oui, je le sais maintenant, je le reconnais à cette heure: vous êtes la plus sainte, la plus vénérable des femmes. Nulle nest digne, comme vous, non seulement de mon amour et de mon respect, mais encore de lamour et du respect de tous; aussi, nulle ne sera aimée comme vous, Louise! nulle naura sur moi lempire que vous avez. Oui, je vous le jure, je briserais en ce moment le monde comme du verre, si le monde me gênait. Vous mordonnez de me calmer, de pardonner? Soit, je me calmerai. Vous voulez régner par la douceur et par la clémence? Je serai clément et doux. Dictez-moi seulement ma conduite, jobéirai. -- Ah! mon Dieu! que suis-je, moi, pauvre fille, pour dicter une syllabe à un roi tel que vous? -- Vous êtes ma vie et mon âme! Nest-ce pas lâme qui régit le corps? -- Oh! vous maimez donc, mon cher Sire? -- À deux genoux, les mains jointes, de toutes les forces que Dieu a mises en moi. Je vous aime assez pour vous donner ma vie en souriant si vous dites un mot! -- Vous maimez? -- Oh! oui. -- Alors, je nai plus rien à désirer au monde... Votre main, Sire, et disons nous adieu! Jai eu dans cette vie tout le bonheur qui métait échu. -- Oh! non, ne dis pas que ta vie commence! Ton bonheur, ce nest pas hier, cest aujourdhui, cest demain, cest toujours! À toi lavenir! à toi tout ce qui est à moi! Plus de ces idées de séparation, plus de ces désespoirs sombres: lamour est notre Dieu, cest le besoin de nos âmes. Tu vivras pour moi, comme je vivrai pour toi. Et, se prosternant devant elle, il baisa ses genoux avec des transports inexprimables de joie et de reconnaissance. -- Oh! Sire! Sire! tout cela est un rêve. -- Pourquoi un rêve? -- Parce que je ne puis revenir à la Cour. Exilée, comment vous revoir? Ne vaut-il pas mieux prendre le cloître pour y enterrer, dans le baume de votre amour, les derniers élans de votre coeur et votre dernier aveu? -- Exilée, vous? sécria Louis XIV. Et qui donc exile quand je rappelle? -- Oh! Sire, quelque chose qui règne au-dessus des rois: le monde et lopinion. Réfléchissez-y, vous ne pouvez aimer une femme chassée; celle que votre mère a tachée dun soupçon, celle que votre soeur a flétrie dun châtiment, celle-là est indigne de vous. -- Indigne, celle qui mappartient? -- Oui, cest justement cela, Sire; du moment quelle vous appartient, votre maîtresse est indigne. -- Ah! vous avez raison, Louise, et toutes les délicatesses sont en vous. Eh bien! vous ne serez pas exilée. -- Oh! vous navez pas entendu Madame, on le voit bien. -- Jen appellerai à ma mère. -- Oh! vous navez pas vu votre mère! -- Elle aussi? Pauvre Louise! Tout le monde était donc contre vous? -- Oui, oui, pauvre Louise, qui pliait déjà sous lorage lorsque vous êtes venu, lorsque vous avez achevé de la briser. -- Oh! pardon. -- Donc, vous ne fléchirez ni lune ni lautre; croyez-moi, le mal est sans remède, car je ne vous permettrai jamais ni la violence ni lautorité. -- Eh bien! Louise, pour vous prouver combien je vous aime, je veux faire une chose: jirai trouver Madame. -- Vous? -- Je lui ferai révoquer la sentence: je la forcerai. -- Forcer? oh! non, non! -- Cest vrai: je la fléchirai. Louise secoua la tête. -- Je prierai, sil le faut, dit Louis. Croirez-vous à mon amour après cela? Louise releva la tête. -- Oh! jamais pour moi, jamais ne vous humiliez; laissez-moi bien plutôt mourir. Louis réfléchit, ses traits prirent une teinte sombre. -- Jaimerai autant que vous avez aimé, dit-il; je souffrirai autant que vous avez souffert; ce sera mon expiation à vos yeux. Allons, mademoiselle, laissons là ces mesquines considérations; soyons grands comme notre douleur, soyons forts comme notre amour! Et, en disant ces paroles, il la prit dans ses bras et lui fit une ceinture de ses deux mains. -- Mon seul bien! ma vie! suivez-moi, dit-il. Elle fit un dernier effort dans lequel elle concentra non plus toute sa volonté, sa volonté était déjà vaincue, mais toutes ses forces. -- Non! répliqua-t-elle faiblement, non, non! je mourrais de honte! -- Non! vous rentrerez en reine. Nul ne sait votre sortie... DArtagnan seul... -- Il ma donc trahie, lui aussi? -- Comment cela? -- Il avait juré... -- Javais juré de ne rien dire au roi, dit dArtagnan passant sa tête fine à travers la porte entrouverte, jai tenu ma parole. Jai parlé à M. de Saint Aignan: ce nest point ma faute si le roi a entendu, nest-ce pas, Sire? -- Cest vrai, pardonnez-lui, dit le roi. La Vallière sourit et tendit au mousquetaire sa main frêle et blanche. -- Monsieur dArtagnan, dit le roi ravi, faites donc chercher un carrosse pour Mademoiselle. -- Sire, répondit le capitaine, le carrosse attend. -- Oh! jai là le modèle des serviteurs! sécria le roi. -- Tu as mis le temps à ten apercevoir, murmura dArtagnan, flatté, toutefois, de la louange. La Vallière était vaincue: après quelques hésitations, elle se laissa entraîner, défaillante, par son royal amant. Mais, à la porte du parloir, au moment de le quitter, elle sarracha des bras du roi et revint au crucifix de pierre quelle baisa en disant: -- Mon Dieu! vous maviez attirée; mon Dieu! vous mavez repoussée; mais votre grâce est infinie. Seulement quand je reviendrai, oubliez que je men suis éloignée; car, lorsque je reviendrai à vous, ce sera pour ne plus vous quitter. Le roi laissa échapper un sanglot. DArtagnan essuya une larme. Louis entraîna la jeune femme, la souleva jusque dans le carrosse et mit dArtagnan auprès delle. Et lui-même, montant à cheval, piqua vers le Palais-Royal, où, dès son arrivée, il fit prévenir Madame quelle eût à lui accorder un moment daudience. Chapitre CLXIX -- Chez Madame À la façon dont le roi avait quitté les ambassadeurs, les moins clairvoyants avaient deviné une guerre. Les ambassadeurs eux-mêmes, peu instruits de la chronique intime, avaient interprété contre eux ce mot célèbre: «Si je ne suis pas maître de moi, je le serai de ceux qui moutragent.» Heureusement pour les destinées de la France et de la Hollande, Colbert les avait suivis pour leur donner quelques explications, mais les reines et Madame, fort intelligentes de tout ce qui se faisait dans leurs maisons, ayant entendu ce mot plein de menaces, sen étaient allées avec beaucoup de crainte et de dépit. Madame, surtout, sentait que la colère royale tomberait sur elle, et, comme elle était brave, haute à lexcès, au lieu de chercher appui chez la reine mère, elle sétait retirée chez elle, sinon sans inquiétude, du moins sans intention déviter le combat. De temps en temps, Anne dAutriche envoyait des messagers pour sinformer si le roi était revenu. Le silence que gardait le château sur cette affaire et la disparition de Louise étaient le présage dune quantité de malheurs pour qui savait lhumeur fière et irritable du roi. Mais Madame, tenant ferme contre tous ces bruits, se renferma dans son appartement, appela Montalais près delle, et, de sa voix la moins émue, fit causer cette fille sur lévénement. Au moment où léloquente Montalais concluait avec toutes sortes de précautions oratoires et recommandait à Madame la tolérance sous bénéfice de réciprocité, M. Malicorne parut chez Madame pour demander une audience à cette princesse. Le digne ami de Montalais portait sur son visage tous les signes de lémotion la plus vive. Il était impossible de sy méprendre: lentrevue demandée par le roi devait être un des chapitres les plus intéressants de cette histoire du coeur des rois et des hommes. Madame fut troublée par cette arrivée de son beau-frère; elle ne lattendait pas si tôt; elle ne sattendait pas surtout, à une démarche directe de Louis. Or, les femmes, qui font si bien la guerre indirectement, sont toujours moins habiles et moins fortes quand il sagit daccepter une bataille en face. Madame, avons-nous dit, nétait pas de ceux qui reculent, elle avait le défaut ou la qualité contraire. Elle exagérait la vaillance; aussi, cette dépêche du roi apportée par Malicorne, lui fit-elle leffet de la trompette qui sonne les hostilités. Elle releva fièrement le gant. Cinq minutes après, le roi montait lescalier. Il était rouge davoir couru à cheval. Ses habits poudreux et en désordre contrastaient avec la toilette si fraîche et si ajustée de Madame, qui, elle, pâlissait sous son rouge. Louis ne fit pas de préambule; il sassit, Montalais disparut. Madame sassit en face du roi. -- Ma soeur, dit Louis, vous savez que Mlle de La Vallière sest enfuie de chez elle ce matin, et quelle a été porter sa douleur, son désespoir dans un cloître? En prononçant ces mots, la voix du roi était singulièrement émue. -- Cest Votre Majesté qui me lapprend, répliqua Madame. -- Jaurais cru que vous laviez appris ce matin, lors de la réception des ambassadeurs, dit le roi. -- À votre émotion, oui, Sire, jai deviné quil se passait quelque chose dextraordinaire, mais sans préciser. Le roi était franc et allait au but: -- Ma soeur, dit-il, pourquoi avez-vous renvoyé Mlle de La Vallière? -- Parce que son service me déplaisait, répliqua sèchement Madame. Le roi devint pourpre, et ses yeux amassèrent un feu que tout le courage de Madame eut peine à soutenir. Il se contint pourtant et ajouta: -- Il faut une raison bien forte, ma soeur, à une femme bonne comme vous, pour expulser et déshonorer non seulement une jeune fille, mais toute la famille de cette fille. Vous savez que la ville a les yeux ouverts sur la conduite des femmes de la Cour. Renvoyer une fille dhonneur, cest lui attribuer un crime, une faute tout au moins. Quel est donc le crime, quelle est donc la faute de Mlle de La Vallière? -- Puisque vous vous faites le protecteur de Mlle de La Vallière, répliqua froidement Madame, je vais vous donner des explications que jaurais le droit de ne donner à personne. -- Pas même au roi? sécria Louis en se couvrant par un geste de colère. -- Vous mavez appelée votre soeur, dit Madame, et je suis chez moi. -- Nimporte! fit le jeune monarque honteux davoir été emporté, vous ne pouvez dire, madame, et nul ne peut dire dans ce royaume quil a le droit de ne pas sexpliquer devant moi. -- Puisque vous le prenez ainsi, dit Madame avec une sombre colère, il me reste à mincliner devant Votre Majesté et à me taire. -- Non, néquivoquons point. -- La protection dont vous couvrez Mlle de La Vallière mimpose le respect. -- Néquivoquons point, vous dis-je; vous savez bien que, chef de la noblesse de France, je dois compte à tous de lhonneur des familles. Vous chassez Mlle de La Vallière ou toute autre... Mouvement dépaules de Madame. -- Ou toute autre, je le répète, continua le roi, et comme vous déshonorez cette personne en agissant ainsi, je vous demande une explication, afin de confirmer ou de combattre cette sentence. -- Combattre ma sentence? sécria Madame avec hauteur. Quoi! quand jai chassé de chez moi une de mes suivantes, vous mordonneriez de la reprendre? Le roi se tut. -- Ce ne serait plus de lexcès de pouvoir, Sire, ce serait de linconvenance. -- Madame! -- Oh! je me révolterais, en qualité de femme, contre un abus hors de toute dignité; je ne serais plus une princesse de votre sang, une fille de roi; je serais la dernière des créatures, je serais plus humble que la servante renvoyée. Le roi bondit de fureur. -- Ce nest pas un coeur, sécria-t-il, qui bat dans votre poitrine; si vous en agissez ainsi avec moi, laissez-moi agir avec la même rigueur. Quelquefois une balle égarée porte dans une bataille. Ce mot, que le roi ne disait pas avec intention, frappa Madame et lébranla un moment: elle pouvait, un jour ou lautre, craindre des représailles. -- Enfin, dit-elle, Sire, expliquez-vous. -- Je vous demande, madame, ce qua fait contre vous Mlle de La Vallière? -- Elle est le plus artificieux entremetteur dintrigues que je connaisse; elle a fait battre deux amis, elle a fait parler delle en termes si honteux, que toute la Cour fronce le sourcil au seul bruit de son nom. -- Elle? elle? dit le roi. -- Sous cette enveloppe si douce et si hypocrite, continua Madame, elle cache un esprit plein de ruse et de noirceur. -- Elle? -- Vous pouvez vous y trompez, Sire; mais, moi, je la connais: elle est capable dexciter à la guerre les meilleurs parents et les plus intimes amis. Voyez déjà ce quelle sème de discorde entre nous. -- Je vous proteste... dit le roi. -- Sire, examinez bien ceci: nous vivions en bonne intelligence, et, par ses rapports, ses plaintes artificieuses, elle a indisposé Votre Majesté contre moi. -- Je jure, dit le roi, que jamais une parole amère nest sortie de ses lèvres; je jure que, même dans mes emportements, elle ne ma laissé menacer personne; je jure que vous navez pas damie plus dévouée, plus respectueuse. -- Damie? dit Madame avec une expression de dédain suprême. -- Prenez garde, madame, dit le roi, vous oubliez que vous mavez compris, et que, dès ce moment, tout ségalise. Mlle de La Vallière sera ce que je voudrai quelle soit, et demain, si je lentends ainsi, elle sera prête à sasseoir sur un trône. -- Elle ny sera pas née, du moins, et vous ne pourrez faire que pour lavenir, mais rien pour le passé. -- Madame, jai été pour vous plein de complaisance et de civilité: ne me faites pas souvenir que je suis le maître. -- Sire, vous me lavez déjà répété deux fois. Jai eu lhonneur de vous dire que je minclinais. -- Alors, voulez-vous maccorder que Mlle de La Vallière rentre chez vous? -- À quoi bon, Sire, puisque vous avez un trône à lui donner? Je suis trop peu pour protéger une telle puissance. -- Trêve de cet esprit méchant et dédaigneux. Accordez-moi sa grâce. -- Jamais! -- Vous me poussez à la guerre dans ma famille? -- Jai ma famille aussi, où je me réfugierai. -- Est-ce une menace, et vous oublierez-vous à ce point? Croyez- vous que, si vous poussiez jusque-là loffense, vos parents vous soutiendraient? -- Jespère, Sire, que vous ne me forcerez à rien qui soit indigne de mon rang. -- Jespérais que vous vous souviendriez de notre amitié, que vous me traiteriez en frère. -- Ce nest pas vous méconnaître pour mon frère, dit-elle, que de refuser une injustice à Votre Majesté. -- Une injustice? -- Oh! Sire, si japprenais à tout le monde la conduite de La Vallière, si les reines savaient... -- Allons, allons, Henriette, laissez parler votre coeur, souvenez-vous que vous mavez aimé, souvenez-vous que le coeur des humains doit être aussi miséricordieux que le coeur du souverain Maître. Nayez point dinflexibilité pour les autres; pardonnez à La Vallière. -- Je ne puis; elle ma offensée. -- Mais, moi, moi? -- Sire, pour vous je ferai tout au monde, excepté cela. -- Alors, vous me conseillez le désespoir... Vous me rejetez dans cette dernière ressource des gens faibles; alors vous me conseillez la colère et léclat? -- Sire, je vous conseille la raison. -- La raison?... Ma soeur je nai plus de raison. -- Sire, par grâce! -- Ma soeur! par pitié, cest la première fois que je supplie; ma soeur je nai plus despoir quen vous. -- Oh! Sire, vous pleurez? -- De rage, oui, dhumiliation. Avoir été obligé de mabaisser aux prières, moi! le roi! Toute ma vie, je détesterai ce moment. Ma soeur, vous mavez fait endurer en une seconde plus de maux que je nen avais prévu dans les plus dures extrémités de cette vie. Et le roi, se levant, donna un libre essor à ses larmes, qui, effectivement, étaient des pleurs de colère et de honte. Madame fut, non pas touchée, car les femmes les meilleures nont pas de pitié dans lorgueil, mais elle eut peur que ces larmes nentraînassent avec elles tout ce quil y avait dhumain dans le coeur du roi. -- Ordonnez, Sire, dit-elle; et, puisque vous préférez mon humiliation à la vôtre, bien que la mienne soit publique et que la vôtre nait que moi pour témoin, parlez, jobéirai au roi. -- Non, non, Henriette! sécria Louis transporté de reconnaissance, vous aurez cédé au frère! -- Je nai plus de frère, puisque jobéis. -- Voulez-vous tout mon royaume pour remerciement? -- Comme vous aimez! dit-elle, quand vous aimez! Il ne répondit pas. Il avait pris la main de Madame et la couvrait de baisers. -- Ainsi, dit-il, vous recevrez cette pauvre fille, vous lui pardonnerez, vous reconnaîtrez la douceur, la droiture de son coeur? -- Je la maintiendrai dans ma maison. -- Non, vous lui rendrez votre amitié, ma chère soeur. -- Je ne lai jamais aimée. -- Eh bien! pour lamour de moi, vous la traiterez bien, nest-ce pas, Henriette? -- Soit! je la traiterai comme une fille à vous! Le roi se releva. Par ce mot échappé si funestement, Madame avait détruit tout le mérite de son sacrifice. Le roi ne lui devait plus rien. Ulcéré, mortellement atteint, il répliqua: -- Merci, madame, je me souviendrai éternellement du service que vous mavez rendu. Et saluant avec une affectation de cérémonie, il prit congé. En passant devant une glace, il vit ses yeux rouges et frappa du pied avec colère. Mais il était trop tard: Malicorne et dArtagnan, placés à la porte, avaient vu ses yeux. «Le roi a pleuré», pensa Malicorne. DArtagnan sapprocha respectueusement du roi. -- Sire, dit-il tout bas, il vous faut prendre le petit degré pour rentrer chez vous. -- Pourquoi? -- Parce que la poussière du chemin a laissé des traces sur votre visage, dit dArtagnan. Allez, Sire, allez! «Mordioux! pensa-t-il, quand le roi eut cédé comme un enfant, gare à ceux qui feront pleurer celle qui fait pleurer le roi.» Chapitre CLXX -- Le mouchoir de Mademoiselle de La Vallière Madame nétait pas méchante: elle nétait quemportée. Le roi nétait pas imprudent: il nétait quamoureux. À peine tous deux eurent-ils fait cette sorte de pacte, qui aboutissait au rappel de La Vallière, que lun et lautre cherchèrent à gagner sur le marché. Le roi voulut voir La Vallière à chaque instant du jour. Madame, qui sentait le dépit du roi depuis la scène des supplications, ne voulait pas abandonner La Vallière sans combattre. Elle semait donc les difficultés sous les pas du roi. En effet, le roi, pour obtenir la présence de sa maîtresse, devait être forcé de faire la cour à sa belle-soeur. De ce plan dérivait toute la politique de Madame. Comme elle avait choisi quelquun pour la seconder, et que ce quelquun était Montalais, le roi se trouva cerné chaque fois quil venait chez Madame. On lentourait, et on ne le quittait pas. Madame déployait dans ses entretiens une grâce et un esprit qui éclipsaient tout. Montalais lui succédait. Elle ne tarda pas à devenir insupportable au roi. Cest ce quelle attendait. Alors elle lança Malicorne; celui-ci trouva le moyen de dire au roi quil y avait une jeune personne bien malheureuse à la Cour. Le roi demanda qui était cette personne. Malicorne répondit que cétait Mlle de Montalais. Alors le roi déclara que cétait bien fait quune personne fût malheureuse quand elle rendait la pareille aux autres. Malicorne sexpliqua, Mlle de Montalais avait donné ses ordres. Le roi ouvrit les yeux; il remarqua que Madame, sitôt que Sa Majesté paraissait, paraissait aussi; quelle était dans les corridors jusquaprès le départ du roi; quelle le reconduisait de peur quil ne parlât dans les antichambres à quelquune des filles. Un soir, elle alla plus loin. Le roi était assis au milieu des dames, et il tenait dans sa main, sous sa manchette, un billet quil voulait glisser dans les mains de La Vallière. Madame devina cette intention et ce billet. Il était bien difficile dempêcher le roi daller où bon lui semblait. Cependant il fallait lempêcher daller à La Vallière, de lui dire bonjour, et de laisser tomber le billet sur ses genoux, derrière son éventail ou dans son mouchoir. Le roi, qui observait aussi, se douta quon lui tendait un piège. Il se leva et transporta son fauteuil sans affectation près de Mlle de Châtillon, avec laquelle il badina. On faisait des bouts rimés; de Mlle de Châtillon, il alla vers Montalais, puis vers Mlle de Tonnay-Charente. Alors, par cette manoeuvre habile, il se trouva assis devant La Vallière, quil masquait entièrement. Madame feignait une grande occupation: elle rectifiait un dessin de fleurs sur un canevas de tapisserie. Le roi montra le bout du billet blanc à La Vallière, et celle-ci allongea son mouchoir, avec un regard qui voulait dire: «Mettez le billet dedans.» Puis, comme le roi avait posé son mouchoir à lui sur son fauteuil, il fut assez adroit pour le jeter par terre. De sorte que La Vallière glissa son mouchoir à elle sur le fauteuil. Le roi le prit sans rien faire paraître, il y mit le billet et replaça le mouchoir sur le fauteuil. Restait à La Vallière le temps juste dallonger la main pour prendre le mouchoir avec son précieux dépôt. Mais Madame avait tout vu. Elle dit à Châtillon: -- Châtillon, ramassez donc le mouchoir du roi, sil vous plaît, sur le tapis. Et la jeune fille ayant obéi précipitamment, le roi sétant dérangé, La Vallière sétant troublée, on vit lautre mouchoir sur le fauteuil. -- Ah! pardon! Votre Majesté a deux mouchoirs, dit-elle. Et force fut au roi de renfermer dans sa poche le mouchoir de La Vallière avec le sien. Il y gagnait ce souvenir de lamante, mais lamante y perdait un quatrain qui avait coûté dix heures au roi, qui valait peut-être à lui seul un long poème. Doù la colère du roi et le désespoir de La Vallière. Ce serait chose impossible à décrire. Mais alors il se passa un événement incroyable. Quand le roi partit pour retourner chez lui, Malicorne, prévenu on ne sait comment, se trouvait dans lantichambre. Les antichambres du Palais-Royal sont obscures naturellement, et, le soir, on y mettait peu de cérémonie chez Madame; elles étaient mal éclairées. Le roi aimait ce petit jour. Règle générale, lamour, dont lesprit et le coeur flamboient constamment, naime pas la lumière autre part que dans lesprit et dans le coeur. Donc, lantichambre était obscure; un seul page portait le flambeau devant Sa Majesté. Le roi marchait dun pas lent et dévorait sa colère. Malicorne passa très près du roi, le heurta presque, et lui demanda pardon avec une humilité parfaite; mais le roi, de fort mauvaise humeur, traita fort mal Malicorne, qui sesquiva sans bruit. Louis se coucha, ayant eu, ce soir-là, quelque petite querelle avec la reine, et le lendemain, au moment où il passait dans son cabinet, le désir lui vint de baiser le mouchoir de La Vallière. Il appela son valet de chambre. -- Apportez-moi, dit-il, lhabit que je portais hier; mais ayez bien soin de ne toucher à rien de ce quil pourrait contenir. Lordre fut exécuté, le roi fouilla lui-même dans la poche de son habit. Il ny trouva quun seul mouchoir, le sien; celui de La Vallière avait disparu. Comme il se perdait en conjectures et en soupçons, une lettre de La Vallière lui fut apportée. Elle était conçue en ces termes. «Quil est aimable à vous, mon cher seigneur, de mavoir envoyé ces beaux vers! que votre amour est ingénieux et persévérant! Comment ne seriez vous pas aimé?» -- Quest-ce que cela signifie, pensa le roi, il y a méprise. Cherchez bien, dit-il au valet de chambre, un mouchoir qui devait être dans ma poche, et si vous ne le trouvez pas, et si vous y avez touché... Il se ravisa. Faire une affaire dÉtat de la perte de ce mouchoir, cétait ouvrir toute une chronique, il ajouta: -- Javais dans ce mouchoir une note importante qui sétait glissée dans les plis. -- Mais, Sire, dit le valet de chambre, Votre Majesté navait quun mouchoir, et le voici. -- Cest vrai, répliqua le roi en grinçant des dents, cest vrai. Ô pauvreté, que je tenvie! Heureux celui qui prend lui-même et ôte de sa poche les mouchoirs et les billets. Il relut la lettre de La Vallière en cherchant par quel hasard le quatrain pouvait être arrivé à son adresse. Il y avait un post- scriptum à cette lettre: «Je vous renvoie par votre messager cette réponse si peu digne de lenvoi.» -- À la bonne heure! Je vais savoir quelque chose, dit-il avec joie. Qui est là, dit-il, et qui mapporte ce billet? -- M. Malicorne, répliqua timidement le valet de chambre. -- Quil entre. Malicorne entra. -- Vous venez de chez Mlle de La Vallière? dit le roi avec un soupir. -- Oui, Sire. -- Et vous avez porté à Mlle de La Vallière quelque chose de ma part? -- Moi, Sire? -- Oui, vous. -- Non pas, Sire, non pas. -- Mlle de La Vallière le dit formellement. -- Oh! Sire, Mlle de La Vallière se trompe. Le roi fronça le sourcil. -- Quel est ce jeu? dit-il. Expliquez-vous; pourquoi Mlle de La Vallière vous appelle-t-elle mon messager?... Quavez-vous porté à cette dame? Parlez vite monsieur. -- Sire, jai porté à Mlle de La Vallière un mouchoir, et voilà tout. -- Un mouchoir... Quel mouchoir? -- Sire, au moment où jeus la douleur, hier, de me heurter contre la personne de Votre Majesté, malheur que je déplorerai toute ma vie, surtout après le mécontentement que vous me témoignâtes; à ce moment, Sire, je demeurai immobile de désespoir, Votre Majesté était trop loin pour entendre mes excuses, et je vis par terre quelque chose de blanc. -- Ah! fit le roi. -- Je me baissai, cétait un mouchoir. Jeus un instant lidée quen heurtant Votre Majesté, javais aidé à ce que ce mouchoir sortît de sa poche; mais, en le palpant respectueusement, je sentis un chiffre que je regardai, cétait le chiffre de Mlle de La Vallière; je présumai quen arrivant cette demoiselle avait laissé tomber son mouchoir, je me hâtai de le lui rendre à la sortie, et voilà tout ce que jai remis à Mlle de La Vallière; je supplie Votre Majesté de le croire. Malicorne était si naïf, si désolé, si humble, que le roi prit un excessif plaisir à lentendre. Il lui sut gré de ce hasard comme du plus grand service rendu. -- Voilà déjà deux heureuses rencontres que jai avec vous, monsieur, dit il: vous pouvez compter sur mon amitié. Le fait est que, purement et simplement, Malicorne avait volé le mouchoir dans la poche du roi aussi galamment que leût pu faire un des tire-laine de la bonne ville de Paris. Madame ignora toujours cette histoire. Mais Montalais la fit soupçonner à La Vallière, et la Vallière la conta plus tard au roi, qui en rit excessivement et proclama Malicorne un grand politique. Louis XIV avait raison, et lon sait quil se connaissait en hommes. Chapitre CLXXI -- Où il est traité des jardiniers, des échelles et des filles d'honneur Malheureusement, les miracles ne pouvaient toujours durer, tandis que la mauvaise humeur de Madame durait toujours. Au bout de huit jours, le roi en était venu à ne plus pouvoir regarder La Vallière sans quun regard de soupçon croisât le sien. Lorsquune partie de promenade était proposée, pour éviter que la scène de la pluie ou du chêne royal ne se renouvelât, Madame avait des indispositions toutes prêtes: grâce à ces indispositions, elle ne sortait pas, et ses filles dhonneur restaient à la maison. De visite nocturne, pas la moindre; il ny avait pas moyen. Cest que, sous ce rapport, dès les premiers jours, le roi avait éprouvé un douloureux échec. Comme à Fontainebleau, il avait pris de Saint-Aignan avec lui et avait voulu se rendre chez La Vallière. Mais il navait trouvé que Mlle de Tonnay-Charente, qui sétait mise à crier au feu et au voleur; de telle sorte quune légion de femmes de chambres, de surveillantes et de pages étaient accourus, et que de Saint- Aignan, resté seul pour sauver lhonneur de son maître enfui, avait encouru, de la part de la reine mère et de Madame, une mercuriale sévère. En outre, le lendemain, il avait reçu deux cartels de la famille de Mortemart. Il avait fallu que le roi intervînt. Cette méprise était venue de ce que Madame avait subitement ordonné un changement de logis à ses filles, et que La Vallière et Montalais avaient été appelées à coucher dans le cabinet même de leur maîtresse. Rien nétait donc plus possible, pas même les lettres: écrire sous les yeux dun argus aussi féroce, dune douceur aussi inégale que celle de Madame, cétait sexposer aux plus grands dangers. On peut juger dans quel état dirritation continue et de colère croissante toutes ces piqûres daiguille mettaient le lion. Le roi se décomposait le sang à chercher des moyens, et, comme il ne souvrait ni à Malicorne ni à dArtagnan, les moyens ne se trouvaient pas. Malicorne eut bien çà et là quelques éclairs héroïques pour encourager le roi à une entière confidence. Mais, soit honte, soit défiance, le roi commençait dabord à mordre, puis bientôt abandonnait lhameçon. Ainsi, par exemple, un soir que le roi traversait le jardin et regardait tristement les fenêtres de Madame, Malicorne heurta une échelle sous une bordure de buis, et dit à Manicamp, qui marchait avec lui derrière le roi, et qui navait rien heurté ni rien vu: -- Est-ce que vous navez pas vu que je viens de heurter une échelle et que jai manqué de tomber? -- Non, dit Manicamp, distrait comme dhabitude; mais vous nêtes pas tombé, à ce quil paraît? -- Nimporte! il nen est pas moins dangereux de laisser ainsi traîner les échelles. -- Oui, lon peut se faire mal, surtout quand on est distrait. -- Ce nest pas cela: je veux dire quil est dangereux de laisser traîner ainsi les échelles sous les fenêtres des filles dhonneur. Louis tressaillit imperceptiblement. -- Comment cela? demanda Manicamp. -- Parlez plus haut, lui souffla Malicorne en lui poussant le bras. -- Comment cela? dit plus haut Manicamp. Le roi prêta loreille. -- Voilà, par exemple, dit Malicorne, une échelle qui a dix-neuf pieds, juste la hauteur de la corniche des fenêtres. Manicamp, au lieu de répondre, rêvassait. -- Demandez-moi donc de quelles fenêtres, lui souffla Malicorne. -- Mais de quelles fenêtres entendez-vous donc parler? lui demanda tout haut Manicamp. -- De celles de Madame. -- Eh! -- Oh! je ne dis pas que lon ose jamais monter chez Madame; mais dans le cabinet de Madame, séparé par une simple cloison, couchent Mlles de La Vallière et de Montalais, qui sont deux jolies personnes. -- Par une simple cloison? dit Manicamp. -- Tenez, voici la lumière assez éclatante des appartements de Madame: voyez-vous ces deux fenêtres? -- Oui. -- Et cette fenêtre voisine des autres, éclairée dune façon moins vive, la voyez-vous? -- À merveille. -- Cest celle des filles dhonneur. Tenez, il fait chaud, voilà justement Mlle de La Vallière qui ouvre sa fenêtre; ah! quun amoureux hardi pourrait lui dire de choses, sil soupçonnait là cette échelle de dix-neuf pieds qui atteint juste à la corniche! -- Mais elle nest pas seule, avez-vous dit? elle est avec Mlle de Montalais? -- Mlle de Montalais ne compte pas; cest une amie denfance, entièrement dévouée, un véritable puits où lon peut jeter tous les secrets quon veut perdre. Pas un mot de lentretien navait échappé au roi. Malicorne avait même remarqué que le roi avait ralenti le pas pour lui donner le temps de finir. Aussi, arrivé à la porte, il congédia tout le monde, à lexception de Malicorne. Cela nétonna personne, on savait le roi amoureux et on le soupçonnait de faire des vers au clair de la lune. Bien quil ny eût pas de lune ce soir-là, le roi néanmoins pouvait avoir des vers à faire. Tout le monde partit. Alors le roi se retourna vers Malicorne, qui attendait respectueusement que le roi lui adressât la parole. -- Que parliez-vous tout à lheure déchelle, monsieur Malicorne? demanda-t-il. -- Moi, Sire, je parlais déchelle? Et Malicorne leva les yeux au ciel comme pour rattraper ses paroles envolées. -- Oui, dune échelle de dix-neuf pieds. -- Ah! oui, Sire, cest vrai, mais je parlais à M. de Manicamp, et je me fusse tu si jeusse su que Votre Majesté pût nous entendre. -- Et pourquoi vous fussiez-vous tu? -- Parce que je neusse pas voulu faire gronder le jardinier qui la oubliée... pauvre diable! -- Ne craignez rien... Voyons, quest-ce que cette échelle? -- Votre Majesté veut-elle la voir? -- Oui. -- Rien de plus facile, elle est là, Sire. -- Dans le buis? -- Justement. -- Montrez-la-moi. Malicorne revint sur ses pas et conduisit le roi à léchelle. -- La voilà, Sire, dit-il. -- Tirez-la donc un peu. Malicorne mit léchelle dans lallée. Le roi marcha longitudinalement dans le sens de léchelle. -- Hum! fit-il... Vous dites quelle a dix-neuf pieds? -- Oui, Sire. -- Dix-neuf pieds, cest beaucoup: je ne la crois pas si longue, moi. -- On voit mal comme cela, Sire. Si léchelle était debout contre un arbre ou contre un mur, par exemple, on verrait mieux, attendu que la comparaison aiderait beaucoup. -- Oh! nimporte, monsieur Malicorne, jai peine à croire que léchelle ait dix-neuf pieds. -- Je sais combien Votre Majesté a le coup doeil sûr, et cependant je gagerais. Le roi secoua la tête. -- Il y a un moyen infaillible de vérification, dit Malicorne. -- Lequel? -- Chacun sait, Sire, que le rez-de-chaussée du palais a dix-huit pieds. -- Cest vrai, on peut le savoir. -- Eh bien! en appliquant léchelle le long du mur, on jugerait. -- Cest vrai. Malicorne enleva léchelle comme une plume et la dressa contre la muraille. Il choisit, ou plutôt le hasard choisit la fenêtre même du cabinet de La Vallière pour faire son expérience. Léchelle arriva juste à larête de la corniche, cest-à-dire presque à lappui de la fenêtre, de sorte quun homme placé sur lavant-dernier échelon, un homme de taille moyenne, comme était le roi, par exemple, pouvait facilement communiquer avec les habitants ou plutôt les habitantes de la chambre. À peine léchelle fut-elle posée, que le roi, laissant là lespèce de comédie quil jouait, commença à gravir les échelons, tandis que Malicorne tenait léchelle. Mais à peine était-il à moitié de sa route aérienne, quune patrouille de Suisses parut dans le jardin et savança droit à léchelle. Le roi descendit précipitamment et se cacha dans un massif. Malicorne comprit quil fallait se sacrifier. Sil se cachait de son côté, on chercherait jusquà ce que lon trouvât ou lui ou le roi, et peut-être tous deux. Mieux valait quil fût trouvé tout seul. En conséquence, Malicorne se cacha si maladroitement quil fut arrêté tout seul. Une fois arrêté, Malicorne fut conduit au poste; une fois au poste, il se nomma; une fois nommé, il fut reconnu. Pendant ce temps, de massif en massif, le roi regagnait la petite porte de son appartement, fort humilié et surtout fort désappointé. Dautant plus que le bruit de larrestation avait attiré La Vallière et la Montalais à leur fenêtre, et que Madame elle-même avait paru à la sienne entre deux bougies, demandant de quoi il sagissait. Pendant ce temps, Malicorne se réclamait de dArtagnan. DArtagnan accourut à lappel de Malicorne. Mais en vain essaya-t-il de lui faire comprendre ses raisons, mais en vain dArtagnan les comprit-il, mais en vain encore ces deux esprits si fins et si inventifs donnèrent-ils un tour à laventure; il ny eut pour Malicorne dautre ressource que de passer pour avoir voulu entrer chez Mlle de Montalais, comme M. de Saint-Aignan avait passé pour avoir voulu forcer la porte de Mlle de Tonnay-Charente. Madame était inflexible, pour cette double raison que, si en effet M. Malicorne avait voulu entrer nuitamment chez elle par la fenêtre et à laide dune échelle pour voir Montalais, cétait de la part de Malicorne un essai punissable et quil fallait punir. Et, par cette autre raison que, si Malicorne, au lieu dagir en son propre nom, avait agi comme intermédiaire entre La Vallière et une personne quelle ne voulait pas nommer, son crime était bien plus grand encore, puisque la passion, qui excuse tout, nétait point là pour lexcuser. Madame jeta donc les hauts cris et fit chasser Malicorne de la maison de Monsieur, sans réfléchir, la pauvre aveugle, que Malicorne et Montalais la tenaient dans leurs serres par la visite à M. de Guiche et par bien dautres endroits tout aussi délicats. Montalais, furieuse, voulut se venger tout de suite, Malicorne lui démontra que lappui du roi valait toutes les disgrâces du monde et quil était beau de souffrir pour le roi. Malicorne avait raison. Aussi, quoiquelle fût femme, et plutôt dix fois quune, ramena-t-il Montalais à son avis. Puis, de son côté, hâtons-nous de le dire, le roi aida aux consolations. Dabord, il fit compter à Malicorne cinquante mille livres en dédommagement de sa charge perdue. Ensuite, il le plaça dans sa propre maison, heureux de se venger ainsi sur Madame de tout ce quelle avait fait endurer à lui et à La Vallière. Mais, nayant plus Malicorne pour lui voler ses mouchoirs et lui mesurer ses échelles, le pauvre amant était dénué. Plus despoir de se rapprocher jamais de La Vallière, tant quelle resterait au Palais-Royal. Toutes les dignités et toutes les sommes du monde ne pouvaient remédier à cela. Heureusement, Malicorne veillait. Il fit si bien quil rencontra Montalais. Il est vrai que, de son côté, Montalais faisait de son mieux pour rencontrer Malicorne. -- Que faites-vous la nuit, chez Madame? demanda-t-il à la jeune fille. -- Mais, la nuit, je dors, répliqua-t-elle. -- Comment, vous dormez? -- Sans doute. -- Mais cela est fort mal de dormir; il ne convient pas quavec une douleur comme celle que vous éprouvez une fille dorme. -- Et quelle douleur est-ce donc que jéprouve? -- Nêtes-vous pas au désespoir de mon absence? -- Mais non, puisque vous avez reçu cinquante mille livres et une charge chez le roi. -- Nimporte, vous êtes très affligée de ne plus me voir comme vous me voyiez auparavant; vous êtes au désespoir surtout de ce que jai perdu la confiance de Madame; est-ce vrai, cela? Voyons. -- Oh! cest très vrai. -- Eh bien! cette affliction vous empêche de dormir, la nuit, et alors vous sanglotez, vous soupirez, vous vous mouchez bruyamment, et cela dix fois par minute. -- Mais, mon cher Malicorne, Madame ne supporte pas le moindre bruit chez elle. -- Je le sais pardieu bien, quelle ne peut rien supporter; aussi vous dis-je quelle sempressera, voyant une douleur si profonde, de vous mettre à la porte de chez elle. -- Je comprends. -- Cest heureux. -- Mais quarrivera-t-il alors? -- Il arrivera que La Vallière, se voyant séparée de vous, poussera la nuit de tels gémissements et de telles lamentations, quelle fera du désespoir pour deux. -- Alors on la mettra dans une autre chambre. -- Oui, mais laquelle? -- Laquelle? Vous voilà embarrassé, monsieur des Inventions. -- Nullement; quelle que soit cette chambre, elle vaudra toujours mieux que celle de Madame. -- Cest vrai. -- Eh bien! commencez-moi un peu vos jérémiades cette nuit. -- Je ny manquerai pas. -- Et donnez-moi le mot à La Vallière. -- Ne craignez rien, elle pleure assez tout bas. -- Eh bien! quelle pleure tout haut. Et ils se séparèrent. Chapitre CLXXII -- Où il est traité de menuiserie et où il est donné quelques détails sur la façon de percer les escaliers Le conseil donné à Montalais fut communiqué à La Vallière, qui reconnut quil manquait de sagesse, et qui, après quelque résistance venant plutôt de sa timidité que de sa froideur, résolut de le mettre à exécution. Cette histoire, des deux femmes pleurant et emplissant de bruits lamentables la chambre à coucher de Madame, fut le chef-doeuvre de Malicorne. Comme rien nest aussi vrai que linvraisemblable, aussi naturel que le romanesque, cette espèce de conte des _Mille et Une Nuits_ réussit parfaitement auprès de Madame. Elle éloigna dabord Montalais. Puis, trois jours, ou plutôt trois nuits après avoir éloigné Montalais, elle éloigna La Vallière. On donna une chambre à cette dernière dans les petits appartements mansardés situés au-dessus des appartements des gentilshommes. Un étage, cest-à-dire un plancher, séparait les demoiselles des officiers et des gentilshommes. Un escalier particulier, placé sous la surveillance de Mme de Navailles, conduisait chez elles. Pour plus grande sûreté, Mme de Navailles, qui avait entendu parler des tentatives antérieures de Sa Majesté, avait fait griller les fenêtres des chambres et les ouvertures des cheminées. Il y avait donc toute sûreté pour lhonneur de Mlle de La Vallière, dont la chambre ressemblait plus à une cage quà toute autre chose. Mlle de La Vallière, lorsquelle était chez elle, et elle y était souvent, Madame nutilisant guère ses services depuis quelle la savait en sûreté sous le regard de Mme de Navailles, Mlle de La Vallière navait donc dautre distraction que de regarder à travers les grilles de sa fenêtre. Or, un matin quelle regardait comme dhabitude, elle aperçut Malicorne à une fenêtre parallèle à la sienne. Il tenait en main un aplomb de charpentier, lorgnait les bâtiments, et additionnait des formules algébriques sur du papier. Il ne ressemblait pas mal ainsi à ces ingénieurs qui, du coin dune tranchée, relèvent les angles dun bastion ou prennent la hauteur des murs dune forteresse. La Vallière reconnut Malicorne et le salua. Malicorne, à son tour, répondit par un grand salut et disparut de la fenêtre. Elle sétonna de cette espèce de froideur, peu habituelle au caractère toujours égal de Malicorne; mais elle se souvint que le pauvre garçon avait perdu son emploi pour elle, et quil ne devait pas être dans dexcellentes dispositions à son égard, puisque, selon toute probabilité, elle ne serait jamais en position de lui rendre ce quil avait perdu. Elle savait pardonner les offenses, à plus forte raison compatir au malheur. La Vallière eût demandé conseil à Montalais, si Montalais eût été là; mais Montalais était absente. Cétait lheure où Montalais faisait sa correspondance. Tout à coup, La Vallière vit un objet lancé de la fenêtre où avait apparu Malicorne traverser lespace, passer à travers ses barreaux et rouler sur son parquet. Elle alla curieusement vers cet objet et le ramassa. Cétait une de ces bobines sur lesquelles on dévide la soie. Seulement, au lieu de soie, un petit papier senroulait sur la bobine. La Vallière le déroula et lut: «Mademoiselle, «Je suis inquiet de savoir deux choses: «La première, de savoir si le parquet de votre appartement est de bois ou de briques. «La seconde, de savoir encore à quelle distance de la fenêtre est placé votre lit. «Excusez mon importunité, et veuillez me faire réponse par la même voie qui vous a apporté ma lettre, cest-à-dire par la voie de la bobine. «Seulement, au lieu de la jeter dans ma chambre comme je lai jetée dans la vôtre, ce qui vous serait plus difficile quà moi, ayez tout simplement lobligeance de la laisser tomber. «Croyez-moi surtout, Mademoiselle, votre bien humble et bien respectueux serviteur, «Malicorne. «Écrivez la réponse, sil vous plaît, sur la lettre même.» -- Ah! le pauvre garçon, sécria La Vallière, il faut quil soit devenu fou. Et elle dirigea du côté de son correspondant, que lon entrevoyait dans la pénombre de la chambre, un regard plein daffectueuse compassion. Malicorne comprit, et secoua la tête comme pour lui répondre: «Non, non, je ne suis point fou, soyez tranquille.» Elle sourit dun air de doute. «Non, non, reprit-il du geste, la tête est bonne.» Et il montra sa tête. Puis, agitant la main comme un homme qui écrit rapidement: «Allons, écrivez», mima-t-il avec une sorte de prière. La Vallière, fût-il fou, ne vit point dinconvénient à faire ce que Malicorne lui demandait; elle prit un crayon et écrivit: «Bois.» Puis elle compta dix pas de la fenêtre à son lit, et écrivit encore: «Dix pas.» Ce quayant fait, elle regarda du côté de Malicorne, lequel la salua et lui fit signe quil descendait. La Vallière comprit que cétait pour recevoir la bobine. Elle sapprocha de la fenêtre, et, conformément aux instructions de Malicorne, elle la laissa tomber. Le rouleau courait encore sur les dalles quand Malicorne sélança, latteignit, le ramassa, se mit à léplucher comme fait un singe dune noix, et courut dabord vers la demeure de M. de Saint- Aignan. De Saint-Aignan avait choisi ou plutôt sollicité son logement le plus près possible du roi, pareil à ces plantes qui recherchent les rayons du soleil pour se développer plus fructueusement. Son logement se composait de deux pièces, dans le corps de logis même occupé par Louis XIV. M. de Saint-Aignan était fier de cette proximité, qui lui donnait laccès facile chez Sa Majesté, et, de plus, la faveur de quelques rencontres inattendues. Il soccupait, au moment où nous parlons de lui, à faire tapisser magnifiquement ces deux pièces, comptant sur lhonneur de quelques visites du roi, car Sa Majesté, depuis la passion quelle avait pour La Vallière, avait choisi de Saint-Aignan pour confident, et ne pouvait se passer de lui ni la nuit ni le jour. Malicorne se fit introduire chez le comte et ne rencontra point de difficultés, parce quil était bien vu du roi et que le crédit de lun est toujours une amorce pour lautre. De Saint-Aignan demanda au visiteur sil était riche de quelque nouvelle. -- Dune grande, répondit celui-ci. -- Ah! ah! fit de Saint-Aignan, curieux comme un favori; laquelle? -- Mlle de La Vallière a déménagé. -- Comment cela? dit de Saint-Aignan en ouvrant de grands yeux. -- Oui. -- Elle logeait chez Madame. -- Précisément. Mais Madame sest ennuyée du voisinage et la installée dans une chambre qui se trouve précisément au-dessus de votre futur appartement. -- Comment, _là-haut?