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Title: Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.
Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


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Alexandre Dumas

LE VICOMTE DEBRAGELONNE


TOME IV


(1848 -- 1850)



Table des matières

Chapitre CXCVII -- Roi et noblesse
Chapitre CXCVIII -- Suite d'orage
Chapitre CXCIX -- Heu! miser!
Chapitre CC -- Blessures sur blessures
Chapitre CCI -- Ce qu'avait deviné Raoul
Chapitre CCII -- Trois convives étonnés de souper ensemble
Chapitre CCIII -- Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de
la Bastille
Chapitre CCIV -- Rivaux politiques
Chapitre CCV -- Où Porthos est convaincu sans avoir compris
Chapitre CCVI -- La société de M. de Baisemeaux
Chapitre CCVII -- Prisonnier
Chapitre CCVIII -- Comment Mouston avait engraissé sans en
prévenir Porthos, et des désagréments qui en étaient résultés pour
ce digne gentilhomme
Chapitre CCIX -- Ce que c'était que messire Jean Percerin
Chapitre CCX -- Les échantillons
Chapitre CCXI -- Où Molière prit peut-être sa première idée du
Bourgeois gentilhomme
Chapitre CCXII -- La ruche, les abeilles et le miel
Chapitre CCXIII -- Encore un souper à la Bastille
Chapitre CCXIV -- Le général de l'ordre
Chapitre CCXV -- Le tentateur
Chapitre CCXVI -- Couronne et tiare
Chapitre CCXVII -- Le château de Vaux-le-Vicomte
Chapitre CCXVIII -- Le vin de Melun
Chapitre CCXIX -- Nectar et ambroisie
Chapitre CCXX -- À Gascon, Gascon et demi
Chapitre CCXXI -- Colbert
Chapitre CCXXII -- Jalousie
Chapitre CCXXIII -- Lèse-majesté
Chapitre CCXXIV -- Une nuit à la Bastille
Chapitre CCXXV -- L'ombre de M. Fouquet
Chapitre CCXXVI -- Le matin
Chapitre CCXXVII -- L'ami du roi
Chapitre CCXXVIII -- Comment la consigne était respectée à la
Bastille
Chapitre CCXXIX -- La reconnaissance du roi
Chapitre CCXXX -- Le faux roi
Chapitre CCXXXI -- Où Porthos croit courir après un duché
Chapitre CCXXXII -- Les derniers adieux
Chapitre CCXXXIII -- M. de Beaufort
Chapitre CCXXXIV -- Préparatifs de départ
Chapitre CCXXXV -- L'inventaire de Planchet
Chapitre CCXXXVI -- L'inventaire de M. de Beaufort
Chapitre CCXXXVII -- Le plat d'argent
Chapitre CCXXXVIII -- Captif et geôliers
Chapitre CCXXXIX -- Les promesses
Chapitre CCXL -- Entre femmes
Chapitre CCXLI -- La cène
Chapitre CCXLII -- Dans le carrosse de M. Colbert
Chapitre CCXLIII -- Les deux gabares
Chapitre CCXLIV -- Conseils d'ami
Chapitre CCXLV -- Comment le roi Louis XIV joua son petit rôle
Chapitre CCXLVI -- Le cheval blanc et le cheval noir
Chapitre CCXLVII -- Où l'écureuil tombe, où la couleuvre vole
Chapitre CCXLVIII -- Belle-Île-en-Mer
Chapitre CCXLIX -- Les explications d'Aramis
Chapitre CCL -- Suite des idées du roi et des idées de
M. d'Artagnan
Chapitre CCLI -- Les aïeux de Porthos
Chapitre CCLII -- Le fils de Biscarrat
Chapitre CCLIII -- La grotte de Locmaria
Chapitre CCLIV -- La grotte
Chapitre CCLV -- Un chant d'Homère
Chapitre CCLVI -- La mort d'un titan
Chapitre CCLVII -- L'épitaphe de Porthos
Chapitre CCLVIII -- La ronde de M. de Gesvres
Chapitre CCLIX -- Le roi Louis XIV
Chapitre CCLX -- Les amis de M. Fouquet
Chapitre CCLXI -- Le testament de Porthos
Chapitre CCLXII -- La vieillesse d'Athos
Chapitre CCLXIII -- Vision d'Athos
Chapitre CCLXIV -- L'ange de la mort
Chapitre CCLXV -- Bulletin
Chapitre CCLXVI -- Le dernier chant du poème
Chapitre CCLXVII -- Épilogue
Chapitre CCLXVIII -- La mort de M. d'Artagnan



Chapitre CXCVII -- Roi et noblesse


Louis se remit aussitôt pour faire un bon visage à M. de La Fère.
Il prévoyait bien que le comte n’arrivait point par hasard. Il
sentait vaguement l’importance de cette visite; mais à un homme du
ton d’Athos, à un esprit aussi distingué, la première vue ne
devait rien offrir de désagréable ou de mal ordonné.

Quand le jeune roi fut assuré d’être calme en apparence, il donna
ordre aux huissiers d’introduire le comte.

Quelques minutes après, Athos, en habit de cérémonie, revêtu des
ordres que seul il avait le droit de porter à la Cour de France,
Athos se présenta d’un air si grave et si solennel, que le roi put
juger, du premier coup, s’il s’était ou non trompé dans ses
pressentiments.

Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une
main sur laquelle Athos s’inclina plein de respect.

-- Monsieur le comte de La Fère, dit le roi rapidement, vous êtes
si rare chez moi, que c’est une très bonne fortune de vous y voir.

Athos s’inclina et répondit:

-- Je voudrais avoir le bonheur d’être toujours auprès de Votre
Majesté.

Cette réponse, faite sur ce ton, signifiait manifestement: «Je
voudrais pouvoir être un des conseillers du roi pour lui épargner
des fautes.»

Le roi le sentit, et, décidé devant cet homme à conserver
l’avantage du calme avec l’avantage du rang:

-- Je vois que vous avez quelque chose à me dire, fit-il.

-- Je ne me serais pas, sans cela, permis de me présenter chez
Votre Majesté.

-- Dites vite, monsieur, j’ai hâte de vous satisfaire.

Le roi s’assit.

-- Je suis persuadé, répliqua Athos d’un ton légèrement ému, que
Votre Majesté me donnera toute satisfaction.

-- Ah! dit le roi avec une certaine hauteur, c’est une plainte que
vous venez formuler ici?

-- Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majesté...
Mais, veuillez m’excuser, Sire, je vais reprendre l’entretien à
son début.

-- J’attends.

-- Le roi se souvient qu’à l’époque du départ de M. de Buckingham,
j’ai eu l’honneur de l’entretenir.

-- À cette époque, à peu près... Oui, je me le rappelle;
seulement, le sujet de l’entretien... je l’ai oublié.

Athos tressaillit.

-- J’aurai l’honneur de le rappeler au roi, dit-il. Il s’agissait
d’une demande que je venais adresser à Votre Majesté, touchant le
mariage que voulait contracter M. de Bragelonne avec Mlle de La
Vallière.

-- Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, dit-il tout haut.

-- À cette époque, poursuivit Athos, le roi fut si bon et si
généreux envers moi et M. de Bragelonne, que pas un des mots
prononcés par Sa Majesté ne m’est sorti de la mémoire.

-- Et?... fit le roi.

-- Et le roi, à qui je demandais Mlle de La Vallière pour
M. de Bragelonne, me refusa.

-- C’est vrai, dit sèchement Louis.

-- En alléguant, se hâta de dire Athos, que la fiancée n’avait pas
d’état dans le monde.

Louis se contraignit pour écouter patiemment.

-- Que... ajouta Athos, elle avait peu de fortune.

Le roi s’enfonça dans son fauteuil.

-- Peu de naissance.

Nouvelle impatience du roi.

-- Et peu de beauté, ajouta encore impitoyablement Athos.

Ce dernier trait, enfoncé dans le coeur de l’amant le fit bondir
hors mesure.

-- Monsieur, dit-il, voilà une bien bonne mémoire!

-- C’est toujours ce qui m’arrive quand j’ai l’honneur si grand
d’un entretien avec le roi, repartit le comte sans se troubler.

-- Enfin, j’ai dit tout cela, soit!

-- Et j’en ai beaucoup remercié Votre Majesté, Sire, parce que ces
paroles témoignaient d’un intérêt bien honorable pour
M. de Bragelonne.

-- Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant sur ces paroles,
que vous aviez pour ce mariage une grande répugnance?

-- C’est vrai, Sire.

-- Et que vous faisiez la demande à contrecoeur?

-- Oui, Votre Majesté.

-- Enfin, je me rappelle aussi, car j’ai une mémoire presque aussi
bonne que la vôtre, je me rappelle, dis-je, que vous avez dit ces
paroles: «Je ne crois pas à l’amour de Mlle de La Vallière pour
M. de Bragelonne.» Est-ce vrai?

Athos sentit le coup, il ne recula pas.

-- Sire, dit-il, j’en ai déjà demandé pardon à Votre Majesté, mais
il est certaines choses dans cet entretien qui ne seront
intelligibles qu’au dénouement.

-- Voyons le dénouement, alors.

-- Le voici. Votre Majesté avait dit qu’elle différait le mariage
pour le bien de M. de Bragelonne.

Le roi se tut.

-- Aujourd’hui, M. de Bragelonne est tellement malheureux, qu’il
ne peut différer plus longtemps de demander une solution à Votre
Majesté.

Le roi pâlit. Athos le regarda fixement.

-- Et que... demande-t-il... M. de Bragelonne? dit le roi avec
hésitation.

-- Absolument ce que je venais demander au roi dans la dernière
entrevue: le consentement de Votre Majesté à son mariage.

Le roi se tut.

-- Les questions relatives aux obstacles sont aplanies pour nous,
continua Athos. Mlle de La Vallière, sans fortune, sans naissance
et sans beauté, n’en est pas moins le seul beau parti du monde
pour M. de Bragelonne, puisqu’il aime cette jeune fille.

Le roi serra ses mains l’une contre l’autre.

-- Le roi hésite? demanda le comte sans rien perdre de sa fermeté
ni de sa politesse.

-- Je n’hésite pas... je refuse, répliqua le roi.

Athos se recueillit un moment.

-- J’ai eu l’honneur, dit-il d’une voix douce, de faire observer
au roi que nul obstacle n’arrêtait les affections de
M. de Bragelonne, et que sa détermination semblait invariable.

-- Il y a ma volonté; c’est un obstacle, je crois?

-- C’est le plus sérieux de tous, riposta Athos.

-- Ah!

-- Maintenant, qu’il nous soit permis de demander humblement à
Votre Majesté la raison de ce refus.

-- La raison?... Une question? s’écria le roi.

-- Une demande, Sire.

Le roi, s’appuyant sur la table avec les deux poings:

-- Vous avez perdu l’usage de la Cour, monsieur de La Fère, dit-il
d’une voix concentrée. À la Cour, on ne questionne pas le roi.

-- C’est vrai, Sire; mais, si l’on ne questionne pas, on suppose.

-- On suppose! que veut dire cela?

-- Presque toujours la supposition du sujet implique la franchise
du roi...

-- Monsieur!

-- Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrépidement
Athos.

-- Je crois que vous vous méprenez, dit le monarque entraîné
malgré lui à la colère.

-- Sire, je suis forcé de chercher ailleurs ce que je croyais
trouver en Votre Majesté. Au lieu d’avoir une réponse de vous, je
suis forcé de m’en faire une à moi-même.

-- Monsieur le comte, dit-il, je vous ai donné tout le temps que
j’avais de libre.

-- Sire, répondit le comte, je n’ai pas eu le temps de dire au roi
ce que j’étais venu lui dire, et je vois si rarement le roi, que
je dois saisir l’occasion.

-- Vous en étiez à des suppositions; vous allez passer aux
offenses.

-- Oh! Sire, offenser le roi, moi? Jamais! J’ai toute ma vie
soutenu que les rois sont au-dessus des autres hommes, non
seulement par le rang et la puissance mais par la noblesse du
coeur et la valeur de l’esprit. Je ne me ferai jamais croire que
mon roi, celui qui m’a dit une parole, cachait avec cette parole
une arrière-pensée.

-- Qu’est-ce à dire? quelle arrière-pensée?

-- Je m’explique, dit froidement Athos. Si, en refusant la main de
Mlle de La Vallière à M. de Bragelonne, Votre Majesté avait un
autre but que le bonheur et la fortune du vicomte...

-- Vous voyez bien, monsieur, que vous m’offensez.

-- Si, en demandant un délai au vicomte, Votre Majesté avait voulu
éloigner seulement le fiancé de Mlle de La Vallière...

-- Monsieur! Monsieur!

-- C’est que je l’ai ouï dire partout, Sire. Partout l’on parle de
l’amour de Votre Majesté pour Mlle de La Vallière.

Le roi déchira ses gants, que, par contenance, il mordillait
depuis quelques minutes.

-- Malheur! s’écria-t-il, à ceux qui se mêlent de mes affaires!
J’ai pris un parti: je briserai tous les obstacles.

-- Quels obstacles? dit Athos.

Le roi s’arrêta court, comme un cheval emporté à qui le mors brise
le palais en se retournant dans sa bouche.

-- J’aime Mlle de La Vallière, dit-il soudain avec autant de
noblesse que d’emportement.

-- Mais, interrompit Athos, cela n’empêche pas Votre Majesté de
marier M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière. Le sacrifice est
digne d’un roi; il est mérité par M. de Bragelonne, qui a déjà
rendu des services et qui peut passer pour un brave homme. Ainsi
donc, le roi, en renonçant à son amour, fait preuve à la fois de
générosité, de reconnaissance et de bonne politique.

-- Mlle de La Vallière, dit sourdement le roi, n’aime pas
M. de Bragelonne.

-- Le roi le sait? demanda Athos avec un regard profond.

-- Je le sais.

-- Depuis peu, alors; sans quoi, si le roi le savait lors de ma
première demande, Sa Majesté eût pris la peine de me le dire.

-- Depuis peu.

Athos garda un moment le silence.

-- Je ne comprends point alors, dit-il, que le roi ait envoyé
M. de Bragelonne à Londres. Cet exil surprend à bon droit ceux qui
aiment l’honneur du roi.

-- Qui parle de l’honneur du roi, monsieur de La Fère?

-- L’honneur du roi, Sire, est fait de l’honneur de toute sa
noblesse. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’est-à-
dire quand il lui prend un morceau de son honneur, c’est à lui-
même, au roi, que cette part d’honneur est dérobée.

-- Monsieur de La Fère!

-- Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne avant
d’être l’amant de Mlle de La Vallière, ou depuis que vous êtes son
amant?

Le roi, irrité, surtout parce qu’il se sentait dominé, voulut
congédier Athos par un geste.

-- Sire, je vous dirai tout, répliqua le comte; je ne sortirai
d’ici que satisfait par Votre Majesté ou par moi-même. Satisfait
si vous m’avez prouvé que vous avez raison; satisfait si je vous
ai prouvé que vous avez tort. Oh! vous m’écouterez, Sire. Je suis
vieux, et je tiens à tout ce qu’il y a de vraiment grand et de
vraiment fort dans le royaume. Je suis un gentilhomme qui a versé
son sang pour votre père et pour vous, sans jamais avoir rien
demandé ni à vous ni à votre père. Je n’ai fait de tort à personne
en ce monde, et j’ai obligé des rois! Vous m’écouterez! Je viens
vous demander compte de l’honneur d’un de vos serviteurs que vous
avez abusé par un mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que
ces mots irritent Votre Majesté; mais les faits nous tuent, nous
autres; je sais que vous cherchez quel châtiment vous ferez subir
à ma franchise; mais je sais, moi, quel châtiment je demanderai à
Dieu de vous infliger, quand je lui raconterai votre parjure et le
malheur de mon fils.

Le roi se promenait à grands pas, la main sur la poitrine, la tête
roidie, l’oeil flamboyant.

-- Monsieur, s’écria-t-il tout à coup, si j’étais pour vous le
roi, vous seriez déjà puni; mais je ne suis qu’un homme, et j’ai
le droit d’aimer sur la terre ceux qui m’aiment, bonheur si rare!

-- Vous n’avez pas plus ce droit comme homme que comme roi; ou, si
vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prévenir
M. de Bragelonne au lieu de l’exiler.

-- Je crois que je discute, en vérité! interrompit Louis XIV avec
cette majesté que lui seul savait trouver à un point si
remarquable dans le regard et dans la voix.

-- J’espérais que vous me répondriez, dit le comte.

-- Vous saurez tantôt ma réponse, monsieur.

-- Vous savez ma pensée, répliqua M. de La Fère.

-- Vous avez oublié que vous parliez au roi, monsieur; c’est un
crime!

-- Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux hommes; c’est
un péché mortel, Sire!

-- Sortez, maintenant!

-- Pas avant de vous avoir dit: Fils de Louis XIII, vous commencez
mal votre règne, car vous le commencez par le rapt et la
déloyauté! Ma race et moi, nous sommes dégagés envers vous de
toute cette affection et de tout ce respect que j’avais fait jurer
à mon fils dans les caveaux de Saint-Denis, en présence des restes
de vos nobles aïeux. Vous êtes devenu notre ennemi, Sire, et nous
n’avons plus affaire désormais qu’à Dieu, notre seul maître.
Prenez-y garde!

-- Vous menacez?

-- Oh! non, dit tristement Athos, et je n’ai pas plus de bravade
que de peur dans l’âme. Dieu, dont je vous parle, Sire, m’entend
parler; il sait que, pour l’intégrité, pour l’honneur de votre
couronne, je verserais encore à présent tout ce que m’ont laissé
de sang vingt années de guerre civile et étrangère. Je puis donc
vous assurer que je ne menace pas le roi plus que je ne menace
l’homme; mais je vous dis, à vous: Vous perdez deux serviteurs
pour avoir tué la foi dans le coeur du père et l’amour dans le
coeur du fils. L’un ne croit plus à la parole royale, l’autre ne
croit plus à la loyauté des hommes, ni à la pureté des femmes.
L’un est mort au respect et l’autre à l’obéissance. Adieu!

Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement
les deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui
étouffait de rage et de honte, il sortit du cabinet.

Louis, abîmé sur sa table, passa quelques minutes à se remettre,
et, se relevant soudain, il sonna violemment.

-- Qu’on appelle M. d’Artagnan! dit-il aux huissiers épouvantés.


Chapitre CXCVIII -- Suite d'orage


Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos s’était
si bien à point trouvé chez le roi, lui dont ils n’avaient point
entendu parler depuis un long temps. Notre prétention, comme
romancier, étant surtout d’enchaîner les événements les uns aux
autres avec une logique presque fatale, nous nous tenions prêt à
répondre et nous répondons à cette question.

Porthos, fidèle à son devoir d’arrangeur d’affaires avait, en
quittant le Palais-Royal, été rejoindre Raoul aux Minimes du bois
de Vincennes, et lui avait raconté, dans ses moindres détails, son
entretien avec M. de Saint-Aignan; puis il avait terminé en disant
que le message du roi à son favori n’amènerait, probablement,
qu’un retard momentané, et qu’en quittant le roi de Saint-Aignan
s’empresserait de se rendre à l’appel que lui avait fait Raoul.

Mais Raoul, moins crédule que son vieil ami, avait conclu, du
récit de Porthos, que, si de Saint-Aignan allait chez le roi, de
Saint-Aignan conterait tout au roi et que, si de Saint-Aignan
contait tout au roi, le roi défendrait à de Saint-Aignan de se
présenter sur le terrain. Il avait donc, en conséquence de cette
réflexion, laissé Porthos garder la place, au cas, fort peu
probable, où de Saint-Aignan viendrait, et encore avait-il bien
engagé Porthos à ne pas rester sur le pré plus d’une heure ou une
heure et demie. Ce à quoi Porthos s’était formellement refusé,
s’installant, bien au contraire, aux Minimes, comme pour y prendre
racine, faisant promettre à Raoul de revenir de chez son père chez
lui, Raoul, afin que le laquais de Porthos sût où le trouver si
M. de Saint-Aignan venait au rendez-vous.

Bragelonne avait quitté Vincennes et s’était acheminé tout droit
chez Athos, qui, depuis deux jours, était à Paris.

Le comte était déjà prévenu par une lettre de d’Artagnan.

Raoul arrivait donc surabondamment chez son père, qui, après lui
avoir tendu la main et l’avoir embrassé, lui fit signe de
s’asseoir.

-- Je sais que vous venez à moi comme on vient à un ami, vicomte,
quand on pleure et quand on souffre; dites-moi quelle cause vous
amène.

Le jeune homme s’inclina et commença son récit. Plus d’une fois,
dans le cours de ce récit, les larmes coupèrent sa voix et un
sanglot étranglé dans sa gorge suspendit la narration. Cependant
il acheva.

Athos savait probablement déjà à quoi s’en tenir, puisque nous
avons dit que d’Artagnan lui avait écrit; mais, tenant à garder
jusqu’au bout ce calme et cette sérénité qui faisaient le côté
presque surhumain de son caractère, il répondit:

-- Raoul, je ne crois rien de ce que l’on dit; je ne crois rien de
ce que vous craignez, non pas que des personnes dignes de foi ne
m’aient pas déjà entretenu de cette aventure, mais parce que, dans
mon âme et dans ma conscience, je crois impossible que le roi ait
outragé un gentilhomme. Je garantis donc le roi, et vais vous
rapporter la preuve de ce que je dis.

Raoul, flottant comme un homme ivre entre ce qu’il avait vu de ses
propres yeux et cette imperturbable foi qu’il avait dans un homme
qui n’avait jamais menti, s’inclina et se contenta de répondre:

-- Allez donc, monsieur le comte; j’attendrai.

Et il s’assit, la tête cachée dans ses deux mains. Athos s’habilla
et partit. Chez le roi, il fit ce que nous venons de raconter à
nos lecteurs, qui l’ont vu entrer chez Sa Majesté et qui l’ont vu
en sortir.

Quand il rentra chez lui, Raoul, pâle et morne n’avait pas quitté
sa position désespérée. Cependant au bruit des portes qui
s’ouvraient, au bruit des pas de son père qui s’approchait de lui,
le jeune homme releva la tête.

Athos était pâle, découvert, grave; il remit son manteau et son
chapeau au laquais, le congédia du geste et s’assit près de Raoul.

-- Eh bien! monsieur, demanda le jeune homme en hochant tristement
la tête de haut en bas, êtes-vous bien convaincu, à présent?

-- Je le suis, Raoul; le roi aime Mlle de La Vallière.

-- Ainsi, il avoue? s’écria Raoul.

-- Absolument, dit Athos.

-- Et elle?

-- Je ne l’ai pas vue.

-- Non; mais le roi vous en a parlé. Que dit-il d’elle?

-- Il dit qu’elle l’aime.

-- Oh! vous voyez! vous voyez, monsieur!

Et le jeune homme fit un geste de désespoir.

-- Raoul, reprit le comte, j’ai dit au roi, croyez-le bien, tout
ce que vous eussiez pu lui dire vous-même, et je crois le lui
avoir dit en termes convenables, mais fermes.

-- Et que lui avez-vous dit, monsieur?

-- J’ai dit, Raoul, que tout était fini entre lui et nous, que
vous ne seriez plus rien pour son service; j’ai dit que, moi-même,
je demeurerais à l’écart. Il ne me reste plus qu’à savoir une
chose.

-- Laquelle, monsieur?

-- Si vous avez pris votre parti.

-- Mon parti? À quel sujet?

-- Touchant l’amour et...

-- Achevez, monsieur.

-- Et touchant la vengeance; car j’ai peur que vous ne songiez à
vous venger.

-- Oh! monsieur, l’amour... peut-être un jour, plus tard,
réussirai-je à l’arracher de mon coeur. J’y compte, avec l’aide de
Dieu et le secours de vos sages exhortations. La vengeance, je n’y
avais songé que sous l’empire d’une pensée mauvaise, car ce
n’était point du vrai coupable que je pouvais me venger; j’ai donc
déjà renoncé à la vengeance.

-- Ainsi, vous ne songez plus à chercher une querelle à
M. de Saint Aignan?

-- Non, monsieur. Un défi a été fait; si M. de Saint-Aignan
l’accepte, je le soutiendrai; s’il ne le relève pas, je le
laisserai à terre.

-- Et de La Vallière?

-- Monsieur le comte n’a pas sérieusement cru que je songerais à
me venger d’une femme, répondit Raoul avec un sourire si triste,
qu’il attira une larme aux bords des paupières de cet homme qui
s’était tant de fois penché sur ses douleurs et sur les douleurs
des autres.

Il tendit sa main à Raoul, Raoul la saisit vivement.

-- Ainsi, monsieur le comte, vous êtes bien assuré que le mal est
sans remède? demanda le jeune homme.

Athos secoua la tête à son tour.

-- Pauvre enfant! murmura-t-il.

-- Vous pensez que j’espère encore, dit Raoul, et vous me
plaignez. Oh! c’est qu’il m’en coûte horriblement, voyez-vous,
pour mépriser, comme je le dois, celle que j’ai tant aimée. Que
n’ai-je quelque tort envers elle, je serais heureux et je lui
pardonnerais.

Athos regarda tristement son fils. Ces quelques mots que venait de
prononcer Raoul semblaient être sortis de son propre coeur. En ce
moment, le laquais annonça M. d’Artagnan. Ce nom retentit, d’une
façon bien différente, aux oreilles d’Athos et de Raoul.

Le mousquetaire annoncé fit son entrée avec un vague sourire sur
les lèvres. Raoul s’arrêta; Athos marcha vers son ami avec une
expression de visage qui n’échappa point à Bragelonne. D’Artagnan
répondit à Athos par un simple clignement de l’oeil; puis,
s’avançant vers Raoul et lui prenant la main:

-- Eh bien! dit-il s’adressant à la fois au père et au fils, nous
consolons l’enfant, à ce qu’il paraît?

-- Et vous, toujours bon, dit Athos, vous venez m’aider à cette
tâche difficile.

Et, ce disant, Athos serra entre ses deux mains la main de
d’Artagnan. Raoul crut remarquer que cette pression avait un sens
particulier à part celui des paroles.

-- Oui, répondit le mousquetaire en se grattant la moustache de la
main qu’Athos lui laissait libre, oui, je viens aussi...

-- Soyez le bienvenu, monsieur le chevalier, non pour la
consolation que vous apportez, mais pour vous-même. Je suis
consolé.

Et il essaya d’un sourire plus triste qu’aucune des larmes que
d’Artagnan eût jamais vu répandre.

-- À la bonne heure! fit d’Artagnan.

-- Seulement, continua Raoul, vous êtes arrivé comme M. le comte
allait me donner les détails de son entrevue avec le roi. Vous
permettez, n’est-ce pas, que M. le comte continue?

Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusqu’au fond
du coeur du mousquetaire.

-- Son entrevue avec le roi? fit d’Artagnan d’un ton si naturel,
qu’il n’y avait pas moyen de douter de son étonnement. Vous avez
donc vu le roi, Athos?

Athos sourit.

-- Oui, dit-il, je l’ai vu.

-- Ah! vraiment, vous ignoriez que le comte eût vu Sa Majesté?
demanda Raoul à demi rassuré.

-- Ma foi, oui! tout à fait.

-- Alors, me voilà plus tranquille, dit Raoul.

-- Tranquille, et sur quoi? demanda Athos.

-- Monsieur, dit Raoul, pardonnez-moi; mais, connaissant l’amitié
que vous me faites l’honneur de me porter, je craignais que vous
n’eussiez un peu vivement exprimé à Sa Majesté ma douleur et votre
indignation, et qu’alors le roi...

-- Et qu’alors le roi? répéta d’Artagnan. Voyons, achevez, Raoul.

-- Excusez-moi à votre tour, monsieur d’Artagnan, dit Raoul. Un
instant j’ai tremblé, je l’avoue, que vous ne vinssiez pas ici
comme M. d’Artagnan, mais comme capitaine de mousquetaires.

-- Vous êtes fou, mon pauvre Raoul, s’écria d’Artagnan avec un
éclat de rire dans lequel un exact observateur eût peut-être
désiré plus de franchise.

-- Tant mieux! dit Raoul.

-- Oui, fou, et savez-vous ce que je vous conseille?

-- Dites, monsieur; venant de vous, l’avis doit être bon.

-- Eh bien! je vous conseille, après votre voyage, après votre
visite chez M. de Guiche, après votre visite chez Madame, après
votre visite chez Porthos, après votre voyage à Vincennes, je vous
conseille de prendre quelque repos; couchez-vous, dormez douze
heures, et, à votre réveil, fatiguez-moi un bon cheval.

Et, l’attirant à lui, il l’embrassa comme il eût fait de son
propre enfant. Athos en fit autant; seulement, il était visible
que le baiser était plus tendre et la pression plus forte encore
chez le père que chez l’ami.

Le jeune homme regarda de nouveau ces deux hommes, en appliquant à
les pénétrer toutes les forces de son intelligence. Mais son
regard s’émoussa sur la physionomie riante du mousquetaire et sur
la figure calme et douce du comte de La Fère.

-- Et où allez-vous, Raoul? demanda ce dernier, voyant que
Bragelonne s’apprêtait à sortir.

-- Chez moi, monsieur, répondit celui-ci de sa voix douce et
triste.

-- C’est donc là qu’on vous trouvera, vicomte, si l’on a quelque
chose à vous dire?

-- Oui, monsieur. Est-ce que vous prévoyez avoir quelque chose à
me dire?

-- Que sais-je! dit Athos.

-- Oui, de nouvelles consolations, dit d’Artagnan en poussant tout
doucement Raoul vers la porte.

Raoul, voyant cette sérénité dans chaque geste des deux amis,
sortit de chez le comte, n’emportant avec lui que l’unique
sentiment de sa douleur particulière.

-- Dieu soit loué, dit-il, je puis donc ne plus penser qu’à moi.

Et, s’enveloppant de son manteau, de manière à cacher aux passants
son visage attristé, il sortit pour se rendre à son propre
logement, comme il l’avait promis à Porthos.

Les deux amis avaient vu le jeune homme s’éloigner avec un
sentiment pareil de commisération.

Seulement, chacun d’eux l’avait exprimé d’une façon différente.

-- Pauvre Raoul! avait dit Athos en laissant échapper un soupir.

-- Pauvre Raoul! avait dit d’Artagnan en haussant les épaules.


Chapitre CXCIX -- Heu! miser!


«Pauvre Raoul!» avait dit Athos. «Pauvre Raoul!» avait dit
d’Artagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul
devait être un homme bien malheureux.

Aussi, lorsqu’il se trouva seul en face de lui-même, laissant
derrière lui l’ami intrépide et le père indulgent, lorsqu’il se
rappela l’aveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait
sa bien-aimée Louise de La Vallière, il sentit son coeur se
briser, comme chacun de nous l’a senti se briser une fois à la
première illusion détruite, au premier amour trahi.

-- Oh! murmura-t-il, c’en est donc fait! Plus rien dans la vie!
Rien à attendre, rien à espérer! Guiche me l’a dit, mon père me
l’a dit, M. d’Artagnan me l’a dit. Tout est donc un rêve en ce
monde! C’était un rêve que cet avenir poursuivi depuis dix ans!
Cette union de nos coeurs, c’était un rêve! Cette vie toute
d’amour et de bonheur, c’était un rêve!

Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de
mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis s’attristent de mes
peines et que mes ennemis rient de mes douleurs!...

Ainsi, mon malheur va devenir une disgrâce éclatante, un scandale
public. Ainsi, demain, je serai montré honteusement au doigt!

Et, malgré le calme promis à son père et à d’Artagnan, Raoul fit
entendre quelques paroles de sourde menace.

-- Et cependant, continua-t-il, si je m’appelais de Wardes, et que
j’eusse à la fois la souplesse et la vigueur de M. d’Artagnan, je
rirais avec les lèvres, je convaincrais les femmes que cette
perfide, honorée de mon amour, ne me laisse qu’un regret, celui
d’avoir été abusé par ses semblants d’honnêteté; quelques
railleurs flagorneraient le roi à mes dépens; je me mettrais à
l’affût sur le chemin des railleurs, j’en châtierais quelques-uns.
Les hommes me redouteraient et, au troisième que j’aurais couché à
mes pieds, je serais adoré par les femmes.

Oui, voilà un parti à prendre, et le comte de La Fère lui-même n’y
répugnerait pas. N’a-t-il pas été éprouvé, lui aussi, au milieu de
sa jeunesse, comme je viens de l’être? N’a-t-il pas remplacé
l’amour par l’ivresse? Il me l’a dit souvent. Pourquoi, moi, ne
remplacerais-je pas l’amour par le plaisir?

Il avait souffert autant que je souffre, plus peut-être!
L’histoire d’un homme est donc l’histoire de tous les hommes? une
épreuve plus ou moins longue plus ou moins douloureuse? La voix de
l’humanité tout entière n’est qu’un long cri.

Mais qu’importe la douleur des autres à celui qui souffre? La
plaie ouverte dans une autre poitrine adoucit-elle la plaie béante
sur la nôtre? Le sang qui coule à côté de nous tarit-il notre
sang? Cette angoisse universelle diminue-t-elle l’angoisse
particulière? Non, chacun souffre pour soi, chacun lutte avec sa
douleur, chacun pleure ses propres larmes.

Et, d’ailleurs, qu’a été la vie pour moi jusqu’à présent? Une
arène froide et stérile où j’ai combattu pour les autres toujours,
pour moi jamais.

Tantôt pour un roi, tantôt pour une femme.

Le roi m’a trahi, la femme m’a dédaigné.

Oh! malheureux!... Les femmes! Ne pourrais-je donc faire expier à
toutes le crime de l’une d’elles?

Que faut-il pour cela?... N’avoir plus de coeur, ou oublier qu’on
en a un; être fort, même contre la faiblesse; appuyer toujours,
même lorsque l’on sent rompre.

Que faut-il pour en arriver là? Être jeune, beau, fort, vaillant,
riche. Je suis ou je serai tout cela.

Mais l’honneur? Qu’est-ce que l’honneur? Une théorie que chacun
comprend à sa façon. Mon père me disait: «L’honneur, c’est le
respect de ce que l’on doit aux autres, et surtout de ce qu’on se
doit à soi-même.» Mais de Guiche, mais Manicamp, mais de Saint-
Aignan surtout me diraient: «L’honneur consiste à servir les
passions et les plaisirs de son roi.» Cet honneur-là est facile et
productif. Avec cet honneur-là, je puis garder mon poste à la
Cour, devenir gentilhomme de la Chambre, avoir un beau et bon
régiment à moi. Avec cet honneur-là, je puis être duc et pair.

La tache que vient de m’imprimer cette femme, cette douleur avec
laquelle elle vient de briser mon coeur, à moi, Raoul, son ami
d’enfance, ne touche en rien M. de Bragelonne, bon officier, brave
capitaine qui se couvrira de gloire à la première rencontre, et
qui deviendra cent fois plus que n’est aujourd’hui Mlle de La
Vallière, la maîtresse du roi; car le roi n’épousera pas Mlle de
La Vallière, et plus il la déclarera publiquement sa maîtresse,
plus il épaissira le bandeau de honte qu’il lui jette au front en
guise de couronne, et, à mesure qu’on la méprisera comme je la
méprise, moi, je me glorifierai.

Hélas! nous avions marché ensemble, elle et moi, pendant le
premier, pendant le plus beau tiers de notre vie, nous tenant par
la main le long du sentier charmant et plein de fleurs de la
jeunesse, et voilà que nous arrivons à un carrefour où elle se
sépare de moi, où nous allons suivre une route différente qui ira
nous écartant toujours davantage l’un de l’autre; et, pour
atteindre le bout de ce chemin, Seigneur, je suis seul, je suis
désespéré, je suis anéanti!

Ô malheureux!...

Raoul en était là de ses réflexions sinistres, quand son pied se
posa machinalement sur le seuil de sa maison. Il était arrivé là
sans voir les rues par lesquelles il passait, sans savoir comment
il était venu; il poussa la porte, continua d’avancer et gravit
l’escalier.

Comme dans la plupart des maisons de cette époque, l’escalier
était sombre et les paliers étaient obscurs. Raoul logeait au
premier étage; il s’arrêta pour sonner. Olivain parut, lui prit
des mains l’épée et le manteau. Raoul ouvrit lui-même la porte
qui, de l’antichambre, donnait dans un petit salon assez richement
meublé pour un salon de jeune homme, et tout garni de fleurs par
Olivain, qui, connaissant les goûts de son maître, s’était
empressé d’y satisfaire, sans s’inquiéter s’il s’apercevrait ou ne
s’apercevrait pas de cette attention.