_ sécria de Saint-Aignan avec surprise et en désignant du doigt létage supérieur. -- Non, dit Malicorne, _là-bas_. Et il lui montra le corps de bâtiment situé en face. -- Pourquoi dites-vous alors que sa chambre est au-dessus de mon appartement? -- Parce que je suis certain que votre appartement doit tout naturellement être sous la chambre de La Vallière. De Saint-Aignan, à ces mots, envoya à ladresse du pauvre Malicorne un de ces regards comme La Vallière lui en avait déjà envoyé un, un quart dheure auparavant. Cest-à-dire quil le crut fou. -- Monsieur, lui dit Malicorne, je demande à répondre à votre pensée. -- Comment! à ma pensée?... -- Sans doute; vous navez pas compris, ce me semble parfaitement ce que je voulais dire. -- Je lavoue. -- Eh bien! vous nignorez pas quau-dessous des filles dhonneur de Madame sont logés les gentilshommes du roi et de Monsieur. -- Oui, puisque Manicamp, de Wardes et autres y logent. -- Précisément. Eh bien! monsieur, admirez la singularité de la rencontre: les deux chambres destinées à M. de Guiche sont juste les deux chambres situées au-dessous de celles quoccupent Mlle de Montalais et Mlle de La Vallière. -- Eh bien! après? -- Eh bien! après... ces deux chambres sont libres, puisque M. de Guiche, blessé, est malade à Fontainebleau. -- Je vous jure, mon cher monsieur, que je ne devine pas. -- Ah! si javais le bonheur de mappeler de Saint-Aignan, je devinerais tout de suite, moi. -- Et que feriez-vous? -- Je troquerais immédiatement les chambres que joccupe ici contre celles que M. de Guiche noccupe point là-bas. -- Y pensez-vous? fit de Saint-Aignan avec dédain; abandonner le premier poste dhonneur, le voisinage du roi, un privilège accordé seulement aux princes de sang, aux ducs et pairs?... Mais, mon cher monsieur de Malicorne, permettez-moi de vous dire que vous êtes fou. -- Monsieur, répondit gravement le jeune homme, vous commettez deux erreurs... Je mappelle Malicorne tout court, et je ne suis pas fou. Puis, tirant un papier de sa poche: -- Écoutez ceci, dit-il; après quoi, je vous montrerai cela. -- Jécoute, dit de Saint-Aignan. -- Vous savez que Madame veille sur La Vallière comme Argus veillait sur la nymphe Io. -- Je le sais. -- Vous savez que le roi a voulu, mais en vain, parler à la prisonnière, et que ni vous ni moi navons réussi à lui procurer cette fortune. -- Vous en savez surtout quelque chose, vous, mon pauvre Malicorne. -- Eh bien! que supposez-vous quil arriverait à celui dont limagination rapprocherait les deux amants? -- Oh! le roi ne bornerait pas à peu de chose sa reconnaissance. -- Monsieur de Saint-Aignan!... -- Après? -- Ne seriez-vous pas curieux de tâter un peu de la reconnaissance royale? -- Certes, répondit de Saint-Aignan, une faveur de mon maître, quand jaurais fait mon devoir, ne saurait que mêtre précieuse. -- Alors, regardez ce papier, monsieur le comte. -- Quest-ce que ce papier? un plan? -- Celui des deux chambres de M. de Guiche, qui, selon toute probabilité, vont devenir vos deux chambres. -- Oh! non, quoi quil arrive. -- Pourquoi cela? -- Parce que mes deux chambres, à moi, sont convoitées par trop de gentilshommes à qui je ne les abandonnerais certes pas: par M. de Roquelaure, par M. de La Ferté, par M. Dangeau. -- Alors, je vous quitte, monsieur le comte, et je vais offrir à lun de ces messieurs le plan que je vous présentais et les avantages y annexés. -- Mais que ne les gardez-vous pour vous? demanda de Saint-Aignan avec défiance. -- Parce que le roi ne me fera jamais lhonneur de venir ostensiblement chez moi, tandis quil ira à merveille chez lun de ces messieurs. -- Quoi! le roi ira chez lun de ces messieurs? -- Pardieu! sil ira? dix fois pour une. Comment! vous me demandez si le roi ira dans un appartement qui le rapprochera de Mlle de La Vallière! -- Beau rapprochement... avec tout un étage entre soi. Malicorne déplia le petit papier de la bobine. -- Monsieur le comte, dit-il, remarquez, je vous prie, que le plancher de la chambre de Mlle de La Vallière est un simple parquet de bois. -- Eh bien? -- Eh! bien, vous prendrez un ouvrier charpentier qui, enfermé chez vous sans savoir où on le mène, ouvrira votre plafond et, par conséquent, le parquet de Mlle de La Vallière. -- Ah! mon Dieu! sécria de Saint-Aignan comme ébloui. -- Plaît-il? fit Malicorne. -- Je dis que voilà une idée bien audacieuse, monsieur. -- Elle paraîtra bien mesquine au roi, je vous assure. -- Les amoureux ne réfléchissent point au danger. -- Quel danger craignez-vous, monsieur le comte? -- Mais un percement pareil, cest un bruit effroyable, tout le château en retentira? -- Oh! monsieur le comte, je suis sûr, moi, que louvrier que je vous désignerai ne fera pas le moindre bruit. Il sciera un quadrilatère de six pieds avec une scie garnie détoupe, et nul, même des plus voisins, ne sapercevra quil travaille. -- Ah! mon cher monsieur Malicorne, vous métourdissez, vous me bouleversez. -- Je continue, répondit tranquillement Malicorne: dans la chambre dont vous avez percé le plafond, vous entendez bien, nest-ce pas? -- Oui. -- Vous dresserez un escalier qui permette, soit à Mlle de La Vallière de descendre chez vous, soit au roi de monter chez Mlle de La Vallière. -- Mais cet escalier, on le verra? -- Non, car, de votre côté, il sera caché par une cloison sur laquelle vous étendrez une tapisserie pareille à celle qui garnira le reste de lappartement; chez Mlle de La Vallière, il disparaîtra sous une trappe qui sera le parquet même, et qui souvrira sous le lit. -- En effet, dit de Saint-Aignan, dont les yeux commencèrent à étinceler. -- Maintenant, monsieur le comte, je nai pas besoin de vous faire avouer que le roi viendra souvent dans la chambre où sera établi un pareil escalier. Je crois que M. Dangeau, particulièrement, sera frappé de mon idée, et je vais la lui développer. -- Ah! cher monsieur Malicorne! sécria de Saint-Aignan, vous oubliez que cest à moi que vous en avez parlé le premier, et que, par conséquent, jai les droits de la priorité. -- Voulez-vous donc la préférence? -- Si je la veux! je crois bien! -- Le fait est, monsieur de Saint-Aignan, que cest un cordon pour la première promotion que je vous donne là, et peut-être même quelque bon duché. -- Cest, du moins, répondit de Saint-Aignan rouge de plaisir, une occasion de montrer au roi quil na pas tort de mappeler quelquefois son ami, occasion, cher monsieur Malicorne, que je vous devrai. -- Vous ne loublierez pas un peu? demanda Malicorne en souriant. -- Je men ferai gloire, monsieur. -- Moi, monsieur, je ne suis pas lami du roi, je suis son serviteur. -- Oui, et, si vous pensez quil y a un cordon bleu pour moi dans cet escalier, je pense quil y aura bien pour vous un rouleau de lettres de noblesse. Malicorne sinclina. -- Il ne sagit plus, maintenant, que de déménager, dit de Saint- Aignan. -- Je ne vois pas que le roi sy oppose; demandez-lui-en la permission. -- À linstant même je cours chez lui. -- Et moi, je vais me procurer louvrier dont nous avons besoin. -- Quand laurai-je? -- Ce soir. -- Noubliez pas les précautions. -- Je vous lamène les yeux bandés. -- Et moi, je vous envoie un de mes carrosses. -- Sans armoiries. -- Avec un de mes laquais sans livrée, cest convenu. -- Très bien, monsieur le comte. -- Mais La Vallière. -- Eh bien? -- Que dira-t-elle en voyant lopération? -- Je vous assure que cela lintéressera beaucoup. -- Je le crois. -- Je suis même sûr que, si le roi na pas laudace de monter chez elle, elle aura la curiosité de descendre. -- Espérons, dit de Saint-Aignan. -- Oui, espérons, répéta Malicorne. -- Je men vais chez le roi, alors. -- Et vous faites à merveille. -- À quelle heure ce soir mon ouvrier? -- À huit heures. -- Et combien de temps estimez-vous quil lui faudra pour scier son quadrilatère? -- Mais deux heures, à peu près; seulement, ensuite, il lui faudra le temps dachever ce quon appelle les raccords. Une nuit et une partie de la journée du lendemain: cest deux jours quil faut compter avec lescalier. -- Deux jours, cest bien long. -- Dame! quand on se mêle douvrir une porte sur le paradis, faut- il, au moins, que cette porte soit décente. -- Vous avez raison; à tantôt, cher monsieur Malicorne. Mon déménagement sera prêt pour après-demain au soir. Chapitre CLXXIII -- La promenade aux flambeaux De Saint-Aignan, ravi de ce quil venait dentendre, enchanté de ce quil entrevoyait, prit sa course vers les deux chambres de de Guiche. Lui qui, un quart dheure auparavant, neût pas donné ses deux chambres pour un million, il était prêt à acheter, pour un million, si on le lui eût demandé, les deux bienheureuses chambres quil convoitait maintenant. Mais il ny rencontra pas tant dexigences. M. de Guiche ne savait pas encore où il devait loger, et, dailleurs, était trop souffrant toujours pour soccuper de son logement. De Saint-Aignan eut donc les deux chambres de de Guiche. De son côté, M. Dangeau eut les deux chambres de de Saint-Aignan, moyennant un pot-de-vin de six mille livres à lintendant du comte, et crut avoir fait une affaire dor. Les deux chambres de Dangeau devinrent le futur logement de de Guiche. Le tout, sans que nous puissions affirmer bien sûrement que, dans ce déménagement général, ce sont ces deux chambres que de Guiche habitera. Quant à M. Dangeau, il était si transporté de joie, quil ne se donna même pas la peine de supposer que de Saint-Aignan avait un intérêt supérieur à déménager. Une heure après cette nouvelle résolution prise par de Saint- Aignan, de Saint-Aignan était donc en possession des deux chambres. Dix minutes après que de Saint-Aignan était en possession des deux chambres, Malicorne entrait chez de Saint- Aignan escorté des tapissiers. Pendant ce temps le roi demandait de Saint-Aignan; on courait chez de Saint-Aignan, et lon trouvait Dangeau; Dangeau renvoyait chez de Guiche, et lon trouvait enfin de Saint-Aignan. Mais il y avait retard, de sorte que le roi avait déjà donné deux ou trois mouvements dimpatience lorsque de Saint-Aignan entra tout essoufflé chez son maître. -- Tu mabandonnes donc aussi, toi? lui dit Louis XIV, de ce ton lamentable dont César avait dû, dix-huit cents ans auparavant, dire le _Tu quoque._ -- Sire, dit de Saint-Aignan, je nabandonne pas le roi, tout au contraire; seulement, je moccupe de mon déménagement. -- De quel déménagement? Je croyais ton déménagement terminé depuis trois jours. -- Oui, Sire. Mais je me trouve mal où je suis, et je passe dans le corps de logis en face. -- Quand je te disais que, toi aussi, tu mabandonnais! sécria le roi. Oh! mais cela passe les bornes. Ainsi je navais quune femme dont mon coeur se souciât, toute ma famille se ligue pour me larracher. Javais un ami à qui je confiais mes peines et qui maidait à en supporter le poids, cet ami se lasse de mes plaintes et me quitte sans même me demander congé. De Saint-Aignan se mit à rire. Le roi devina quil y avait quelque mystère dans ce manque de respect. -- Quy a-t-il? sécria le roi plein despoir. -- Il y a, Sire, que cet ami, que le roi calomnie, va essayer de rendre à son roi le bonheur quil a perdu. -- Tu vas me faire voir La Vallière? fit Louis XIV. -- Sire, je nen réponds pas encore, mais... -- Mais?... -- Mais je lespère. -- Oh! comment? comment? Dis-moi cela, de Saint-Aignan. Je veux connaître ton projet, je veux ty aider de tout mon pouvoir. -- Sire, répondit de Saint-Aignan, je ne sais pas encore bien moi- même comment je vais my prendre pour arriver à ce but; mais jai tout lieu de croire que, dès demain... -- Demain, dis-tu? -- Oui, Sire. -- Oh! quel bonheur! Mais pourquoi déménages-tu? -- Pour vous servir mieux. -- Et en quoi, étant déménagé, me peux-tu mieux servir? -- Savez-vous où sont situées les deux chambres que lon destinait au comte de Guiche. -- Oui. -- Alors, vous savez où je vais. -- Sans doute; mais cela ne mavance à rien. -- Comment! vous ne comprenez pas, Sire, quau-dessus de ce logement sont deux chambres? -- Lesquelles? -- Lune, celle de Mlle de Montalais, et lautre... -- Lautre, cest celle de La Vallière, de Saint-Aignan? -- Allons donc, Sire. -- Oh! de Saint-Aignan, cest vrai, oui, cest vrai. De Saint- Aignan, cest une heureuse idée, une idée dami, de poète; en me rapprochant delle, lorsque lunivers men sépare, tu vaux mieux pour moi que Pylade pour Oreste, que Patrocle pour Achille. -- Sire, dit de Saint-Aignan avec un sourire, je doute que, si Votre Majesté connaissait mes projets dans toute leur étendue, elle continuât à me donner des qualifications si pompeuses. Ah! Sire, jen connais de plus triviales que certains puritains de la Cour ne manqueront pas de mappliquer quand ils sauront ce que je compte faire pour Votre Majesté. -- De Saint-Aignan, je meurs dimpatience; de Saint-Aignan, je dessèche; de Saint-Aignan, je nattendrai jamais jusquà demain... Demain! mais, demain, cest une éternité. -- Et cependant, Sire, sil vous plaît, vous allez sortir tout à lheure et distraire cette impatience par une bonne promenade. -- Avec toi, soit: nous causerons de tes projets, nous parlerons delle. -- Non pas, Sire, je reste. -- Avec qui sortirai-je, alors? -- Avec les dames. -- Ah! ma foi, non, de Saint-Aignan. -- Sire, il le faut. -- Non, non! mille fois non! Non, je ne mexposerai plus à ce supplice horrible dêtre à deux pas delle, de la voir, deffleurer sa robe en passant et de ne rien lui dire. Non, je renonce à ce supplice que tu crois un bonheur et qui nest quune torture qui brûle mes yeux, qui dévore mes mains, qui broie mon coeur; la voir en présence de tous les étrangers et ne pas lui dire que je laime, quand tout mon être lui révèle cet amour et me trahit devant tous. Non, je me suis juré à moi-même que je ne le ferais plus, et je tiendrai mon serment. -- Cependant, Sire, écoutez bien ceci. -- Je nécoute rien, de Saint-Aignan. -- En ce cas, je continue. Il est urgent, Sire, comprenez-vous bien, urgent, de toute urgence, que Madame et ses filles dhonneur soient absentes deux heures de votre domicile. -- Tu me confonds, de Saint-Aignan. -- Il est dur pour moi de commander à mon roi; mais dans cette circonstance, je commande, Sire: il me faut une chasse ou une promenade. -- Mais cette promenade, cette chasse, ce serait un caprice, une bizarrerie! En manifestant de pareilles impatiences, je découvre à toute ma Cour un coeur qui ne sappartient plus à lui-même. Ne dit-on pas déjà trop que je rêve la conquête du monde, mais quauparavant je devrais commencer par faire la conquête de moi- même? -- Ceux qui disent cela, Sire, sont des impertinents et des factieux; mais, quels quils soient, si Votre Majesté préfère les écouter, je nai plus rien à dire. Alors, le jour de demain se recule à des époques indéterminées. -- De Saint-Aignan, je sortirai ce soir... Ce soir, jirai coucher à Saint-Germain aux flambeaux; jy déjeunerai demain et serai de retour à Paris vers les trois heures. Est-ce cela? -- Tout à fait. -- Alors je partirai ce soir pour huit heures. -- Votre Majesté a deviné la minute. -- Et tu ne veux rien me dire? -- Cest-à-dire que je ne puis rien vous dire. Lindustrie est pour quelque chose dans ce monde, Sire; cependant le hasard y joue un si grand rôle, que jai lhabitude de lui laisser toujours la part la plus étroite, certain quil sarrangera de manière à prendre toujours la plus large. -- Allons, je mabandonne à toi. -- Et vous avez raison. Réconforté de la sorte, le roi sen alla tout droit chez Madame, où il annonça la promenade projetée. Madame crut à linstant même voir, dans cette partie improvisée, un complot du roi pour entretenir La Vallière, soit sur la route, à la faveur de lobscurité, soit autrement; mais elle se garda bien de rien manifester à son beau-frère, et accepta linvitation le sourire sur les lèvres. Elle donna, tout haut, des ordres pour que ses filles dhonneur la suivissent, se réservant de faire le soir ce qui lui paraîtrait le plus propre à contrarier les amours de Sa Majesté. Puis, lorsquelle fut seule et que le pauvre amant qui avait donné cet ordre pût croire que Mlle de La Vallière serait de la promenade, au moment peut-être où il se repaissait en idée de ce triste bonheur des amants persécutés, qui est de réaliser, par la seule vue, toutes les joies de la possession interdite, en ce moment même, Madame au milieu de ses filles dhonneur, disait: -- Jaurai assez de deux demoiselles ce soir: Mlle de Tonnay- Charente et Mlle de Montalais. La Vallière avait prévu le coup, et, par conséquent, sy attendait; mais la persécution lavait rendue forte. Elle ne donna point à Madame la joie de voir sur son visage limpression du coup quelle recevait au coeur. Au contraire, souriant avec cette ineffable douceur qui donnait un caractère angélique à sa physionomie: -- Ainsi, madame, me voilà libre ce soir? dit-elle. -- Oui, sans doute. -- Jen profiterai pour avancer cette tapisserie que Son Altesse a bien voulu remarquer, et que, davance, jai eu lhonneur de lui offrir. Et, ayant fait une respectueuse révérence, elle se retira chez elle. Mlles de Montalais et de Tonnay-Charente en firent autant. Le bruit de la promenade sortit avec elles de la chambre de Madame et se répandit par tout le château. Dix minutes après, Malicorne savait la résolution de Madame et faisait passer sous la porte de Montalais un billet conçu en ces termes: «Il faut que L. V. passe la nuit avec Madame.» Montalais, selon les conventions faites, commença par brûler le papier, puis se mit à réfléchir. Montalais était une fille de ressources, et elle eut bientôt arrêté son plan. À lheure où elle devait se rendre chez Madame, cest-à-dire vers cinq heures, elle traversa le préau tout courant, et, arrivée à dix pas dun groupe dofficiers, poussa un cri, tomba gracieusement sur un genou, se releva et continua son chemin, mais en boitant. Les gentilshommes accoururent à elle pour la soutenir. Montalais sétait donné une entorse. Elle nen voulut pas moins, fidèle à son devoir, continuer son ascension chez Madame. -- Quy a-t-il, et pourquoi boitez-vous? lui demanda celle-ci; je vous prenais pour La Vallière. Montalais raconta comment, en courant pour venir plus vite, elle sétait tordu le pied. Madame parut la plaindre et voulut faire venir, à linstant même, un chirurgien. Mais elle, assurant que laccident navait rien de grave: -- Madame, dit-elle, je mafflige seulement de manquer à mon service, et jeusse voulu prier Mlle de La Vallière de me remplacer près de Votre Altesse... Madame fronça le sourcil. -- Mais je nen ai rien fait, continua Montalais. -- Et pourquoi nen avez-vous rien fait? demanda Madame. -- Parce que la pauvre La Vallière paraissait si heureuse davoir sa liberté pour un soir et pour une nuit, que je ne me suis pas senti le courage de la mettre en service à ma place. -- Comment, elle est joyeuse à ce point? demanda Madame frappée de ces paroles. -- Cest-à-dire quelle en est folle; elle chantait, elle toujours si mélancolique. Au reste, Votre Altesse sait quelle déteste le monde, et que son caractère contient un grain de sauvagerie. «Oh! oh! pensa Madame, cette grande gaieté ne me paraît pas naturelle, à moi.» -- Elle a déjà fait ses préparatifs, continua Montalais pour dîner chez elle, en tête à tête avec un de ses livres chéris. Et puis, dailleurs, Votre Altesse a six autres demoiselles qui seront bien heureuses de laccompagner; aussi nai-je pas même fait ma proposition à Mlle de La Vallière. Madame se tut. -- Ai-je bien fait? continua Montalais avec un léger serrement de coeur, en voyant si mal réussir cette ruse de guerre sur laquelle elle avait si complètement compté, quelle navait pas cru nécessaire den chercher une autre. Madame mapprouve? continua-t- elle. Madame pensait que, pendant la nuit, le roi pourrait bien quitter Saint-Germain, et que, comme on ne comptait que quatre lieues et demie de Paris à Saint-Germain il pourrait bien être en une heure à Paris. -- Dites-moi, fit-elle, en vous sachant blessée, La Vallière vous a au moins offert sa compagnie? -- Oh! elle ne connaît pas encore mon accident; mais, le connût- elle, je ne lui demanderai certes rien qui la dérange de ses projets. Je crois quelle veut réaliser seule, ce soir, la partie de plaisir du feu roi, quand il disait à M. de Saint-Mars: «Ennuyons-nous, monsieur de Saint-Mars, ennuyons-nous bien.» Madame était convaincue que quelque mystère amoureux était caché sous cette soif de solitude. Ce mystère devait être le retour nocturne de Louis. Il ny avait plus à en douter, La Vallière était prévenue de ce retour, de là cette joie de rester au Palais- Royal. Cétait tout un plan combiné davance. -- Je ne serai pas leur dupe, dit Madame. Et elle prit un parti décisif. -- Mademoiselle de Montalais, dit-elle, veuillez prévenir votre amie, mademoiselle de La Vallière, que je suis au désespoir de troubler ses projets de solitude; mais, au lieu de sennuyer seule chez elle, comme elle le désirait, elle viendra sennuyer avec nous à Saint-Germain. -- Ah! pauvre La Vallière, fit Montalais dun air dolent, mais avec lallégresse dans le coeur. Oh! madame, est-ce quil ny aurait pas moyen que Votre Altesse... -- Assez, dit Madame, je le veux! Je préfère la société de Mlle La Baume Le Blanc à toutes les autres sociétés. Allez, envoyez-la-moi et soignez votre jambe. Montalais ne se fit pas répéter lordre. Elle rentra, écrivit sa réponse à Malicorne, et la glissa sous le tapis. «On ira», disait cette réponse. Une Spartiate neût pas écrit plus laconiquement. «De cette façon, pensait Madame, pendant la route, je la surveille, pendant la nuit, elle couche près de moi, et bien adroite est Sa Majesté si elle échange un seul mot avec Mlle de La Vallière. La Vallière reçut lordre de partir avec la même douceur indifférente quelle avait reçu lordre de rester. Seulement, intérieurement, sa joie fut vive, et elle regarda ce changement de résolution de la princesse comme une consolation que lui envoyait la Providence. Moins pénétrante que Madame, elle mettait tout sur le compte du hasard. Tandis que tout le monde, à lexception des disgraciés, des malades et des gens ayant des entorses, se dirigeait vers Saint- Germain, Malicorne faisait entrer son ouvrier dans un carrosse de M. de Saint-Aignan et le conduisait dans la chambre correspondant à la chambre de La Vallière. Cet homme se mit à loeuvre, alléché par la splendide récompense qui lui avait été promise. Comme on avait fait prendre chez les ingénieurs de la maison du roi tous les outils les plus excellents, entre autres une de ces scies aux morsures invincibles qui vont tailler dans leau les madriers de chêne durs comme du fer, louvrage avança rapidement, et un morceau carré du plafond, choisi entre deux solives, tomba dans les bras de Saint-Aignan, de Malicorne, de louvrier et dun valet de confiance, personnage mis au monde pour tout voir, tout entendre et ne rien répéter. Seulement, en vertu dun nouveau plan indiqué par Malicorne, louverture fut pratiquée dans langle. Voici pourquoi. Comme il ny avait pas de cabinet de toilette dans la chambre de La Vallière, La Vallière avait demandé et obtenu, le matin même, un grand paravent destiné à remplacer une cloison. Le paravent avait été accordé. Il suffisait parfaitement pour cacher louverture, qui dailleurs, serait dissimulée par tous les artifices de lébénisterie. Le trou pratiqué, louvrier se glissa entre les solives et se trouva dans la chambre de La Vallière. Arrivé là, il scia carrément le plancher, et, avec les feuilles mêmes du parquet, il confectionna une trappe sadaptant si parfaitement à louverture, que loeil le plus exercé ny pouvait voir que les interstices obligés dune soudure de parquet. Malicorne avait tout prévu. Une poignée et deux charnières, achetées davance, furent posées à cette feuille de bois. Un de ces petits escaliers tournants, comme on commençait à en poser dans les entresols, fut acheté tout fait par lindustrieux Malicorne, et payé deux mille livres. Il était plus haut quil nétait besoin; mais le charpentier en supprima des degrés, et il se trouva dexacte mesure. Cet escalier, destiné à recevoir un si illustre poids, fut accroché au mur par deux crampons seulement. Quant à sa base, elle fut arrêtée dans le parquet même du comte par deux fiches vissées: le roi et tout son conseil eussent pu monter et descendre cet escalier sans aucune crainte. Tout marteau frappait sur un coussinet détoupes, toute lime mordait, le manche enveloppé de laine, la lame trempée dhuile. Dailleurs, le travail le plus bruyant avait été fait pendant la nuit et pendant la matinée, cest-à-dire en labsence de La Vallière et de Madame. Quand, vers deux heures, la Cour rentra au Palais-Royal, et que La Vallière remonta dans sa chambre, tout était en place, et pas la moindre parcelle de sciure, pas le plus petit copeau ne venaient attester la violation de domicile. Seulement, de Saint-Aignan, qui avait voulu aider de son mieux dans ce travail, avait déchiré ses doigts et sa chemise, et dépensé beaucoup de sueur au service de son roi. La paume de ses mains, surtout, était toute garnie dampoules. Ces ampoules venaient de ce quil avait tenu léchelle à Malicorne. Il avait, en outre, apporté un à un les cinq morceaux de lescalier, formés chacun de deux marches. Enfin, nous pouvons le dire, le roi, sil leût vu si ardent à loeuvre, le roi lui eût juré reconnaissance éternelle. Comme lavait prévu Malicorne, lhomme des mesures exactes, louvrier eut terminé toutes ses opérations en vingt-quatre heures. Il reçut vingt-quatre louis et partit comblé de joie; cétait autant quil gagnait dordinaire en six mois. Nul navait le plus petit soupçon de ce qui sétait passé sous lappartement de Mlle de La Vallière. Mais, le soir du second jour, au moment où La Vallière venait de quitter le cercle de Madame et rentrait chez elle, un léger craquement retentit au fond de la chambre. Étonnée, elle regarda doù venait le bruit. Le bruit recommença. -- Qui est là? demanda-t-elle avec un accent deffroi. -- Moi, répondit la voix si connue du roi. -- Vous!... vous! sécria la jeune fille qui se crut un instant sous lempire dun songe. Mais où cela, vous?... vous, Sire? -- Ici, répliqua le roi en dépliant une des feuilles du paravent, et en apparaissant comme une ombre au fond de lappartement. La Vallière poussa un cri et tomba toute frissonnante sur un fauteuil. Chapitre CLXXIV -- L'apparition La Vallière se remit promptement de sa surprise; à force dêtre respectueux, le roi lui rendait par sa présence plus de confiance que son apparition ne lui en avait ôté. Mais, comme il vit surtout que ce qui inquiétait La Vallière, cétait la façon dont il avait pénétré chez elle, il lui expliqua le système de lescalier caché par le paravent, se défendant surtout dêtre une apparition surnaturelle. -- Oh! Sire, lui dit La Vallière en secouant sa blonde tête avec un charmant sourire, présent ou absent, vous napparaissez pas moins à mon esprit dans un moment que dans lautre. -- Ce qui veut dire, Louise? -- Oh! ce que vous savez bien, Sire: cest quil nest pas un instant où la pauvre fille dont vous avez surpris le secret à Fontainebleau, et que vous êtes venu reprendre au pied de la croix, ne pense à vous. -- Louise, vous me comblez de joie et de bonheur. La Vallière sourit tristement et continua: -- Mais, Sire, avez-vous réfléchi que votre ingénieuse invention ne pouvait nous être daucune utilité? -- Et pourquoi cela? Dites, jattends. -- Parce que cette chambre où je loge, Sire, nest point à labri des recherches, il sen faut; Madame peut y venir par hasard; à chaque instant du jour, mes compagnes y viennent; fermer ma porte en dedans, cest me dénoncer aussi clairement que si jécrivais dessus: «Nentrez pas, le roi est ici!» Et, tenez, Sire, en ce moment même, rien nempêche que la porte ne souvre, et que Votre Majesté, surprise, ne soit vue près de moi. -- Cest alors, dit en riant le roi, que je serais véritablement pris pour un fantôme, car nul ne peut dire par où je suis venu ici. Or, il ny a que les fantômes qui passent à travers les murs ou à travers les plafonds. -- Oh! Sire, quelle aventure! songez-y bien, Sire, quel scandale! Jamais rien de pareil naurait été dit sur les filles dhonneur, pauvres créatures que la méchanceté népargne guère, cependant. -- Et vous concluez de tout cela, ma chère Louise?... Voyons, dites, expliquez-vous! -- Quil faut, hélas! pardonnez-moi, cest un mot bien dur... Louis sourit. -- Voyons, dit-il. -- Quil faut que Votre Majesté supprime lescalier, machinations et surprises; car le mal dêtre pris ici, songez-y, Sire, serait plus grand que le bonheur de sy voir. -- Eh bien! chère Louise, répondit le roi avec amour, au lieu de supprimer cet escalier par lequel je monte, il est un moyen plus simple auquel vous navez point pensé. -- Un moyen... encore?... -- Oui, encore. Oh! vous ne maimez pas comme je vous aime, Louise, puisque je suis plus inventif que vous. Elle le regarda. Louis lui tendit la main, quelle serra doucement. -- Vous dites, continua le roi, que je serai surpris en venant où chacun peut entrer à son aise? -- Tenez, Sire, au moment même où vous en parlez, jen tremble. -- Soit, mais vous ne seriez pas surprise, vous, en descendant cet escalier pour venir dans les chambres qui sont au-dessous. -- Sire, Sire, que dites-vous là? sécria La Vallière effrayée. -- Vous me comprenez mal, Louise, puisque, à mon premier mot, vous prenez cette grande colère; dabord, savez-vous à qui appartiennent ces chambres? -- Mais à M. le comte de Guiche. -- Non pas, à M. de Saint-Aignan. -- Vrai! sécria La Vallière. Et ce mot, échappé du coeur joyeux de la jeune fille, fit luire comme un éclair de doux présage dans le coeur épanoui du roi. -- Oui, à de Saint-Aignan, à notre ami, dit-il. -- Mais, Sire, reprit La Vallière, je ne puis pas plus aller chez M. de Saint Aignan que chez M. le comte de Guiche, hasarda lange redevenu femme. -- Pourquoi donc ne le pouvez-vous pas, Louise? -- Impossible! impossible! -- Il me semble, Louise, que, sous la sauvegarde du roi, lon peut tout. -- Sous la sauvegarde du roi? dit-elle avec un regard chargé damour. -- Oh! vous croyez à ma parole, nest-ce pas? -- Jy crois lorsque vous ny êtes pas, Sire; mais, lorsque vous y êtes, lorsque vous me parlez, lorsque je vous vois, je ne crois plus à rien. -- Que vous faut-il pour vous rassurer, mon Dieu? -- Cest peu respectueux, je le sais, de douter ainsi du roi; mais vous nêtes pas le roi, pour moi. -- Oh! Dieu merci, je lespère bien; vous voyez comme je cherche. Écoutez: la présence dun tiers vous rassurera-t-elle? -- La présence de M. de Saint-Aignan? oui. -- En vérité, Louise, vous me percez le coeur avec de pareils soupçons. La Vallière ne répondit rien, elle regarda seulement Louis de ce clair regard qui pénétrait jusquau fond des coeurs, et dit tout bas: -- Hélas! hélas! ce nest pas de vous que je me défie, ce nest pas sur vous que portent mes soupçons. -- Jaccepte donc, dit le roi en soupirant, et M. de Saint-Aignan, qui a lheureux privilège de vous rassurer, sera toujours présent à notre entretien, je vous le promets. -- Bien vrai, Sire? -- Foi de gentilhomme! Et vous, de votre côté?... -- Attendez, oh! ce nest pas tout. -- Encore quelque chose, Louise? -- Oh! certainement; ne vous lassez pas si vite, car nous ne sommes pas au bout, Sire. -- Allons, achevez de me percer le coeur. -- Vous comprenez bien, Sire, que ces entretiens doivent au moins avoir, près de M. de Saint-Aignan lui-même, une sorte de motif raisonnable. -- De motif raisonnable! reprit le roi dun ton de doux reproche. -- Sans doute. Réfléchissez, Sire. -- Oh! vous avez toutes les délicatesses, et, croyez-le, mon seul désir est de vous égaler sur ce point. Eh bien! Louise, il sera fait comme vous désirez. Nos entretiens auront un objet raisonnable, et jai déjà trouvé cet objet. -- De sorte, Sire?... dit La Vallière en souriant. -- Que, dès demain, si vous voulez... -- Demain? -- Vous voulez dire que cest trop tard? sécria le roi en serrant entre ses deux mains la main brûlante de La Vallière. En ce moment, des pas se firent entendre dans le corridor. -- Sire, Sire, sécria La Vallière, quelquun sapproche, quelquun vient, entendez-vous? Sire, Sire, fuyez, je vous en supplie! Le roi ne fit quun bond de sa chaise derrière le paravent. Il était temps; comme le roi tirait un des feuillets sur lui, le bouton de la porte tourna, et Montalais parut sur le seuil. Il va sans dire quelle entra tout naturellement et sans faire aucune cérémonie. Elle savait bien, la rusée, que frapper discrètement à cette porte au lieu de la pousser, cétait montrer à La Vallière une défiance désobligeante. Elle entra donc, et après un rapide coup doeil qui lui montra deux chaises fort près lune de lautre, elle employa tant de temps à refermer la porte qui se rebellait on ne sait comment, que le roi eut celui de lever la trappe et de redescendre chez de Saint-Aignan. Un bruit imperceptible pour toute oreille moins fine que la sienne avertit Montalais de la disparition du prince; elle réussit alors à fermer la porte rebelle, et sapprocha de La Vallière. -- Causons, Louise, lui dit-elle, causons sérieusement, vous le voulez bien. Louise, toute à son émotion, nentendit pas sans une secrète terreur ce sérieusement, sur lequel Montalais avait appuyé à dessein. -- Mon Dieu! ma chère Aure, murmura-t-elle, quy a-t-il donc encore? -- Il y a, chère amie, que Madame se doute de tout. -- De tout quoi? -- Avons-nous besoin de nous expliquer, et ne comprends-tu pas ce que je veux dire? Voyons: tu as dû voir les fluctuations de Madame depuis plusieurs jours; tu as dû voir comme elle ta prise auprès delle, puis congédiée, puis reprise. -- Cest étrange, en effet; mais je suis habituée à ses bizarreries. -- Attends encore. Tu as remarqué ensuite que Madame, après tavoir exclue de la promenade, hier, ta fait donner ordre dassister à cette promenade. -- Si je lai remarqué! sans doute. -- Eh bien! il paraît que Madame a maintenant des renseignements suffisants, car elle a été droit au but, nayant plus rien à opposer en France à ce torrent qui brise tous les obstacles; tu sais ce que je veux dire par le torrent? La Vallière cacha son visage entre ses mains. -- Je veux dire, poursuivit Montalais impitoyablement, ce torrent qui a enfoncé la porte des Carmélites de Chaillot, et renversé tous les préjugés de cour, tant à Fontainebleau quà Paris. -- Hélas! hélas! murmura La Vallière, toujours voilée par ses doigts, entre lesquels roulaient ses larmes. -- Oh! ne tafflige pas ainsi, lorsque tu nes quà la moitié de tes peines. -- Mon Dieu! sécria la jeune fille avec anxiété, quy a-t-il donc encore? -- Eh bien! voici le fait. Madame, dénuée dauxiliaires en France, car elle a usé successivement les deux reines, Monsieur et toute la Cour, Madame sest souvenue dune certaine personne qui a sur toi de prétendus droits. La Vallière devint blanche comme une statue de cire. -- Cette personne, continua Montalais, nest point à Paris en ce moment. -- Oh! mon Dieu! murmura Louise. -- Cette personne, si je ne me trompe, est en Angleterre. -- Oui, oui, soupira La Vallière à demi brisée. -- Nest-ce pas à la Cour du roi Charles II que se trouve cette personne? Dis. -- Oui. -- Eh bien! ce soir, une lettre est partie du cabinet de Madame pour Saint-James, avec ordre pour le courrier de pousser dune traite jusquà Hampton-Court, qui est, à ce quil paraît, une maison royale située à douze milles de Londres! -- Oui, après? -- Or, comme Madame écrit régulièrement à Londres tous les quinze jours, et que le courrier ordinaire avait été expédié à Londres il y a trois jours seulement, jai pensé quune circonstance grave pouvait seule lui mettre la plume à la main. Madame est paresseuse pour écrire, comme tu sais. -- Oh! oui. -- Cette lettre a donc été écrite, quelque chose me le dit, pour toi. -- Pour moi? répéta la malheureuse jeune fille avec la docilité dun automate. -- Et moi qui la vis, cette lettre, sur le bureau de Madame avant quelle fût cachetée, jai cru y lire... -- Tu as cru y lire?... -- Peut-être me suis-je trompée. -- Quoi?... Voyons. -- Le nom de Bragelonne. La Vallière se leva, en proie à la plus douloureuse agitation. -- Montalais, dit-elle avec une voix pleine de sanglots, déjà se sont enfuis tous les rêves riants de la jeunesse et de linnocence. Je nai plus rien à te cacher, à toi ni à personne. Ma vie est à découvert, et souvre comme un livre où tout le monde peut lire, depuis le roi jusquau premier passant. Aure, ma chère Aure, que faire? Que devenir? Montalais se rapprocha. -- Dame, consulte-toi, dit-elle. -- Eh bien! je naime pas M. de Bragelonne; quand je dis que je ne laime pas, comprends-moi: je laime comme la plus tendre soeur peut aimer un bon frère; mais ce nest point cela quil me demande, ce nest point cela que je lui ai promis. -- Enfin, tu aimes le roi, dit Montalais, et cest une assez bonne excuse. -- Oui, jaime le roi, murmura sourdement la jeune fille, et jai payé assez cher le droit de prononcer ces mots. Eh bien! parle, Montalais; que peux-tu pour moi ou contre moi dans la position où je me trouve? -- Parle-moi plus clairement. -- Que te dirai-je? -- Ainsi, rien de plus particulier? -- Non, fit Louise avec étonnement. -- Bien! Alors, cest un simple conseil que tu me demandes? -- Oui. -- Relativement à M. Raoul? -- Pas autre chose. -- Cest délicat, répliqua Montalais. -- Non, rien nest délicat là-dedans. Faut-il que je lépouse pour lui tenir la promesse faite? faut-il que je continue découter le roi? -- Sais-tu bien que tu me mets dans une position difficile? dit Montalais en souriant. Tu me demandes si tu dois épouser Raoul, dont je suis lamie, et à qui je fais un mortel déplaisir en me prononçant contre lui. Tu me parles ensuite de ne plus écouter le roi, le roi, dont je suis la sujette, et que joffenserais en te conseillant dune certaine façon. Ah! Louise, Louise, tu fais bon marché dune bien difficile position. -- Vous ne mavez pas comprise, Aure, dit La Vallière blessée du ton légèrement railleur quavait pris Montalais: si je parle dépouser M. de Bragelonne, cest que je puis lépouser sans lui faire aucun déplaisir; mais, par la même raison, si jécoute le roi, faut-il le faire usurpateur dun bien fort médiocre, cest vrai, mais auquel lamour prête une certaine apparence de valeur? Ce que je te demande donc, cest de menseigner un moyen de me dégager honorablement, soit dun côté, soit de lautre, ou plutôt je te demande de quel côté je puis me dégager le plus honorablement. -- Ma chère Louise, répondit Montalais après un silence, je ne suis pas un des sept sages de la Grèce et je nai point de règles de conduite parfaitement invariables; mais, en échange, jai quelque expérience, et je puis te dire que jamais une femme ne demande un conseil du genre de celui que tu me demandes sans être fortement embarrassée. Or, tu as fait une promesse solennelle, tu as de lhonneur; si donc tu es embarrassée, ayant pris un tel engagement, ce nest pas le conseil dune étrangère, tout est étranger pour un coeur plein damour, ce nest pas, dis-je, mon conseil qui te tirera dembarras. Je ne te le donnerai donc point, dautant plus quà ta place je serais encore plus embarrassée après le conseil quauparavant. Tout ce que je puis faire, cest de te répéter ce que je tai déjà dit: veux-tu que je taide? -- Oh! oui. -- Eh bien! cest tout... Dis-moi en quoi tu veux que je taide; dis-moi pour qui et contre qui. De cette façon nous ne ferons point décole. -- Mais, dabord, toi, dit La Vallière en pressant la main de sa compagne, pour qui ou contre qui te déclares-tu? -- Pour toi, si tu es véritablement mon amie... -- Nes-tu pas la confidente de Madame? -- Raison de plus pour têtre utile; si je ne savais rien de ce côté-là, je ne pourrais pas taider, et tu ne tirerais, par conséquent, aucun profit de ma connaissance. Les amitiés vivent de ces sortes de bénéfices mutuels. -- Il en résulte que tu resteras en même temps lamie de Madame? -- Évidemment. Ten plains-tu? -- Non, dit La Vallière rêveuse, car cette franchise cynique lui paraissait une offense faite à la femme et un tort fait à lamie. -- À la bonne heure, dit Montalais; car, en ce cas, tu serais bien sotte. -- Donc, tu me serviras? -- Avec dévouement, surtout si tu me sers de même. -- On dirait que tu ne connais pas mon coeur, dit La Vallière en regardant Montalais avec de grands yeux étonnés. -- Dame! cest que, depuis que nous sommes à la Cour, ma chère Louise, nous sommes bien changées. -- Comment, cela! -- Cest bien simple: étais-tu la seconde reine de France, là-bas, à Blois? La Vallière baissa la tête et se mit à pleurer. Montalais la regarda dune façon indéfinissable et on lentendit murmurer ces mots: -- Pauvre fille! Puis, se reprenant. -- Pauvre roi! dit-elle. Elle baisa Louise au front et regagna son appartement, où lattendait Malicorne. Chapitre CLXXV -- Le portrait Dans cette maladie quon appelle _lamour_, les accès se suivent à des intervalles toujours plus rapprochés dès que le mal débute. Plus tard, les accès séloignent les uns des autres, au fur et à mesure que la guérison arrive. Cela posé, comme axiome en général et comme tête de chapitre en particulier, continuons notre récit. Le lendemain, jour fixé par le roi pour le premier entretien chez de Saint-Aignan, La Vallière, en ouvrant son paravent, trouva sur le parquet un billet écrit de la main du roi. Ce billet avait passé de létage inférieur au supérieur par la fente du parquet. Nulle main indiscrète, nul regard curieux ne pouvait monter où montait ce simple papier. Cétait une des idées de Malicorne. Voyant combien de Saint-Aignan allait devenir utile au roi par son logement, il navait pas voulu que le courtisan devînt encore indispensable comme messager, et il sétait, de son autorité privée, réservé ce dernier poste. La Vallière lut avidement ce billet qui lui fixait deux heures de laprès-midi pour le moment du rendez-vous, et qui lui indiquait le moyen de lever la plaque parquetée. -- Faites-vous belle, ajoutait le post-scriptum de la lettre. Ces derniers mots étonnèrent la jeune fille, mais en même temps ils la rassurèrent. Lheure marchait lentement. Elle finit cependant par arriver. Aussi ponctuelle que la prêtresse Héro, Louise leva la trappe au dernier coup de deux heures, et trouva sur les premiers degrés le roi, qui lattendait respectueusement pour lui donner la main. Cette délicate déférence la toucha sensiblement. Au bas de lescalier, les deux amants trouvèrent le comte qui, avec un sourire et une révérence du meilleur goût, fit à La Vallière ses remerciements sur lhonneur quil recevait delle. Puis, se tournant vers le roi: -- Sire, dit-il, notre homme est arrivé. La Vallière, inquiète, regarda Louis. -- Mademoiselle, dit le roi, si je vous ai priée de me faire lhonneur de descendre ici, cest par intérêt. Jai fait demander un excellent peintre qui saisit parfaitement les ressemblances, et je désire que vous lautorisiez à vous peindre. Dailleurs, si vous lexigiez absolument, le portrait resterait chez vous. La Vallière rougit. -- Vous le voyez, lui dit le roi, nous ne serons plus trois seulement: nous voilà quatre. Eh! mon Dieu! du moment que nous ne serons pas seuls, nous serons tant que vous voudrez. La Vallière serra doucement le bout des doigts de son royal amant. -- Passons dans la chambre voisine, sil plaît à Votre Majesté, dit de Saint Aignan. Il ouvrit la porte et fit passer ses hôtes. Le roi marchait derrière La Vallière et dévorait des yeux son cou blanc comme de la nacre, sur lequel senroulaient les anneaux serrés et crépus des cheveux argentés de la jeune fille. La Vallière était vêtue dune étoffe de soie épaisse de couleur gris perle glacée de rose; une parure de jais faisait valoir la blancheur de sa peau; ses mains fines et diaphanes froissaient un bouquet de pensées, de roses du Bengale et de clématites au feuillage finement découpé, au-dessus desquelles sélevait, comme une coupe à verser des parfums, une tulipe de Harlem aux tons gris et violets, pure et merveilleuse espèce, qui avait coûté cinq ans de combinaisons au jardinier et cinq mille livres au roi. Ce bouquet, Louis lavait mis dans la main de La Vallière en la saluant. Dans cette chambre, dont de Saint-Aignan venait douvrir la porte, se tenait un jeune homme vêtu dun habit de velours léger avec de beaux yeux noirs et de grands cheveux bruns. Cétait le peintre. Sa toile était toute prête, sa palette faite. Il sinclina devant Mlle de La Vallière avec cette grave curiosité de lartiste qui étudie son modèle, salua le roi discrètement, comme sil ne le connaissait pas, et comme il eût, par conséquent, salué un autre gentilhomme. Puis, conduisant Mlle de La Vallière jusquau siège préparé pour elle, il linvita à sasseoir. La jeune fille se posa gracieusement et avec abandon, les mains occupées, les jambes étendues sur des coussins, et, pour que ses regards neussent rien de vague ou rien daffecté, le peintre la pria de se choisir une occupation. Alors Louis XIV, en souriant, vint sasseoir sur les coussins aux pieds de sa maîtresse. De sorte quelle, penchée en arrière, adossée au fauteuil, ses fleurs à la main, de sorte que lui, les yeux levés vers elle et la dévorant du regard, ils formaient un groupe charmant que lartiste contempla plusieurs minutes avec satisfaction, tandis que, de son côté, de Saint-Aignan le contemplait avec envie. Le peintre esquissa rapidement; puis, sous les premiers coups du pinceau, on vit sortir du fond gris cette molle et poétique figure aux yeux doux, aux joues roses encadrées dans des cheveux dun pur argent. Cependant les deux amants parlaient peu et se regardaient beaucoup; parfois leurs yeux devenaient si languissants, que le peintre était forcé dinterrompre son ouvrage pour ne pas représenter une Érycine au lieu dune La Vallière. Cest alors que de Saint-Aignan revenait à la rescousse; il récitait des vers ou disait quelques-unes de ces historiettes comme Patru les racontait, comme Tallemant des Réaux les racontait si bien. Ou bien La Vallière était fatiguée, et lon se reposait. Aussitôt un plateau de porcelaine de Chine, chargé des plus beaux fruits que lon avait pu trouver, aussitôt le vin de Xérès, distillant ses topazes dans largent ciselé, servaient daccessoires à ce tableau, dont le peintre ne devait retracer que la plus éphémère figure. Louis senivrait damour; La Vallière, de bonheur; de Saint- Aignan, dambition. Le peintre se composait des souvenirs pour sa vieillesse. Deux heures sécoulèrent ainsi; puis, quatre heures ayant sonné, La Vallière se leva, et fit un signe au roi. Louis se leva, sapprocha du tableau, et adressa quelques compliments flatteurs à lartiste. De Saint-Aignan vantait la ressemblance, déjà assurée, à ce quil prétendait. La Vallière, à son tour, remercia le peintre en rougissant, et passa dans la chambre voisine, où le roi la suivit, après avoir appelé de Saint-Aignan. -- À demain, nest-ce pas? dit-il à La Vallière. -- Mais, Sire, songez-vous que lon viendra certainement chez moi, quon ne my trouvera pas? -- Eh bien? -- Alors, que deviendrai-je? -- Vous êtes bien craintive, Louise! -- Mais, enfin, si Madame me faisait demander? -- Oh! répliqua le roi, est-ce quun jour narrivera pas où vous me direz vous-même de tout braver pour ne plus vous quitter? -- Ce jour-là, Sire, je serais une insensée et vous ne devriez pas me croire. -- À demain, Louise. La Vallière poussa un soupir; puis, sans force contre la demande royale: -- Puisque vous le voulez, Sire, à demain, répéta-t-elle. Et, à ces mots, elle monta légèrement les degrés et disparut aux yeux de son amant. -- Eh bien! Sire?... demanda de Saint-Aignan lorsquelle fut partie. -- Eh bien! de Saint-Aignan, hier, je me croyais le plus heureux des hommes. -- Et Votre Majesté, aujourdhui, dit en souriant le comte, sen croirait-elle par hasard le plus malheureux? -- Non, mais cet amour est une soif inextinguible; en vain je bois, en vain je dévore les gouttes deau que ton industrie me procure: plus je bois, plus jai soif. -- Sire, cest un peu votre faute, et Votre Majesté sest fait la position telle quelle est. -- Tu as raison. -- Donc, en pareil cas, Sire, le moyen dêtre heureux, cest de se croire satisfait et dattendre. -- Attendre! Tu connais donc ce mot-là, toi, attendre? -- Là, Sire, là! ne vous désolez point. Jai déjà cherché, je chercherai encore. Le roi secoua la tête dun air désespéré. -- Et quoi! Sire, vous nêtes plus content déjà? -- Eh! si fait, mon cher de Saint-Aignan; mais trouve, mon Dieu! trouve. -- Sire, je mengage à chercher, voilà tout ce que je puis dire. Le roi voulut revoir encore le portrait, ne pouvant revoir loriginal. Il indiqua quelques changements au peintre, et sortit. Derrière lui, de Saint-Aignan congédia lartiste. Chevalets, couleurs et peintre nétaient pas disparus, que Malicorne montra sa tête entre les deux portières. De Saint-Aignan le reçut à bras ouverts, et cependant avec une certaine tristesse. Le nuage qui avait passé sur le soleil royal voilait, à son tour, le satellite fidèle. Malicorne vit, du premier coup doeil, ce crêpe étendu sur le visage de de Saint-Aignan. -- Oh! monsieur le comte, dit-il, comme vous voilà noir! -- Jen ai bien le sujet, ma foi! mon cher monsieur Malicorne; croiriez vous que le roi nest pas content? -- Pas content de son escalier? -- Oh! non, au contraire, lescalier a plu beaucoup. -- Cest donc la décoration des chambres qui nest pas selon son goût? -- Oh! pour cela, il ny a pas seulement songé. Non, ce qui a déplu au roi... -- Je vais vous le dire, monsieur le comte: cest dêtre venu, lui quatrième, à un rendez-vous damour. Comment, monsieur le comte, vous navez pas deviné cela, vous? -- Mais comment leussé-je deviné, cher monsieur Malicorne, quand je nai fait que suivre à la lettre les instructions du roi? -- En vérité, Sa Majesté a voulu, à toute force, vous voir près delle? -- Positivement. -- Et Sa Majesté a voulu avoir, en outre, M. le peintre que jai rencontré en bas? -- Exigé, monsieur Malicorne, exigé! -- Alors, je le comprends, pardieu! bien, que Sa Majesté ait été mécontente. -- Mécontente de ce que lon a ponctuellement obéi à ses ordres? Je ne vous comprends plus. Malicorne se gratta loreille. -- À quelle heure, demanda-t-il, le roi avait-il dit quil se rendrait chez vous? -- À deux heures. -- Et vous étiez chez vous à attendre le roi? -- Dès une heure et demie. -- Ah! vraiment! -- Peste! il eût fait beau me voir inexact devant le roi. Malicorne, malgré le respect quil portait à de Saint-Aignan, ne put sempêcher de hausser les épaules. -- Et ce peintre, fit-il, le roi lavait-il demandé aussi pour deux heures? -- Non, mais moi, je le tenais ici dès midi. Mieux vaut, vous comprenez, quun peintre attende deux heures, que le roi une minute. Malicorne se mit à rire silencieusement. -- Voyons, cher monsieur Malicorne, dit Saint-Aignan, riez moins de moi et parlez davantage. -- Vous lexigez? -- Je vous en supplie. -- Eh bien! monsieur le comte, si vous voulez que le roi soit un peu plus content la première fois quil viendra... -- Il vient demain. -- Eh bien! si vous voulez que le roi soit un peu plus content demain... -- Ventre-saint-gris! comme disait son aïeul, si je le veux! je le crois bien! -- Eh bien! demain, au moment où arrivera le roi, ayez affaire dehors, mais pour une chose qui ne peut se remettre, pour une chose indispensable. -- Oh! oh! -- Pendant vingt minutes. -- Laisser le roi seul pendant vingt minutes? sécria de Saint- Aignan effrayé. -- Allons, mettons que je nai rien dit, fit Malicorne, tirant vers la porte. -- Si fait, si fait, cher monsieur Malicorne; au contraire, achevez, je commence à comprendre. Et le peintre, le peintre? -- Oh! le peintre, lui, il faut quil soit en retard dune demi- heure. -- Une demi-heure, vous croyez? -- Oui, je crois. -- Mon cher monsieur, je ferai comme vous dites. -- Et je crois que vous vous en trouverez bien; me permettez-vous de venir minformer un peu demain? -- Certes. -- Jai bien lhonneur dêtre votre serviteur respectueux, monsieur de Saint Aignan. Et Malicorne sortit à reculons. «Décidément ce garçon-là a plus desprit que moi», se dit de Saint-Aignan entraîné par sa conviction. Chapitre CLXXVI -- Hampton-Court Cette révélation que nous venons de voir Montalais faire à La Vallière, à la fin de notre avant-dernier chapitre, nous ramène tout naturellement au principal héros de cette histoire, pauvre chevalier errant au souffle du caprice dun roi. Si notre lecteur veut bien nous suivre, nous passerons donc avec lui ce détroit plus orageux que lEurope qui sépare Calais de Douvres; nous traverserons cette verte et plantureuse campagne aux mille ruisseaux qui ceint Charing, Maidstone et dix autres villes plus pittoresques les unes que les autres, et nous arriverons enfin à Londres. De là, comme des limiers qui suivent une piste, lorsque nous aurons reconnu que Raoul a fait un premier séjour à White-Hall, un second à Saint-James; quand nous saurons quil a été reçu par Monck et introduit dans les meilleures sociétés de la Cour de Charles II, nous courrons après lui jusquà lune des maisons dété de Charles II, près de la ville de Kingston, à Hampton- Court, que baigne la Tamise. Le fleuve nest pas encore, à cet endroit, lorgueilleuse voie qui charrie chaque jour un demi-million de voyageurs, et tourmente ses eaux noires comme celles du Cocyte, en disant: «Moi aussi, je suis la mer.» Non, ce nest encore quune douce et verte rivière aux margelles moussues, aux larges miroirs reflétant les saules et les hêtres, avec quelque barque de bois desséché qui dort çà et là au milieu des roseaux, dans une anse daulnes et de myosotis. Les paysages sétendent alentour calmes et riches; la maison de briques perce de ses cheminées, aux fumées bleues, une épaisse cuirasse de houx flaves et verts; lenfant vêtu dun sarrau rouge paraît et disparaît dans les grandes herbes comme un coquelicot qui se courbe sous le souffle du vent. Les gros moutons blancs ruminent en fermant les yeux sous lombre des petits trembles trapus, et, de loin en loin, le martin- pêcheur, aux flancs démeraude et dor, court comme une balle magique à la surface de leau et frise étourdiment la ligne de son confrère, lhomme pêcheur, qui guette, assis sur son batelet, la tanche et lalose. Au-dessus de ce paradis, fait dombre noire et de douce lumière, se lève le manoir dHampton-Court, bâti par Wolsey, séjour que lorgueilleux cardinal avait créé désirable même pour un roi, et quil fut forcé, en courtisan timide, de donner à son maître Henri VIII, lequel avait froncé le sourcil denvie et de cupidité au seul aspect du château neuf. Hampton-Court, aux murailles de briques, aux grandes fenêtres, aux belles grilles de fer; Hampton-Court, avec ses mille tourillons, ses clochetons bizarres, ses discrets promenoirs et ses fontaines intérieures pareilles à celles de lAlhambra; Hampton-Court, cest le berceau des roses, du jasmin et des clématites. Cest la joie des yeux et de lodorat, cest la bordure la plus charmante de ce tableau damour que déroula Charles II, parmi les voluptueuses peintures du Titien, du Pordenone, de Van Dyck, lui qui avait dans sa galerie le portrait de Charles Ier, roi martyr, et sur ses boiseries les trous des balles puritaines lancées par les soldats de Cromwell, le 24 août 1648, alors quils avaient amené Charles Ier prisonnier à Hampton-Court. Cest là que tenait sa cour ce roi toujours ivre de plaisir; ce roi poète par le désir; ce malheureux dautrefois qui se payait, par un jour de volupté, chaque minute écoulée naguère dans langoisse et la misère. Ce nétait pas le doux gazon dHampton-Court, si doux que lon croit fouler le velours; ce nétait pas le carré de fleurs touffues qui ceint le pied de chaque arbre et fait un lit aux rosiers de vingt pieds qui sépanouissent en plein ciel comme des gerbes dartifice; ce nétaient pas les grands tilleuls dont les rameaux tombent jusquà terre comme des saules, et voilent tout amour ou toute rêverie sous leur ombre ou plutôt sous leur chevelure; ce nétait pas tout cela que Charles II aimait dans son beau palais dHampton Court. Peut-être était-ce alors cette belle eau rousse pareille aux eaux de la mer Caspienne, cette eau immense, ridée par un vent frais, comme les ondulations de la chevelure de Cléopâtre, ces eaux tapissées de cressons, de nénuphars blancs aux bulbes vigoureuses qui sentrouvrent pour laisser voir comme loeuf le germe dor rutilant au fond de lenveloppe laiteuse, ces eaux mystérieuses et pleines de murmures, sur lesquelles naviguent les cygnes noirs et les petits canards avides, frêle couvée au duvet de soie, qui poursuivent la mouche verte sur les glaïeuls et la grenouille dans ses repaires de mousse. Cétaient peut-être les houx énormes au feuillage bicolore, les ponts riants jetés sur les canaux, les biches qui brament dans les allées sans fin, et les bergeronnettes qui piétinent en voletant dans les bordures de buis et de trèfle. Car il y a de tout cela dans Hampton-Court; il y a, en outre, les espaliers de roses blanches qui grimpent le long des hauts treillages pour laisser retomber sur le sol leur neige odorante; il y a dans le parc les vieux sycomores aux troncs verdissants qui baignent leurs pieds dans une poétique et luxuriante moisissure. Non, ce que Charles II aimait dans Hampton-Court, cétaient les ombres charmantes qui couraient après midi sur ses terrasses, lorsque, comme Louis XIV, il avait fait peindre leurs beautés dans son grand cabinet par un des pinceaux intelligents de son époque, pinceaux qui savaient attacher sur la toile un rayon échappé de tant de beaux yeux qui lançaient lamour. Le jour où nous arrivons à Hampton-Court, le ciel est presque doux et clair comme en un jour de France, lair est dune tiédeur humide, les géraniums, les pois de senteur énormes, les seringats et les héliotropes, jetés par millions dans le parterre, exhalent leurs arômes enivrants. Il est une heure. Le roi, revenu de la chasse, a dîné, rendu visite à la duchesse de Castelmaine, la maîtresse en titre, et, après cette preuve de fidélité, il peut à laise se permettre des infidélités jusquau soir. Toute la Cour folâtre et aime. Cest le temps où les dames demandent sérieusement aux gentilshommes leur sentiment sur tel ou tel pied plus ou moins charmant, selon quil est chaussé dun bas de soie rose ou dun bas de soie verte. Cest le temps où Charles II déclare quil ny a pas de salut pour une femme sans le bas de soie verte, parce que Mlle Lucy Stewart les porte de cette couleur. Tandis que le roi cherche à communiquer ses préférences, nous verrons, dans lallée des hêtres qui faisait face à la terrasse, une jeune dame en habit de couleur sévère marchant auprès dun autre habit de couleur lilas et bleu sombre. Elles traversèrent le parterre de gazon, au milieu duquel sélevait une belle fontaine aux sirènes de bronze, et sen allèrent en causant sur la terrasse, le long de laquelle, de la clôture de briques, sortaient dans le parc plusieurs cabinets variés de forme; mais, comme ces cabinets étaient pour la plupart occupés, ces jeunes femmes passèrent: lune rougissait, lautre rêvait. Enfin, elles vinrent au bout de cette terrasse qui dominait toute la Tamise, et, trouvant un frais abri, sassirent côte à côte. -- Où allons-nous, Stewart? dit la plus jeune des deux femmes à sa compagne. -- Ma chère Graffton, nous allons, tu le vois bien, où tu nous mènes. -- Moi? -- Sans doute, toi! à lextrémité du palais, vers ce banc où le jeune Français attend et soupire. Miss Mary Graffton sarrêta court. -- Non, non, dit-elle, je ne vais pas là. -- Pourquoi? -- Retournons, Stewart. -- Avançons, au contraire, et expliquons-nous. -- Sur quoi? -- Sur ce que le vicomte de Bragelonne est de toutes les promenades que tu fais, comme tu es de toutes les promenades quil fait. -- Et tu en conclus quil maime ou que je laime? -- Pourquoi pas? Cest un charmant gentilhomme. Personne ne mentend, je lespère, dit miss Lucy Stewart en se retournant avec un sourire qui indiquait, au reste, que son inquiétude nétait pas grande. -- Non, non, dit Mary, le roi est dans son cabinet ovale avec M. de Buckingham. -- À propos de M. de Buckingham, Mary... -- Quoi? -- Il me semble quil sest déclaré ton chevalier depuis le retour de France; comment va ton coeur de ce côté? Mary Graffton haussa les épaules. -- Bon! bon! je demanderai cela au beau Bragelonne, dit Stewart en riant; allons le retrouver bien vite. -- Pour quoi faire? -- Jai à lui parler, moi. -- Pas encore; un mot auparavant. Voyons, toi, Stewart, qui sais les petits secrets du roi. -- Tu crois cela? -- Dame! tu dois les savoir, ou personne ne les saura; dis, pourquoi M. de Bragelonne est-il en Angleterre, et quy fait-il? -- Ce que fait tout gentilhomme envoyé par son roi vers un autre roi. -- Soit; mais, sérieusement, quoique la politique ne soit pas notre fort, nous en savons assez pour comprendre que M. de Bragelonne na point ici de mission sérieuse. -- Écoute dit Stewart avec une gravité affectée, je veux bien pour toi trahir un secret dÉtat. Veux-tu que je te récite la lettre de crédit donnée par le roi Louis XIV à M. de Bragelonne, et adressée à Sa Majesté le roi Charles II? -- Oui, sans doute. -- La voici: «Mon frère, je vous envoie un gentilhomme de ma Cour, fils de quelquun que vous aimez. Traitez-le bien, je vous en prie, et faites-lui aimer lAngleterre.» -- Il y avait cela? -- Tout net... ou léquivalent. Je ne réponds pas de la forme, mais je réponds du fond. -- Eh bien! quen as-tu déduit, ou plutôt quen a déduit le roi? -- Que Sa Majesté française avait ses raisons pour éloigner M. de Bragelonne, et le marier... autre part quen France. -- De sorte quen vertu de cette lettre?... -- Le roi Charles II a reçu de Bragelonne comme tu sais, splendidement et amicalement; il lui a donné la plus belle chambre de White-Hall, et, comme tu es la plus précieuse personne de sa Cour, attendu que tu as refusé son coeur... allons, ne rougis pas... il a voulu te donner du goût pour le Français et lui faire ce beau présent. Voilà pourquoi, toi, héritière de trois cent mille livres, toi, future duchesse, toi, belle et bonne, il ta mise de toutes les promenades dont M. de Bragelonne faisait partie. Enfin, cétait un complot, une espèce de conspiration. Vois si tu veux y mettre le feu, je ten livre la mèche. Miss Mary sourit avec une expression charmante qui lui était familière, et serrant le bras de sa compagne: -- Remercie le roi, dit-elle. -- Oui, oui, mais M. de Buckingham est jaloux. Prends garde! répliqua Stewart. Ces mots étaient à peine prononcés, que M. de Buckingham sortait de lun des pavillons de la terrasse et, sapprochant des deux femmes avec un sourire: -- Vous vous trompez, miss Lucy, dit-il, non, je ne suis pas jaloux, et la preuve, miss Mary, cest que voici là-bas celui qui devrait être la cause de ma jalousie, le vicomte de Bragelonne, qui rêve tout seul. Pauvre garçon! Permettez donc que je lui abandonne votre gracieuse compagnie pendant quelques minutes, attendu que jai besoin de causer pendant ces quelques minutes avec miss Lucy Stewart. Alors, sinclinant du côté de Lucy: -- Me ferez-vous, dit-il, lhonneur de prendre ma main pour aller saluer le roi, qui nous attend? Et, à ces mots, Buckingham, toujours riant, prit la main de miss Lucy Stewart et lemmena. Restée seule, Mary Graffton, la tête inclinée sur lépaule avec cette mollesse gracieuse particulière aux jeunes Anglaises, demeura un instant immobile, les yeux fixés sur Raoul, mais comme indécise de ce quelle devait faire. Enfin, après que ses joues, en pâlissant et en rougissant tour à tour, eurent révélé le combat qui se passait dans son coeur, elle parut prendre une résolution et savança dun pas assez ferme vers le banc où Raoul était assis, et rêvait comme on lavait bien dit. Le bruit des pas de miss Mary, si léger quil fût sur la pelouse verte, réveilla Raoul; il détourna la tête, aperçut la jeune fille et marcha au-devant de la compagne que son heureux destin lui amenait. -- On menvoie à vous, monsieur, dit Mary Graffton; macceptez- vous? -- Et à qui dois-je être reconnaissant dun pareil bonheur, mademoiselle, demanda Raoul. -- À M. de Buckingham, répliqua Mary en affectant la gaieté. -- À M. de Buckingham, qui recherche si passionnément votre précieuse compagnie! Mademoiselle, dois-je vous croire? -- En effet, monsieur, vous le voyez, tout conspire à ce que nous passions la meilleure ou plutôt la plus longue part de nos journées ensemble. Hier, cétait le roi qui mordonnait de vous faire asseoir près de moi, à table; aujourdhui, cest M. de Buckingham qui me prie de venir masseoir près de vous, sur ce banc. -- Et il sest éloigné pour me laisser la place libre? demanda Raoul, avec embarras. -- Regardez là-bas, au détour de lallée, il va disparaître avec miss Stewart. A-t-on de ces complaisances-là en France, monsieur le vicomte? -- Mademoiselle, je ne pourrais trop dire ce qui se fait en France, car à peine si je suis Français. Jai vécu dans plusieurs pays et presque toujours en soldat; puis jai passé beaucoup de temps à la campagne; je suis un sauvage. -- Vous ne vous plaisez point en Angleterre, nest-ce pas? -- Je ne sais, dit Raoul distraitement et en poussant un soupir. -- Comment, vous ne savez?... -- Pardon, fit Raoul en secouant la tête et en rappelant à lui ses pensées. Pardon, je nentendais pas. -- Oh! dit la jeune femme en soupirant à son tour, comme le duc de Buckingham a eu tort de menvoyer ici! -- Tort? dit vivement Raoul. Vous avez raison: ma compagnie est maussade, et vous vous ennuyez avec moi. M. de Buckingham a eu tort de vous envoyer ici. -- Cest justement, répliqua la jeune femme avec sa voix sérieuse et vibrante, cest justement parce que je ne mennuie pas avec vous que M. de Buckingham a eu tort de menvoyer près de vous. Raoul rougit à son tour. -- Mais, reprit-il, comment M. de Buckingham vous envoie-t-il près de moi, et comment y venez-vous vous-même? M. de Buckingham vous aime, et vous laimez... -- Non, répondit gravement Mary, non! M. de Buckingham ne maime point, puisquil aime Mme la duchesse dOrléans; et, quant à moi, je nai aucun amour pour le duc. Raoul regarda la jeune femme avec étonnement. -- Êtes-vous lami de M. de Buckingham, vicomte? demanda-t-elle. -- M. le duc me fait lhonneur de mappeler son ami, depuis que nous nous sommes vus en France. -- Vous êtes de simples connaissances, alors? -- Non, car M. le duc de Buckingham est lami très intime dun gentilhomme que jaime comme un frère. -- De M. le comte de Guiche. -- Oui, mademoiselle. -- Lequel aime Mme la duchesse dOrléans? -- Oh! que dites-vous là? -- Et qui en est aimé, continua tranquillement la jeune femme. Raoul baissa la tête; miss Mary Graffton continua en soupirant: -- Ils sont bien heureux!... Tenez, quittez-moi, monsieur de Bragelonne, car M. de Buckingham vous a donné une fâcheuse commission en moffrant à vous comme compagne de promenade. Votre coeur est ailleurs, et à peine si vous me faites laumône de votre esprit. Avouez, avouez... Ce serait mal à vous, vicomte, de ne pas avouer. -- Madame, je lavoue. Elle le regarda. Il était si simple et si beau, son oeil avait tant de limpidité, de douce franchise et de résolution, quil ne pouvait venir à lidée dune femme, aussi distinguée que létait miss Mary, que le jeune homme fût un discourtois ou un niais. Elle vit seulement quil aimait une autre femme quelle dans toute la sincérité de son coeur. -- Oui, je comprends, dit-elle; vous êtes amoureux en France. Raoul sinclina. -- Le duc connaît-il cet amour? -- Nul ne le sait, répondit Raoul. -- Et pourquoi me le dites-vous, à moi? -- Mademoiselle... -- Allons, parlez. -- Je ne puis. -- Cest donc à moi daller au-devant de lexplication; vous ne voulez rien me dire, à moi, parce que vous êtes convaincu maintenant que je naime point le duc, parce que vous voyez que je vous eusse aimé peut-être, parce que vous êtes un gentilhomme plein de coeur et de délicatesse, et quau lieu de prendre, ne fût-ce que pour vous distraire un moment, une main que lon approchait de la vôtre, quau lieu de sourire à ma bouche qui vous souriait, vous avez préféré, vous qui êtes jeune, me dire, à moi qui suis belle: «Jaime en France!» Eh bien! merci monsieur de Bragelonne, vous êtes un noble gentilhomme, et je vous en aime davantage... damitié. À présent, ne parlons plus de moi, parlons de vous. Oubliez que miss Graffton vous a parlé delle; dites-moi pourquoi vous êtes triste, pourquoi vous lêtes davantage encore depuis quelques jours? Raoul fut ému jusquau fond du coeur à laccent doux et triste de cette voix; il ne put trouver un mot de réponse; la jeune fille vint encore à son secours. -- Plaignez-moi, dit-elle. Ma mère était Française. Je puis donc dire que je suis Française par le sang et lâme. Mais sur cette ardeur planent sans cesse le brouillard et la tristesse de lAngleterre. Parfois je rêve dor et de magnifiques félicités; mais soudain la brume arrive et sétend sur mon rêve quelle éteint. Cette fois encore, il en a été ainsi. Pardon, assez là- dessus; donnez-moi votre main et contez vos chagrins à une amie. -- Vous êtes Française, avez vous dit, Française dâme et de sang! -- Oui, non seulement, je le répète, ma mère était Française; mais encore, comme mon père, ami du roi Charles Ier, sétait exilé en France, et pendant le procès du prince, et pendant la vie du Protecteur, jai été élevée à Paris; à la restauration du roi Charles II, mon père est revenu en Angleterre pour y mourir presque aussitôt, pauvre père! Alors, le roi Charles ma faite duchesse et a complété mon douaire. -- Avez-vous encore quelque parent en France? demanda Raoul avec un profond intérêt. -- Jai une soeur, mon aînée de sept ou huit ans, mariée en France et déjà veuve; elle sappelle Mme de Bellière. Raoul fit un mouvement. -- Vous la connaissez? -- Jai entendu prononcer son nom. -- Elle aime aussi, et ses dernières lettres mannoncent quelle est heureuse, donc elle est aimée. Moi, je vous le disais, monsieur de Bragelonne, jai la moitié de son âme, mais je nai point la moitié de son bonheur. Mais parlons de vous. Qui aimez- vous en France? -- Une jeune fille douce et blanche comme un lis. -- Mais, si elle vous aime, pourquoi êtes-vous triste? -- On ma dit quelle ne maimait plus. -- Vous ne le croyez pas, jespère? -- Celui qui mécrit na point signé sa lettre. -- Une dénonciation anonyme! Oh! cest quelque trahison, dit miss Graffton. -- Tenez, dit Raoul en montrant à la jeune fille un billet quil avait lu cent fois. Mary Graffton prit le billet et lut: «Vicomte, disait cette lettre, vous avez bien raison de vous divertir là-bas avec les belles dames du roi Charles II; car, à la Cour du roi Louis XIV, on vous assiège dans le château de vos amours. Restez donc à jamais à Londres, pauvre vicomte, ou revenez vite à Paris.» -- Pas de signature? dit Miss Mary. -- Non. -- Donc, ny croyez pas. -- Oui; mais voici une seconde lettre. -- De qui? -- De M. de Guiche. -- Oh! cest autre chose! Et cette lettre vous dit?... -- Lisez. «Mon ami, je suis blessé, malade. Revenez, Raoul; revenez! De Guiche.» -- Et quallez-vous faire? demanda la jeune fille avec un serrement de coeur. -- Mon intention, en recevant cette lettre, a été de prendre à linstant même congé du roi. -- Et vous la reçûtes?... -- Avant-hier. -- Elle est datée de Fontainebleau. -- Cest étrange, nest-ce pas? la Cour est à Paris. Enfin, je fusse parti. Mais, quand je parlai au roi de mon départ, il se mit à rire et me dit: «Monsieur lambassadeur, doù vient que vous partez? Est-ce que votre maître vous rappelle?» Je rougis, je fus décontenancé car, en effet, le roi ma envoyé ici, et je nai point reçu dordre de retour. Mary fronça un sourcil pensif. -- Et vous restez? demanda-t-elle. -- Il le faut, mademoiselle. -- Et celle que vous aimez?... -- Eh bien?... -- Vous écrit-elle? -- Jamais. -- Jamais! Oh! elle ne vous aime donc pas? -- Au moins, elle ne ma point écrit depuis mon départ. -- Vous écrivait-elle, auparavant? -- Quelquefois... Oh! jespère quelle aura eu un empêchement. -- Voici le duc: silence. En effet, Buckingham reparaissait au bout de lallée seul et souriant; il vint lentement et tendit la main aux deux causeurs. -- Vous êtes-vous entendus? dit-il. -- Sur quoi? demanda Mary Graffton. -- Sur ce qui peut vous rendre heureuse, chère Mary, et rendre Raoul moins malheureux? -- Je ne vous comprends point, milord, dit Raoul. -- Voilà mon sentiment, miss Mary. Voulez-vous que je vous le dise devant Monsieur? Et il souriait. -- Si vous voulez dire, répondit la jeune fille avec fierté, que jétais disposée à aimer M. de Bragelonne, cest inutile, car je le lui ai dit. Buckingham réfléchit, et sans se décontenancer, comme elle sy attendait: -- Cest, dit-il, parce que je vous connais un délicat esprit et surtout une âme loyale, que je vous laissais avec M. de Bragelonne, dont le coeur malade peut se guérir entre les mains dun médecin comme vous. -- Mais, milord, avant de me parler du coeur de M. de Bragelonne, vous me parliez du vôtre. Voulez-vous donc que je guérisse deux coeurs à la fois? -- Il est vrai, miss Mary; mais vous me rendrez cette justice, que jai bientôt cessé une poursuite inutile, reconnaissant que ma blessure, à moi, était incurable. Mary se recueillit un instant. -- Milord, dit-elle, M. de Bragelonne est heureux. Il aime, on laime. Il na donc pas besoin dun médecin tel que moi. -- M. de Bragelonne, dit Buckingham, est à la veille de faire une grave maladie, et il a besoin, plus que jamais, que lon soigne son coeur. -- Expliquez-vous, milord? demanda vivement Raoul. -- Non, peu à peu je mexpliquerais; mais, si vous le désirez, je puis dire à miss Mary ce que vous ne pouvez entendre. -- Milord, vous me mettez à la torture: milord, vous savez quelque chose. -- Je sais que miss Mary Graffton est le plus charmant objet quun coeur malade puisse rencontrer sur son chemin. -- Milord, je vous ai déjà dit que le vicomte de Bragelonne aimait ailleurs, fit la jeune fille. -- Il a tort. -- Vous le savez donc, monsieur le duc? vous savez donc que jai tort? -- Oui. -- Mais qui aime-t-il donc? sécria la jeune fille. -- Il aime une femme indigne de lui, dit tranquillement Buckingham, avec ce flegme quun Anglais seul puise dans sa tête et dans son coeur. Miss Mary Graffton fit un cri qui, non moins que les paroles prononcées par Buckingham, appela sur les joues de Bragelonne la pâleur du saisissement et le frissonnement de la terreur. -- Duc, sécria-t-il, vous venez de prononcer de telles paroles que, sans tarder dune seconde, jen vais chercher lexplication à Paris. -- Vous resterez ici, dit Buckingham. -- Moi? -- Oui, vous. -- Et comment cela? -- Parce que vous navez pas le droit de partir, et quon ne quitte pas le service dun roi pour celui dune femme, fût-elle digne dêtre aimée comme lest Mary Graffton. -- Alors instruisez-moi. -- Je le veux bien. Mais resterez-vous? -- Oui, si vous me parlez franchement. Ils en étaient là, et sans doute Buckingham allait dire, non pas tout ce qui était, mais tout ce quil savait, lorsquun valet de pied du roi parut à lextrémité de la terrasse et savança vers le cabinet où était le roi avec miss Lucy Stewart. Cet homme précédait un courrier poudreux qui paraissait avoir mis pied à terre il y avait quelques instants à peine. -- Le courrier de France! le courrier de Madame! sécria Raoul reconnaissant la livrée de la duchesse. Lhomme et le courrier firent prévenir le roi tandis que le duc et miss Graffton échangeaient un regard dintelligence. -- Voulez-vous donc que je pleure? -- Non, mais je voudrais vous voir un peu plus mélancolique. -- Merci Dieu! ma belle, je lai été assez longtemps: quatorze ans dexil, de pauvreté, de misère; il me semblait que cétait une dette payée; et puis la mélancolie enlaidit. -- Non pas, voyez plutôt le jeune Français. -- Oh! le vicomte de Bragelonne, vous aussi! Dieu me damne! elles en deviendront toutes folles les unes après les autres; dailleurs, lui, il a raison dêtre mélancolique. -- Et pourquoi cela? -- Ah bien! il faut que je vous livre les secrets dÉtat. -- Il le faut si je le veux, puisque vous avez dit que vous étiez prêt à faire tout ce que je voudrais. -- Eh bien! il sennuie dans ce pays, là! Êtes-vous contente? -- Il sennuie? -- Oui, preuve quil est un niais. -- Comment, un niais? -- Sans doute. Comprenez-vous cela? Je lui permets daimer miss Mary Graffton, et il sennuie! -- Bon! il paraît que, si vous nétiez pas aimé de miss Lucy Stewart, vous vous consoleriez, vous, en aimant miss Mary Graffton? -- Je ne dis pas cela: dabord, vous savez bien que Mary Graffton ne maime pas; or, on ne se console dun amour perdu que par un amour trouvé. Mais, encore une fois, ce nest pas de moi quil est question, cest de ce jeune homme. Ne dirait-on pas que celle quil laisse derrière lui est une Hélène, une Hélène avant Péris, bien entendu. -- Mais il laisse donc quelquun, ce gentilhomme? -- Cest-à-dire quon le laisse. Chapitre CLXXVII -- Le courrier de Madame Charles II était en train de prouver ou dessayer de prouver à miss Stewart quil ne soccupait que delle; en conséquence, il lui promettait un amour pareil à celui que son aïeul Henri IV avait eu pour Gabrielle. Malheureusement pour Charles II, il était tombé sur un mauvais jour, sur un jour où miss Stewart sétait mis en tête de le rendre jaloux. Aussi, à cette promesse, au lieu de sattendrir comme lespérait Charles II, se mit-elle à éclater de rire. -- Oh! Sire, Sire, sécria-t-elle tout en riant, si javais le malheur de vous demander une preuve de cet amour, combien serait- il facile de voir que vous mentez. -- Écoutez, lui dit Charles, vous connaissez mes cartons de Raphaël; vous savez si jy tiens; le monde me les envie, vous savez encore cela: mon père les fit acheter par Van Dyck. Voulez- vous que je les fasse porter aujourdhui même chez vous? -- Oh! non, répondit la jeune fille; gardez-vous-en bien, Sire, je suis trop à létroit pour loger de pareils hôtes. -- Alors je vous donnerai Hampton-Court pour mettre les cartons. -- Soyez moins généreux, Sire, et aimez plus longtemps, voilà tout ce que je vous demande. -- Je vous aimerai toujours; nest-ce pas assez? -- Vous riez, Sire. -- Pauvre garçon! Au fait, tant pis! -- Comment, tant pis! -- Oui, pourquoi sen va-t-il? -- Croyez-vous que ce soit de son gré quil sen aille? -- Il est donc forcé? -- Par ordre, ma chère Stewart, il a quitté Paris par ordre. -- Et par quel ordre? -- Devinez. -- Du roi? -- Juste. -- Ah! vous mouvrez les yeux. -- Nen dites rien, au moins. -- Vous savez bien que, pour la discrétion, je vaux un homme. Ainsi le roi le renvoie? -- Oui. -- Et, pendant son absence, il lui prend sa maîtresse. -- Oui, et, comprenez-vous, le pauvre enfant, au lieu de remercier le roi, il se lamente! -- Remercier le roi de ce quil lui enlève sa maîtresse? Ah çà! mais ce nest pas galant le moins du monde, pour les femmes en général et pour les maîtresses en particulier, ce que vous dites là, Sire. -- Mais comprenez donc, parbleu! Si celle que le roi lui enlève était une miss Graffton ou une miss Stewart, je serais de son avis, et je ne le trouverais même pas assez désespéré; mais cest une petite fille maigre et boiteuse... Au diable soit de la fidélité! comme on dit en France. Refuser celle qui est riche pour celle qui est pauvre, celle qui laime pour celle qui le trompe, a-t-on jamais vu cela? -- Croyez-vous que Mary ait sérieusement envie de plaire au vicomte, Sire? -- Oui, je le crois. -- Eh bien! le vicomte shabituera à lAngleterre. Mary a bonne tête, et, quand elle veut, elle veut bien. -- Ma chère miss Stewart, prenez garde, si le vicomte sacclimate à notre pays: il ny a pas longtemps, avant-hier encore, il mest venu demander la permission de le quitter. -- Et vous la lui avez refusée? -- Je le crois bien! le roi mon frère a trop à coeur quil soit absent, et, quant à moi, jy mets de lamour-propre: il ne sera pas dit que jaurai tendu à ce _youngman_ le plus noble et le plus doux appât de lAngleterre... -- Vous êtes galant, Sire, dit miss Stewart avec une charmante moue. -- Je ne compte pas miss Stewart, dit le roi, celle-là est un appât royal, et, puisque je my suis pris, un autre, jespère, ne sy prendra point; je dis donc, enfin, que je naurai pas fait inutilement les doux yeux à ce jeune homme; il restera chez nous, il se mariera chez nous, ou, Dieu me damne!... -- Et jespère bien quune fois marié, au lieu den vouloir à Votre Majesté, il lui en sera reconnaissant; car tout le monde sempresse à lui plaire, jusquà M. de Buckingham qui, chose incroyable, sefface devant lui. -- Et jusquà miss Stewart, qui lappelle un charmant cavalier. -- Écoutez, Sire, vous mavez assez vanté miss Graffton, passez- moi à mon tour un peu de Bragelonne. Mais, à propos, Sire, vous êtes depuis quelque temps dune bonté qui me surprend; vous songez aux absents, vous pardonnez les offenses, vous êtes presque parfait. Doù vient?... Charles II se mit à rire. -- Cest parce que vous vous laissez aimer, dit-il. -- Oh! il doit y avoir une autre raison. -- Dame! joblige mon frère Louis XIV. -- Donnez-men une autre encore. -- Eh bien! le vrai motif, cest que Buckingham ma recommandé ce jeune homme, et ma dit: «Sire, je commence par renoncer, en faveur du vicomte de Bragelonne, à miss Graffton; faites comme moi.» -- Oh! cest un digne gentilhomme, en vérité, que le duc. -- Allons, bien; échauffez-vous maintenant la tête pour Buckingham. Il paraît que vous voulez me faire damner aujourdhui. En ce moment, on gratta à la porte. -- Qui se permet de nous déranger? sécria Charles avec impatience. -- En vérité, Sire, dit Stewart, voilà un _qui se permet_ de la plus suprême fatuité, et, pour vous en punir... Elle alla elle-même ouvrir la porte. -- Ah! cest un messager de France, dit miss Stewart. -- Un messager de France! sécria Charles; de ma soeur peut-être? -- Oui, Sire, dit lhuissier, et messager extraordinaire. -- Entrez, entrez, dit Charles. Le courrier entra. -- Vous avez une lettre de Mme la duchesse dOrléans? demanda le roi. -- Oui, Sire, répondit le courrier, et tellement pressée, que jai mis vingt-six heures seulement pour lapporter à Votre Majesté, et encore ai-je perdu trois quarts dheure à Calais. -- On reconnaîtra ce zèle, dit le roi. Et il ouvrit la lettre. Puis, se prenant à rire aux éclats: -- En vérité, sécria-t-il, je ny comprends plus rien. Et il relut la lettre une seconde fois. Miss Stewart affectait un maintien plein de réserve, et contenait son ardente curiosité. -- Francis, dit le roi à son valet, que lon fasse rafraîchir et coucher ce brave garçon, et que, demain, en se réveillant, il trouve à son chevet un petit sac de cinquante louis. -- Sire! -- Va, mon ami, va! Ma soeur avait bien raison de te recommander la diligence; cest pressé. Et il se remit à rire plus fort que jamais. Le messager, le valet de chambre et miss Stewart elle-même ne savaient quelle contenance garder. -- Ah! fit le roi en se renversant sur son fauteuil, et quand je pense que tu as crevé... combien de chevaux? -- Deux. -- Deux chevaux pour apporter cette nouvelle! Cest bien; va, mon ami, va. Le courrier sortit avec le valet de chambre. Charles II alla à la fenêtre quil ouvrit, et, se penchant au- dehors: -- Duc! cria-t-il, duc de Buckingham, mon cher Buckingham, venez! Le duc se hâta daccourir; mais, arrivé au seuil de la porte, et apercevant miss Stewart, il hésita à entrer. -- Viens donc, et ferme la porte, duc. Le duc obéit, et, voyant le roi de si joyeuse humeur, sapprocha en souriant. -- Eh bien! mon cher duc, où en es-tu avec ton Français? -- Mais jen suis, de son côté, au plus pur désespoir, Sire. -- Et pourquoi? -- Parce que cette adorable miss Graffton veut lépouser, et quil ne veut pas. -- Mais ce Français nest donc quun béotien! sécria miss Stewart; quil dise _oui_, ou quil dise _non_, et que cela finisse. -- Mais, dit gravement Buckingham, vous savez, ou vous devez savoir, madame, que M. de Bragelonne aime ailleurs. -- Alors, dit le roi venant au secours de miss Stewart, rien de plus simple; quil dise non. -- Oh! cest que je lui ai prouvé quil avait tort de ne pas dire oui! -- Tu lui as donc avoué que sa La Vallière le trompait? -- Ma foi! oui, tout net. -- Et qua-t-il fait? -- Il a fait un bond comme pour franchir le détroit. -- Enfin, dit miss Stewart, il a fait quelque chose: cest ma foi! bien heureux. -- Mais, continua Buckingham, je lai arrêté: je lai mis aux prises avec miss Mary, et jespère bien que, maintenant, il ne partira point, comme il en avait manifesté lintention. -- Il manifestait lintention de partir? sécria le roi. -- Un instant, jai douté quaucune puissance humaine fût capable de larrêter; mais les yeux de miss Mary sont braqués sur lui: il restera. -- Eh bien! voilà ce qui te trompe, Buckingham, dit le roi en éclatant de rire; ce malheureux est prédestiné. -- Prédestiné à quoi? -- À être trompé, ce qui nest rien; mais à le voir, ce qui est beaucoup. -- À distance, et avec laide de miss Graffton, le coup sera paré. -- Eh bien! pas du tout; il ny aura ni distance, ni aide de miss Graffton. Bragelonne partira pour Paris dans une heure. Buckingham tressaillit, miss Stewart ouvrit de grands yeux. -- Mais, Sire, Votre Majesté sait bien que cest impossible, dit le duc. -- Cest-à-dire, mon cher Buckingham, quil est impossible, maintenant, que le contraire arrive. -- Sire, figurez-vous que ce jeune homme est un lion. -- Je le veux bien, Villiers. -- Et que sa colère est terrible. -- Je ne dis pas non, cher ami. -- Sil voit son malheur de près, tant pis pour lauteur de son malheur. -- Soit; mais que veux-tu que jy fasse? -- Fût-ce le roi, sécria Buckingham, je ne répondrais pas de lui! -- Oh! le roi a des mousquetaires pour le garder, dit Charles tranquillement; je sais cela, moi, qui ai fait antichambre chez lui à Blois. Il a M. dArtagnan. Peste! voilà un gardien! Je maccommoderais, vois-tu de vingt colères comme celles de ton Bragelonne, si javais quatre gardiens comme M. dArtagnan. -- Oh! mais que Votre Majesté, qui est si bonne, réfléchisse, dit Buckingham. -- Tiens, dit Charles II en présentant la lettre au duc, lis, et réponds toi même. À ma place, que ferais-tu? Buckingham prit lentement la lettre de Madame, et lut ces mots en tremblant démotion: «Pour vous, pour moi, pour lhonneur et le salut de tous, renvoyez immédiatement en France M. de Bragelonne. «Votre soeur dévouée, «Henriette.» -- Quen dis-tu, Villiers? -- Ma foi! Sire, je nen dis rien, répondit le duc stupéfait. -- Est-ce toi, voyons, dit le roi avec affectation, qui me conseillerais de ne pas obéir à ma soeur quand elle me parle avec cette insistance? -- Oh! non, non, Sire, et cependant... -- Tu nas pas lu le _post-scriptum, _Villiers; il est sous le pli, et mavait échappé dabord à moi-même: lis. Le duc leva, en effet, un pli qui cachait cette ligne. «Mille souvenirs à ceux qui maiment.» Le front pâlissant du duc sabaissa vers la terre; la feuille trembla dans ses doigts, comme si le papier se fût changé en un plomb épais. Le roi attendit un instant, et, voyant que Buckingham restait muet: -- Quil suive donc sa destinée, comme nous la nôtre, continua le roi; chacun souffre sa passion en ce monde: jai eu la mienne, jai eu celle des miens, jai porté double croix. Au diable les soucis, maintenant! Va, Villiers, va me quérir ce gentilhomme. Le duc ouvrit la porte treillissée du cabinet, et, montrant au roi Raoul et Mary qui marchaient à côté lun de lautre: -- Oh! Sire, dit-il, quelle cruauté pour cette pauvre miss Graffton! -- Allons, allons, appelle, dit Charles II en fronçant ses sourcils noirs; tout le monde est donc sentimental ici? Bon: voilà miss Stewart qui sessuie les yeux, à présent. Maudit Français, va! Le duc appela Raoul, et, allant prendre la main de miss Graffton, il lamena devant le cabinet du roi. -- Monsieur de Bragelonne, dit Charles II, ne me demandiez-vous pas, avant-hier, la permission de retourner à Paris? -- Oui, Sire, répondit Raoul, que ce début étourdit tout dabord. -- Eh bien! mon cher vicomte, javais refusé, je crois? -- Oui, Sire. -- Et vous men avez voulu? -- Non, Sire; car Votre Majesté refusait, certainement, pour dexcellents motifs; Votre Majesté est trop sage et trop bonne pour ne pas bien faire tout ce quelle fait. -- Je vous alléguai, je crois, cette raison, que le roi de France ne vous avait pas rappelé? -- Oui, Sire, vous mavez, en effet, répondu cela. -- Eh bien! jai réfléchi, monsieur de Bragelonne; si le roi, en effet, ne vous a pas fixé le retour, il ma recommandé de vous rendre agréable le séjour de lAngleterre; or, puisque vous me demandiez à partir, cest que le séjour de lAngleterre ne vous était pas agréable? -- Je nai pas dit cela, Sire. -- Non; mais votre demande signifiait au moins, dit le roi, quun autre séjour vous serait plus agréable que celui-ci. En ce moment, Raoul se tourna vers la porte contre le chambranle de laquelle miss Graffton était appuyée pâle et défaite. Son autre bras était posé sur le bras de Buckingham. -- Vous ne répondez pas, poursuivit Charles; le proverbe français est positif: «Qui ne dit mot consent.» Eh bien! monsieur de Bragelonne, je me vois en mesure de vous satisfaire; vous pouvez, quand vous voudrez, partir pour la France, je vous y autorise. -- Sire!... sécria Raoul. -- Oh! murmura Mary en étreignant le bras de Buckingham. -- Vous pouvez être ce soir à Douvres, continua le roi; la marée monte à deux heures du matin. Raoul, stupéfait, balbutia quelques mots qui tenaient le milieu entre le remerciement et lexcuse. -- Je vous dis donc adieu, monsieur de Bragelonne, et vous souhaite toutes sortes de prospérités, dit le roi en se levant; vous me ferez le plaisir de garder, en souvenir de moi, ce diamant, que je destinais à une corbeille de noces. Miss Graffton semblait près de défaillir. Raoul reçut le diamant; en le recevant, il sentait ses genoux trembler. Il adressa quelques compliments au roi, quelques compliments à miss Stewart, et chercha Buckingham pour lui dire adieu. Le roi profita de ce moment pour disparaître. Raoul trouva le duc occupé à relever le courage de miss Graffton. -- Dites-lui de rester, mademoiselle, je vous en supplie, murmurait Buckingham. -- Je lui dis de partir, répondit miss Graffton en se ranimant; je ne suis pas de ces femmes qui ont plus dorgueil que de coeur; si on laime en France, quil retourne en France, et quil me bénisse, moi qui lui aurai conseillé daller trouver son bonheur. Si, au contraire, on ne laime plus, quil revienne, je laimerai encore, et son infortune ne laura point amoindri à mes yeux. Il y a dans les armes de ma maison ce que Dieu a gravé dans mon coeur: _Habenti parum, egenti cuncta. _«Aux riches peu, aux pauvres tout.» -- Je doute, ami, dit Buckingham, que vous trouviez là-bas léquivalent de ce que vous laissez ici. -- Je crois ou du moins jespère, dit Raoul dun air sombre, que ce que jaime est digne de moi; mais, sil est vrai que jai un indigne amour, comme vous avez essayé de me le faire entendre, monsieur le duc, je larracherai de mon coeur, dussé-je arracher mon coeur avec lamour. Mary Graffton leva les yeux sur lui avec une expression dindéfinissable pitié. Raoul sourit tristement. -- Mademoiselle, dit-il, le diamant que le roi me donne était destiné à vous, laissez-moi vous loffrir; si je me marie en France, vous me le renverrez; si je ne me marie pas, gardez-le. Et, saluant, il séloigna. «Que veut-il dire?» pensa Buckingham, tandis que Raoul serrait respectueusement la main glacée de miss Mary. Miss Mary comprit le regard que Buckingham fixait sur elle. -- Si cétait une bague de fiançailles, dit-elle, je ne laccepterais point. -- Vous lui offrez cependant de revenir à vous. -- Oh! duc, sécria la jeune fille avec des sanglots, une femme comme moi nest jamais prise pour consolation par un homme comme lui. -- Alors, vous pensez quil ne reviendra pas. -- Jamais, dit miss Graffton dune voix étranglée. -- Eh bien! je vous dis, moi, quil trouvera là-bas son bonheur détruit, sa fiancée perdue... son honneur même entamé... Que lui restera-t-il donc qui vaille votre amour? oh! dites, Mary, vous qui vous connaissez vous même! Miss Graffton posa sa blanche main sur le bras de Buckingham, et, tandis que Raoul fuyait dans lallée des tilleuls avec une rapidité vertigineuse, elle chanta dune voix mourante ces vers de _Roméo et Juliette_: _Il faut partir et vivre, _ _Ou rester et mourir._ Lorsquelle acheva le dernier mot, Raoul avait disparu. Miss Graffton rentra chez elle, plus pâle et plus silencieuse quune ombre. Buckingham profita du courrier qui était venu apporter la lettre au roi pour écrire à Madame et au comte de Guiche. Le roi avait parlé juste. À deux heures du matin, la marée était haute, et Raoul sembarquait pour la France. Chapitre CLXXVIII -- Saint-Aignan suit le conseil de Malicorne Le roi surveillait ce portrait de La Vallière avec un soin qui venait autant du désir de la voir ressemblante que du dessein de faire durer ce portrait longtemps. Il fallait le voir suivant le pinceau, attendre lachèvement dun plan ou le résultat dune teinte, et conseiller au peintre diverses modifications auxquelles celui-ci consentait avec une félicité respectueuse. Puis, quand le peintre, suivant le conseil de Malicorne, avait un peu tardé, quand Saint-Aignan avait une petite absence, il fallait voir, et personne ne les voyait, ces silences pleins dexpression, qui unissaient dans un soupir deux âmes fort disposées à se comprendre et fort désireuses du calme et de la méditation. Alors les minutes sécoulaient comme par magie. Le roi se rapprochait de sa maîtresse et venait la brûler du feu de son regard, du contact de son haleine. Un bruit se faisait-il entendre dans lantichambre, le peintre arrivait-il, Saint-Aignan revenait-il en sexcusant, le roi se mettait à parler, La Vallière à lui répondre précipitamment, et leurs yeux disaient à Saint-Aignan que, pendant son absence, ils avaient vécu un siècle. En un mot, Malicorne, ce philosophe sans le vouloir, avait su donner au roi lappétit dans labondance et le désir dans la certitude de la possession. Ce que La Vallière redoutait narriva pas. Nul ne devina que, dans la journée, elle sortait deux ou trois heures de chez elle. Elle feignait une santé irrégulière. Ceux qui se présentaient chez elle frappaient avant dentrer. Malicorne, lhomme des inventions ingénieuses, avait imaginé un mécanisme acoustique par lequel La Vallière, dans lappartement de Saint- Aignan, était prévenue des visites que lon venait faire dans la chambre quelle habitait ordinairement. Ainsi donc, sans sortir, sans avoir de confidentes elle rentrait chez elle, déroutant par une apparition tardive peut-être, mais qui combattait victorieusement néanmoins tous les soupçons des sceptiques les plus acharnés. Malicorne avait demandé à Saint-Aignan des nouvelles du lendemain. Saint-Aignan avait été forcé davouer que ce quart dheure de liberté donnait au roi une humeur des plus joyeuses. -- Il faudra doubler la dose, répliqua Malicorne, mais insensiblement; attendez quon le désire. On le désira si bien, quun soir, le quatrième jour, au moment où le peintre pliait bagage sans que Saint-Aignan fût rentré, Saint- Aignan entra et vit sur le visage de La Vallière une ombre de contrariété quelle navait pu dissimuler. Le roi fut moins secret, il témoigna son dépit par un mouvement dépaules très significatif. La Vallière rougit, alors. «Bon! sécria Saint-Aignan dans sa pensée, M. Malicorne sera enchanté ce soir.» En effet, Malicorne fut enchanté le soir. -- Il est bien évident, dit-il au comte, que Mlle de La Vallière espérait que vous tarderiez au moins de dix minutes. -- Et le roi une demi-heure, cher monsieur Malicorne. -- Vous seriez un mauvais serviteur du roi, répliqua celui-ci, si vous refusiez cette demi-heure de satisfaction à Sa Majesté. -- Mais le peintre? objecta Saint-Aignan. -- Je men charge, dit Malicorne; seulement, laissez-moi prendre conseil des visages et des circonstances; ce sont mes opérations de magie, à moi, et, quand les sorciers prennent avec lastrolabe la hauteur du soleil, de la lune et de leurs constellations, moi, je me contente de regarder si les yeux sont cerclés de noir, ou si la bouche décrit larc convexe ou larc concave. -- Observez donc! -- Nayez pas peur. Et le rusé Malicorne eut tout le loisir dobserver. Car, le soir même, le roi alla chez Madame avec les reines, et fit une si grosse mine, poussa de si rudes soupirs, regarda La Vallière avec des yeux si fort mourants, que Malicorne dit à Montalais, le soir: -- À demain! Et il alla trouver le peintre dans sa maison de la rue des Jardins-Saint-Paul, pour le prier de remettre la séance à deux jours. Saint-Aignan nétait pas chez lui, quand La Vallière, déjà familiarisée avec létage inférieur, leva le parquet et descendit. Le roi, comme dhabitude, lattendait sur lescalier, et tenait un bouquet à la main; en la voyant, il la prit dans ses bras. La Vallière, tout émue, regarda autour delle, et, ne voyant que le roi, ne se plaignit pas. Ils sassirent. Louis, couché près des coussins sur lesquels elle reposait, et la tête inclinée sur les genoux de sa maîtresse, placé là comme dans un asile doù lon ne pouvait le bannir, la regardait, et, comme si le moment fût venu où rien ne pouvait plus sinterposer entre ces deux âmes, elle, de son côté, se mit à le dévorer du regard. Alors, de ses yeux si doux, si purs, se dégageait une flamme toujours jaillissante dont les rayons allaient chercher le coeur de son royal amant pour le réchauffer dabord et le dévorer ensuite. Embrasé par le contact des genoux tremblants, frémissant de bonheur lorsque la main de Louise descendait sur ses cheveux, le roi sengourdissait dans cette félicité, et sattendait toujours à voir entrer le peintre ou de Saint Aignan. Dans cette prévision douloureuse, il sefforçait parfois de fuir la séduction qui sinfiltrait dans ses veines, il appelait le sommeil du coeur et des sens, il repoussait la réalité toute prête, pour courir après lombre. Mais la porte ne souvrit ni pour de Saint-Aignan, ni pour le peintre; mais les tapisseries ne frissonnèrent même point. Un silence de mystère et