Il y avait dans le salon un portrait de La Vallière que La
Vallière elle-même avait dessiné et avait donné à Raoul. Ce
portrait, accroché au-dessus d’une grande chaise longue recouverte
de damas de couleur sombre, fut le premier point vers lequel Raoul
se dirigea, le premier objet sur lequel il fixa les yeux. Au
reste, Raoul cédait à son habitude; c’était, chaque fois qu’il
rentrait chez lui, ce portrait qui, avant toute chose, attirait
ses yeux. Cette fois, comme toujours, il alla donc droit au
portrait, posa ses genoux sur la chaise longue, et s’arrêta à le
regarder tristement.

Il avait les bras croisés sur la poitrine, la tête doucement
levée, l’oeil calme et voilé, la bouche plissée par un sourire
amer.

Il regarda l’image adorée; puis tout ce qu’il avait dit repassa
dans son esprit, tout ce qu’il avait souffert assaillit son coeur,
et, après un long silence:

-- Ô malheureux dit-il pour la troisième fois.

À peine avait-il prononcé ces deux mots, qu’un soupir et une
plainte se firent entendre derrière lui.

Il se retourna vivement, et, dans l’angle du salon, il aperçut,
debout, courbée, voilée, une femme qu’en entrant il avait cachée
derrière le déplacement de la porte, et que depuis il n’avait pas
vue, ne s’étant pas retourné.

Il s’avança vers cette femme, dont personne ne lui avait annoncé
la présence, saluant et s’informant à la fois, quand tout à coup
la tête baissée se releva, le voile écarté laissa voir le visage,
et une figure blanche et triste lui apparut.

Raoul se recula, comme il eût fait devant un fantôme.

-- Louise! s’écria-t-il avec un accent si désespéré, qu’on n’eût
pas cru que la voix humaine pût jeter un pareil cri sans que se
brisassent toutes les fibres du coeur.

-- Voulez-vous me faire la grâce de vous asseoir et de m’écouter?
dit Louise, l’interrompant avec sa plus douce voix.

Bragelonne la regarda un instant; puis, secouant tristement la
tête, il s’assit ou plutôt tomba sur une chaise.

-- Parlez, dit-il.

Elle jeta un regard à la dérobée autour d’elle. Ce regard était
une prière et demandait bien mieux le secret qu’un instant
auparavant ne l’avaient fait ses paroles.

Raoul se releva, et, allant à la porte qu’il ouvrit:

-- Olivain, dit-il, je n’y suis pour personne.

Puis, se retournant vers La Vallière:

-- C’est cela que vous désirez? dit-il.

Rien ne peut rendre l’effet que fit sur Louise cette parole qui
signifiait: «Vous voyez que je vous comprends encore, moi.»

Elle passa son mouchoir sur ses yeux pour éponger une larme
rebelle; puis, s’étant recueillie un instant:

-- Raoul, dit-elle, ne détournez point de moi votre regard si bon
et si franc; vous n’êtes pas un de ces hommes qui méprisent une
femme parce qu’elle a donné son coeur, dût cet amour faire leur
malheur ou les blesser dans leur orgueil.

Raoul ne répondit point.

-- Hélas! continua La Vallière, ce n’est que trop vrai; ma cause
est mauvaise, et je ne sais par quelle phrase commencer. Tenez, je
ferai mieux, je crois, de vous raconter tout simplement ce qui
m’arrive. Comme je dirai la vérité, je trouverai toujours mon
droit chemin, dans l’obscurité, dans l’hésitation, dans les
obstacles que j’ai à braver, pour soulager mon coeur qui déborde
et veut se répandre à vos pieds.

Raoul continua de garder le silence.

La Vallière le regardait d’un air qui voulait dire: «Encouragez-
moi! par pitié, un mot!»

Mais Raoul se tut et la jeune fille dut continuer.


Chapitre CC -- Blessures sur blessures


Mlle de La Vallière, car c’était bien elle, fit un pas en avant.

-- Oui, Louise, murmura-t-elle.

Mais dans cet intervalle, si court qu’il fût, Raoul avait eu le
temps de se remettre.

-- Vous, mademoiselle? dit-il.

Puis, avec un accent indéfinissable:

-- Vous ici? ajouta-t-il.

-- Oui, Raoul, répéta la jeune fille; oui, moi, qui vous
attendais.

-- Pardon; lorsque je suis rentré, j’ignorais...

-- Oui, et j’avais recommandé à Olivain de vous laisser ignorer...

Elle hésita; et, comme Raoul ne se pressait pas de lui répondre,
il se fit un silence d’un instant, silence pendant lequel on eût
pu entendre le bruit de ces deux coeurs qui battaient, non plus à
l’unisson l’un de l’autre, mais aussi violemment l’un que l’autre.

C’était à Louise de parler. Elle fit un effort.

-- J’avais à vous parler, dit-elle; il fallait absolument que je
vous visse... moi-même... seule... Je n’ai point reculé devant une
démarche qui doit rester secrète; car personne, excepté vous, ne
la comprendrait, monsieur de Bragelonne.

-- En effet, mademoiselle, balbutia Raoul, tout effaré, tout
haletant, et moi même, malgré la bonne opinion que vous avez de
moi, j’avoue...

-- Tout à l’heure, dit-elle, M. de Saint-Aignan est venu chez moi
de la part du roi.

Elle baissa les yeux.

De son côté, Raoul détourna les siens pour ne rien voir.

-- M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi, répéta-
t-elle, et il m’a dit que vous saviez tout.

Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette
blessure après tant d’autres blessures; mais il lui fut impossible
de rencontrer les yeux de Raoul.

-- Il m’a dit que vous aviez conçu contre moi une légitime colère.

Cette fois, Raoul regarda la jeune fille, et un sourire dédaigneux
retroussa ses lèvres.

-- Oh! continua-t-elle, je vous en supplie, ne dites pas que vous
avez ressenti contre moi autre chose que de la colère. Raoul,
attendez que je vous aie tout dit, attendez que je vous aie parlé
jusqu’à la fin.

Le front de Raoul se rasséréna par la force de sa volonté; le pli
de sa bouche s’effaça.

-- Et d’abord, dit La Vallière, d’abord, les mains jointes, le
front courbé, je vous demande pardon comme au plus généreux, comme
au plus noble des hommes. Si je vous ai laissé ignorer ce qui se
passait en moi, jamais du moins je n’eusse consenti à vous
tromper. Oh! je vous en supplie, Raoul, je vous le demande à
genoux, répondez-moi, fût-ce une injure. J’aime mieux une injure
de vos lèvres qu’un soupçon de votre coeur.

-- J’admire votre sublimité, mademoiselle, dit Raoul en faisant un
effort sur lui-même pour rester calme. Laisser ignorer que l’on
trompe, c’est loyal; mais tromper, il paraît que ce serait mal, et
vous ne le feriez point.

-- Monsieur, longtemps, j’ai cru que je vous aimais avant toute
chose, et, tant que j’ai cru à mon amour pour vous, je vous ai dit
que je vous aimais. À Blois, je vous aimais. Le roi passa à Blois;
je crus que je vous aimais encore. Je l’eusse juré sur un autel;
mais un jour est venu qui m’a détrompée.

-- Eh bien! ce jour-là, mademoiselle, voyant que je vous aimais
toujours, moi, la loyauté devait vous ordonner de me dire que vous
ne m’aimiez plus.

-- Ce jour-là, Raoul, le jour où j’ai lu jusqu’au fond de mon
coeur le jour où je me suis avoué à moi-même que vous ne
remplissiez pas toute ma pensée, le jour où j’ai vu un autre
avenir que celui d’être votre amie, votre amante, votre épouse, ce
jour-là, Raoul, hélas! vous n’étiez plus près de moi.

-- Vous saviez où j’étais, mademoiselle; il fallait écrire.

-- Raoul, je n’ai point osé. Raoul, j’ai été lâche. Que voulez-
vous, Raoul! je vous connaissais si bien, je savais si bien que
vous m’aimiez, que j’ai tremblé à la seule idée de la douleur que
j’allais vous faire; et cela est si vrai, Raoul, qu’en ce moment
où je vous parle, courbée devant vous, le coeur serré, des soupirs
plein la voix, des larmes plein les yeux, aussi vrai que je n’ai
d’autre défense que ma franchise, je n’ai pas non plus d’autre
douleur que celle que je lis dans vos yeux.

Raoul essaya de sourire.

-- Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous
ne me ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous
m’aimiez, vous; vous étiez sûr de m’aimer; vous ne vous trompiez
pas vous-même, vous ne mentiez pas à votre propre coeur, tandis
que moi, moi!...

Et toute pâle, les bras tendus au-dessus de sa tête, elle se
laissa tomber sur les genoux.

-- Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous m’aimiez,
et vous en aimiez un autre!

-- Hélas! oui, s’écria la pauvre enfant; hélas! oui, j’en aime un
autre; et cet autre... mon Dieu! laissez-moi dire, car c’est ma
seule excuse, Raoul; cet autre, je l’aime plus que je n’aime ma
vie, plus que je n’aime Dieu. Pardonnez-moi ma faute ou punissez
ma trahison, Raoul. Je suis venue ici, non pour me défendre, mais
pour vous dire: Vous savez ce que c’est qu’aimer? Eh bien, j’aime!
J’aime à donner ma vie, à donner mon âme à celui que j’aime! S’il
cesse de m’aimer jamais, je mourrai de douleur, à moins que Dieu
ne me secoure, à moins que le Seigneur ne me prenne en
miséricorde. Raoul, je suis ici pour subir votre volonté, quelle
qu’elle soit; pour mourir si vous voulez que je meure. Tuez-moi
donc, Raoul, si, dans votre coeur, vous croyez que je mérite la
mort.

-- Prenez-y garde, mademoiselle, dit Raoul, la femme qui demande
la mort est celle qui ne peut plus donner que son sang à l’amant
trahi.

-- Vous avez raison dit-elle.

Raoul poussa un profond soupir.

-- Et vous aimez sans pouvoir oublier? s’écria Raoul.

-- J’aime sans vouloir oublier, sans désir d’aimer jamais
ailleurs, répondit La Vallière.

-- Bien! fit Raoul. Vous m’avez dit, en effet, tout ce que vous
aviez à me dire, tout ce que je pouvais désirer savoir. Et
maintenant, mademoiselle, c’est moi qui vous demande pardon, c’est
moi qui ai failli être un obstacle dans votre vie, c’est moi qui
ai eu tort, c’est moi qui, en me trompant, vous aidais à vous
tromper.

-- Oh! fit La Vallière, je ne vous demande pas tant, Raoul.

-- Tout cela est ma faute, mademoiselle, continua Raoul; plus
instruit que vous dans les difficultés de la vie, c’était à moi de
vous éclairer; je devais ne pas me reposer sur l’incertain, je
devais faire parler votre coeur, tandis que j’ai fait à peine
parler votre bouche. Je vous le répète, mademoiselle, je vous
demande pardon.

-- C’est impossible, c’est impossible! s’écria-t-elle. Vous me
raillez!

-- Comment, impossible?

-- Oui, il est impossible d’être bon, d’être excellent, d’être
parfait à ce point.

-- Prenez garde! dit Raoul avec un sourire amer; car tout à
l’heure vous allez peut-être dire que je ne vous aimais pas.

-- Oh! vous m’aimez comme un tendre frère; laissez-moi espérer
cela, Raoul.

-- Comme un tendre frère? Détrompez-vous, Louise. Je vous aimais
comme un amant, comme un époux, comme le plus tendre des hommes
qui vous aiment.

-- Raoul! Raoul!

-- Comme un frère? Oh! Louise, je vous aimais à donner pour vous
tout mon sang goutte à goutte, toute ma chair lambeau par lambeau,
toute mon éternité heure par heure.

-- Raoul, Raoul, par pitié!

-- Je vous aimais tant, Louise, que mon coeur est mort, que ma foi
chancelle, que mes yeux s’éteignent; je vous aimais tant, que je
ne vois plus rien, ni sur la terre, ni dans le ciel.

-- Raoul, Raoul, mon ami, je vous en conjure, épargnez-moi!
s’écria La Vallière. Oh! si j’avais su!...

-- Il est trop tard, Louise; vous aimez, vous êtes heureuse; je
lis votre joie à travers vos larmes; derrière les larmes que verse
votre loyauté, je sens les soupirs qu’exhale votre amour. Louise,
Louise, vous avez fait de moi le dernier des hommes: retirez-vous,
je vous en conjure. Adieu! adieu!

-- Pardonnez-moi, je vous en supplie!

-- Eh! n’ai-je pas fait plus? Ne vous ai-je pas dit que je vous
aimais toujours?

Elle cacha son visage entre ses mains.

-- Et vous dire cela, comprenez-vous, Louise? vous le dire dans un
pareil moment, vous le dire comme je vous le dis, c’est vous dire
ma sentence de mort. Adieu!

La Vallière voulut tendre ses mains vers lui.

-- Nous ne devons plus nous voir dans ce monde, dit-il.

Elle voulut s’écrier: il lui ferma la bouche avec la main. Elle
baisa cette main et s’évanouit.

-- Olivain, dit Raoul, prenez cette jeune dame et la portez dans
sa chaise, qui attend à la porte.

Olivain la souleva. Raoul fit un mouvement pour se précipiter vers
La Vallière, pour lui donner le premier et le dernier baiser;
puis, s’arrêtant tout à coup:

-- Non, dit-il, ce bien n’est pas à moi. Je ne suis pas le roi de
France, pour voler!

Et il rentra dans sa chambre, tandis que le laquais emportait La
Vallière toujours évanouie.


Chapitre CCI -- Ce qu'avait deviné Raoul


Raoul parti, les deux exclamations qui l’avaient suivi exhalées,
Athos et d’Artagnan se retrouvèrent seuls, en face l’un de
l’autre.

Athos reprit aussitôt l’air empressé qu’il avait à l’arrivée de
d’Artagnan.

-- Eh bien! dit-il, cher ami, que veniez-vous m’annoncer?

-- Moi? demanda d’Artagnan.

-- Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause?

Athos sourit.

-- Dame! fit d’Artagnan.

-- Je vais vous mettre à votre aise, cher ami. Le roi est furieux,
n’est-ce pas?

-- Mais je dois vous avouer qu’il n’est pas content.

-- Et vous venez?...

-- De sa part, oui.

-- Pour m’arrêter, alors?

-- Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami.

-- Je m’y attendais. Allons!

-- Oh! oh! que diable! fit d’Artagnan, comme vous êtes pressé,
vous!

-- Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos.

-- J’ai le temps. N’êtes-vous pas curieux, d’ailleurs, de savoir
comment les choses se sont passées entre moi et le roi?

-- S’il vous plaît de me le raconter, cher ami, j’écouterai cela
avec plaisir.

Et il montra à d’Artagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci
s’étendit en prenant ses aises.

-- J’y tiens, voyez-vous, continua d’Artagnan, attendu que la
conversation est assez curieuse.

-- J’écoute.

-- Eh bien! d’abord, le roi m’a fait appeler.

-- Après mon départ?

-- Vous descendiez les dernières marches de l’escalier, à ce que
m’ont dit les mousquetaires. Je suis arrivé. Mon ami, il n’était
pas rouge, il était violet. J’ignorais encore ce qui s’était
passé. Seulement, à terre, sur le parquet, je voyais une épée
brisée en deux morceaux.

-- Capitaine d’Artagnan! s’écria le roi en m’apercevant.

-- Sire, répondis-je.

-- Je quitte M. de La Fère, qui est un insolent!

-- Un insolent? m’écriai-je avec un tel accent, que le roi
s’arrêta court.

-- Capitaine d’Artagnan, reprit le roi les dents serrées, vous
allez m’écouter et m’obéir.

-- C’est mon devoir, Sire.

-- J’ai voulu épargner à ce gentilhomme, pour lequel je garde
quelques bons souvenirs, l’affront de ne pas le faire arrêter chez
moi.

-- Ah! ah! dis-je tranquillement.

-- Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse...

Je fis un mouvement.

-- S’il vous répugne de l’arrêter vous-même, continua le roi,
envoyez-moi mon capitaine des gardes.

-- Sire, répliquai-je, il n’est pas besoin du capitaine des gardes
puisque je suis de service.

-- Je ne voudrais pas vous déplaire, dit le roi avec bonté; car
vous m’avez toujours bien servi, monsieur d’Artagnan.

-- Vous ne me déplaisez pas, Sire, répondis-je. Je suis de
service, voilà tout.

-- Mais, dit le roi avec étonnement, il me semble que le comte est
votre ami?

-- Il serait mon père, Sire, que je n’en serais pas moins de
service.

Le roi me regarda; il vit mon visage impassible et parut
satisfait.

-- Vous arrêterez donc M. le comte de La Fère? demanda-t-il.

-- Sans doute, Sire, si vous m’en donnez l’ordre.

-- Eh bien! l’ordre, je vous le donne.

Je m’inclinai.

-- Où est le comte, Sire?

-- Vous le chercherez.

-- Et je l’arrêterai en quelque lieu qu’il soit, alors?

-- Oui... cependant, tâchez qu’il soit chez lui. S’il retournait
dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route.

Je saluai; et, comme je restais en place:

-- Eh bien? demanda le roi.

-- J’attends, Sire?

-- Qu’attendez-vous?

-- L’ordre signé.

Le roi parut contrarié.

En effet, c’était un nouveau coup d’autorité à faire, c’était
réparer l’acte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a.

Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur puis il écrivit:

«Ordre à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine-lieutenant de mes
mousquetaires, d’arrêter M. le comte de La Fère partout où on le
trouvera.»

Puis il se tourna de mon côté.

J’attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade
dans ma tranquillité, car il signa vivement; puis, me remettant
l’ordre:

-- Allez! s’écria-t-il.

J’obéis, et me voici.

Athos serra la main de son ami.

-- Marchons, dit-il.

-- Oh! fit d’Artagnan, vous avez bien quelques petites affaires à
arranger avant de quitter comme cela votre logement?

-- Moi? Pas du tout.

-- Comment!...

-- Mon Dieu, non. Vous le savez, d’Artagnan, j’ai toujours été
simple voyageur sur la terre, prêt à aller au bout du monde à
l’ordre de mon roi, prêt à quitter ce monde pour l’autre à l’ordre
de mon Dieu. Que faut-il à l’homme prévenu? Un portemanteau ou un
cercueil. Je suis prêt aujourd’hui comme toujours, cher ami.
Emmenez-moi donc.

-- Mais Bragelonne?...

-- Je l’ai élevé dans les principes que je m’étais faits à moi-
même, et vous voyez qu’en vous apercevant il a deviné à l’instant
même la cause qui vous amenait. Nous l’avons dépisté un moment;
mais, soyez tranquille, il s’attend assez à ma disgrâce pour ne
pas s’effrayer outre mesure. Marchons.

-- Marchons, dit tranquillement d’Artagnan.

-- Mon ami, dit le comte, comme j’ai brisé mon épée chez le roi,
et que j’en ai jeté les morceaux à ses pieds, je crois que cela me
dispense de vous la remettre.

-- Vous avez raison; et, d’ailleurs, que diable voulez-vous que je
fasse de votre épée?

-- Marche-t-on devant vous ou derrière vous?

-- On marche à mon bras, répliqua d’Artagnan.

Et il prit le bras du comte de La Fère pour descendre l’escalier.

Ils arrivèrent ainsi au palier.

Grimaud, qu’ils avaient rencontré dans l’antichambre, regardait
cette sortie d’un air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne
pas se douter qu’il y eût quelque chose de caché là-dessous.

-- Ah! c’est toi, mon bon Grimaud? dit Athos. Nous allons...

-- Faire un tour dans mon carrosse, interrompit d’Artagnan avec un
mouvement amical de la tête.

Grimaud remercia d’Artagnan par une grimace qui avait visiblement
l’intention d’être un sourire, et il accompagna les deux amis
jusqu’à la portière. Athos monta le premier; d’Artagnan le suivit
sans avoir rien dit au cocher. Ce départ, tout simple et sans
autre démonstration, ne fit aucune sensation dans le voisinage.
Lorsque le carrosse eut atteint les quais:

-- Vous me menez à la Bastille, à ce que je vois? dit Athos.

-- Moi? dit d’Artagnan. Je vous mène où vous voulez aller, pas
ailleurs.

-- Comment cela? fit le comte surpris.

-- Pardieu! dit d’Artagnan, vous comprenez bien, mon cher comte,
que je ne me suis chargé de la commission que pour que vous en
fassiez à votre fantaisie. Vous ne vous attendez pas à ce que je
vous fasse écrouer comme cela brutalement, sans réflexion. Si je
n’avais pas prévu cela, j’eusse laissé faire M. le capitaine des
gardes.

-- Ainsi?... demanda Athos.

-- Ainsi, je vous le répète, nous allons où vous voulez.

-- Cher ami, dit Athos en embrassant d’Artagnan, je vous reconnais
bien là.

-- Dame! il me semble que c’est tout simple. Le cocher va vous
mener à la barrière du Cours-la-Reine; vous y trouverez un cheval
que j’ai ordonné de tenir tout prêt, avec ce cheval, vous ferez
trois postes tout d’une traite, et, moi, j’aurai soin de ne
rentrer chez le roi, pour lui dire que vous êtes parti, qu’au
moment où il sera impossible de vous joindre. Pendant ce temps,
vous aurez gagné Le Havre, et, du Havre, l’Angleterre, où vous
trouverez la jolie maison que m’a donnée mon ami M. Monck, sans
parler de l’hospitalité que le roi Charles ne manquera pas de vous
offrir... Eh bien! que dites-vous de ce projet?

-- Menez-moi à la Bastille, dit Athos en souriant.

-- Mauvaise tête! dit d’Artagnan; réfléchissez donc.

-- Quoi?

-- Que vous n’avez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vous
parle d’après moi. Une prison est mortelle aux gens de notre âge.
Non, non, je ne souffrirai pas que vous languissiez en prison.
Rien que d’y penser, la tête m’en tourne!

-- Ami, répondit Athos, Dieu m’a fait, par bonheur, aussi fort de
corps que d’esprit Croyez-moi, je serai fort jusqu’à mon dernier
soupir.

-- Mais ce n’est pas de la force, mon cher, c’est de la folie.

-- Non, d’Artagnan, c’est une raison suprême. Ne croyez pas que je
discute le moins du monde avec vous cette question de savoir si
vous vous perdriez en me sauvant. J’eusse fait ce que vous faites,
si la fuite eût été dans mes convenances. J’eusse donc accepté de
vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous
eussiez accepté de moi. Non! je vous connais trop pour effleurer
seulement ce sujet.

-- Ah! si vous me laissiez faire, dit d’Artagnan, comme
j’enverrais le roi courir après vous!

-- Il est le roi, cher ami.

-- Oh! cela m’est bien égal; et, tout roi qu’il est, je lui
répondrais parfaitement: «Sire, emprisonnez, exilez, tuez tout en
France et en Europe; ordonnez-moi d’arrêter et de poignarder qui
vous voudrez, fût-ce Monsieur, votre frère; mais ne touchez jamais
à un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordioux!...»

-- Cher ami, répondit Athos avec calme, je voudrais vous persuader
d’une chose, c’est que je désire être arrêté, c’est que je tiens à
une arrestation par dessus tout.

D’Artagnan fit un mouvement d’épaules.

-- Que voulez-vous! continua Athos, c’est ainsi: vous me
laisseriez aller, que je reviendrais de moi-même me constituer
prisonnier. Je veux prouver à ce jeune homme que l’éclat de sa
couronne étourdit, je veux lui prouver qu’il n’est le premier des
hommes qu’à la condition d’en être le plus généreux et le plus
sage. Il me punit, il m’emprisonne, il me torture, soit! Il abuse,
et je veux lui faire savoir ce que c’est qu’un remords, en
attendant que Dieu lui apprenne ce que c’est qu’un châtiment.

-- Mon ami, répondit d’Artagnan, je sais trop que, lorsque vous
avez dit non, c’est non. Je n’insiste plus; vous voulez aller à la
Bastille?

-- Je le veux.

-- Allons-y!... À la Bastille! continua d’Artagnan en s’adressant
au cocher.

Et, se rejetant dans le carrosse, il mâcha sa moustache avec un
acharnement qui, pour Athos, signifiait une résolution prise ou en
train de naître.

Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais
pas plus vite, pas plus lentement. Athos reprit la main du
mousquetaire.

-- Vous n’êtes point fâché contre moi, d’Artagnan? dit-il.

-- Moi? Eh! pardieu! non. Ce que vous faites par héroïsme, vous,
je l’eusse fait, moi, par entêtement.

-- Mais vous êtes bien d’avis que Dieu me vengera, n’est-ce pas,
d’Artagnan?

-- Et je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu, dit le
capitaine.


Chapitre CCII -- Trois convives étonnés de souper ensemble


Le carrosse était arrivé devant la première porte de la Bastille.
Un factionnaire l’arrêta, et d’Artagnan n’eut qu’un mot à dire
pour que la consigne fût levée. Le carrosse entra donc.

Tandis que l’on suivait le grand chemin couvert qui conduisait à
la cour du Gouvernement, d’Artagnan dont l’oeil de lynx voyait
tout, même à travers les murs, s’écria tout à coup:

-- Eh! qu’est-ce que je vois?

-- Bon! dit tranquillement Athos, qui voyez-vous, mon ami?

-- Regardez donc là-bas!

-- Dans la cour?

-- Oui; vite, dépêchez-vous.

-- Eh bien! un carrosse.

-- Bien!

-- Quelque pauvre prisonnier comme moi qu’on amène.

-- Ce serait trop drôle!

-- Je ne vous comprends pas.

-- Dépêchez-vous de regarder encore pour voir celui qui va sortir
de ce carrosse.

Justement un second factionnaire venait d’arrêter d’Artagnan. Les
formalités s’accomplissaient. Athos pouvait voir à cent pas
l’homme que son ami lui avait signalé.

Cet homme descendit, en effet, de carrosse à la porte même du
Gouvernement.

-- Eh bien! demanda d’Artagnan, vous le voyez?

-- Oui; c’est un homme en habit gris.

-- Qu’en dites-vous?

-- Je ne sais trop; c’est, comme je vous le dis, un homme en habit
gris qui descend de carrosse: voilà tout.

-- Athos, je gagerais que c’est lui.

-- Qui lui?

-- Aramis.

-- Aramis arrêté? Impossible!

-- Je ne vous dis pas qu’il est arrêté, puisque nous le voyons
seul dans son carrosse.

-- Alors, que fait-il ici?

-- Oh! il connaît Baisemeaux, le gouverneur, répliqua le
mousquetaire d’un ton sournois. Ma foi! nous arrivons à temps!

-- Pour quoi faire?

-- Pour voir.

-- Je regrette fort cette rencontre; Aramis, en me voyant, va
prendre de l’ennui, d’abord de me voir, ensuite d’être vu.

-- Bien raisonné.

-- Malheureusement, il n’y a pas de remède quand on rencontre
quelqu’un dans la Bastille; voulût-on reculer pour l’éviter, c’est
impossible.

-- Je vous dis, Athos, que j’ai mon idée; il s’agit d’épargner à
Aramis l’ennui dont vous parliez.

-- Comment faire?

-- Comme je vous dirai, ou, pour mieux m’expliquer, laissez-moi
conter la chose à ma façon; je ne vous recommanderai pas de
mentir, cela vous serait impossible.

-- Eh bien! alors?

-- Eh bien! je mentirai pour deux; c’est si facile avec la nature
et l’habitude du Gascon!

Athos sourit. Le carrosse s’arrêta où s’était arrêté celui que
nous venons de signaler, sur le seuil du Gouvernement même.

-- C’est entendu? fit d’Artagnan bas à son ami.

Athos consentit par un geste. Ils montèrent l’escalier. Si l’on
s’étonne de la facilité avec laquelle ils étaient entrés dans la
Bastille, on se souviendra qu’en entrant, c’est-à-dire au plus
difficile, d’Artagnan avait annoncé qu’il amenait un prisonnier
d’État.

À la troisième porte, au contraire, c’est-à-dire une fois bien
entré, il dit seulement au factionnaire:

-- Chez M. de Baisemeaux.

Et tous deux passèrent. Ils furent bientôt dans la salle à manger
du gouverneur, où le premier visage qui frappa les yeux de
d’Artagnan fut celui d’Aramis, qui était assis côte à côte avec
Baisemeaux, et attendait l’arrivée d’un bon repas, dont l’odeur
fumait par tout l’appartement.

Si d’Artagnan joua la surprise, Aramis ne la joua pas; il
tressaillit en voyant ses deux amis, et son émotion fut visible.

Cependant Athos et d’Artagnan faisaient leurs compliments, et
Baisemeaux, étonné, abasourdi de la présence de ces trois hôtes,
commençait mille évolutions autour d’eux.

-- Ah çà! dit Aramis, par quel hasard?...

-- Nous vous le demandons, riposta d’Artagnan.

-- Est-ce que nous nous constituons tous prisonniers? s’écria
Aramis avec l’affectation de l’hilarité.

-- Eh! eh! fit d’Artagnan, il est vrai que les murs sentent la
prison en diable. Monsieur de Baisemeaux, vous savez que vous
m’avez invité à dîner l’autre jour?

-- Moi? s’écria Baisemeaux?

-- Ah çà! mais on dirait que vous tombez des nues. Vous ne vous
souvenez pas?

Baisemeaux pâlit, rougit, regarda Aramis qui le regardait, et
finit par balbutier:

-- Certes... je suis ravi... mais... sur l’honneur... je ne... Ah!
misérable mémoire!

-- Eh! mais j’ai tort, dit d’Artagnan comme un homme fâché.

-- Tort, de quoi?

-- Tort de me souvenir, à ce qu’il paraît.

Baisemeaux se précipita vers lui.

-- Ne vous formalisez pas, cher capitaine, dit-il; je suis la plus
pauvre tête du royaume. Sortez-moi de mes pigeons et de leur
colombier, je ne vaux pas un soldat de six semaines.

-- Enfin, maintenant, vous vous souvenez, dit d’Artagnan avec
aplomb.

-- Oui, oui, répliqua le gouverneur hésitant, je me souviens.

-- C’était chez le roi; vous me disiez je ne sais quelles
histoires sur vos comptes avec MM. Louvières et Tremblay.

-- Ah! oui, parfaitement!

-- Et sur les bontés de M. d’Herblay pour vous.

-- Ah! s’écria Aramis en regardant au blanc des yeux le malheureux
gouverneur, vous disiez que vous n’aviez pas de mémoire, monsieur
Baisemeaux!

Celui-ci interrompit court le mousquetaire.

-- Comment donc! c’est cela; vous avez raison. Il me semble que
j’y suis encore. Mille millions de pardons! Mais, notez bien ceci,
cher monsieur d’Artagnan, à cette heure comme aux autres, prié ou
non prié, vous êtes le maître chez moi, vous et monsieur
d’Herblay, votre ami, dit-il en se tournant vers Aramis, et
Monsieur, ajouta-t-il en saluant Athos.

-- J’ai bien pensé à tout cela, répondit d’Artagnan. Voici
pourquoi je venais: n’ayant rien à faire ce soir au Palais-Royal,
je voulais tâter de votre ordinaire, quand, sur la route, je
rencontrai M. le comte.

Athos salua.

-- M. le comte, qui quittait Sa Majesté, me remit un ordre qui
exige prompte exécution. Nous étions près d’ici; j’ai voulu
poursuivre, ne fût-ce que pour vous serrer la main et vous
présenter Monsieur, dont vous me parlâtes si avantageusement chez
le roi, ce même soir où...

-- Très bien! très bien! M. le comte de La Fère, n’est-ce pas?

-- Justement.

-- M. le comte est le bienvenu.

-- Et il dînera avec vous deux, n’est-ce pas? tandis que moi,
pauvre limier, je vais courir pour mon service. Heureux mortels
que vous êtes, vous autres! ajouta-t-il en soupirant comme Porthos
l’eût pu faire.

-- Ainsi, vous partez? dirent Aramis et Baisemeaux unis dans un
même sentiment de surprise joyeuse.

La nuance fut saisie par d’Artagnan.

-- Je vous laisse à ma place, dit-il, un noble et bon convive. Et
il frappa doucement sur l’épaule d’Athos, qui, lui aussi,
s’étonnait et ne pouvait s’empêcher de le témoigner un peu; nuance
qui fut saisie par Aramis seul, M. de Baisemeaux n’étant pas de la
force des trois amis.

-- Quoi! nous vous perdons? reprit le bon gouverneur.

-- Je vous demande une heure ou une heure et demie. Je reviendrai
pour le dessert.

-- Oh! nous vous attendrons, dit Baisemeaux.

-- Ce serait me désobliger.

-- Vous reviendriez? dit Athos d’un air de doute.

-- Assurément, dit-il en lui serrant la main confidentiellement.

Et il ajouta plus bas:

-- Attendez-moi, Athos; soyez gai, et surtout ne parlez pas
affaires, pour l’amour de Dieu!

Une nouvelle pression de main confirma le comte dans l’obligation
de se tenir discret et impénétrable. Baisemeaux reconduisit
d’Artagnan jusqu’à la porte.

Aramis, avec force caresses, s’empara d’Athos, résolu de le faire
parler; mais Athos avait toutes les vertus au suprême degré. Quand
la nécessité l’exigeait, il eût été le premier orateur du monde,
au besoin; il fût mort avant de dire une syllabe, dans l’occasion.

Ces trois messieurs se placèrent donc, dix minutes après le départ
de d’Artagnan, devant une bonne table meublée avec le luxe
gastronomique le plus substantiel.

Les grosses pièces, les conserves, les vins les plus variés,
apparurent successivement sur cette table servie aux dépens du
roi, et sur la dépense de laquelle M. Colbert eût trouvé
facilement à s’économiser deux tiers, sans faire maigrir personne
à la Bastille.

Baisemeaux fut le seul qui mangeât et qui bût résolument. Aramis
ne refusa rien et effleura tout; Athos après le potage et les
trois hors-d’oeuvre, ne toucha plus à rien.

La conversation fut ce qu’elle devait être entre trois hommes si
opposés d’humeur et de projets.

Aramis ne cessa de se demander par quelle singulière rencontre
Athos se trouvait chez Baisemeaux lorsque d’Artagnan n’y était
plus, et pourquoi d’Artagnan ne s’y trouvait plus quand Athos y
était resté. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit
d’Aramis, qui vivait de subterfuges et d’intrigues, il regarda
bien son homme et le flaira occupé de quelque projet important.
Puis il se concentra, lui aussi, dans ses propres intérêts, en se
demandant pourquoi d’Artagnan avait quitté la Bastille si
étrangement vite, en laissant là un prisonnier si mal introduit et
si mal écroué.

Mais ce n’est pas sur ces personnages que nous arrêterons notre
examen. Nous les abandonnons à eux-mêmes, devant les débris des
chapons, des perdrix et des poissons mutilés par le couteau
généreux de Baisemeaux.

Celui que nous poursuivrons, c’est d’Artagnan, qui, remontant dans
le carrosse qui l’avait amené, cria au cocher, à l’oreille:

-- Chez le roi, et brûlons le pavé!


Chapitre CCIII -- Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de
la Bastille


M. de Saint-Aignan avait fait sa commission auprès de La Vallière,
ainsi qu’on l’a vu dans un des précédents chapitres; mais, quelle
que fût son éloquence, il ne persuada point à la jeune fille
qu’elle eût un protecteur assez considérable dans le roi, et
qu’elle n’avait besoin de personne au monde quand le roi était
pour elle.

En effet, au premier mot que le confident prononça de la
découverte du fameux secret, Louise, éplorée, jeta les hauts cris
et s’abandonna tout entière à une douleur que le roi n’eut pas
trouvée obligeante, si, d’un coin de l’appartement, il eût pu en
être le témoin. De Saint-Aignan, ambassadeur, s’en formalisa comme
aurait pu faire son maître, et revint chez le roi annoncer ce
qu’il avait vu et entendu. C’est là que nous le retrouvons, fort
agité, en présence de Louis, plus agité encore.

-- Mais, dit le roi à son courtisan, lorsque celui-ci eut achevé
sa narration, qu’a-t-elle conclu? La verrai-je au moins tout à
l’heure avant le souper? Viendra-t-elle, ou faudra-t-il que je
passe chez elle?

-- Je crois, Sire, que, si Votre Majesté désire la voir, il faudra
que le roi fasse non seulement les premiers pas, mais tout le
chemin.

-- Rien pour moi! Ce Bragelonne lui tient donc bien au coeur?
murmura Louis XIV entre ses dents.

-- Oh! Sire, cela n’est pas possible, car c’est vous que Mlle de
La Vallière aime, et cela de tout son coeur. Mais, vous savez,
M. de Bragelonne appartient à cette race sévère qui joue les héros
romains.