de volupté engourdit jusquaux oiseaux dans leur cage dorée. Le roi, vaincu, retourna sa tête et colla sa bouche brûlante dans les deux mains réunies de La Vallière; elle perdit la raison, et serra sur les lèvres de son amant ses deux mains convulsives. Louis se roula chancelant à genoux, et, comme La Vallière navait pas dérangé sa tête, le front du roi se trouva au niveau des lèvres de la jeune femme, qui, dans son extase, effleura dun furtif et mourant baiser les cheveux parfumés qui lui caressaient les joues. Le roi la saisit dans ses bras, et, sans quelle résistât, ils échangèrent ce premier baiser, ce baiser ardent qui change lamour en un délire. Ni le peintre ni de Saint-Aignan ne rentrèrent ce jour-là. Une sorte divresse pesante et douce, qui rafraîchit les sens et laisse circuler comme un lent poison le sommeil dans les veines, ce sommeil impalpable, languissant comme la vie heureuse, tomba, pareille à un nuage, entre la vie passée et la vie à venir des deux amants. Au sein de ce sommeil plein de rêves, un bruit continu à létage supérieur inquiéta dabord La Vallière, mais sans la réveiller tout à fait. Cependant, comme ce bruit continuait, comme il se faisait comprendre, comme il rappelait la réalité à la jeune femme ivre de lillusion, elle se releva tout effarée, belle de son désordre, en disant: -- Quelquun mattend là-haut. Louis! Louis, nentendez-vous pas? -- Eh! nêtes-vous pas celle que jattends? dit le roi avec tendresse. Que les autres désormais vous attendent. Mais elle, secouant doucement la tête: -- Bonheur caché!... dit-elle avec deux grosses larmes, pouvoir caché... Mon orgueil doit se taire comme mon coeur. Le bruit recommença. -- Jentends la voix de Montalais, dit-elle. Et elle monta précipitamment lescalier. Le roi montait avec elle, ne pouvant se décider à la quitter et couvrant de baisers sa main et le bas de sa robe. -- Oui, oui, répéta La Vallière, la moitié du corps déjà passé à travers la trappe, oui, la voix de Montalais qui appelle; il faut quil soit arrivé quelque chose dimportant. -- Allez donc, cher amour, dit le roi, et revenez vite. -- Oh! pas aujourdhui. Adieu! adieu! Et elle sabaissa encore une fois pour embrasser son amant, puis elle séchappa. Montalais attendait en effet, tout agitée, toute pâle. -- Vite, vite, dit-elle, il monte. -- Qui cela? qui est-ce qui monte? -- Lui! Je lavais bien prévu. -- Mais qui donc, lui? tu me fais mourir! -- Raoul, murmura Montalais. -- Moi, oui, moi, dit une voix joyeuse dans les derniers degrés du grand escalier. La Vallière poussa un cri terrible et se renversa en arrière. -- Me voici, me voici, chère Louise, dit Raoul en accourant. Oh! je savais bien, moi, que vous maimiez toujours. La Vallière fit un geste deffroi, un autre geste de malédiction; elle sefforça de parler et ne put articuler quune seule parole: -- Non, non! dit-elle. Et elle tomba dans les bras de Montalais en murmurant: -- Ne mapprochez pas! Montalais fit signe à Raoul, qui, pétrifié sur le seuil, ne chercha pas même à faire un pas de plus dans la chambre. Puis jetant les yeux du côté du paravent: -- Oh! dit-elle, limprudente! la trappe nest pas même fermée! Et elle savança vers langle de la chambre pour refermer dabord le paravent, et puis, derrière le paravent, la trappe. Mais de cette trappe sélança le roi, qui avait entendu le cri de La Vallière et qui venait à son secours. Il sagenouilla devant elle en accablant de questions Montalais qui commençait à perdre la tête. Mais, au moment où le roi tombait à genoux, on entendit un cri de douleur sur le carré et le bruit dun pas dans le corridor. Le roi voulut courir pour voir qui avait poussé ce cri, pour reconnaître qui faisait ce bruit de pas. Montalais chercha à le retenir, mais ce fut vainement. Le roi, quittant La Vallière, alla vers la porte; mais Raoul était déjà loin, de sorte que le roi ne vit quune espèce dombre tournant langle du corridor. Chapitre CLXXIX -- Deux vieux amis Tandis que chacun pensait à ses affaires à la Cour, un homme se rendait mystérieusement derrière la place de Grève, dans une maison qui nous est déjà connue pour lavoir vue assiégée, un jour démeute, par dArtagnan. Cette maison avait sa principale entrée par la place Baudoyer. Assez grande, entourée de jardins, ceinte dans la rue Saint-Jean par des boutiques de taillandiers qui la garantissaient des regards curieux, elle était renfermée dans ce triple rempart de pierres, de bruit et de verdure, comme une momie parfumée dans sa triple boîte. Lhomme dont nous parlons marchait dun pas assuré, bien quil ne fût pas de la première jeunesse. À voir son manteau couleur de muraille et sa longue épée, qui relevait ce manteau, nul neût pu reconnaître le chercheur daventurer; et si lon eût bien consulté ce croc de moustaches relevé, cette peau fine et lisse qui apparaissait sous le sombrero, comment ne pas croire que les aventures dussent être galantes? En effet, à peine le cavalier fut-il entré dans la maison que huit heures sonnèrent à Saint-Gervais. Et, dix minutes après, une dame, suivie dun laquais armé, vint frapper à la même porte, quune vieille suivante lui ouvrit aussitôt. Cette dame leva son voile en entrant. Ce nétait plus une beauté, mais cétait encore une femme; elle nétait plus jeune; mais elle était encore alerte et dune belle prestance. Elle dissimulait, sous une toilette riche et de bon goût, un âge que Ninon de Lenclos seule affronta en souriant. À peine fut-elle dans le vestibule, que le cavalier, dont nous navons fait quesquisser les traits, vint à elle en lui tendant la main. -- Chère duchesse, dit-il. Bonjour. -- Bonjour, mon cher Aramis, répliqua la duchesse. Il la conduisit à un salon élégamment meublé, dont les fenêtres hautes sempourpraient des derniers feux du jour tamisés par les cimes noires de quelques sapins. Tous deux sassirent côte à côte. Ils neurent ni lun ni lautre la pensée de demander de la lumière, et sensevelirent ainsi dans lombre comme ils eussent voulu sensevelir mutuellement dans loubli. -- Chevalier, dit la duchesse, vous ne mavez plus donné signe dexistence depuis notre entrevue de Fontainebleau, et javoue que votre présence, le jour de la mort du franciscain, javoue que votre initiation à certains secrets, mont donné le plus vif étonnement que jaie eu de ma vie. -- Je puis vous expliquer ma présence, je puis vous expliquer mon initiation, dit Aramis. -- Mais, avant tout, répliqua vivement la duchesse, parlons un peu de nous. Voilà longtemps que nous sommes de bons amis. -- Oui, madame, et, sil plaît à Dieu, nous le serons, sinon longtemps, du moins toujours. -- Cela est certain, chevalier, et ma visite en est un témoignage. -- Nous navons plus à présent, madame la duchesse, les mêmes intérêts quautrefois, dit Aramis en souriant sans crainte dans cette pénombre, car on ny pouvait deviner que son sourire fût moins agréable et moins frais quautrefois. -- Aujourdhui, chevalier, nous avons dautres intérêts. Chaque âge apporte les siens, et comme nous nous comprenons aujourdhui, en causant, aussi bien que nous le faisions autrefois sans parler, causons; voulez-vous? -- Duchesse, à vos ordres. Ah! pardon, comment avez-vous donc retrouvé mon adresse? Et pourquoi? -- Pourquoi? Je vous lai dit. La curiosité. Je voulais savoir ce que vous êtes à ce franciscain, avec lequel javais affaire, et qui est mort si étrangement. Vous savez quà notre entrevue à Fontainebleau, dans ce cimetière, au pied de cette tombe, récemment fermée, nous fûmes émus lun et lautre au point de ne nous rien confier lun à lautre. -- Oui, madame. -- Eh bien! je ne vous eus pas plutôt quitté, que je me repentis. Jai toujours été avide de minstruire, vous savez que Mme de Longueville est un peu comme moi, nest-ce pas? -- Je ne sais, dit Aramis discrètement. -- Je me rappelai donc, continua la duchesse, que nous navions rien dit dans ce cimetière, ni vous de ce que vous étiez à ce franciscain dont vous avez surveillé linhumation, ni moi de ce que je lui étais. Aussi, tout cela ma paru indigne de deux bons amis comme nous, et jai cherché loccasion de me rapprocher de vous pour vous donner la preuve que je vous suis acquise, et que Marie Michon, la pauvre morte, a laissé sur terre une ombre pleine de mémoire. Aramis sinclina sur la main de la duchesse et y déposa un galant baiser. -- Vous avez dû avoir quelque peine à me retrouver, dit-il. -- Oui, fit-elle, contrariée dêtre ramenée à ce que voulait savoir Aramis; mais je vous savais ami de M. Fouquet, jai cherché près de M. Fouquet. -- Ami? oh! sécria le chevalier, vous dites trop, madame. Un pauvre prêtre favorisé par ce généreux protecteur, un coeur plein de reconnaissance et de fidélité, voilà tout ce que je suis à M. Fouquet. -- Il vous a fait évêque? -- Oui, duchesse. -- Mais, beau mousquetaire, cest votre retraite. «Comme à toi lintrigue politique», pensa Aramis. -- Or, ajouta-t-il, vous vous enquîtes auprès de M. Fouquet? -- Facilement. Vous aviez été à Fontainebleau avec lui, vous aviez fait un petit voyage à votre diocèse, qui est Belle-Île-en-Mer, je crois? -- Non pas, non pas, madame, dit Aramis. Mon diocèse est Vannes. -- Cest ce que je voulais dire. Je croyais seulement que Belle- Île-en-Mer... -- Est une maison à M. Fouquet, voilà tout. -- Ah! cest quon mavait dit que Belle-Île-en-Mer était fortifiée or, je vous sais homme de guerre, mon ami. -- Jai tout désappris depuis que je suis dÉglise, dit Aramis piqué. -- Il suffit... Jai donc su que vous étiez revenu de Vannes, et jai envoyé chez un ami, M. le comte de La Fère. -- Ah! fit Aramis. -- Celui-là est discret: il ma fait répondre quil ignorait votre adresse. «Toujours Athos, pensa lévêque: ce qui est bon est toujours bon.» -- Alors... vous savez que je ne puis me montrer ici, et que la reine mère a toujours contre moi quelque chose. -- Mais oui, et je men étonne. -- Oh! cela tient à toutes sortes de raisons. Mais passons... Je suis forcée de me cacher; jai donc, par bonheur, rencontré M. dArtagnan, un de vos anciens amis, nest-ce pas? -- Un de mes amis présents, duchesse. Il ma renseignée, lui; il ma envoyée à M. de Baisemeaux, le gouverneur de la Bastille. Aramis frissonna, et ses yeux dégagèrent dans lombre une flamme quil ne put cacher à sa clairvoyante amie. -- M. de Baisemeaux! dit-il; et pourquoi dArtagnan vous envoya-t- il à M. de Baisemeaux? -- Ah! je ne sais. -- Que veut dire ceci? dit lévêque en résumant ses forces intellectuelles pour soutenir dignement le combat. -- M. de Baisemeaux était votre obligé, ma dit dArtagnan. -- Cest vrai. -- Et lon sait toujours ladresse dun créancier comme celle dun débiteur. -- Cest encore vrai. Alors, Baisemeaux vous a indiqué? -- Saint-Mandé, où je vous ai fait tenir une lettre. -- Que voici, et qui mest précieuse, dit Aramis, puisque je lui dois le plaisir de vous voir. La duchesse, satisfaite davoir ainsi effleuré sans malheur toutes les difficultés de cette exposition délicate, respira. Aramis ne respira pas. -- Nous en étions, dit-il, à votre visite à Baisemeaux? -- Non, dit-elle en riant, plus loin. -- Alors, cest à votre rancune contre la reine mère? -- Plus loin encore, reprit-elle, plus loin; nous en sommes aux rapports... Cest simple, reprit la duchesse en prenant son parti. Vous savez que je vis avec M. de Laicques? -- Oui, madame. -- Un quasi-époux? -- On le dit. -- À Bruxelles? -- Oui. -- Vous savez que mes enfants mont ruinée et dépouillée? -- Ah! quelle misère, duchesse! -- Cest affreux! il a fallu que je mingéniasse à vivre, et surtout à ne point végéter. -- Cela se conçoit. -- Javais des haines à exploiter, des amitiés à servir; je navais plus de crédit, plus de protecteurs. -- Vous qui avez protégé tant de gens, dit suavement Aramis. -- Cest toujours comme cela, chevalier. Je vis, en ce temps, le roi dEspagne. -- Ah! -- Qui venait de nommer un général des jésuites, comme cest lusage. -- Ah! cest lusage? -- Vous lignoriez? -- Pardon, jétais distrait. -- En effet, vous devez savoir cela, vous qui étiez en si bonne intimité avec le franciscain. -- Avec le général des jésuites, vous voulez dire? -- Précisément... Donc je vis le roi dEspagne. Il me voulait du bien et ne pouvait men faire. Il me recommanda cependant, dans les Flandres, moi et Laicques, et me fit donner une pension sur les fonds de lordre. -- Des jésuites? -- Oui. Le général, je veux dire le franciscain, me fut envoyé. -- Très bien. -- Et comme, pour régulariser la situation, daprès les statuts de lordre, je devais être censée rendre des services... Vous savez que cest la règle? -- Je lignorais. Mme de Chevreuse sarrêta pour regarder Aramis; mais il faisait nuit sombre. -- Eh bien! cest la règle, reprit-elle. Je devais donc paraître avoir une utilité quelconque. Je proposai de voyager pour lordre, et lon me rangea parmi les affiliés voyageurs. Vous comprenez que cétait une apparence et une formalité. -- À merveille. -- Ainsi touchai-je ma pension, qui était fort convenable. -- Mon Dieu! duchesse, ce que vous me dites là est un coup de poignard pour moi. Vous, obligée de recevoir une pension des jésuites! -- Non, chevalier, de lEspagne. -- Ah! sauf le cas de conscience, duchesse, vous mavouerez que cest bien la même chose. -- Non, non, pas du tout. -- Mais enfin, de cette belle fortune, il reste bien... -- Il me reste Dampierre. Voilà tout. -- Cest encore très beau. -- Oui, mais Dampierre grevé, Dampierre hypothéqué, Dampierre un peu ruiné comme la propriétaire. -- Et la reine mère voit tout cela dun oeil sec? dit Aramis avec un curieux regard qui ne rencontra que ténèbres. -- Oui, elle a tout oublié. -- Vous avez, ce me semble, duchesse, essayé de rentrer en grâce? -- Oui; mais, par une singularité qui na pas de nom, voilà-t-il pas que le petit roi hérite de lantipathie que son cher père avait pour ma personne. Ah! me direz-vous, je suis bien une de ces femmes que lon hait, je ne suis plus de celles que lon aime. -- Chère duchesse, arrivons vite, je vous prie, à ce qui vous amène, car je crois que nous pouvons nous être utiles lun à lautre. -- Je lai pensé. Je venais donc à Fontainebleau dans un double but. Dabord, jy étais mandée par ce franciscain que vous connaissez... À propos, comment le connaissez-vous? car je vous ai raconté mon histoire, et vous ne mavez pas conté la vôtre. -- Je le connus dune façon bien naturelle, duchesse. Jai étudié la théologie avec lui à Parme; nous étions devenus amis, et tantôt les affaires, tantôt les voyages, tantôt la guerre nous avaient séparés. -- Vous saviez bien quil fût général des jésuites? -- Je men doutais. -- Mais, enfin, par quel hasard étrange veniez-vous, vous aussi, à cette hôtellerie où se réunissaient les affiliés voyageurs? -- Oh! dit Aramis dune voix calme, cest un pur hasard. Moi, jallais à Fontainebleau chez M. Fouquet pour avoir une audience du roi; moi, je passais; moi, jétais inconnu; je vis par le chemin ce pauvre moribond et je le reconnus. Vous savez le reste, il expira dans mes bras. -- Oui, mais en vous laissant dans le ciel et sur la terre une si grande puissance, que vous donnâtes en son nom des ordres souverains. -- Il me chargea effectivement de quelques commissions. -- Et pour moi? -- Je vous lai dit. Une somme de douze mille livres à payer. Je crois vous avoir donné la signature nécessaire pour toucher. Ne touchâtes-vous pas? -- Si fait, si fait. Oh! mon cher prélat, vous donnez ces ordres, ma-t-on dit, avec un tel mystère et une si auguste majesté, que lon vous crut généralement le successeur du cher défunt. Aramis rougit dimpatience. La duchesse continua: -- Je men suis informée, dit-elle, près du roi dEspagne, et il éclaircit mes doutes sur ce point. Tout général des jésuites est, à sa nomination, et doit être Espagnol daprès les statuts de lordre. Vous nêtes pas Espagnol et vous navez pas été nommé par le roi dEspagne. Aramis ne répliqua rien que ces mots: -- Vous voyez bien, duchesse, que vous étiez dans lerreur, puisque le roi dEspagne vous a dit cela. -- Oui, cher Aramis; mais il y a autre chose que jai pensé, moi. -- Quoi donc? -- Vous savez que je pense un peu à tout. -- Oh! oui, duchesse. -- Vous savez lespagnol? -- Tout Français qui a fait sa Fronde sait lespagnol. -- Vous avez vécu dans les Flandres? -- Trois ans. -- Vous avez passé à Madrid? -- Quinze mois. -- Vous êtes donc en mesure dêtre naturalisé Espagnol quand vous le voudrez. -- Vous croyez? fit Aramis avec une bonhomie qui trompa la duchesse. -- Sans doute... Deux ans de séjour et la connaissance de la langue sont des règles indispensables. Vous avez trois ans et demi... quinze mois de trop. -- Où voulez-vous en venir, chère dame? -- À ceci: je suis bien avec le roi dEspagne. «Je ny suis pas mal», pensa Aramis. -- Voulez-vous, continua la duchesse, que je demande pour vous, au roi, la succession du franciscain? -- Oh! duchesse! -- Vous lavez peut-être? dit-elle. -- Non, sur ma parole! -- Eh bien! je puis vous rendre ce service. -- Pourquoi ne lavez-vous pas rendu à M. de Laicques, duchesse? Cest un homme plein de talent et que vous aimez. -- Oui, certes; mais cela ne sest pas trouvé. Enfin, répondez, Laicques ou pas Laicques, voulez-vous? -- Duchesse, non, merci! «Il est nommé», pensa-t-elle. -- Si vous me refusez ainsi, reprit Mme de Chevreuse, ce nest pas menhardir à vous demander pour moi. -- Oh! demandez, demandez. -- Demander!... Je ne le puis, si vous navez pas le pouvoir de maccorder. -- Si peu que je puisse, demandez toujours. -- Jai besoin dune somme dargent pour faire réparer Dampierre. -- Ah! répliqua Aramis froidement, de largent?... Voyons, duchesse, combien serait-ce? -- Oh! une somme ronde. -- Tant pis! Vous savez que je ne suis pas riche? -- Vous, non; mais lordre. Si vous eussiez été général... -- Vous savez que je ne suis pas général. -- Alors, vous avez un ami qui, lui, doit être riche: M. Fouquet. -- M. Fouquet? madame, il est plus quà moitié ruiné. -- On le disait, et je ne voulais pas le croire. -- Pourquoi, duchesse? -- Parce que jai du cardinal Mazarin quelques lettres, cest-à- dire Laicques les a, qui établissent des comptes étranges. -- Quels comptes? -- Cest à propos de rentes vendues, demprunts faits, je ne me souviens plus bien. Toujours est-il que le sous intendant, daprès des lettres signées Mazarin, aurait puisé une trentaine de millions dans les coffres de lÉtat. Le cas est grave. Aramis enfonça ses ongles dans sa main. -- Quoi! dit-il, vous avez des lettres semblables et vous nen avez pas fait part à M. Fouquet? -- Ah! répliqua la duchesse, ces sortes de choses sont des réserves que lon garde. Le jour du besoin venu, on les tire de larmoire. -- Et le jour du besoin est venu? dit Aramis. -- Oui, mon cher. -- Et vous allez montrer ces lettres à M. Fouquet? -- Jaime mieux vous en parler à vous. -- Il faut que vous ayez bien besoin dargent, pauvre amie, pour penser à ces sortes de choses, vous qui teniez en si piètre estime la prose de M. de Mazarin. -- Jai, en effet, besoin dargent. -- Et puis, continua Aramis dun ton froid, vous avez dû vous faire peine à vous-même en recourant à cette ressource. Elle est cruelle. -- Oh! si jeusse voulu faire le mal et non le bien dit Mme de Chevreuse, au lieu de demander au général de lordre ou à M. Fouquet les cinq cent mille livres dont jai besoin... -- Cinq cent mille livres! -- Pas davantage. Trouvez-vous que ce soit beaucoup? Il faut cela, au moins, pour réparer Dampierre. -- Oui, madame. -- Je dis donc quau lieu de demander cette somme, jeusse été trouver mon ancienne amie, la reine mère; les lettres de son époux, le _signor_ Mazarini, meussent servi dintroduction, et je lui eusse demandé cette bagatelle en lui disant: «Madame, je veux avoir lhonneur de recevoir Votre Majesté à Dampierre; permettez- moi de mettre Dampierre en état.» Aramis ne répliqua pas un mot. -- Eh bien! dit-elle, à quoi songez-vous? -- Je fais des additions, dit Aramis. -- Et M. Fouquet fait des soustractions. Moi, jessaie de multiplier. Les beaux calculateurs que nous sommes! comme nous pourrions nous entendre! -- Voulez-vous me permettre de réfléchir? dit Aramis. -- Non... Pour une semblable ouverture, entre gens comme nous, cest oui ou non quil faut répondre, et cela tout de suite. «Cest un piège, pensa lévêque; il est impossible quune pareille femme soit écoutée dAnne dAutriche.» -- Eh bien? fit la duchesse. -- Eh bien! madame, je serais fort surpris si M. Fouquet pouvait disposer de cinq cent mille livres à cette heure. -- Il nen faut donc plus parler, dit la duchesse, et Dampierre se restaurera comme il pourra. -- Oh! vous nêtes pas, je suppose, embarrassée à ce point? -- Non, je ne suis jamais embarrassée. -- Et la reine fera certainement pour vous, continua lévêque, ce que le surintendant ne peut faire. -- Oh! mais oui... Dites-moi, vous ne voulez pas, par exemple, que je parle moi-même à M. Fouquet de ces lettres? -- Vous ferez, à cet égard, duchesse, tout ce quil vous plaira; mais M. Fouquet se sent ou ne se sent pas coupable; sil lest, je le sais assez fier pour ne pas lavouer; sil ne lest pas, il soffensera fort de cette menace. -- Vous raisonnez toujours comme un ange. Et la duchesse se leva. -- Ainsi, vous allez dénoncer M. Fouquet à la reine? dit Aramis. -- Dénoncer?... Oh! le vilain mot. Je ne dénoncerai pas, mon cher ami; vous savez trop bien la politique pour ignorer comment ces choses-là sexécutent; je prendrai parti contre M. Fouquet, voilà tout. -- Cest juste. -- Et, dans une guerre de parti, une arme est une arme. -- Sans doute. -- Une fois bien remise avec la reine mère, je puis être dangereuse. -- Cest votre droit, duchesse. -- Jen userai, mon cher ami. -- Vous nignorez pas que M. Fouquet est au mieux avec le roi dEspagne, duchesse? -- Oh! je le suppose. -- M. Fouquet, si vous faites une guerre de parti comme vous dites, vous en fera une autre. -- Ah! que voulez-vous! -- Ce sera son droit aussi, nest-ce pas? -- Certes. -- Et, comme il est bien avec lEspagne, il se fera une arme de cette amitié. -- Vous voulez dire quil sera bien avec le général de lordre des jésuites, mon cher Aramis. -- Cela peut arriver, duchesse. -- Et qualors on me supprimera la pension que je touche par là. -- Jen ai bien peur. -- On se consolera. Eh! mon cher, après Richelieu, après la Fronde, après lexil, quy a-t-il à redouter pour Mme de Chevreuse? -- La pension, vous le savez, est de quarante-huit mille livres. -- Hélas! je le sais bien. -- De plus, quand on fait la guerre de parti, on frappe, vous ne lignorez pas, sur les amis de lennemi. -- Ah! vous voulez dire quon tombera sur ce pauvre Laicques? -- Cest presque inévitable, duchesse. -- Oh! il ne touche que douze mille livres de pension. -- Oui; mais le roi dEspagne a du crédit; consulté par M. Fouquet, il peut faire enfermer M. Laicques dans quelque forteresse. -- Je nai pas grand-peur de cela, mon bon ami, parce que, grâce à une réconciliation avec Anne dAutriche, jobtiendrai que la France demande la liberté de Laicques. -- Cest vrai. Alors, vous aurez autre chose à redouter. -- Quoi donc? fit la duchesse en jouant la surprise et leffroi. -- Vous saurez et vous savez quune fois affilié à lordre, on nen sort pas sans difficultés. Les secrets quon a pu pénétrer sont malsains, ils portent avec eux des germes de malheur pour quiconque les révèle. La duchesse réfléchit un moment. -- Voilà qui est plus sérieux, dit-elle; jy aviserai. Et, malgré lobscurité profonde, Aramis sentit un regard brûlant comme un fer rouge séchapper des yeux de son amie pour venir plonger dans son coeur. -- Récapitulons, dit Aramis, qui se tint alors sur ses gardes et glissa sa main sous son pourpoint, où il avait un stylet caché. -- Cest cela, récapitulons: les bons comptes font les bons amis. -- La suppression de votre pension... -- Quarante-huit mille livres, et celle de Laicques douze, font soixante mille livres; voilà ce que vous voulez dire, nest-ce pas? -- Précisément, et je cherche le contrepoids que vous trouvez à cela? -- Cinq cent mille livres que jaurai chez la reine. -- Ou que vous naurez pas. -- Je sais le moyen de les avoir, dit étourdiment la duchesse. Ces mots firent dresser loreille au chevalier. À partir de cette faute de ladversaire, son esprit fut tellement en garde, que lui profita toujours, et quelle, par conséquent, perdit lavantage. -- Jadmets que vous ayez cet argent, reprit-il, vous perdrez le double, ayant cent mille francs de pension à toucher au lieu de soixante mille, et cela pendant dix ans. -- Non, car je ne souffrirai cette diminution de revenu que pendant la durée du ministère de M. Fouquet; or, cette durée, je lévalue à deux mois. -- Ah! fit Aramis. -- Je suis franche, comme vous voyez. -- Je vous remercie, duchesse, mais vous auriez tort de supposer quaprès la disgrâce de M. Fouquet, lordre recommencerait à vous payer votre pension. -- Je sais le moyen de faire financer lordre, comme je sais le moyen de faire contribuer la reine mère. -- Alors, duchesse, nous sommes tous forcés de baisser pavillon devant vous; à vous la victoire! à vous le triomphe! Soyez clémente, je vous en prie. Sonnez, clairons! -- Comment est-il possible, reprit la duchesse, sans prendre garde à lironie, que vous reculiez devant cinq cent mille malheureuses livres, quand il sagit de vous épargner, je veux dire à votre ami, pardon, à votre protecteur, un désagrément comme celui que cause une guerre de parti? -- Duchesse, voici pourquoi: cest quaprès les cinq cent mille livres, M. de Laicques demandera sa part, qui sera aussi de cinq cent mille livres, nest-ce pas? cest quaprès la part de M. de Laicques et la vôtre viendront la part de vos enfants, celle de vos pauvres, de tout le monde, et que des lettres, si compromettantes quelles soient, ne valent pas trois à quatre millions. Vrai Dieu! duchesse, les ferrets de la reine de France valaient mieux que ces chiffons signés Mazarin, et pourtant ils nont pas coûté le quart de ce que vous demandez pour vous. -- Ah! cest vrai, cest vrai; mais le marchand prise sa marchandise ce quil veut. Cest à lacheteur dacquérir ou de refuser. -- Tenez, duchesse, voulez-vous que je vous dise pourquoi je nachèterai pas vos lettres? -- Dites. -- Vos lettres de Mazarin sont fausses. -- Allons donc! -- Sans doute; car il serait pour le moins étrange que, brouillée avec la reine par M. Mazarin, vous eussiez entretenu avec ce dernier un commerce intime; cela sentirait la passion, lespionnage, la... ma foi! je ne veux pas dire le mot. -- Dites toujours. -- La complaisance. -- Tout cela est vrai; mais, ce qui ne lest pas moins, cest ce quil y a dans la lettre. -- Je vous jure, duchesse, que vous ne pourrez pas vous en servir auprès de la reine. -- Oh! que si fait, je puis me servir de tout auprès de la reine. «Bon! pensa Aramis. Chante donc, pie-grièche! siffle donc, vipère!» Mais la duchesse en avait assez dit; elle fit deux pas vers la porte. Aramis lui gardait une disgrâce... limprécation que fait entendre le vaincu derrière le char du triomphateur. Il sonna. Des lumières parurent dans le salon. Alors lévêque se trouva dans un cercle de lumières qui resplendissaient sur le visage défait de la duchesse. Aramis attacha un long et ironique regard sur ses joues pâlies et desséchées, sur ces yeux dont létincelle séchappait de deux paupières nues, sur cette bouche dont les lèvres enfermaient avec soin des dents noircies et rares. Il affecta, lui, de poser gracieusement sa jambe pure et nerveuse, sa tête lumineuse et fière, il sourit pour laisser entrevoir ses dents, qui, à la lumière, avaient encore une sorte déclat. La coquette vieillie comprit le galant railleur; elle était justement placée devant une grande glace où toute sa décrépitude, si soigneusement dissimulée, apparut manifeste par le contraste. Alors, sans même saluer Aramis, qui sinclinait souple et charmant comme le mousquetaire dautrefois, elle partit dun pas vacillant et alourdi par la précipitation. Aramis glissa comme un zéphyr sur le parquet pour la conduire jusquà la porte. Mme de Chevreuse fit un signe à son grand laquais, qui reprit le mousqueton, et elle quitta cette maison où deux amis si tendres ne sétaient pas entendus pour sêtre trop bien compris. Chapitre CLXXX -- Où l'on voit qu'un marché qui ne peut pas se faire avec l'un peut se faire avec l'autre Aramis avait deviné juste: à peine sortie de la maison de la place Baudoyer, Mme la duchesse de Chevreuse se fit conduire chez elle. Elle craignait dêtre suivie sans doute, et cherchait à innocenter ainsi sa promenade; mais, à peine rentrée à lhôtel, à peine sûre que personne ne la suivrait pour linquiéter, elle fit ouvrir la porte du jardin qui donnait sur une autre rue, et se rendit rue Croix-des-Petits-Champs, où demeurait M. Colbert. Nous avons dit que le soir était venu: cest la nuit quil faudrait dire, et une nuit épaisse. Paris, redevenu calme, cachait dans son ombre indulgente la noble duchesse conduisant son intrigue politique, et la simple bourgeoise qui, attardée après un souper en ville, prenait au bras dun amant le plus long chemin pour regagner le logis conjugal. Mme de Chevreuse avait trop lhabitude de la politique nocturne pour ignorer quun ministre ne se cèle jamais, fût-ce chez lui, aux jeunes et belles dames qui craignent la poussière des bureaux, ou aux vieilles dames très savantes qui craignent lécho indiscret des ministères. Un valet reçut la duchesse sous le péristyle, et, disons-le, il la reçut assez mal. Cet homme lui expliqua même, après avoir vu son visage, que ce nétait pas à une pareille heure et à un pareil âge que lon venait troubler le dernier travail de M. Colbert. Mais Mme de Chevreuse, sans se fâcher, écrivit sur une feuille de ses tablettes son nom, nom bruyant, qui avait tant de fois tinté désagréablement aux oreilles de Louis XIII et du grand cardinal. Elle écrivit ce nom avec la grande écriture ignorante des hauts seigneurs de cette époque, plia le papier dune façon qui lui était particulière, et le remit au valet sans ajouter un mot, mais dune mine si impérieuse, que le drôle, habitué à flairer son monde, sentit la princesse, baissa la tête et courut chez M. Colbert. Il sans dire que le ministre poussa un petit cri en ouvrant le papier, et que, ce cri instruisant suffisamment le valet de lintérêt quil fallait prendre à la visite mystérieuse, le valet revint en courant chercher la duchesse. Elle monta donc assez lourdement le premier étage de la belle maison neuve, se remit au palier pour ne pas entrer essoufflée, et parut devant M. Colbert, qui tenait lui-même les battants de sa porte. La duchesse sarrêta au seuil pour bien regarder celui avec lequel elle avait affaire. Au premier abord, la tête ronde, lourde, épaisse, les gros sourcils, la moue disgracieuse de cette figure écrasée par une calotte pareille à celle des prêtres, cet ensemble, disons-nous, promit à la duchesse peu de difficultés dans les négociations, mais aussi peu dintérêt dans le débat des articles. Car il ny avait pas dapparence que cette grosse nature fût sensible aux charmes dune vengeance raffinée ou dune ambition altérée. Mais, lorsque la duchesse vit de plus près les petits yeux noirs perçants, le pli longitudinal de ce front bombé, sévère, la crispation imperceptible de ces lèvres, sur lesquelles on observa très vulgairement de la bonhomie, Mme de Chevreuse changea didée et put se dire: «Jai trouvé mon homme!» -- Qui me procure lhonneur de votre visite, madame? demanda lintendant des finances. -- Le besoin que jai de vous, monsieur, reprit la duchesse, et celui que vous avez de moi. -- Heureux, madame, davoir entendu la première partie de votre phrase; mais, quant à la seconde... Mme de Chevreuse sassit sur le fauteuil que Colbert lui avançait. -- Monsieur Colbert, vous êtes intendant des finances? -- Oui, madame. -- Et vous aspirez à devenir surintendant?... -- Madame! -- Ne niez pas; cela ferait longueur dans notre conversation: cest inutile. -- Cependant, madame, si plein de bonne volonté, de politesse même, que je sois envers une dame de votre mérite, rien ne me fera confesser que je cherche à supplanter mon supérieur. -- Je ne vous ai point parlé de supplanter, monsieur Colbert. Est- ce que, par hasard, jaurais prononcé ce mot? Je ne crois pas. Le mot remplacer est moins agressif et plus convenable grammaticalement, comme disait M. de Voiture. Je prétends donc que vous aspirez à remplacer M. Fouquet. -- La fortune de M. Fouquet, madame, est de celles qui résistent. M. le surintendant joue, dans ce siècle, le rôle du colosse de Rhodes: les vaisseaux passent au-dessous de lui et ne le renversent pas. -- Je me fusse servie précisément de cette comparaison. Oui, M. Fouquet joue le rôle du colosse de Rhodes; mais je me souviens davoir ouï raconter à M. Conrart... un académicien, je crois... que, le colosse de Rhodes étant tombé, le marchand qui lavait fait jeter bas... un simple marchand, monsieur Colbert... fit charger quatre cents chameaux de ses débris. Un marchand! cest bien moins fort quun intendant des finances. -- Madame, je puis vous assurer que je ne renverserai jamais M. Fouquet. -- Eh bien! monsieur Colbert, puisque vous vous obstinez à faire de la sensibilité avec moi, comme si vous ignoriez que je mappelle Mme de Chevreuse, et que je suis vieille, cest-à-dire que vous avez affaire à une femme qui a fait de la politique avec M. de Richelieu et qui na plus de temps à perdre, comme, dis-je, vous commettez cette imprudence, je men vais aller trouver des gens plus intelligents et plus pressés de faire fortune. -- En quoi, madame, en quoi? -- Vous me donnez une pauvre idée des négociations daujourdhui, monsieur. Je vous jure bien que, si, de mon temps, une femme fût allée trouver M. de Cinq-Mars, qui pourtant nétait pas un grand esprit, je vous jure que, si elle lui eût dit sur le cardinal ce que je viens de vous dire sur M. Fouquet, M. de Cinq-Mars, à lheure quil est, eût déjà mis les fers au feu. -- Allons, madame, allons, un peu dindulgence. -- Ainsi, vous voulez bien consentir à remplacer M. Fouquet? -- Si le roi congédie M. Fouquet, oui, certes. -- Encore une parole de trop; il est bien évident que, si vous navez pas encore fait chasser M. Fouquet, cest que vous navez pas pu le faire. Aussi, je ne serais quune sotte pécore, si, venant à vous, je ne vous apportais pas ce qui vous manque. -- Je suis désolé dinsister, madame, dit Colbert après un silence qui avait permis à la duchesse de sonder toute la profondeur de sa dissimulation; mais je dois vous prévenir que, depuis six ans, dénonciations sur dénonciations se succèdent contre M. Fouquet, sans que jamais lassiette de M. le surintendant ait été déplacée. -- Il y a temps pour tout, monsieur Colbert; ceux qui ont fait ces dénonciations ne sappelaient pas Mme de Chevreuse, et ils navaient pas de preuves équivalentes à six lettres de M. de Mazarin, établissant le délit dont il sagit. -- Le délit? -- Le crime, sil vous plaît mieux. -- Un crime! Commis par M. Fouquet? -- Rien que cela... Tiens, cest étrange, monsieur Colbert; vous qui avez la figure froide et peu significative, je vous vois tout illuminé. -- Un crime? -- Enchantée que cela vous fasse quelque effet. -- Oh! cest que le mot renferme tant de choses, madame! -- Il renferme un brevet de surintendant des finances pour vous, et une lettre dexil ou de Bastille pour M. Fouquet. -- Pardonnez-moi, madame la duchesse, il est presque impossible que M. Fouquet soit exilé: emprisonné, disgracié, cest déjà tant! -- Oh! je sais ce que je dis, repartit froidement Mme de Chevreuse. Je ne vis pas tellement éloignée de Paris, que je ne sache ce qui sy passe. Le roi naime pas M. Fouquet, et il perdra volontiers M. Fouquet, si on lui en donne loccasion. -- Il faut que loccasion soit bonne. -- Assez bonne. Aussi, cest une occasion que jévalue à cinq cent mille livres. -- Comment cela? dit Colbert. -- Je veux dire, monsieur, que, tenant cette occasion dans mes mains, je ne la ferai passer dans les vôtres que moyennant un retour de cinq cent mille livres. -- Très bien, madame, je comprends. Mais, puisque vous venez de fixer un prix à la vente, voyons la valeur vendue. -- Oh! la moindre chose: six lettres, je vous lai dit, de M. de Mazarin; des autographes qui ne seraient pas trop chers, assurément, sils établissaient dune façon irrécusable que M. Fouquet avait détourné de grosses sommes pour se les approprier. -- Dune façon irrécusable, dit Colbert les yeux brillants de joie. -- Irrécusable! Voulez-vous lire les lettres? -- De tout coeur! La copie, bien entendu? -- Bien entendu, oui. Mme la duchesse tira de son sein une petite liasse aplatie par le corset de velours: -- Lisez, dit-elle. Colbert se jeta avidement sur ces papiers et les dévora. -- À merveille! dit-il. -- Cest assez net, nest-ce pas? -- Oui, madame, oui. M. de Mazarin aurait remis de largent à M. Fouquet, lequel aurait gardé cet argent, mais quel argent? -- Ah! voilà, quel argent? Si nous traitons ensemble, je joindrai à ses lettres une septième, qui vous donnera les derniers renseignements. Colbert réfléchit. -- Et les originaux des lettres? -- Question inutile. Cest comme si je vous demandais: Monsieur Colbert, les sacs dargent que vous me donnerez seront-ils pleins ou vides? -- Très bien, madame. -- Est-ce conclu? -- Non pas. -- Comment? -- Il y a une chose à laquelle nous navons réfléchi ni lun ni lautre. -- Dites-la-moi. -- M. Fouquet ne peut être perdu en cette occurrence que par un procès. -- Oui. -- Un scandale public. -- Oui. Eh bien? -- Eh bien! on ne peut lui faire ni le procès ni le scandale. -- Parce que? -- Parce quil est procureur général au Parlement, parce que tout, en France, administration, armée, justice, commerce, se relie mutuellement par une chaîne de bon vouloir quon appelle esprit de corps. Ainsi, madame, jamais le Parlement ne souffrira que son chef soit traîné devant un tribunal. Jamais, sil y est traîné dautorité royale, jamais il ne sera condamné. -- Ah! ma foi! monsieur Colbert, cela ne me regarde pas. -- Je le sais, madame, mais cela me regarde, moi, et diminue la valeur de votre apport. À quoi peut me servir une preuve de crime sans la possibilité de condamnation? -- Soupçonné seulement, M. Fouquet perdra sa charge de surintendant. -- Voilà grand-chose! sécria Colbert, dont les traits sombres éclatèrent tout à coup, illuminés dune expression de haine et de vengeance. -- Ah! ah! monsieur Colbert, dit la duchesse, excusez-moi, je ne vous savais pas si fort impressionnable. Bien, très bien! Alors, puisquil vous faut plus que je nai, ne parlons plus de rien. -- Si fait, madame, parlons-en toujours. Seulement, vos valeurs ayant baissé, abaissez vos prétentions. -- Vous marchandez? -- Cest une nécessité pour quiconque veut payer loyalement. -- Combien moffrez-vous? -- Deux cent mille livres. La duchesse lui rit au nez; puis, tout à coup: -- Attendez, dit-elle. -- Vous consentez? -- Pas encore, jai une autre combinaison. -- Dites. -- Vous me donnez trois cent mille livres. -- Non pas! non pas! -- Oh! cest à prendre ou à laisser... Et puis, ce nest pas tout. -- Encore?... Vous devenez impossible, madame la duchesse. -- Moins que vous ne le croyez, ce nest plus de largent que je vous demande. -- Quoi donc, alors? -- Un service. Vous savez que jai toujours aimé tendrement la reine. -- Eh bien? -- Eh bien! je veux avoir une entrevue avec Sa Majesté. -- Avec la reine? -- Oui, monsieur Colbert, avec la reine, qui nest plus mon amie, cest vrai, et depuis longtemps, mais qui peut le devenir encore, si on en fournit loccasion. -- Sa Majesté ne reçoit plus personne, madame. Elle souffre beaucoup. Vous nignorez pas que les accès de son mal se réitèrent plus fréquemment... -- Voilà précisément pourquoi je désire avoir une entrevue avec Sa Majesté. Figurez-vous que dans la Flandre, nous avons beaucoup de ces sortes de maladies. -- Des cancers? Maladie affreuse, incurable. -- Ne croyez donc pas cela, monsieur Colbert. Le paysan flamand est un peu lhomme de la nature; il na pas précisément une femme, il a une femelle. -- Eh bien! madame? -- Eh bien! monsieur Colbert, tandis quil fume sa pipe, la femme travaille: elle tire leau du puits, elle charge le mulet ou lâne, elle se charge elle-même. Se ménageant peu, elle se heurte çà et là, souvent même elle est battue. Un cancer vient dune contusion. -- Cest vrai. -- Les Flamandes ne meurent pas pour cela. Elles vont, quand elles souffrent trop, à la recherche du remède. Et les béguines de Bruges sont dadmirables médecins pour toutes les maladies. Elles ont des eaux précieuses, des topiques, des spécifiques: elles donnent à la malade un flacon et un cierge, bénéficient sur le clergé et servent Dieu par lexploitation de leurs deux marchandises. Japporterai donc à la reine leau du béguinage de Bruges. Sa Majesté guérira, et brûlera autant de cierges quelle le jugera convenable. Vous voyez, monsieur Colbert, que, mempêcher daller voir la reine, cest presque un crime de régicide. -- Madame la duchesse, vous êtes une femme de trop desprit, vous me confondez; toutefois, je devine bien que cette grande charité envers la reine couvre un petit intérêt personnel. -- Est-ce que je me donne la peine de le cacher, monsieur Colbert? Vous avez dit, je crois, un petit intérêt personnel? Apprenez donc que cest un grand intérêt, et je vous le prouverai en me résumant. Si vous me faites entrer chez Sa Majesté, je me contente des trois cent mille livres réclamées; sinon, je garde mes lettres, à moins que vous nen donniez, séance tenante, cinq cent mille livres. Et, se levant sur cette parole décisive, la vieille duchesse laissa M. Colbert dans une désagréable perplexité. Marchander encore était devenu impossible; ne plus marchander, cétait perdre infiniment trop. -- Madame, dit-il, je vais avoir le plaisir de vous compter cent mille écus. -- Oh! fit la duchesse. -- Mais comment aurai-je les lettres véritables? -- De la façon la plus simple, mon cher monsieur Colbert... À qui vous fiez vous? Le grave financier se mit à rire silencieusement, de sorte que ses gros sourcils noirs montaient et descendaient comme deux ailes de chauve-souris sur la ligne profonde de son front jaune. -- À personne, dit-il. -- Oh! vous ferez bien une exception en votre faveur, monsieur Colbert. -- Comment cela, madame la duchesse? -- Je veux dire que, si vous preniez la peine de venir avec moi à lendroit où sont les lettres, elles vous seraient remises à vous- même, et vous pourriez les vérifier, les contrôler. -- Il est vrai. -- Vous vous seriez muni de cent mille écus, parce que je ne me fie, moi non plus, à personne. M. lintendant Colbert rougit jusquaux sourcils. Il était, comme tous les hommes supérieurs dans lart des chiffres, dune probité insolente et mathématique. -- Jemporterai, dit-il, madame, la somme promise, en deux bons payables à ma caisse. Cela vous satisfera-t-il? -- Que ne sont-ils de deux millions, vos bons de caisse, monsieur lintendant!... Je vais donc avoir lhonneur de vous montrer le chemin. -- Permettez que je fasse atteler mes chevaux. -- Jai un carrosse en bas, monsieur. Colbert toussa comme un homme irrésolu. Il se figura un moment que la proposition de la duchesse était un piège; que peut-être on attendait à la porte; que cette dame, dont le secret venait de se vendre cent mille écus à Colbert, devait avoir proposé ce secret à M. Fouquet pour la même somme. Comme il hésitait beaucoup, la duchesse le regarda dans les yeux. -- Vous aimez mieux votre carrosse? dit-elle. -- Je lavoue. -- Vous vous figurez que je vous conduis dans quelque traquenard? -- Madame la duchesse, vous avez le caractère folâtre, et moi, revêtu dun caractère aussi grave, je puis être compromis par une plaisanterie. -- Oui; enfin, vous avez peur? Eh bien! prenez votre carrosse, autant de laquais que vous voudrez... Seulement, réfléchissez-y bien... ce que nous faisons à nous deux, nous le savons seuls; ce quun tiers aura vu, nous lapprenons à tout lunivers. Après tout moi, je ny tiens pas: mon carrosse suivra le vôtre, et je me tiens pour satisfaite de monter dans votre carrosse pour aller chez la reine. -- Chez la reine? -- Vous laviez déjà oublié? Quoi! une clause de cette importance pour moi vous avait échappé? Que cétait peu pour vous, mon Dieu! Si javais su, je vous eusse demandé le double. -- Jai réfléchi, madame la duchesse; je ne vous accompagnerai pas. -- Vrai!... Pourquoi? -- Parce que jai en vous une confiance sans bornes. -- Vous me comblez!... Mais, pour que je touche les cent mille écus?... -- Les voici. Lintendant griffonna quelques mots sur un papier quil remit à la duchesse. -- Vous êtes payée, dit-il. -- Le trait est beau, monsieur Colbert, et je vais vous en récompenser. En disant ces mots, elle se mit à rire. Le rire de Mme de Chevreuse était un murmure sinistre; tout homme qui sent la jeunesse, la foi, lamour, la vie battre en son coeur, préfère des pleurs à ce rire lamentable. La duchesse ouvrit le haut de son justaucorps et tira de son sein rougi une petite liasse de papiers noués dun ruban couleur feu. Les agrafes avaient cédé sous la pression brutale de ses mains nerveuses. La peau, éraillée par lextraction et le frottement des papiers, apparaissait sans pudeur aux yeux de lintendant, fort intrigué de ces préliminaires étranges. La duchesse riait toujours. -- Voilà, dit-elle, les véritables lettres de M. de Mazarin. Vous les avez, et, de plus, la duchesse de Chevreuse sest déshabillée devant vous, comme si vous eussiez été... Je ne veux pas vous dire des noms qui vous donneraient de lorgueil ou de la jalousie. Maintenant, monsieur Colbert, fit-elle en agrafant et en nouant avec rapidité le corps de sa robe, votre bonne fortune est finie; accompagnez-moi chez la reine. -- Non pas, madame: si vous alliez encourir de nouveau la disgrâce de Sa Majesté, et que lon sût au Palais-Royal que jai été votre introducteur, la reine ne me le pardonnerait de sa vie. Non. Jai des gens dévoués au palais, ceux-là vous feront entrer sans me compromettre. -- Comme il vous plaira, pourvu que jentre. -- Comment appelez-vous les dames religieuses de Bruges qui guérissent les malades? -- Les béguines. -- Vous êtes une béguine. -- Soit, mais il faudra bien que je cesse de lêtre. -- Cela vous regarde. -- Pardon! pardon! je ne veux pas être exposée à ce quon me refuse lentrée. -- Cela vous regarde encore, madame. Je vais commander au premier valet de chambre du gentilhomme de service chez Sa Majesté de laisser entrer une béguine apportant un remède efficace pour soulager les douleurs de Sa Majesté. Vous portez ma lettre, vous vous chargez du remède et des explications. Javoue la béguine, je nie Mme de Chevreuse. -- Quà cela ne tienne. -- Voici la lettre dintroduction, madame. Chapitre CLXXXI -- La peau de l'ours Colbert donna cette lettre à la duchesse, lui retira doucement le siège derrière lequel elle sabritait. Mme de Chevreuse salua très légèrement et sortit. Colbert, qui avait reconnu lécriture de Mazarin et compté les lettres, sonna son secrétaire et lui enjoignit daller chercher chez lui M. Vanel, conseiller au Parlement. Le secrétaire répliqua que M. le conseiller, fidèle à ses habitudes, venait dentrer dans la maison pour rendre compte à lintendant des principaux détails du travail accompli ce jour même dans la séance du Parlement. Colbert sapprocha des lampes, relut les lettres du défunt cardinal, sourit plusieurs fois en reconnaissant toute la valeur des pièces que venait de lui livrer Mme de Chevreuse, et, en étayant pour plusieurs minutes sa grosse tête dans ses mains, il réfléchit profondément. Pendant ces quelques minutes, un homme gros et grand, à la figure osseuse, aux