Le roi sourit faiblement. Il savait à quoi s’en tenir. Athos le
quittait.

-- Quant à Mlle de La Vallière, continua de Saint-Aignan, elle a
été élevée chez Madame douairière, c’est-à-dire dans la retraite
et l’austérité. Ces deux fiancés-là se sont froidement fait de
petits serments devant la lune et les étoiles, et, voyez-vous,
Sire, aujourd’hui, pour rompre cela c’est le diable!

De Saint-Aignan croyait faire rire encore le roi; mais bien au
contraire, du simple sourire Louis passa au sérieux complet. Il
ressentait déjà ce que le comte avait promis à d’Artagnan de lui
donner: des remords. Il songeait qu’en effet ces deux jeunes gens
s’étaient aimés et juré alliance; que l’un des deux avait tenu
parole, et que l’autre était trop probe pour ne pas gémir de
s’être parjuré.

Et, avec le remords, la jalousie aiguillonnait vivement le coeur
du roi. Il ne prononça plus une parole, et, au lieu d’aller chez
sa mère, ou chez la reine, ou chez Madame pour s’égayer un peu et
faire rire les dames, ainsi qu’il le disait lui-même, il se
plongea dans le vaste fauteuil où Louis XIII, son auguste père,
s’était tant ennuyé avec Baradas et Cinq-Mars pendant tant de
jours et d’années.

De Saint-Aignan comprit que le roi n’était pas amusable en ce
moment-là. Il hasarda la dernière ressource et prononça le nom de
Louise. Le roi leva la tête.

-- Que fera Votre Majesté ce soir? Faut-il prévenir Mlle de La
Vallière?

-- Dame! il me semble qu’elle est prévenue, répondit le roi.

-- Se promènera-t-on?

-- On sort de se promener, répliqua le roi.

-- Eh bien! Sire?

-- Eh bien! rêvons, de Saint-Aignan, rêvons chacun de notre côté;
quand Mlle de La Vallière aura bien regretté ce qu’elle regrette
le remords faisait son oeuvre, eh bien! alors, daignera-t-elle
nous donner de ses nouvelles!

-- Ah! Sire, pouvez-vous ainsi méconnaître ce coeur dévoué?

Le roi se leva rouge de dépit; la jalousie mordait à son tour. De
Saint-Aignan commençait à trouver la position difficile, quand la
portière se leva. Le roi fit un brusque mouvement; sa première
idée fut qu’il lui arrivait un billet de La Vallière; mais, à la
place d’un messager d’amour, il ne vit que son capitaine des
mousquetaires debout et muet dans l’embrasure.

-- Monsieur d’Artagnan! fit-il. Ah!... Eh bien?

D’Artagnan regarda de Saint-Aignan. Les yeux du roi prirent la
même direction que ceux de son capitaine. Ces regards eussent été
clairs pour tout le monde; à bien plus forte raison le furent-ils
pour de Saint-Aignan. Le courtisan salua et sortit. Le roi et
d’Artagnan se trouvèrent seuls.

-- Est-ce fait? demanda le roi.

-- Oui, Sire, répondit le capitaine des mousquetaires d’une voix
grave, c’est fait.

Le roi ne trouva plus un mot à dire. Cependant l’orgueil lui
commandait de n’en pas rester là. Quand un roi a pris une
décision, même injuste, il faut qu’il prouve à tous ceux qui la
lui ont vu prendre, et surtout il faut qu’il se prouve à lui-même
qu’il avait raison en la prenant. Il y a un moyen pour cela, un
moyen presque infaillible, c’est de chercher des torts à la
victime.

Louis, élevé par Mazarin et Anne d’Autriche, savait, mieux
qu’aucun prince ne le sut jamais, son métier de roi. Aussi essaya-
t-il de le prouver en cette occasion. Après un moment de silence,
pendant lequel il avait fait tout bas les réflexions que nous
venons de faire tout haut:

-- Qu’a dit le comte? reprit-il négligemment.

-- Mais rien, Sire.

-- Cependant, il ne s’est pas laissé arrêter sans rien dire?

-- Il a dit qu’il s’attendait à être arrêté, Sire.

Le roi releva la tête avec fierté.

-- Je présume que M. le comte de La Fère n’a pas continué son rôle
de rebelle? dit-il.

-- D’abord, Sire, qu’appelez-vous rebelle? demanda tranquillement
le mousquetaire. Un rebelle aux yeux du roi, est-ce l’homme qui,
non seulement se laisse coffrer à la Bastille, mais qui encore
résiste à ceux qui ne veulent pas l’y conduire?

-- Qui ne veulent pas l’y conduire? s’écria le roi. Qu’entends-je
là, capitaine? Êtes-vous fou?

-- Je ne crois pas, Sire.

-- Vous parlez de gens qui ne voulaient pas arrêter M. de La
Fère?...

-- Oui, Sire.

-- Et quels sont ces gens-là?

-- Ceux que Votre Majesté en avait chargés, apparemment, dit le
mousquetaire.

-- Mais c’est vous que j’en avais chargé, s’écria le roi.

-- Oui, Sire, c’est moi.

-- Et vous dites que, malgré mon ordre, vous aviez l’intention de
ne pas arrêter l’homme qui m’avait insulté?

-- C’était absolument mon intention, oui, Sire.

-- Oh!

-- Je lui ai même proposé de monter sur un cheval que j’avais fait
préparer pour lui à la barrière de la Conférence.

-- Et dans quel but aviez-vous fait préparer ce cheval?

-- Mais, Sire, pour que M. le comte de La Fère pût gagner Le Havre
et, de là, l’Angleterre.

-- Vous me trahissiez donc, alors, monsieur? s’écria le roi
étincelant de fierté sauvage.

-- Parfaitement.

Il n’y avait rien à répondre à des articulations faites sur ce
ton. Le roi sentit une si rude résistance, qu’il s’étonna.

-- Vous aviez au moins une raison, monsieur d’Artagnan, quand vous
agissiez ainsi? interrogea le roi avec majesté.

-- J’ai toujours une raison, Sire.

-- Ce n’est pas la raison de l’amitié, au moins, la seule que vous
puissiez faire valoir, la seule qui puisse vous excuser, car je
vous avais mis bien à l’aise sur ce chapitre.

-- Moi, Sire?

-- Ne vous ai-je pas laissé le choix d’arrêter ou de ne pas
arrêter M. le comte de La Fère?

-- Oui, Sire; mais...

-- Mais quoi? interrompit le roi impatient.

-- Mais en me prévenant, Sire, que, si je ne l’arrêtais pas, votre
capitaine des gardes l’arrêterait, lui.

-- Ne vous faisais-je pas la partie assez belle, du moment où je
ne vous forçais pas la main?

-- À moi, oui, Sire; à mon ami, non.

-- Non?

-- Sans doute, puisque, par moi ou par le capitaine des gardes,
mon ami était toujours arrêté.

-- Et voilà votre dévouement, monsieur? un dévouement qui
raisonne, qui choisit? Vous n’êtes pas un soldat, monsieur!

-- J’attends que Votre Majesté me dise ce que je suis.

-- Eh bien! vous êtes un frondeur!

-- Depuis qu’il n’y a plus de Fronde, alors, Sire...

-- Mais, si ce que vous dites est vrai...

-- Ce que je dis est toujours vrai, Sire.

-- Que venez-vous faire ici? Voyons.

-- Je viens ici dire au roi: Sire, M. de La Fère est à la
Bastille...

-- Ce n’est point votre faute, à ce qu’il paraît.

-- C’est vrai, Sire, mais enfin, il y est, et, puisqu’il y est, il
est important que Votre Majesté le sache.

-- Ah! monsieur d’Artagnan, vous bravez votre roi!

-- Sire...

-- Monsieur d’Artagnan, je vous préviens que vous abusez de ma
patience.

-- Au contraire, Sire.

-- Comment, au contraire?

-- Je viens me faire arrêter aussi.

-- Vous faire arrêter, vous?

-- Sans doute. Mon ami va s’ennuyer là-bas, et je viens proposer à
Votre Majesté de me permettre de lui faire compagnie; que Votre
Majesté dise un mot, et je m’arrête moi-même; je n’aurai pas
besoin du capitaine des gardes pour cela, je vous en réponds.

Le roi s’élança vers la table et saisit une plume pour donner
l’ordre d’emprisonner d’Artagnan.

-- Faites attention que c’est pour toujours, monsieur, s’écria-t-
il avec l’accent de la menace.

-- J’y compte bien, reprit le mousquetaire; car lorsqu’une fois
vous aurez fait ce beau coup-là, vous n’oserez plus me regarder en
face.

Le roi jeta sa plume avec violence.

-- Allez-vous-en! dit-il.

-- Oh! non pas, Sire, s’il plaît à Votre Majesté.

-- Comment, non pas?

-- Sire, je venais pour parler doucement au roi; le roi s’est
emporté, c’est un malheur, mais je n’en dirai pas moins au roi ce
que j’ai à lui dire.

-- Votre démission, monsieur, s’écria le roi!

-- Sire, vous savez que ma démission ne me tient pas au coeur,
puisque, à Blois, le jour où Votre Majesté a refusé au roi Charles
le million que lui a donné mon ami le comte de La Fère, j’ai
offert ma démission au roi.

-- Eh bien! alors, faites vite.

-- Non, Sire; car ce n’est point de ma démission qu’il s’agit ici;
Votre Majesté avait pris la plume pour m’envoyer à la Bastille,
pourquoi change-t elle d’avis?

-- D’Artagnan! tête gasconne! qui est le roi de vous ou de moi!
Voyons.

-- C’est vous, Sire, malheureusement.

-- Comment, malheureusement?

-- Oui, Sire; car, si c’était moi...

-- Si c’était vous, vous approuveriez la rébellion de
M. d’Artagnan, n’est-ce pas?

-- Oui, certes!

-- En vérité?

Et le roi haussa les épaules.

-- Et je dirais à mon capitaine des mousquetaires, continua
d’Artagnan, je lui dirais en le regardant avec des yeux humains et
non avec des charbons enflammés, je lui dirais: «Monsieur
d’Artagnan, j’ai oublié que je suis le roi. Je suis descendu de
mon trône pour outrager un gentilhomme.»

-- Monsieur, s’écria le roi, croyez-vous que c’est excuser votre
ami que de surpasser son insolence?

-- Oh! Sire, j’irai bien plus loin que lui, dit d’Artagnan, et ce
sera votre faute. Je vous dirai, ce qu’il ne vous a pas dit, lui,
l’homme de toutes les délicatesses; je vous dirai: Sire, vous avez
sacrifié son fils, et il défendait son fils; vous l’avez sacrifié
lui-même; il vous parlait au nom de l’honneur, de la religion et
de la vertu, vous l’avez repoussé, chassé, emprisonné. Moi, je
serai plus dur que lui, Sire; et je vous dirai: Sire, choisissez!
Voulez-vous des amis ou des valets? des soldats ou des danseurs à
révérences? des grands hommes ou des polichinelles? Voulez-vous
qu’on vous serve ou voulez-vous qu’on plie! voulez-vous qu’on vous
aime ou voulez-vous qu’on ait peur de vous? Si vous préférez la
bassesse, l’intrigue, la couardise, oh! dites-le, Sire; nous
partirons, nous autres, qui sommes les seuls restes, je dirai
plus, les seuls modèles de la vaillance d’autrefois; nous qui
avons servi et dépassé peut-être en courage, en mérite, des hommes
déjà grands dans la postérité. Choisissez, Sire, et hâtez-vous. Ce
qui vous reste de grands seigneurs, gardez-le; vous aurez toujours
assez de courtisans. Hâtez-vous, et envoyez-moi à la Bastille avec
mon ami; car, si vous n’avez pas su écouter le comte de La Fère,
c’est-à-dire la voix la plus douce et la plus noble de l’honneur;
si vous ne savez pas entendre d’Artagnan, c’est-à-dire la plus
franche et la plus rude voix de la sincérité, vous êtes un mauvais
roi, et demain, vous serez un pauvre roi. Or, les mauvais rois, on
les abhorre; les pauvres rois, on les chasse. Voilà ce que j’avais
à vous dire, Sire; vous avez eu tort de me pousser jusque-là.

Le roi se renversa froid et livide sur son fauteuil: il était
évident que la foudre tombée à ses pieds ne l’eût pas étonné
davantage; on eût cru que le souffle lui manquait et qu’il allait
expirer. Cette rude voix de la sincérité, comme l’appelait
d’Artagnan, lui avait traversé le coeur, pareille à une lame.

D’Artagnan avait dit tout ce qu’il avait à dire. Comprenant la
colère du roi, il tira son épée, et, s’approchant respectueusement
de Louis XIV, il la posa sur la table.

Mais le roi, d’un geste furieux, repoussa l’épée, qui tomba à
terre et roula aux pieds de d’Artagnan.

Si maître que le mousquetaire fût de lui, il pâlit à son tour, et
frémissant d’indignation:

-- Un roi, dit-il, peut disgracier un soldat; il peut l’exiler, il
peut le condamner à mort; mais, fût-il cent fois roi, il n’a
jamais le droit de l’insulter en déshonorant son épée. Sire, un
roi de France n’a jamais repoussé avec mépris l’épée d’un homme
tel que moi. Cette épée souillée, songez-y, Sire, elle n’a plus
désormais d’autre fourreau que mon coeur ou le vôtre. Je choisis
le mien, Sire, remerciez-en Dieu et ma patience!

Puis se précipitant sur son épée:

-- Que mon sang retombe sur votre tête, Sire! s’écria-t-il.

Et, d’un geste rapide, appuyant la poignée de l’épée au parquet,
il en dirigea la pointe sur sa poitrine.

Le roi s’élança d’un mouvement encore plus rapide que celui de
d’Artagnan, jetant le bras droit au cou du mousquetaire, et, de la
main gauche, saisissant par le milieu la lame de l’épée, qu’il
remit silencieusement au fourreau.

D’Artagnan, roide, pâle et frémissant encore, laissa, sans
l’aider, faire le roi jusqu’au bout.

Alors, Louis, attendri, revenant à la table, prit la plume,
écrivit quelques lignes, les signa, et étendit la main vers
d’Artagnan.

-- Qu’est-ce que ce papier, Sire? demanda le capitaine.

-- L’ordre donné à M. d’Artagnan d’élargir à l’instant même M. le
comte de La Fère.

D’Artagnan saisit la main royale et la baisa; puis il plia
l’ordre, le passa sous son buffle et sortit.

Ni le roi ni le capitaine n’avaient articulé une syllabe.

-- Ô coeur humain! boussole des rois! murmura Louis resté seul,
quand donc saurai-je lire dans tes replis comme dans les feuilles
d’un livre? Non, je ne suis pas un mauvais roi; non, je ne suis
pas un pauvre roi; mais je suis encore un enfant.


Chapitre CCIV -- Rivaux politiques


D’Artagnan avait promis à M. de Baisemeaux d’être de retour au
dessert, d’Artagnan tint parole. On en était aux vins fins et aux
liqueurs, dont la cave du gouverneur avait la réputation d’être
admirablement garnie, lorsque les éperons du capitaine des
mousquetaires retentirent dans le corridor et que lui-même parut
sur le seuil.

Athos et Aramis avaient joué serré. Aussi, aucun des deux n’avait
pénétré l’autre. On avait soupé, causé beaucoup de la Bastille, du
dernier voyage de Fontainebleau, de la future fête que M. Fouquet
devait donner à Vaux. Les généralités avaient été prodiguées, et
nul, hormis de Baisemeaux, n’avait effleuré les choses
particulières.

D’Artagnan tomba au milieu de la conversation, encore pâle et ému
de sa conversation avec le roi De Baisemeaux s’empressa
d’approcher une chaise. D’Artagnan accepta un verre plein et le
laissa vide. Athos et Aramis remarquèrent tous deux cette émotion
de d’Artagnan. Quant à de Baisemeaux, il ne vit rien que le
capitaine des mousquetaires de Sa Majesté auquel il se hâta de
faire fête. Approcher le roi, c’était avoir tous droits aux égards
de M. de Baisemeaux. Seulement, quoique Aramis eût remarqué cette
émotion, il n’en pouvait deviner la cause. Athos seul croyait
l’avoir pénétrée. Pour lui, le retour de d’Artagnan et surtout le
bouleversement de l’homme impassible signifiaient: «Je viens de
demander au roi quelque chose que le roi m’a refusé.» Bien
convaincu qu’il était dans le vrai, Athos sourit, se leva de table
et fit un signe à d’Artagnan, comme pour lui rappeler qu’ils
avaient autre chose à faire que de souper ensemble.

D’Artagnan comprit et répondit par un autre signe. Aramis et
Baisemeaux, voyant ce dialogue muet, interrogeaient du regard.
Athos crut que c’était à lui de donner l’explication de ce qui se
passait.

-- La vérité, mes amis, dit le comte de La Fère avec un sourire,
c’est que vous, Aramis, vous venez de souper avec un criminel
d’État, et vous, monsieur de Baisemeaux, avec votre prisonnier.

Baisemeaux poussa une exclamation de surprise et presque de joie.
Ce cher M. de Baisemeaux avait l’amour-propre de sa forteresse. À
part le profit, plus il avait de prisonniers, plus il était
heureux; plus ces prisonniers étaient grands, plus il était fier.

Quant à Aramis, prenant une figure de circonstance:

-- Oh! cher Athos, dit-il, pardonnez-moi, mais, je me doutais
presque de ce qui arrive. Quelque incartade de Raoul ou de La
Vallière, n’est-ce pas?

-- Hélas! fit Baisemeaux.

-- Et, continua Aramis, vous, en grand seigneur que vous êtes,
oubliant qu’il n’y a plus que des courtisans, vous avez été
trouver le roi et vous lui avez dit son fait?

-- Vous avez deviné, mon ami.

-- De sorte, dit de Baisemeaux, tremblant d’avoir soupé si
familièrement avec un homme tombé dans la disgrâce de Sa Majesté;
de sorte, monsieur le comte?...

-- De sorte, mon cher gouverneur, dit Athos, que mon ami
M. d’Artagnan va vous communiquer ce papier qui passe par
l’ouverture de son buffle, et qui n’est autre, certainement, que
mon ordre d’écrou.

De Baisemeaux tendit la main avec sa souplesse d’habitude.

D’Artagnan tira, en effet, deux papiers de sa poitrine, et en
présenta un au gouverneur. Baisemeaux déplia le papier et lut à
demi-voix, tout en regardant Athos par-dessus le papier, en
s’interrompant:

-- «Ordre de détenir dans mon château de la Bastille...» Très
bien... «Dans mon château de la Bastille... M. le comte de La
Fère.» oh! monsieur, que c’est pour moi un douloureux honneur de
vous posséder!

-- Vous aurez un patient prisonnier, monsieur dit Athos de sa voix
suave et calme.

-- Et un prisonnier qui ne restera pas un mois chez vous, mon cher
gouverneur, dit Aramis, tandis que de Baisemeaux, l’ordre à la
main, transcrivait sur son registre d’écrou la volonté royale.

-- Pas même un jour, ou plutôt, pas même une nuit, dit d’Artagnan
en exhibant le second ordre du roi; car maintenant, cher monsieur
de Baisemeaux, il vous faudra transcrire aussi cet ordre de mettre
immédiatement le comte en liberté.

-- Ah! fit Aramis, c’est de la besogne que vous m’épargnez,
d’Artagnan.

Et il serra d’une façon significative la main du mousquetaire en
même temps que celle d’Athos.

-- Eh quoi! dit ce dernier avec étonnement, le roi me donne la
liberté?

-- Lisez, cher ami, repartit d’Artagnan.

Athos prit l’ordre et lut.

-- C’est vrai, dit-il.

-- En seriez-vous fâché? demanda d’Artagnan.

-- Oh! non, au contraire. Je ne veux pas de mal au roi, et le plus
grand mal qu’on puisse souhaiter aux rois, c’est qu’ils commettent
une injustice. Mais vous avez eu du mal, n’est-ce pas? oh! avouez-
le mon ami.

-- Moi? Pas du tout! fit en riant le mousquetaire. Le roi fait
tout ce que je veux.

Aramis regarda d’Artagnan et vit bien qu’il mentait.

Mais Baisemeaux ne regarda rien que d’Artagnan, tant il était
saisi d’une admiration profonde pour cet homme qui faisait faire
au roi tout ce qu’il voulait.

-- Et le roi exile Athos? demanda Aramis.

-- Non, pas précisément; le roi ne s’est pas même expliqué là-
dessus, reprit d’Artagnan; mais je crois que le comte n’a rien de
mieux à faire, à moins qu’il ne tienne à remercier le roi...

-- Non, en vérité, répondit en souriant Athos.

-- Eh bien! je crois que le comte n’a rien de mieux à faire,
reprit d’Artagnan, que de se retirer dans son château. Au reste,
mon cher Athos, parlez, demandez; si une résidence vous est plus
agréable que l’autre, je me fais fort de vous faire obtenir celle-
là.

-- Non, merci, dit Athos; rien ne peut m’être plus agréable, cher
ami, que de retourner dans ma solitude, sous mes grands arbres, au
bord de la Loire. Si Dieu est le suprême médecin des maux de
l’âme, la nature est le souverain remède. Ainsi, monsieur,
continua Athos en se retournant vers Baisemeaux, me voilà donc
libre?

-- Oui, monsieur le comte, je le crois, je l’espère, du moins, dit
le gouverneur en tournant et retournant les deux papiers, à moins,
toutefois, que M. d’Artagnan n’ait un troisième ordre.

-- Non, cher monsieur de Baisemeaux, non, dit le mousquetaire, il
faut vous en tenir au second et nous arrêter là.

-- Ah! monsieur le comte, dit Baisemeaux s’adressant à Athos, vous
ne savez pas ce que vous perdez! Je vous eusse mis à trente
livres, comme les généraux; que dis-je! à cinquante livres, comme
les princes, et vous eussiez soupé tous les soirs comme vous avez
soupé ce soir.

-- Permettez-moi, monsieur, dit Athos, de préférer ma médiocrité.

Puis, se retournant vers d’Artagnan:

-- Partons, mon ami, dit-il.

-- Partons, dit d’Artagnan.

-- Est-ce que j’aurai cette joie, demanda Athos, de vous posséder
pour compagnon, mon ami?

-- Jusqu’à la porte seulement, très cher, répondit d’Artagnan;
après quoi, je vous dirai ce que j’ai dit au roi: «Je suis de
service.»

-- Et vous, mon cher Aramis, dit Athos en souriant m’accompagnez-
vous? La Fère est sur la route de Vannes.

-- Moi, mon ami, dit le prélat, j’ai rendez-vous ce soir à Paris,
et je ne saurais m’éloigner sans faire souffrir de graves
intérêts.

-- Alors, mon cher ami, dit Athos, permettez-moi que je vous
embrasse, et que je parte. Mon cher monsieur Baisemeaux, grand
merci de votre bonne volonté, et surtout de l’échantillon que vous
m’avez donné de l’ordinaire de la Bastille.

Et, après avoir embrassé Aramis et serré la main à
M. de Baisemeaux; après avoir reçu les souhaits de bon voyage de
tous deux, Athos partit avec d’Artagnan.

Tandis que le dénouement de la scène du Palais-Royal
s’accomplissait à la Bastille, disons ce qui se passait chez Athos
et chez Bragelonne.

Grimaud, comme nous l’avons vu, avait accompagné son maître à
Paris; comme nous l’avons dit, il avait assisté à la sortie
d’Athos; il avait vu d’Artagnan mordre ses moustaches; il avait vu
son maître monter en carrosse; il avait interrogé l’une et l’autre
physionomie, et il les connaissait toutes deux depuis assez
longtemps pour avoir compris, à travers le masque de leur
impassibilité, qu’il se passait de graves événements.

Une fois Athos parti, il se mit à réfléchir. Alors il se rappela
l’étrange façon dont Athos lui avait dit adieu, l’embarras
imperceptible pour tout autre que pour lui de ce maître aux idées
si nettes, à la volonté si droite. Il savait qu’Athos n’avait rien
emporté que ce qu’il avait sur lui, et, cependant, il croyait voir
qu’Athos ne partait pas pour une heure, pas même pour un jour. Il
y avait une longue absence dans la façon dont Athos, en quittant
Grimaud, avait prononcé le mot adieu.

Tout cela lui revenait à l’esprit avec tous ses sentiments
d’affection profonde pour Athos, avec cette horreur du vide et de
la solitude qui toujours occupe l’imagination des gens qui aiment;
tout cela, disons-nous, rendit l’honnête Grimaud fort triste et
surtout fort inquiet.

Sans se rendre compte de ce qu’il faisait depuis le départ de son
maître, il errait par tout l’appartement, cherchant, pour ainsi
dire, les traces de son maître, semblable, en cela, tout ce qui
est bon se ressemble, au chien, qui n’a pas d’inquiétude sur son
maître absent, mais qui a de l’ennui. Seulement, comme à
l’instinct de l’animal Grimaud joignait la raison de l’homme,
Grimaud avait à la fois de l’ennui et de l’inquiétude.

N’ayant trouvé aucun indice qui pût le guider, n’ayant rien vu ou
rien découvert qui eût fixé ses doutes, Grimaud se mit à imaginer
ce qui pouvait être arrivé. Or, l’imagination est la ressource ou
plutôt le supplice des bons coeurs. En effet, jamais il n’arrive
qu’un bon coeur se représente son ami heureux ou allègre. Jamais
le pigeon qui voyage n’inspire autre chose que la terreur au
pigeon resté au logis.

Grimaud passa donc de l’inquiétude à la terreur. Il récapitula
tout ce qui s’était passé: la lettre de d’Artagnan à Athos, lettre
à la suite de laquelle Athos avait paru si chagrin; puis la visite
de Raoul à Athos, visite à la suite de laquelle Athos avait
demandé ses ordres et son habit de cérémonie; puis cette entrevue
avec le roi, entrevue à la suite de laquelle Athos était rentré si
sombre; puis cette explication entre le père et le fils,
explication à la suite de laquelle Athos avait si tristement
embrassé Raoul, tandis que Raoul s’en allait si tristement chez
lui; enfin l’arrivée de d’Artagnan mordant sa moustache, arrivée à
la suite de laquelle M. le comte de La Fère était monté en
carrosse avec d’Artagnan. Tout cela composait un drame en cinq
actes fort clair, surtout pour un analyste de la force de Grimaud.

Et d’abord Grimaud eut recours aux grands moyens; il alla chercher
dans le justaucorps laissé par son maître la lettre de
M. d’Artagnan. Cette lettre s’y trouvait encore, et voici ce
qu’elle contenait:

«Cher ami, Raoul est venu me demander des renseignements sur la
conduite de Mlle de La Vallière durant le séjour de notre jeune
ami à Londres. Moi, je suis un pauvre capitaine de mousquetaires
dont les oreilles sont rebattues tout le jour des propos de
caserne et de ruelle. Si j’avais dit à Raoul ce que je crois
savoir, le pauvre garçon en fût mort; mais, moi qui suis au
service du roi, je ne puis raconter les affaires du roi. Si le
coeur vous en dit, marchez! La chose vous regarde plus que moi et
presque autant que Raoul.»

Grimaud s’arracha une demi-pincée de cheveux. Il eût fait mieux si
sa chevelure eût été plus abondante.

-- Voilà, dit-il, le noeud de l’énigme. La jeune fille a fait des
siennes. Ce qu’on dit d’elle et du roi est vrai. Notre jeune
maître est trompé. Il doit le savoir. M. le comte a été trouver le
roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoyé M. d’Artagnan
pour arranger l’affaire. Ah! mon Dieu, continua Grimaud, M. le
comte est rentré sans son épée.

Cette découverte fit monter la sueur au front du brave homme. Il
ne s’arrêta pas plus longtemps à conjecturer, il enfonça son
chapeau sur la tête et courut au logis de Raoul.

Après la sortie de Louise, Raoul avait dompté sa douleur, sinon
son amour, et, forcé de regarder en avant dans cette route
périlleuse où l’entraînaient la folie et la rébellion, il avait vu
du premier coup d’oeil son père en butte à la résistance royale,
puisque Athos s’était d’abord offert à cette résistance.

En ce moment de lucidité toute sympathique, le malheureux jeune
homme se rappela justement les signes mystérieux d’Athos, la
visite inattendue de d’Artagnan, et le résultat de tout ce conflit
entre un prince et un sujet apparut à ses yeux épouvantés.

D’Artagnan en service, c’est-à-dire cloué à son poste, ne venait
certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait
pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en d’aussi pénibles
conjonctures, était un malheur ou un danger. Raoul frémit d’avoir
été égoïste, d’avoir oublié son père pour son amour, d’avoir, en
un mot, cherché la rêverie ou la jouissance du désespoir, alors
qu’il s’agissait peut-être de repousser l’attaque imminente
dirigée contre Athos.

Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son épée et courut d’abord
à la demeure de son père. En chemin, il se heurta contre Grimaud,
qui, parti du pôle opposé, s’élançait avec la même ardeur à la
recherche de la vérité. Ces deux hommes s’étreignirent l’un et
l’autre; ils en étaient l’un et l’autre au même point de la
parabole décrite par leur imagination.

-- Grimaud! s’écria Raoul.

-- Monsieur Raoul! s’écria Grimaud.

-- M. le comte va bien?

-- Tu l’as vu?

-- Non; où est-il?

-- Je le cherche.

-- Et M. d’Artagnan?

-- Sorti avec lui.

-- Quand?

-- Dix minutes après votre départ.

-- Comment sont-ils sortis?

-- En carrosse.

-- Où vont-ils?

-- Je ne sais.

-- Mon père a pris de l’argent?

-- Non.

-- Une épée?

-- Non.

-- Grimaud!

-- Monsieur Raoul!

-- J’ai idée que M. d’Artagnan venait pour...

-- Pour arrêter M. le comte, n’est-ce pas?

-- Oui, Grimaud.

-- Je l’aurais juré!

-- Quel chemin ont-ils pris?

-- Le chemin des quais.

-- La Bastille?

-- Ah! mon Dieu, oui.

-- Vite, courons!

-- Oui, courons!

-- Mais où cela? dit soudain Raoul avec accablement.

-- Passons chez M. d’Artagnan; nous saurons peut-être quelque
chose.

-- Non; si l’on s’est caché de moi chez mon père, on s’en cachera
partout. Allons chez... Oh! mon Dieu! mais je suis fou
aujourd’hui, mon bon Grimaud.

-- Quoi donc?

-- J’ai oublié M. du Vallon.

-- M. Porthos?

-- Qui m’attend toujours! Hélas! je te le disais, je suis fou.

-- Qui vous attend, où cela?

-- Aux Minimes de Vincennes!

-- Ah! mon Dieu! Heureusement, c’est du côté de la Bastille!

-- Allons, vite!

-- Monsieur, je vais faire seller les chevaux.

-- Oui, mon ami, va.


Chapitre CCV -- Où Porthos est convaincu sans avoir compris


Ce digne Porthos, fidèle à toutes les lois de la chevalerie
antique, s’était décidé à attendre M. de Saint-Aignan jusqu’au
coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir,
comme Raoul avait oublié d’en prévenir son second, comme la
faction commençait à être des plus longues et des plus pénibles,
Porthos s’était fait apporter par le garde d’une porte quelques
bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin d’avoir au
moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une
bouchée. Il en était aux dernières extrémités, c’est-à-dire aux
dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et
tous deux poussant à toute bride.

Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si pressés, il
ne douta plus que ce ne fussent ses hommes, et, se levant aussitôt
de l’herbe sur laquelle il s’était mollement assis, il commença
par déraidir ses genoux et ses poignets, en disant:

-- Ce que c’est que d’avoir de belles habitudes! Ce drôle a fini
par venir. Si je me fusse retiré, il ne trouvait personne et
prenait avantage.

Puis il se campa sur une hanche avec une martiale attitude, et fit
ressortir par un puissant tour de reins la cambrure de sa taille
gigantesque. Mais, au lieu de Saint-Aignan, il ne vit que Raoul,
lequel, avec des gestes désespérés, l’aborda en criant:

-- Ah! cher ami; ah! pardon; ah! que je suis malheureux!

-- Raoul! fit Porthos tout surpris.

-- Vous m’en vouliez? s’écria Raoul en venant embrasser Porthos.

-- Moi? et de quoi?

-- De vous avoir ainsi oublié. Mais, voyez-vous, j’ai la tête
perdue.

-- Ah bah!

-- Si vous saviez, mon ami?

-- Vous l’avez tué?

-- Qui?

-- De Saint-Aignan.

-- Hélas! il s’agit bien de Saint-Aignan.

-- Qu’y a-t-il encore?

-- Il y a que M. le comte de La Fère doit être arrêté à l’heure
qu’il est.

Porthos fit un mouvement qui eût renversé une muraille.

-- Arrêté!... Par qui?

-- Par d’Artagnan!

-- C’est impossible, dit Porthos.

-- C’est cependant la vérité, répliqua Raoul.

Porthos se tourna du côté de Grimaud en homme qui a besoin d’une
seconde affirmation. Grimaud fit un signe de tête.

-- Et où l’a-t-on mené? demanda Porthos.

-- Probablement à la Bastille.

-- Qui vous le fait croire?

-- En chemin, nous avons questionné des gens qui ont vu passer le
carrosse, et d’autres encore qui l’ont vu entrer à la Bastille.

-- Oh! oh! murmura Porthos, et il fit deux pas.

-- Que décidez-vous? demanda Raoul.

-- Moi? Rien. Seulement, je ne veux pas qu’Athos reste à la
Bastille.

Raoul s’approcha du digne Porthos.

-- Savez-vous que c’est par ordre du roi que l’arrestation s’est
faite?

Porthos regarda le jeune homme comme pour lui dire: «Qu’est-ce que
cela me fait, à moi?» Ce muet langage parut si éloquent à Raoul,
qu’il n’en demanda pas davantage. Il remonta à cheval. Déjà
Porthos, aidé de Grimaud, en avait fait autant.

-- Dressons notre plan, dit Raoul.

-- Oui, répliqua Porthos, notre plan, c’est cela, dressons-le.

Raoul poussa un grand soupir et s’arrêta soudain.

-- Qu’avez-vous? demanda Porthos; une faiblesse?

-- Non, l’impuissance! Avons-nous la prétention, à trois, d’aller
prendre la Bastille?

-- Ah! si d’Artagnan était là, répondit Porthos, je ne dis pas.

Raoul fut saisi d’admiration à la vue de cette confiance héroïque
à force d’être naïve. C’étaient donc bien là ces hommes célèbres
qui, à trois ou quatre, abordaient des armées ou attaquaient des
châteaux! Ces hommes qui avaient épouvanté la mort, et qui
survivant à tout un siècle en débris, étaient plus forts encore
que les plus robustes d’entre les jeunes.

-- Monsieur, dit-il à Porthos, vous venez de me faire naître une
idée: il faut absolument voir M. d’Artagnan.

-- Sans doute.

-- Il doit être rentré chez lui, après avoir conduit mon père à la
Bastille.

-- Informons-nous d’abord à la Bastille, dit Grimaud, qui parlait
peu, mais bien.

En effet, ils se hâtèrent d’arriver devant la forteresse. Un de
ces hasards, comme Dieu les donne aux gens de grande volonté, fit
que Grimaud aperçut tout à coup le carrosse qui tournait la grande
porte du pont-levis. C’était au moment où d’Artagnan, comme on l’a
vu, revenait de chez le roi.

En vain Raoul poussa-t-il son cheval pour joindre le carrosse et
voir quelles personnes étaient dedans. Les chevaux étaient déjà
arrêtés de l’autre côté de cette grande porte, qui se referma,
tandis qu’un garde française en faction heurta du mousquet le nez
du cheval de Raoul.

Celui-ci fit volte-face, trop heureux de savoir à quoi s’en tenir
sur la présence de ce carrosse qui avait renfermé son père.

-- Nous le tenons, dit Grimaud.

-- En attendant un peu, nous sommes sûrs qu’il sortira, n’est-ce
pas, mon ami?

-- À moins que d’Artagnan aussi ne soit prisonnier répliqua
Porthos; auquel cas tout est perdu.

Raoul ne répondit rien. Tout était admissible. Il donna le conseil
à Grimaud de conduire les chevaux dans la petite rue Jean-
Beausire, afin d’éveiller moins de soupçons, et lui-même, avec sa
vue perçante, il guetta la sortie de d’Artagnan ou celle du
carrosse.