yeux fixes, au nez crochu, avait fait son entrée dans le cabinet de Colbert avec une assurance modeste, qui décelait un caractère à la fois souple et décidé: souple envers le maître qui pouvait jeter la proie, ferme envers les chiens qui eussent pu lui disputer cette proie opime. M. Vanel avait sous le bras un dossier volumineux; il le posa sur le bureau même, où les deux coudes de Colbert étayaient sa tête. -- Bonjour, monsieur Vanel, dit celui-ci en se réveillant de sa méditation. -- Bonjour, monseigneur, dit naturellement Vanel. -- Cest _monsieur_ quil faut dire, répliqua doucement Colbert. -- On appelle _monseigneur_ les ministres, dit Vanel avec un sang- froid imperturbable; vous êtes ministre! -- Pas encore! -- De fait, je vous appelle monseigneur; dailleurs, vous êtes mon seigneur, à moi, cela me suffit; sil vous déplaît que je vous appelle ainsi devant le monde, laissez-moi vous appeler de ce nom dans le particulier. Colbert leva la tête à la hauteur des lampes et lut ou chercha à lire sur le visage de Vanel pour combien la sincérité entrait dans cette protestation de dévouement. Mais le conseiller savait soutenir le poids dun regard, ce regard fût-il celui de Monseigneur. Colbert soupira. Il navait rien lu sur le visage de Vanel; Vanel pouvait être honnête. Colbert songea que cet inférieur lui était supérieur, en cela quil avait une femme infidèle. Au moment où il sapitoyait sur le sort de cet homme Vanel tira froidement de sa poche un billet parfumé, cacheté de cire dEspagne, et le tendit à Monseigneur. -- Quest cela, Vanel? -- Une lettre de ma femme, monseigneur. Colbert toussa. Il prit la lettre, louvrit, la lut et lenferma dans sa poche, tandis que Vanel feuilletait impassiblement son volume de procédure. -- Vanel, dit tout à coup le protecteur à son protégé, vous êtes un homme de travail, vous? -- Oui, monseigneur. -- Douze heures détudes ne vous effraient pas? -- Jen fais quinze par jour. -- Impossible! Un conseiller ne saurait travailler plus de trois heures pour le Parlement. -- Oh! je fais des états pour un ami que jai aux comptes, et, comme il me reste du temps, jétudie lhébreu. -- Vous êtes fort considéré au Parlement, Vanel? -- Je crois que oui, monseigneur. -- Il sagirait de ne pas croupir sur le siège de conseiller. -- Que faire pour cela? -- Acheter une charge. -- Laquelle? -- Quelque chose de grand. Les petites ambitions sont les plus malaisées à satisfaire. -- Les petites bourses, monseigneur, sont les plus difficiles à remplir. -- Et puis, quelle charge voyez-vous? fit Colbert. -- Je nen vois pas, cest vrai. -- Il y en a bien une, mais il faut être le roi pour lacheter sans se gêner; or, le roi ne se donnera pas, je crois, la fantaisie dacheter une charge de procureur général. En entendant ces mots, Vanel attacha sur Colbert son regard humble et terne à la fois. Colbert se demanda sil avait été deviné, ou seulement rencontré par la pensée de cet homme. -- Que me parlez-vous, monseigneur, dit Vanel, de la charge de procureur général au Parlement? Je nen sache pas dautre que celle de M. Fouquet. -- Précisément, mon cher conseiller. -- Vous nêtes pas dégoûté, monseigneur; mais, avant que la marchandise soit achetée, ne faut-il pas quelle soit vendue? -- Je crois, monsieur Vanel, que cette charge-là sera sous peu à vendre... -- À vendre!... la charge de procureur de M. Fouquet? -- On le dit. -- La charge qui le fait inviolable, à vendre? Oh! oh! Et Vanel se mit à rire. -- En auriez-vous peur, de cette charge? dit gravement Colbert. -- Peur! non pas... -- Ni envie? -- Monseigneur se moque de moi! répliqua Vanel; comment un conseiller du Parlement naurait-il pas envie de devenir procureur général? -- Alors, monsieur Vanel... puisque je vous dis que la charge se présente à vendre. -- Monseigneur le dit. -- Le bruit en court. -- Je répète que cest impossible; jamais un homme ne jette le bouclier derrière lequel il abrite son honneur, sa fortune et sa vie. -- Parfois il est des fous qui se croient au-dessus de toutes les mauvaises chances, monsieur Vanel. -- Oui, monseigneur; mais ces fous-là ne font pas leurs folies au profit des pauvres Vanels quil y a dans le monde. -- Pourquoi pas? -- Parce que ces Vanels sont pauvres. -- Il est vrai que la charge de M. Fouquet peut coûter gros. Quy mettriez vous, monsieur Vanel? -- Tout ce que je possède, monseigneur. -- Ce qui veut dire? -- Trois à quatre cent mille livres. -- Et la charge vaut? -- Un million et demi, au plus bas. Je sais des gens qui en ont offert un million sept cent mille livres sans décider M. Fouquet. Or, si par hasard il arrivait que M. Fouquet voulût vendre, ce que je ne crois pas, malgré ce quon men a dit... -- Ah! lon vous en a dit quelque chose! Qui cela? -- M. de Gourville... M. Pélisson. Oh! en lair. -- Eh bien! si M. Fouquet voulait vendre?... -- Je ne pourrais encore acheter, attendu que M. le surintendant ne vendra que pour avoir de largent frais, et personne na un million et demi à jeter sur une table. Colbert interrompit en cet endroit le conseiller par une pantomime impérieuse. Il avait recommencé à réfléchir. Voyant lattitude sérieuse du maître, voyant sa persévérance à mettre la conversation sur ce sujet, M. Vanel attendait une solution sans oser la provoquer. -- Expliquez-moi bien, dit alors Colbert, les privilèges de la charge de procureur général. -- Le droit de mise en accusation contre tout sujet français qui nest pas prince du sang; la mise à néant de toute accusation dirigée contre tout Français qui nest pas roi ou prince. Un procureur général est le bras droit du roi pour frapper un coupable, il est son bras aussi pour éteindre le flambeau de la justice. Aussi M. Fouquet se soutiendra-t-il contre le roi lui- même en ameutant les parlements; aussi le roi ménagera-t-il M. Fouquet malgré tout pour faire enregistrer ses édits sans conteste. Le procureur général peut être un instrument bien utile ou bien dangereux. -- Voulez-vous être procureur général, Vanel? dit tout à coup Colbert en adoucissant son regard et sa voix. -- Moi? sécria celui-ci. Mais jai eu lhonneur de vous représenter quil manque au moins onze cent mille livres à ma caisse. -- Vous emprunterez cette somme à vos amis. -- Je nai pas damis plus riches que moi. -- Un honnête homme! -- Si tout le monde pensait comme vous, monseigneur. -- Je le pense, cela suffit, et, au besoin, je répondrai de vous. -- Prenez garde au proverbe, monseigneur. -- Lequel? -- Qui répond paie. -- Quà cela ne tienne. Vanel se leva, tout remué par cette offre si subitement, si inopinément faite par un homme que les plus frivoles prenaient au sérieux. -- Ne vous jouez pas de moi, monseigneur, dit-il. -- Voyons, faisons vite, monsieur Vanel. Vous dites que M. Gourville vous a parlé de la charge de M. Fouquet? -- M. Pélisson aussi. -- Officiellement, ou officieusement? -- Voici leurs paroles: «Ces gens du Parlement sont ambitieux et riches; ils devraient bien se cotiser pour faire deux ou trois millions à M. Fouquet, leur protecteur, leur lumière.» -- Et vous avez dit? -- Jai dit que, pour ma part, je donnerais dix mille livres sil le fallait. -- Ah! vous aimez donc M. Fouquet? sécria M. Colbert avec un regard plein de haine. -- Non; mais M. Fouquet est notre procureur général; il sendette, il se noie; nous devons sauver lhonneur du corps. -- Voilà qui mexplique pourquoi M. Fouquet sera toujours sain et sauf tant quil occupera sa charge, répliqua Colbert. -- Là-dessus, poursuivit Vanel, M. Gourville a ajouté: «Faire laumône à M. Fouquet, cest toujours un procédé humiliant auquel il répondra par un refus; que le Parlement se cotise pour acheter dignement la charge de son procureur général, alors tout va bien, lhonneur du corps est sauf, et lorgueil de M. Fouquet sauvé.» -- Cest une ouverture cela. -- Je lai considéré ainsi, monseigneur. -- Eh bien! monsieur Vanel, vous irez trouver immédiatement M. Gourville ou M. Pélisson; connaissez-vous quelque autre ami de M. Fouquet? -- Je connais beaucoup M. de La Fontaine. -- La Fontaine le rimeur? -- Précisément; il faisait des vers à ma femme, quand M. Fouquet était de nos amis. -- Adressez-vous donc à lui pour obtenir une entrevue de M. le surintendant. -- Volontiers; mais la somme? -- Au jour et à lheure fixés, monsieur Vanel, vous serez nanti de la somme, ne vous inquiétez point. -- Monseigneur, une telle munificence! Vous effacez le roi, vous surpassez M. Fouquet. -- Un moment... ne faisons pas abus des mots. Je ne vous donne pas quatorze cent mille livres, monsieur Vanel: jai des enfants. -- Eh! monsieur, vous me les prêtez; cela suffit. -- Je vous les prête, oui. -- Demandez tel intérêt, telle garantie quil vous plaira, monseigneur, je suis prêt, et, vos désirs étant satisfaits, je répéterai encore que vous surpassez les rois et M. Fouquet en munificence. Vos conditions? -- Le remboursement en huit années. -- Oh! très bien. -- Hypothèque sur la charge elle-même. -- Parfaitement; est-ce tout? -- Attendez. Je me réserve le droit de vous racheter la charge à cent cinquante mille livres de bénéfice si vous ne suiviez pas, dans la gestion de cette charge, une ligne conforme aux intérêts du roi et à mes desseins. -- Ah! ah! dit Vanel un peu ému. -- Cela renferme-t-il quelque chose qui vous puisse choquer, monsieur Vanel? dit froidement Colbert. -- Non, non, répliqua vivement Vanel. -- Eh bien! nous signerons cet acte quand il vous plaira. Courez chez les amis de M. Fouquet. -- Jy vole... -- Et obtenez du surintendant une entrevue. -- Oui, monseigneur. -- Soyez facile aux concessions. -- Oui. -- Et les arrangements une fois pris?... -- Je me hâte de le faire signer. -- Gardez-vous-en bien!... Ne parlez jamais de signature avec M. Fouquet, ni de dédit, ni même de parole, entendez-vous? vous perdriez tout! -- Eh bien! alors, monseigneur, que faire? Cest trop difficile... -- Tâchez seulement que M. Fouquet vous touche dans la main... Allez! Chapitre CLXXXII -- Chez la reine mère La reine mère était dans sa chambre à coucher au Palais-Royal avec Mme de Motteville et la _senora_ Molina. Le roi, attendu jusquau soir, navait pas paru; la reine, tout impatiente, avait envoyé chercher souvent de ses nouvelles. Le temps semblait être à lorage. Les courtisans et les dames sévitaient dans les antichambres et les corridors pour ne point se parler de sujets compromettants. Monsieur avait joint le roi dès le matin pour une partie de chasse. Madame demeurait chez elle, boudant tout le monde. Quant à la reine mère, après avoir fait ses prières en latin, elle causait ménage avec ses deux amies en pur castillan. Mme de Motteville, qui comprenait admirablement cette langue, répondait en français. Lorsque les trois dames eurent épuisé toutes les formules de la dissimulation et de la politesse pour en arriver à dire que la conduite du roi faisait mourir de chagrin la reine, la reine mère et toute sa parenté, lorsquon eut, en termes choisis, fulminé toutes les imprécations contre Mlle de La Vallière, la reine mère termina les récriminations par ces mots pleins de sa pensée et de son caractère: -- _Estos hijos!_ dit-elle à Molina. Cest-à-dire: «Ces enfants!» Mot profond dans la bouche dune mère; mot terrible dans la bouche dune reine qui, comme Anne dAutriche, celait de si singuliers secrets dans son âme assombrie. -- Oui, répliqua Molina, ces enfants! à qui toute mère se sacrifie. -- À qui, répliqua la reine, une mère a tout sacrifié. Et elle nacheva pas sa phrase. Il lui sembla, quand elle leva les yeux vers le portrait en pied du pâle Louis XIII, que son époux laissait une fois encore la lumière monter à ses yeux ternes, le courroux gonfler ses narines de toile. Le portrait sanimait; il ne parlait pas, il menaçait. Un profond silence succéda aux dernières paroles de la reine. La Molina se mit à fourrager les rubans et les dentelles dune vaste corbeille. Mme de Motteville, surprise de cet éclair qui avait illuminé simultanément dintelligence le regard de la confidente et celui de la maîtresse, Mme de Motteville, disons-nous, baissa les yeux en femme discrète, et, ne cherchant plus à voir, écouta de toutes ses oreilles. Elle ne surprit quun «hum!» significatif de la duègne espagnole, image de la circonspection. Elle surprit aussi un soupir exhalé comme un souffle du sein de la reine. Elle leva la tête aussitôt. -- Vous souffrez? dit-elle. -- Non, Motteville, non; pourquoi dis-tu cela? -- Votre Majesté avait gémi. -- Tu as raison, en effet; oui, je souffre un peu. -- M. Valot est près dici, chez Madame, je crois. -- Chez Madame, pourquoi? -- Madame a ses nerfs. -- Belle maladie! M. Valot a bien tort dêtre chez Madame, quand un autre médecin guérirait Madame... Mme de Motteville leva encore ses yeux surpris. -- Un médecin autre que M. Valot? dit-elle; qui donc? -- Le travail, Motteville, le travail... Ah! si quelquun est malade, cest ma pauvre fille. -- Cest aussi Votre Majesté. -- Moins ce soir. -- Ne vous y fiez pas, madame! Et, comme pour justifier cette menace, de Mme de Motteville, une douleur aiguë mordit la reine au coeur, la fit pâlir et la renversa sur un fauteuil avec tous les symptômes dune pâmoison soudaine. -- Mes gouttes! murmura-t-elle. -- Prout! prout! répliqua la Molina, qui, sans hâter sa marche, alla tirer dune armoire décaille dorée un grand flacon de cristal de roche et lapporta ouvert à la reine. Celle-ci respira frénétiquement, à plusieurs reprises, et murmura: -- Cest par là que le Seigneur me tuera. Soit faite par sa volonté sainte! -- On ne meurt pas pour mal avoir, ajouta la Molina en replaçant le flacon dans larmoire. -- Votre Majesté va bien, maintenant? demanda Mme de Motteville. -- Mieux. Et la reine posa son doigt sur ses lèvres pour commander la discrétion à sa favorite. -- Cest étrange! dit, après un silence, Mme de Motteville. -- Quy a-t-il détrange? demanda la reine. -- Votre Majesté se souvient-elle du jour où cette douleur apparut pour la première fois? -- Je me souviens que cétait un jour bien triste, Motteville. -- Ce jour navait pas toujours été triste pour Votre Majesté. -- Pourquoi? -- Parce que, vingt-trois ans auparavant, madame, Sa Majesté le roi régnant, votre glorieux fils, était né à la même heure. La reine poussa un cri, pencha son front sur ses mains et sabîma durant quelques secondes. Était-ce souvenir ou réflexion? était-ce encore la douleur? La Molina jeta sur Mme de Motteville un regard presque furieux, tant il ressemblait à un reproche, et la digne femme, ny ayant rien compris, allait questionner pour lacquit de sa conscience, lorsque soudain Anne dAutriche se levant: -- Le 5 septembre! dit-elle; oui, ma douleur a paru le 5 septembre. Grande joie un jour, grande douleur un autre jour. Grande douleur, ajouta-t-elle tout bas, expiation dune trop grande joie! Et, à partir de ce moment, Anne dAutriche, qui semblait avoir épuisé toute sa mémoire et toute sa raison, demeura impénétrable, loeil morne, la pensée vague, les mains pendantes. -- Il faut nous mettre au lit, dit la Molina. -- Tout à lheure, Molina. -- Laissons la reine, ajouta la tenace Espagnole. Mme de Motteville se leva; des larmes brillantes et grosses comme des larmes denfant coulaient lentement sur les joues blanches de la reine. Molina, sen apercevant, darda sur Anne dAutriche son oeil noir et vigilant. -- Oui, oui, reprit soudain la reine. Laissez-nous, Motteville. Allez. Ce mot _nous_ sonna désagréablement à loreille de la favorite française. Il signifiait quun échange de secrets ou de souvenirs allait se faire. Il signifiait quune personne était de trop dans lentretien à sa plus intéressante phase. -- Madame, Molina suffira-t-elle au service de Votre Majesté? demanda la Française. -- Oui, répondit lEspagnole. Et Mme de Motteville sinclina. Tout à coup une vieille femme de chambre, vêtue comme elle létait à la Cour dEspagne en 1620, ouvrit les portières, et surprenant la reine dans ses larmes, Mme de Motteville dans sa retraite savante, la Molina dans sa diplomatie: -- Le remède! le remède! cria-t-elle joyeusement à la reine en sapprochant sans façon du groupe. -- Quel remède, _Chica_? dit Anne dAutriche. -- Pour le mal de Votre Majesté, répondit celle-ci. -- Qui lapporte? demanda vivement Mme de Motteville; M. Valot? -- Non, une dame de Flandre. -- Une dame de Flandre? Une Espagnole? interrogea la reine. -- Je ne sais. -- Qui lenvoie? -- M. Colbert. -- Son nom? -- Elle ne la pas dit. -- Sa condition? -- Elle le dira. -- Son visage? -- Elle est masquée. -- Vois, Molina! sécria la reine. -- Cest inutile, répondit tout à coup une voix ferme et douce à la fois, partie de lautre côté des tapisseries, voix qui fit tressaillir les autres dames et frissonner la reine. En même temps, une femme masquée paraissait entre les rideaux. Avant que la reine eût parlé: -- Je suis une dame du béguinage de Bruges, dit la dame inconnue, et japporte, en effet, le remède qui doit guérir Votre Majesté. Chacun se tut. La béguine ne fit point un pas. -- Parlez, dit la reine. -- Quand nous serons seules, ajouta la béguine. Anne dAutriche adressa un regard à ses compagnes, celles-ci se retirèrent. La béguine fit alors trois pas vers la reine et sinclina révérencieusement. La reine regardait avec défiance cette femme qui la regardait aussi avec des yeux brillants par les trous de son masque. -- La reine de France est donc bien malade, dit Anne dAutriche, que lon sait, au béguinage de Bruges, quelle a besoin dêtre guérie? -- Ne menacez point, reine, dit la béguine avec douceur; je suis venue à vous pleine de respect et de compassion, jy suis venue de la part dune amie. -- Prouvez-le donc! Soulagez au lieu dirriter. -- Facilement; et Votre Majesté va voir si lon est son amie. -- Voyons. -- Quel malheur est-il arrivé à Votre Majesté depuis vingt-trois ans?... -- Mais, de grands malheurs: nai-je pas perdu le roi? -- Je ne parle pas de ces sortes de malheurs. Je veux vous demander si, depuis... la naissance du roi... une indiscrétion damie a causé quelque douleur à Votre Majesté. -- Je ne vous comprends pas, répondit la reine en serrant les dents pour cacher son émotion. -- Je vais me faire comprendre. Votre Majesté se souvient que le roi est né le 3 septembre 1638, à onze heures un quart? -- Oui, bégaya la reine. -- À midi et demi, continua la béguine, le dauphin, ondoyé déjà par Mgr de Meaux sous les yeux du roi, sous vos yeux était reconnu héritier de la couronne de France. Le roi se rendit à la chapelle du vieux château de Saint Germain pour entendre le _Te Deum_. -- Tout cela est exact, murmura la reine. -- Laccouchement de Votre Majesté sétait fait en présence de feu Monsieur, des princes, des dames de la Cour. Le médecin du roi, Bouvard, et le chirurgien Honoré se tenaient dans lantichambre. Votre Majesté sendormit vers trois heures jusquà sept heures environ, nest-ce pas? -- Sans doute; mais vous me récitez là ce que tout le monde sait comme vous et moi. -- Jarrive, madame, à ce que peu de personnes savent. Peu de personnes, disais-je? hélas! je pourrais dire deux personnes, car il y en avait cinq seulement autrefois, et, depuis quelques années, le secret sest assuré par la mort des principaux participants. Le roi notre seigneur dort avec ses pères; la sage- femme Péronne la suivi de près, Laporte est oublié déjà. La reine ouvrit la bouche pour répondre; elle trouva sous sa main glacée, dont elle caressait son visage, les gouttes pressées dune sueur brûlante. -- Il était huit heures, poursuivit la béguine; le roi soupait dun grand coeur; ce nétaient autour de lui que joie, cris, rasades; le peuple hurlait sous les balcons; les Suisses, les mousquetaires et les gardes erraient par la ville, portés en triomphe par les étudiants ivres. Ces bruits formidables de lallégresse publique faisaient gémir doucement dans les bras de Mme de Hausac, sa gouvernante, le dauphin, le futur roi de France, dont les yeux, lorsquils souvriraient, devaient apercevoir deux couronnes au fond de son berceau. Tout à coup Votre Majesté poussa un cri perçant, et dame Péronne reparut à son chevet. Les médecins dînaient dans une salle éloignée. Le palais, désert à force dêtre envahi, navait plus ni consignes ni gardes. La sage- femme, après avoir examiné létat de Votre Majesté, se récria, surprise, et, vous prenant en ses bras, éplorée, folle de douleur, envoya Laporte pour prévenir le roi que Sa Majesté la reine voulait le voir dans sa chambre. Laporte, vous le savez, madame, était un homme de sang-froid et desprit. Il napprocha pas du roi en serviteur effrayé qui sent son importance, et veut effrayer aussi; dailleurs, ce nétait pas une nouvelle effrayante que celle quattendait le roi. Toujours est-il que Laporte parut, le sourire sur les lèvres, près de la chaise du roi et lui dit: «-- Sire, la reine est bien heureuse et le serait encore plus de voir Votre Majesté.» Ce jour-là, Louis XIII eût donné sa couronne à un pauvre pour un Dieu gard! Gai, léger, vif, le roi sortit de table en disant, du ton que Henri IV eût pu prendre: «-- Messieurs, je vais voir ma femme.» Il arriva chez vous, madame, au moment où dame Péronne lui tendait un second prince, beau et fort comme le premier, en lui disant: «Sire, Dieu ne veut pas que le royaume de France tombe en quenouille. Le roi, dans son premier mouvement, sauta sur cet enfant et cria: «Merci, mon Dieu!» La béguine sarrêta en cet endroit, remarquant combien souffrait la reine. Anne dAutriche, renversée dans son fauteuil, la tête penchée, les yeux fixes, écoutait sans entendre et ses lèvres sagitaient convulsivement pour une prière à Dieu ou pour une imprécation contre cette femme. -- Ah! ne croyez pas que, sil ny a quun dauphin en France, sécria la béguine, ne croyez pas que, si la reine a laissé cet enfant végéter loin du trône, ne croyez pas quelle fût une mauvaise mère. Oh! non... Il est des gens qui savent combien de larmes elle a versées; il est des gens qui ont pu compter les ardents baisers quelle donnait à la pauvre créature en échange de cette vie de misère et dombre à laquelle la raison dÉtat condamnait le frère jumeau de Louis XIV. -- Mon Dieu! mon Dieu! murmura faiblement la reine. -- On sait, continua vivement la béguine, que le roi, se voyant deux fils, tous deux égaux en âge, en prétentions, trembla pour le salut de la France, pour la tranquillité de son État. On sait que M. le cardinal de Richelieu, mandé à cet effet par Louis XIII, réfléchit plus dune heure dans le cabinet de Sa Majesté, et prononça cette sentence: «Il y a un roi né pour succéder à Sa Majesté. Dieu en a fait naître un autre pour succéder à ce premier roi; mais, à présent, nous navons besoin que du premier-né; cachons le second à la France comme Dieu lavait caché à ses parents eux-mêmes.» Un prince, cest pour lÉtat la paix et la sécurité; deux compétiteurs, cest la guerre civile et lanarchie. La reine se leva brusquement, pâle et les poings crispés. -- Vous en savez trop, dit-elle dune voix sourde, puisque vous touchez aux secrets de lÉtat. Quant aux amis de qui vous tenez ce secret, ce sont des lâches, de faux amis. Vous êtes leur complice dans le crime qui saccomplit aujourdhui. Maintenant, à bas le masque, ou je vous fais arrêter par mon capitaine des gardes. Oh! ce secret ne me fait pas peur! Vous lavez eu, vous me le rendrez! Il se glacera dans votre sein; ni ce secret ni votre vie ne vous appartiennent plus à partir de ce moment! Anne dAutriche, joignant le geste à la menace, fit deux pas vers la béguine. -- Apprenez, dit celle-ci, à connaître la fidélité, lhonneur, la discrétion de vos amis abandonnés. Elle enleva soudain son masque. -- Mme de Chevreuse! sécria la reine. -- La seule confidente du secret, avec Votre Majesté. -- Ah! murmura Anne dAutriche, venez membrasser, duchesse. Hélas! cest tuer ses amis, que se jouer ainsi avec leurs chagrins mortels. Et la reine, appuyant sa tête sur lépaule de la vieille duchesse, laissa échapper de ses yeux une source de larmes amères. -- Que vous êtes jeune encore! dit celle-ci dune voix sourde. Vous pleurez! Chapitre CLXXXIII -- Deux amies La reine regarda fièrement Mme de Chevreuse. -- Je crois, dit-elle, que vous avez prononcé le mot heureuse en parlant de moi. Jusquà présent, duchesse, javais cru impossible quune créature humaine pût se trouver moins heureuse que la reine de France. -- Madame, vous avez été, en effet, une mère de douleurs. Mais, à côté de ces misères illustres dont nous nous entretenions tout à lheure, nous, vieilles amies, séparées par la méchanceté des hommes; à côté, dis-je, de ces infortunes royales, vous avez les joies peu sensibles, cest vrai, mais fort enviées de ce monde. -- Lesquelles? dit amèrement Anne dAutriche. Comment pouvez-vous prononcer le mot joie, duchesse, vous qui tout à lheure reconnaissiez quil faut des remèdes à mon corps et à mon esprit? Mme de Chevreuse se recueillit un moment. -- Que les rois sont loin des autres hommes! murmura-t-elle. -- Que voulez-vous dire? -- Je veux dire quils sont tellement éloignés du vulgaire, quils oublient pour les autres toutes les nécessités de la vie. Comme lhabitant de la montagne africaine qui, du sein de ses plateaux verdoyants rafraîchis par les ruisseaux de neige, ne comprend pas que lhabitant de la plaine meure de soif et de faim au milieu des terres calcinées par le soleil. La reine rougit légèrement; elle venait de comprendre. -- Savez-vous, dit-elle, que cest mal de nous avoir délaissée? -- Oh! madame, le roi a hérité, dit-on, la haine que me portait son père. Le roi me congédierait sil me savait au Palais-Royal. -- Je ne dis pas que le roi soit bien disposé en votre faveur, duchesse, répliqua la reine: mais, moi, je pourrais... secrètement. La duchesse laissa percer un sourire dédaigneux qui inquiéta son interlocutrice. -- Du reste, se hâta dajouter la reine, vous avez très bien fait de venir ici. -- Merci, madame! -- Ne fût-ce que pour nous donner cette joie de démentir le bruit de votre mort. -- On avait dit effectivement que jétais morte? -- Partout. -- Mes enfants navaient pas pris le deuil, cependant. -- Ah! vous savez, duchesse, la Cour voyage souvent; nous voyons peu MM. dAlbert et de Luynes, et bien des choses échappent dans les préoccupations au milieu desquelles nous vivons constamment. -- Votre Majesté neût pas dû croire au bruit de ma mort. -- Pourquoi pas? Hélas! nous sommes mortels; ne voyez-vous pas que moi, votre soeur cadette, comme nous disions autrefois, je penche déjà vers la sépulture? -- Votre Majesté, si elle avait cru que jétais morte, devait sétonner alors de navoir pas reçu de mes nouvelles. -- La mort surprend parfois bien vite, duchesse. -- Oh! Votre Majesté! Les âmes chargées de secrets comme celui dont nous parlions tout à lheure ont toujours un besoin dépanchement quil faut satisfaire davance. Au nombre des relais préparés pour léternité, on compte la mise en ordre de ses papiers. La reine tressaillit. -- Votre Majesté, dit la duchesse, saura dune façon certaine le jour de ma mort. -- Comment cela? -- Parce que Votre Majesté recevra le lendemain, sous une quadruple enveloppe, tout ce qui a échappé de nos petites correspondances si mystérieuses dautrefois. -- Vous navez pas brûlé? sécria Anne avec effroi. -- Oh! chère Majesté, répliqua la duchesse, les traîtres seuls brûlent une correspondance royale. -- Les traîtres? -- Oui, sans doute; ou plutôt ils font semblant de la brûler, la gardent ou la vendent. -- Mon Dieu! -- Les fidèles, au contraire, enfouissent précieusement de pareils trésors; puis, un jour, ils viennent trouver leur reine, et lui disent: «Madame, je vieillis, je me sens malade; il y a danger de mort pour moi, danger de révélation pour le secret de Votre Majesté; prenez donc ce papier dangereux et brûlez-le vous-même.» -- Un papier dangereux! Lequel? -- Quant à moi, je nen ai quun, cest vrai, mais il est bien dangereux. -- Oh! duchesse, dites, dites! -- Cest ce billet... daté du 2 août 1644, où vous me recommandiez daller à Noisy-le-Sec pour voir ce cher et malheureux enfant. Il y a cela de votre main, madame: «Cher malheureux enfant.» Il se fit un silence profond à ce moment: la reine sondait labîme, Mme de Chevreuse tendait son piège. -- Oui, malheureux, bien malheureux! murmura Anne dAutriche; quelle triste existence a-t-il menée, ce pauvre enfant, pour aboutir à une si cruelle fin! -- Il est mort? sécria vivement la duchesse avec une curiosité dont la reine saisit avidement laccent sincère. -- Mort de consomption, mort oublié, flétri, mort comme ces pauvres fleurs données par un amant et que la maîtresse laisse expirer dans un tiroir pour les cacher à tout le monde. -- Mort! répéta la duchesse avec un air de découragement qui eût bien réjoui la reine, sil neût été tempéré par un mélange de doute. Mort à Noisy-le-Sec? -- Mais oui, dans les bras de son gouverneur, pauvre serviteur honnête, qui na pas survécu longtemps. -- Cela se conçoit: cest si lourd à porter un deuil et un secret pareils. La reine ne se donna pas la peine de relever lironie de cette réflexion. Mme de Chevreuse continua. -- Eh bien! madame, je minformai, il y a quelques années, à Noisy-le-Sec même, du sort de cet enfant si malheureux. On mapprit quil ne passait pas pour être mort, voilà pourquoi je ne métais pas affligée tout dabord avec Votre Majesté. Oh! certes, si je leusse cru, jamais une allusion à ce déplorable événement ne fût venue réveiller les bien légitimes douleurs de Votre Majesté. -- Vous dites que lenfant ne passait pas pour être mort à Noisy? -- Non, madame. -- Que disait-on de lui, alors? -- On disait... On se trompait sans doute. -- Dites toujours. -- On disait quun soir, vers 1645, une dame belle et majestueuse, ce qui se remarqua malgré le masque et la mante qui la cachaient, une dame de haute qualité, de très haute qualité sans doute, était venue dans un carrosse à lembranchement de la route, la même, vous savez, où jattendais des nouvelles du jeune prince, quand Votre Majesté daignait my envoyer. -- Eh bien? -- Et que le gouverneur avait mené lenfant à cette dame. -- Après? -- Le lendemain, gouverneur et enfant avaient quitté le pays. -- Vous voyez bien! il y a du vrai là-dedans, puisque, effectivement, le pauvre enfant mourut dun de ces coups de foudre qui font que, jusquà sept ans, au dire des médecins, la vie des enfants tient à un fil. -- Oh! ce que dit Votre Majesté est la vérité; nul ne le sait mieux que vous, madame; nul ne le croit plus que moi. Mais admirez la bizarrerie... «Quest-ce encore?» pensa la reine. -- La personne qui mavait rapporté ces détails, qui avait été sinformer de la santé de lenfant, cette personne... -- Vous aviez confié un pareil soin à quelquun? Oh! duchesse! -- Quelquun de muet comme Votre Majesté, comme moi-même; mettons que cest moi-même, madame. Ce quelquun, dis-je, passant quelque temps après en Touraine... -- En Touraine? -- Reconnut le gouverneur et lenfant, pardon! crut les reconnaître, vivants tous deux, gais et heureux et florissants tous deux, lun dans sa verte vieillesse, lautre dans sa jeunesse en fleur! Jugez, daprès cela, ce que cest que les bruits qui courent, ayez donc foi, après cela, à quoi que ce soit de ce qui se passe en ce monde. Mais je fatigue Votre Majesté. Oh! ce nest pas mon intention, et je prendrai congé delle après lui avoir renouvelé lassurance de mon respectueux dévouement. -- Arrêtez, duchesse; causons un peu de vous. -- De moi? Oh! madame, nabaissez pas vos regards jusque-là. -- Pourquoi donc? Nêtes-vous pas ma plus ancienne amie? Est-ce que vous men voulez, duchesse? -- Moi! mon Dieu, pour quel motif? Serais-je venue auprès de Votre Majesté, si javais sujet de lui en vouloir? -- Duchesse, les ans nous gagnent; il faut nous serrer contre la mort qui menace. -- Madame, vous me comblez avec ces douces paroles. -- Nulle ne ma jamais aimée, servie comme vous, duchesse. -- Votre Majesté sen souvient? -- Toujours... Duchesse, une preuve damitié. -- Ah! madame, tout mon être appartient à Votre Majesté. -- Cette preuve, voyons! -- Laquelle? -- Demandez-moi quelque chose. -- Demander? -- Oh! je sais que vous êtes lâme la plus désintéressée, la plus grande, la plus royale. -- Ne me louez pas trop, madame, dit la duchesse inquiète. -- Je ne vous louerai jamais autant que vous le méritez. -- Avec lâge, avec les malheurs, on change beaucoup, madame. -- Dieu vous entende, duchesse! -- Comment cela? -- Oui, la duchesse dautrefois, la belle, la fière, ladorée Chevreuse meût répondu ingratement: «Je ne veux rien de vous.» Bénis soient donc les malheurs, sils sont venus, puisquils vous auront changée, et que peut-être vous me répondrez: «Jaccepte.» La duchesse adoucit son regard et son sourire; elle était sous le charme et ne se cachait plus. -- Parlez, chère, dit la reine, que voulez-vous? -- Il faut donc sexpliquer?... -- Sans hésitation. -- Eh bien! Votre Majesté peut me faire une joie indicible, une joie incomparable. -- Voyons, fit la reine, un peu refroidie par linquiétude. Mais, avant toute chose, ma bonne Chevreuse, souvenez-vous que je suis en puissance de fils comme jétais autrefois en puissance de mari. -- Je vous ménagerai, chère reine. -- Appelez-moi Anne, comme autrefois; ce sera un doux écho de la belle jeunesse. -- Soit. Eh bien! ma vénérée maîtresse, Anne chérie... -- Sais-tu toujours lespagnol? -- Toujours. -- Demande-moi en espagnol alors. -- Voici: faites-moi lhonneur de venir passer quelques jours à Dampierre. -- Cest tout? sécria la reine stupéfaite. -- Oui. -- Rien que cela? -- Bon Dieu! auriez-vous lidée que je ne vous demande pas là le plus énorme bienfait? Sil en est ainsi, vous ne me connaissez plus. Acceptez vous? -- Oui, de grand coeur. -- Oh! merci! -- Et je serai heureuse, continua la reine avec défiance si ma présence peut vous être utile à quelque chose. -- Utile? sécria la duchesse en riant. Oh! non, non, agréable, douce, délicieuse, oui, mille fois oui. Cest donc promis? -- Cest juré. La duchesse se jeta sur la main si belle de la reine et la couvrit de baisers. «Cest une bonne femme au fond, pensa la reine, et... généreuse desprit.» -- Votre Majesté, reprit la duchesse, consentirait-elle à me donner quinze jours? -- Oui, certes! Pourquoi? -- Parce que, dit la duchesse, me sachant en disgrâce, nul ne voulait me prêter les cent mille écus dont jai besoin pour réparer Dampierre. Mais, lorsquon va savoir que cest pour y recevoir Votre Majesté, tous les fonds de Paris afflueront chez moi. -- Ah! fit la reine en remuant doucement la tête avec intelligence, cent mille écus! il faut cent mille écus pour réparer Dampierre? -- Tout autant. -- Et personne ne veut vous les prêter? -- Personne. -- Je les prêterai, moi, si vous voulez, duchesse. -- Oh! je noserais. -- Vous auriez tort. -- Vrai? -- Foi de reine!... Cent mille écus, ce nest réellement pas beaucoup. -- Nest-ce pas? -- Non. Oh! je sais que vous navez jamais fait payer votre discrétion ce quelle vaut. Duchesse, avancez-moi cette table, que je vous fasse un bon sur M. Colbert; non, sur M. Fouquet, qui est un bien plus galant homme. -- Paie-t-il? -- Sil ne paie pas, je paierai; mais ce serait la première fois quil me refuserait. La reine écrivit, donna la cédule à la duchesse, et la congédia après lavoir gaiement embrassée. Chapitre CLXXXIV -- Comment Jean de La Fontaine fit son premier conte Toutes ces intrigues sont épuisées; lesprit humain, si multiple dans ses exhibitions, a pu se développer à laise dans les trois cadres que notre récit lui a fournis. Peut-être sagira-t-il encore de politique et dintrigues dans le tableau que nous préparons, mais les ressorts en seront tellement cachés, que lon ne verra que les fleurs et les peintures, absolument comme dans ces théâtres forains où paraît, sur la scène, un colosse qui marche mû par les petites jambes et les bras grêles dun enfant caché dans sa carcasse. Nous retournons à Saint-Mandé, où le surintendant reçoit, selon son habitude, sa société choisie dépicuriens. Depuis quelque temps, le maître a été rudement éprouvé. Chacun se ressent au logis de la détresse du ministre. Plus de grandes et folles réunions. La finance a été un prétexte pour Fouquet, et jamais, comme le dit spirituellement Gourville, prétexte na été plus fallacieux; de finances, pas lombre. M. Vatel singénie à soutenir la réputation de la maison. Cependant les jardiniers, qui alimentent les offices, se plaignent dun retard ruineux. Les expéditionnaires de vins dEspagne envoient fréquemment des mandats que nul ne paie. Les pêcheurs que le surintendant gage sur les côtes de Normandie supputent que, sils étaient remboursés, la rentrée de la somme leur permettrait de se retirer à terre. La marée, qui, plus tard, doit faire mourir Vatel, la marée narrive pas du tout. Cependant, pour le jour de réception ordinaire, les amis de Fouquet se présentent plus nombreux que de coutume. Gourville et labbé Fouquet causent finances, cest-à-dire que labbé emprunte quelques pistoles à Gourville. Pélisson, assis les jambes croisées, termine la péroraison dun discours par lequel Fouquet doit rouvrir le Parlement. Et ce discours est un chef-doeuvre, parce que Pélisson le fait pour son ami, cest-à-dire quil y met tout ce que, certainement, il nirait pas chercher pour lui-même. Bientôt, se disputant sur les rimes faciles, arrivent du fond du jardin Loret et La Fontaine. Les peintres et les musiciens se dirigent à leur tour du côté de la salle à manger. Lorsque huit heures sonneront, on soupera. Le surintendant ne fait jamais attendre. Il est sept heures et demie; lappétit sannonce assez galamment. Quand tous les convives sont réunis, Gourville va droit à Pélisson, le tire de sa rêverie et lamène au milieu dun salon dont il a fermé les portes. -- Eh bien! dit-il, quoi de nouveau? Pélisson, levant sa tête intelligente et douce: -- Jai emprunté, dit-il, vingt-cinq mille livres à ma tante. Les voici en bons de caisse. -- Bien, répondit Gourville, il ne manque plus que cent quatre- vingt-quinze mille livres pour le premier paiement. -- Le paiement de quoi? demanda La Fontaine du ton quil mettait à dire: «Avez-vous lu Baruch?» -- Voilà encore mon distrait, dit Gourville. Quoi! cest vous qui nous avez appris que la petite terre de Corbeil allait être vendue par un créancier de M. Fouquet; cest vous qui avez proposé la cotisation de tous les amis dÉpicure; cest vous qui avez dit que vous feriez vendre un coin de votre maison de Château-Thierry pour fournir votre contingent, et vous venez dire aujourdhui: «Le paiement de quoi?» Un rire universel accueillit cette sortie et fit rougir La Fontaine. -- Pardon, pardon, dit-il, cest vrai, je navais pas oublié. Oh! non; seulement... -- Seulement, tu ne te souvenais plus, répliqua Loret. -- Voilà la vérité. Le fait est quil a raison. Entre oublier et ne plus se souvenir, il y a une grande différence. -- Alors, ajouta Pélisson, vous apportez cette obole, prix du coin de terre vendu? -- Vendu? Non. -- Vous navez pas vendu votre clos? demanda Gourville étonné, car il connaissait le désintéressement du poète. -- Ma femme na pas voulu, répondit ce dernier. Nouveaux rires. -- Cependant, vous êtes allé à Château-Thierry pour cela? lui fut- il répondu. -- Certes, et à cheval. -- Pauvre Jean! -- Huit chevaux différents: jétais roué. -- Excellent ami!... Et là-bas vous vous êtes reposé? -- Reposé? Ah bien! oui! Là-bas, jai eu bien de la besogne. -- Comment cela? -- Ma femme avait fait des coquetteries avec celui à qui je voulais vendre la terre. Cet homme sest dédit; je lai appelé en duel. -- Très bien! dit le poète; et vous vous êtes battus? -- Il paraît que non. -- Vous nen savez donc rien? -- Non, ma femme et ses parents se sont mêlés de cela. Jai eu un quart dheure durant lépée à la main; mais je nai pas été blessé. -- Et ladversaire? -- Ladversaire non plus; il nétait pas venu sur le terrain. -- Cest admirable! sécria-t-on de toutes parts; vous avez dû vous courroucer? -- Très fort; javais gagné un rhume; je suis rentré à la maison, et ma femme ma querellé. -- Tout de bon? -- Tout de bon. Elle ma jeté un pain à la tête, un gros pain. -- Et vous? -- Moi? Je lui ai renversé toute la table sur le corps, et sur le corps de ses convives; puis je suis remonté à cheval, et me voilà. Nul neût su tenir son sérieux à lexposé de cette héroïde comique. Quand louragan des rires se fut un peu calmé: -- Voilà tout ce que vous avez rapporté? dit-on à La Fontaine. -- Oh! non pas, jai eu une excellente idée. -- Dites. -- Avez-vous remarqué quil se fait en France beaucoup de poésies badines? -- Mais oui, répliqua lassemblée. -- Et que, poursuivit La Fontaine, il ne sen imprime que fort peu? -- Les lois sont dures, cest vrai. -- Eh bien! marchandise rare est une marchandise chère, ai-je pensé. Cest pourquoi je me suis mis à composer un petit poème extrêmement licencieux. -- Oh! oh! cher poète. -- Extrêmement grivois. -- Oh! oh! -- Extrêmement cynique. -- Diable! diable! -- Jy ai mis, continua froidement le poète, tout ce que jai pu trouver de mots galants. Chacun se tordait de rire, tandis que ce brave poète mettait ainsi lenseigne à sa marchandise. -- Et, poursuivit-il, je mappliquai à dépasser tout ce que Boccace, lArétin et autres maîtres ont fait dans ce genre. -- Bon Dieu! sécria Pélisson; mais il sera damné! -- Vous croyez? demanda naïvement La Fontaine; je vous jure que je nai pas fait cela pour moi, mais uniquement pour M. Fouquet. Cette conclusion mirifique mit le comble à la satisfaction des assistants. -- Et jai vendu cet opuscule huit cent livres la première édition, sécria La Fontaine en se frottant les mains. Les livres de piété sachètent moitié moins. -- Il eût mieux valu, dit Gourville en riant, faire deux livres de piété. -- Cest trop long et pas assez divertissant, répliqua tranquillement La Fontaine; mes huit cents livres sont dans ce petit sac; je les offre. Et il mit, en effet, son offrande dans les mains du trésorier des épicuriens. Puis ce fut au tour de Loret, qui donna cent cinquante livres; les autres sépuisèrent de même. Il y eut, compte fait, quarante mille livres dans lescarcelle. Jamais plus généreux deniers ne résonnèrent dans les balances divines où la charité pèse les bons coeurs et les bonnes intentions contre les pièces fausses des dévots hypocrites. On faisait encore tinter les écus quand le surintendant entra ou plutôt se glissa dans la salle. Il avait tout entendu. On vit cet homme, qui avait remué tant de milliards, ce riche qui avait épuisé tous les plaisirs et tous les honneurs, ce coeur immense, ce cerveau fécond qui avaient, comme deux creusets avides, dévoré la substance matérielle et morale du premier royaume du monde, on vit Fouquet dépasser le seuil avec les yeux pleins de larmes, tremper ses doigts blancs et fins dans lor et largent. -- Pauvre aumône, dit-il dune voix tendre et émue, tu disparaîtras dans le plus petit des plis de ma bourse vide; mais tu as empli jusquau bord ce que nul népuisera jamais: mon coeur! Merci, mes amis, merci! Et, comme il ne pouvait embrasser tous ceux qui se trouvaient là et qui pleuraient bien aussi un peu, tout philosophes quils étaient, il embrassa La Fontaine en lui disant: -- Pauvre garçon qui sest fait battre pour moi par sa femme, et damner par son confesseur! -- Bon! ce nest rien, répondit le poète; que vos créanciers attendent deux ans, jaurai fait cent autres contes qui, à deux éditions chacun, paieront la dette. Chapitre CLXXXV -- La Fontaine négociateur Fouquet serra la main de La Fontaine avec une charmante effusion... -- Mon cher poète, lui dit-il, faites-nous cent autres contes, non seulement pour les quatre-vingts pistoles que chacun deux rapportera, mais encore pour enrichir notre langue de cent chefs- doeuvre. -- Oh! oh! dit La Fontaine en se rengorgeant, il ne faut pas croire que jaie seulement apporté cette idée et ces quatre-vingts pistoles à M. le surintendant. -- Oh! mais, sécria-t-on de toutes parts, M. de La Fontaine est en fonds aujourdhui. -- Bénie soit lidée, si elle mapporte un ou deux millions, dit gaiement Fouquet. -- Précisément, répliqua La Fontaine. -- Vite, vite! cria lassemblée. -- Prenez garde, dit Pélisson à loreille de La Fontaine, vous avez eu grand succès jusquà présent, nallez pas lancer la flèche au-delà du but. -- Nenni, monsieur Pélisson, et, vous qui êtes un homme de goût, vous mapprouverez tout le premier. -- Il sagit de millions? dit Gourville. -- Jai là quinze cent mille livres, monsieur Gourville. Et il frappa sa poitrine. -- Au diable, le Gascon de Château-Thierry! cria Loret. -- Ce nest pas la poche quil fallait toucher, dit Fouquet, cest la cervelle. -- Tenez, ajouta La Fontaine, monsieur le surintendant, vous nêtes pas un procureur général, vous êtes un poète. -- Cest vrai! sécrièrent Loret, Conrart, et tout ce quil y avait là de gens de lettres. -- Vous êtes, dis-je, un poète et un peintre, un statuaire, un ami des arts et des sciences; mais, avouez-le vous-même, vous nêtes pas un homme de robe. -- Je lavoue, répliqua en souriant M. Fouquet. -- On vous mettrait de lAcadémie que vous refuseriez, nest-ce pas? -- Je crois que oui, nen déplaise aux académiciens. -- Eh bien! pourquoi, ne voulant pas faire partie de lAcadémie, vous laissez-vous aller à faire partie du Parlement? -- Oh! oh! dit Pélisson, nous parlons politique? -- Je demande, poursuivit La Fontaine, si la robe sied ou ne sied pas à M. Fouquet. -- Ce nest pas de la robe quil sagit, riposta Pélisson, contrarié des rires de lassemblée. -- Au contraire, cest de la robe, dit Loret. -- Ôtez la robe au procureur général, dit Conrart, nous avons M. Fouquet, ce dont nous ne nous plaignons pas; mais comme il nest pas de procureur général sans robe, nous déclarons, daprès M. de La Fontaine, que certainement la robe est un épouvantail. -- _Fugiunt risus leporesque_, dit Loret. -- Les ris et les grâces, fit un savant. -- Moi, poursuivit Pélisson gravement, ce nest pas comme cela que je traduis _lepores_. -- Et comment le traduisez-vous? demanda La Fontaine. -- Je le traduis ainsi: «Les lièvres se sauvent en voyant M. Fouquet.» Éclats de rire, dont le surintendant prit sa part. -- Pourquoi les lièvres? objecta Conrart piqué. -- Parce que le lièvre sera celui qui ne se réjouira point de voir M. Fouquet dans les attributs de sa force parlementaire. -- Oh! oh! murmurèrent les poètes. -- _Quo non ascendam?_ dit Conrart, me paraît impossible avec une robe de procureur. -- Et à moi, sans cette robe, dit lobstiné Pélisson. Quen pensez-vous, Gourville? -- Je pense que la robe est bonne, répliqua celui-ci; mais je pense également quun million et demi vaudrait mieux que la robe. -- Et je suis de lavis de Gourville, sécria Fouquet en coupant court à la discussion par son opinion, qui devait nécessairement dominer toutes les autres. -- Un million et demi! grommela Pélisson; pardieu! je sais une fable indienne... -- Contez-la-moi, dit La Fontaine; je dois la savoir aussi. -- La tortue avait une carapace, dit Pélisson; elle se réfugiait là-dedans quand ses ennemis la menaçaient. Un jour, quelquun lui dit: «Vous avez bien chaud lété dans cette maison-là, et vous êtes bien empêchée de montrer vos grâces. Voilà la couleuvre qui vous donnera un million et demi de votre écaille.» -- Bon! fit le surintendant en riant. -- Après? fit La Fontaine, intéressé par lapologue bien plus que par la moralité. -- La tortue vendit sa carapace et resta nue. Un vautour la vit; il avait faim; il lui brisa les reins dun coup de bec et la dévora. -- Ô _muthos déloï?