C’était le bon parti. En effet, vingt minutes ne s’étaient pas
écoulées, que la porte se rouvrit et que le carrosse reparut. Un
éblouissement empêcha Raoul de distinguer quelles figures
occupaient cette voiture. Grimaud jura qu’il avait vu deux
personnes, et que son maître était une des deux. Porthos regardait
tour à tour Raoul et Grimaud, espérant comprendre leur idée.

-- Il est évident, dit Grimaud, que, si M. le comte est dans ce
carrosse, c’est qu’on le met en liberté, ou qu’on le mène à une
autre prison.

-- Nous l’allons bien voir par le chemin qu’il prendra, dit
Porthos.

-- Si on le met en liberté, dit Grimaud, on le conduira chez lui.

-- C’est vrai, dit Porthos.

-- Le carrosse n’en prend pas le chemin, dit Raoul.

Et, en effet, les chevaux venaient de disparaître dans le faubourg
Saint Antoine.

-- Courons, dit Porthos; nous attaquerons le carrosse sur la
route, et nous dirons à Athos de fuir.

-- Rébellion! murmura Raoul.

Porthos lança à Raoul un second regard, digne pendant du premier.
Raoul n’y répondit qu’en serrant les flancs de son cheval.

Peu d’instants après, les trois cavaliers avaient rattrapé le
carrosse et le suivaient de si près, que l’haleine des chevaux
humectait la caisse de la voiture.

D’Artagnan, dont les sens veillaient toujours, entendit le trot
des chevaux. C’était au moment où Raoul disait à Porthos de
dépasser le carrosse, pour voir quelle était la personne qui
accompagnait Athos. Porthos obéit, mais il ne put rien voir; les
mantelets étaient baissés.

La colère et l’impatience gagnaient Raoul. Il venait de remarquer
ce mystère de la part des compagnons d’Athos, et il se décidait
aux extrémités.

D’un autre côté, d’Artagnan avait parfaitement reconnu Porthos; il
avait, sous le cuir des mantelets, reconnu également Raoul, et
communiqué au comte le résultat de son observation. Ils voulaient
voir si Raoul et Porthos pousseraient les choses au dernier degré.

Cela ne manqua pas. Raoul, le pistolet au poing, fondit sur le
premier cheval du carrosse en commandant au cocher d’arrêter.

Porthos saisit le cocher et l’enleva de dessus son siège.

Grimaud tenait déjà la portière du carrosse arrêté.

Raoul ouvrit ses bras en criant:

-- Monsieur le comte! monsieur le comte!

-- Eh bien! c’est vous, Raoul? dit Athos ivre de joie.

-- Pas mal! ajouta d’Artagnan avec un éclat de rire.

Et tous deux embrassèrent le jeune homme et Porthos, qui s’étaient
emparés d’eux.

-- Mon brave Porthos, excellent ami! s’écria Athos; toujours vous!

-- Il a encore vingt ans! dit d’Artagnan. Bravo, Porthos!

-- Dame! répondit Porthos un peu confus, nous avons cru que l’on
vous arrêtait.

-- Tandis que, reprit Athos, il ne s’agissait que d’une promenade
dans le carrosse de M. d’Artagnan.

-- Nous vous suivons depuis la Bastille, répliqua Raoul avec un
ton de soupçon et de reproche.

-- Où nous étions allés souper avec ce bon M. de Baisemeaux. Vous
rappelez-vous Baisemeaux, Porthos?

-- Pardieu! très bien.

-- Et nous y avons vu Aramis.

-- À la Bastille?

-- À souper.

-- Ah! s’écria Porthos en respirant.

-- Il nous a dit mille choses pour vous.

-- Merci!

-- Où va Monsieur le comte? demanda Grimaud que son maître avait
déjà récompensé par un sourire.

-- Nous allons à Blois, chez nous.

-- Comme cela?... tout droit?

-- Tout droit.

-- Sans bagages?

-- Oh! mon Dieu! Raoul eût été chargé de m’expédier les miens ou
de me les apporter en revenant chez moi s’il y revient.

-- Si rien ne l’arrête plus à Paris, dit d’Artagnan avec un regard
ferme et tranchant comme l’acier douloureux comme lui, car il
rouvrit les blessures du pauvre jeune homme, il fera bien de vous
suivre Athos.

-- Rien ne m’arrête plus à Paris, dit Raoul.

-- Nous partons, alors, répliqua sur-le-champ Athos.

-- Et M. d’Artagnan?

-- Oh! moi, j’accompagnais Athos jusqu’à la barrière seulement, et
je reviens avec Porthos.

-- Très bien, dit celui-ci.

-- Venez, mon fils, ajouta le comte en passant doucement le bras
autour du cou de Raoul pour l’attirer dans le carrosse, et en
l’embrassant encore. Grimaud, poursuivit le comte, tu vas
retourner doucement à Paris avec ton cheval et celui de M. du
Vallon; car, Raoul et moi, nous montons à cheval ici, et laissons
le carrosse à ces deux messieurs pour rentrer dans Paris; puis,
une fois au logis, tu prendras mes hardes, mes lettres, et tu
expédieras le tout chez nous.

-- Mais, fit observer Raoul, qui cherchait à faire parler le
comte, quand vous reviendrez à Paris, il ne vous restera ni linge
ni effets; ce sera bien incommode.

-- Je pense que, d’ici à bien longtemps, Raoul, je ne retournerai
à Paris. Le dernier séjour que nous y fîmes ne m’a pas encouragé à
en faire d’autres.

Raoul baissa la tête et ne dit plus un mot.

Athos descendit du carrosse, et monta le cheval qui avait amené
Porthos et qui sembla fort heureux de l’échange.

On s’était embrassé, on s’était serré les mains, on s’était donné
mille témoignages d’éternelle amitié. Porthos avait promis de
passer un mois chez Athos à son premier loisir. D’Artagnan promit
de mettre à profit son premier congé; puis, ayant embrassé Raoul
pour la dernière fois:

-- Mon enfant, dit-il, je t’écrirai.

Il y avait tout dans ces mots de d’Artagnan, qui n’écrivait
jamais. Raoul fut touché jusqu’aux larmes. Il s’arracha des mains
du mousquetaire et partit.

D’Artagnan rejoignit Porthos dans le carrosse.

-- Eh bien! dit-il, cher ami, en voilà une journée!

-- Mais, oui, répliqua Porthos.

-- Vous devez être éreinté?

-- Pas trop. Cependant je me coucherai de bonne heure, afin d’être
prêt demain.

-- Et pourquoi cela?

-- Pardieu! pour finir ce que j’ai commencé.

-- Vous me faites frémir, mon ami; je vous vois tout effarouché.
Que diable avez-vous commencé qui ne soit pas fini?

-- Écoutez donc, Raoul ne s’est pas battu. Il faut que je me
batte, moi!

-- Avec qui?... avec le roi?

-- Comment, avec le roi? dit Porthos stupéfait.

-- Mais oui, grand enfant, avec le roi!

-- Je vous assure que c’est avec M. de Saint-Aignan.

-- Voilà ce que je voulais vous dire. En vous battant avec ce
gentilhomme, c’est contre le roi que vous tirez l’épée.

-- Ah! fit Porthos en écarquillant les yeux, vous en êtes sûr?

-- Pardieu!

-- Eh bien! comment arranger cela, alors?

-- Nous allons tâcher de faire un bon souper, Porthos. La table du
capitaine des mousquetaires est agréable. Vous y verrez le beau de
Saint-Aignan, et vous boirez à sa santé.

-- Moi? s’écria Porthos avec horreur.

-- Comment! dit d’Artagnan, vous refusez de boire à la santé du
roi?

-- Mais, corboeuf! je ne vous parle pas du roi; je vous parle de
M. de Saint-Aignan.

-- Mais puisque je vous répète que c’est la même chose.

-- Ah!... très bien, alors, dit Porthos vaincu.

-- Vous comprenez, n’est-ce pas?

-- Non, dit Porthos; mais c’est égal.

-- Oui, c’est égal, répliqua d’Artagnan; allons souper, Porthos.


Chapitre CCVI -- La société de M. de Baisemeaux


On n’a pas oublié qu’en sortant de la Bastille d’Artagnan et le
comte de La Fère y avaient laissé Aramis en tête à tête avec
Baisemeaux.

Baisemeaux ne s’aperçut pas le moins du monde, une fois ses deux
convives sortis, que la conversation souffrît de leur absence. Il
croyait que le vin de dessert, et celui de la Bastille était
excellent, il croyait, disons-nous, que le vin de dessert était un
stimulant suffisant pour faire parler un homme de bien. Il
connaissait mal Sa Grandeur, qui n’était jamais plus impénétrable
qu’au dessert. Mais Sa Grandeur connaissait à merveille
M. de Baisemeaux, en comptant pour faire parler le gouverneur sur
le moyen que celui-ci regardait comme efficace.

La conversation, sans languir en apparence, languissait donc en
réalité; car Baisemeaux, non seulement parlait à peu près seul,
mais encore ne parlait que de ce singulier événement de
l’incarcération d’Athos, suivie de cet ordre si prompt de le
mettre en liberté.

Baisemeaux, d’ailleurs, n’avait pas été sans remarquer que les
deux ordres, ordre d’arrestation et ordre de mise en liberté,
étaient tous deux de la main du roi. Or, le roi ne se donnait la
peine d’écrire de pareils ordres que dans les grandes
circonstances. Tout cela était fort intéressant, et surtout très
obscur pour Baisemeaux mais, comme tout cela était fort clair pour
Aramis, celui-ci n’attachait pas à cet événement la même
importance qu’y attachait le bon gouverneur.

D’ailleurs, Aramis se dérangeait rarement pour rien, et il n’avait
pas encore dit à M. Baisemeaux pour quelle cause il s’était
dérangé.

Aussi, au moment où Baisemeaux en était au plus fort de sa
dissertation, Aramis l’interrompit tout à coup.

-- Dites-moi, cher monsieur de Baisemeaux, dit-il est-ce que vous
n’avez jamais à la Bastille d’autres distractions que celles
auxquelles j’ai assisté pendant les deux ou trois visites que j’ai
eu l’honneur de vous faire?

L’apostrophe était si inattendue, que le gouverneur, comme une
girouette qui reçoit tout à coup une impulsion opposée à celle du
vent, en demeura tout étourdi.

-- Des distractions? dit-il. Mais j’en ai continuellement,
monseigneur.

-- Oh! à la bonne heure! Et ces distractions?

-- Sont de toute nature.

-- Des visites, sans doute?

-- Des visites? Non. Les visites ne sont pas communes à la
Bastille.

-- Comment, les visites sont rares?

-- Très rares.

-- Même de la part de votre société?

-- Qu’appelez-vous de ma société?... Mes prisonniers?

-- Oh! non. Vos prisonniers!... Je sais que c’est vous qui leur
faites des visites, et non pas eux qui vous en font. J’entends par
votre société, mon cher de Baisemeaux, la société dont vous faites
partie.

Baisemeaux regarda fixement Aramis; puis, comme si ce qu’il avait
supposé un instant était impossible:

-- Oh! dit-il, j’ai bien peu de société à présent. S’il faut que
je vous l’avoue, cher monsieur d’Herblay, en général, le séjour de
la Bastille paraît sauvage et fastidieux aux gens du monde. Quant
aux dames, ce n’est jamais sans un certain effroi, que j’ai toutes
les peines de la terre à calmer, qu’elles parviennent jusqu’à moi.
En effet, comment ne trembleraient-elles pas un peu, pauvres
femmes, en voyant ces tristes donjons, et en pensant qu’ils sont
habités par de pauvres prisonniers qui...

Et, au fur et à mesure que les yeux de Baisemeaux se fixaient sur
le visage d’Aramis, la langue du bon gouverneur s’embarrassait de
plus en plus, si bien qu’elle finit par se paralyser tout à fait.

-- Non, vous ne comprenez pas, mon cher monsieur de Baisemeaux,
dit Aramis, vous ne comprenez pas... Je ne veux point parler de la
société en général, mais d’une société particulière, de la société
à laquelle vous êtes affilié, enfin.

Baisemeaux laissa presque tomber le verre plein de muscat qu’il
allait porter à ses lèvres.

-- Affilié? dit-il, affilié?

-- Mais sans doute, affilié, répéta Aramis avec le plus grand
sang-froid. N’êtes-vous donc pas membre d’une société secrète, mon
cher monsieur de Baisemeaux?

-- Secrète?

-- Secrète ou mystérieuse.

-- Oh! monsieur d’Herblay!...

-- Voyons, ne vous défendez pas.

-- Mais croyez bien...

-- Je crois ce que je sais.

-- Je vous jure!...

-- Écoutez-moi, cher monsieur de Baisemeaux, je dis oui, vous
dites non; l’un de nous est nécessairement dans le vrai, et
l’autre inévitablement dans le faux.

-- Eh bien?

-- Eh bien! nous allons tout de suite nous reconnaître.

-- Voyons, dit Baisemeaux, voyons.

-- Buvez donc votre verre de muscat, cher monsieur de Baisemeaux,
dit Aramis. Que diable! vous avez l’air tout effaré.

-- Mais non, pas le moins du monde, non.

-- Buvez, alors.

Baisemeaux but, mais il avala de travers.

-- Eh bien! reprit Aramis, si, disais-je, vous ne faites point
partie d’une société secrète, mystérieuse, comme vous voudrez,
l’épithète n’y fait rien; si, dis-je, vous ne faites point partie
d’une société pareille à celle que je veux désigner, eh bien! vous
ne comprendrez pas un mot à ce que je vais dire: voilà tout.

-- Oh! soyez sûr d’avance que je ne comprendrai rien.

-- À merveille, alors.

-- Essayez, voyons.

-- C’est ce que je vais faire. Si, au contraire, vous êtes un des
membres de cette société, vous allez tout de suite me répondre oui
ou non.

-- Faites la question, poursuivit Baisemeaux en tremblant.

-- Car, vous en conviendrez, cher monsieur Baisemeaux, continua
Aramis avec la même impassibilité, il est évident que l’on ne peut
faire partie d’une société, il est évident qu’on ne peut jouir des
avantages que la société produit aux affiliés, sans être astreint
soi-même à quelques petites servitudes?

-- En effet, balbutia Baisemeaux, cela se concevrait si...

-- Eh bien! donc, reprit Aramis, il y a dans la société dont je
vous parlais, et dont, à ce qu’il paraît, vous ne faites point
partie...

-- Permettez, dit Baisemeaux, je ne voudrais cependant pas dire
absolument...

-- Il y a un engagement pris par tous les gouverneurs et
capitaines de forteresse affiliés à l’ordre.

Baisemeaux pâlit.

-- Cet engagement, continua Aramis d’une voix ferme, le voici.

Baisemeaux se leva, en proie à une indicible émotion.

-- Voyons, cher monsieur d’Herblay, dit-il, voyons.

Aramis dit alors ou plutôt récita le paragraphe suivant, de la
même voix que s’il eût lu dans un livre:

«Ledit capitaine ou gouverneur de forteresse laissera entrer quand
besoin sera, et sur la demande du prisonnier, un confesseur
affilié à l’ordre.»

Il s’arrêta. Baisemeaux faisait peine à voir, tant il était pâle
et tremblant.

-- Est-ce bien là le texte de l’engagement? demanda tranquillement
Aramis.

-- Monseigneur!... fit Baisemeaux.

-- Ah! bien, vous commencez à comprendre, je crois?

-- Monseigneur, s’écria Baisemeaux, ne vous jouez pas ainsi de mon
pauvre esprit; je me trouve bien peu de chose auprès de vous, si
vous avez le malin désir de me tirer les petits secrets de mon
administration.

-- Oh! non pas, détrompez-vous, cher Monsieur de Baisemeaux; ce
n’est point aux petits secrets de votre administration que j’en
veux, c’est à ceux de votre conscience.

-- Eh bien! soit, de ma conscience, cher monsieur d’Herblay. Mais
ayez un peu d’égard à ma situation, qui n’est point ordinaire.

-- Elle n’est point ordinaire, mon cher monsieur, poursuivit
l’inflexible Aramis, si vous êtes agrégé à cette société; mais
elle est toute naturelle, si, libre de tout engagement, vous
n’avez à répondre qu’au roi.

-- Eh bien! monsieur, eh bien! non! je n’obéis qu’au roi. À qui
donc, bon Dieu! voulez-vous qu’un gentilhomme français obéisse, si
ce n’est au roi?

Aramis ne bougea point; mais, avec sa voix si suave:

-- Il est bien doux, dit-il, pour un gentilhomme français, pour un
prélat de France, d’entendre s’exprimer ainsi loyalement un homme
de votre mérite, cher monsieur de Baisemeaux, et, vous ayant
entendu, de ne plus croire que vous.

-- Avez-vous douté, monsieur?

-- Moi? oh! non.

-- Ainsi, vous ne doutez plus?

-- Je ne doute plus qu’un homme tel que vous, monsieur, dit
sérieusement Aramis, ne serve fidèlement les maîtres qu’il s’est
donnés volontairement.

-- Les maîtres? s’écria Baisemeaux.

-- J’ai dit les maîtres.

-- Monsieur d’Herblay, vous badinez encore, n’est-ce pas?

-- Oui, je conçois, c’est une situation plus difficile d’avoir
plusieurs maîtres que d’en avoir un seul; mais cet embarras vient
de vous, cher monsieur de Baisemeaux, et je n’en suis pas la
cause.

-- Non, certainement, répondit le pauvre gouverneur plus
embarrassé que jamais. Mais que faites-vous? Vous vous levez?

-- Assurément.

-- Vous partez?

-- Je pars, oui.

-- Mais que vous êtes donc étrange avec moi, monseigneur!

-- Moi, étrange? où voyez-vous cela?

-- Voyons, avez-vous juré de me mettre à la torture?

-- Non, j’en serais au désespoir.

-- Restez, alors.

-- Je ne puis.

-- Et, pourquoi?

-- Parce que je n’ai plus rien à faire ici, et qu’au contraire,
j’ai des devoirs ailleurs.

-- Des devoirs, si tard?

-- Oui. Comprenez donc, cher monsieur de Baisemeaux; on m’a dit,
d’où je viens: «Ledit gouverneur ou capitaine laissera pénétrer
quand besoin sera, sur la demande du prisonnier, un confesseur
affilié à l’ordre.» Je suis venu; vous ne savez pas ce que je veux
dire, je m’en retourne dire aux gens qu’ils se sont trompés et
qu’ils aient à m’envoyer ailleurs.

-- Comment! vous êtes?... s’écria Baisemeaux regardant Aramis
presque avec effroi.

-- Le confesseur affilié à l’ordre, dit Aramis sans changer de
voix.

Mais, si douces que fussent ces paroles, elles firent sur le
pauvre gouverneur l’effet d’un coup de tonnerre. Baisemeaux devint
livide, et il lui sembla que les beaux yeux d’Aramis étaient deux
lames de feu, plongeant jusqu’au fond de son coeur.

-- Le confesseur! murmura-t-il; vous, monseigneur, le confesseur
de l’ordre?

-- Oui, moi; mais nous n’avons rien à démêler ensemble, puisque
vous n’êtes point affilié.

-- Monseigneur...

-- Et je comprends que, n’étant pas affilié, vous vous refusiez à
suivre les commandements.

-- Monseigneur, je vous en supplie, reprit Baisemeaux, daignez
m’entendre.

-- Pourquoi?

-- Monseigneur, je ne dis pas que je ne fasse point partie de
l’ordre...

-- Ah! ah!

-- Je ne dis pas que je me refuse à obéir.

-- Ce qui vient de se passer ressemble cependant bien à de la
résistance, monsieur de Baisemeaux.

-- Oh! non, monseigneur, non; seulement, j’ai voulu m’assurer...

-- Vous assurer de quoi? dit Aramis avec un air de suprême dédain.

-- De rien, monseigneur.

Baisemeaux baissa la voix et s’inclina devant le prélat.

-- Je suis en tout temps, en tout lieu, à la disposition de mes
maîtres, dit-il; mais...

-- Fort bien! Je vous aime mieux ainsi, monsieur.

Aramis reprit sa chaise et tendit son verre à Baisemeaux, qui ne
put jamais le remplir, tant la main lui tremblait.

-- Vous disiez: _mais_, reprit Aramis.

-- Mais, reprit le pauvre homme, n’étant pas prévenu, j’étais loin
de m’attendre...

-- Est-ce que l’Évangile ne dit pas: «Veillez, car le moment n’est
connu que de Dieu.» Est-ce que les prescriptions de l’ordre ne
disent pas: «Veillez, car ce que je veux, vous devez toujours le
vouloir.» Et sous quel prétexte n’attendiez-vous pas le
confesseur, monsieur de Baisemeaux?

-- Parce qu’il n’y a en ce moment aucun prisonnier malade à la
Bastille, monseigneur.

Aramis haussa les épaules.

-- Qu’en savez-vous? dit-il.

-- Mais il me semble...

-- Monsieur de Baisemeaux, dit Aramis en se renversant dans son
fauteuil, voici votre valet qui veut vous parler.

En ce moment, en effet, le valet de Baisemeaux parut au seuil de
la porte.

-- Qu’y a-t-il? demanda vivement Baisemeaux.

-- Monsieur le gouverneur, dit le valet, c’est le rapport du
médecin de la maison qu’on vous apporte.

Aramis regarda M. de Baisemeaux de son oeil clair et assuré.

-- Eh bien! faites entrer le messager, dit-il.

Le messager entra, salua, et remit le rapport.

Baisemeaux jeta les yeux dessus, et, relevant la tête:

-- Le deuxième Bertaudière est malade! dit-il avec surprise.

-- Que disiez-vous donc, cher monsieur de Baisemeaux, que tout le
monde se portait bien dans votre hôtel? dit négligemment Aramis.

Et il but une gorgée de muscat, sans cesser de regarder
Baisemeaux. Alors, le gouverneur, ayant fait de la tête un signe
au messager, et celui-ci étant sorti:

-- Je crois, dit-il, en tremblant toujours, qu’il y a dans le
paragraphe: «Sur la demande du prisonnier»?

-- Oui, il y a cela, répondit Aramis; mais voyez donc ce que l’on
vous veut, cher monsieur de Baisemeaux.

En effet, un sergent passait sa tête par l’entrebâillement de la
porte.

-- Qu’est-ce encore? s’écria Baisemeaux. Ne peut-on me laisser dix
minutes de tranquillité?

-- Monsieur le gouverneur, dit le sergent, le malade de la
deuxième Bertaudière a chargé son geôlier de vous demander un
confesseur.

Baisemeaux faillit tomber à la renverse.

Aramis dédaigna de le rassurer, comme il avait dédaigné de
l’épouvanter.

-- Que faut-il répondre? demanda Baisemeaux.

-- Mais, ce que vous voudrez, répondit Aramis en se pinçant les
lèvres; cela vous regarde; je ne suis pas gouverneur de la
Bastille, moi.

-- Dites, s’écria vivement Baisemeaux, dites au prisonnier qu’il
va avoir ce qu’il demande.

Le sergent sortit.

-- Oh! monseigneur, monseigneur! murmura Baisemeaux, comment me
serais-je douté?... comment aurais-je prévu?

-- Qui vous disait de vous douter? qui vous priait de prévoir?
répondit dédaigneusement Aramis. L’ordre se doute, l’ordre sait,
l’ordre prévoit: n’est-ce pas suffisant?

-- Qu’ordonnez-vous? ajouta Baisemeaux.

-- Moi? Rien. Je ne suis qu’un pauvre prêtre, un simple
confesseur. M’ordonnez-vous d’aller voir le malade?

-- Oh! monseigneur, je ne vous l’ordonne pas, je vous en prie.

-- C’est bien. Alors, conduisez-moi.


Chapitre CCVII -- Prisonnier


Depuis cette étrange transformation d’Aramis en confesseur de
l’ordre, Baisemeaux n’était plus le même homme.

Jusque-là, Aramis avait été pour le digne gouverneur un prélat
auquel il devait le respect, un ami auquel il devait la
reconnaissance; mais, à partir de la révélation qui venait de
bouleverser toutes ses idées, il était inférieur et Aramis était
un chef.

Il alluma lui-même un falot, appela un porte-clefs, et, se
retournant vers Aramis:

-- Aux ordres de Monseigneur, dit-il.

Aramis se contenta de faire un signe de tête qui voulait dire:
«C’est bien!» et un signe de la main qui voulait dire: «Marchez
devant!» Baisemeaux se mit en route. Aramis le suivit.

Il faisait une belle nuit étoilée; les pas des trois hommes
retentissaient sur la dalle des terrasses, et le cliquetis des
clefs pendues à la ceinture du guichetier montait jusqu’aux étages
des tours, comme pour rappeler aux prisonniers que la liberté
était hors de leur atteinte.

On eût dit que le changement qui s’était opéré dans Baisemeaux
s’était étendu jusqu’au porte-clefs. Ce porte-clefs, le même qui,
à la première visite d’Aramis, s’était montré si curieux et si
questionneur, était devenu non seulement muet, mais même
impassible. Il baissait la tête et semblait craindre d’ouvrir les
oreilles.

On arriva ainsi au pied de la Bertaudière, dont les deux étages
furent gravis silencieusement et avec une certaine lenteur; car
Baisemeaux, tout en obéissant, était loin de mettre un grand
empressement à obéir.

Enfin, on arriva à la porte; le guichetier n’eut pas besoin de
chercher la clef, il l’avait préparée. La porte s’ouvrit.

Baisemeaux se disposait à entrer chez le prisonnier; mais,
l’arrêtant sur le seuil:

-- Il n’est pas écrit, dit Aramis, que le gouverneur entendra la
confession du prisonnier.

Baisemeaux s’inclina et laissa passer Aramis, qui prit le falot
des mains du guichetier et entra; puis d’un geste, il fit signe
que l’on refermât la porte derrière lui.

Pendant un instant, il se tint debout, l’oreille tendue, écoutant
si Baisemeaux et le porte-clefs s’éloignaient; puis, lorsqu’il se
fut assuré, par la décroissance du bruit, qu’ils avaient quitté la
tour, il posa le falot sur la table et regarda autour de lui.

Sur un lit de serge verte, en tout pareil aux autres lits de la
Bastille, excepté qu’il était plus neuf, sous des rideaux amples
et fermés à demi, reposait le jeune homme près duquel, une fois
déjà, nous avons introduit Aramis.

Suivant l’usage de la prison, le captif était sans lumière. À
l’heure du couvre-feu, il avait dû éteindre sa bougie. On voit
combien le prisonnier était favorisé, puisqu’il avait ce rare
privilège de garder de la lumière jusqu’au moment du couvre-feu.

Près de ce lit, un grand fauteuil de cuir, à pieds tordus,
supportait des habits d’une fraîcheur remarquable. Une petite
table, sans plumes, sans livres, sans papiers, sans encre, était
abandonnée tristement près de la fenêtre. Plusieurs assiettes,
encore pleines attestaient que le prisonnier avait à peine touché
à son dernier repas.

Aramis vit, sur le lit, le jeune homme étendu, le visage à demi
caché sous ses deux bras.

L’arrivée du visiteur ne le fit point changer de posture; il
attendait ou dormait. Aramis alluma la bougie à l’aide du falot,
repoussa doucement le fauteuil et s’approcha du lit avec un
mélange visible d’intérêt et de respect.

Le jeune homme souleva la tête.

-- Que me veut-on? demanda-t-il.

-- N’avez-vous pas désiré un confesseur?

-- Oui.

-- Parce que vous êtes malade?

-- Oui.

-- Bien malade?

Le jeune homme attacha sur Aramis des yeux pénétrants, et dit:

-- Je vous remercie.

Puis, après un silence:

-- Je vous ai déjà vu, continua-t-il.

Aramis s’inclina. Sans doute, l’examen que le prisonnier venait de
faire, cette révélation d’un caractère froid, rusé et dominateur,
empreint sur la physionomie de l’évêque de Vannes, était peu
rassurant dans la situation du jeune homme; car il ajouta:

-- Je vais mieux.

-- Alors? demanda Aramis.

-- Alors, allant mieux, je n’ai plus le même besoin d’un
confesseur, ce me semble.

-- Pas même du cilice que vous annonçait le billet que vous avez
trouvé dans votre pain?

Le jeune homme tressaillit; mais, avant qu’il eût répondu ou nié:

-- Pas même, continua Aramis, de cet ecclésiastique de la bouche
duquel vous avez une importante révélation à attendre?

-- S’il en est ainsi, dit le jeune homme en retombant sur son
oreiller, c’est différent; j’écoute.

Aramis alors le regarda plus attentivement et fut surpris de cet
air de majesté simple et aisée qu’on n’acquiert jamais, si Dieu ne
l’a mis dans le sang ou dans le coeur.

-- Asseyez-vous, monsieur, dit le prisonnier.

Aramis obéit en s’inclinant.

-- Comment vous trouvez-vous à la Bastille? demanda l’évêque.

-- Très bien.

-- Vous ne souffrez pas?

-- Non.

-- Vous ne regrettez rien?

-- Rien.

-- Pas même la liberté?

-- Qu’appelez-vous la liberté, monsieur, demanda le prisonnier
avec l’accent d’un homme qui se prépare à une lutte.

-- J’appelle la liberté, les fleurs, l’air, le jour, les étoiles,
le bonheur de courir où vous portent vos jambes nerveuses de vingt
ans.

Le jeune homme sourit; il eût été difficile de dire si c’était de
résignation ou de dédain.

-- Regardez, dit-il, j’ai là, dans ce vase du Japon, deux roses,
deux belles roses, cueillies hier au soir en boutons dans le
jardin du gouverneur; elles sont écloses ce matin et ont ouvert
sous mes yeux leur calice vermeil; avec chaque pli de leurs
feuilles, elles ouvraient le trésor de leur parfum; ma chambre en
est tout embaumée. Ces deux roses, voyez-les: elles sont belles
parmi les roses; et les roses sont les plus belles des fleurs.
Pourquoi donc voulez-vous que je désire d’autres fleurs, puisque
j’ai les plus belles de toutes?

Aramis regarda le jeune homme avec surprise.

-- Si les fleurs sont la liberté, reprit mélancoliquement le
captif, j’ai donc la liberté, puisque j’ai les fleurs.

-- Oh! mais l’air! s’écria Aramis; l’air si nécessaire à la vie?

-- Eh bien! monsieur, approchez-vous de la fenêtre continua le
prisonnier; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent
roule ses tourbillons de glace, de feu, de tièdes vapeurs ou de
douces brises. L’air qui vient de là caresse mon visage, quand,
monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour
du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide.

Le front d’Aramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune
homme.

-- Le jour? continua-t-il. J’ai mieux que le jour, j’ai le soleil,
un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du
gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la
fenêtre, il trace dans ma chambre un grand carré long qui part de
la fenêtre même et va mordre la tenture de mon lit jusqu’aux
franges. Ce carré lumineux grandit de dix heures à midi, et
décroît de une heure à trois, lentement, comme si, ayant eu hâte
de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon
disparaît, j’ai joui quatre heures de sa présence. Est-ce que ça
ne suffit pas? on m’a dit qu’il y avait des malheureux qui
creusaient des carrières, des ouvriers qui travaillaient aux
mines, et qui ne le voyaient jamais.

Aramis s’essuya le front.

-- Quant aux étoiles, qui sont douces à voir, continua le jeune
homme, elles se ressemblent toutes, sauf l’éclat et la grandeur.
Moi, je suis favorisé; car, si vous n’eussiez allumé cette bougie,
vous eussiez pu voir la belle étoile que je voyais de mon lit
avant votre arrivée, et dont le rayonnement caressait mes yeux.

Aramis baissa la tête: il se sentait submergé, sous le flot amer
de cette sinistre philosophie qui est la religion de la captivité.

-- Voilà donc pour les fleurs, pour l’air, pour le jour et pour
les étoiles, dit le jeune homme avec la même tranquillité. Reste
la promenade. Est-ce que, toute la journée, je ne me promène pas
dans le jardin du gouverneur s’il fait beau, ici s’il pleut, au
frais s’il fait chaud, au chaud s’il fait froid, grâce à ma
cheminée pendant l’hiver? Ah! croyez-moi, monsieur, ajouta le
prisonnier avec une expression qui n’était pas exempte d’une
certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut
espérer, tout ce que peut désirer un homme.

-- Les hommes, soit! dit Aramis en relevant la tête; mais il me
semble que vous oubliez Dieu.

-- J’ai, en effet, oublié Dieu, répondit le prisonnier sans
s’émouvoir; mais, pourquoi me dites-vous cela? À quoi bon parler
de Dieu aux prisonniers?

Aramis regarda en face ce singulier jeune homme qui avait la
résignation d’un martyr avec le sourire d’un athée.

-- Est-ce que Dieu n’est pas dans toutes choses? murmura-t-il d’un
ton de reproche.

-- Dites au bout de toute chose, répondit le prisonnier fermement.

-- Soit! dit Aramis; mais revenons au point d’où nous sommes
partis.

-- Je ne demande pas mieux, fit le jeune homme.

-- Je suis votre confesseur.

-- Oui.

-- Eh bien! comme mon pénitent, vous me devez la vérité.

-- Je ne demande pas mieux que de vous la dire.

-- Tout prisonnier a commis le crime qui l’a fait mettre en
prison. Quel crime avez-vous commis, vous?

-- Vous m’avez déjà demandé cela, la première fois que vous m’avez
vu, dit le prisonnier.

-- Et vous avez éludé ma réponse, cette fois, comme aujourd’hui.

-- Et pourquoi, aujourd’hui, pensez-vous que je vous répondrai?

-- Parce que, aujourd’hui, je suis votre confesseur.

-- Alors, si vous voulez que je vous dise quel crime j’ai commis,
expliquez-moi ce que c’est qu’un crime. Or, comme je ne sais rien
en moi qui me fasse des reproches, je dis que je ne suis pas
criminel.

-- On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre, non
seulement pour avoir commis des crimes, mais parce que l’on sait
que des crimes ont été commis.

Le prisonnier prêtait une attention extrême.

-- Oui, dit-il après un moment de silence, je comprends; oui, vous
avez raison, monsieur; il se pourrait bien que, de cette façon, je
fusse criminel aux yeux des grands.

-- Ah! vous savez donc quelque chose? dit Aramis, qui crut avoir
entrevu, non pas le défaut, mais la jointure de la cuirasse.

-- Non, je ne sais rien, répondit le jeune homme; mais je pense
quelquefois, et je me dis, à ces moments là...

-- Que vous dites-vous?

-- Que, si je voulais penser plus, ou je deviendrais fou, ou je
devinerais bien des choses.

-- Eh bien! alors? demanda Aramis avec impatience.

-- Alors, je m’arrête.

-- Vous vous arrêtez?

-- Oui, ma tête est lourde, mes idées deviennent tristes, je sens
l’ennui qui me prend; je désire...

-- Quoi?

-- Je n’en sais rien, car je ne veux pas me laisser prendre au
désir de choses que je n’ai pas, moi qui suis si content de ce que
j’ai.

-- Vous craignez la mort? dit Aramis avec une légère inquiétude.

-- Oui, dit le jeune homme en souriant.

Aramis sentit le froid de ce sourire et frémit.

-- Oh! puisque vous avez peur de la mort, vous en savez plus que
vous n’en dites, s’écria-t-il.

-- Mais vous, répondit le prisonnier, vous qui me faites dire de
vous demander, vous qui, lorsque je vous ai demandé, entrez ici en
me promettant tout un monde de révélations, d’où vient que c’est
vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle? Puisque nous
portons chacun un masque, ou gardons-le tous deux, ou déposons-le
ensemble.

Aramis sentit à la fois la force et la justesse de ce
raisonnement.

-- Je n’ai point affaire à un homme ordinaire, pensa-t-il. Voyons,
avez-vous de l’ambition? dit-il tout haut sans avoir préparé le
prisonnier à la transition.

-- Qu’est-ce que cela, de l’ambition? demanda le jeune homme.

-- C’est, répondit Aramis, un sentiment qui pousse l’homme à
désirer plus qu’il n’a.

-- J’ai dit que j’étais content, monsieur, mais il est possible
que je me trompe. J’ignore ce que c’est que l’ambition, mais il
est possible que j’en aie. Voyons ouvrez-moi l’esprit, je ne
demande pas mieux.

-- Un ambitieux, dit Aramis, est celui qui convoite par-delà son
état.

-- Je ne convoite rien par-delà mon état, dit le jeune homme avec
une assurance qui, encore une fois fit tressaillir l’évêque de
Vannes.

Il se tut. Mais, à voir les yeux ardents, le front plissé,
l’attitude réfléchie du captif, on sentait bien qu’il attendait
autre chose que du silence. Ce silence, Aramis le rompit.

-- Vous m’avez menti, la première fois que je vous ai vu, dit-il.

-- Menti? s’écria le jeune homme en se dressant sur son lit, avec
un tel accent dans la voix, avec un tel éclair dans les yeux,
qu’Aramis recula malgré lui.

-- Je veux dire, reprit Aramis en s’inclinant, que vous m’avez
caché ce que vous savez de votre enfance.

-- Les secrets d’un homme sont à lui, monsieur, dit le prisonnier,
et non au premier venu.

-- C’est vrai, dit Aramis en s’inclinant plus bas que la première
fois, c’est vrai, pardonnez, mais aujourd’hui, suis-je encore pour
vous le premier venu; Je vous en supplie, répondez, _monseigneur!_

Ce titre causa un léger trouble au prisonnier; cependant il ne
parut point étonné qu’on le lui donnât.

-- Je ne vous connais pas, monsieur, dit-il.

-- Oh! si j’osais, je prendrais votre main, et je la baiserais.

Le jeune homme fit un mouvement comme pour donner la main à
Aramis, mais l’éclair qui avait jailli de ses yeux s’éteignit au
bord de sa paupière, et sa main se retira froide et défiante.

-- Baiser la main d’un prisonnier! dit-il en secouant la tête, à
quoi bon?

-- Pourquoi m’avez-vous dit, demanda Aramis, que vous vous
trouviez bien ici? pourquoi m’avez vous dit que vous n’aspiriez à
rien? pourquoi enfin en me parlant ainsi, m’empêchez-vous d’être
franc à mon tour?

Le même éclair reparut pour la troisième fois aux yeux du jeune
homme, mais, comme les deux autres fois, il expira sans rien
amener.

-- Vous vous défiez de moi? dit Aramis.

-- À quel propos, monsieur?

-- Oh! par une raison bien simple: c’est que, si vous savez ce que
vous devez savoir, vous devez vous défier de tout le monde.

-- Alors, ne vous étonnez pas que je me délie, puisque vous me
soupçonnez de savoir ce que je ne sais pas.

Aramis était frappé d’admiration pour cette énergique résistance.

-- Oh! vous me désespérez, monseigneur! s’écriât-il en frappant du
poing sur le fauteuil.

-- Et moi, je ne vous comprends pas monsieur.

-- Eh bien! tâchez de me comprendre.

Le prisonnier regarda fixement Aramis.

-- Il me semble parfois, continua celui-ci, que j’ai devant les
yeux l’homme que je cherche... et puis...

-- Et puis... cet homme disparaît, n’est-ce pas? dit le prisonnier
en souriant. Tant mieux!

-- Décidément, reprit-il, je n’ai rien à dire à un homme qui se
défie de moi au point que vous le faites.

-- Et moi, ajouta le prisonnier du même ton, rien à dire à l’homme
qui ne veut pas comprendre qu’un prisonnier doit se défier de
tout.

-- Même de ses anciens amis? dit Aramis. Oh! c’est trop de
prudence, monseigneur!

-- De mes anciens amis? vous êtes un de mes anciens amis, vous?

-- Voyons, dit Aramis, ne vous souvient-il donc plus d’avoir vu
autrefois, dans le village où s’écoula votre première enfance?...

-- Savez-vous le nom de ce village? demanda le prisonnier.

-- Noisy-le-Sec, monseigneur, répondit fermement Aramis.

-- Continuez, dit le jeune homme sans que son visage avouât ou
niât.

-- Tenez, monseigneur, dit Aramis, si vous voulez absolument
continuer ce jeu, restons-en là. Je viens pour vous dire beaucoup
de choses, c’est vrai; mais il faut me laisser voir que ces
choses, vous avez, de votre côté, le désir de les connaître. Avant
de parler, avant de déclarer les choses si importantes que je
recèle en moi, convenez-en, j’eusse eu besoin d’un peu d’aide
sinon de franchise, d’un peu de sympathie sinon de confiance. Eh
bien! vous vous tenez renfermé dans une prétendue ignorance qui me
paralyse... Oh! non pas pour ce que vous croyez; car, si fort
ignorant que vous soyez, ou si fort indifférent que vous feigniez
d’être, vous n’en êtes pas moins ce que vous êtes, monseigneur, et
rien, rien! entendez-vous bien, ne fera que vous ne le soyez pas.

-- Je vous promets, répondit le prisonnier, de vous écouter sans
impatience. Seulement, il me semble que j’ai le droit de vous
répéter cette question que je vous ai déjà faite: Qui êtes-vous?

-- Vous souvient-il, il y a quinze ou dix-huit ans, d’avoir vu à
Noisy-le-Sec un cavalier qui venait avec une dame, vêtue
ordinairement de soie noire, avec des rubans couleur de feu dans
les cheveux?

-- Oui, dit le jeune homme: une fois j’ai demandé le nom de ce
cavalier, et l’on m’a dit qu’il s’appelait l’abbé d’Herblay. Je me
suis étonné que cet abbé eût l’air si guerrier, et l’on m’a
répondu qu’il n’y avait rien d’étonnant à cela, attendu que
c’était un mousquetaire du roi Louis XIII.

-- Eh bien! dit Aramis, ce mousquetaire autrefois, cet abbé alors,
évêque de Vannes depuis, votre confesseur aujourd’hui, c’est moi.

-- Je le sais. Je vous avais reconnu.

-- Eh bien! monseigneur, si vous savez cela, il faut que j’y
ajoute une chose que vous ne savez pas: c’est que si la présence
ici de ce mousquetaire, de cet abbé, de cet évêque, de ce
confesseur était connue du roi, ce soir, demain, celui qui a tout
risqué pour venir à vous verrait reluire la hache du bourreau au
fond d’un cachot plus sombre et plus perdu que ne l’est le vôtre.

En écoutant ces mots fermement accentués, le jeune homme s’était
soulevé sur son lit, et avait plongé des regards de plus en plus
avides dans les regards d’Aramis.

Le résultat de cet examen fut que le prisonnier parut prendre
quelque confiance.

-- Oui, murmura-t-il, oui, je me souviens parfaitement. La femme
dont vous parlez vint une fois avec vous, et deux autres fois avec
la femme...

Il s’arrêta.

-- Avec la femme qui venait vous voir tous les mois, n’est-ce pas,
monseigneur?

-- Oui.

-- Savez-vous quelle était cette dame?

Un éclair parut près de jaillir de l’oeil du prisonnier.

-- Je sais que c’était une dame de la Cour, dit-il.

-- Vous vous la rappelez bien, cette dame?

-- Oh! mes souvenirs ne peuvent être bien confus sous ce rapport,
dit le jeune prisonnier; j’ai vu une fois cette dame avec un homme
de quarante-cinq ans, à peu près, j’ai vu une fois cette dame avec
vous et avec la dame à la robe noire et aux rubans couleur de feu;
je l’ai revue deux fois depuis avec la même personne. Ces quatre
personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnette, mon
geôlier et le gouverneur, sont les seules personnes à qui j’aie
jamais parlé, et, en vérité, presque les seules personnes que
j’aie jamais vues.

-- Mais vous étiez donc en prison?

-- Si je suis en prison ici, relativement j’étais libre là-bas,
quoique ma liberté fût bien restreinte; une maison d’où je ne
sortais pas, un grand jardin entouré de murs que je ne pouvais
franchir: c’était ma demeure; vous la connaissez, puisque vous y
êtes venu. Au reste, habitué à vivre dans les limites de ces murs
et de cette maison, je n’ai jamais désiré en sortir. Donc, vous
comprenez, monsieur, n’ayant rien vu de ce monde je ne puis rien
désirer, et, si vous me racontez quelque chose, vous serez forcé
de tout m’expliquer.

-- Ainsi ferai-je, monseigneur, dit Aramis en s’inclinant; car
c’est mon devoir.

-- Eh bien! commencez donc par me dire ce qu’était mon gouverneur.

-- Un bon gentilhomme, monseigneur, un honnête gentilhomme
surtout, un précepteur à la fois pour votre corps et pour votre
âme. Avez-vous jamais eu à vous en plaindre?

-- Oh! non, monsieur, bien au contraire; mais ce gentilhomme m’a
dit souvent que mon père et ma mère étaient morts; ce gentilhomme
mentait-il ou disait-il la vérité?

-- Il était forcé de suivre les ordres qui lui étaient donnés.

-- Alors il mentait donc?

-- Sur un point. Votre père est mort.

-- Et ma mère?

-- Elle est morte pour vous.

-- Mais, pour les autres, elle vit, n’est-ce pas?

-- Oui.

-- Et moi, le jeune homme regarda Aramis, moi, je suis condamné à
vivre dans l’obscurité d’une prison?

-- Hélas! je le crois.

-- Et cela, continua le jeune homme, parce que ma présence dans le
monde révélerait un grand secret?

-- Un grand secret, oui.

-- Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je l’étais,
il faut que mon ennemi soit bien puissant.

-- Il l’est.

-- Plus puissant que ma mère, alors?

-- Pourquoi cela?

-- Parce que ma mère m’eût défendu.

Aramis hésita.

-- Plus puissant que votre mère, oui, monseigneur.

-- Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et
pour qu’on m’ait séparé d’eux ainsi, j’étais donc ou ils étaient
donc un bien grand danger pour mon ennemi?

-- Oui, un danger dont votre ennemi s’est délivré en faisant
disparaître le gentilhomme et la nourrice, répondit tranquillement
Aramis.

-- Disparaître? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont-
ils disparu?

-- De la façon la plus sûre, répondit Aramis: ils sont morts.

Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur
son visage.

-- Par le poison? demanda-t-il.

-- Par le poison.

Le prisonnier réfléchit un instant.

-- Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls
soutiens, aient été assassinées le même jour, il faut que mon
ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la nécessité; car ce
digne gentilhomme et cette pauvre femme n’avaient jamais fait de
mal à personne.

-- La nécessité est dure dans votre maison, monseigneur. Aussi
est-ce une nécessité qui me fait, à mon grand regret, vous dire
que ce gentilhomme et cette nourrice ont été assassinés.

-- Oh! vous ne m’apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en
fronçant le sourcil.

-- Comment cela?

-- Je m’en doutais.

-- Pourquoi?

-- Je vais vous le dire.

En ce moment, le jeune homme, s’appuyant sur ses deux coudes,
s’approcha du visage d’Aramis avec une telle expression de
dignité, d’abnégation, de défi même, que l’évêque sentit
l’électricité de l’enthousiasme monter en étincelles dévorantes de
son coeur flétri à son crâne dur comme l’acier.

-- Parlez, monseigneur. Je vous ai déjà dit que j’expose ma vie en
vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la
recevoir comme rançon de la vôtre.

-- Eh bien! reprit le jeune homme, voici pourquoi je soupçonnais
que l’on avait tué ma nourrice et mon gouverneur.

-- Que vous appeliez votre père.

-- Oui, que j’appelais mon père, mais dont je savais bien que je
n’étais pas le fils.

-- Qui vous avait fait supposer?...

-- De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami, lui
était trop respectueux pour un père.

-- Moi, dit Aramis, je n’ai pas le dessein de me déguiser.

Le jeune homme fit un signe de tête et continua:

-- Sans doute, je n’étais pas destiné à demeurer éternellement
enfermé, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire,
maintenant surtout, c’est le soin qu’on prenait de faire de moi un
cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était
près de moi m’avait appris tout ce qu’il savait lui-même: les
mathématiques, un peu de géométrie, d’astronomie, l’escrime, le
manège. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle
basse, et montais à cheval dans le jardin. Eh bien! un matin,
c’était pendant l’été, car il faisait une grande chaleur, je
m’étais endormi dans cette salle basse. Rien, jusque-là, ne
m’avait, excepté le respect de mon gouverneur, instruit ou donné
des soupçons. Je vivais comme les oiseaux, comme les plantes,
d’air et de soleil; je venais d’avoir quinze ans.

-- Alors, il y a huit ans de cela?

-- Oui, à peu près; j’ai perdu la mesure du temps.

-- Pardon, mais que vous disait votre gouverneur pour vous
encourager au travail?

-- Il me disait qu’un homme doit chercher à se faire sur la terre
une fortune que Dieu lui a refusée en naissant; il ajoutait que,
pauvre, orphelin, obscur, je ne pouvais compter que sur moi, et
que nul ne s’intéressait ou ne s’intéresserait jamais à ma
personne. J’étais donc dans cette salle basse, et, fatigué par ma
leçon d’escrime, je m’étais endormi. Mon gouverneur était dans sa
chambre, au premier étage, juste au-dessus de moi. Soudain
j’entendis comme un petit cri poussé par mon gouverneur. Puis il
appela: «Perronnette! Perronnette!» C’était ma nourrice qu’il
appelait.

-- Oui, je sais, dit Aramis; continuez, monseigneur, continuez.

-- Sans doute elle était au jardin, car mon gouverneur descendit
l’escalier avec précipitation. Je me levai, inquiet de le voir
inquiet lui-même. Il ouvrit la porte qui, du vestibule, menait au
jardin, en criant toujours: «Perronnette! Perronnette!» Les
fenêtres de la salle basse donnaient sur la cour; les volets de
ces fenêtres étaient fermés; mais, par une fente du volet, je vis
mon gouverneur s’approcher d’un large puits situé presque au-
dessous des fenêtres de son cabinet de travail. Il se pencha sur
la margelle, regarda dans le puits, et poussa un nouveau cri en
faisant de grands gestes effarés. D’où j’étais, je pouvais non
seulement voir, mais encore entendre. Je vis donc, j’entendis
donc.

-- Continuez, monseigneur, je vous en prie, dit Aramis.

«-- Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla
au-devant d’elle, la prit par le bras et l’entraîna vivement vers
la margelle; après quoi, se penchant avec elle dans le puits, il
lui dit:

-- Regardez, regardez, quel malheur!

-- Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette; qu’y a-t-
il?

-- Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous cette lettre?

Et il étendait la main vers le fond du puits.

-- Quelle lettre? demanda la nourrice.

-- Cette lettre que vous voyez là-bas, c’est la dernière lettre de
la reine.

À ce mot je tressaillis. Mon gouverneur, celui qui passait pour
mon père, celui qui me recommandait sans cesse la modestie et
l’humilité, en correspondance avec la reine!

-- La dernière lettre de la reine? s’écria dame Perronnette sans
paraître étonnée autrement que de voir cette lettre au fond du
puits. Et comment est elle là?

-- Un hasard, dame Perronnette, un hasard étrange! Je rentrais
chez moi; en rentrant, j’ouvre la porte; la fenêtre de son côté
était ouverte; un courant d’air s’établit; je vois un papier qui
s’envole, je reconnais que ce papier, c’est la lettre de la reine;
je cours à la fenêtre en poussant un cri; le papier flotte un
instant en l’air et tombe dans le puits.

-- Eh bien! dit dame Perronnette, si la lettre est tombée dans le
puits, c’est comme si elle était brûlée, et, puisque la reine
brûle elle-même toutes ses lettres, chaque fois qu’elle vient...»

Chaque fois qu’elle vient! Ainsi cette femme qui venait tous les
mois, c’était la reine? interrompit le prisonnier.

-- Oui, fit de la tête Aramis.

«-- Sans doute, sans doute, continua le vieux gentilhomme, mais
cette lettre contenait des instructions. Comment ferai-je pour les
suivre?

-- Écrivez vite à la reine, racontez-lui la chose comme elle s’est
passée, et la reine vous écrira une seconde lettre en place de
celle-ci.

-- Oh! la reine ne voudra pas croire à cet accident, dit le
bonhomme en branlant la tête; elle pensera que j’ai voulu garder
cette lettre, au lieu de la lui rendre comme les autres, afin de
m’en faire une arme. Elle est si défiante, et M. de Mazarin si...
Ce démon d’Italien est capable de nous faire empoisonner au
premier soupçon!»

Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tête.

«-- Vous savez, dame Perronnette, tous les deux sont si ombrageux
à l’endroit de Philippe!»

Philippe, c’est le nom qu’on me donnait, interrompit le
prisonnier.

«-- Eh bien! alors, il n’y a pas à hésiter, dit dame Perronnette,
il faut faire descendre quelqu’un dans le puits.

-- Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en
remontant.

-- Prenons, dans le village, quelqu’un qui ne sache pas lire;
ainsi vous serez tranquille.

-- Soit; mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il
pas l’importance d’un papier pour lequel on risque la vie d’un
homme? Cependant vous venez de me donner une idée, dame
Perronnette; oui, quelqu’un descendra dans le puits, et ce
quelqu’un sera moi.

Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit à s’éplorer
et à s’écrier de telle façon, elle supplia si fort en pleurant le
vieux gentilhomme, qu’il lui promit de se mettre en quête d’une
échelle assez grande pour qu’on pût descendre dans le puits,
tandis qu’elle irait jusqu’à la ferme chercher un garçon résolu, à
qui l’on ferait accroire qu’il était tombé un bijou dans le puits,
que ce bijou était enveloppé dans du papier, et, comme le papier,
remarqua mon gouverneur, se développe à l’eau, il ne sera pas
surprenant qu’on ne retrouve que la lettre tout ouverte.

-- Elle aura peut-être déjà eu le temps de s’effacer dit dame
Perronnette.

-- Peu importe, pourvu que nous ayons la lettre. En remettant la
lettre à la reine, elle verra bien que nous ne l’avons pas trahie,
et, par conséquent, n’excitant pas la défiance de M. de Mazarin,
nous n’aurons rien à craindre de lui.»

Cette résolution prise, ils se séparèrent. Je repoussai le volet,
et, voyant que mon gouverneur s’apprêtait à rentrer, je me jetai
sur mes coussins avec un bourdonnement dans la tête, causé par
tout ce que je venais d’entendre.

Mon gouverneur entrebâilla la porte quelques secondes après que je
m’étais rejeté sur mes coussins, et, me croyant assoupi, la
referma doucement.

À peine fut-elle refermée, que le me relevai et prêtant l’oreille,
j’entendis le bruit des pas qui s’éloignaient. Alors je revins à
mon volet, et je vis sortir mon gouverneur et dame Perronnette.

J’étais seul à la maison.

Ils n’eurent pas plutôt refermé la porte, que, sans prendre la
peine de traverser le vestibule, je sautai par la fenêtre et
courus au puits.

Alors, comme s’était penché mon gouverneur, je me penchai à mon
tour.

Je ne sais quoi de blanchâtre et de lumineux tremblotait dans les
cercles frissonnants de l’eau verdâtre Ce disque brillant me
fascinait et m’attirait. Mes yeux étaient fixes, ma respiration
haletante. Le puits m’aspirait avec sa large bouche et son haleine
glacée: il me semblait lire au fond de l’eau des caractères de feu
tracés sur le papier qu’avait touché la reine.

Alors, sans savoir ce que je faisais, et animé par un de ces
mouvements instinctifs qui vous poussent sur les pentes fatales,
je roulai une extrémité de la corde au pied de la potence du
puits, je laissai pendre le seau jusque dans l’eau, à trois pieds
de profondeur à peu près, tout cela en me donnant bien du mal pour
ne pas déranger le précieux papier, qui commençait à changer sa
couleur blanchâtre contre une teinte verdâtre, preuve qu’il
s’enfonçait, puis, un morceau de toile mouillée entre les mains,
je me laissai glisser dans l’abîme.

Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque d’eau sombre,
quand je vis le ciel diminuer au-dessus de ma tête, le froid
s’empara de moi, le vertige me saisit et fit dresser mes cheveux;
mais ma volonté domina tout, terreur et malaise. J’atteignis
l’eau, et je m’y plongeai d’un seul coup, me retenant d’une main,
tandis que j’allongeais l’autre, et que je saisissais le précieux
papier, qui se déchira en deux entre mes doigts.

Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et, m’aidant des
pieds aux parois du puits, me suspendant des mains, vigoureux,
agile, et pressé surtout, je regagnai la margelle, que j’inondai
en la touchant de l’eau qui ruisselait de toute la partie
inférieure de mon corps.

Une fois hors du puits avec ma proie, je me mis à courir au
soleil, et j’atteignis le fond du jardin, où se trouvait une
espèce de petit bois. C’est là que je voulais me réfugier.

Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche qui
retentissait lorsque s’ouvrait la grand-porte sonna. C’était mon
gouverneur qui rentrait. Il était temps!

Je calculai qu’il me restait dix minutes avant qu’il m’atteignît,
si, devinant où j’étais, il venait droit à moi; vingt minutes,
s’il prenait la peine de me chercher.

C’était assez pour lire cette précieuse lettre, dont je me hâtai
de rapprocher les deux fragments. Les caractères commençaient à
s’effacer.

Cependant, malgré tout, je parvins à déchiffrer la lettre.

-- Et qu’y avez-vous lu, monseigneur? demanda Aramis vivement
intéressé.

-- Assez de choses pour croire, monsieur, que le valet était un
gentilhomme, et que Perronnette, sans être une grande dame, était
cependant plus qu’une servante; enfin que j’avais moi-même quelque
naissance, puisque la reine Anne d’Autriche et le premier ministre
Mazarin me recommandaient si soigneusement.

Le jeune homme s’arrêta tout ému.

-- Et qu’arriva-t-il? demanda Aramis.

-- Il arriva, monsieur, répondit le jeune homme, que l’ouvrier
appelé par mon gouverneur ne trouva rien dans le puits, après
l’avoir fouillé en tous sens; il arriva que mon gouverneur
s’aperçut que la margelle était toute ruisselante; il arriva que
je ne m’étais pas si bien séché au soleil que dame Perronnette ne
reconnût que mes habits étaient tout humides; il arriva enfin que
je fus pris d’une grosse fièvre causée par la fraîcheur de l’eau
et l’émotion de ma découverte, et que cette fièvre fut suivie d’un
délire pendant lequel je racontai tout; de sorte que, guidé par
mes propres aveux, mon gouverneur trouva sous mon chevet les deux
fragments de la lettre écrite par la reine.

-- Ah! fit Aramis, je comprends à cette heure.

-- À partir de là, tout est conjecture. Sans doute, le pauvre
gentilhomme et la pauvre femme, n’osant garder le secret de ce qui
venait de se passer, écrivirent tout à la reine et lui renvoyèrent
la lettre déchirée.

-- Après quoi, dit Aramis, vous fûtes arrêté et conduit à la
Bastille?

-- Vous le voyez.

-- Puis vos serviteurs disparurent?

-- Hélas!

-- Ne nous occupons pas des morts, reprit Aramis, et voyons ce que
l’on peut faire avec le vivant. Vous m’avez dit que vous étiez
résigné?

-- Et je vous le répète.

-- Sans souci de la liberté?

-- Je vous l’ai dit.

-- Sans ambition, sans regret, sans pensée?

Le jeune homme ne répondit rien.

-- Eh bien! demanda Aramis, vous vous taisez?

-- Je crois que j’ai assez parlé, répondit le prisonnier, et que
c’est votre tour. Je suis fatigué.

-- Je vais vous obéir, dit Aramis.

Aramis se recueillit, et une teinte de solennité profonde se
répandit sur toute sa physionomie. On sentait qu’il en était
arrivé à la partie importante du rôle qu’il était venu jouer dans
la prison.

-- Une première question, fit Aramis.

-- Laquelle? Parlez.

-- Dans la maison que vous habitiez, il n’y avait ni glace ni
miroir, n’est-ce pas?

-- Qu’est-ce que ces deux mots, et que signifient-ils? demanda le
jeune homme. Je ne les connais même pas.

-- On entend par miroir ou glace un meuble qui réfléchit les
objets, qui permet, par exemple, que l’on voie les traits de son
propre visage dans un verre préparé, comme vous voyez les miens à
l’oeil nu.

-- Non, il n’y avait dans la maison ni glace ni miroir, répondit
le jeune homme.

Aramis regarda autour de lui.

-- Il n’y en a pas non plus ici, dit-il; les mêmes précautions ont
été prises ici que là-bas.

-- Dans quel but?

-- Vous le saurez tout à l’heure. Maintenant, pardonnez-moi; vous
m’avez dit que l’on vous avait appris les mathématiques,
l’astronomie, l’escrime, le manège; vous ne m’avez point parlé
d’histoire.

-- Quelquefois, mon gouverneur m’a raconté les hauts faits du roi
saint Louis, de François Ier et du roi Henri IV.

-- Voilà tout?

-- Voilà à peu près tout.

-- Eh bien! je le vois, c’est encore un calcul: comme on vous
avait enlevé les miroirs qui réfléchissent le présent, on vous a
laissé ignorer l’histoire qui réfléchit le passé. Depuis votre
emprisonnement, les livres vous ont été interdits, de sorte que
bien des faits vous sont inconnus, à l’aide desquels vous pourriez
reconstruire l’édifice écroulé de vos souvenirs ou de vos
intérêts.

-- C’est vrai, dit le jeune homme.

-- Écoutez, je vais donc, en quelques mots, vous dire ce qui s’est
passé en France depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, c’est-à-
dire depuis la date probable de votre naissance, c’est-à-dire,
enfin, depuis le moment qui vous intéresse.

-- Dites.

Et le jeune homme reprit son attitude sérieuse et recueillie.

-- Savez-vous quel fut le fils du roi Henri IV?

-- Je sais du moins quel fut son successeur.

-- Comment savez-vous cela?

-- Par une pièce de monnaie, à la date de 1610, qui représentait
le roi Henri IV; par une pièce de monnaie à la date de 1612, qui
représentait le roi Louis XIII. Je présumai, puisqu’il n’y avait
que deux ans entre les deux pièces, que Louis XIII devait être le
successeur de Henri IV.

-- Alors, dit Aramis, vous savez que le dernier roi régnant était
Louis XIII?

-- Je le sais, dit le jeune homme en rougissant légèrement.

-- Eh bien! ce fut un prince plein de bonnes idées, plein de
grands projets, projets toujours ajournés par le malheur des temps
et par les luttes qu’eut à soutenir contre la seigneurie de France
son ministre Richelieu. Lui, personnellement je parle du roi Louis
XIII, était faible de caractère. Il mourut jeune encore et
tristement.

-- Je sais cela.

-- Il avait été longtemps préoccupé du soin de sa postérité. C’est
un soin douloureux pour les princes, qui ont besoin de laisser sur
la terre plus qu’un souvenir, pour que leur pensée se poursuive,
pour que leur oeuvre continue.

-- Le roi Louis XIII est-il mort sans enfants? demanda en souriant
le prisonnier.

-- Non, mais il fut privé longtemps du bonheur d’en avoir; non,
mais longtemps il crut qu’il mourrait tout entier. Et cette pensée
l’avait réduit à un profond désespoir, quand tout à coup sa femme,
Anne d’Autriche...

Le prisonnier tressaillit.

-- Saviez-vous, continua Aramis, que la femme de Louis XIII
s’appelât Anne d’Autriche?

-- Continuez, dit le jeune homme sans répondre.

-- Quand tout à coup, reprit Aramis, la reine Anne d’Autriche
annonça qu’elle était enceinte. La joie fut grande à cette
nouvelle, et tous les voeux tendirent à une heureuse délivrance.
Enfin, le 5 septembre 1638, elle accoucha d’un fils.

Ici Aramis regarda son interlocuteur, et crut s’apercevoir qu’il
pâlissait.

-- Vous allez entendre, dit Aramis, un récit que peu de gens sont
en état de faire à l’heure qu’il est; car ce récit est un secret
que l’on croit mort avec les morts, ou enseveli dans l’abîme de la
confession.

-- Et vous allez me dire ce secret? fit le jeune homme.

-- Oh! dit Aramis avec un accent auquel il n’y avait pas à se
méprendre, ce secret, je ne crois pas l’aventurer en le confiant à
un prisonnier qui n’a aucun désir de sortir de la Bastille.

-- J’écoute, monsieur.

-- La reine donna donc le jour à un fils. Mais quand toute la Cour
eut poussé des cris de joie à cette nouvelle, quand le roi eut
montré le nouveau-né à son peuple, et à sa noblesse, quand il se
fut gaiement mis à table pour fêter cette heureuse naissance,
alors la reine, restée seule dans sa chambre, fut prise, pour la
seconde fois, des douleurs de l’enfantement, et donna le jour à un
second fils.

-- Oh! dit le prisonnier trahissant une instruction plus grande
que celle qu’il avouait, je croyais que Monsieur n’était né
qu’en...

Aramis leva le doigt.

-- Attendez que je continue, dit-il.

Le prisonnier poussa un soupir impatient, et attendit.

-- Oui, dit Aramis, la reine eut un second fils, un second fils
que dame Perronnette, la sage-femme, reçut dans ses bras.

-- Dame Perronnette! murmura le jeune homme.

-- On courut aussitôt à la salle où le roi dînait; on le prévint
tout bas de ce qui arrivait; il se leva de table et accourut.
Mais, cette fois, ce n’était plus la gaieté qu’exprimait son
visage, c’était un sentiment qui ressemblait à de la terreur. Deux
fils jumeaux changeaient en amertume la joie que lui avait causée
la naissance d’un seul, attendu que ce que je vais vous dire, vous
l’ignorez certainement, attendu qu’en France c’est l’aîné des fils
qui règne après le père.

-- Je sais cela.

-- Et que les médecins et les jurisconsultes prétendent qu’il y a
lieu de douter si le fils qui sort le premier du sein de sa mère
est l’aîné de par la loi de Dieu et de la nature.

Le prisonnier poussa un cri étouffé, et devint plus blanc que le
drap sous lequel il se cachait.

-- Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi, qui
s’était vu avec tant de joie continuer dans un héritier, dut être
au désespoir en songeant que maintenant il en avait deux, et que,
peut-être, celui qui venait de naître et qui était inconnu,
contesterait le droit d’aînesse à l’autre qui était né deux heures
auparavant, et qui, deux heures auparavant, avait été reconnu.
Ainsi, ce second fils, s’armant des intérêts ou des caprices d’un
parti, pouvait, un jour, semer dans le royaume la discorde et la
guerre, détruisant, par cela même, la dynastie qu’il eût dû
consolider.

-- Oh! je comprends, je comprends!... murmura le jeune homme.

-- Eh bien! continua Aramis, voilà ce qu’on rapporte, voilà ce
qu’on assure, voilà pourquoi un des deux fils d’Anne d’Autriche,
indignement séparé de son frère, indignement séquestré, réduit à
l’obscurité la plus profonde, voilà pourquoi ce second fils a
disparu, et si bien disparu, que nul en France ne sait aujourd’hui
qu’il existe, excepté sa mère.

-- Oui, sa mère, qui l’a abandonné! s’écria le prisonnier avec
l’expression du désespoir.

-- Excepté, continua Aramis, cette dame à la robe noire et aux
rubans de feu, et enfin excepté...

-- Excepté vous, n’est-ce pas? Vous qui venez me conter tout cela,
vous qui venez éveiller en mon âme la curiosité, la haine,
l’ambition, et, qui sait? peut-être, la soif de la vengeance;
excepté vous, monsieur, qui, si vous êtes l’homme que j’attends,
l’homme que me promet le billet, l’homme enfin que Dieu doit
m’envoyer, devez avoir sur vous...

-- Quoi? demanda Aramis.

-- Un portrait du roi Louis XIV, qui règne en ce moment sur le
trône de France.

-- Voici le portrait, répliqua l’évêque en donnant au prisonnier
un émail des plus exquis, sur lequel Louis XIV apparaissait fier,
beau, et vivant pour ainsi dire.

Le prisonnier saisit avidement le portrait, et fixa ses yeux sur
lui comme s’il eût voulu le dévorer.

-- Et maintenant, monseigneur, dit Aramis voici un miroir.

Aramis laissa le temps au prisonnier de renouer ses idées.

-- Si haut! si haut! murmura le jeune homme en dévorant du regard
le portrait de Louis XIV et son image à lui-même réfléchie dans le
miroir.

-- Qu’en pensez-vous? dit alors Aramis.

-- Je pense que je suis perdu, répondit le captif, que le roi ne
me pardonnera jamais.

-- Et moi, je me demande, ajouta l’évêque en attachant sur le
prisonnier un regard brillant de signification, je me demande
lequel des deux est le roi, de celui que représente ce portrait,
ou de celui que reflète cette glace.

-- Le roi, monsieur, est celui qui est sur le trône, répliqua
tristement le jeune homme, c’est celui qui n’est pas en prison, et
qui, au contraire, y fait mettre les autres. La royauté, c’est la
puissance, et vous voyez bien que je suis impuissant.

-- Monseigneur, répondit Aramis avec un respect qu’il n’avait pas
encore témoigné, le roi, prenez-y bien garde, sera, si vous le
voulez, celui qui, sortant de prison, saura se tenir sur le trône
où des amis le placeront.

-- Monsieur, ne me tentez point, fit le prisonnier avec amertume.

-- Monseigneur, ne faiblissez pas, persista Aramis avec vigueur.
J’ai apporté toutes les preuves de votre naissance: consultez-les,
prouvez-vous à vous-même que vous êtes un fils de roi, et, après,
agissons.

-- Non, non, c’est impossible.

-- À moins, reprit ironiquement l’évêque, qu’il ne soit dans la
destinée de votre race que les frères exclus du trône soient tous
des princes sans valeur et sans honneur, comme M. Gaston
d’Orléans, votre oncle, qui, dix fois, conspira contre le roi
Louis XIII, son frère.

-- Mon oncle Gaston d’Orléans conspira contre son frère? s’écria
le prince épouvanté; il conspira pour le détrôner?

-- Mais oui, monseigneur, pas pour autre chose.

-- Que me dites-vous là, monsieur?

-- La vérité.

-- Et il eut des amis... dévoués?

-- Comme moi pour vous.

-- Eh bien! que fit-il? il échoua?

-- Il échoua, mais toujours par sa faute, et, pour racheter, non
pas sa vie, car la vie du frère du roi est sacrée, inviolable,
mais pour racheter sa liberté, votre oncle sacrifia la vie de tous
ses amis les uns après les autres. Aussi est-il aujourd’hui la
honte de l’histoire et l’exécration de cent nobles familles de ce
royaume.

-- Je comprends, monsieur, fit le prince, et c’est par faiblesse
ou par trahison que mon oncle tua ses amis?

-- Par faiblesse: ce qui est toujours une trahison chez les
princes.

-- Ne peut-on pas échouer aussi par ignorance, par incapacité?
Croyez-vous bien qu’il soit possible à un pauvre captif tel que
moi, élevé non seulement loin de la Cour, mais encore loin du
monde, croyez-vous qu’il lui soit possible d’aider ceux de ses
amis qui tenteraient de le servir?

Et comme Aramis allait répondre, le jeune homme s’écria tout à
coup avec une violence qui décelait la force du sang:

-- Nous parlons ici d’amis, mais par quel hasard aurais-je des
amis, moi que personne ne connaît, et qui n’ai pour m’en faire ni
liberté, ni argent, ni puissance?

-- Il me semble que j’ai eu l’honneur de m’offrir à Votre Altesse
Royale.

-- Oh! ne m’appelez pas ainsi, monsieur; c’est une dérision ou une
barbarie. Ne me faites pas songer à autre chose qu’aux murs de la
prison qui m’enferme, laissez-moi aimer encore, ou, du moins,
subir mon esclavage et mon obscurité.

-- Monseigneur! monseigneur! si vous me répétez encore ces paroles
découragées! Si, après avoir eu la preuve de votre naissance, vous
demeurez pauvre d’esprit, de souffle et de volonté, j’accepterai
votre voeu, je disparaîtrai, je renoncerai à servir ce maître, à
qui, si ardemment, je venais dévouer ma vie et mon aide.

-- Monsieur, s’écria le prince, avant de me dire tout ce que vous
dites, n’eût-il pas mieux valu réfléchir que vous m’avez à jamais
brisé le coeur?

-- Ainsi ai-je voulu faire, monseigneur.

-- Monsieur, pour me parler de grandeur, de puissance, de royauté
même, est-ce que vous devriez choisir une prison? Vous voulez me
faire croire à la splendeur, et nous nous cachons dans la nuit?
Vous me vantez la gloire, et nous étouffons nos paroles sous les
rideaux de ce grabat? Vous me faites entrevoir une toute-puissance
et j’entends les pas du geôlier dans ce corridor, ce pas qui vous
fait trembler plus que moi? Pour me rendre un peu moins incrédule,
tirez-moi donc de la Bastille, donnez de l’air à mes poumons, des
éperons à mon pied, une épée à mon bras, et nous commencerons à
nous entendre.

-- C’est bien mon intention de vous donner tout cela, et plus que
cela, monseigneur. Seulement, le voulez-vous?

-- Écoutez encore, monsieur, interrompit le prince. Je sais qu’il
y a des gardes à chaque galerie, des verrous à chaque porte, des
canons et des soldats à chaque barrière. Avec quoi vaincrez-vous
les gardes, enclouerez vous les canons? Avec quoi briserez-vous
les verrous et les barrières?