_... dit Conrart. -- Que M. Fouquet fera bien de garder sa robe. La Fontaine prit la moralité au sérieux. -- Vous oubliez Eschyle, dit-il à son adversaire. -- Quest-ce à dire? -- Eschyle le Chauve. -- Après? -- Eschyle, dont un vautour, votre vautour probablement, grand amateur de tortues, prit den haut le crâne pour une pierre, et lança sur ce crâne une tortue toute blottie dans sa carapace. -- Eh! mon Dieu! La Fontaine a raison, reprit Fouquet devenu pensif, tout vautour, quand il a faim de tortues, sait bien leur briser gratis lécaille; trop heureuses les tortues dont une couleuvre paie lenveloppe un million et demi. Quon mapporte une couleuvre généreuse comme celle de votre fable, Pélisson, et je lui donne ma carapace. -- _Rara avis in terris!_ sécria Conrart. -- Et semblable à un cygne noir, nest-ce pas? ajouta La Fontaine. Eh bien! oui, précisément, un oiseau tout noir et très rare; je lai trouvé. -- Vous avez trouvé un acquéreur pour ma charge de procureur? sécria Fouquet. -- Oui, monsieur. -- Mais M. le surintendant na jamais dit quil dût vendre, reprit Pélisson. -- Pardonnez-moi: vous-même, vous en avez parlé, dit Conrart. -- Jen suis témoin, fit Gourville. -- Il tient aux beaux discours quil me fait, dit en riant Fouquet. Cet acquéreur, voyons, La Fontaine? -- Un oiseau tout noir, un conseiller au Parlement, un brave homme. -- Qui sappelle? -- Vanel. -- Vanel! sécria Fouquet, Vanel! le mari de?... -- Précisément, son mari; oui, monsieur. -- Ce cher homme! dit Fouquet avec intérêt, il veut être procureur général? -- Il veut être tout ce que vous êtes, monsieur, dit Gourville, et faire absolument ce que vous avez fait. -- Oh! mais cest bien réjouissant: contez-nous donc cela, La Fontaine. -- Cest tout simple. Je le vois de temps en temps. Tantôt je le rencontre: il flânait sur la place de la Bastille, précisément vers linstant où jallais prendre le petit carrosse de Saint- Mandé. -- Il devait guetter sa femme, bien sûr, interrompit Loret. -- Oh! mon Dieu, non, dit simplement Fouquet; il nest pas jaloux. -- Il maborde donc, membrasse, me conduit au Cabaret de l_Image-Saint Fiacre_, et mentretient de ses chagrins. -- Il a des chagrins? -- Oui, sa femme lui donne de lambition. -- Et il vous dit?... -- Quon lui a parlé dune charge au Parlement; que le nom de M. Fouquet a été prononcé, que, depuis ce temps Mme Vanel rêve de sappeler Mme la procureuse générale, et quelle en meurt toutes les nuits quelle nen rêve pas. -- Pauvre femme! dit Fouquet. -- Attendez. Conrart me dit toujours que je ne sais pas faire les affaires: vous allez voir comment je menai celle-ci. -- Voyons! -- «Savez-vous, dis-je à Vanel, que cest cher, une charge comme celle de M. Fouquet?» -- «Combien à peu près?» fit-il. -- «M. Fouquet en a refusé dix-sept cent mille livres.» -- «Ma femme, répliqua Vanel, avait mis cela aux environs de quatorze cent mille.» -- «Comptant?» lui fis-je. -- «Oui; elle a vendu un bien en Guienne, elle a réalisé.» -- Cest un joli lot à toucher dun coup, dit sentencieusement labbé Fouquet, qui navait pas encore parlé. -- Cette pauvre dame Vanel! murmura Fouquet. Pélisson haussa les épaules. -- Un démon! dit-il bas à loreille de Fouquet. -- Précisément!... Il serait charmant demployer largent de ce démon à réparer le mal que sest fait pour moi un ange. Pélisson regarda dun air surpris Fouquet, dont les pensées se fixaient, à partir de ce moment, sur un nouveau but. -- Eh bien! demanda La Fontaine, ma négociation? -- Admirable! cher poète. -- Oui, dit Gourville; mais tel se vante davoir envie dun cheval, qui na pas seulement de quoi payer la bride. -- Le Vanel se dédirait si on le prenait au mot, continua labbé Fouquet. -- Je ne crois pas, dit La Fontaine. -- Quen savez-vous? -- Cest que vous ignorez le dénouement de mon histoire. -- Ah! sil y a un dénouement, dit Gourville, pourquoi flâner en route? -- _Semper ad adventum, _nest-ce pas cela? dit Fouquet du ton dun grand seigneur qui se fourvoie dans les barbarismes. Les latinistes battirent des mains. -- Mon dénouement, sécria La Fontaine, cest que Vanel, ce tenace oiseau, sachant que je venais à Saint-Mandé, ma supplié de lemmener. -- Oh! oh! -- Et de le présenter, sil était possible, à Monseigneur. -- En sorte?... -- En sorte quil est là, sur la pelouse du Bel-Air. -- Comme un scarabée. -- Vous dites cela, Gourville, à cause des antennes, mauvais plaisant! -- Eh bien! monsieur Fouquet? -- Eh bien! il ne convient pas que le mari de Mme Vanel senrhume hors de chez moi; envoyez-le quérir, La Fontaine, puisque vous savez où il est. -- Jy cours moi-même. -- Je vous y accompagne, dit labbé Fouquet; je porterai les sacs. -- Pas de mauvaise plaisanterie, dit sévèrement Fouquet; que laffaire soit sérieuse, si affaire il y a. Tout dabord, soyons hospitaliers. Excusez-moi bien, La Fontaine, auprès de ce galant homme, et dites-lui que je suis désespéré de lavoir fait attendre, mais que jignorais quil fût là. La Fontaine était déjà parti. Par bonheur, Gourville laccompagnait; car, tout entier à ses chiffres, le poète se trompait de route, et courait vers Saint Maur. Un quart dheure après, M. Vanel fut introduit dans le cabinet du surintendant, ce même cabinet dont nous avons donné la description et les aboutissants au commencement de cette histoire. Fouquet, le voyant entrer appela Pélisson, et lui parla quelques minutes à loreille. -- Retenez bien ceci, lui dit-il: que toute largenterie, que toute la vaisselle, que tous les joyaux soient emballés dans le carrosse. Vous prendrez les chevaux noirs; lorfèvre vous accompagnera; vous reculerez le souper jusquà larrivée de Mme de Bellière. -- Encore faut-il que Mme de Bellière soit prévenue, dit Pélisson. -- Inutile, je men charge. -- Très bien. -- Allez, mon ami. Pélisson partit, devinant mal, mais confiant, comme sont tous les vrais amis, dans la volonté quil subissait. Là est la force des âmes délite. La défiance nest faite que pour les natures inférieures. Vanel sinclina donc devant le surintendant. Il allait commencer une harangue. -- Asseyez-vous, monsieur, lui dit civilement Fouquet. Il me paraît que vous voulez acquérir ma charge? -- Monseigneur... -- Combien pouvez-vous men donner? -- Cest à vous, monseigneur, de fixer le chiffre. Je sais quon vous a fait des offres. -- Mme Vanel, ma-t-on dit, lestime quatorze cent mille livres. -- Cest tout ce que nous avons. -- Pouvez-vous donner la somme tout de suite? -- Je ne lai pas sur moi, dit naïvement Vanel, effaré de cette simplicité, de cette grandeur, lui qui sattendait à des luttes, à des finesses, à des marches déchiquier. -- Quand laurez-vous? -- Quand il plaira à Monseigneur. Et il tremblait que Fouquet ne se jouât de lui. -- Si ce nétait la peine de retourner à Paris, je vous dirais tout de suite... -- Oh! monseigneur... -- Mais, interrompit le surintendant, mettons le solde et la signature à demain matin. -- Soit, répliqua Vanel glacé, abasourdi. -- Six heures, ajouta Fouquet. -- Six heures, répéta Vanel. -- Adieu, monsieur Vanel! Dites à Mme Vanel que je lui baise les mains. Et Fouquet se leva. Alors Vanel, à qui le sang montait aux yeux et qui commençait à perdre le tête: -- Monseigneur, monseigneur, dit-il sérieusement, est-ce que vous me donnez parole? Fouquet tourna la tête. -- Pardieu! dit-il; et vous? Vanel hésita, frissonna et finit par avancer timidement sa main. Fouquet ouvrit et avança noblement la sienne. Cette main loyale simprégna une seconde de la moiteur dun main hypocrite; Vanel serra les doigts de Fouquet pour se mieux convaincre. Le surintendant dégagea doucement sa main. -- Adieu! dit-il. Vanel courut à reculons vers la porte, se précipita par les vestibules et senfuit. Pélisson introduisit cet homme dans le cabinet que Fouquet navait pas encore quitté. Le surintendant remercia lorfèvre davoir bien voulu lui garder comme un dépôt ces richesses quil avait le droit de vendre. Il jeta les yeux sur le total des comptes, qui sélevait à treize cent mille livres. Puis, se plaçant à son bureau, il écrivit un bon de quatorze cent mille livres, payables à vue à sa caisse, avant midi le lendemain. -- Cent mille livres de bénéfice! sécria lorfèvre. Ah! monseigneur, quelle générosité! -- Non pas, non pas, monsieur, dit Fouquet en lui touchant lépaule, il est des politesses qui ne se paient jamais. Le bénéfice est à peu près celui que vous eussiez fait; mais il reste lintérêt de votre argent. En disant ces mots, il détachait de sa manchette un bouton de diamants que ce même orfèvre avait bien souvent estimé trois mille pistoles. -- Prenez ceci en mémoire de moi, dit-il à lorfèvre, et adieu; vous êtes un honnête homme. -- Et vous, sécria lorfèvre, touché profondément, vous, monseigneur, vous êtes un brave seigneur. Fouquet fit passer le digne orfèvre par une porte dérobée; puis il alla recevoir Mme de Bellière, que tous les conviés entouraient déjà. La marquise était belle toujours; mais, ce jour-là, elle resplendissait. -- Ne trouvez-vous pas, messieurs, dit Fouquet, que Madame est dune beauté incomparable ce soir? Savez-vous pourquoi? -- Parce que Madame est la plus belle des femmes, dit quelquun. -- Non, mais parce quelle en est la meilleure. Cependant... -- Cependant? dit la marquise en souriant. -- Cependant, tous les joyaux que porte Madame ce soir sont des pierres fausses. Elle rougit. Chapitre CLXXXVI -- La vaisselle et les diamants de Madame de Bellière À peine Fouquet eut-il congédié Vanel, quil réfléchit un moment. -- On ne saurait trop faire, dit-il, pour la femme que lon a aimée. Marguerite désire être procureuse, pourquoi ne lui pas faire ce plaisir? Maintenant que la conscience la plus scrupuleuse ne saurait rien me reprocher, pensons à la femme qui maime. Mme de Bellière doit être là. Il indiqua du doigt la porte secrète. Sétant enfermé, il ouvrit le couloir souterrain et se dirigea rapidement vers la communication établie entre la maison de Vincennes et sa maison à lui. Il avait négligé davertir son amie avec la sonnette, bien assuré quelle ne manquait jamais au rendez-vous. En effet, la marquise était arrivée. Elle attendait. Le bruit que fit le surintendant lavertit; elle accourut pour recevoir par- dessous la porte le billet quil lui passa. _«Venez, marquise, on vous attend pour souper._» Heureuse et active, Mme de Bellière gagna son carrosse dans lavenue de Vincennes, et elle vint tendre sa main sur le perron à Gourville, qui, pour mieux plaire au maître, guettait son arrivée dans la cour. Elle navait pas vu entrer, fumants et blancs décume, les chevaux noirs de Fouquet, qui ramenaient à Saint-Mandé Pélisson et lorfèvre lui-même à qui Mme de Bellière avait vendu sa vaisselle et ses joyaux. -- Oh! oh! sécrièrent tous les convives; on peut dire cela sans crainte dune femme qui a les plus beaux diamants de Paris. -- Eh bien? dit tout bas Fouquet à Pélisson. -- Eh bien! jai enfin compris, répliqua celui-ci, et vous avez bien fait. -- Cest heureux, fit en souriant le surintendant. -- Monseigneur est servi, cria majestueusement Vatel. Le flot des convives se précipita moins lentement quil nest dusage dans les fêtes ministérielles vers la salle à manger, où les attendait un magnifique spectacle. Sur les buffets, sur les dressoirs, sur la table, au milieu des fleurs et des lumières, brillait à éblouir la vaisselle dor et dargent la plus riche quon pût voir; cétait un reste de ces vieilles magnificences que les artistes florentins, amenés par les Médicis, avaient sculptées, ciselées fondues pour les dressoirs de fleurs, quand il y avait de lor en France; ces merveilles cachées, enfouies pendant les guerres civiles, avaient reparu timidement dans les intermittences de cette guerre de bon goût quon appelait la Fronde; alors que seigneurs, se battant contre seigneurs, se tuaient mais ne se pillaient pas. Toute cette vaisselle était marquée aux armes de Mme de Bellière. -- Tiens, sécria La Fontaine, un P. et un B. Mais ce quil y avait de plus curieux, cétait le couvert de la marquise, à la place que lui avait assignée Fouquet; près de lui sélevait une pyramide de diamants, de saphirs, démeraudes, de camées antiques; la sardoine gravée par les vieux Grecs de lAsie Mineure avec ses montures dor de Mysie, les curieuses mosaïques de la vieille Alexandrie montées en argent, les bracelets massifs de lÉgypte de Cléopâtre jonchaient un vaste plat de Palissy, supporté sur un trépied de bronze doré, sculpté par Benvenuto. La marquise pâlit en voyant ce quelle ne comptait jamais revoir. Un profond silence, précurseur des émotions vives, occupait la salle engourdie et inquiète. Fouquet ne fit pas même un signe pour chasser tous les valets chamarrés qui couraient, abeilles pressées, autour des vastes buffets et des tables doffice. -- Messieurs, dit-il, cette vaisselle que vous voyez appartenait à Mme de Bellière, qui, un jour, voyant un de ses amis dans la gêne, envoya tout cet or et tout cet argent chez lorfèvre avec cette masse de joyaux qui se dressent là devant elle. Cette belle action dune amie devait être comprise par des amis tels que vous. Heureux lhomme qui se voit aimé ainsi! Buvons à la santé de Mme de Bellière. Une immense acclamation couvrit ses paroles et fit tomber muette, pâmée sur son siège, la pauvre femme, qui venait de perdre ses sens, pareille aux oiseaux de la Grèce qui traversaient le ciel au-dessus de larène à Olympie. -- Et puis, ajouta Pélisson, que toute vertu touchait, que toute beauté charmait, buvons un peu aussi à celui qui inspira la belle action de Madame; car un pareil homme doit être digne dêtre aimé. Ce fut le tour de la marquise. Elle se leva pâle et souriante, tendit son verre avec une main défaillante dont les doigts tremblants frottèrent les doigts de Fouquet, tandis que ses yeux mourants encore allaient chercher tout lamour qui brûlait dans ce généreux coeur. Commencé de cette héroïque façon, le souper devint promptement une fête; nul ne soccupa plus davoir de lesprit, personne nen manqua. La Fontaine oublia son vin de Gorgny, et permit à Vatel de le réconcilier avec les vins du Rhône et ceux dEspagne. Labbé Fouquet devint si bon, que Gourville lui dit: -- Prenez garde, monsieur labbé! si vous êtes aussi tendre, on vous mangera. Les heures sécoulèrent ainsi joyeuses et secouant des roses sur les convives. Contre son ordinaire, le surintendant ne quitta pas la table avant les dernières largesses du dessert. Il souriait à la plupart de ses amis, ivre comme on lest quand on a enivré le coeur avant la tête, et, pour la première fois, il venait de regarder lhorloge. Soudain une voiture roula dans la cour, et on lentendit, chose étrange! au milieu du bruit et des chansons. Fouquet dressa loreille, puis il tourna les yeux vers lantichambre. Il lui sembla quun pas y retentissait, et que ce pas, au lieu de fouler le sol, pesait sur son coeur. Instinctivement son pied quitta le pied que Mme de Bellière appuyait sur le sien depuis deux heures. -- M. dHerblay, évêque de Vannes, cria lhuissier. Et la figure sombre et pensive dAramis apparut sur le seuil, entre les débris de deux guirlandes dont une flamme de lampe venait de rompre les fils. Chapitre CLXXXVII -- La quittance de M. de Mazarin Fouquet eût poussé un cri de joie en apercevant un ami nouveau, si lair glacé, le regard distrait dAramis ne lui eussent rendu toute sa réserve. -- Est-ce que vous nous aidez à prendre le dessert? demanda-t-il cependant; est-ce que vous ne vous effraierez pas un peu de tout ce bruit que font nos folies? -- Monseigneur, répliqua respectueusement Aramis, je commencerai par mexcuser près de vous de troubler votre joyeuse réunion; puis je vous demanderai, après le plaisir, un moment daudience pour les affaires. Comme ce mot affaires avait fait dresser loreille à quelques épicuriens, Fouquet se leva. -- Les affaires toujours, dit-il, monsieur dHerblay; trop heureux sommes nous quand les affaires narrivent quà la fin du repas. Et, ce disant, il prit la main de Mme de Bellière, qui le considérait avec une sorte dinquiétude; il la conduisit dans le plus voisin salon, après lavoir confiée aux plus raisonnables de la compagnie. Quant à lui, prenant Aramis par le bras, il se dirigea vers son cabinet. Aramis, une fois là, oublia le respect de létiquette. Il sassit: -- Devinez, dit-il, qui jai vu ce soir? -- Mon cher chevalier, toutes les fois que vous commencez de la sorte, je suis sûr de mentendre annoncer quelque chose de désagréable. -- Cette fois encore, vous ne vous serez pas trompé, mon cher ami, répliqua Aramis. -- Ne me faites pas languir, ajouta flegmatiquement Fouquet. -- Eh bien! jai vu Mme de Chevreuse. -- La vieille duchesse? -- Oui. -- Ou son ombre? -- Non pas. Une vieille louve. -- Sans dents? -- Cest possible, mais non pas sans griffes. -- Eh bien! pourquoi men voudrait-elle? Je ne suis pas avare avec les femmes qui ne sont pas prudes. Cest là une qualité que prise toujours même la femme qui nose plus provoquer lamour. -- Mme de Chevreuse le sait bien, que vous nêtes pas avare, puisquelle veut vous arracher de largent. -- Bon! sous quel prétexte? -- Ah! les prétextes ne lui manquent jamais. Voici le sien. -- Jécoute. -- Il paraîtrait que la duchesse possède plusieurs lettres de M. de Mazarin. -- Cela ne métonne pas, le prélat était galant. -- Oui; mais ces lettres nauraient pas de rapport avec les amours du prélat. Elles traitent, dit-on, daffaires de finances. -- Cest moins intéressant. -- Vous ne soupçonnez pas un peu ce que je veux dire? -- Pas du tout. -- Nauriez-vous jamais entendu parler dune accusation de détournement de fonds? -- Cent fois! mille fois! Depuis que je suis aux affaires, mon cher dHerblay, je nai jamais entendu parler que de cela. Cest comme vous, évêque, lorsquon vous reproche votre impiété; vous, mousquetaire, votre poltronnerie; ce quon reproche perpétuellement au ministre des Finances, cest de voler les finances. -- Bien; mais précisons, car M. de Mazarin précise, à ce que dit la duchesse. -- Voyons ce quil précise. -- Quelque chose comme une somme de treize millions dont vous seriez fort empêché, vous, de préciser lemploi. -- Treize millions! dit le surintendant en sallongeant dans son fauteuil pour mieux lever la tête vers le plafond. Treize millions... Ah! dame! je les cherche, voyez-vous, parmi tous ceux quon maccuse davoir volés. -- Ne riez pas, mon cher monsieur, cest grave. Il est certain que la duchesse a les lettres, et que les lettres doivent être bonnes, attendu quelle voulait les vendre cinq cent mille livres. -- On peut avoir une fort jolie calomnie pour ce prix-là, répondit Fouquet. Eh! mais je sais ce que vous voulez dire. Fouquet se mit à rire de bon coeur. -- Tant mieux! fit Aramis peu rassuré. -- Lhistoire de ces treize millions me revient. Oui, cest cela; je les tiens. -- Vous me faites grand plaisir. Voyons un peu. -- Imaginez-vous, mon cher, que le _signor_ Mazarin, Dieu ait son âme! fit un jour ce bénéfice de treize millions sur une concession de terres en litige dans la Valteline; il les biffa sur le registre des recettes, me les fit envoyer, et se les fit donner par moi, pour frais de guerre. -- Bien. Alors la destination est justifiée. -- Non pas; le cardinal les fit placer sous mon nom, et menvoya une décharge. -- Vous avez cette décharge? -- Parbleu! dit Fouquet en se levant tranquillement pour aller aux tiroirs de son vaste bureau débène incrusté de nacre et dor. -- Ce que jadmire en vous, dit Aramis charmé, cest votre mémoire dabord, puis votre sang-froid, et enfin lordre parfait qui règne dans votre administration, à vous, le poète par excellence. -- Oui, dit Fouquet, jai de lordre par esprit de paresse, pour mépargner de chercher. Ainsi, je sais que le reçu de Mazarin est dans le troisième tiroir, lettre M.; jouvre ce tiroir et je mets immédiatement la main sur le papier quil me faut. La nuit, sans bougie, je le trouverais. Et il palpa dune main sûre la liasse de papiers entassés dans le tiroir ouvert. -- Il y a plus, continua-t-il, je me rappelle ce papier comme si je le voyais; il est fort, un peu rugueux, doré sur tranche; Mazarin avait fait un pâté dencre sur le chiffre de la date. Eh bien! fit-il, voilà le papier qui sent quon soccupe de lui et quil est nécessaire, il se cache et se révolte. Et le surintendant regarda dans le tiroir. -- Cest étrange, dit Fouquet. -- Votre mémoire vous fait défaut, mon cher monsieur, cherchez dans une autre liasse. Fouquet prit la liasse et la parcourut encore une fois; puis il pâlit. -- Ne vous obstinez pas à celle-ci, dit Aramis, cherchez ailleurs. -- Inutile, inutile, jamais je nai fait une erreur; nul que moi narrange ces sortes de papiers; nul nouvre ce tiroir, auquel, vous voyez, jai fait faire un secret dont personne que moi ne connaît le chiffre. -- Que concluez-vous alors? dit Aramis agité. -- Que le reçu de Mazarin ma été volé. Mme de Chevreuse avait raison, chevalier; jai détourné les deniers publics; jai volé treize millions dans les coffres de lÉtat; je suis un voleur, monsieur dHerblay. -- Monsieur! monsieur! ne vous irritez pas, ne vous exaltez pas! -- Pourquoi ne pas mexalter, chevalier? La cause en vaut la peine. Un bon procès, un bon jugement, et votre ami M. le surintendant peut suivre à Montfaucon son collègue Enguerrand de Marigny, son prédécesseur Samblançay. -- Oh! fit Aramis en souriant, pas si vite. -- Comment, pas si vite! Que supposez-vous donc que Mme de Chevreuse aura fait de ces lettres; car vous les avez refusées, nest-ce pas? -- Oh! oui, refusé net. Je suppose quelle les sera allée vendre à M. Colbert. -- Eh bien! voyez-vous? -- Jai dit que je supposais, je pourrais dire que jen suis sûr; car je lai fait suivre, et, en me quittant, elle est rentrée chez elle, puis elle est sortie par une porte de derrière et sest rendue à la maison de lintendant, rue Croix des-Petits-Champs. -- Procès alors, scandale et déshonneur, le tout tombant comme tombe la foudre, aveuglément, brutalement, impitoyablement. Aramis sapprocha de Fouquet, qui frémissait dans son fauteuil, auprès des tiroirs ouverts; il lui posa la main sur lépaule, et, dun ton affectueux: -- Noubliez jamais, dit-il, que la position de M. Fouquet ne se peut comparer à celle de Samblançay ou de Marigny. -- Et pourquoi, mon Dieu? -- Parce que le procès de ces ministres sest fait, parfait, et que larrêt a été exécuté; tandis quà votre égard il ne peut en arriver de même. -- Encore un coup, pourquoi? Dans tous les temps, un concessionnaire est un criminel. -- Les criminels qui savent trouver un lieu dasile ne sont jamais en danger. -- Me sauver? fuir? -- Je ne vous parle pas de cela, et vous oubliez que ces sortes de procès sont évoqués par le Parlement, instruits par le procureur général, et que vous êtes procureur général. Vous voyez bien quà moins de vouloir vous condamner vous-même... -- Oh! sécria tout à coup Fouquet en frappant la table de son poing. -- Eh bien! quoi? quy a-t-il? -- Il y a que je ne suis plus procureur général. Aramis, à son tour, pâlit de manière à paraître livide; il serra ses doigts, qui craquèrent les uns sur les autres, et, dun oeil hagard qui foudroya Fouquet: -- Vous nêtes plus procureur général? dit-il en scandant chaque syllabe. -- Non. -- Depuis quand? -- Depuis quatre ou cinq heures. -- Prenez garde, interrompit froidement Aramis, je crois que vous nêtes pas en possession de votre bon sens, mon ami; remettez- vous. -- Je vous dis, reprit Fouquet, que tantôt quelquun est venu, de la part de mes amis, moffrir quatorze cent mille livres de ma charge, et que jai vendu ma charge. Aramis demeura interdit; sa figure intelligente et railleuse prit un caractère de morne effroi qui fit plus deffet sur le surintendant que tous les cris et tous les discours du monde. -- Vous aviez donc bien besoin dargent? dit-il enfin. -- Oui, pour acquitter une dette dhonneur. Et il raconta en peu de mots à Aramis la générosité de Mme de Bellière et la façon dont il avait cru devoir payer cette générosité. -- Voilà un beau trait, dit Aramis. Cela vous coûte? -- Tout justement les quatorze cent mille livres de ma charge. -- Que vous avez reçues comme cela tout de suite, sans réfléchir? Ô imprudent ami! -- Je ne les ai pas reçues, mais je les recevrai demain. -- Ce nest donc pas fait encore? -- Il faut que ce soit fait puisque jai donné à lorfèvre, pour midi, un bon sur ma caisse, où largent de lacquéreur entrera de six à sept heures. -- Dieu soit loué! sécria Aramis en battant des mains, rien nest achevé, puisque vous navez pas été payé. -- Mais lorfèvre? -- Vous recevrez de moi les quatorze cent mille livres à midi moins un quart. -- Un moment, un moment! cest ce matin, à six heures, que je signe. -- Oh! je vous réponds que vous ne signerez pas. -- Jai donné ma parole, chevalier. -- Si vous lavez donnée, vous la reprendrez, voilà tout. -- Oh! que me dites-vous là? sécria Fouquet avec un accent profondément loyal. Reprendre une parole quand on est Fouquet! Aramis répondit au regard sévère du ministre par un regard courroucé. -- Monsieur, dit-il, je crois avoir mérité dêtre appelé un honnête homme, nest-ce pas? Sous la casaque du soldat, jai risqué cinq cents fois ma vie; sous lhabit du prêtre, jai rendu de plus grands services encore, à Dieu, à lÉtat ou à mes amis. Une parole vaut ce que vaut lhomme qui la donne. Elle est, quand il la tient, de lor pur; elle est un fer tranchant quand il ne veut pas la tenir. Il se défend alors avec cette parole comme avec une arme dhonneur, attendu que, lorsquil ne tient pas cette parole, cet homme dhonneur, cest quil est en danger de mort, cest quil court plus de risques que son adversaire na de bénéfices à faire. Alors, monsieur, on en appelle à Dieu et à son droit. Fouquet baissa la tête: -- Je suis, dit-il, un pauvre Breton opiniâtre et vulgaire; mon esprit admire et craint le vôtre. Je ne dis pas que je tiens ma parole par vertu; je la tiens, si vous voulez, par routine; mais, enfin, les hommes du commun sont assez simples pour admirer cette routine; cest ma seule vertu, laissez-men les honneurs. -- Alors vous signerez demain la vente de cette charge, qui vous défendait contre tous vos ennemis? -- Je signerai. -- Vous vous livrerez pieds et poings liés pour un faux-semblant dhonneur qui dédaigneraient les plus scrupuleux casuistes? -- Je signerai. Aramis poussa un profond soupir, regarda tout autour de lui avec limpatience dun homme qui voudrait briser quelque chose. -- Nous avons encore un moyen, dit-il, et jespère que vous ne me refuserez pas de lemployer, celui-là. -- Assurément non, sil est loyal... comme tout ce que vous proposez, cher ami. -- Je ne sache rien de plus loyal quune renonciation de votre acquéreur. Est-ce votre ami? -- Certes... Mais... -- Mais... si vous me permettez de traiter laffaire, je ne désespère point. -- Oh! je vous laisserai absolument maître. -- Avec qui avez-vous traité? Quel homme est-ce? -- Je ne sais pas si vous connaissez le Parlement? -- En grande partie. Cest un président quelconque? -- Non; un simple conseiller. -- Ah! ah! -- Qui sappelle Vanel. Aramis devint pourpre. -- Vanel! sécria-t-il en se relevant; Vanel! le mari de Marguerite Vanel? -- Précisément. -- De votre ancienne maîtresse? -- Oui, mon cher; elle a désiré dêtre Mme la procureuse générale. Je lui devais bien cela, au pauvre Vanel, et jy gagne puisque cest encore faire plaisir à sa femme. Aramis vint droit à Fouquet et lui prit la main. -- Vous savez, dit-il avec sang-froid, le nom du nouvel amant de Mme Vanel? -- Ah! elle a un nouvel amant? Je lignorais; et, ma foi, non, je ne sais pas comment il se nomme. -- Il se nomme M. Jean-Baptiste Colbert; il est intendant des finances; il demeure rue Croix-des-Petits-Champs, là où Mme de Chevreuse est allée, ce soir avec les lettres de Mazarin quelle veut vendre. -- Mon Dieu! murmura Fouquet en essuyant son front ruisselant de sueur, mon Dieu! -- Vous commencez à comprendre, nest-ce pas? -- Que je suis perdu, oui. -- Trouvez-vous que cela vaille la peine de tenir un peu moins que Régulus à sa parole? -- Non, dit Fouquet. -- Les gens entêtés, murmura Aramis, sarrangent toujours de façon quon les admire. Fouquet lui tendit la main. À ce moment, une riche horloge décaille, à figures dor, placée sur une console en face de la cheminée, sonna six heures du matin. Une porte cria dans le vestibule. -- M. Vanel, vint dire Gourville à la porte du cabinet, demande si Monseigneur peut le recevoir. Fouquet détourna ses yeux des yeux dAramis et répondit: -- Faites entrer M. Vanel. Chapitre CLXXXVIII -- La minute de M. Colbert Vanel, entrant à ce moment de la conversation nétait rien autre chose pour Aramis et Fouquet que le point qui termine une phrase. Mais, pour Vanel qui arrivait, la présence dAramis dans le cabinet de Fouquet devait avoir une bien autre signification. Aussi lacheteur, à son premier pas dans la chambre, arrêta-t-il sur cette physionomie, à la fois si fine et si ferme de lévêque de Vannes, un regard étonné qui devint bientôt scrutateur. Quant à Fouquet, véritable homme politique, cest-à-dire maître de lui-même, il avait déjà, par la force de sa volonté, fait disparaître de son visage les traces de lémotion causée par la révélation dAramis. Ce nétait donc plus un homme abattu par le malheur et réduit aux expédients; il avait redressé la tête et allongé la main pour faire entrer Vanel. Il était premier ministre, il était chez lui. Aramis connaissait le surintendant. Toute la délicatesse de son coeur, toute la largeur de son esprit navaient rien qui pût létonner. Il se borna donc, momentanément, quitte à reprendre plus tard une part active dans la conversation, au rôle difficile de lhomme qui regarde et qui écoute pour apprendre et pour comprendre. Vanel était visiblement ému. Il savança jusquau milieu du cabinet, saluant tout et tous. -- Je viens... dit-il. Fouquet fit un signe de tête. -- Vous êtes exact, monsieur Vanel, dit-il. -- En affaires, monseigneur, répondit Vanel, je crois que lexactitude est une vertu. -- Oui, monsieur. -- Pardon, interrompit Aramis, en désignant du doigt Vanel et sadressant à Fouquet; pardon, cest Monsieur qui se présente pour acheter une charge, nest-ce pas? -- Cest moi, répondit Vanel, étonné du ton de suprême hauteur avec lequel Aramis avait fait la question. Mais comment dois-je appeler celui qui me fait lhonneur?... -- Appelez-moi monseigneur, répondit sèchement Aramis. Vanel sinclina. -- Allons, allons, messieurs, dit Fouquet, trêve de cérémonies; venons au fait. -- Monseigneur le voit, dit Vanel, jattends son bon plaisir. -- Cest moi qui, au contraire, attendais, répondit Fouquet. -- Quattendait monseigneur? -- Je pensais que vous aviez peut-être quelque chose à me dire. «Oh! oh! murmura Vanel en lui-même, il a réfléchi, je suis perdu!» Mais, reprenant courage: -- Non, monseigneur, rien, absolument rien que ce que je vous ai dit hier et que je suis prêt à vous répéter. -- Voyons, franchement, monsieur Vanel, le marché nest-il pas un peu lourd pour vous, dites? -- Certes, monseigneur, quinze cent mille livres, cest une somme importante. -- Si importante, dit Fouquet, que javais réfléchi... -- Vous aviez réfléchi, monseigneur? sécria vivement Vanel. -- Oui, que vous nêtes peut-être pas encore en mesure dacheter. -- Oh! monseigneur!... -- Tranquillisez-vous, monsieur Vanel, je ne vous blâmerai pas dun manque de parole qui tiendra évidemment à votre impuissance. -- Si fait, monseigneur, vous me blâmeriez, et vous auriez raison, dit Vanel; car cest dun imprudent ou dun fou de prendre des engagements quil ne peut pas tenir, et jai toujours regardé une chose convenue comme une chose faite. Fouquet rougit. Aramis fit un _hum!_ dimpatience. -- Il ne faudrait pas cependant vous exagérer ces idées-là, monsieur, dit le surintendant; car lesprit de lhomme est variable et plein de petits caprices fort excusables, fort respectables même parfois; et tel a désiré hier, qui aujourdhui se repent. Vanel sentit une sueur froide couler de son front sur ses joues. -- Monseigneur!... balbutia-t-il. Quant à Aramis, heureux de voir le surintendant se poser avec tant de netteté dans le débat, il saccouda au marbre dune console, et commença de jouer avec un petit couteau dor à manche de malachite. Fouquet prit son temps; puis, après un moment de silence: -- Tenez, mon cher monsieur Vanel, dit-il, je vais vous expliquer la situation. Vanel frémit. -- Vous êtes un galant homme, continua Fouquet, et comme moi, vous comprendrez. Vanel chancela. -- Je voulais vendre hier. -- Monseigneur avait fait plus que de vouloir vendre, monseigneur avait vendu. -- Eh bien, soit! mais aujourdhui, je vous demande comme une faveur de me rendre la parole que vous aviez reçue de moi. -- Cette parole, je lai reçue, dit Vanel, comme un inflexible écho. -- Je le sais. Voilà pourquoi je vous supplie, monsieur Vanel, entendez vous? je vous supplie de me la rendre... Fouquet sarrêta. Ce mot: _je vous supplie_, dont il ne voyait pas leffet immédiat, ce mot venait de lui déchirer la gorge au passage. Aramis, toujours jouant avec son couteau, fixait sur Vanel des regards qui semblaient vouloir pénétrer jusquau fond de son âme. Vanel sinclina. -- Monseigneur, dit-il, je suis bien ému de lhonneur que vous me faites de me consulter sur un fait accompli; mais... -- Ne dites pas de mais, cher monsieur Vanel. -- Hélas! monseigneur, songez donc que jai apporté largent; je veux dire la somme. Et il ouvrit un gros portefeuille. -- Tenez, monseigneur, dit-il, voilà le contrat de la vente que je viens de faire dune terre de ma femme. Le bon est autorisé, revêtu des signatures nécessaires, payable à vue; cest de largent comptant; laffaire est faite en un mot. -- Mon cher monsieur Vanel, il nest point daffaire en ce monde, si importante quelle soit, qui ne se remette pour obliger... -- Certes... murmura gauchement Vanel. -- Pour obliger un homme dont on se fera ainsi lami, continua Fouquet. -- Certes, monseigneur. -- Dautant plus légitimement lami, monsieur Vanel, que le service rendu aura été plus considérable. Eh bien! voyons, monsieur, que décidez-vous? Vanel garda le silence. Pendant ce temps, Aramis avait résumé ses observations. Le visage étroit de Vanel, ses orbites enfoncées, ses sourcils ronds comme des arcades, avaient décelé à lévêque de Vannes un type davare et dambitieux. Battre en brèche une passion par une autre, telle était la méthode dAramis. Il vit Fouquet vaincu, démoralisé; il se jeta dans la lutte avec des armes nouvelles. -- Pardon, dit-il, monseigneur; vous oubliez de faire comprendre à M. Vanel et que ses intérêts sont diamétralement opposés à cette renonciation de la vente. Vanel regarda lévêque avec étonnement; il ne sattendait pas à trouver là un auxiliaire. Fouquet aussi sarrêta pour écouter lévêque. -- Ainsi, continua Aramis, M. Vanel a vendu pour acheter votre charge, monseigneur, une terre de Mme sa femme; eh bien! cest une affaire, cela; on ne déplace pas comme il la fait quinze cent mille livres sans de notables pertes, sans de graves embarras. -- Cest vrai, dit Vanel, à qui Aramis, avec ses lumineux regards, arrachait la vérité du fond du coeur. -- Des embarras, poursuivit Aramis, se résolvent en dépenses, et, quand on fait une dépense dargent, les dépenses dargent se cotent au N° 1, parmi les charges. -- Oui, oui, dit Fouquet, qui commençait à comprendre les intentions dAramis. Vanel resta muet: il avait compris. Aramis remarqua cette froideur et cette abstention. «Bon! se dit-il, laide face, tu fais le discret jusquà ce que tu connaisses la somme; mais, ne crains rien, je vais tenvoyer une telle volée décus, que tu capituleras.» -- Il faut tout de suite offrir à M. Vanel cent mille écus, dit Fouquet emporté par sa générosité. La somme était belle. Un prince se fût contenté dun pareil pot- de-vin. Cent mille écus, à cette époque, étaient la dot dune fille de roi. Vanel ne bougea pas. «Cest un coquin, pensa lévêque; il lui faut les cinq cent mille livres toutes rondes.» Et il fit un signe à Fouquet. -- Vous semblez avoir dépensé plus que cela, cher monsieur Vanel, dit le surintendant. Oh! largent est hors de prix. Oui, vous aurez fait un sacrifice en vendant cette terre. Eh bien! où avais- je la tête? Cest un bon de cinq cent mille livres que je vais vous signer. Encore serai-je bien votre obligé de tout mon coeur. Vanel neut pas un éclat de joie ou de désir. Sa physionomie resta impassible, et pas un muscle de son visage ne bougea. Aramis envoya un regard désespéré à Fouquet. Puis, savançant vers Vanel, il le prit par le haut de son pourpoint avec le geste familier aux hommes dune grande importance. -- Monsieur Vanel, dit-il ce nest pas la gêne, ce nest pas le déplacement dargent, ce nest pas la vente de votre terre qui vous occupent; cest une plus haute idée. Je la comprends. Notez bien mes paroles. -- Oui, monseigneur. Et le malheureux commençait à trembler; le feu des yeux du prélat le dévorait. -- Je vous offre donc, moi, au nom du surintendant, non pas trois cent mille livres, non pas cinq cent mille, mais un million. Un million, entendez-vous? Et il le secoua nerveusement. -- Un million! répéta Vanel tout pâle. -- Un million, cest-à-dire, par le temps qui court, soixante-six mille livres de revenu. -- Allons, monsieur, dit Fouquet, cela ne se refuse pas. Répondez donc; acceptez-vous? -- Impossible... murmura Vanel. Aramis pinça ses lèvres, et quelque chose comme un nuage blanc passa sur sa physionomie. On devinait la foudre derrière ce nuage. Il ne lâchait point Vanel. -- Vous avez acheté la charge quinze cent mille livres, nest-ce pas? Eh bien! on vous donnera ces quinze cent mille livres; vous aurez gagné un million et demi à venir visiter M. Fouquet et à lui toucher la main. Honneur et profit tout à la fois, monsieur Vanel. -- Je ne puis, répondit Vanel sourdement. -- Bien! répondit Aramis, qui avait tellement serré le pourpoint quau moment où il le lâcha Vanel fut renvoyé en arrière par la commotion; bien! on voit assez clairement ce que vous êtes venu faire ici. -- Oui, on le voit, dit Fouquet. -- Mais... dit Vanel en essayant de se redresser devant la faiblesse de ces deux hommes dhonneur. -- Le coquin élève la voix, je pense! dit Aramis avec un ton dempereur. -- Coquin? répéta Vanel. -- Cest misérable que je voulais dire, ajouta Aramis revenu au sang-froid. Allons, tirez vite votre acte de vente, monsieur; vous devez lavoir là dans quelque poche, tout préparé, comme lassassin tient son pistolet ou son poignard caché sous son manteau. Vanel grommela. -- Assez! cria Fouquet. Cet acte, voyons! Vanel fouilla en tremblotant dans sa poche; il en retira son portefeuille, et du portefeuille séchappa un papier, tandis que Vanel offrait lautre à Fouquet. Aramis fondit sur ce papier, dont il venait de reconnaître lécriture. -- Pardon, cest la minute de lacte, dit Vanel. -- Je le vois bien, repartit Aramis avec un sourire plus cruel que neût été un coup de fouet, et, ce que jadmire cest que cette minute est de la main de M. Colbert. Tenez, monseigneur, regardez. Il passa la minute à Fouquet, lequel reconnut la vérité du fait. Surchargé de ratures, de mots ajoutés, les marges toutes noircies, cet acte, vivant témoignage de la trame de Colbert, venait de tout révéler à la victime. -- Eh bien? murmura Fouquet. Vanel, atterré, semblait chercher un trou profond pour sy engloutir. -- Eh bien! dit Aramis, si vous ne vous appeliez Fouquet, et si votre ennemi ne sappelait Colbert; si vous naviez en face que ce lâche voleur que voici, je vous dirais: Niez... une pareille preuve détruit toute parole; mais ces gens-là croiraient que vous avez peur; ils vous craindraient moins; tenez, monseigneur. Il lui présenta la plume. -- Signez, dit-il. Fouquet serra la main dAramis; mais, au lieu de lacte quon lui présentait, il prit la minute. -- Non, pas ce papier, dit vivement Aramis, mais celui-ci, lautre est trop précieux pour que vous ne le gardiez point. -- Oh! non pas, répliqua Fouquet, je signerai sur lécriture même de M. Colbert, et jécris: «Approuvé lécriture.» Il signa. -- Tenez, monsieur Vanel, dit-il ensuite. Vanel saisit le papier, donna son argent et voulut senfuir. -- Un moment! dit Aramis. Êtes-vous bien sûr quil y a le compte de largent? Cela se compte, monsieur Vanel, surtout quand cest de largent que M. Colbert donne aux femmes. Ah! cest quil nest pas généreux comme M. Fouquet, ce digne M. Colbert. Et Aramis, épelant chaque mot, chaque lettre du bon à toucher, distilla toute sa colère et tout son mépris goutte à goutte sur le misérable, qui souffrit un demi-quart dheure ce supplice; puis on le renvoya, non pas même de la voix, mais dun geste, comme on renvoie un manant, comme on chasse un laquais. Une fois que Vanel fut parti, le ministre et le prélat, les yeux fixés lun sur lautre, gardèrent un instant le silence. -- Eh bien! fit Aramis rompant le silence le premier, à quoi comparez-vous un homme qui, devant combattre un ennemi cuirassé, armé, enragé, se met nu, jette ses armes et envoie des baisers gracieux à ladversaire? La bonne foi, monsieur Fouquet, cest une arme dont les scélérats usent souvent contre les gens de bien, et elle leur réussit. Les gens de bien devraient donc user aussi de mauvaise foi contre les coquins. Vous verriez comme ils seraient forts sans cesser dêtre honnêtes. -- On appellerait leurs actes des actes de coquins, répliqua Fouquet. -- Pas du tout; on appellerait cela de la coquetterie, de la probité. Enfin, puisque vous avez terminé avec ce Vanel, puisque vous vous êtes privé du bonheur de le terrasser en lui reniant votre parole, puisque vous avez donné contre vous la seule arme qui puisse nous perdre... -- Oh! mon ami, dit Fouquet avec tristesse, vous voilà comme le précepteur philosophe dont nous parlait lautre jour La Fontaine... Il voit que lenfant se noie et lui fait un discours en trois points. Aramis sourit. -- Philosophe, oui; précepteur, oui; enfant qui se noie, oui; mais enfant quon sauvera, vous allez le voir. Et dabord, parlons affaires. Fouquet le regarda dun air étonné. -- Est-ce que vous ne mavez pas naguère confié certain projet dune fête à Vaux? -- Oh! dit Fouquet, cétait dans le bon temps! -- Une fête à laquelle, je crois, le roi sétait invité de lui- même? -- Non, mon cher prélat; une fête à laquelle M. Colbert avait conseillé au roi de sinviter. -- Ah! oui, comme étant une fête trop coûteuse pour que vous ne vous y ruinassiez point. -- Cest cela. Dans le bon temps, comme je vous disais tout à lheure, javais cet orgueil de montrer à mes ennemis la fécondité de mes ressources; je tenais à lhonneur de les frapper dépouvante en créant des millions là où ils navaient vu que des banqueroutes possibles. Mais, aujourdhui, je compte avec lÉtat, avec le roi, avec moi-même; aujourdhui, je vais devenir lhomme de la lésine; je saurai prouver au monde que jagis sur des deniers comme sur des sacs de pistoles, et, à partir de demain, mes équipages vendus, mes maisons en gage, ma dépense suspendue... -- À partir de demain, interrompit Aramis tranquillement, vous allez, mon cher ami, vous occuper sans relâche de cette belle fête de Vaux, qui doit être citée un jour parmi les héroïques magnificences de votre beau temps. -- Vous êtes fou, chevalier dHerblay. -- Moi? Vous ne le pensez pas. -- Comment! Mais savez-vous ce que peut coûter une fête, la plus simple du monde, à Vaux? Quatre à cinq millions. -- Je ne vous parle pas de la plus simple du monde, mon cher surintendant. -- Mais, puisque la fête est donnée au roi, répondit Fouquet, qui se méprenait sur la pensée dAramis, elle ne peut être simple. -- Justement, elle doit être de la plus grande magnificence. -- Alors, je dépenserai dix à douze millions. -- Vous en dépenserez vingt sil le faut, dit Aramis sans émotion. -- Où les prendrais-je? sécria Fouquet. -- Cela me regarde, monsieur le surintendant, et ne concevez pas un instant dinquiétude. Largent sera plus vite à votre disposition que vous naurez arrêté le projet de votre fête. -- Chevalier! chevalier! dit Fouquet saisi de vertige, où mentraînez vous? -- De lautre côté du gouffre où vous alliez tomber, répliqua lévêque de Vannes. Accrochez-vous à mon manteau; nayez pas peur. -- Que ne maviez-vous dit cela plus tôt, Aramis! Un jour sest présenté où, avec un million, vous mauriez sauvé. -- Tandis que, aujourdhui... Tandis que, aujourdhui, jen donnerais vingt, dit le prélat. Eh bien! soit!... Mais la raison est simple, mon ami: le jour dont vous parlez, je navais pas à ma disposition le million nécessaire. Aujourdhui jaurai facilement les vingt millions quil me faut. -- Dieu vous entende et me sauve! Aramis se reprit à sourire étrangement comme dhabitude. -- Dieu mentend toujours, moi, dit-il; cela dépend peut-être de ce que je le prie très haut. -- Je mabandonne à vous sans réserve, murmura Fouquet. -- Oh! je ne lentends pas ainsi. Cest moi qui suis à vous sans réserve. Aussi, vous qui êtes lesprit le plus fin, le plus délicat et le plus ingénieux, vous ordonnerez toute la fête jusquau moindre détail. Seulement... -- Seulement? dit Fouquet en homme habitué à sentir le prix des parenthèses. -- Eh bien! vous laissant toute linvention du détail, je me réserve la surveillance de lexécution. -- Comment cela? -- Je veux dire que vous ferez de moi, pour ce jour-là, un majordome, un intendant supérieur, une sorte de factotum, qui participera du capitaine des gardes et de léconome; je ferai marcher les gens, et jaurai les clefs des portes; vous donnerez vos ordres, cest vrai, mais cest à moi que vous les donnerez; ils passeront par ma bouche pour arriver à leur destination, vous comprenez? -- Non, je ne comprends pas. -- Mais vous acceptez? -- Pardieu! oui, mon ami. -- Cest tout ce quil nous faut. Merci donc et faites votre liste dinvitations. -- Et qui inviterai-je? -- Tout le monde! Chapitre CLXXXIX -- Où il semble à l'auteur qu'il est temps d'en revenir au vicomte de Bragelonne Nos lecteurs ont vu dans cette histoire se dérouler parallèlement les aventures de la génération nouvelle et celles de la génération passée. Aux uns le reflet de la gloire dautrefois, lexpérience des choses douloureuses de ce monde. À ceux-là aussi la paix qui envahit le coeur, et permet au sang de sendormir autour des cicatrices qui furent de cruelles blessures. Aux autres les combats damour-propre et damour, les chagrins amers et les joies ineffables: la vie au lieu de la mémoire. Si quelque variété a surgi aux yeux du lecteur dans les épisodes de ce récit, la cause en est aux fécondes nuances qui jaillissent de cette double palette, où deux tableaux vont se côtoyant, se mêlant et harmoniant leur ton sévère et leur ton joyeux. Le repos des émotions de lun sy trouve au sein des émotions de lautre. Après avoir raisonné avec les vieillards, on aime à délirer avec les jeunes gens. Aussi, quand les fils de cette histoire nattacheraient pas puissamment le chapitre que nous écrivons à celui que vous venons décrire, nen prendrions-nous pas plus de souci que Ruysdaël nen prenait pour peindre un ciel dautomne après avoir achevé un printemps. Nous engageons le lecteur à en faire autant et à reprendre Raoul de Bragelonne à lendroit où notre dernière esquisse lavait laissé. Ivre, épouvanté, désolé, ou plutôt sans raison, sans volonté, sans parti pris, il senfuit après la scène dont il avait vu la fin chez La Vallière. Le roi, Montalais, Louise, cette chambre, cette exclusion étrange, cette douleur de Louise, cet effroi de Montalais, ce courroux du roi, tout lui présageait un malheur. Mais lequel? Arrivé de Londres parce quon lui annonçait un danger, il trouvait du premier coup lapparence de ce danger. Nétait-ce point assez pour un amant? oui, certes; mais ce nétait point assez pour un noble coeur, fier de sexposer sur une droiture égale à la sienne. Cependant Raoul ne