-- Monseigneur, comment vous est venu ce billet que vous avez lu
et qui annonçait ma venue?

-- On corrompt un geôlier pour un billet.

-- Si l’on corrompt un geôlier, on peut en corrompre dix.

-- Eh bien! j’admets que ce soit possible de tirer un pauvre
captif de la Bastille, possible de le bien cacher pour que les
gens du roi ne le rattrapent point, possible encore de nourrir
convenablement ce malheureux dans un asile inconnu.

-- Monseigneur! fit en souriant Aramis.

-- J’admets que celui qui ferait cela pour moi serait déjà plus
qu’un homme, mais puisque vous dites que je suis un prince, un
frère de roi, comment me rendrez-vous le rang et la force que ma
mère et mon frère m’ont enlevés? Mais, puisque je dois passer une
vie de combats et de haines, comment me ferez-vous vainqueur dans
ces combats et invulnérable à mes ennemis? Ah! monsieur, songez-y!
jetez-moi demain dans quelque noire caverne, au fond d’une
montagne! faites-moi cette joie d’entendre en liberté les bruits
du fleuve et de la plaine, de voir en liberté le soleil d’azur ou
le ciel orageux, c’en est assez! Ne me promettez pas davantage,
car, en vérité, vous ne pouvez me donner davantage, et ce serait
un crime de me tromper, puisque vous vous dites mon ami.

Aramis continua d’écouter en silence.

-- Monseigneur, reprit-il après avoir un moment réfléchi, j’admire
ce sens si droit et si ferme qui dicte vos paroles; je suis
heureux d’avoir deviné mon roi.

-- Encore! encore!... Ah! par pitié, s’écria le prince en
comprimant de ses mains glacées son front couvert d’une sueur
brûlante, n’abusez pas de moi: je n’ai pas besoin d’être un roi,
monsieur, pour être le plus heureux des hommes.

-- Et moi, monseigneur, j’ai besoin que vous soyez un roi pour le
bonheur de l’humanité.

-- Ah! fit le prince avec une nouvelle défiance inspirée par ce
mot, ah! qu’a donc l’humanité à reprocher à mon frère?

-- J’oubliais de dire, monseigneur, que, si vous daignez vous
laisser guider par moi, et si vous consentez à devenir le plus
puissant prince de la terre, vous aurez servi les intérêts de tous
les amis que je voue au succès de notre cause, et ces amis sont
nombreux.

-- Nombreux?

-- Encore moins que puissants, monseigneur.

-- Expliquez-vous.

-- Impossible! Je m’expliquerai, je le jure devant Dieu qui
m’entend, le propre jour où je vous verrai assis sur le trône de
France.

-- Mais mon frère?

-- Vous ordonnerez de son sort. Est-ce que vous le plaignez?

-- Lui qui me laisse mourir dans un cachot? Non, je ne le plains
pas!

-- À la bonne heure!

-- Il pouvait venir lui-même en cette prison, me prendre la main
et me dire: «Mon frère, Dieu nous a créés pour nous aimer, non
pour nous combattre. Je viens à vous. Un préjugé sauvage vous
condamnait à périr obscurément loin de tous les hommes, privé de
toutes les joies. Je veux vous faire asseoir près de moi; je veux
vous attacher au côté l’épée de notre père. Profiterez-vous de ce
rapprochement pour m’étouffer ou me contraindre? Userez-vous de
cette épée pour verser mon sang?...»

-- «Oh! non, lui eussé-je répondu: je vous regarde comme mon
sauveur, et vous respecterai comme mon maître. Vous me donnez bien
plus que ne m’avait donné Dieu. Par vous, j’ai la liberté; par
vous, j’ai le droit d’aimer et d’être aimé en ce monde.»

-- Et vous eussiez tenu parole, monseigneur?

-- Oh! sur ma vie!

-- Tandis que maintenant?...

-- Tandis que, maintenant, je sens que j’ai des coupables à
punir...

-- De quelle façon, monseigneur?

-- Que dites-vous de cette ressemblance que Dieu m’avait donnée
avec mon frère?

-- Je dis qu’il y avait dans cette ressemblance un enseignement
providentiel que le roi n’eût pas dû négliger, je dis que votre
mère a commis un crime en faisant différents par le bonheur et par
la fortune ceux que la nature avait créés si semblables dans son
sein, et je conclus, moi, que le châtiment ne doit être autre
chose que l’équilibre à rétablir.

-- Ce qui signifie?...

-- Que, si je vous rends votre place sur le trône de votre frère,
votre frère prendra la vôtre dans votre prison.

-- Hélas! on souffre bien en prison! surtout quand on a bu si
largement à la coupe de la vie!

-- Votre Altesse Royale sera toujours libre de faire ce qu’elle
voudra: elle pardonnera, si bon lui semble, après avoir puni.

-- Bien. Et maintenant, savez-vous une chose, monsieur?

-- Dites, mon prince.

-- C’est que je n’écouterai plus rien de vous que hors de la
Bastille.

-- J’allais dire à Votre Altesse Royale que je n’aurai plus
l’honneur de la voir qu’une fois.

-- Quand cela?

-- Le jour où mon prince sortira de ces murailles noires.

-- Dieu vous entende! Comment me préviendrez-vous?

-- En venant ici vous chercher.

-- Vous-même?

-- Mon prince, ne quittez cette chambre qu’avec moi, ou, si l’on
vous contraint en mon absence, rappelez-vous que ce ne sera pas de
ma part.

-- Ainsi, pas un mot à qui que ce soit, si ce n’est à vous?

-- Si ce n’est à moi.

Aramis s’inclina profondément. Le prince lui tendit la main.

-- Monsieur, dit-il avec un accent qui jaillissait du coeur, j’ai
un dernier mot à vous dire. Si vous vous êtes adressé à moi pour
me perdre, si vous n’avez été qu’un instrument aux mains de mes
ennemis, si de notre conférence, dans laquelle vous avez sondé mon
coeur il résulte pour moi quelque chose de pire que la captivité,
c’est-à-dire la mort, eh bien! soyez béni, car vous aurez terminé
mes peines et fait succéder le calme aux fiévreuses tortures dont
je suis dévoré depuis huit ans.

-- Monseigneur, attendez pour me juger, dit Aramis.

-- J’ai dit que je vous bénissais et que je vous pardonnais. Si,
au contraire, vous êtes venu pour me rendre la place que Dieu
m’avait destinée au soleil de la fortune et de la gloire, si,
grâce à vous, je puis vivre dans la mémoire des hommes, et faire
honneur à ma race par quelques faits illustres ou quelques
services rendus à mes peuples, si, du dernier rang où je languis,
je m’élève au faîte des honneurs, soutenu par votre main
généreuse, eh bien! à vous que je bénis et que je remercie, à vous
la moitié de ma puissance et de ma gloire! Vous serez encore trop
peu payé; votre part sera toujours incomplète, car jamais je ne
réussirai à partager avec vous tout ce bonheur que vous m’aurez
donné.

-- Monseigneur, dit Aramis ému de la pâleur et de l’élan du jeune
homme, votre noblesse de coeur me pénètre de joie et d’admiration.
Ce n’est pas à vous de me remercier, ce sera surtout aux peuples
que vous rendrez heureux, à vos descendants que vous rendrez
illustres. Oui, je vous aurai donné plus que la vie, je vous
donnerai l’immortalité.

Le jeune homme tendit la main à Aramis: celui-ci la baisa en
s’agenouillant.

-- Oh! s’écria le prince avec une modestie charmante.

-- C’est le premier hommage rendu à notre roi futur, dit Aramis.
Quand je vous reverrai, je dirai: «Bonjour, Sire!»

-- Jusque-là, s’écria le jeune homme en appuyant ses doigts blancs
et amaigris sur son coeur, jusque-là plus de rêves, plus de chocs
à ma vie; elle se briserait! oh! monsieur, que ma prison est
petite et que cette fenêtre est basse, que ces portes sont
étroites! Comment tant d’orgueil, tant de splendeur, tant de
félicité a-t-il pu passer par là et tenir ici?

-- Votre Altesse Royale me rend fier, dit Aramis, puisqu’elle
prétend que c’est moi qui ai apporté tout cela.

Il heurta aussitôt la porte.

Le geôlier vint ouvrir avec Baisemeaux, qui, dévoré d’inquiétude
et de crainte, commençait à écouter malgré lui à la porte de la
chambre.

Heureusement ni l’un ni l’autre des deux interlocuteurs n’avait
oublié d’étouffer sa voix, même dans les plus hardis élans de la
passion.

-- Quelle confession! dit le gouverneur en essayant de rire;
croirait-on jamais qu’un reclus, un homme presque mort, ait commis
des péchés si nombreux et si longs?

Aramis se tut. Il avait hâte de sortir de la Bastille, où le
secret qui l’accablait doublait le poids des murailles.

Quand ils furent arrivés chez Baisemeaux:

-- Causons affaires, mon cher gouverneur, dit Aramis.

-- Hélas! répliqua Baisemeaux.

-- Vous avez à me demander mon acquit pour cent cinquante mille
livres? dit l’évêque.

-- Et à verser le premier tiers de la somme, ajouta en soupirant
le pauvre gouverneur, qui fit trois pas vers son armoire de fer.

-- Voici votre quittance, dit Aramis.

-- Et voici l’argent, reprit avec un triple soupir
M. de Baisemeaux.

-- L’ordre m’a dit seulement de donner une quittance de cinquante
mille livres, dit Aramis: il ne m’a pas dit de recevoir d’argent.
Adieu, monsieur le gouverneur.

Et il partit, laissant Baisemeaux plus que suffoqué par la
surprise et la joie, en présence de ce présent royal fait si
grandement par le confesseur extraordinaire de la Bastille.


Chapitre CCVIII -- Comment Mouston avait engraissé sans en
prévenir Porthos, et des désagréments qui en étaient résultés pour
ce digne gentilhomme


Depuis le départ d’Athos pour Blois, Porthos et d’Artagnan
s’étaient rarement trouvés ensemble. L’un avait fait un service
fatigant près du roi, l’autre avait fait beaucoup d’emplettes de
meubles, qu’il comptait emporter dans ses terres, et à l’aide
desquels il espérait fonder, dans ses diverses résidences, un peu
de ce luxe de cour dont il avait entrevu l’éblouissante clarté
dans la compagnie de Sa Majesté.

D’Artagnan, toujours fidèle, un matin que son service lui laissait
quelque liberté, songea à Porthos, et, inquiet de n’avoir pas
entendu parler de lui depuis plus de quinze jours, s’achemina vers
son hôtel, où il le saisit au sortir du lit.

Le digne baron paraissait pensif: plus que pensif, mélancolique.
Il était assis sur son lit, demi-nu, les jambes pendantes,
contemplant une foule d’habits qui jonchaient le parquet de leurs
franges, de leurs galons, de leurs broderies et de leurs cliquetis
d’inharmonieuses couleurs.

Porthos, triste et songeur comme le lièvre de La Fontaine, ne vit
pas entrer d’Artagnan, que lui cachait d’ailleurs en ce moment
M. Mouston, dont la corpulence personnelle, fort suffisante en
tout cas pour cacher un homme à un autre homme, était
momentanément doublée par le déploiement d’un habit écarlate que
l’intendant exhibait à son maître en le tenant par les manches,
afin qu’il fût plus manifeste de tous les côtés.

D’Artagnan s’arrêta sur le seuil et examina Porthos songeant.
Puis, comme la vue de ces innombrables habits jonchant le parquet
tirait de profonds soupirs de la poitrine du digne gentilhomme,
d’Artagnan pensa qu’il était temps de l’arracher à cette
douloureuse contemplation, et toussa pour s’annoncer.

-- Ah! fit Porthos, dont le visage s’illumina de joie ah! ah!
voici d’Artagnan! Je vais enfin avoir une idée!

Mouston, à ces mots, se doutant de ce qui se passait derrière lui,
s’effaça en souriant tendrement à l’ami de son maître, qui se
trouva ainsi débarrassé de l’obstacle matériel qui l’empêchait de
parvenir jusqu’à d’Artagnan.

Porthos fit craquer ses genoux robustes en se redressant, et, en
deux enjambées, traversant la chambre, se trouva en face de
d’Artagnan, qu’il pressa sur son coeur avec une affection qui
semblait prendre une nouvelle force dans chaque jour qui
s’écoulait.

-- Ah! répéta-t-il, vous êtes toujours le bienvenu, cher ami, mais
aujourd’hui, vous êtes mieux venu que jamais.

-- Voyons, voyons, on est triste chez vous? fit d’Artagnan.

Porthos répondit par un regard qui exprimait l’abattement.

-- Eh bien! contez-moi cela, Porthos, mon ami, à moins que ce ne
soit un secret.

-- D’abord, mon ami, dit Porthos, vous savez que je n’ai pas de
secrets pour vous. Voici donc ce qui m’attriste.

-- Attendez, Porthos, laissez-moi d’abord me dépêtrer de toute
cette litière de drap, de satin et de velours.

-- Oh! marchez, marchez, dit piteusement Porthos: tout cela n’est
que rebut.

-- Peste! du rebut, Porthos, du drap à vingt livres l’aune! du
satin magnifique, du velours royal!

-- Vous trouvez donc ces habits?...

-- Splendides, Porthos, splendides! Je gage que vous seul en
France en avez autant, et, en supposant que vous n’en fassiez plus
faire un seul, et que vous viviez cent ans, ce qui ne m’étonnerait
pas, vous porteriez encore des habits neufs le jour de votre mort,
sans avoir besoin de voir le nez d’un seul tailleur, d’aujourd’hui
à ce jour-là.

Porthos secoua la tête.

-- Voyons, mon ami, dit d’Artagnan, cette mélancolie qui n’est pas
dans votre caractère m’effraie. Mon cher Porthos, sortons-en donc:
le plus tôt sera le mieux.

-- Oui, mon ami, sortons-en, dit Porthos, si toutefois cela est
possible.

-- Est-ce que vous avez reçu de mauvaises nouvelles de Bracieux,
mon ami?

-- Non, on a coupé les bois, et ils ont donné un tiers de produit
au-delà de leur estimation.

-- Est-ce qu’il y a une fuite dans les étangs de Pierrefonds?

-- Non, mon ami, on les a pêchés, et du superflu de la vente, il y
a eu de quoi empoissonner tous les étangs des environs.

-- Est-ce que le Vallon se serait éboulé par suite d’un
tremblement de terre?

-- Non, mon ami, au contraire, le tonnerre est tombé à cent pas du
château, et a fait jaillir une source à un endroit qui manquait
complètement d’eau.

-- Eh bien! alors, qu’y a-t-il?

-- Il y a que j’ai reçu une invitation pour la fête de Vaux, fit
Porthos d’un air lugubre.

-- Eh bien! plaignez-vous un peu! le roi a causé dans les ménages
de la Cour plus de cent brouilles mortelles en refusant des
invitations. Ah! vraiment, cher ami, vous êtes du voyage de Vaux?
Tiens, tiens, tiens!

-- Mon Dieu, oui!

-- Vous allez avoir un coup d’oeil magnifique, mon ami.

-- Hélas! je m’en doute bien.

-- Tout ce qu’il y a de grand en France va être réuni.

-- Ah! fit Porthos en s’arrachant de désespoir une pincée de
cheveux.

-- Eh! là, bon Dieu! fit d’Artagnan, êtes-vous malade, mon ami?

-- Je me porte comme le Pont-Neuf, ventre Mahon! Ce n’est pas
cela.

-- Mais qu’est-ce donc, alors?

-- C’est que je n’ai pas d’habits.

D’Artagnan demeura pétrifié.

-- Pas d’habits, Porthos! pas d’habits! s’écria-t-il quand j’en
vois là plus de cinquante sur le plancher!

-- Cinquante, oui, et pas un qui m’aille!

-- Comment, pas un qui vous aille? Mais on ne vous prend donc pas
mesure quand on vous habille?

-- Si fait, répondit Mouston, mais malheureusement j’ai engraissé.

-- Comment! vous avez engraissé?

-- De sorte que je suis devenu plus gros, mais beaucoup plus gros
que M. le baron. Croiriez-vous cela, monsieur?

-- Parbleu! il me semble que cela se voit!

-- Entends-tu, imbécile! dit Porthos, cela se voit.

-- Mais enfin, mon cher Porthos, reprit d’Artagnan avec une légère
impatience, je ne comprends pas pourquoi vos habits ne vous vont
point parce que Mouston a engraissé.

-- Je vais vous expliquer cela, mon ami, dit Porthos. Vous vous
rappelez m’avoir raconté l’histoire d’un général romain, Antoine,
qui avait toujours sept sangliers à la broche, et cuits à des
points différents, afin de pouvoir demander son dîner à quelque
heure du jour qu’il lui plût de le faire. Eh bien! je résolus,
comme, d’un moment à l’autre, je pouvais être appelé à la Cour et
y rester une semaine, je résolus d’avoir toujours sept habits
prêts pour cette occasion.

-- Puissamment raisonné, Porthos. Seulement, il faut avoir votre
fortune pour se passer ces fantaisies-là. Sans compter le temps
que l’on perd à donner des mesures. Les modes changent si souvent.

-- Voilà justement, dit Porthos, où je me flattais d’avoir trouvé
quelque chose de fort ingénieux.

-- Voyons, dites-moi cela. Pardieu! je ne doute pas de votre
génie.

-- Vous vous rappelez que Mouston a été maigre?

-- Oui, du temps qu’il s’appelait Mousqueton.

-- Mais vous rappelez-vous aussi l’époque où il a commencé
d’engraisser?

-- Non, pas précisément. Je vous demande pardon, mon cher Mouston.

-- Oh! Monsieur n’est pas fautif, dit Mouston d’un air aimable,
Monsieur était à Paris, et nous étions, nous, à Pierrefonds.

-- Enfin, mon cher Porthos, il y a un moment où Mouston s’est mis
à engraisser. Voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas?

-- Oui, mon ami, et je m’en réjouis fort à cette époque.

-- Peste! je le crois bien, fit d’Artagnan.

-- Vous comprenez, continua Porthos, ce que cela m’épargnait de
peine?

-- Non, mon cher ami, je ne comprends pas encore; mais, à force de
m’expliquer...

-- M’y voici, mon ami. D’abord, comme vous l’avez dit, c’est une
perte de temps que de donner sa mesure, ne fût-ce qu’une fois tous
les quinze jours. Et puis on peut être en voyage, et, quand on
veut avoir toujours sept habits en train... Enfin, mon ami, j’ai
horreur de donner ma mesure à quelqu’un. On est gentilhomme ou on
ne l’est pas, que diable! Se faire toiser par un drôle qui vous
analyse au pied, pouce et ligne, c’est humiliant. Ces gens-là vous
trouvent trop creux ici, trop saillant là; ils connaissent votre
fort et votre faible. Tenez, quand on sort des mains d’un
mesureur, on ressemble à ces places fortes dont un espion est venu
relever les angles et les épaisseurs.

-- En vérité, mon cher Porthos, vous avez des idées qui
n’appartiennent qu’à vous.

-- Ah! vous comprenez, quand on est ingénieur.

-- Et qu’on a fortifié Belle-Île, c’est juste, mon ami.

-- J’eus donc une idée, et, sans doute, elle eût été bonne sans la
négligence de M. Mouston.

D’Artagnan jeta un regard sur Mouston, qui répondit à ce regard
par un léger mouvement de corps qui voulait dire: «Vous allez voir
s’il y a de ma faute dans tout cela.»

-- Je m’applaudis donc, reprit Porthos, de voir engraisser
Mouston, et j’aidai même, de tout mon pouvoir, à lui faire de
l’embonpoint, à l’aide d’une nourriture substantielle, espérant
toujours qu’il parviendrait à m’égaler en circonférence, et
qu’alors il pourrait se faire mesurer à ma place.

-- Ah! corboeuf! s’écria d’Artagnan, je comprends... Cela vous
épargnait le temps et l’humiliation.

-- Parbleu! jugez donc de ma joie quand, après un an et demi de
nourriture bien combinée, car je prenais la peine de le nourrir
moi-même, ce drôle-là...

-- Oh! et j’y ai bien aidé, monsieur, dit modestement Mouston.

-- Ça, c’est vrai. Jugez donc de ma joie, lorsque je m’aperçus
qu’un matin Mouston était forcé de s’effacer comme je m’effaçais
moi-même, pour passer par la petite porte secrète que ces diables
d’architectes ont faite dans la chambre de feu Mme du Vallon, au
château de Pierrefonds. Et, à propos de cette porte, mon ami, je
vous demanderai, à vous qui savez tout, comment ces bélîtres
d’architectes, qui doivent avoir, par état, le compas dans l’oeil,
imaginent de faire des portes par lesquelles ne peuvent passer que
des gens maigres.

-- Ces portes-là, répondit d’Artagnan, sont destinées aux galants;
or, un galant est généralement de taille mince et svelte.

-- Mme du Vallon n’avait pas de galants, interrompit Porthos avec
majesté.

-- Parfaitement juste, mon ami, répondit d’Artagnan: mais les
architectes ont songé au cas où, peut-être, vous vous remarieriez.

-- Ah! c’est possible, dit Porthos. Et, maintenant que
l’explication des portes trop étroites m’est donnée, revenons à
l’engraissement de Mouston. Mais remarquez que les deux choses se
touchent, mon ami. Je me suis toujours aperçu que les idées
s’appareillaient. Ainsi, admirez ce phénomène, d’Artagnan; je vous
parlais de Mouston, qui était gras, et nous en sommes venus à
Mme du Vallon...

-- Qui était maigre.

-- Hum! n’est-ce pas prodigieux, cela?

-- Mon cher, un savant de mes amis, M. Costar, a fait la même
observation que vous, et il appelle cela d’un nom grec que je ne
me rappelle pas.

-- Ah! mon observation n’est donc pas nouvelle? s’écria Porthos
stupéfait. Je croyais l’avoir inventée.

-- Mon ami, c’était un fait connu avant Aristote, c’est-à-dire
voilà deux mille ans, à peu près.

-- Eh bien! il n’en est pas moins juste, dit Porthos, enchanté de
s’être rencontré avec les sages de l’Antiquité.

-- À merveille! Mais si nous revenions à Mouston. Nous l’avons
laissé engraissant à vue d’oeil, ce me semble.

-- Oui, monsieur, dit Mouston.

-- M’y voici, fit Porthos. Mouston engraissa donc si bien, qu’il
combla toutes mes espérances, en atteignant ma mesure, ce dont je
pus me convaincre un jour, en voyant sur le corps de ce coquin-là
une de mes vestes dont il s’était fait un habit: une veste qui
valait cent pistoles, rien que par la broderie!

-- C’était pour l’essayer, monsieur, dit Mouston.

-- À partir de ce moment, reprit Porthos, je décidai donc que
Mouston entrerait en communication avec mes tailleurs d’habits, et
prendrait mesure en mon lieu et place.

-- Puissamment imaginé, Porthos; mais Mouston a un pied et demi
moins que vous.

-- Justement. On prenait la mesure jusqu’à terre, et l’extrémité
de l’habit me venait juste au-dessus du genou.

-- Quelle chance vous avez, Porthos! ces choses-là n’arrivent qu’à
vous!

-- Ah! oui, faites-moi votre compliment, il y a de quoi! Ce fut
justement à cette époque, c’est-à-dire voilà deux ans et demi à
peu près, que je partis pour Belle-Île, en recommandant à Mouston,
pour avoir toujours, et en cas de besoin, un échantillon de toutes
les modes, de se faire faire un habit tous les mois.

-- Et Mouston aurait-il négligé d’obéir à votre recommandation?
Ah! ah! ce serait mal, Mouston!

-- Au contraire, monsieur, au contraire!

-- Non, il n’a pas oublié de se faire faire des habits, mais il a
oublié de me prévenir qu’il engraissait.

-- Dame! ce n’est pas ma faute, monsieur, votre tailleur ne me l’a
pas dit.

-- De sorte, continua Porthos, que le drôle, depuis deux ans, a
gagné dix-huit pouces de circonférence, et que mes douze derniers
habits sont tous trop larges progressivement, d’un pied à un pied
et demi.

-- Mais les autres, ceux qui se rapprochent du temps où votre
taille était la même?

-- Ils ne sont plus de mode, mon cher ami, et, si je les mettais,
j’aurais l’air d’arriver de Siam et d’être hors de cour depuis
deux ans.

-- Je comprends votre embarras. Vous avez combien d’habits neufs?
trente-six? et vous n’en avez pas un! Eh bien! il faut en faire
faire un trente-septième; les trente-six autres seront pour
Mouston.

-- Ah! monsieur! dit Mouston d’un air satisfait, le fait est que
Monsieur a toujours été bien bon pour moi.

-- Parbleu! croyez-vous que cette idée ne me soit pas venue ou que
la dépense m’ait arrêté? Mais il n’y a plus que deux jours d’ici à
la fête de Vaux; j’ai reçu l’invitation hier, j’ai fait venir
Mouston en poste avec ma garde-robe; je me suis aperçu du malheur
qui m’arrivait ce matin seulement, et, d’ici à après-demain, il
n’y a pas un tailleur un peu à la mode qui se charge de me
confectionner un habit.

-- C’est-à-dire un habit couvert d’or, n’est-ce pas?

-- J’en veux partout!

-- Nous arrangerons cela. Vous ne partez que dans trois jours. Les
invitations sont pour mercredi et nous sommes le dimanche matin.

-- C’est vrai; mais Aramis m’a bien recommandé d’être à Vaux vingt
quatre heures d’avance.

-- Comment, Aramis?

-- Oui, c’est Aramis qui m’a apporté l’invitation.

-- Ah! fort bien, je comprends. Vous êtes invité du côté de
M. Fouquet.

-- Non pas! Du côté du roi, cher ami. Il y a sur le billet, en
toutes lettres: «M. le baron du Vallon est prévenu que le roi a
daigné le mettre sur la liste de ses invitations...»

-- Très bien, mais c’est avec M. Fouquet que vous partez.

-- Et quand je pense, s’écria Porthos en défonçant le parquet d’un
coup de pied, quand je pense que je n’aurai pas d’habits! J’en
crève de colère! Je voudrais bien étrangler quelqu’un ou déchirer
quelque chose!

-- N’étranglez personne et ne déchirez rien, Porthos, j’arrangerai
tout cela: mettez un de vos trente-six habits et venez avec moi
chez un tailleur.

-- Bah! mon coureur les a tous vus depuis ce matin.

-- Même M. Percerin?

-- Qu’est-ce que M. Percerin?

-- C’est le tailleur du roi, parbleu!

-- Ah! oui, oui, dit Porthos, qui voulait avoir l’air de connaître
le tailleur du roi et qui entendait prononcer ce nom pour la
première fois; chez M. Percerin, le tailleur du roi, parbleu! J’ai
pensé qu’il serait trop occupé.

-- Sans doute, il le sera trop; mais, soyez tranquille, Porthos;
il fera pour moi ce qu’il ne ferait pas pour un autre. Seulement,
il faudra que vous vous laissiez mesurer, mon ami.

-- Ah! fit Porthos, avec un soupir, c’est fâcheux; mais, enfin,
que voulez vous!

-- Dame! vous ferez comme les autres, mon cher ami; vous ferez
comme le roi.

-- Comment! on mesure aussi le roi? Et il le souffre?

-- Le roi est coquet, mon cher, et vous aussi, vous l’êtes, quoi
que vous en disiez.

Porthos sourit d’un air vainqueur.

-- Allons donc chez le tailleur du roi! dit-il, et puisqu’il
mesure le roi, ma foi! je puis bien, il me semble, me laisser
mesurer par lui.


Chapitre CCIX -- Ce que c'était que messire Jean Percerin


Le tailleur du roi, messire Jean Percerin, occupait une maison
assez grande dans la rue Saint-Honoré, près de la rue de l’Arbre-
Sec. C’était un homme qui avait le goût des belles étoffes, des
belles broderies, des beaux velours, étant de père en fils
tailleur du roi. Cette succession remontait à Charles IX, auquel,
comme on sait, remontaient souvent des fantaisies de _bravoure_
assez difficiles à satisfaire.

Le Percerin de ce temps-là était un huguenot comme Ambroise Paré,
et avait été épargné par la royne de Navarre, la belle Margot,
comme on écrivait et comme on disait alors, et cela attendu qu’il
était le seul qui eût jamais pu lui réussir ces merveilleux habits
de cheval qu’elle aimait à porter, parce qu’ils étaient propres à
dissimuler certains défauts anatomiques que la royne de Navarre
cachait fort soigneusement.

Percerin, sauvé, avait fait, par reconnaissance, de beaux justes
noirs, fort économiques pour la reine Catherine, laquelle finit
par savoir bon gré de sa conservation au huguenot, à qui longtemps
elle avait fait la mine. Mais Percerin était un homme prudent: il
avait entendu dire que rien n’était plus dangereux pour un
huguenot que les sourires de la reine Catherine; et, ayant
remarqué qu’elle lui souriait plus souvent que de coutume, il se
hâta de se faire catholique avec toute sa famille, et, devenu
irréprochable par cette conversion, il parvint à la haute position
de tailleur maître de la couronne de France.

Sous Henri III, roi coquet s’il en fut, cette position acquit la
hauteur d’un des plus sublimes pics des Cordillères. Percerin
avait été un homme habile toute sa vie, et, pour garder cette
réputation au-delà de la tombe, il se garda bien de manquer sa
mort; il trépassa donc fort adroitement et juste à l’heure où son
imagination commençait à baisser.

Il laissait un fils et une fille, l’un et l’autre dignes du nom
qu’ils étaient appelés à porter: le fils, coupeur intrépide et
exact comme une équerre; la fille, brodeuse et dessinateur
d’ornements.

Les noces de Henri IV et de Marie de Médicis, les deuils si beaux
de ladite reine, firent, avec quelques mots échappés à
M. de Bassompierre, le roi des élégants de l’époque, la fortune de
cette seconde génération des Percerin.

M. Concino Concini et sa femme Galigaï, qui brillèrent ensuite à
la Cour de France, voulurent italianiser les habits et firent
venir des tailleurs de Florence; mais Percerin, piqué au jeu dans
son patriotisme et dans son amour-propre, réduisit à néant ces
étrangers par ses dessins de brocatelle en application et ses
plumetis inimitables; si bien que Concino renonça le premier à ses
compatriotes, et tint le tailleur français en telle estime, qu’il
ne voulut plus être habillé que par lui; de sorte qu’il portait un
pourpoint de lui, le jour où Vitry lui cassa la tête, d’un coup de
pistolet, au petit pont du Louvre.

C’est ce pourpoint, sortant des ateliers de maître Percerin, que
les Parisiens eurent le plaisir de déchiqueter en tant de
morceaux, avec la chair humaine qu’il contenait.

Malgré la faveur dont Percerin avait joui près de Concino Concini,
le roi Louis XIII eut la générosité de ne pas garder rancune à son
tailleur, et de le retenir à son service. Au moment où Louis le
Juste donnait ce grand exemple d’équité, Percerin avait élevé deux
fils, dont l’un fit son coup d’essai dans les noces d’Anne
d’Autriche, inventa pour le cardinal de Richelieu ce bel habit
espagnol avec lequel il dansa une sarabande, fit les costumes de
la tragédie de _Mirame_, et cousit au manteau de Buckingham ces
fameuses perles qui étaient destinées à être répandues sur les
parquets du Louvre.

On devient aisément illustre quand on a habillé M. de Buckingham,
M. de Cinq-Mars, Mlle Ninon, M. de Beaufort et Marion Delorme.
Aussi Percerin III avait-il atteint l’apogée de sa gloire lorsque
son père mourut.

Ce même Percerin III, vieux, glorieux et riche, habillait encore
Louis XIV, et, n’ayant plus de fils, ce qui était un grand chagrin
pour lui, attendu qu’avec lui sa dynastie s’éteignait, et, n’ayant
plus de fils, disons-nous, avait formé plusieurs élèves de belle
espérance. Il avait un carrosse, une terre, des laquais, les plus
grands de tout Paris, et, par autorisation spéciale de Louis XIV,
une meute. Il habillait MM. de Lyonne et Letellier avec une sorte
de protection; mais, homme politique, nourri aux secrets d’État,
il n’était jamais parvenu à réussir un habit à M. Colbert. Cela ne
s’explique pas, cela se devine. Les grands esprits, en tout genre,
vivent de perceptions invisibles, insaisissables; ils agissent
sans savoir eux-mêmes pourquoi. Le grand Percerin, car, contre
l’habitude des dynasties, c’était surtout le dernier des Percerin
qui avait mérité le surnom de Grand, le grand Percerin, avons-nous
dit, taillait d’inspiration une jupe pour la reine ou une trousse
pour le roi; il inventait un manteau pour Monsieur, un coin de bas
pour Madame; mais, malgré son génie suprême, il ne pouvait retenir
la mesure de M. Colbert.

-- Cet homme-là, disait-il souvent, est hors de mon talent, et je
ne saurais le voir dans le dessin de mes aiguilles.

Il va sans dire que Percerin était le tailleur de M. Fouquet, et
que M. le surintendant le prisait fort.

M. Percerin avait près de quatre-vingts ans, et cependant il était
vert encore, et si sec en même temps, disaient les courtisans,
qu’il en était cassant. Sa renommée et sa fortune étaient assez
grandes pour que M. le prince, ce roi des petits-maîtres, lui
donnât le bras en causant costumes avec lui, et que les moins
ardents à payer parmi les gens de cour n’osassent jamais laisser
chez lui des comptes trop arriérés; car maître Percerin faisait
une fois des habits à crédit, mais jamais une seconde s’il n’était
pas payé de la première.

On conçoit qu’un pareil tailleur, au lieu de courir après les
pratiques, fût difficile à en recevoir de nouvelles. Aussi
Percerin refusait d’habiller les bourgeois ou les anoblis trop
récents. Le bruit courait même que M. de Mazarin, contre la
fourniture désintéressée d’un grand habit complet de cardinal en
cérémonie, lui avait glissé, un beau jour, des lettres de noblesse
dans sa poche.

Percerin avait de l’esprit et de la malice. On le disait fort
égrillard. À quatre-vingts ans, il prenait encore d’une main ferme
la mesure des corsages de femme.

C’est dans la maison de cet artiste grand seigneur que d’Artagnan
conduisit le désolé Porthos.

Celui-ci, tout en marchant, disait à son ami:

-- Prenez garde, mon cher d’Artagnan, prenez garde de commettre la
dignité d’un homme comme moi avec l’arrogance de ce Percerin, qui
doit être fort incivil; car je vous préviens, cher ami, que s’il
me manquait, je le châtierais.

-- Présenté par moi, répondit d’Artagnan, vous n’avez rien à
craindre, cher ami, fussiez-vous... ce que vous n’êtes pas.

-- Ah! c’est que...

-- Quoi donc? Auriez-vous quelque chose contre Percerin? Voyons,
Porthos.

-- Je crois que, dans le temps...

-- Eh bien! quoi, dans le temps?

-- J’aurais envoyé Mousqueton chez un drôle de ce nom-là.

-- Eh bien! après?

-- Et que ce drôle aurait refusé de m’habiller.

-- Oh! un malentendu, sans doute, qu’il est urgent de redresser;
Mouston aura confondu.

-- Peut-être.

-- Il aura pris un nom pour un autre.

-- C’est possible. Ce coquin de Mouston n’a jamais eu la mémoire
des noms.

-- Je me charge de tout cela.

-- Fort bien.

-- Faites arrêter le carrosse, Porthos; c’est ici.

-- C’est ici?

-- Oui.

-- Comment, ici? Nous sommes aux Halles, et vous m’avez dit que la
maison était au coin de la rue de l’Arbre-Sec.

-- C’est vrai; mais regardez.

-- Eh bien! je regarde, et je vois...

-- Quoi?

-- Que nous sommes aux Halles, pardieu!

-- Vous ne voulez pas, sans doute, que nos chevaux montent sur le
carrosse qui nous précède?

-- Non.

-- Ni que le carrosse qui nous précède monte sur celui qui est
devant.

-- Encore moins.

-- Ni que le deuxième carrosse passe sur le ventre aux trente ou
quarante autres qui sont arrivés avant nous?

-- Ah! par ma foi! vous avez raison.

-- Ah!

-- Que de gens, mon cher, que de gens!

-- Hein?

-- Et que font-ils là, tous ces gens?

-- C’est bien simple: ils attendent leur tour.

-- Bah! les comédiens de l’hôtel de Bourgogne seraient-ils
déménagés?

-- Non, leur tour pour entrer chez M. Percerin.

-- Mais nous allons donc attendre aussi, nous.

-- Nous, nous serons plus ingénieux et moins fiers qu’eux.

-- Qu’allons-nous faire, donc?

-- Nous allons descendre, passer parmi les pages et les laquais,
et nous entrerons chez le tailleur, c’est moi qui vous en réponds,
surtout si vous marchez le premier.

-- Allons, fit Porthos.

Et tous deux, étant descendus, s’acheminèrent à pied vers la
maison.

Ce qui causait cet encombrement, c’est que la porte de M. Percerin
était fermée, et qu’un laquais, debout à cette porte, expliquait
aux illustres pratiques de l’illustre tailleur que, pour le
moment, M. Percerin ne recevait personne. On se répétait au-
dehors, toujours d’après ce qu’avait dit confidentiellement le
grand laquais à un grand seigneur pour lequel il avait des bontés,
on se répétait que M. Percerin s’occupait de cinq habits pour le
roi, et que, vu l’urgence de la situation il méditait dans son
cabinet les ornements, la couleur et la coupe de ces cinq habits.

Plusieurs, satisfaits de cette raison, s’en retournaient heureux
de la dire aux autres, mais plusieurs aussi, plus tenaces,
insistaient pour que la porte leur fût ouverte, et, parmi ces
derniers, trois cordons bleus désignés pour un ballet qui
manquerait infailliblement si les trois cordons bleus n’avaient
pas des habits taillés de la main même du grand Percerin.

D’Artagnan, poussant devant lui Porthos, qui effondra les groupes,
parvint jusqu’aux comptoirs, derrière lesquels les garçons
tailleurs s’escrimaient à répondre de leur mieux.

Nous oublions de dire qu’à la porte on avait voulu consigner
Porthos comme les autres, mais d’Artagnan s’était montré, avait
prononcé ces seules paroles:

-- Ordre du roi!

Et il avait été introduit avec son ami.

Ces pauvres diables avaient fort à faire et faisaient de leur
mieux pour répondre aux exigences des clients en l’absence du
patron, s’interrompant de piquer un point pour tourner une phrase,
et quand l’orgueil blessé ou l’attente déçue les gourmandait trop
vivement, celui qui était attaqué faisait un plongeon et
disparaissait sous le comptoir.

La procession des seigneurs mécontents faisait un tableau plein de
détails curieux.

Notre capitaine des mousquetaires, homme au regard rapide et sûr,
l’embrassa d’un seul coup d’oeil. Mais, après avoir parcouru les
groupes, ce regard s’arrêta sur un homme placé en face de lui. Cet
homme, assis sur un escabeau, dépassait de la tête à peine le
comptoir qui l’abritait. C’était un homme de quarante ans à peu
près, à la physionomie mélancolique, au visage pâle, aux yeux doux
et lumineux. Il regardait d’Artagnan et les autres, une main sous
son menton, en amateur curieux et calme. Seulement, en apercevant
et en reconnaissant, sans doute, notre capitaine, il rabattit son
chapeau sur ses yeux.

Ce fut peut-être ce geste qui attira le regard de d’Artagnan. S’il
en était ainsi, il en était résulté que l’homme au chapeau rabattu
avait atteint un but tout différent de celui qu’il s’était
proposé.

Au reste, le costume de cet homme était assez simple, et ses
cheveux étaient assez uniment coiffés pour que des clients peu
observateurs le prissent pour un simple garçon tailleur accroupi
derrière le chêne, et piquant, avec exactitude, le drap et le
velours.

Toutefois, cet homme avait trop souvent la tête en l’air pour
travailler fructueusement avec ses doigts.

D’Artagnan n’en fut pas dupe, lui, et il vit bien que, si cet
homme travaillait, ce n’était pas, assurément, sur les étoffes.

-- Hé! dit-il en s’adressant à cet homme, vous voilà donc devenu
garçon tailleur, monsieur Molière?

-- Chut! monsieur d’Artagnan, répondit doucement l’homme, chut! au
nom du Ciel! vous m’allez faire reconnaître.

-- Eh bien! où est le mal?

-- Le fait est qu’il n’y a pas de mal, mais...

-- Mais vous voulez dire qu’il n’y a pas de bien non plus, n’est-
ce pas?

-- Hélas! non, car j’étais, je vous l’affirme, occupé à regarder
de bien bonnes figures.

-- Faites, faites, monsieur Molière. Je comprends l’intérêt que la
chose a pour vous, et... je ne vous troublerai point dans vos
études.

-- Merci!

-- Mais à une condition: c’est que vous me direz où est réellement
M. Percerin.

-- Oh! cela, volontiers: dans son cabinet. Seulement...

-- Seulement, on ne peut pas y entrer?

-- Inabordable!

-- Pour tout le monde?

-- Pour tout le monde. Il m’a fait entrer ici, afin que je fusse à
l’aise pour y faire mes observations et puis il s’en est allé.

-- Eh bien! mon cher monsieur Molière, vous l’allez prévenir que
je suis là, n’est-ce pas?

-- Moi? s’écria Molière du ton d’un brave chien à qui l’on retire
l’os qu’il a légitimement gagné; moi, me déranger? Ah! monsieur
d’Artagnan, comme vous me traitez mal!

-- Si vous n’allez pas prévenir tout de suite M. Percerin que je
suis là, mon cher monsieur Molière dit d’Artagnan à voix basse, je
vous préviens d’une chose, c’est que je ne vous ferai pas voir
l’ami que j’amène avec moi.

Molière désigna Porthos d’un geste imperceptible.

-- Celui-ci n’est-ce pas? dit-il.

-- Oui.

Molière attacha sur Porthos un de ces regards qui fouillent les
cerveaux et les coeurs. L’examen lui parut sans doute gros de
promesses, car il se leva aussitôt et passa dans la chambre
voisine.


Chapitre CCX -- Les échantillons


Pendant ce temps, la foule s’écoulait lentement, laissant à chaque
angle de comptoir un murmure ou une menace, comme aux bancs de
sable de l’océan, les flots laissent un peu d’écume ou d’algues
broyées, lorsqu’ils se retirent en descendant les marées.

Au bout de dix minutes, Molière reparut, faisant sous la
tapisserie un signe à d’Artagnan. Celui-ci se précipita,
entraînant Porthos, et, à travers des corridors assez compliqués,
il le conduisit dans le cabinet de Percerin. Le vieillard, les
manches retroussées, fouillait une pièce de brocart à grandes
fleurs d’or, pour y faire naître de beaux reflets. En apercevant
d’Artagnan, il laissa son étoffe et vint à lui, non pas radieux,
non pas courtois, mais, en somme, assez civil.

-- Monsieur le capitaine des gardes, dit-il, vous m’excuserez,
n’est-ce pas, mais j’ai affaire.

-- Eh! oui, pour les habits du roi? Je sais cela, mon cher
monsieur Percerin. Vous en faites trois, m’a-t-on dit?

-- Cinq, mon cher monsieur, cinq!

-- Trois ou cinq, cela ne m’inquiète pas, maître Percerin, et je
sais que vous les ferez les plus beaux du monde.

-- On le sait, oui. Une fois faits, ils seront les plus beaux du
monde, je ne dis pas non, mais pour qu’ils soient les plus beaux
du monde, il faut d’abord qu’ils soient, et pour cela, monsieur le
capitaine, j’ai besoin de temps.

-- Ah bah! deux jours encore, c’est bien plus qu’il ne vous en
faut, monsieur Percerin, dit d’Artagnan avec le plus grand flegme.

Percerin leva la tête en homme peu habitué à être contrarié, même
dans ses caprices, mais d’Artagnan ne fit point attention à l’air
que l’illustre tailleur de brocart commençait à prendre.

-- Mon cher monsieur Percerin, continua-t-il, je vous amène une
pratique.

-- Ah! ah! fit Percerin d’un air rechigné.

-- M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, continua
d’Artagnan.

Percerin essaya un salut qui ne trouva rien de bien sympathique
chez le terrible Porthos, lequel, depuis son entrée dans le
cabinet, regardait le tailleur de travers.

-- Un de mes bons amis, acheva d’Artagnan.

-- Je servirai Monsieur, dit Percerin, mais, plus tard.

-- Plus tard? Et quand cela?

-- Mais, quand j’aurai le temps.

-- Vous avez déjà dit cela à mon valet, interrompit Porthos
mécontent.

-- C’est possible, dit Percerin, je suis presque toujours pressé.

-- Mon ami, dit sentencieusement Porthos, on a toujours le temps
qu’on veut.

Percerin devint cramoisi, ce qui, chez les vieillards blanchis par
l’âge, est un fâcheux diagnostic.

-- Monsieur, dit-il, est, ma foi! bien libre de se servir
ailleurs.

-- Allons, allons, Percerin, glissa d’Artagnan, vous n’êtes pas
aimable aujourd’hui. Eh bien! je vais vous dire un mot qui va vous
faire tomber à nos genoux. Monsieur est non seulement un ami à
moi, mais encore un ami à M. Fouquet.

-- Ah! ah! fit le tailleur, c’est autre chose.

Puis, se retournant vers Porthos:

-- Monsieur le baron est à M. le surintendant? demanda-t-il.

-- Je suis à moi, éclata Porthos, juste au moment où la tapisserie
se soulevait pour donner passage à un nouvel interlocuteur.

Molière observait. D’Artagnan riait. Porthos maugréait.

-- Mon cher Percerin, dit d’Artagnan, vous ferez un habit à M. le
baron, c’est moi qui vous le demande.

-- Pour vous, je ne dis pas, monsieur le capitaine.

-- Mais ce n’est pas le tout: vous lui ferez cet habit tout de
suite.

-- Impossible avant huit jours.

-- Alors, c’est comme si vous refusiez de le lui faire, parce que
l’habit est destiné à paraître aux fêtes de Vaux.

-- Je répète que c’est impossible, reprit l’obstiné vieillard.

-- Non pas, cher monsieur Percerin, surtout si c’est moi qui vous
en prie, dit une douce voix à la porte, voix métallique qui fit
dresser l’oreille à d’Artagnan.

C’était la voix d’Aramis.

-- Monsieur d’Herblay! s’écria le tailleur.

-- Aramis! murmura d’Artagnan.

-- Ah! notre évêque! fit Porthos.

-- Bonjour, d’Artagnan! bonjour, Porthos! bonjour, chers amis! dit
Aramis. Allons, allons, cher monsieur Percerin, faites l’habit de
Monsieur, et je vous réponds qu’en le faisant vous ferez une chose
agréable à M. Fouquet.

Et il accompagna ces paroles d’un signe qui voulait dire:
«Consentez et congédiez.» Il paraît qu’Aramis avait sur maître
Percerin une influence supérieure à celle de d’Artagnan lui-même,
car le tailleur s’inclina en signe d’assentiment, et, se
retournant vers Porthos:

-- Allez vous faire prendre mesure de l’autre côté, dit-il
rudement.

Porthos rougit d’une façon formidable.

D’Artagnan vit venir l’orage, et, interpellant Molière:

-- Mon cher monsieur, lui dit-il à demi-voix, l’homme que vous
voyez se croit déshonoré quand on toise la chair et les os que
Dieu lui a départis; étudiez-moi ce type, maître Aristophane, et
profitez.

Molière n’avait pas besoin d’être encouragé; il couvait des yeux
le baron Porthos.

-- Monsieur, lui dit-il, s’il vous plaît de venir avec moi, je
vous ferai prendre mesure d’un habit, sans que le mesureur vous
touche.

-- Oh! fit Porthos, comment dites-vous cela, mon ami?

-- Je dis qu’on n’appliquera ni l’aune ni le pied sur vos
coutures. C’est un procédé nouveau, que nous avons imaginé, pour
prendre la mesure des gens de qualité dont la susceptibilité
répugne à se laisser toucher par des manants. Nous avons des gens
susceptibles qui ne peuvent souffrir d’être mesurés, cérémonie
qui, à mon avis, blesse la majesté naturelle de l’homme, et si,
par hasard, monsieur, vous étiez de ces gens-là...

-- Corboeuf! je crois bien que j’en suis.

-- Eh bien! cela tombe à merveille, monsieur le baron, et vous
aurez l’étrenne de notre invention.

-- Mais comment diable s’y prend-on? dit Porthos ravi.

-- Monsieur, dit Molière en s’inclinant, si vous voulez bien me
suivre, vous le verrez.

Aramis regardait cette scène de tous ses yeux. Peut-être croyait-
il reconnaître, à l’animation de d’Artagnan, que celui-ci
partirait avec Porthos, pour ne pas perdre la fin d’une scène si
bien commencée. Mais, si perspicace que fût Aramis, il se
trompait. Porthos et Molière partirent seuls. D’Artagnan demeura
avec Percerin. Pourquoi? Par curiosité, voilà tout; probablement,
dans l’intention de jouir quelques instants de plus de la présence
de son bon ami Aramis. Molière et Porthos disparus, d’Artagnan se
rapprocha de l’évêque de Vannes; ce qui parut contrarier celui-ci
tout particulièrement.

-- Un habit aussi pour vous, n’est-ce pas, cher ami?

Aramis sourit.

-- Non, dit-il.

-- Vous allez à Vaux, cependant?

-- J’y vais, mais sans habit neuf. Vous oubliez, cher d’Artagnan,
qu’un pauvre évêque de Vannes n’est pas assez riche pour se faire
faire des habits à toutes les fêtes.

-- Bah! dit le mousquetaire en riant, et les poèmes, n’en faisons-
nous plus?

-- Oh! d’Artagnan, fit Aramis, il y a longtemps que je ne pense
plus à toutes ces futilités.

-- Bien! répéta d’Artagnan mal convaincu.

Quant à Percerin, il s’était replongé dans sa contemplation de
brocarts.

-- Ne remarquez-vous pas, dit Aramis en souriant, que nous gênons
beaucoup ce brave homme mon cher d’Artagnan?

-- Ah! ah! murmura à demi-voix le mousquetaire, c’est-à-dire que
je te gêne, cher ami.

Puis tout haut:

-- Eh bien, partons; moi, je n’ai plus affaire ici, et, si vous
êtes aussi libre que moi, cher Aramis...

-- Non; moi, je voulais...

-- Ah! vous aviez quelque chose à dire en particulier à Percerin?
Que ne me préveniez-vous de cela tout de suite!

-- De particulier, répéta Aramis, oui, certes, mais pas pour vous,
d’Artagnan. Jamais, je vous prie de le croire, je n’aurai rien
d’assez particulier pour qu’un ami tel que vous ne puisse
l’entendre.

-- Oh! non, non, je me retire, insista d’Artagnan, mais en donnant
à sa voix un accent sensible de curiosité; car la gêne d’Aramis,
si bien dissimulée qu’elle fût, ne lui avait point échappé, et il
savait que, dans cette âme impénétrable, tout, même les choses les
plus futiles en apparence, marchaient d’ordinaire vers un but, but
inconnu mais que, d’après la connaissance qu’il avait du caractère
de son ami, le mousquetaire comprenait devoir être important.

Aramis, de son côté, vit que d’Artagnan n’était pas sans soupçon,
et il insista:

-- Restez, de grâce, dit-il, voici ce que c’est.

Puis, se retournant vers le tailleur:

-- Mon cher Percerin... dit-il. Je suis même très heureux que vous
soyez là, d’Artagnan.

-- Ah! vraiment? fit pour la troisième fois le Gascon encore moins
dupe cette fois que les autres.

Percerin ne bougeait pas. Aramis le réveilla violemment en lui
tirant des mains l’étoffe, objet de sa méditation.

-- Mon cher Percerin, lui dit-il, j’ai ici près M. Le Brun, un des
peintres de M. Fouquet.

-- Ah! très bien, pensa d’Artagnan; mais pourquoi Le Brun?

Aramis regardait d’Artagnan, qui avait l’air de regarder des
gravures de Marc-Antoine.

-- Et vous voulez lui faire faire un habit pareil à ceux des
épicuriens? répondit Percerin.

Et, tout en disant cela d’une façon distraite, le digne tailleur
cherchait à rattraper sa pièce de brocart.

-- Un habit d’épicurien? demanda d’Artagnan d’un ton questionneur.

-- Enfin, dit Aramis avec son plus charmant sourire, il est écrit
que ce cher d’Artagnan saura tous nos secrets ce soir; oui, mon
ami, oui. Vous avez bien entendu parler des épicuriens de
M. Fouquet, n’est-ce pas?

-- Sans doute. N’est-ce pas une espèce de société de poètes dont
sont La Fontaine, Loret Pélisson, Molière, que sais-je? et qui
tient son académie à Saint-Mandé?

-- C’est cela justement. Eh bien, nous donnons un uniforme à nos
poètes, et nous les enrégimentons au service du roi.

-- Oh! très bien, je devine: une surprise que M. Fouquet fait au
roi. Oh! soyez tranquille, si c’est là le secret de M. Le Brun, je
ne le dirai pas.

-- Toujours charmant, mon ami. Non, M. Le Brun n’a rien à faire de
ce côté; le secret qui le concerne est bien plus important que
l’autre encore!

-- Alors, s’il est si important que cela, j’aime mieux ne pas le
savoir, dit d’Artagnan en dessinant une fausse sortie.

-- Entrez, monsieur Le Brun, entrez, dit Aramis en ouvrant de la
main droite une porte latérale, et en retenant de la gauche
d’Artagnan.

-- Ma foi! je ne comprends plus, dit Percerin.

Aramis prit un temps, comme on dit en matière de théâtre.

-- Mon cher monsieur Percerin, dit-il, vous faites cinq habits
pour le roi, n’est-ce pas? Un en brocart, un en drap de chasse, un
en velours, un en satin, et un en étoffe de Florence?

-- Oui. Mais comment savez-vous tout cela, Monseigneur? demanda
Percerin stupéfait.

-- C’est tout simple, mon cher monsieur; il y aura chasse, festin,
concert, promenade et réception; ces cinq étoffes sont
d’étiquette.

-- Vous savez tout, Monseigneur!

-- Et bien d’autres choses encore, allez, murmura d’Artagnan.

-- Mais, s’écria le tailleur avec triomphe, ce que vous ne savez
pas, Monseigneur, tout prince de l’Église que vous êtes, ce que
personne ne saura, ce que le roi seul, mademoiselle de La Vallière
et moi savons, c’est la couleur des étoffes et le genre des
ornements, c’est la coupe, c’est l’ensemble, c’est la tournure de
tout cela!

-- Eh bien, dit Aramis, voilà justement ce que je viens vous
demander de me faire connaître, mon cher monsieur Percerin.

-- Ah bas! s’écria le tailleur épouvanté, quoique Aramis eût
prononcé les paroles que nous rapportons de sa voix la plus douce
et la plus mielleuse.

La prétention parut, en y réfléchissant, si exagérée, si ridicule,
si énorme à M. Percerin, qu’il rit d’abord tout bas, puis tout
haut, et qu’il finit par éclater. D’Artagnan l’imita, non qu’il
trouvât la chose aussi profondément risible, mais pour ne pas
laisser refroidir Aramis. Celui-ci les laissa faire tous deux;
puis, lorsqu’ils furent calmés:

-- Au premier abord, dit-il, j’ai l’air de hasarder une absurdité,
n’est-ce pas? Mais d’Artagnan, qui est la sagesse incarnée, va
vous dire que je ne saurais faire autrement que de vous demander
cela.

-- Voyons, fit le mousquetaire attentif, et sentant avec son flair
merveilleux qu’on n’avait fait qu’escarmoucher jusque-là et que le
moment de la bataille approchait.

-- Voyons, dit Percerin avec incrédulité.

-- Pourquoi, continua Aramis, M. Fouquet donne-t-il une fête au
roi? N’est-ce pas pour lui plaire?

-- Assurément, fit Percerin.

D’Artagnan approuva d’un signe de tête.

-- Par quelque galanterie? Par quelque bonne imagination? Par une
suite de surprises pareilles à celle dont nous parlions tout à
l’heure à propos de l’enrégimentation de nos épicuriens?

-- À merveille!

-- Eh bien, voici la surprise, mon bon ami. M. Le Brun, que voici,
est un homme qui dessine très exactement.

-- Oui, dit Percerin, j’ai vu des tableaux de monsieur, et j’ai
remarqué que les habits étaient fort soignés. Voilà pourquoi j’ai
accepté tout de suite de lui faire un vêtement, soit conforme à
ceux de MM. les épicuriens, soit particulier.

-- Cher monsieur, nous acceptons votre parole; plus tard, nous y
aurons recours, mais pour le moment, M. Le Brun a besoin, non des
habits que vous ferez pour lui, mais de ceux que vous faites pour
le roi.

Percerin exécuta un bond en arrière que d’Artagnan, l’homme calme
et l’appréciateur par excellence, ne trouva pas trop exagéré, tant
la proposition que venait de risquer Aramis renfermait de faces
étranges et horripilantes.

-- Les habits du roi! Donner à qui que ce soit au monde les habits
du roi?... Oh! pour le coup, monsieur l’évêque, Votre Grandeur est
folle! s’écria le pauvre tailleur poussé à bout.

-- Aidez-moi donc, d’Artagnan, dit Aramis de plus en plus souriant
et calme, aidez-moi donc à persuader monsieur; car vous comprenez,
vous, n’est-ce pas?

-- Eh! eh! pas trop, je l’avoue.

-- Comment! mon ami, vous ne comprenez pas que M. Fouquet veut
faire au roi la surprise de trouver son portrait en arrivant à
Vaux? que le portrait, dont la ressemblance sera frappante, devra
être vêtu juste comme sera vêtu le roi le jour où le portrait
paraîtra?

-- Ah! oui, oui, s’écria le mousquetaire presque persuadé, tant la
raison était plausible; oui, mon cher Aramis, vous avez raison;
oui, l’idée est heureuse. Gageons qu’elle est de vous, Aramis?

-- Je ne sais, répondit négligemment l’évêque; de moi ou de
M. Fouquet...

Puis, interrogeant la figure de Percerin après avoir remarqué
l’indécision de d’Artagnan:

-- Eh bien, monsieur Percerin, demanda-t-il, qu’en dites-vous?
Voyons.

-- Je dis que...

-- Que vous êtes libre de refuser, sans doute, je le sais bien, et
je ne compte nullement vous forcer, mon cher monsieur; je dirai
plus, je comprends même toute la délicatesse que vous mettez à
n’aller pas au-devant de l’idée de M. Fouquet: vous redoutez de
paraître aduler le roi. Noblesse de coeur, monsieur Percerin!
noblesse de coeur!

Le tailleur balbutia.

-- Ce serait, en effet, une bien belle flatterie à faire au jeune
prince, continua Aramis. «Mais, m’a dit M. le surintendant, si
Percerin refuse, dites-lui que cela ne lui fait aucun tort dans
mon esprit, et que je l’estime toujours. Seulement...»

-- Seulement?... répéta Percerin avec inquiétude.

-- «Seulement, continua Aramis, je serai forcé de dire au roi mon
cher monsieur Percerin, vous comprenez, c’est M. Fouquet qui
parle; seulement, je serai forcé de dire au roi: «Sire, j’avais
l’intention d’offrir à Votre Majesté son image; mais, dans un
sentiment de délicatesse, exagérée peut-être, quoique respectable,
M. Percerin s’y est opposé.»

-- Opposé! s’écria le tailleur épouvanté de la responsabilité qui
allait peser sur lui; moi, m’opposer à ce que désire, à ce que
veut M. Fouquet quand il s’agit de faire plaisir au roi? oh! le
vilain mot que vous avez dit là, monsieur l’évêque! M’opposer! Oh!
ce n’est pas moi qui l’ai prononcé Dieu merci! J’en prends à
témoin M. le capitaine des mousquetaires. N’est ce pas, monsieur
d’Artagnan, que je ne m’oppose à rien?

D’Artagnan fit un signe d’abnégation indiquant qu’il désirait
demeurer neutre; il sentait qu’il y avait là-dessous une intrigue,
comédie ou tragédie; il se donnait au diable de ne pas la deviner,
mais en attendant, il désirait s’abstenir.

Mais déjà Percerin, poursuivi de l’idée qu’on pouvait dire au roi
qu’il s’était opposé à ce qu’on lui fît une surprise, avait
approché un siège à Le Brun et s’occupait de tirer d’une armoire
quatre habits resplendissants, le cinquième étant encore aux mains
des ouvriers, et plaçait successivement lesdits chefs-d’oeuvre sur
autant de mannequins de Bergame, qui, venus en France du temps de
Concini avaient été donnés à Percerin II par le maréchal d’Ancre,
après la déconfiture des tailleurs italiens ruinés dans leur
concurrence.

Le peintre se mit à dessiner, puis à peindre les habits.

Mais Aramis, qui suivait des yeux toutes les phases de son travail
et qui le veillait de près l’arrêta tout à coup.

-- Je crois que vous n’êtes pas dans le ton, mon cher monsieur Le
Brun, lui dit-il; vos couleurs vous tromperont, et sur la toile se
perdra cette parfaite ressemblance qui nous est absolument
nécessaire; il faudrait plus de temps pour observer attentivement
les nuances.

-- C’est vrai, dit Percerin; mais le temps nous fait faute, et à
cela, vous en conviendrez, monsieur l’évêque, je ne puis rien.

-- Alors la chose manquera, dit Aramis tranquillement, et cela
faute de vérité dans les couleurs.

Cependant Le Brun copiait étoffes et ornements avec la plus grande
fidélité, ce que regardait Aramis avec une impatience mal
dissimulée.

-- Voyons, voyons, quel diable d’imbroglio joue-t-on ici? continua
de se demander le mousquetaire.

-- Décidément, cela n’ira point, dit Aramis; monsieur Le Brun,
fermez vos boites et roulez vos toiles.

-- Mais c’est qu’aussi, monsieur, s’écria le peintre dépité, le
jour est détestable ici.

-- Une idée, monsieur Le Brun, une idée! Si on avait un
échantillon des étoffes, par exemple, et qu’avec le temps et dans
un meilleur jour...

-- Oh! alors, s’écria Le Brun, je répondrais de tout.

-- Bon! dit d’Artagnan, ce doit être là le noeud de l’action; on a
besoin d’un échantillon de chaque étoffe. Mordious! Le donnera-t-
il, ce Percerin?

Percerin, battu dans ses derniers retranchements, dupe,
d’ailleurs, de la feinte bonhomie d’Aramis, coupa cinq
échantillons qu’il remit à l’évêque de Vannes.

-- J’aime mieux cela. N’est-ce pas, dit Aramis à d’Artagnan, c’est
votre avis, hein?

-- Mon avis, mon cher Aramis, dit d’Artagnan c’est que vous êtes
toujours le même.

-- Et, par conséquent, toujours votre ami, dit l’évêque avec un
son de voix charmant.

-- Oui, oui, dit tout haut d’Artagnan. Puis tout bas: Si je suis
ta dupe, double jésuite, je ne veux pas être ton complice, au
moins, et, pour ne pas être ton complice, il est temps que je
sorte d’ici. Adieu, Aramis, ajouta-t-il tout haut; adieu, je vais
rejoindre Porthos.

-- Alors attendez-moi, fit Aramis en empochant les échantillons,
car j’ai fini, et je ne serai pas fâché de dire un dernier mot à
notre ami.

Le Brun plia bagage, Percerin rentra ses habits dans l’armoire,
Aramis pressa sa poche de la main pour s’assurer que les
échantillons y étaient bien renfermés, et tous sortirent du
cabinet.


Chapitre CCXI -- Où Molière prit peut-être sa première idée du
Bourgeois gentilhomme


D’Artagnan retrouva Porthos dans la salle voisine; non plus
Porthos irrité, non plus Porthos désappointé, mais Porthos
épanoui, radieux, charmant, et causant avec Molière, qui le
regardait avec une sorte d’idolâtrie et comme un homme qui, non
seulement n’a jamais rien vu de mieux, mais qui encore n’a jamais
rien vu de pareil.

Aramis alla droit à Porthos, lui présenta sa main fine et blanche,
qui alla s’engloutir dans la main gigantesque de son vieil ami,
opération qu’Aramis ne risquait jamais sans une espèce
d’inquiétude. Mais, la pression amicale s’étant accomplie sans
trop de souffrance, l’évêque de Vannes se retourna du côté de
Molière.

-- Eh bien, monsieur, lui dit-il, viendrez-vous avec moi à Saint-
Mandé?

-- J’irai partout où vous voudrez, Monseigneur, répondit Molière.

-- À Saint-Mandé! s’écria Porthos, surpris de voir ainsi le fier
évêque de Vannes en familiarité avec un garçon tailleur. Quoi!
Aramis, vous emmenez monsieur à Saint-Mandé?

-- Oui, dit Aramis en souriant, le temps presse.

-- Et puis mon cher Porthos, continua d’Artagnan, M. Molière n’est
pas tout à fait ce qu’il paraît être.

-- Comment? demanda Porthos.

-- Oui, monsieur est un des premiers commis de maître Percerin, il
est attendu à Saint-Mandé pour essayer aux épicuriens les habits
de fête qui ont été commandés par M. Fouquet.

-- C’est justement cela, dit Molière. Oui, monsieur.

-- Venez donc, mon cher monsieur Molière, dit Aramis, si toutefois
vous avez fini avec M. du Vallon.

-- Nous avons fini, répliqua Porthos.

-- Et vous êtes satisfait? demanda d’Artagnan.

-- Complètement satisfait, répondit Porthos.

Molière prit congé de Porthos avec force saluts et serra la main
que lui tendit furtivement le capitaine des mousquetaires.

-- Monsieur, acheva Porthos en minaudant, monsieur, soyez exact,
surtout.

-- Vous aurez votre habit dès demain, monsieur le baron, répondit
Molière.

Et il partit avec Aramis.

Alors d’Artagnan, prenant le bras de Porthos:

-- Que vous a donc fait ce tailleur, mon cher Porthos, demanda-t-
il, pour que vous soyez si content de lui?

-- Ce qu’il m’a fait, mon ami! Ce qu’il m’a fait! s’écria Porthos
avec enthousiasme.

-- Oui, je vous demande ce qu’il vous a fait.

-- Mon ami, il a su faire ce qu’aucun tailleur n’avait jamais
fait: il m’a pris mesure sans me toucher.

-- Ah bah! Contez-moi cela, mon ami.

-- D’abord, mon ami, on a été chercher je ne sais où une suite de
mannequins de toutes les tailles espérant qu’il s’en trouverait un
de la mienne, mais le plus grand, qui était celui du tambour-major
des Suisses, était de deux pouces trop court et d’un demi-pied
trop maigre.

-- Ah! vraiment?

-- C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire mon cher d’Artagnan.
Mais c’est un grand homme ou tout au moins un grand tailleur que
ce M. Molière; il n’a pas été le moins du monde embarrassé pour
cela.

-- Et qu’a-t-il fait?

-- Oh! une chose bien simple. C’est inouï, par ma foi! Comment! on
est assez grossier pour n’avoir pas trouvé tout de suite ce moyen?
Que de peines et d’humiliations on m’eût épargnées!

-- Sans compter les habits, mon cher Porthos.

-- Oui, trente habits.

-- Eh bien, mon cher Porthos, voyons, dites-moi la méthode de
M. Molière.

-- Molière? vous l’appelez ainsi, n’est-ce pas? Je tiens à me
rappeler son nom.

-- Oui, ou Poquelin, si vous l’aimez mieux.

-- Non, j’aime mieux Molière. Quand je voudrai me rappeler son
nom, je penserai à volière, et, comme j’en ai une à Pierrefonds...

-- À merveille, mon ami. Et sa méthode, à ce M. Molière?

-- La voici. Au lieu de me démembrer comme font tous ces bélîtres,
de me faire courber les reins, de me faire plier les
articulations, toutes pratiques déshonorantes et basses...

D’Artagnan fit un signe approbatif de la tête.

-- «Monsieur, m’a-t-il dit, un galant homme doit se mesurer lui-
même. Faites-moi le plaisir de vous approcher de ce miroir.» Alors
je me suis approché du miroir. Je dois avouer que je ne comprenais
pas parfaitement ce que ce brave M. Volière voulait de moi.

-- Molière.

-- Ah! oui, Molière, Molière. Et, comme la peur d’être mesuré me
tenait toujours: «Prenez garde, lui ai-je dit, à ce que vous
m’allez faire; je suis fort chatouilleux, je vous en préviens.»
Mais lui, de sa voix douce car c’est un garçon courtois, mon ami,
il faut en convenir, mais lui, de sa voix douce: «Monsieur, dit-
il, pour que l’habit aille bien, il faut qu’il soit fait à votre
image. Votre image est exactement réfléchie par le miroir. Nous
allons prendre mesure sur votre image.»

-- En effet, dit d’Artagnan, vous vous voyiez au miroir; mais
comment a-t on trouvé un miroir où vous pussiez vous voir tout
entier?

-- Mon cher, c’est le propre miroir où le roi se regarde.

-- Oui; mais le roi a un pied et demi de moins que vous.

-- Eh bien, je ne sais pas comment cela se fait c’était sans doute
une manière de flatter le roi, mais le miroir était trop grand
pour moi. Il est vrai que sa hauteur était faite de trois glaces
de Venise superposées et sa largeur des mêmes glaces juxtaposées.

-- Oh! mon ami, les admirables mots que vous possédez là! Où
diable en avez-vous fait collection?

-- À Belle-Île. Aramis les expliquait à l’architecte.

-- Ah! très bien! Revenons à la glace, cher ami.

-- Alors, ce brave M. Volière...

-- Molière.

-- Oui, Molière, c’est juste. Vous allez voir, mon cher ami, que
voilà maintenant que je vais trop me souvenir de son nom. Ce brave
M. Molière se mit donc à tracer avec un peu de blanc d’Espagne des
lignes sur le miroir, le tout en suivant le dessin de mes bras et
de mes épaules, et cela tout en professant cette maxime que je
trouvai admirable: «Il faut qu’un habit ne gêne pas celui qui le
porte.»

-- En effet, dit d’Artagnan, voilà une belle maxime, qui n’est pas
toujours mise en pratique.

-- C’est pour cela que je la trouvai d’autant plus étonnante,
surtout lorsqu’il la développa.

-- Ah! Il développa cette maxime?

-- Parbleu!

-- Voyons le développement.

«-- Attendu, continua-t-il, que l’on peut, dans une circonstance
difficile, ou dans une situation gênante, avoir son habit sur
l’épaule, et désirer ne pas ôter son habit...»

-- C’est vrai, dit d’Artagnan.

«-- Ainsi», continua M. Volière...

-- Molière!

-- Molière, oui. «Ainsi continua M. Molière, vous avez besoin de
tirer l’épée, monsieur, et vous avez votre habit sur le dos.
Comment faites-vous?

«-- Je l’ôte, répondis-je.

«-- Eh bien, non, répondit-il à son tour.

«-- Comment! non?

«-- Je dis qu’il faut que l’habit soit si bien fait, qu’il ne vous
gêne aucunement, même pour tirer l’épée.

«-- Ah! ah!

«-- Mettez-vous en garde», poursuivit-il. J’y tombai avec un si
merveilleux aplomb, que deux carreaux de la fenêtre en sautèrent.
«Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il, restez comme cela.» Je
levai le bras gauche en l’air, l’avant-bras plié gracieusement, la
manchette rabattue et le poignet circonflexe, tandis que le bras
droit à demi étendu garantissait la ceinture avec le coude, et la
poitrine avec le poignet.

-- Oui, dit d’Artagnan, la vraie garde, la garde académique.

-- Vous avez dit le mot, cher ami. Pendant ce temps, Volière...

-- Molière!

-- Tenez, décidément, mon cher ami, j’aime mieux l’appeler...
Comment avez-vous dit son autre nom?

-- Poquelin.

-- J’aime mieux l’appeler Poquelin.

-- Et comment vous souviendrez-vous mieux de ce nom que de
l’autre?

-- Vous comprenez... Il s’appelle Poquelin, n’est-ce pas?

-- Oui.

-- Je me rappellerai madame Coquenard.

-- Bon.

-- Je changerai _Coque_ en _Poque_, _nard_ en _lin_, et au lieu de
Coquenard, j’aurai Poquelin.

-- C’est merveilleux! s’écria d’Artagnan abasourdi... Allez, mon
ami, je vous écoute avec admiration.

-- Ce Coquelin esquissa donc mon bras sur le miroir.

-- Poquelin. Pardon.

-- Comment ai-je donc dit?

-- Vous avez dit Coquelin.

-- Ah! c’est juste. Ce Poquelin esquissa donc mon bras sur le
miroir; mais il y mit le temps; il me regardait beaucoup; le fait
est que j’étais très beau. «Cela vous fatigue? demanda-t-il. -- Un
peu, répondis-je en pliant sur les jarrets; cependant le peux
tenir encore une heure. -- Non, non, je ne le souffrirai pas! Nous
avons ici des garçons complaisants qui se feront un devoir de vous
soutenir les bras, comme autrefois on soutenait ceux des prophètes
quand ils invoquaient le Seigneur. -- Très bien! répondis-je. --
Cela ne vous humiliera pas? -- Mon ami, lui dis-je, il y a, je le
crois, une grande différence entre être soutenu et être mesuré.»