chercha pas les explications là où vont tout de suite les chercher les amants jaloux ou moins timides. Il nalla point dire à sa maîtresse: «Louise, est-ce que vous ne maimez plus? Louise, est-ce que vous en aimez un autre?» Homme plein de courage, plein damitié comme il était plein damour, religieux observateur de sa parole, et croyant à la parole dautrui, Raoul se dit: «De Guiche ma écrit pour me prévenir; de Guiche sait quelque chose; je vais aller demander à de Guiche ce quil sait, et lui dire ce que jai vu.» Le trajet nétait pas long. De Guiche, rapporté de Fontainebleau à Paris depuis deux jours, commençait à se remettre de sa blessure et faisait quelques pas dans sa chambre. Il poussa un cri de joie en voyant Raoul entrer avec sa furie damitié. Raoul poussa un cri de douleur en voyant de Guiche si pâle, si amaigri, si triste. Deux mots et le geste que fit le blessé pour écarter le bras de Raoul suffirent à ce dernier pour lui apprendre la vérité. -- Ah! voilà! dit Raoul en sasseyant à côté de son ami, on aime et lon meurt. -- Non, non, lon ne meurt pas, répliqua de Guiche en souriant, puisque je suis debout, puisque je vous presse dans mes bras. -- Ah! je mentends. -- Et je vous entends aussi. Vous vous persuadez que je suis malheureux, Raoul. -- Hélas! -- Non. Je suis le plus heureux des hommes! Je souffre avec mon corps, mais non avec mon coeur, avec mon âme. Si vous saviez!... Oh! je suis le plus heureux des hommes! -- Oh! tant mieux! répondit Raoul; tant mieux, pourvu que cela dure. -- Cest fini; jen ai pour jusquà la mort, Raoul. -- Vous, je nen doute pas; mais elle... -- Écoutez, ami, je laime... parce que... Mais vous ne mécoutez pas. -- Pardon. -- Vous êtes préoccupé? -- Mais oui. Votre santé, dabord... -- Ce nest pas cela. -- Mon cher, vous auriez tort, je crois, de minterroger, vous. Et il accentua ce _vous_ de manière à éclairer complètement son ami sur la nature du mal et la difficulté du remède. -- Vous me dites cela, Raoul, à cause de ce que je vous ai écrit. -- Mais oui... Voulez-vous que nous en causions quand vous aurez fini de me conter vos plaisirs et vos peines? -- Cher ami, à vous, bien à vous, tout de suite. -- Merci! Jai hâte... je brûle... je suis venu de Londres ici en moitié moins de temps que les courriers dÉtat nen mettent dordinaire. Eh bien! que vouliez-vous? -- Mais rien autre chose, mon ami, que de vous faire venir. -- Eh bien! me voici. -- Cest bien, alors. -- Il y a encore autre chose, jimagine? -- Ma foi, non! -- De Guiche! -- Dhonneur! -- Vous ne mavez pas arraché violemment à des espérances, vous ne mavez pas exposé à une disgrâce du roi par ce retour qui est une infraction à ses ordres, vous ne mavez pas, enfin, attaché la jalousie au coeur, ce serpent, pour me dire: «Cest bien, dormez tranquille.» -- Je ne vous dis pas: «Dormez tranquille», Raoul; mais, comprenez-moi bien, je ne veux ni ne puis vous dire autre chose. -- Oh! mon ami, pour qui me prenez-vous? -- Comment? -- Si vous savez, pourquoi me cachez-vous? Si vous ne savez pas, pourquoi mavertissez-vous? -- Cest vrai, jai eu tort. Oh! je me repens bien, voyez-vous, Raoul. Ce nest rien que décrire à un ami: «Venez!» Mais avoir cet ami en face, le sentir frissonner, haleter sous lattente dune parole quon nose lui dire... -- Osez! Jai du coeur, si vous nen avez pas! sécria Raoul au désespoir. -- Voilà que vous êtes injuste et que vous oubliez avoir affaire à un pauvre blessé... la moitié de votre coeur... Là! calmez-vous! Je vous ai dit: «Venez.» Vous êtes venu; nen demandez pas davantage à ce malheureux de Guiche. -- Vous mavez dit de venir, espérant que je verrais, nest-ce pas? -- Mais... -- Pas dhésitation! Jai vu. -- Ah!... fit de Guiche. -- Ou du moins, jai cru... -- Vous voyez bien, vous doutez. Mais, si vous doutez, mon pauvre ami que me reste-t-il à faire? -- Jai vu La Vallière troublée... Montalais effarée... Le roi... -- Le roi? -- Oui... Vous détournez la tête... Le danger est là, le mal est là, nest-ce pas? cest le roi? -- Je ne dis rien. -- Oh! vous en dites mille et mille fois plus! Des faits, par grâce, par pitié, des faits! Mon ami, mon seul ami, parlez! Jai le coeur percé, saignant; je meurs de désespoir!... -- Sil en est ainsi, cher Raoul, répliqua de Guiche, vous me mettez à laise, et je vais vous parler, sûr que je ne dirai que des choses consolantes en comparaison du désespoir que je vous vois. -- Jécoute! jécoute!... -- Eh bien! fit le comte de Guiche, je puis vous dire ce que vous apprendriez de la bouche du premier venu. -- Du premier venu! on en parle? sécria Raoul. -- Avant de dire: «On en parle», mon ami, sachez dabord de quoi lon peut parler. Il ne sagit, je vous jure, de rien qui ne soit au fond très innocent; peut-être une promenade... -- Ah! une promenade avec le roi? -- Mais oui, avec le roi; il me semble que le roi sest promené déjà bien souvent avec des dames, sans que pour cela... -- Vous ne meussiez pas écrit, répéterai-je, si cette promenade était bien naturelle. -- Je sais que, pendant cet orage, il faisait meilleur pour le roi de se mettre à labri que de rester debout tête nue devant La Vallière; mais... -- Mais?... -- Le roi est si poli! -- Oh! de Guiche, de Guiche, vous me faites mourir! -- Taisons-nous donc. -- Non, continuez. Cette promenade a été suivie dautres? -- Non, cest-à-dire, oui; il y a eu laventure du chêne. Est-ce cela? Je nen sais rien. Raoul se leva. De Guiche essaya de limiter malgré sa faiblesse. -- Voyez-vous, dit-il, je najouterai pas un mot; jen ai trop dit ou trop peu. Dautres vous renseigneront sils veulent ou sils peuvent: mon office était de vous avertir, je lai fait. Surveillez à présent vos affaires vous-même. -- Questionner? Hélas! vous nêtes pas mon ami, vous qui me parlez ainsi, dit le jeune homme désolé. Le premier que je questionnerai sera un méchant ou un sot; méchant, il me mentira pour me tourmenter; sot, il fera pis encore. Ah! de Guiche! de Guiche! avant deux heures jaurai trouvé dix mensonges et dix duels. Sauvez-moi! le meilleur nest-il pas de savoir son mal? -- Mais je ne sais rien, vous dis-je! Jétais blessé, fiévreux: javais perdu lesprit, je nai de cela quune teinture effacée. Mais, pardieu! nous cherchons loin quand nous avons notre homme sous la main. Est-ce que vous navez pas dArtagnan pour ami? -- Oh! cest vrai, cest vrai! -- Allez donc à lui. Il fera la lumière, et ne cherchera pas à blesser vos yeux. Un laquais entra. -- Quy a-t-il? demanda de Guiche. -- On attend M. le comte dans le cabinet des Porcelaines. -- Bien. Vous permettez, cher Raoul? Depuis que je marche, je suis si fier! -- Je vous offrirais mon bras, de Guiche, si je ne devinais que la personne est une femme. -- Je crois que oui, repartit de Guiche en souriant. Et il quitta Raoul. Celui-ci demeura immobile, absorbé, écrasé, comme le mineur sur qui une voûte vient de sécrouler; il est blessé, son sang coule, sa pensée sinterrompt, il essaie de se remettre et de sauver sa vie avec sa raison. Quelques minutes suffirent à Raoul pour dissiper les éblouissements de ces deux révélations. Il avait déjà ressaisi le fil de ses idées quand, soudain, à travers la porte, il crut reconnaître la voix de Montalais dans le cabinet des Porcelaines. -- Elle! sécria-t-il. Oui, cest bien sa voix. Oh! voilà une femme qui pourrait me dire la vérité; mais, la questionnerai-je ici? Elle se cache même de moi; elle vient sans doute de la part de Madame... Je la verrai chez elle. Elle mexpliquera son effroi, sa fuite, la maladresse avec laquelle on ma évincé; elle me dira tout cela... quand M. dArtagnan, qui sait tout, maura raffermi le coeur. Madame... une coquette... Eh bien! oui, une coquette, mais qui aime à ses bons moments, une coquette qui, comme la mort ou la vie, a son caprice, mais qui fait dire à de Guiche quil est le plus heureux des hommes. Celui-là, du moins, est sur des roses. Allons! Il senfuit hors de chez le comte, et, tout en se reprochant de navoir parlé que de lui-même à de Guiche, il arriva chez dArtagnan. Chapitre CXC -- Bragelonne continue ses interrogations Le capitaine était de service; il faisait sa huitaine, enseveli dans le fauteuil de cuir, léperon fiché dans le parquet, lépée entre les jambes, et lisait force lettres en tortillant sa moustache. DArtagnan poussa un grognement de joie en apercevant le fils de son ami. -- Raoul, mon garçon, dit-il, par quel hasard est-ce que le roi ta rappelé? Ces mots sonnèrent mal à loreille du jeune homme, qui, sasseyant, répliqua: -- Ma foi! je nen sais rien. Ce que je sais, cest que je suis revenu. -- Hum! fit dArtagnan en repliant les lettres avec un regard plein dintention dirigé vers son interlocuteur. Que dis-tu là, garçon? Que le roi ne ta pas rappelé, et que te voilà revenu? Je ne comprends pas bien cela. Raoul était déjà pâle, il roulait déjà son chapeau dun air contraint. -- Quelle diable de mine fais-tu, et quelle conversation mortuaire! fit le capitaine. Est-ce que cest en Angleterre quon prend ces façons-là? Mordioux! jy ai été, moi, en Angleterre, et jen suis revenu gai comme un pinson. Parleras-tu? -- Jai trop à dire. -- Ah! ah! Comment va ton père? -- Cher ami, pardonnez-moi; jallais vous le demander. DArtagnan redoubla lacuité de ce regard auquel nul secret ne résistait. -- Tu as du chagrin? dit-il. -- Pardieu! vous le savez bien, monsieur dArtagnan. -- Moi? -- Sans doute. Oh! ne faites pas létonné. -- Je ne fais pas létonné, mon ami. -- Cher capitaine, je sais fort bien quau jeu de la finesse comme au jeu de la force, je serai battu par vous. En ce moment, voyez- vous, je suis un sot, et je suis un ciron. Je nai ni cerveau ni bras, ne me méprisez pas, aidez-moi. En deux mots, je suis le plus misérable des êtres vivants. -- Oh! oh! pourquoi cela? demanda dArtagnan en débouclant son ceinturon et en adoucissant son sourire. -- Parce que Mlle de La Vallière me trompe. DArtagnan ne changea pas de physionomie. -- Elle te trompe! elle te trompe! voilà de grands mots. Qui te les a dits? -- Tout le monde. -- Ah! si tout le monde la dit, il faut quil y ait quelque chose de vrai. Moi, je crois au feu quand je vois la fumée. Cela est ridicule, mais cela est. -- Ainsi, vous croyez? sécria vivement Bragelonne. -- Ah! si tu me prends à partie... -- Sans doute. -- Je ne me mêle pas de ces affaires-là, moi; tu le sais bien. -- Comment, pour un ami? pour un fils? -- Justement. Si tu étais un étranger, je te dirais... je ne te dirais rien du tout... Comment va Porthos, le sais-tu? -- Monsieur, sécria Raoul, en serrant la main de dArtagnan, au nom de cette amitié que vous avez vouée à mon père! -- Ah! diable! tu es bien malade... de curiosité. -- Ce nest pas de curiosité, cest damour. -- Bon! autre grand mot. Si tu étais réellement amoureux, mon cher Raoul, ce serait différent. -- Que voulez-vous dire? -- Je te dis que, si tu étais pris dun amour tellement sérieux, que je pusse croire madresser toujours à ton coeur... Mais cest impossible. -- Je vous dis que jaime éperdument Louise. DArtagnan lut avec ses yeux au fond du coeur de Raoul. -- Impossible, te dis-je... Tu es comme tous les jeunes gens; tu nes pas amoureux, tu es fou. -- Eh bien! quand il ny aurait que cela? -- Jamais homme sage na fait dévier une cervelle dun crâne qui tourne. Jy ai perdu mon latin cent fois en ma vie. Tu mécouterais, que tu ne mentendrais pas; tu mentendrais, que tu ne me comprendrais pas; tu me comprendrais, que tu ne mobéirais pas. -- Oh! essayez, essayez! -- Je dis plus: si jétais assez malheureux pour savoir quelque chose et assez bête pour ten faire part... Tu es mon ami, dis-tu? -- Oh! oui. -- Eh bien! je me brouillerais avec toi. Tu ne me pardonnerais jamais davoir détruit ton illusion, comme on dit en amour. -- Monsieur dArtagnan, vous savez tout; vous me laissez dans lembarras, dans le désespoir, dans la mort! cest affreux! -- Là! là! -- Je ne crie jamais, vous le savez. Mais, comme mon père et Dieu ne me pardonneraient jamais de mêtre cassé la tête dun coup de pistolet, eh bien! je vais aller me faire conter ce que vous me refusez par le premier venu; je lui donnerai un démenti... -- Et tu le tueras? la belle affaire! Tant mieux! Quest-ce que cela me fait à moi? Tue, mon garçon, tue, si cela peut te faire plaisir. Cest comme pour les gens qui ont mal aux dents; ils me disent: «Oh! que je souffre! Je mordrais dans du fer.» Je leur dis: «Mordez, mes amis, mordez! la dent y restera.» -- Je ne tuerai pas, monsieur, dit Raoul dun air sombre. -- Oui, oh! oui, vous prenez de ces airs-là, vous autres, aujourdhui. Vous vous ferez tuer, nest-ce pas? Ah! que cest joli! et comme je te regretterai, par exemple! Comme je dirai toute la journée: «Cétait un fier niais, que le petit Bragelonne! une double brute! Javais passé ma vie à lui faire tenir proprement une épée, et ce drôle est allé se faire embrocher comme un oiseau.: Allez, Raoul, allez vous faire tuer, mon ami. Je ne sais pas qui vous a appris la logique; mais, Dieu me damne! comme disent les Anglais, celui-là, monsieur a volé largent de votre père. Raoul, silencieux, enfonça sa tête dans ses mains et murmura: -- On na pas damis, non! -- Ah bah! dit dArtagnan. -- On na que des railleurs ou des indifférents. -- Sornettes! Je ne suis pas un railleur, tout Gascon que je suis. Et indifférent! Si je létais, il y a un quart dheure déjà que je vous aurais envoyé à tous les diables; car vous rendriez triste un homme fou de joie, et mort un homme triste. Comment, jeune homme, vous voulez que jaille vous dégoûter de votre amoureuse, et vous apprendre à exécrer les femmes, qui sont lhonneur et la félicité de la vie humaine? -- Monsieur, dites, dites, et je vous bénirai! -- Eh! mon cher, croyez-vous, par hasard, que je me suis fourré dans la cervelle toutes les affaires du menuisier et du peintre, de lescalier et du portrait, et cent mille autres contes à dormir debout? -- Un menuisier! quest-ce que signifie ce menuisier? -- Ma foi! je ne sais pas; on ma dit quil y avait un menuisier qui avait percé un parquet. -- Chez La Vallière?... -- Ah! je ne sais pas où. -- Chez le roi? -- Bon! Si cétait chez le roi, jirais vous le dire, nest-ce pas? -- Chez qui, alors? -- Voilà une heure que je me tue à vous répéter que je lignore. -- Mais le peintre, alors? ce portrait?... -- Il paraîtrait que le roi aurait fait faire le portrait dune dame de la Cour. -- De La Vallière? -- Eh! tu nas que ce nom-là dans la bouche. Qui te parle de La Vallière? -- Mais, alors, si ce nest pas delle, pourquoi voulez-vous que cela me touche? -- Je ne veux pas que cela te touche. Mais tu me questionnes, je te réponds. Tu veux savoir la chronique scandaleuse, je te la donne. Fais-en ton profit. Raoul se frappa le front avec désespoir. -- Cest à en mourir! dit-il. -- Tu las déjà dit. -- Oui, vous avez raison. Et il fit un pas pour séloigner. -- Où vas-tu? dit dArtagnan. -- Je vais trouver quelquun qui me dira la vérité. -- Qui cela? -- Une femme. -- Mlle de La Vallière elle-même, nest-ce pas? dit dArtagnan avec un sourire. Ah! tu as là une fameuse idée; tu cherchais à être consolé, tu vas lêtre tout de suite. Elle ne te dira pas de mal delle-même, va. -- Vous vous trompez, monsieur, répliqua Raoul; la femme à qui je madresserai me dira beaucoup de mal. -- Montalais, je parie? -- Oui, Montalais. -- Ah! son amie? Une femme qui, en cette qualité, exagérera fortement le bien ou le mal. Ne parlez pas à Montalais, mon bon Raoul. -- Ce nest pas la raison qui vous pousse à méloigner de Montalais. -- Eh bien! je lavoue... Et, de fait, pourquoi jouerais-je avec toi comme le chat avec une pauvre souris? Tu me fais peine, vrai. Et si je désire que tu ne parles pas à la Montalais, en ce moment, cest que tu vas livrer ton secret et quon en abusera. Attends, si tu peux. -- Je ne peux pas. -- Tant pis! Vois-tu, Raoul, si javais une idée... Mais je nen ai pas. -- Promettez-moi, mon ami, de me plaindre, cela me suffira, et laissez-moi sortir daffaire tout seul. -- Ah bien! oui! tembourber, à la bonne heure! Place-toi ici, à cette table, et prends la plume. -- Pour quoi faire? -- Pour écrire à la Montalais et lui demander un rendez-vous. -- Ah! fit Raoul en se jetant sur la plume que lui tendait le capitaine. Tout à coup la porte souvrit, et un mousquetaire, sapprochant de dArtagnan: -- Mon capitaine, dit-il, il y a là Mlle de Montalais qui voudrait vous parler. -- À moi? murmura dArtagnan. Quelle entre, et je verrai bien si cétait à moi quelle voulait parler. Le rusé capitaine avait flairé juste. Montalais, en entrant, vit Raoul, et sécria: -- Monsieur! Monsieur!... Pardon, monsieur dArtagnan. -- Je vous pardonne, mademoiselle, dit dArtagnan; je sais quà mon âge ceux qui me cherchent bien ont besoin de moi. -- Je cherchais M. de Bragelonne, répondit Montalais. -- Comme cela se trouve! je vous cherchais aussi. -- Raoul, ne voulez-vous pas aller avec Mademoiselle! -- De tout mon coeur. -- Allez donc! Et il poussa doucement Raoul hors du cabinet; puis, prenant la main de Montalais: -- Soyez bonne fille, dit-il tout bas; ménagez-le, et ménagez-la. -- Ah! dit-elle sur le même ton, ce nest pas moi qui lui parlerai. -- Comment cela? -- Cest Madame qui le fait chercher. -- Ah! bon! sécria dArtagnan, cest Madame! Avant une heure, le pauvre garçon sera guéri. -- Ou mort! fit Montalais avec compassion. Adieu, monsieur dArtagnan! Et elle courut rejoindre Raoul, qui lattendait loin de la porte, bien intrigué, bien inquiet de ce dialogue qui ne promettait rien de bon. Chapitre CXCI -- Deux jalousies Les amants sont tendres pour tout ce qui touche leur bien-aimée; Raoul ne se vit pas plutôt avec Montalais, quil lui baisa la main avec ardeur. -- Là, là, dit tristement la jeune fille. Vous placez là des baisers à fonds perdus, cher monsieur Raoul; je vous garantis même quils ne vous rapporteront pas intérêt. -- Comment?... quoi?... Mexpliquerez-vous, ma chère Aure?... -- Cest Madame qui vous expliquera tout cela. Cest chez elle que je vous conduis. -- Quoi!... -- Silence! et pas de ces regards effarouchés. Les fenêtres, ici, ont des yeux, les murs de larges oreilles. Faites-moi le plaisir de ne plus me regarder; faites-moi le plaisir de me parler très haut de la pluie, du beau temps et des agréments de lAngleterre. -- Enfin... -- Ah!... je vous préviens que quelque part, je ne sais où, mais quelque part, Madame doit avoir un oeil ouvert et une oreille tendue. Je ne me soucie pas, vous comprenez, dêtre chassée ou embastillée. Parlons, vous dis-je, ou plutôt ne parlons pas. Raoul serra ses poings, enleva le pas et fit la mine dun homme de coeur, cest vrai, mais dun homme de coeur qui va au supplice. Montalais, loeil éveillé, la démarche leste, la tête à tout vent, le précédait. Raoul fut introduit immédiatement dans le cabinet de Madame. «Allons, pensa-t-il, cette journée se passera sans que je sache rien. De Guiche a eu trop pitié de moi; il sest entendu avec Madame, et tous deux, par un complot amical, éloignent la solution du problème. Que nai-je là un bon ennemi!... ce serpent de de Wardes, par exemple; il mordrait, cest vrai; mais je nhésiterais plus... Hésiter... douter... mieux vaut mourir!» Raoul était devant Madame. Henriette, plus charmante que jamais, se tenait à demi renversée dans un fauteuil, ses pieds mignons sur un coussin de velours brodé; elle jouait avec un petit chat aux soies touffues, qui lui mordillait les doigts et se pendait aux guipures de son col. Madame songeait; elle songeait profondément; il lui fallut la voix de Montalais, celle de Raoul, pour la faire sortir de cette rêverie. -- Votre Altesse ma mandé? répéta Raoul. Madame secoua la tête comme si elle se réveillait. -- Bonjour, monsieur de Bragelonne, dit-elle; oui, je vous ai mandé. Vous voilà donc revenu dAngleterre? -- Au service de Votre Altesse Royale. -- Merci! Laissez-nous, Montalais. Montalais sortit. -- Vous avez bien quelques minutes à me donner, nest-ce pas, monsieur de Bragelonne? -- Toute ma vie appartient à Votre Altesse Royale, repartit avec respect Raoul, qui devinait quelque chose de sombre sous toutes ces politesses de Madame, et à qui ce sombre ne déplaisait pas, persuadé quil était dune certaine affinité des sentiments de Madame avec les siens. En effet, ce caractère étrange de la princesse, tous les gens intelligents de la Cour en connaissaient la volonté capricieuse et le fantasque despotisme. Madame avait été flattée outre mesure des hommages du roi; Madame avait fait parler delle et inspiré à la reine cette jalousie mortelle qui est le ver rongeur de toutes les félicités féminines; Madame, en un mot, pour guérir un orgueil blessé, sétait fait un coeur amoureux. Nous savons, nous, ce que Madame avait fait pour rappeler Raoul, éloigné par Louis XIV. Sa lettre à Charles II, Raoul ne la connaissait pas; mais dArtagnan lavait bien devinée. Cet inexplicable mélange de lamour et de la vanité, ces tendresses inouïes, ces perfidies énormes, qui les expliquera? Personne, pas même lange mauvais qui allume la coquetterie au coeur des femmes. -- Monsieur de Bragelonne, dit la princesse après un silence, êtes-vous revenu content? Bragelonne regarda Madame Henriette, et, la voyant pâle de ce quelle cachait, de ce quelle retenait, de ce quelle brûlait de dire: -- Content? dit-il; de quoi voulez-vous que je sois content ou mécontent, Madame? -- Mais de quoi peut être content ou mécontent un homme de votre âge et de votre mine? «Comme elle va vite! pensa Raoul effrayé; que va-t-elle souffler en mon coeur?» Puis, effrayé de ce quil allait apprendre et voulant reculer le moment si désiré, mais si terrible, où il apprendrait tout: -- Madame, répliqua-t-il, javais laissé un tendre ami en bonne santé, je lai retrouvé malade. -- Voulez-vous parler de M. de Guiche? demanda Madame Henriette avec une imperturbable tranquillité; cest, dit-on, un ami très cher à vous? -- Oui, madame. -- Eh bien! cest vrai, il a été blessé; mais il va mieux. Oh! M. de Guiche nest pas à plaindre, dit-elle vite. Puis se reprenant: -- Est-ce quil est à plaindre? dit-elle; est-ce quil sest plaint? est-ce quil a un chagrin quelconque que nous ne connaîtrions pas? -- Je ne parle que de sa blessure, madame. -- À la bonne heure; car, pour le reste, M. de Guiche semble être fort heureux: on le voit dune humeur joyeuse. Tenez, monsieur de Bragelonne, je suis bien sûre que vous choisiriez encore dêtre blessé comme lui au corps!... Quest-ce quune blessure au corps? Raoul tressaillit. «Elle y revient, dit-il. Hélas!...» Il ne répliqua rien. -- Plaît-il? fit-elle. -- Je nai rien dit, madame. -- Vous navez rien dit! Vous me désapprouvez donc? Vous êtes donc satisfait? Raoul se rapprocha. -- Madame, dit-il, Votre Altesse Royale veut me dire quelque chose, et sa générosité naturelle la pousse à ménager ses paroles. Veuille Votre Altesse ne plus rien ménager. Je suis fort et jécoute. -- Ah! répliqua Henriette, que comprenez-vous, maintenant? -- Ce que Votre Altesse veut me faire comprendre. Et Raoul trembla, malgré lui, en prononçant ces mots. -- En effet, murmura la princesse. Cest cruel; mais puisque jai commencé... -- Oui, madame, puisque Votre Altesse a daigné commencer, quelle daigne achever... Henriette se leva précipitamment et fit quelques pas dans sa chambre. -- Que vous a dit M. de Guiche? dit-elle soudain. -- Rien, madame. -- Rien! il ne vous a rien dit? oh! que je le reconnais bien là! -- Il voulait me ménager, sans doute. -- Et voilà ce que les amis appellent lamitié! Mais M. dArtagnan, que vous quittez, il vous a parlé, lui? -- Pas plus que de Guiche, madame. Henriette fit un mouvement dimpatience. -- Au moins, dit-elle, vous savez tout ce que la Cour a dit? -- Je ne sais rien du tout, madame. -- Ni la scène de lorage? -- Ni la scène de lorage!... -- Ni les tête-à-tête dans la forêt? -- Ni les tête-à-tête dans la forêt!... -- Ni la fuite à Chaillot? Raoul, qui penchait comme la fleur tranchée par la faucille, fit des efforts surhumains pour sourire, et répondit avec une exquise douceur: -- Jai eu lhonneur de dire à Votre Altesse Royale que je ne sais absolument rien. Je suis un pauvre oublié qui arrive dAngleterre; entre les gens dici et moi, il y avait tant de flots bruyants, que le bruit de toutes les choses dont Votre Altesse me parle nont pu arriver à mon oreille. Henriette fut touchée de cette pâleur, de cette mansuétude, de ce courage. Le sentiment dominant de son coeur, à ce moment, cétait un vif désir dentendre chez le pauvre amant le souvenir de celle qui le faisait ainsi souffrir. -- Monsieur de Bragelonne, dit-elle, ce que vos amis nont pas voulu faire, je veux le faire pour vous, que jestime et que jaime. Cest moi qui serai votre amie. Vous portez ici la tête comme un honnête homme, et je ne veux pas que vous la courbiez sous le ridicule; dans huit jours, on dirait sous du mépris. -- Ah! fit Raoul livide, cen est déjà là? -- Si vous ne savez pas, dit la princesse, je vois que vous devinez; vous étiez le fiancé de Mlle de La Vallière, nest-ce pas? -- Oui, madame. -- À ce titre, je vous dois un avertissement; comme, dun jour à lautre, je chasserai Mlle de La Vallière de chez moi... -- Chasser La Vallière! sécria Bragelonne. -- Sans doute. Croyez-vous que jaurai toujours égard aux larmes et aux jérémiades du roi? Non, non, ma maison ne sera pas plus longtemps commode pour ces sortes dusages; mais vous chancelez!... -- Non, madame, pardon, dit Bragelonne en faisant un effort; jai cru que jallais mourir, voilà tout. Votre Altesse Royale me faisait lhonneur de me dire que le roi avait pleuré, supplié. -- Oui, mais en vain. Et elle raconta à Raoul la scène de Chaillot et le désespoir du roi au retour; elle raconta son indulgence à elle-même, et le terrible mot avec lequel la princesse outragée, la coquette humiliée, avait terrassé la colère royale. Raoul baissa la tête. -- Quen pensez-vous? dit-elle. -- Le roi laime! répliqua-t-il. -- Mais vous avez lair de dire quelle ne laime pas. -- Hélas! je pense encore au temps où elle ma aimé, madame. Henriette eut un moment dadmiration pour cette incrédulité sublime; puis, haussant les épaules: -- Vous ne me croyez pas! dit-elle. Oh! comme vous laimez, _vous!_ et vous doutez quelle aime le roi, _elle?_ -- Jusquà la preuve. Pardon, jai sa parole, voyez-vous, et elle est fille noble. -- La preuve?... Eh bien! soit; venez! Chapitre CXCII -- Visite domiciliaire La princesse, précédant Raoul, le conduisit à travers la cour vers le corps de bâtiment quhabitait La Vallière, et, montant lescalier quavait monté Raoul le matin même, elle sarrêta à la porte de la chambre où le jeune homme, à son tour, avait été si étrangement reçu par Montalais. Le moment était bien choisi pour accomplir le projet conçu par Madame Henriette: le château était vide; le roi, les courtisans et les dames étaient partis pour Saint-Germain. Madame Henriette, seule, sachant le retour de Bragelonne et pensant au parti quelle avait à tirer de ce retour, avait prétexté une indisposition, et était restée. Madame était donc sûre de trouver vides la chambre de La Vallière, et lappartement de Saint-Aignan. Elle tira une double clef de sa poche, et ouvrit la porte de sa demoiselle dhonneur. Le regard de Bragelonne plongea dans cette chambre quil reconnut, et limpression que lui fit la vue de cette chambre fut un des premiers supplices qui lattendaient. La princesse le regarda, et son oeil exercé put voir ce qui se passait dans le coeur du jeune homme. -- Vous mavez demandé des preuves, dit-elle; ne soyez donc pas surpris si je vous en donne. Maintenant, si vous ne vous croyez pas le courage de les supporter, il en est temps encore, retirons- nous. -- Merci, madame, dit Bragelonne; mais je suis venu pour être convaincu. Vous avez promis de me convaincre, convainquez-moi. -- Entrez donc, dit Madame, et refermez la porte derrière vous. Bragelonne obéit, et se retourna vers la princesse, quil interrogea du regard. -- Vous savez où vous êtes? demanda Madame Henriette. -- Mais tout me porte à croire, madame, que je suis dans la chambre de Mlle de La Vallière? -- Vous y êtes. -- Mais je ferai observer à Votre Altesse que cette chambre est une chambre, et nest pas une preuve. -- Attendez. La princesse sachemina vers le pied du lit, replia le paravent, et, se baissant vers le parquet: -- Tenez, dit-elle, baissez-vous et levez vous-même cette trappe. -- Cette trappe? sécria Raoul avec surprise, car les mots de dArtagnan commençaient à lui revenir en mémoire, et il se souvenait que dArtagnan avait vaguement prononcé ce mot. Et Raoul chercha des yeux, mais inutilement, une fente qui indiquât une ouverture ou un anneau qui aidât à soulever une portion quelconque du plancher. -- Ah! cest vrai! dit en riant Madame Henriette joubliais le ressort caché: la quatrième feuille du parquet; appuyer sur lendroit où le bois fait un noeud. Voilà linstruction. Appuyez vous-même, vicomte, appuyez, cest ici. Raoul, pâle comme un mort, appuya le pouce sur lendroit indiqué et, en effet, à linstant même, le ressort joua et la trappe se souleva delle-même. -- Cest très ingénieux, dit la princesse, et lon voit que larchitecte a prévu que ce serait une petite main qui aurait à utiliser ce ressort: voyez comme cette trappe souvre toute seule? -- Un escalier! sécria Raoul. -- Oui, et très élégant même, dit Madame Henriette. Voyez, vicomte, cet escalier a une rampe destinée à garantir des chutes les délicates personnes qui se hasarderaient à le descendre, ce qui fait que je my risque. Allons, suivez-moi, vicomte, suivez- moi. -- Mais, avant de vous suivre, madame, où conduit cet escalier? -- Ah! cest vrai, joubliais de vous le dire. -- Jécoute, madame, dit Raoul respirant à peine. -- Vous savez peut-être que M. de Saint-Aignan demeurait autrefois presque porte à porte avec le roi? -- Oui, madame, je le sais; cétait ainsi avant mon départ et, plus dune fois, jai eu lhonneur de le visiter à son ancien logement. -- Eh bien! il a obtenu du roi de changer ce commode et bel appartement que vous lui connaissiez contre les deux petites chambres auxquelles mène cet escalier, et qui forment un logement deux fois plus petit et dix fois plus éloigné de celui du roi, dont le voisinage, cependant, nest point dédaigné, en général, par messieurs de la Cour. -- Fort bien, madame, reprit Raoul; mais continuez, je vous prie, car je ne comprends point encore. -- Eh bien! il sest trouvé, par hasard, continua la princesse, que ce logement de M. de Saint-Aignan est situé au-dessous de ceux de mes filles, et particulièrement au-dessous de celui de La Vallière. -- Mais dans quel but cette trappe et cet escalier? -- Dame! je lignore. Voulez-vous que nous descendions chez M. de Saint Aignan? Peut-être y trouverons-nous lexplication de lénigme. Et Madame donna lexemple en descendant elle-même. Raoul la suivit en soupirant. Chaque marche qui craquait sous les pieds de Bragelonne le faisait pénétrer dun pas dans cet appartement mystérieux, qui renfermait encore les soupirs de La Vallière, et les plus suaves parfums de son corps. Bragelonne reconnut, en absorbant lair par ses haletantes aspirations, que la jeune fille avait dû passer par là. Puis, après ces émanations, preuves invisibles, mais certaines, vinrent les fleurs quelle aimait, les livres quelle avait choisis. Raoul eût-il conservé un seul doute, quil leût perdu à cette secrète harmonie des goûts et des alliances de lesprit avec lusage des objets qui accompagnent la vie. La Vallière était pour Bragelonne en vivante présence dans les meubles, dans le choix des étoffes, dans les reflets mêmes du parquet. Muet et écrasé, il navait plus rien à apprendre, et ne suivait plus son impitoyable conductrice que comme le patient suit le bourreau. Madame, cruelle comme une femme délicate et nerveuse, ne lui faisait grâce daucun détail. Mais, il faut le dire, malgré lespèce dapathie dans laquelle il était tombé, aucun de ces détails, fût-il resté seul, neût échappé à Raoul. Le bonheur de la femme quil aime, quand ce bonheur lui vient dun rival, est une torture pour un jaloux. Mais, pour un jaloux tel que était Raoul, pour ce coeur qui, pour la première fois simprégnait de fiel, le bonheur de Louise, cétait une mort ignominieuse, la mort du corps et de lâme. Il devina tout: les mains qui sétaient serrées, les visages rapprochés qui sétaient mariés en face des miroirs, sorte de serment si doux pour les amants qui se voient deux fois, afin de mieux graver le tableau dans leur souvenir. Il devina le baiser invisible sous les épaisses portières retombant délivrées de leurs embrasses. Il traduisit en fiévreuses douleurs léloquence des lits de repos, enfouis dans leur ombre. Ce luxe, cette recherche pleine denivrement, ce soin minutieux dépargner tout déplaisir à lobjet aimé, ou de lui causer une gracieuse surprise; cette puissance de lamour multipliée par la puissance royale, frappa Raoul dun coup mortel. Oh! sil est un adoucissement aux poignantes douleurs de la jalousie, cest linfériorité de lhomme quon vous préfère: tandis quau contraire sil est un enfer dans lenfer, une torture sans nom dans la langue, cest la toute-puissance dun dieu mise à la disposition dun rival, avec la jeunesse, la beauté, la grâce. Dans ces moments-là, Dieu lui-même semble avoir pris parti contre lamant dédaigné. Une dernière douleur était réservée au pauvre Raoul: Madame Henriette souleva un rideau de soie, et, derrière le rideau, il aperçut le portrait de La Vallière. Non seulement le portrait de La Vallière, mais de La Vallière jeune, belle, joyeuse, aspirant la vie par tous les pores, parce quà dix-huit ans, la vie, cest lamour. -- Louise! murmura Bragelonne, Louise! Cest donc vrai? Oh! tu ne mas jamais aimé, car jamais tu ne mas regardé ainsi. Et il lui sembla que son coeur venait dêtre tordu dans sa poitrine. Madame Henriette le regardait, presque envieuse de cette douleur, quoiquelle sût bien navoir rien à envier, et quelle était aimée de Guiche comme La Vallière était aimée de Bragelonne. Raoul surprit ce regard de Madame Henriette. -- Oh! pardon, pardon, dit-il; je devrais être plus maître de moi, je le sais, me trouvant en face de vous, madame. Mais, puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, ne jamais vous frapper du coup qui matteint en ce moment! Car vous êtes femme, et sans doute vous ne pourriez pas supporter une pareille douleur. Pardonnez-moi, je ne suis quun pauvre gentilhomme, tandis que vous êtes, vous, de la race de ces heureux, de ces tout-puissants, de ces élus... -- Monsieur de Bragelonne, répliqua Henriette, un coeur comme le vôtre mérite les soins et les égards dun coeur de reine. Je suis votre amie, monsieur; aussi nai-je point voulu que toute votre vie soit empoisonnée par la perfidie et souillée par le ridicule. Cest moi qui, plus brave que tous les prétendus amis, jexcepte M. de Guiche, vous ai fait revenir de Londres; cest moi qui vous fournis les preuves douloureuses, mais nécessaires, qui seront votre guérison, si vous êtes un courageux amant et non pas un Amadis pleurard. Ne me remerciez pas: plaignez-moi même, et ne servez pas moins bien le roi. Raoul sourit avec amertume. -- Ah! cest vrai, dit-il, joubliais ceci: le roi est mon maître. -- Il y va de votre liberté! il y va de votre vie! Un regard clair et pénétrant de Raoul apprit à Madame Henriette quelle se trompait, et que son dernier argument nétait pas de ceux qui touchassent ce jeune homme. -- Prenez garde, monsieur de Bragelonne, dit-elle; mais, en ne pesant pas toutes vos actions, vous jetteriez dans la colère un prince disposé à semporter hors des limites de la raison; vous jetteriez dans la douleur vos amis et votre famille; inclinez- vous, soumettez-vous, guérissez-vous. -- Merci, madame, dit-il. Japprécie le conseil que Votre Altesse me donne, et je tâcherai de le suivre; mais, un dernier mot je vous prie. -- Dites. -- Est-ce une indiscrétion que de vous demander le secret de cet escalier, de cette trappe, de ce portrait, secret que vous avez découvert? -- Oh! rien de plus simple; jai, pour cause de surveillance, le double des clefs de mes filles; il ma paru étrange que La Vallière se renfermât si souvent; il ma paru étrange que M. de Saint-Aignan changeât de logis; il ma paru étrange que le roi vînt voir si quotidiennement M. de Saint-Aignan, si avant que celui-ci fût dans son amitié; enfin, il ma paru étrange que tant de choses se fussent faites depuis votre absence, que les habitudes de la Cour en étaient changées. Je ne veux pas être jouée par le roi, je ne veux pas servir de manteau à ses amours; car, après La Vallière qui pleure, il aura Montalais qui rit, Tonnay-Charente qui chante; ce nest pas un rôle digne de moi. Jai levé les scrupules de mon amitié, jai découvert le secret... Je vous blesse; encore une fois, excusez-moi, mais javais un devoir à remplir; cest fini, vous voilà prévenu; lorage va venir, garantissez-vous. -- Vous concluez quelque chose, cependant, madame, répondit Bragelonne avec fermeté; car vous ne supposez pas que jaccepterai sans rien dire la honte que je subis et la trahison quon me fait. -- Vous prendrez à ce sujet le parti qui vous conviendra, monsieur Raoul. Seulement, ne dites point la source doù vous tenez la vérité; voilà tout ce que je vous demande, voilà le seul prix que jexige du service que je vous ai rendu. -- Ne craignez rien, madame, dit Bragelonne avec un sourire amer. -- Jai, moi, gagné le serrurier que les amants avaient mis dans leurs intérêts. Vous pouvez fort bien avoir fait comme moi, nest- ce pas? -- Oui, madame. Votre Altesse Royale ne me donne aucun conseil et ne mimpose aucune réserve que celle de ne pas la compromettre? -- Pas dautre. -- Je vais donc supplier Votre Altesse Royale de maccorder une minute de séjour ici. -- Sans moi? -- Oh! non, madame. Peu importe; ce que jai à faire, je puis le faire devant vous. Je vous demande une minute pour écrire un mot à quelquun. -- Cest hasardeux, monsieur de Bragelonne. Prenez garde! -- Personne ne peut savoir si Votre Altesse Royale ma fait lhonneur de me conduire ici. Dailleurs, je signe la lettre que jécris. -- Faites, monsieur. Raoul avait déjà tiré ses tablettes et tracé rapidement ces mots sur une feuille blanche: «Monsieur le comte, «Ne vous étonnez pas de trouver ici ce papier signé de moi, avant quun de mes amis, que jenverrai tantôt chez vous ait eu lhonneur de vous expliquer lobjet de ma visite. «Vicomte Raoul de Bragelonne.» Il roula cette feuille, la glissa dans la serrure de la porte qui communiquait à la chambre des deux amants, et, bien assuré que ce papier était tellement visible que de Saint-Aignan le devait voir en rentrant, il rejoignit la princesse, arrivée déjà au haut de lescalier. Sur le palier, ils se séparèrent: Raoul affectant de remercier Son Altesse, Henriette plaignant ou faisant semblant de plaindre de tout son coeur le malheureux quelle venait de condamner à un aussi horrible supplice. -- Oh! dit-elle en le voyant séloigner pâle et loeil injecté de sang; oh! si javais su, jaurais caché la vérité à ce pauvre jeune homme. Chapitre CXCIII -- La méthode de Porthos La multiplicité des personnages que nous avons introduits dans cette longue histoire fait que chacun est obligé de ne paraître quà son tour et selon les exigences du récit. Il en résulte que nos lecteurs nont pas eu loccasion de se retrouver avec notre ami Porthos depuis son retour de Fontainebleau. Les honneurs quil avait reçus du roi navaient point changé le caractère placide et affectueux du respectable seigneur; seulement, il redressait la tête plus que de coutume, et quelque chose de majestueux se révélait dans son maintien, depuis quil avait reçu la faveur de dîner à la table du roi. La salle à manger de Sa Majesté avait produit un certain effet sur Porthos. Le seigneur de Bracieux et de Pierrefonds aimait à se rappeler que, durant ce dîner mémorable, force serviteurs et bon nombre dofficiers, se trouvant derrière les convives, donnaient bon air au repas et meublaient la pièce. Porthos se promit de conférer à M. Mouston une dignité quelconque, détablir une hiérarchie dans le reste de ses gens, et de se créer une maison militaire; ce qui nétait pas insolite parmi les grands capitaines, attendu que, dans le précédent siècle, on remarquait ce luxe chez MM. de Tréville, de Schomberg, de La Vieuville, sans parler de MM. de Richelieu, de Condé, et de Bouillon-Turenne. Lui, Porthos, ami du roi et de M. Fouquet baron, ingénieur, etc., pourquoi ne jouirait-il pas de tous les agréments attachés aux grands biens et aux grands mérites? Un peu délaissé dAramis, lequel, nous le savons, soccupait beaucoup de M. Fouquet, un peu négligé, à cause du service, par dArtagnan, blasé sur Trüchen et sur Planchet, Porthos se surprit à rêver sans trop savoir pourquoi; mais à quiconque lui eût dit: «Est-ce quil vous manque quelque chose, Porthos?» il eût assurément répondu: «Oui.» Après un de ces dîners pendant lesquels Porthos essayait de se rappeler tous les détails du dîner royal, demi-joyeux, grâce au bon vin, demi-triste, grâce aux idées ambitieuses, Porthos se laissait aller à un commencement de sieste, quand son valet de chambre vint lavertir que M. de Bragelonne voulait lui parler. Porthos passa dans la salle voisine, où il trouva son jeune ami dans les dispositions que nous connaissons. Raoul vint serrer la main de Porthos, qui, surpris de sa gravité, lui offrit un siège. -- Cher monsieur du Vallon, dit Raoul, jai un service à vous demander. -- Cela tombe à merveille, mon jeune ami, répliqua Porthos. On ma envoyé huit mille livres, ce matin, de Pierrefonds, et, si cest dargent que vous avez besoin... -- Non, ce nest pas dargent; merci, mon excellent ami. -- Tant pis! Jai toujours entendu dire que cest là le plus rare des services, mais le plus aisé à rendre. Ce mot ma frappé; jaime à citer les mots qui me frappent. -- Vous avez un coeur aussi bon que votre esprit est sain. -- Vous êtes trop bon. Vous dînerez bien, peut-être? -- Oh! non, je nai pas faim. -- Hein! Quel affreux pays que lAngleterre? -- Pas trop; mais... -- Voyez-vous, si lon ny trouvait pas lexcellent poisson et la belle viande quil y a, ce ne serait pas supportable. -- Oui... je venais... -- Je vous écoute. Permettez seulement que je me rafraîchisse. On mange salé à Paris. Pouah! Et Porthos se fit apporter une bouteille de vin de Champagne. Puis, ayant rempli avant le sien le verre de Raoul, il but un large coup, et, satisfait, il reprit: -- Il me fallait cela pour vous entendre sans distraction. Me voici tout à vous. Que demandez-vous, cher Raoul? que désirez- vous? -- Dites-moi votre opinion sur les querelles, mon cher ami. -- Mon opinion?... Voyons, développez un peu votre idée, répondit Porthos en se grattant le front. -- Je veux dire: Êtes-vous dun bon naturel quand il y a démêlé entre vos amis et des étrangers? -- Oh! dun naturel excellent, comme toujours. -- Fort bien; mais que faites-vous alors? -- Quand mes amis ont des querelles, jai un principe. -- Lequel? -- Cest que le temps perdu est irréparable, et que lon narrange jamais aussi bien une affaire que lorsque lon a encore léchauffement de la dispute. -- Ah! vraiment, voilà votre principe? -- Absolument. Aussi, dès que la querelle est engagée, je mets les parties en présence. -- Oui-da? -- Vous comprenez que, de cette façon, il est impossible quune affaire ne sarrange pas. -- Jaurais cru, dit avec étonnement Raoul, que, prise ainsi, une affaire devait, au contraire... -- Pas le moins du monde. Songez que jai eu, dans ma vie, quelque chose comme cent quatre-vingts à cent quatre-vingt-dix duels réglés, sans compter les prises dépées et les rencontres fortuites. -- Cest un beau chiffre, dit Raoul en souriant malgré lui. -- Oh! ce nest rien; moi, je suis si doux!... DArtagnan compte ses duels par centaines. Il est vrai quil est dur et piquant, je le lui ai souvent répété. -- Ainsi, reprit Raoul, vous arrangez dordinaire les affaires que vos amis vous confient? -- Il ny a pas dexemple que je naie fini par en arranger une, dit Porthos avec mansuétude et une confiance qui firent bondir Raoul. -- Mais, dit-il, les arrangements sont-ils au moins honorables? -- Oh! je vous en réponds; et, à ce propos, je vais vous expliquer mon autre principe. Une fois que mon ami ma remis sa querelle, voici comme je procède: je vais trouver son adversaire sur-le- champ; je marme dune politesse et dun sang-froid qui sont de rigueur en pareille circonstance. -- Cest à cela, dit Raoul avec amertume, que vous devez darranger si bien et si sûrement les affaires? -- Je le crois. Je vais donc trouver ladversaire et je lui dis: «Monsieur, il est impossible que vous ne compreniez pas à quel point vous avez outragé mon ami.» Raoul fronça le sourcil. -- Quelquefois, souvent même, poursuivit Porthos, mon ami na pas été offensé du tout; il a même offensé le premier: vous jugez si mon discours est adroit. Et Porthos éclata de rire. «Décidément, se disait Raoul pendant que retentissait le tonnerre formidable de cette hilarité, décidément jai du malheur. De Guiche me bat froid, dArtagnan me raille, Porthos est mou: nul ne veut arranger cette affaire à ma façon. Et moi qui métais adressé à Porthos pour trouver une épée au lieu dun raisonnement!... Ah! quelle mauvaise chance!» Porthos se remit, et continua: -- Jai donc, par un seul mot, mis ladversaire dans son tort. -- Cest selon, dit distraitement Raoul. -- Non pas, cest sûr. Je lai mis dans son tort; cest à ce moment que je déploie toute ma courtoisie, pour aboutir à lheureuse issue de mon projet. Je mavance donc dune mine affable, et, prenant la main de ladversaire... -- Oh! fit Raoul impatient. -- «Monsieur, lui dis-je, à présent que vous êtes convaincu de loffense, nous sommes assurés de la réparation. Entre mon ami et vous, cest désormais un échange de gracieux procédés. En conséquence, je suis chargé de vous donner la longueur de lépée de mon ami.» -- Hein? fit Raoul. -- Attendez donc!... «La longueur de lépée de mon ami. Jai un cheval en bas; mon ami est à tel endroit, qui attend impatiemment votre aimable présence; je vous emmène; nous prenons votre témoin en passant, laffaire est arrangée.» -- Et, dit Raoul pâle de dépit, vous réconciliez les deux adversaires sur le terrain? -- Plaît-il? interrompit Porthos. Réconcilier? pour quoi faire? -- Vous dites que laffaire est arrangée... -- Sans doute, puisque mon ami attend. -- Eh bien! quoi! sil attend... -- Eh bien! sil attend, cest pour se délier les jambes. Ladversaire, au contraire, est encore tout roide du cheval; on saligne, et mon ami tue ladversaire. Cest fini. -- Ah! il le tue? sécria Raoul. -- Pardieu! dit Porthos, est-ce que je prends jamais pour amis des gens qui se font tuer? Jai cent et un amis, à la tête desquels sont M. votre père, Aramis et dArtagnan, tous gens fort vivants, je crois! -- Oh! mon cher baron, sexclama Raoul dans lexcès de sa joie. -- Vous approuvez ma méthode, alors? fit le géant. -- Je lapprouve si bien, que jy aurai recours aujourdhui, sans retard, à linstant même. Vous êtes lhomme que je cherchais. -- Bon! me voici; vous voulez vous battre? -- Absolument. -- Cest bien naturel... Avec qui? -- Avec M. de Saint-Aignan. -- Je le connais... un charmant gascon, qui a été fort poli avec moi le jour où jeus lhonneur de dîner chez le roi. Certes, je lui rendrai sa politesse, même quand ce ne serait pas mon habitude. Ah çà! il vous a donc offensé? -- Mortellement. -- Diable! Je pourrai dire mortellement? -- Plus encore, si vous voulez. -- Cest bien commode. -- Voilà une affaire tout arrangée, nest-ce pas? dit Raoul en souriant. -- Cela va de soi... Où lattendez-vous? -- Ah! pardon, cest délicat. M. de Saint-Aignan est fort ami du roi. -- Je lai ouï dire. -- Et si je le tue? -- Vous le tuerez certainement. Cest à vous de vous précautionner; mais, maintenant, ces choses-là ne souffrent pas de difficultés. Si vous eussiez vécu de notre temps, à la bonne heure! -- Cher ami vous ne mavez pas compris. Je veux dire que, M. de Saint-Aignan étant un ami du roi, laffaire sera plus difficile à engager, attendu que le roi peut savoir à lavance... -- Eh! non pas! Ma méthode, vous savez bien: «Monsieur, vous avez offensé mon ami, et...» -- Oui, je le sais. -- Et puis: «Monsieur, le cheval est en bas.» Je lemmène donc avant quil ait parlé à personne. -- Se laissera-t-il emmener comme cela? -- Pardieu! je voudrais bien voir! Il serait le premier. Il est vrai que les jeunes gens daujourdhui... Mais bah! je lenlèverai sil le faut. Et Porthos, joignant le geste à la parole, enleva Raoul et sa chaise. -- Très bien, dit le jeune homme en riant. Il nous reste à poser la question à M. de Saint-Aignan. -- Quelle question? -- Celle de loffense. -- Eh bien! mais, cest fait, ce me semble. -- Non, mon cher monsieur du Vallon, lhabitude chez nous autres gens daujourdhui, comme vous dites, veut quon sexplique les causes de loffense. -- Par votre nouvelle méthode, oui. Eh bien! alors, contez-moi votre affaire... -- Cest que... -- Ah dame! voilà lennui! Autrefois, nous navions jamais besoin de conter. On se battait parce quon se battait. Je ne connais pas de meilleure raison, moi. -- Vous êtes dans le vrai, mon ami. -- Jécoute vos motifs. -- Jen ai trop à raconter. Seulement, comme il faut préciser... -- Oui, oui, diable! avec la nouvelle méthode. -- Comme il faut, dis-je, préciser; comme, dun autre côté laffaire est pleine de difficultés et commande un secret absolu... -- Oh! oh! -- Vous aurez lobligeance de dire seulement à M. de Saint-Aignan, et il le comprendra, quil ma offensé: dabord, en déménageant. -- En déménageant?... Bien, fit Porthos, qui se mit à récapituler sur ses doigts. Après? -- Puis en faisant construire une trappe dans son nouveau logement. -- Je comprends, dit Porthos; une trappe. Peste! cest grave! Je crois bien que vous devez être furieux de cela! Et pourquoi ce drôle ferait-il faire des trappes sans vous avoir consulté? Des trappes!... mordioux!... Je nen ai pas, moi, si ce nest mon oubliette de Bracieux! -- Vous ajouterez, dit Raoul, que mon dernier motif de me croire outragé, cest le portrait que M. de Saint-Aignan sait bien. -- Eh! mais, encore un portrait?... Quoi! un déménagement, une trappe et un portrait? Mais, mon ami, dit Porthos, avec lun de ces griefs seulement, il y a de quoi faire sentrégorger toute la gentilhommerie de France et dEspagne, ce qui nest pas peu dire. -- Ainsi, cher, vous voilà suffisamment muni? -- Jemmène un deuxième cheval. Choisissez votre lieu de rendez- vous, et, pendant que vous attendrez, faites des plies et fendez- vous à fond, cela donne une élasticité rare. -- Merci! Jattendrai au bois de Vincennes, près des Minimes. -- Voilà qui va bien... Où trouve-t-on ce M. de Saint-Aignan? -- Au Palais-Royal. Porthos agita une grosse sonnette. Son valet parut. -- Mon habit de cérémonie, dit-il; mon cheval et un cheval de main. Le valet sinclina et sortit. -- Votre père sait-il cela? dit Porthos. -- Non; je vais lui écrire. -- Et dArtagnan? -- M. dArtagnan non plus. Il est prudent, il maurait détourné. -- DArtagnan est homme de bon conseil, cependant, dit Porthos étonné, dans sa modestie loyale quon eût songé à lui quand il y avait un dArtagnan au monde. -- Cher monsieur du Vallon, répliqua Raoul, ne me questionnez plus, je vous en conjure. Jai dit tout ce que javais à dire. Cest laction que jattends; je lattends rude et décisive, comme vous savez les préparer. Voilà pourquoi je vous ai choisi. -- Vous serez content de moi, répliqua Porthos. -- Et songez, cher ami, que, hors nous, tout le monde doit ignorer cette rencontre. -- On saperçoit toujours de ces choses-là, dit Porthos quand on trouve un corps mort dans le bois. Ah! cher ami, je vous promets tout, hors de dissimuler le corps mort. Il est là, on le voit, cest inévitable. Jai pour principe de ne pas enterrer. Cela sent son assassin. Au risque de risque, comme dit le Normand. -- Brave et cher ami, à louvrage! -- Reposez-vous sur moi, dit le géant en finissant la bouteille, tandis que son laquais étalait sur un meuble le somptueux habit et les dentelles. Quant à Raoul, il sortit en se disant avec une joie. «Oh! roi perfide! roi traître! je ne puis tatteindre! Je ne le veux pas! Les rois sont des personnes sacrées; mais ton complice, ton complaisant, qui te représente, ce lâche va payer ton crime! Je le tuerai en ton nom, et, après, nous songerons à Louise!» Chapitre CXCIV -- Le déménagement, la trappe et le portrait Porthos, chargé, à sa grande satisfaction, de cette mission qui le rajeunissait, économisa une demi-heure sur le temps quil mettait dhabitude à ses toilettes de cérémonie. En homme qui sest frotté au grand monde, il avait commencé par envoyer son laquais sinformer si M. de Saint-Aignan était chez lui. On lui avait fait réponse que M. le comte de Saint-Aignan avait eu lhonneur daccompagner le roi à Saint-Germain, ainsi que toute la Cour, mais que M. le comte venait de rentrer à linstant même. Sur cette réponse, Porthos se hâta et arriva au logis de de Saint- Aignan, comme celui-ci venait de faire tirer ses bottes. La promenade avait été superbe. Le roi, de plus en plus amoureux et de plus en plus heureux, se montrait de charmante humeur pour tout le monde; il avait des bontés à nulle autre pareilles, comme disaient les poètes du temps. M. de Saint-Aignan, on se le rappelle, était poète, et pensait lavoir prouvé en assez de circonstances mémorables pour quon ne lui contestât point ce titre. Comme un infatigable croqueur de rimes, il avait, pendant toute la route, saupoudré de quatrains, de sixains et de madrigaux, le roi dabord, La Vallière ensuite. De son côté, le roi était en verve et avait fait un distique. Quant à La Vallière, comme les femmes qui aiment elle avait fait deux sonnets. Comme on le voit, la journée navait pas été mauvaise pour Apollon. Aussi, de retour à Paris, de Saint-Aignan, qui savait davance que ses vers iraient courir les ruelles, se préoccupait-il, un peu plus quil ne lavait fait pendant la promenade, de la facture et de lidée. En conséquence, pareil à un tendre père qui est sur le point de produire ses enfants dans le monde, il se demandait si le public trouverait droits, corrects et gracieux ces fils de son imagination. Donc, pour en avoir le coeur net, M. de Saint-Aignan se récitait à lui-même le madrigal suivant, quil avait dit de mémoire au roi, et quil avait promis de lui donner écrit à son retour: _Iris, vos yeux malins ne disent pas toujours_ _Ce que votre pensée à votre coeur confie;_ _Iris, pourquoi faut-il que je passe ma vie_ _À plus aimer vos yeux qui mont joué ces tours?_ Ce madrigal, tout gracieux quil était, ne paraissait pas parfait à de Saint-Aignan, du moment où il le passait de la tradition orale à la poésie manuscrite. Plusieurs lavaient trouvé charmant, lauteur tout le premier; mais à la seconde vue, ce nétait plus le même engouement. Aussi de Saint-Aignan, devant sa table, une jambe croisée sur lautre et se grattant la tempe, répétait-il: _Iris, vos yeux malins ne disent pas toujours..._ -- Oh! quand à celui-là, murmura de Saint-Aignan, celui-là est irréprochable. Jajouterais même quil a un petit air Ronsard ou Malherbe dont je suis content. Malheureusement, il nen est pas de même du second. On a bien raison de dire que le vers le plus facile à faire est le premier. Et il continua: _Ce que votre pensée à votre coeur confie..._ -- Ah! voilà la pensée qui confie au coeur! Pourquoi le coeur ne confierait-il pas aussi bien à la pensée? Ma foi, quant à moi, je ny vois pas dobstacle. Où diable ai-je été associer ces deux hémistiches? Par exemple, le troisième est bon: _Iris, pourquoi faut-il que je passe ma vie..._ quoique la rime ne soit pas riche... _vie_ et _confie_... Ma foi! labbé Boyer, qui est un grand poète, a fait rimer, comme moi, _vie_ et _confie_ dans la tragédie d_Oropaste, ou le Faux Tonaxare, _sans compter que M. Corneille ne sen gêne pas dans sa tragédie de _Sophonisbe_. Va donc pour _vie_ et _confie._ Oui, mais le vers est impertinent. Je me rappelle que le roi sest mordu longle, à ce moment. En effet, il a lair de dire à Mlle de La Vallière: «Doù vient que je suis ensorcelé de vous?» Il eût mieux valu dire, je crois: _Que bénis soient les dieux qui condamnent ma vie._ _Condamnent!_ Ah bien! oui! voilà encore une politesse! Le roi condamné à La Vallière... Non! Puis il répéta: _Mais bénis soient les dieux qui... destinent ma vie._ -- Pas mal; quoique _destinent ma vie_ soit faible; mais ma foi! tout ne peut pas être fort dans un quatrain. _À plus aimer vos yeux..._ Plus aimer qui? quoi? obscurité... Lobscurité nest rien; puisque La Vallière et le roi mont compris, tout le monde me comprendra. Oui, mais voilà le triste!... cest le dernier hémistiche: _Qui mont joué ces tours._ Le pluriel forcé pour la rime! et puis appeler la pudeur de La Vallière un tour! Ce nest pas heureux. Je vais passer par la langue de tous les gratte- papier mes confrères. On appellera mes poésies des vers de grand seigneur; et, si le roi entend dire que je suis un mauvais poète, lidée lui viendra de le croire. Et, tout en confiant ces paroles à son coeur, et son coeur à ses pensées, le comte se déshabillait plus complètement. Il venait de quitter son habit et sa veste pour passer sa robe de chambre, lorsquon lui annonça la visite de M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. -- Eh! fit-il, quest-ce que cette grappe de noms? Je ne connais point cela. -- Cest, répondit le laquais, un gentilhomme qui a eu lhonneur de dîner avec M. le comte, à la table du roi, pendant le séjour de Sa Majesté à Fontainebleau. -- Chez le roi, à Fontainebleau? sécria de Saint-Aignan. Eh! vite, vite, introduisez ce gentilhomme. Le laquais se hâta dobéir. Porthos entra. M. de Saint-Aignan avait la mémoire des courtisans: à la première vue, il reconnut donc le seigneur de province, à la réputation bizarre, et que le roi avait si bien reçu à Fontainebleau, malgré quelques sourires des officiers présents. Il savança donc vers Porthos avec tous les signes dune bienveillance que Porthos trouva toute naturelle, lui qui arborait, en entrant chez un adversaire, létendard de la politesse la plus raffinée. De Saint-Aignan fit avancer un siège par le laquais qui avait annoncé Porthos. Ce dernier, qui ne voyait rien dexagéré dans ces politesses, sassit et toussa. Les politesses dusage séchangèrent entre les deux gentilshommes; puis, comme cétait le comte qui recevait la visite: -- Monsieur le baron, dit-il, à quelle heureuse rencontre dois-je la faveur de votre visite? -- Cest justement ce que je vais avoir lhonneur de vous expliquer, monsieur le comte, répliqua Porthos; mais, pardon... -- Quy a-t-il, monsieur? demanda de Saint-Aignan. -- Je maperçois que je casse votre chaise. -- Nullement, monsieur, dit de Saint-Aignan, nullement. -- Si fait, monsieur le comte, si fait, je la romps; et si bien même, que, si je tarde, je vais choir, position tout à fait inconvenante dans le rôle grave que je viens jouer auprès de vous. Porthos se leva. Il était temps, la chaise sétait déjà affaissée sur elle-même de quelques pouces. De Saint-Aignan chercha des yeux un plus solide récipient pour son hôte. -- Les meubles modernes, dit Porthos tandis que le comte se livrait à cette recherche, les meubles modernes sont devenus dune légèreté ridicule. Dans ma jeunesse, époque où je masseyais avec bien plus dénergie encore quaujourdhui, je ne me rappelle point avoir jamais rompu un siège, sinon dans les auberges avec mes bras. De Saint-Aignan sourit agréablement à la plaisanterie. -- Mais, dit Porthos en sinstallant sur un lit de repos qui gémit, mais qui résista, ce nest point de cela quil sagit, malheureusement. -- Comment, malheureusement? Est-ce que vous seriez porteur dun message de mauvais augure, monsieur le baron? -- De mauvais augure pour un gentilhomme? oh! non, monsieur le comte, répliqua noblement Porthos. Je viens seulement vous annoncer que vous avez offensé bien cruellement un de mes amis. -- Moi, monsieur! sécria de Saint-Aignan; moi, jai offensé un de vos amis? Et lequel, je vous prie? -- M. Raoul de Bragelonne. -- Jai offensé M. de Bragelonne, moi? sécria de Saint-Aignan. Ah! mais, en vérité, monsieur, cela mest impossible; car M. de Bragelonne, que je connais peu, je dirai même que je ne connais point, est en Angleterre: ne layant point vu depuis fort longtemps, je ne saurais lavoir offensé. -- M. de Bragelonne est à Paris, monsieur le comte, dit Porthos impassible; et, quant à lavoir offensé, je vous réponds que cest vrai, puisquil me la dit lui-même. Oui, monsieur le comte, vous lavez cruellement, mortellement offensé, je répète le mot. -- Mais impossible, monsieur le baron, je vous jure, impossible. -- Dailleurs, ajouta Porthos, vous ne pouvez ignorer cette circonstance, attendu que M. de Bragelonne ma déclaré vous avoir prévenu par un billet. -- Je nai reçu aucun billet, monsieur, je vous en donne ma parole. -- Voilà qui est extraordinaire! répondit Porthos; et ce que dit Raoul... -- Je vais vous convaincre que je nai rien reçu dit de Saint- Aignan. Et il sonna. -- Basque, dit-il, combien de lettres ou de billets sont venus ici en mon absence. -- Trois, monsieur le comte. -- Qui sont?... -- Le billet de M. de Fiesque, celui de Mme de La Ferté, et la lettre de M. de Las Fuentès. -- Voilà tout? -- Tout, monsieur le comte. -- Dis la vérité devant Monsieur, la vérité, entends-tu bien? Je réponds de toi. -- Monsieur, il y avait encore le billet de... -- De?... Dis vite, voyons. -- De Mlle de La Val... -- Cela suffit, interrompit discrètement Porthos. Fort bien, je vous crois, monsieur le comte. De Saint-Aignan congédia le valet et alla lui-même fermer la porte; mais, comme il revenait, regardant devant lui par hasard, il vit sortir de la serrure de la chambre voisine ce fameux papier que Bragelonne y avait glissé en partant. -- Quest-ce que cela? dit-il. Porthos, adossé à cette chambre, se retourna. -- Oh! oh! fit Porthos. -- Un billet dans la serrure! sécria de Saint-Aignan. -- Ce pourrait bien être le nôtre, monsieur le comte, dit Porthos. Voyez. De Saint-Aignan prit le papier. -- Un billet de M. de Bragelonne! sécria-t-il. -- Voyez-vous, javais raison. Oh! quand je dis une chose, moi... -- Apporté ici par M. de Bragelonne lui-même, murmura le comte en pâlissant. Mais cest indigne! Comment donc a-t-il pénétré ici? De Saint-Aignan sonna encore. Basque reparut. -- Qui est venu ici, pendant que jétais à la promenade avec le roi? -- Personne, monsieur. -- Cest impossible! il faut quil soit venu quelquun! -- Mais, monsieur, personne na pu entrer, puisque javais les clefs dans ma poche. -- Cependant, ce billet qui était dans la serrure. Quelquun ly a mis; il nest pas venu seul. Basque ouvrit les bras en signe dignorance absolue. -- Cest probablement M. de Bragelonne qui ly aura mis? dit Porthos. -- Alors, il serait entré ici? -- Sans doute, monsieur. -- Mais, enfin, puisque javais la clef dans ma poche, reprit Basque avec persévérance. De Saint-Aignan froissa le billet après lavoir lu. -- Il y a quelque chose là-dessous, murmura-t-il absorbé. Porthos le laissa un instant à ses réflexions. Puis il revint à son message. -- Vous plairait-il que nous en revinssions à notre affaire? demanda-t-il en sadressant à de Saint-Aignan quand le laquais eut disparu. -- Mais je crois la comprendre par ce billet si étrangement arrivé. M. de Bragelonne mannonce un ami... -- Je suis son ami; cest donc moi quil vous annonce. -- Pour madresser une provocation? -- Précisément. -- Et il se plaint que je lai offensé? -- Cruellement, mortellement! -- De quelle façon, sil vous plaît? Car sa démarche est trop mystérieuse pour que je ny cherche pas au moins un sens. -- Monsieur, répondit Porthos, mon ami doit avoir raison, et, quant à sa démarche, si elle est mystérieuse comme vous dites, nen accusez que vous. Porthos prononça ces dernières paroles avec une confiance qui, pour un homme peu habitué à sa façon, devait révéler une infinité de sens. -- Mystère, soit! Voyons le mystère, dit de Saint-Aignan. Mais Porthos sinclina. -- Vous trouverez bon que je ny entre point, monsieur, dit-il, et pour dexcellentes raisons. -- Que je comprends à merveille. Oui, monsieur, effleurons alors. Voyons, monsieur je vous écoute. -- Il y a dabord, monsieur, dit Porthos, que vous avez déménagé? -- Cest vrai, jai déménagé, dit de Saint-Aignan. -- Vous lavouez? dit Porthos dun air de satisfaction visible. -- Si je lavoue? Mais oui, je lavoue. Pourquoi donc voulez-vous que je ne lavoue pas? -- Vous avez avoué. Bien, nota Porthos en levant seulement un doigt en lair. -- Ah çà! monsieur, comment mon déménagement peut-il avoir causé dommage à M. de Bragelonne? Répondez, voyons. Car je ne comprends absolument rien à ce que vous me dites. Porthos larrêta. -- Monsieur, dit-il gravement, ce grief est le premier de ceux que M. de Bragelonne articule contre vous. Sil larticule, cest quil sest senti blessé. De Saint-Aignan battit du pied le parquet avec impatience. -- Cela ressemble à une mauvaise querelle, dit-il. -- On ne saurait avoir une mauvaise querelle avec un aussi galant homme que le vicomte de Bragelonne, repartit Porthos; mais, enfin, vous navez rien à ajouter au sujet du déménagement, nest-ce pas? -- Non. Après? -- Ah! après? Mais remarquez bien, monsieur, que voilà déjà un grief abominable auquel vous ne répondez pas, ou plutôt auquel vous répondez mal. Comment, monsieur, vous déménagez, cela offense M. de Bragelonne, et vous ne vous excusez pas? Très bien! -- Quoi! sécria de Saint-Aignan, qui sirritait du flegme de ce personnage; quoi! jai besoin de consulter M. de Bragelonne sur le sujet de déménager ou non? Allons donc, monsieur! -- Obligatoire, monsieur, obligatoire. Toutefois, vous mavouerez que cela nest rien en comparaison du second grief. Porthos prit un air sévère. -- Et cette trappe, monsieur, dit-il, et cette trappe? De Saint-Aignan devint excessivement pâle. Il recula sa chaise si brusquement, que Porthos, tout naïf quil était, saperçut que le coup avait porté avant. -- La trappe, murmura de Saint-Aignan. -- Oui, monsieur, expliquez-la si vous pouvez, dit Porthos en secouant la tête. De Saint-Aignan baissa le front. -- Oh! je suis trahi, murmura-t-il; on sait tout! -- On sait toujours tout, répliqua Porthos, qui ne savait rien. -- Vous men voyez accablé, poursuivit de Saint-Aignan, accablé à ce point que jen perds la tête! -- Conscience coupable, monsieur. Oh! votre affaire nest pas bonne. -- Monsieur! -- Et quand le public sera instruit, et quil se fera juge... -- Oh! monsieur, sécria vivement le comte, un pareil secret doit être ignoré, même du confesseur! -- Nous aviserons, dit Porthos, et le secret nira pas loin, en effet. -- Mais, monsieur, reprit de Saint-Aignan, M. de Bragelonne, en pénétrant ce secret, se rend-il compte du danger quil court, et quil fait courir? -- M. de Bragelonne ne court aucun danger, monsieur, nen craint aucun, et vous lexpérimenterez bientôt, avec laide de Dieu. «Cet homme est un enragé, pensa de Saint-Aignan. Que me veut-il?» Puis il reprit tout haut: -- Voyons, monsieur, assoupissons cette affaire. -- Vous oubliez le portrait? dit Porthos avec une voix de tonnerre qui glaça le sang du comte. Comme le portrait était celui de La Vallière, et quil ny avait plus à sy méprendre, de Saint-Aignan sentit ses yeux se dessiller tout à fait. -- Ah! sécria-t-il, ah! monsieur, je me souviens que M. de Bragelonne était son fiancé. Porthos prit un air imposant, la majesté de lignorance. -- Il ne mimporte en rien, ni à vous non plus, dit-il, que mon ami soit ou non le fiancé de qui vous dites. Je suis même surpris que vous ayez prononcé cette parole indiscrète. Elle pourra faire tort à votre cause, monsieur. -- Monsieur, vous êtes lesprit, la délicatesse et la loyauté en une personne. Je vois tout ce dont il sagit. -- Tant mieux! dit Porthos. -- Et, poursuivit de Saint-Aignan, vous me lavez fait entendre de la façon la plus ingénieuse et la plus exquise. Merci, monsieur, merci! Porthos se rengorgea. -- Seulement, à présent que je sais tout, souffrez que je vous explique... Porthos secoua la tête en homme qui ne veut pas entendre; mais de Saint Aignan continua: -- Je suis au désespoir, voyez-vous, de tout ce qui arrive; mais queussiez-vous fait à ma place? Voyons, entre nous, dites-moi ce que vous eussiez fait? Porthos leva la tête. -- Il ne sagit point de ce que jeusse fait, jeune homme; vous avez, dit-il, connaissance des trois griefs, nest-ce pas? -- Pour le premier, pour le déménagement, monsieur, et ici, cest à lhomme desprit et dhonneur que je madresse, quand une auguste volonté elle-même me conviait à déménager, devais-je, pouvais-je désobéir? Porthos fit un mouvement que de Saint-Aignan ne lui donna pas le temps dachever. -- Ah! ma franchise vous touche, dit-il, interprétant le mouvement à sa manière. Vous sentez que jai raison. Porthos ne répliqua rien. -- Je passe à cette malheureuse trappe, poursuivit de Saint-Aignan en appuyant sa main sur le bras de Porthos; cette trappe, cause du mal, moyen du mal; cette trappe construite pour ce que vous savez. Eh bien! en bonne foi, supposez-vous que ce soit moi qui, de mon plein gré, dans un endroit pareil, aie fait ouvrir une trappe destinée... Oh! non, vous ne le croyez pas, et, ici encore, vous sentez, vous devinez, vous comprenez, une volonté au-dessus de la mienne. Vous appréciez lentraînement, je ne parle pas de lamour, cette folie irrésistible... Mon Dieu!... heureusement, jai affaire à un homme plein de coeur de sensibilité; sans quoi, que de malheur et de scandale sur elle, pauvre enfant!... et sur celui... que je ne veux pas nommer! Porthos, étourdi, abasourdi par léloquence et les gestes de Saint-Aignan, faisait mille efforts pour recevoir cette averse de paroles, auxquelles il ne comprenait pas le plus petit mot, droit et immobile sur son siège; il y parvint. De Saint-Aignan, lancé dans sa péroraison, continua, en donnant une action nouvelle à sa voix, une véhémence croissante à son geste: -- Quant au portrait, car je comprends que le portrait est le grief principal; quant au portrait, voyons, suis-je coupable? Qui a désiré avoir son portrait? est-ce moi? Qui laime? est-ce moi? Qui la veut? est-ce moi?... Qui la prise? est-ce moi? Non! mille fois non! je sais que M. de Bragelonne doit être désespéré, je sais que ces malheurs-là sont cruels. Tenez, moi aussi, je souffre. Mais pas de résistance possible. Luttera-t-il? on en rirait. Sil sobstine seulement, il se perd. Vous me direz que le désespoir est une folie; mais vous êtes raisonnable, vous, vous mavez compris. Je vois à votre air grave réfléchi, embarrassé même, que limportance de la situation vous a frappé. Retournez donc vers M. de Bragelonne; remerciez-le, comme je len remercie moi-même, davoir choisi pour intermédiaire un homme de votre mérite. Croyez que, de mon côté, je garderai une reconnaissance éternelle à celui qui a pacifié si ingénieusement si intelligemment notre discorde. Et, puisque le malheur a voulu que ce secret fût à quatre au lieu dêtre à trois, eh bien! ce secret, qui peut faire la fortune du plus ambitieux, je me réjouis de le partager avec vous; je men réjouis du fond de lâme. À partir de ce moment, disposez donc de moi, je me mets à votre merci. Que faut-il que je fasse pour vous? Que dois-je demander, exiger même? Parlez, monsieur, parlez. Et, selon lusage familièrement amical des courtisans de cette époque, de Saint-Aignan vint enlacer Porthos et le serrer tendrement dans ses bras. Porthos se laissa faire avec un flegme inouï. -- Parlez, répéta de Saint-Aignan; que demandez-vous? -- Monsieur, dit Porthos, jai en bas un cheval; faites moi le plaisir de le monter; il est excellent et ne vous jouera point de mauvais tours. -- Monter à cheval! pour quoi faire? demanda de Saint-Aignan avec curiosité. -- Mais, pour venir avec moi où nous attend M. de Bragelonne. -- Ah! il voudrait me parler, je le conçois; avoir des détails. Hélas! cest bien délicat! Mais, en ce moment, je ne puis, le roi mattend. -- Le roi attendra, dit Porthos. -- Mais, où donc mattend M. de Bragelonne? -- Aux Minimes, à Vincennes. -- Ah çà! mais, rions-nous? -- Je ne crois pas; moi, du moins. Et Porthos donna à son visage la rigidité de ses lignes les plus sévères. -- Mais les Minimes, cest un rendez-vous dépée, cela? Eh bien! quai-je à faire aux Minimes, alors? Porthos tira lentement son épée. -- Voici la mesure de lépée de mon ami, dit-il. -- Corbleu! Cet homme est fou! sécria de Saint-Aignan. Le rouge monta aux oreilles de Porthos. -- Monsieur, dit-il, si je navais pas lhonneur dêtre chez vous, et de servir les intérêts de M. de Bragelonne, je vous jetterais par votre fenêtre! Ce sera partie remise, et vous ne perdrez rien pour attendre. Venez-vous aux Minimes, monsieur? -- Eh!... -- Y venez-vous de bonne volonté? -- Mais... -- Je vous y porte si vous ny venez pas! Prenez garde! -- Basque! sécria M. de Saint-Aignan. -- Le roi appelle M. le comte, dit Basque. -- Cest différent, dit Porthos; le service du roi avant tout. Nous attendrons là jusquà ce soir, monsieur. Et, saluant de Saint-Aignan avec sa courtoisie ordinaire, Porthos sortit, enchanté davoir arrangé encore une affaire. De Saint-Aignan le regarda sortir; puis, repassant à la hâte son habit et sa veste, il courut en réparant le désordre de sa toilette, et disant: -- Aux Minimes!... aux Minimes!... Nous verrons comment le roi va prendre ce cartel-là. Il est bien pour lui, pardieu! Chapitre CXCV -- Rivaux politiques Le roi, après cette promenade si fertile pour Apollon, et dans laquelle chacun payait son tribut aux Muses, comme disaient les poètes de lépoque, le roi trouva chez lui M. Fouquet qui lattendait. Derrière le roi venait M. Colbert, qui lavait pris dans un corridor comme sil leût attendu à laffût, et qui le suivait comme son ombre jalouse et surveillante; M. Colbert, avec sa tête carrée, son gros luxe dhabits débraillés, qui le faisaient ressembler quelque peu à un seigneur flamand après la bière. M. Fouquet, à la vue de son ennemi, demeura calme, et sattacha pendant toute la scène qui allait suivre à observer cette conduite si difficile de lhomme supérieur dont le coeur regorge de mépris, et qui ne veut pas même témoigner son mépris, dans la crainte de faire encore trop dhonneur à son adversaire. Colbert ne cachait pas une joie insultante. Pour lui, cétait de la part de M. Fouquet une partie mal jouée et perdue sans ressource, quoiquelle ne fût pas encore terminée. Colbert était de cette école dhommes politiques qui nadmirent que lhabileté, qui nestiment que le succès. De plus, Colbert, qui nétait pas seulement un homme envieux et jaloux, mais qui avait à coeur tous les intérêts du roi, parce quil était doué au fond de la suprême probité du chiffre, Colbert pouvait se donner à lui-même le prétexte, si heureux lorsque lon hait, quil agissait, en haïssant et en perdant M. Fouquet, en vue du bien de lÉtat et de la dignité royale. Aucun de ces détails néchappa à Fouquet. À travers les gros sourcils de son ennemi, et malgré le jeu incessant de ses paupières, il lisait, par les yeux, jusquau fond du coeur de Colbert; il vit donc tout ce quil y avait dans ce coeur: haine et triomphe. Seulement, comme, tout en pénétrant, il voulait rester impénétrable, il rasséréna son visage, sourit de ce charmant sourire sympathique qui nappartenait quà lui, et, donnant lélasticité la plus noble et la plus souple à la fois à son salut: -- Sire, dit-il, je vois, à lair joyeux de Votre Majesté, quelle a fait une bonne promenade. -- Charmante, en effet, monsieur le surintendant, charmante! Vous avez eu bien tort de ne pas venir avec nous, comme je vous y avais invité. -- Sire, je travaillais, répondit le surintendant. Fouquet neut pas même besoin de détourner la tête; il ne regardait pas du côté de M. Colbert. -- Ah! la campagne, monsieur Fouquet! sécria le roi. Mon Dieu, que je voudrais pouvoir toujours vivre à la campagne, en plein air, sous les arbres! -- Oh! Votre Majesté nest pas encore lasse du trône, jespère? dit Fouquet. -- Non; mais les trônes de verdure sont bien doux. -- En vérité, Sire, Votre Majesté comble tous mes voeux en parlant ainsi. Javais justement une requête à lui présenter. -- De la part de qui, monsieur le surintendant? -- De la part des nymphes de Vaux. -- Ah! ah! fit Louis XIV. -- Le roi ma daigné faire une promesse, dit Fouquet. -- Oui, je me rappelle. -- La fête de Vaux, la fameuse fête, nest-ce pas, Sire? dit Colbert essayant de faire preuve de crédit en se mêlant à la conversation. Fouquet, avec un profond mépris, ne releva pas le mot. Ce fut pour lui comme si Colbert navait ni pensé ni parlé. -- Votre Majesté sait, dit-il, que je destine ma terre de Vaux à recevoir le plus aimable des princes, le plus puissant des rois. -- Jai promis, monsieur, dit Louis XIV en souriant, et un roi na que sa parole. -- Et moi, Sire, je viens dire à Votre Majesté que je suis absolument à ses ordres. -- Me promettez-vous beaucoup de merveilles, monsieur le surintendant? Et Louis XIV regarda Colbert. -- Des merveilles? Oh! non, Sire. Je ne mengage point à cela; jespère pouvoir promettre un peu de plaisir, peut-être même un peu doubli au roi. -- Non pas, non pas, monsieur Fouquet, dit le roi. Jinsiste sur le mot merveille. Oh! vous êtes un magicien, nous connaissons votre pouvoir, nous savons que vous trouvez de lor, ny en eût-il point au monde. Aussi le peuple dit que vous en faites. Fouquet sentit que le coup partait dun double carquois et que le roi lui lançait à la fois une flèche de son arc, une flèche de larc de Colbert. Il se mit à rire. -- Oh! dit-il, le peuple sait parfaitement dans quelle mine je le prends, cet or. Il le sait trop, peut-être; et du reste, ajouta-t- il fièrement, je puis assurer Votre Majesté que lor destiné à payer la fête de Vaux ne fera couler ni sang ni larmes. Des sueurs, peut-être. On les paiera. Louis resta interdit. Il voulut regarder Colbert, Colbert aussi voulut répliquer; un coup doeil daigle, un regard loyal, royal même, lancé par Fouquet, arrêta la parole sur ses lèvres. Le roi, sétait remis pendant ce temps. Il se tourna vers Fouquet, et lui dit: -- Donc, vous formulez votre invitation? -- Oui, Sire, sil plaît à Votre Majesté. -- Pour quel jour? -- Pour le jour quil vous conviendra, Sire. -- Cest parler en enchanteur qui improvise, monsieur Fouquet. Je nen dirais pas autant, moi. -- Votre Majesté fera, quand elle le voudra, tout ce quun roi peut et doit faire. Le roi de France a des serviteurs capables de tout pour son service et pour ses plaisirs. Colbert essaya de regarder le surintendant pour voir si ce mot était un retour à des sentiments moins hostiles. Fouquet navait pas même regardé son ennemi. Colbert nexistait pas pour lui. -- Eh bien! à huit jours, voulez-vous? dit le roi. -- À huit jours, Sire. -- Nous sommes à mardi; voulez-vous jusquau dimanche suivant? -- Le délai que daigne accorder Sa Majesté secondera puissamment les travaux que mes architectes vont entreprendre pour concourir au divertissement du roi et de ses amis. -- Et, en parlant de mes amis, repartit le roi, comment les traitez-vous? -- Le roi est maître partout, Sire; le roi fait sa liste et donne ses ordres. Tous ceux quil daigne inviter sont des hôtes très respectés par moi. -- Merci! reprit le roi, touché de la noble pensée exprimée avec un noble accent. Fouquet prit alors congé de Louis XIV, après quelques mots donnés aux détails de certaines affaires... Il sentit que Colbert demeurait avec le roi, quon allait sentretenir de lui, que ni lun ni lautre ne lépargnerait. La satisfaction de donner un dernier coup, un terrible coup à son ennemi, lui apparut comme une compensation à tout ce quon allait lui faire souffrir... Il revint donc promptement, lorsque déjà il avait touché la porte, et, sadressant au roi: -- Pardon! Sire, dit-il pardon! -- De quoi pardon, monsieur? fit le prince avec aménité. -- Dune faute grave, que je commettais sans men apercevoir. -- Une faute, vous? Ah! monsieur Fouquet, il faudra bien que je vous pardonne. Contre quoi avez-vous péché, ou contre qui? -- Contre toute convenance, Sire. Joubliais de faire part à Votre Majesté dune circonstance assez importante. -- Laquelle? Colbert frissonna; il crut à une dénonciation. Sa conduite avait été démasquée. Un mot de Fouquet, une preuve articulée, et, devant la loyauté juvénile de Louis XIV, seffaçait toute la faveur de Colbert. Celui-ci trembla donc quun coup si hardi ne vînt renverser tout son échafaudage, et, de fait, le coup était si beau à jouer, quAramis, le beau joueur, ne leût pas manqué. -- Sire, dit Fouquet dun air dégagé, puisque vous avez eu la bonté de me pardonner, je suis tout loger dans ma confession: ce matin, jai vendu lune de mes charges. -- Une de vos charges! sécria le roi; laquelle donc? Colbert devint livide. -- Celle qui me donnait, Sire, une grande robe et un air sévère: la charge de procureur général. Le roi poussa un cri involontaire, et regarda Colbert. Celui-ci, la sueur au front, se sentit près de défaillir. -- À qui vendîtes-vous cette charge, monsieur Fouquet? demanda le roi. Colbert sappuya au chambranle de la cheminée. -- À un conseiller du Parlement, Sire, qui sappelle M. Vanel. -- Vanel? -- Un ami de M. lintendant Colbert, ajouta Fouquet en laissant tomber ces mots avec une nonchalance inimitable, avec une expression doubli et dignorance que le peintre, lacteur et le poète doivent renoncer à reproduire avec le pinceau, le geste ou la plume. Puis, ayant fini, ayant écrasé Colbert sous le poids de cette supériorité, le surintendant salua de nouveau le roi, et partit à moitié vengé par la stupéfaction du prince et par lhumiliation du favori. -- Est-il possible? se dit le roi quand Fouquet eut disparu. Il a vendu cette charge? -- Oui, Sire, répliqua Colbert avec intention. -- Il est fou! risqua le roi. Colbert, cette fois, ne répliqua pas; il avait entrevu la pensée du maître. Cette pensée le vengeait aussi. À sa haine venait se joindre sa jalousie; à son plan de ruine venait sallier une menace de disgrâce. Désormais, Colbert le sentit, entre Louis XIV et lui, les idées hostiles ne rencontraient plus dobstacles, et la première faute de Fouquet qui pourrait servir de prétexte devancerait de près le châtiment. Fouquet avait laissé tomber son arme. Haine et Jalousie venaient de la ramasser. Colbert fut invité par le roi à la fête de Vaux; il salua comme un homme sûr de lui, il accepta comme un homme qui oblige. Le roi en était au nom de Saint-Aignan sur la liste dordres, quand lhuissier annonça le comte de Saint-Aignan. Colbert se retira discrètement à larrivée du Mercure royal. Chapitre CXCVI -- Rivaux amoureux De Saint-Aignan avait quitté Louis XIV il y avait deux heures à peine; mais, dans cette première effervescence de son amour, quand Louis XIV ne voyait pas La Vallière, il fallait quil parlât delle. Or, la seule personne avec laquelle il pût en parler à son aise était de Saint-Aignan; de Saint -- Aignan lui était donc indispensable. -- Ah! cest vous, comte? sécria-t-il en lapercevant, doublement joyeux quil était de le voir et de ne plus voir Colbert, dont la figure renfrognée lattristait toujours. Tant mieux! je suis content de vous voir; vous serez du voyage, nest-ce pas? -- Du voyage, Sire? demanda de Saint-Aignan. Et de quel voyage? -- De celui que nous ferons pour aller jouir de la fête que nous donne M. le surintendant à Vaux. Ah! de Saint-Aignan, tu vas enfin voir une fête près de laquelle nos divertissements de Fontainebleau seront des jeux de robins. -- À Vaux! le surintendant donne une fête à Votre Majesté, et à Vaux, rien que cela? -- Rien que cela! Je te trouve charmant de faire le dédaigneux. Sais-tu, toi qui fais le dédaigneux, que, lorsquon saura que M. Fouquet me reçoit à Vaux, de dimanche en huit, sais-tu que lon ségorgera pour être invité à cette fête? Je te le répète donc, de Saint-Aignan, tu seras du voyage. -- Oui, si, dici là, je nen ai pas fait un autre plus long et moins agréable. -- Lequel? -- Celui de Styx, Sire. -- Fi! dit Louis XIV en riant. -- Non, sérieusement, Sire, répondit de Saint-Aignan. Jy suis convié, et de façon, en vérité, à ne pas trop savoir de quelle manière my prendre pour refuser. -- Je ne te comprends pas, mon cher. Je sais que tu es en verve poétique; mais tâche de ne pas tomber dApollon en Phébus. -- Eh bien! donc, si Votre Majesté daigne mécouter je ne mettrai pas plus longtemps lesprit de mon roi à la torture. -- Parle. -- Le roi connaît-il M. le baron du Vallon? -- Oui, pardieu! un bon serviteur du roi mon père, et un beau convive, ma foi! Car cest de celui qui a dîné avec nous à Fontainebleau que tu veux parler? -- Précisément. Mais Votre Majesté a oublié dajouter à ses qualités: un aimable tueur de gens. -- Comment! il veut te tuer, M. du Vallon. -- Ou me faire tuer, ce qui est tout un. -- Oh! par exemple! -- Ne riez pas, Sire, je ne dis rien qui soit au-dessous de la vérité. -- Et tu dis quil veut te faire tuer? -- Cest son idée pour le moment, à ce digne gentilhomme. -- Sois tranquille, je te défendrai, sil a tort. -- Ah! il y a un _si._ -- Sans doute. Voyons, réponds comme sil sagissait dun autre, mon pauvre de Saint-Aignan; a-t-il tort ou raison? -- Votre Majesté va en juger. -- Que lui as-tu fait? -- Oh! à lui, rien; mais il paraît que jai fait à un de ses amis. -- Cest tout comme; et, son ami, est-ce un des quatre fameux? -- Non, cest le fils dun des quatre fameux, voilà tout. -- Quas-tu fait à ce fils? Voyons. -- Dame! jai aidé quelquun à lui prendre sa maîtresse. -- Et tu avoues cela? -- Il faut bien que je lavoue, puisque cest vrai. -- En ce cas, tu as tort. -- Ah! jai tort? -- Oui, et, ma foi, sil te tue... -- Eh bien? -- Eh bien! il aura raison. -- Ah! voilà donc comme vous jugez, Sire? -- Trouves-tu la méthode mauvaise? -- Je la trouve expéditive. -- Bonne justice et prompte, disait mon aïeul Henri IV. -- Alors, que le roi signe vite la grâce de mon adversaire, qui mattend aux Minimes pour me tuer. -- Son nom et un parchemin. -- Sire, il y a un parchemin sur la table de Votre Majesté, et, quant à son nom... -- Quant à son nom? -- Cest le vicomte de Bragelonne, Sire. -- Le vicomte de Bragelonne? sécria le roi en passant du rire à la plus profonde stupeur. Puis, après un moment de silence, pendant lequel il essuya la sueur qui coulait sur son front: -- Bragelonne! murmura-t-il. -- Pas davantage, Sire, dit de Saint-Aignan. -- Bragelonne, le fiancé de?... -- Oh! mon Dieu, oui! Bragelonne, le fiancé de... -- Il était à Londres, cependant! -- Oui; mais je puis vous répondre quil ny est plus, Sire. -- Et il est à Paris? -- Cest-à-dire quil est aux Minimes, où il mattend, comme jai eu lhonneur de le dire au roi. -- Sachant tout? -- Et bien dautres choses encore! Si le roi veut voir le billet quil ma fait tenir... Et de Saint-Aignan tira de sa poche le billet que nous connaissons. -- Quand Votre Majesté aura lu le billet, dit-il, jaurai lhonneur de lui dire comment il mest parvenu. Le roi lut avec agitation, et aussitôt. -- Eh bien? demanda-t-il. -- Eh bien! Votre Majesté connaît certaine serrure ciselée, fermant certaine porte en bois débène, qui sépare certaine chambre de certain sanctuaire bleu et blanc? -- Certainement, le boudoir de Louise. -- Oui, Sire. Eh bien! cest dans le trou de cette serrure que jai trouvé ce billet. Qui ly a mis? M. de Bragelonne ou le diable? Mais, comme le billet sent lambre et non le soufre, je conclus que ce doit être non pas le diable, mais bien M. de Bragelonne. Louis pencha la tête et parut absorbé tristement. Peut-être en ce moment quelque chose comme un remords traversait-il son coeur. -- Oh! dit-il, ce secret découvert! -- Sire, je vais faire de mon mieux pour que ce secret meure dans la poitrine qui le renferme, dit de Saint-Aignan dun ton de bravoure tout espagnol. Et il fit un mouvement pour gagner la porte; mais dun geste le roi larrêta. -- Et où allez-vous? demanda-t-il. -- Mais où lon mattend, Sire. -- Quoi faire? -- Me battre, probablement. -- Vous battre? sécria le roi. Un moment, sil vous plaît, monsieur le comte! De Saint-Aignan secoua la tête comme lenfant qui se mutine quand on veut lempêcher de se jeter dans un puits ou de jouer avec un couteau. -- Mais cependant, Sire... fit-il. -- Et dabord, dit le roi, je ne suis pas éclairé. -- Oh! sur ce point, que Votre Majesté interroge, répondit de Saint-Aignan, et je ferai la lumière. -- Qui vous a dit que M. de Bragelonne a pénétré dans la chambre en question? -- Ce billet que jai trouvé dans la serrure, comme jai eu lhonneur de le dire à Votre Majesté. -- Qui te dit que cest lui qui ly a mis? -- Quel autre que lui eût osé se charger dune pareille commission? -- Tu as raison. Comment a-t-il pénétré chez toi? -- Ah! ceci est fort grave, attendu que toutes les portes étaient fermées, et que mon laquais, Basque, avait les clefs dans ses poches. -- Eh bien! on aura gagné ton laquais. -- Impossible, Sire. -- Pourquoi, impossible? -- Parce que, si on leût gagné, on neût pas perdu le pauvre garçon, dont on pouvait encore avoir besoin plus tard, en manifestant clairement quon sétait servi de lui. -- Cest juste. Maintenant, il ne resterait donc quune conjecture. -- Voyons, Sire, si cette conjecture est la même que celle qui sest présentée à mon esprit? -- Cest quil se serait introduit par lescalier. -- Hélas! Sire, cela me paraît plus que probable. -- Il nen faut pas moins que quelquun ait vendu le secret de la trappe. -- Vendu ou donné. -- Pourquoi cette distinction? -- Parce que certaines personnes, Sire, étant au-dessus du prix dune trahison, donnent et ne vendent pas. -- Que veux-tu dire? -- Oh! Sire, Votre Majesté a lesprit trop subtil pour ne pas mépargner, en devinant, lembarras de nommer. -- Tu as raison: Madame! -- Ah! fit de Saint-Aignan. -- Madame, qui sest inquiétée du déménagement. -- Madame, qui a les clefs des chambres de ses filles, et qui est assez puissante pour découvrir ce que nul, excepté vous, Sire, ou elle, ne découvrirait. -- Et tu crois que ma soeur aura fait alliance avec Bragelonne? -- Eh! eh! Sire... -- À ce point de linstruire de tous ces détails? -- Peut-être mieux encore. -- Mieux!... Achève. -- Peut-être au point de laccompagner. -- Où cela? En bas, chez toi? -- Croyez-vous la chose impossible, Sire? -- Oh! -- Écoutez. Le roi sait si Madame aime les parfums? -- Oui, cest une habitude quelle a prise de ma mère. -- La verveine surtout? -- Cest son odeur de prédilection. -- Eh bien! mon appartement embaume la verveine. Le roi demeura pensif. -- Mais, reprit-il, après un moment de silence pourquoi Madame prendrait elle le parti de Bragelonne contre moi? En disant ces mots, auxquels de Saint-Aignan eût bien facilement répondu par ceux-ci: «Jalousie de femme!» le roi sondait son ami jusquau fond du coeur pour voir sil avait pénétré le secret de sa galanterie avec sa belle -- soeur. Mais de Saint-Aignan nétait pas un courtisan médiocre; il ne se risquait pas à la légère dans la découverte des secrets de famille; il était trop ami des Muses pour ne pas songer souvent à ce pauvre Ovidius Naso, dont les yeux versèrent tant de larmes pour expier le crime davoir vu on ne sait quoi dans la maison dAuguste. Il passa donc adroitement à côté du secret de Madame. Mais comme il avait fait preuve de sagacité en indiquant que Madame était venue chez lui avec Bragelonne, il fallait payer lusure de cet amour-propre et répondre nettement à cette question: «Pourquoi Madame est-elle contre moi avec Bragelonne?» -- Pourquoi? répondit de Saint-Aignan. Mais Votre Majesté oublie donc que M. le comte de Guiche est lami intime du vicomte de Bragelonne? -- Je ne vois pas le rapport, répondit le roi. -- Ah! pardon, Sire, fit de Saint-Aignan; mais je croyais M. le comte de Guiche grand ami de Madame. -- Cest juste, repartit le roi; il ny a plus besoin de chercher, le coup est venu de là. -- Et, pour le parer, le roi nest-il pas davis quil faut en porter un autre? -- Oui; mais pas du genre de ceux quon se porte au bois de Vincennes, répondit le roi. -- Votre Majesté oublie, dit de Saint-Aignan, que je suis gentilhomme, et que lon ma provoqué. -- Ce nest pas toi que cela regarde. -- Mais cest moi quon attend aux Minimes, Sire, depuis plus dune heure; moi qui en suis cause, et déshonoré si je ne vais pas où lon mattend. -- Le premier honneur dun gentilhomme, cest lobéissance à son roi. -- Sire... -- Jordonne que tu demeures! -- Sire... -- Obéis. -- Comme il plaira à Votre Majesté, Sire. -- Dailleurs, je veux éclaircir toute cette affaire; je veux savoir comment on sest joué de moi avec assez daudace pour pénétrer dans le sanctuaire de mes prédilections. Ceux qui ont fait cela, de Saint-Aignan, ce nest pas toi qui dois les punir, car ce nest pas ton honneur quils ont attaqué, cest le mien. -- Je supplie Votre Majesté de ne pas accabler de sa colère M. de Bragelonne, qui, dans cette affaire, a pu manquer de prudence, mais pas de loyauté. -- Assez! Je saurai faire la part du juste et de linjuste, même au fort de ma colère. Pas un mot de cela à Madame, surtout. -- Mais que faire vis-à-vis de M. de Bragelonne, Sire? Il va me chercher, et... -- Je lui aurai parlé ou fait parler avant ce soir. -- Encore une fois, Sire, je vous en supplie, de lindulgence. -- Jai été indulgent assez longtemps, comte, dit Louis XIV en fronçant le sourcil; il est temps que je montre à certaines personnes que je suis le maître chez moi. Le roi prononçait à peine ces mots, qui annonçaient quau nouveau ressentiment se mêlait le souvenir dun ancien, que lhuissier apparut sur le seuil du cabinet. -- Quy a-t-il? demanda le roi, et pourquoi vient-on quand je nai point appelé? -- Sire, dit lhuissier, Votre Majesté ma ordonné, une fois pour toutes, de laisser passer M. le comte de La Fère toutes les fois quil aurait à parler à Votre Majesté. -- Après? -- M. le comte de La Fère est là qui attend. Le roi et de Saint-Aignan échangèrent à ces mots un regard dans lequel il y avait plus dinquiétude que de surprise. Louis hésita un instant. Mais, presque aussitôt, prenant sa résolution: -- Va, dit-il à de Saint-Aignan, va trouver Louise, instruis-la de ce qui se trame contre nous; ne lui laisse pas ignorer que Madame recommence ses persécutions, et quelle a mis en campagne des gens qui eussent mieux fait de rester neutres. -- Sire... -- Si Louise seffraie, continua le roi, rassure-la; dis-lui que lamour du roi est un bouclier impénétrable. Si, ce dont jaime à douter, elle savait tout déjà ou si elle avait subi de son côté quelque attaque, dis-lui bien, de Saint -- Aignan, ajouta le roi tout frissonnant de colère et de fièvre, dis-lui bien que, cette fois, au lieu de la défendre, je la vengerai, et cela si sévèrement, que nul, désormais, nosera lever les yeux jusquà elle. -- Est-ce tout, Sire? -- Cest tout. Va vite, et demeure fidèle, toi qui vis au milieu de cet enfer, sans avoir comme moi lespoir du paradis. Saint-Aignan sépuisa en protestations de dévouement; il prit et baisa la main du roi et sortit radieux. Fin du tome III *** End of this LibraryBlog Digital Book "Le vicomte de Bragelonne, Tome III." *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.