-- La distinction est pleine de sens, interrompit d’Artagnan.

-- Alors, continua Porthos, il fit un signe; deux garçons
s’approchèrent; l’un me soutint le bras gauche, tandis que
l’autre, avec infiniment d’adresse, me soutenait le bras droit.

«-- Un troisième garçon! dit-il.

«Un troisième garçon s’approcha.

«-- Soutenez les reins de monsieur, dit-il.

«Le garçon me soutint les reins.»

-- De sorte que vous posiez? demanda d’Artagnan.

-- Absolument, et Poquenard me dessinait sur la glace.

-- Poquelin, mon ami.

-- Poquelin, vous avez raison. Tenez, décidément, j’aime encore
mieux l’appeler Volière.

-- Oui, et que ce soit fini, n’est-ce pas?

-- Pendant ce temps-là, Volière me dessinait sur la glace.

-- C’était galant.

-- J’aime fort cette méthode: elle est respectueuse et met chacun
à sa place.

-- Et cela se termina?...

-- Sans que personne m’eût touché, mon ami.

-- Excepté les trois garçons qui vous soutenaient?

-- Sans doute; mais je vous ai déjà exposé, je crois, la
différence qu’il y a entre soutenir et mesurer.

-- C’est vrai, répondit d’Artagnan, qui se dit ensuite à lui-même:
Ma foi! ou je me trompe fort, ou j’ai valu là une bonne aubaine à
ce coquin de Molière, et nous en verrons bien certainement la
scène tirée au naturel dans quelque comédie.

Porthos souriait.

-- Quelle chose vous fait rire? lui demanda d’Artagnan.

-- Faut-il vous l’avouer? Eh bien, je ris de ce que j’ai tant de
bonheur.

-- Oh! cela, c’est vrai; je ne connais pas d’homme plus heureux
que vous. Mais quel est le nouveau bonheur qui vous arrive?

-- Eh bien, mon cher, félicitez-moi.

-- Je ne demande pas mieux.

-- Il paraît que je suis le premier à qui l’on ait pris mesure de
cette façon-là.

-- Vous en êtes sûr?

-- À peu près. Certains signes d’intelligence échangés entre
Volière et les autres garçons me l’ont bien indiqué.

-- Eh bien, mon cher ami, cela ne me surprend pas de la part de
Molière.

-- Volière, mon ami!

-- Oh! non, non, par exemple! je veux bien vous laisser dire
Volière à vous; mais je continuerai, moi, à dire Molière. Eh bien,
cela, disais-je donc, ne m’étonne point de la part de Molière qui
est un garçon ingénieux, et à qui vous avez inspiré cette belle
idée.

-- Elle lui servira plus tard, j’en suis sûr.

-- Comment donc, si elle lui servira! Je le crois bien, qu’elle
lui servira, et même beaucoup! Car, voyez-vous, mon ami, Molière
est, de tous nos tailleurs connus, celui qui habille le mieux nos
barons, nos comtes et nos marquis... à leur mesure.

Sur ce mot, dont nous ne discuterons ni l’à-propos ni la
profondeur, d’Artagnan et Porthos sortirent de chez maître
Percerin et rejoignirent leur carrosse. Nous les y laisserons,
s’il plaît au lecteur, pour revenir auprès de Molière et d’Aramis
à Saint-Mandé.


Chapitre CCXII -- La ruche, les abeilles et le miel


L’évêque de Vannes, fort marri d’avoir rencontré d’Artagnan chez
maître Percerin, revint d’assez mauvaise humeur à Saint-Mandé.

Molière, au contraire, tout enchanté d’avoir trouvé un si bon
croquis à faire, et de savoir où retrouver l’original, quand du
croquis il voudrait faire un tableau, Molière y rentra de la plus
joyeuse humeur.

Tout le premier étage, du côté gauche, était occupé par les
épicuriens les plus célèbres dans Paris et les plus familiers dans
la maison, employés chacun dans son compartiment, comme des
abeilles dans leurs alvéoles, à produire un miel destiné au gâteau
royal que M. Fouquet comptait servir à Sa Majesté Louis XIV
pendant la fête de Vaux.

Pélisson, la tête dans sa main, creusait les fondations du
prologue des _Fâcheux_, comédie en trois actes, que devait faire
représenter Poquelin de Molière, comme disait d’Artagnan, et
Coquelin de Volière, comme disait Porthos.

Loret, dans toute la naïveté de son état de gazetier, les
gazetiers de tout temps ont été naïfs, Loret composait le récit
des fêtes de Vaux avant que ces fêtes eussent eu lieu.

La Fontaine vaguait au milieu des uns et des autres, ombre égarée,
distraite, gênante, insupportable, qui bourdonnait et susurrait à
l’épaule de chacun mille inepties poétiques. Il gêna tant de fois
Pélisson, que celui-ci, relevant la tête avec humeur.

-- Au moins, La Fontaine, dit-il, cueillez-moi une rime, puisque
vous dites que vous vous promenez dans les jardins du Parnasse.

-- Quelle rime voulez-vous? demanda le fablier, comme l’appelait
madame de Sévigné.

-- Je veux une rime à _lumière_.

-- _Ornière_, répondit La Fontaine.

-- Eh! mon cher ami, impossible de parler d’ornières quand on
vante les délices de Vaux dit Loret.

-- D’ailleurs, cela ne rime pas, répondit Pélisson.

-- Comment! cela ne rime pas? s’écria La Fontaine surpris.

-- Oui, vous avez une détestable habitude mon cher; habitude qui
vous empêchera toujours d’être un poète de premier ordre. Vous
rimez lâchement!

-- Oh! oh! vous trouvez, Pélisson?

-- Eh! oui, mon cher, je trouve. Rappelez-vous qu’une rime n’est
jamais bonne tant qu’il s’en peut trouver une meilleure.

-- Alors, je n’écrirai plus jamais qu’en prose, dit La Fontaine,
qui avait pris au sérieux le reproche de Pélisson. Ah! je m’en
étais souvent douté, que je n’étais qu’un maraud de poète! oui,
c’est la vérité pure.

-- Ne dites pas cela, mon cher; vous devenez trop exclusif, et
vous avez du bon dans vos fables.

-- Et pour commencer, continua La Fontaine poursuivant son idée,
je vais brûler une centaine de vers que je venais de faire.

-- Où sont-ils, vos vers?

-- Dans ma tête.

-- Eh bien, s’ils sont dans votre tête, vous ne pouvez pas les
brûler?

-- C’est vrai, dit La Fontaine. Si je ne les brûle pas,
cependant...

-- Eh bien, qu’arrivera-t-il si vous ne les brûlez pas?

-- Il arrivera qu’ils me resteront dans l’esprit, et que je ne les
oublierai jamais.

-- Diable! fit Loret, voilà qui est dangereux; on en devient fou!

-- Diable, diable, diable! comment faire? répéta La Fontaine.

-- J’ai trouvé un moyen, moi, dit Molière, qui venait d’entrer sur
les derniers mots.

-- Lequel?

-- Écrivez-les d’abord, et brûlez-les ensuite.

-- Comme c’est simple! Eh bien, je n’eusse jamais inventé cela.
Qu’il a d’esprit, ce diable de Molière! dit La Fontaine.

Puis, se frappant le front:

-- Ah! tu ne seras jamais qu’un âne, Jean de La Fontaine, ajouta-
t-il.

-- Que dites-vous là, mon ami? interrompit Molière en s’approchant
du poète, dont il avait entendu l’aparté.

-- Je dis que je ne serai jamais qu’un âne, mon cher confrère,
répondit La Fontaine avec un gros soupir et les yeux tout bouffis
de tristesse. Oui, mon ami, continua-t-il avec une tristesse
croissante, il paraît que je rime lâchement.

-- C’est un tort.

-- Vous voyez bien! Je suis un faquin!

-- Qui a dit cela?

-- Parbleu! c’est Pélisson. N’est-ce pas, Pélisson?

Pélisson, replongé dans sa composition, se garda bien de répondre.

-- Mais, si Pélisson a dit que vous étiez un faquin s’écria
Molière, Pélisson vous a gravement offensé.

-- Vous croyez?...

-- Ah! mon cher, je vous conseille, puisque vous êtes gentilhomme,
de ne pas laisser impunie une pareille injure.

-- Heu! fit La Fontaine.

-- Vous êtes-vous jamais battu?

-- Une fois, mon ami, avec un lieutenant de chevau-légers.

-- Que vous avait-il fait?

-- Il paraît qu’il avait séduit ma femme.

-- Ah! ah! dit Molière pâlissant légèrement.

Mais comme, à l’aveu formulé par La Fontaine, les autres s’étaient
retournés, Molière garda sur ses lèvres le sourire railleur qui
avait failli s’en effacer, et, continuant de faire parler La
Fontaine:

-- Et qu’est-il résulté de ce duel?

-- Il est résulté que, sur le terrain, mon adversaire me désarma,
puis me fit des excuses, me promettant de ne plus remettre les
pieds à la maison.

-- Et vous vous tîntes pour satisfait? demanda Molière.

-- Non pas, au contraire! Je ramassai mon épée: «Pardon, monsieur,
lui dis-je, je ne me suis pas battu avec vous parce que vous étiez
l’amant de ma femme, mais parce qu’on m’a dit que je devais me
battre. Or, comme je n’ai jamais été heureux que depuis ce temps-
là, faites-moi le plaisir de continuer d’aller à la maison, comme
par le passé, ou, morbleu! recommençons.» De sorte, continua La
Fontaine, qu’il fut forcé de rester l’amant de ma femme, et que je
continue d’être le plus heureux mari de la terre.

Tous éclatèrent de rire. Molière seul passa sa main sur ses yeux.
Pourquoi? Peut-être pour essuyer une larme, peut-être pour
étouffer un soupir. Hélas! on le sait, Molière était moraliste
mais Molière n’était pas philosophe.

-- C’est égal, dit-il revenant au point de départ de la
discussion, Pélisson vous a offensé.

-- Ah! c’est vrai, je l’avais déjà oublié, moi.

-- Et je vais l’appeler de votre part.

-- Cela se peut faire, si vous le jugez indispensable.

-- Je le juge indispensable, et j’y vais.

-- Attendez, fit La Fontaine. Je veux avoir votre avis.

-- Sur quoi?... Sur cette offense?

-- Non, dites-moi si, réellement, _lumière_ ne rime pas avec
_ornière_.

-- Moi, je les ferais rimer.

-- Parbleu! je le savais bien.

-- Et j’ai fait cent mille vers pareils dans ma vie.

-- Cent mille? s’écria La Fontaine. Quatre fois _la Pucelle_ que
médite M. Chapelain! Est-ce aussi sur ce sujet que vous avez fait
cent mille vers, cher ami?

-- Mais, écoutez donc, éternel distrait! dit Molière.

-- Il est certain, continua La Fontaine, que _légume_ par exemple
rime avec_ posthume_.

-- Au pluriel surtout.

-- Oui, surtout au pluriel; attendu qu’alors, il rime, non plus
par trois lettres, mais par quatre; c’est comme _ornière_ avec
_lumière_. Mettez _ornières_ et _lumières_ au pluriel mon cher
Pélisson, dit La Fontaine en allant frapper sur l’épaule de son
confrère, dont il avait complètement oublié l’injure, et cela
rimera.

-- Hein! fit Pélisson.

-- Dame! Molière le dit, et Molière s’y connaît, il avoue lui-même
avoir fait cent mille vers.

-- Allons, dit Molière en riant, le voilà parti!

-- C’est comme _rivage_, qui rime admirablement avec _herbage_,
j’en mettrais ma tête au feu.

-- Mais... fit Molière.

-- Je vous dis cela, continua La Fontaine, parce que vous faites
un divertissement pour Sceaux, n’est-ce pas?

-- Oui, _les Fâcheux_.

-- Ah! _les Fâcheux_, c’est cela; oui, je me souviens. Eh bien,
j’avais imaginé qu’un prologue ferait très bien à votre
divertissement.

-- Sans doute, cela irait à merveille.

-- Ah! vous êtes de mon avis?

-- J’en suis si bien, que je vous avais prié de le faire, ce
prologue.

-- Vous m’avez prié de le faire, moi?

-- Oui, vous; et même, sur votre refus, je vous ai prié de le
demander à Pélisson, qui le fait en ce moment.

-- Ah! c’est donc cela que fait Pélisson? Ma foi! mon cher
Molière, vous pourriez bien avoir raison quelquefois.

-- Quand cela?

-- Quand vous dites que je suis distrait. C’est un vilain défaut;
je m’en corrigerai, et je vais vous faire votre prologue.

-- Mais puisque c’est Pélisson qui le fait!

-- C’est juste! Ah! double brute que je suis! Loret a eu bien
raison de dire que j’étais un faquin!

-- Ce n’est pas Loret qui l’a dit, mon ami.

-- Eh bien, celui qui l’a dit, peu m’importe lequel! Ainsi, votre
divertissement s’appelle _les Fâcheux_. Eh bien, est-ce que vous
ne feriez pas rimer _heureux_ avec _fâcheux_?

-- À la rigueur, oui.

-- Et même avec _capricieux_?

-- Oh! non, cette fois, non!

-- Ce serait hasardé, n’est-ce pas? Mais, enfin, pourquoi serait-
ce hasardé?

-- Parce que la désinence est trop différente.

-- Je supposais, moi, dit La Fontaine en quittant Molière pour
aller trouver Loret, je supposais...

-- Que supposiez-vous? dit Loret au milieu d’une phrase. Voyons,
dites vite.

-- C’est vous qui faites le prologue des _Fâcheux_, n’est-ce pas?

-- Eh! non, mordieu! c’est Pélisson!

-- Ah! c’est Pélisson! s’écria La Fontaine, qui alla trouver
Pélisson. Je supposais, continua-t-il, que la nymphe de Vaux...

-- Ah! jolie! s’écria Loret. La nymphe de Vaux! Merci, La
Fontaine; vous venez de me donner les deux derniers vers de ma
gazette.

_Et l’on vit la nymphe de Vaux_
_Donner le prix à leurs travaux_.

-- À la bonne heure! voilà qui est rimé, dit Pélisson: si vous
rimiez comme cela, La Fontaine, à la bonne heure!

-- Mais il paraît que je rime comme cela, puisque Loret dit que
c’est moi qui lui ai donné les deux vers qu’il vient de dire.

-- Eh bien, si vous rimez comme cela, voyons dites, de quelle
façon commenceriez-vous mon prologue?

-- Je dirais, par exemple: _Ô nymphe... qui..._ Après _qui_, je
mettrais un verbe à la deuxième personne du pluriel du présent de
l’indicatif, et je continuerais ainsi: _cette grotte profonde_.

-- Mais le verbe, le verbe? demanda Pélisson.

-- _Pour venir admirer le plus grand roi du monde_, continua La
Fontaine.

-- Mais le verbe, le verbe? insista obstinément Pélisson. Cette
seconde personne du pluriel du présent de l’indicatif?

-- Eh bien: _quittez_.

_Ô nymphe qui quittez cette grotte profonde_
_Pour venir admirer le plus grand roi du monde_.

-- Vous mettriez: _qui quittez_, vous?

-- Pourquoi pas?

-- _Qui... qui!_

-- Ah! mon cher, fit La Fontaine, vous êtes horriblement pédant!

-- Sans compter, dit Molière, que, dans le second vers, _venir
admirer_ est faible, mon cher La Fontaine.

-- Alors, vous voyez bien que je suis un pleutre, un faquin, comme
vous disiez.

-- Je n’ai jamais dit cela.

-- Comme disait Loret, alors.

-- Ce n’est pas Loret non plus; c’est Pélisson.

-- Eh bien, Pélisson avait cent fois raison. Mais ce qui me fâche
surtout, mon cher Molière, c’est que je crois que nous n’aurons
pas nos habits d’épicuriens.

-- Vous comptiez sur le vôtre pour la fête?

-- Oui, pour la fête, et puis pour après la fête. Ma femme de
ménage m’a prévenu que le mien était un peu mûr.

-- Diable! votre femme de ménage a raison: il est plus que mûr!

-- Ah! voyez-vous, reprit La Fontaine, c’est que je l’ai oublié à
terre dans mon cabinet, et ma chatte...

-- Eh bien, votre chatte?

-- Ma chatte a fait ses chats dessus, ce qui l’a un peu fané.

Molière éclata de rire. Pélisson et Loret suivirent son exemple.

En ce moment, l’évêque de Vannes parut, tenant sous son bras un
rouleau de plans et de parchemins.

Comme si l’ange de la mort eût glacé toutes les imaginations
folles et rieuses, comme si cette figure pâle eût effarouché les
grâces auxquelles sacrifiait Xénocrate, le silence s’établit
aussitôt dans l’atelier, et chacun reprit son sang-froid et sa
plume.

Aramis distribua des billets d’invitation aux assistants, et leur
adressa des remerciements de la part de M. Fouquet. Le
surintendant, disait-il retenu dans son cabinet par le travail, ne
pouvait les venir voir, mais les priait de lui envoyer un peu de
leur travail du jour pour lui faire oublier la fatigue de son
travail de la nuit.

À ces mots, on vit tous les fronts s’abaisser. La Fontaine lui-
même se mit à une table et fit courir sur le vélin une plume
rapide; Pélisson remit au net son prologue; Molière donna
cinquante vers nouvellement crayonnés que lui avait inspirés sa
visite chez Percerin; Loret, son article sur les fêtes
merveilleuses qu’il prophétisait, et Aramis chargé de butin comme
le roi des abeilles, ce gros bourdon noir aux ornements de pourpre
et d’or rentra dans son appartement, silencieux et affairé. Mais,
avant de rentrer:

-- Songez, dit-il, chers messieurs, que nous partons tous demain
au soir.

-- En ce cas, il faut que je prévienne chez moi, dit Molière.

-- Ah! oui, pauvre Molière! fit Loret en souriant _il aime_ chez
lui.

-- _Il aime_, oui, répliqua Molière avec son doux et triste
sourire; _il aime_, ce qui ne veut pas dire _on l’aime_.

-- Moi, dit La Fontaine, on m’aime à Château-Thierry, j’en suis
bien sûr.

En ce moment, Aramis rentra après une disparition d’un instant.

-- Quelqu’un vient-il avec moi? demanda-t-il. Je passe par Paris,
après avoir entretenu M. Fouquet un quart d’heure. J’offre mon
carrosse.

-- Bon, à moi! dit Molière. J’accepte; je suis pressé.

-- Moi, je dînerai ici, dit Loret. M. de Gourville m’a promis des
écrevisses.

_Il m’a promis des écrevisses..._

Cherche la rime, La Fontaine.»

Aramis sortit en riant comme il savait rire. Molière le suivit.
Ils étaient au bas de l’escalier lorsque La Fontaine entrebâilla
la porte et cria:

_Moyennant que tu l’écrivisses, _
_Il t’a promis des écrevisses_.

Les éclats de rire des épicuriens redoublèrent et parvinrent
jusqu’aux oreilles de Fouquet, au moment où Aramis ouvrait la
porte de son cabinet.

Quant à Molière, il s’était chargé de commander les chevaux,
tandis qu’Aramis allait échanger avec le surintendant les quelques
mots qu’il avait à lui dire.

-- Oh! comme ils rient là-haut! dit Fouquet avec un soupir.

-- Vous ne riez pas, vous, Monseigneur?

-- Je ne ris plus, monsieur d’Herblay.

-- La fête approche.

-- L’argent s’éloigne.

-- Ne vous ai-je pas dit que c’était mon affaire?

-- Vous m’avez promis des millions.

-- Vous les aurez le lendemain de l’entrée du roi à Vaux.

Fouquet regarda profondément Aramis, et passa sa main glacée sur
son front humide. Aramis comprit que le surintendant doutait de
lui, ou sentait son impuissance à avoir de l’argent. Comment
Fouquet pouvait-il supposer qu’un pauvre évêque, ex-abbé, ex-
mousquetaire, en trouverait?

-- Pourquoi douter? dit Aramis.:

Fouquet sourit et secoua la tête.

-- Homme de peu de foi! ajouta l’évêque.

-- Mon cher monsieur d’Herblay, répondit Fouquet, si je tombe...

-- Eh bien, si vous tombez...

-- Je tomberai du moins de si haut, que je me briserai en tombant.

Puis, secouant la tête comme pour échapper à lui-même:

-- D’où venez-vous, dit-il, cher ami?

-- De Paris.

-- De Paris? Ah!

-- Oui, de chez Percerin.

-- Et qu’avez-vous été faire vous-même chez Percerin; car je ne
suppose pas que vous attachiez une si grande importance aux habits
de nos poètes?

-- Non; j’ai été commander une surprise.

-- Une surprise?

-- Oui, que vous ferez au roi.

-- Coûtera-t-elle cher?

-- Oh! cent pistoles, que vous donnerez à Le Brun.

-- Une peinture? Ah! tant mieux! Et que doit représenter cette
peinture?

-- Je vous conterai cela; puis, du même coup, quoi que vous en
disiez, j’ai visité les habits de nos poètes.

-- Bah! et ils seront élégants, riches?

-- Superbes! Il n’y aura pas beaucoup de grands seigneurs qui en
auront de pareils. On verra la différence qu’il y a entre les
courtisans de la richesse et ceux de l’amitié.

-- Toujours spirituel et généreux, cher prélat!

-- À votre école.

Fouquet lui serra la main.

-- Et où allez-vous? dit-il.

-- Je vais à Paris, quand vous m’aurez donné une lettre.

-- Une lettre pour qui?

-- Une lettre pour M. de Lyonne.

-- Et que lui voulez-vous, à Lyonne?

-- Je veux lui faire signer une lettre de cachet.

-- Une lettre de cachet! Vous voulez faire mettre quelqu’un à la
Bastille?

-- Non, au contraire, j’en veux faire sortir quelqu’un.

-- Ah! Et qui cela?

-- Un pauvre diable, un jeune homme, un enfant, qui est
embastillé, voilà tantôt dix ans, pour deux vers latins qu’il a
faits contre les jésuites.

-- Pour deux vers latins! Et, pour deux vers latins, il est en
prison depuis dix ans, le malheureux?

-- Oui.

-- Et il n’a pas commis d’autre crime?

-- À part ces deux vers, il est innocent comme vous et moi.

-- Votre parole?

-- Sur l’honneur!

-- Et il se nomme?...

-- Seldon.

-- Ah! c’est trop fort, par exemple! Et vous saviez cela, et vous
ne me l’avez pas dit?

-- Ce n’est qu’hier que sa mère s’est adressée à moi, Monseigneur.

-- Et cette femme est pauvre?

-- Dans la misère la plus profonde.

-- Mon Dieu! dit Fouquet, vous permettez parfois de telles
injustices, que je comprends qu’il y ait des malheureux qui
doutent de vous! Tenez, monsieur d’Herblay.

Et Fouquet, prenant une plume, écrivit rapidement quelques lignes
à son collègue Lyonne.

Aramis prit la lettre et s’apprêta à sortir.

-- Attendez, dit Fouquet.

Il ouvrit son tiroir et lui remit dix billets de caisse qui s’y
trouvaient. Chaque billet était de mille livres.

-- Tenez, dit-il, faites sortir le fils, et remettez ceci à la
mère; mais surtout ne lui dites pas...

-- Quoi, Monseigneur?

-- Qu’elle est de dix mille livres plus riche que moi; elle dirait
que je suis un triste surintendant. Allez, et j’espère que Dieu
bénira ceux qui pensent à ses pauvres.

-- C’est ce que j’espère aussi, répliqua Aramis en baisant la main
de Fouquet.

Et il sortit rapidement, emportant la lettre pour Lyonne, les bons
de caisse pour la mère de Seldon et emmenant Molière, qui
commençait à s’impatienter.


Chapitre CCXIII -- Encore un souper à la Bastille


Sept heures du soir sonnaient au grand cadran de la Bastille, à ce
fameux cadran qui, pareil à tous les accessoires de la prison
d’État, dont l’usage est une torture, rappelait aux prisonniers la
destination de chacune des heures de leur supplice. Le cadran de
la Bastille, orné de figures comme la plupart des horloges de ce
temps, représentait saint Pierre aux Liens.

C’était l’heure du souper des pauvres captifs. Les portes,
grondant sur leurs énormes gonds, ouvraient passage aux plateaux
et aux paniers chargés de mets, dont la délicatesse, comme
M. Baisemeaux nous l’a appris lui-même, s’appropriait à la
condition du détenu.

Nous savons là-dessus les théories de M. Baisemeaux, souverain
dispensateur des délices gastronomiques, cuisinier en chef de la
forteresse royale, dont les paniers pleins montaient les raides
escaliers, portant quelque consolation aux prisonniers, dans le
fond des bouteilles honnêtement remplies.

Cette même heure était celle du souper de M. le gouverneur. Il
avait un convive ce jour-là, et la broche tournait plus lourde que
d’habitude.

Les perdreaux rôtis, flanqués de cailles et flanquant un levraut
piqué; les poules dans le bouillon, le jambon frit et arrosé de
vin blanc, les cardons de Guipuzcoa et la bisque d’écrevisses;
voilà, outre les soupes et les hors d’oeuvre, quel était le menu
de M. le gouverneur.

Baisemeaux, attablé, se frottait les mains en regardant
M. l’évêque de Vannes, qui, botté comme un cavalier, habillé de
gris, l’épée au flanc, ne cessait de parler de sa faim et
témoignait la plus vive impatience.

M. Baisemeaux de Montlezun n’était pas accoutumé aux familiarités
de Sa Grandeur Monseigneur de Vannes, et, ce soir-là, Aramis,
devenu guilleret, faisait confidences sur confidences. Le prélat
était redevenu tant soit peu mousquetaire. L’évêque frisait la
gaillardise. Quant à M. Baisemeaux, avec cette facilité des gens
vulgaires, il se livrait tout entier sur ce quart d’abandon de son
convive.

-- Monsieur, dit-il, car, en vérité, ce soir, je n’ose vous
appeler Monseigneur...

-- Non pas, dit Aramis, appelez-moi monsieur, j’ai des bottes.

-- Eh bien, monsieur, savez-vous qui vous me rappelez ce soir?

-- Non, ma foi! dit Aramis en se versant à boire, mais j’espère
que je vous rappelle un bon convive.

-- Vous m’en rappelez deux. Monsieur François, mon ami, fermez
cette fenêtre: le vent pourrait incommoder Sa Grandeur.

-- Et qu’il sorte! ajouta Aramis. Le souper est complètement
servi, nous le mangerons bien sans laquais. J’aime fort, quand je
suis en petit comité, quand je suis avec un ami...

Baisemeaux s’inclina respectueusement.

-- J’aime fort, continua Aramis, à me servir moi-même.

-- François, sortez! cria Baisemeaux. Je disais donc que Votre
Grandeur me rappelle deux personnes: l’une bien illustre, c’est
feu M. le cardinal, le grand cardinal, celui de La Rochelle, celui
qui avait des bottes comme vous. Est-ce vrai?

-- Oui, ma foi! dit Aramis. Et l’autre?

-- L’autre, c’est un certain mousquetaire, très joli, très brave,
très hardi, très heureux, qui, d’abbé, se fit mousquetaire, et, de
mousquetaire, abbé.

Aramis daigna sourire.

-- D’abbé, continua Baisemeaux enhardi par le sourire de Sa
Grandeur, d’abbé, évêque, et, d’évêque...

-- Ah! arrêtons-nous, par grâce! fit Aramis.

-- Je vous dis, monsieur, que vous me faites l’effet d’un
cardinal.

-- Cessons, mon cher monsieur Baisemeaux. Vous l’avez dit, j’ai
les bottes d’un cavalier, mais je ne veux pas, même ce soir, me
brouiller, malgré cela, avec l’Église.

-- Vous avez des intentions mauvaises, cependant, Monseigneur.

-- Oh! je l’avoue, mauvaises comme tout ce qui est mondain.

-- Vous courez la ville, les ruelles, en masque?

-- Comme vous dites, en masque.

-- Et vous jouez toujours de l’épée?

-- Je crois que oui, mais seulement quand on m’y force. Faites-moi
donc le plaisir d’appeler François.

-- Vous avez du vin là.

-- Ce n’est pas pour du vin, c’est parce qu’il fait chaud ici et
que la fenêtre est close.

-- Je ferme les fenêtres en soupant pour ne pas entendre les
rondes ou les arrivées des courriers.

-- Ah! oui... On les entend quand la fenêtre est ouverte?

-- Trop bien, et cela dérange. Vous comprenez.

-- Cependant on étouffe. François!

François entra.

-- Ouvrez, je vous prie, maître François, dit Aramis. Vous
permettez, cher monsieur Baisemeaux?

-- Monseigneur est ici chez lui, répondit le gouverneur.

La fenêtre fut ouverte.

-- Savez-vous, dit M. Baisemeaux, que vous allez vous trouver bien
esseulé, maintenant que M. de La Fère a regagné ses pénates de
Blois? C’est un bien ancien ami, n’est-ce pas?

-- Vous le savez comme moi, Baisemeaux, puisque vous avez été aux
mousquetaires avec nous.

-- Bah! avec mes amis, je ne compte ni les bouteilles ni les
années.

-- Et vous avez raison. Mais je fais plus qu’aimer M. de La Fère,
cher monsieur Baisemeaux, je le vénère.

-- Eh bien, moi, c’est singulier, dit le gouverneur, je lui
préfère M. d’Artagnan. Voilà un homme qui boit bien et longtemps!
Ces gens-là laissent voir leur pensée, au moins.

-- Baisemeaux, enivrez-moi ce soir, faisons la débauche comme
autrefois; et, si j’ai une peine au fond du coeur, je vous promets
que vous la verrez comme vous verriez un diamant au fond de votre
verre.

-- Bravo! dit Baisemeaux.

Et il se versa un grand coup de vin, et l’avala en frémissant de
joie d’être pour quelque chose dans un péché capital d’archevêque.

Tandis qu’il buvait il ne voyait pas avec quelle attention Aramis
observait les bruits de la grande cour.

Un courrier entra vers huit heures, à la cinquième bouteille
apportée par François sur la table, et, quoique ce courrier fît
grand bruit, Baisemeaux n’entendit rien.

-- Le diable l’emporte! fit Aramis.

-- Quoi donc? Qui donc? demanda Baisemeaux. J’espère que ce n’est
pas le vin que vous buvez, ni celui qui vous le fait boire?

-- Non; c’est un cheval qui fait, à lui seul autant de bruit dans
la cour que pourrait en faire un escadron tout entier.

-- Bon! Quelque courrier, répliqua le gouverneur en redoublant
force rasades. Oui, le diable l’emporte! et si vite, que nous n’en
entendions plus parler! Hourra! hourra!

-- Vous m’oubliez, Baisemeaux! Mon verre est vide, dit Aramis en
montrant un cristal éblouissant.

-- D’honneur, vous m’enchantez... François, du vin!

François entra.

-- Du vin, maraud, et du meilleur!

-- Oui, monsieur; mais... c’est un courrier.

-- Au diable! ai-je dit.

-- Monsieur, cependant...

-- Qu’il laisse au greffe; nous verrons demain. Demain, il sera
temps; demain, il fera jour, dit Baisemeaux en chantonnant ces
deux dernières phrases.

-- Ah! monsieur, grommela le soldat François, bien malgré lui,
monsieur...

-- Prenez garde, dit Aramis, prenez garde.

-- À quoi, cher monsieur d’Herblay? dit Baisemeaux à moitié ivre.

-- La lettre par courrier, qui arrive aux gouverneurs de citadelle
c’est quelquefois un ordre.

-- Presque toujours.

-- Les ordres ne viennent-ils pas des ministres?

-- Oui sans doute; mais...

-- Et ces ministres ne font-ils pas que contresigner le seing du
roi?

-- Vous avez peut-être raison. Cependant, c’est bien ennuyeux
quand on est en face d’une bonne table en tête à tête avec un ami!
Ah! pardon, monsieur, j’oublie que c’est moi qui vous donne à
souper, et que je parle à un futur cardinal.

-- Laissons tout cela, cher Baisemeaux, et revenons à votre
soldat, à François.

-- Eh bien, qu’a-t-il fait, François?

-- Il a murmuré.

-- Il a eu tort.

-- Cependant, il a murmuré, vous comprenez; c’est qu’il se passe
quelque chose d’extraordinaire. Ce pourrait bien n’être pas
François qui aurait tort de murmurer, mais vous qui auriez tort de
ne pas l’entendre.

-- Tort? Moi, avoir tort devant François? Cela me paraît dur.

-- Un tort d’irrégularité. Pardon! mais j’ai cru devoir vous faire
une observation que je juge importante.

-- Oh! vous avez raison, peut-être, bégaya Baisemeaux. Ordre du
roi c’est sacré! Mais les ordres qui viennent quand on soupe, je
le répète, que le diable...

-- Si vous eussiez fait cela au grand cardinal, hein! mon cher
Baisemeaux, et que cet ordre eût eu quelque importance...

-- Je le fais pour ne pas déranger un évêque; ne suis-je pas
excusable, morbleu?

-- N’oubliez pas, Baisemeaux, que j’ai porté la casaque, et j’ai
l’habitude de voir partout des consignes.

-- Vous voulez donc?...

-- Je veux que vous fassiez votre devoir, mon ami. Oui, je vous en
prie, au moins devant ce soldat.

-- C’est mathématique, fit Baisemeaux.

François attendait toujours.

-- Qu’on me monte cet ordre du roi, dit Baisemeaux en se
redressant. Et il ajouta tout bas: Savez-vous ce que c’est? Je
vais vous le dire quelque chose d’intéressant comme ceci: «Prenez
garde au feu dans les environs de la poudrière»; ou bien: «Veillez
sur un tel, qui est un adroit fuyard.» Ah! si vous saviez,
Monseigneur, combien de fois j’ai été réveillé en sursaut au plus
doux, au plus profond de mon sommeil, par des ordonnances arrivant
au galop pour me dire, ou plutôt pour m’apporter un pli contenant
ces mots: «Monsieur Baisemeaux, qu’y a-t-il de nouveau?» On voit
bien que ceux qui perdent leur temps à écrire de pareils ordres
n’ont jamais couché à la Bastille. Ils connaîtraient mieux
l’épaisseur de mes murailles, la vigilance de mes officiers, la
multiplicité de mes rondes. Enfin, que voulez-vous, Monseigneur!
leur métier est d’écrire pour me tourmenter lorsque je suis
tranquille; pour me troubler quand je suis heureux ajouta
Baisemeaux en s’inclinant devant Aramis. Laissons-les donc faire
leur métier.

-- Et faites le vôtre, ajouta en souriant l’évêque, dont le
regard, soutenu, commandait malgré cette caresse.

François rentra. Baisemeaux prit de ses mains l’ordre envoyé du
ministère. Il le décacheta lentement et le lut de même. Aramis
feignit de boire pour observer son hôte au travers du cristal.
Puis, Baisemeaux ayant lu:

-- Que disais-je tout à l’heure? fit-il.

-- Quoi donc? demanda l’évêque.

-- Un ordre d’élargissement. Je vous demande un peu, la belle
nouvelle pour nous déranger!

-- Belle nouvelle pour celui qu’elle concerne, vous en
conviendrez, au moins, mon cher gouverneur.

-- Et à huit heures du soir!

-- C’est de la charité.

-- De la charité, je le veux bien; mais elle est pour ce drôle-là
qui s’ennuie, et non pas pour moi qui m’amuse! dit Baisemeaux
exaspéré.

-- Est-ce une perte que vous faites, et le prisonnier qui vous est
enlevé était il aux grands contrôles?

-- Ah bien, oui! Un pleutre, un rat, à cinq francs!

-- Faites voir, demanda M. d’Herblay. Est-ce indiscret?

-- Non pas; lisez.

-- Il y a _pressé_ sur la feuille. Vous avez vu, n’est-ce pas.

-- C’est admirable! _Pressé!_... un homme qui est ici depuis dix
ans! On est pressé de le mettre dehors, aujourd’hui, ce soir même,
à huit heures!

Et Baisemeaux, haussant les épaules avec un air de superbe dédain,
jeta l’ordre sur la table et se remit à manger.

-- Ils ont de ces mouvements-là, dit-il la bouche pleine, ils
prennent un homme un beau jour, ils le nourrissent pendant dix ans
et vous écrivent: _Veillez bien sur le drôle!_ ou bien: _Tenez-le
rigoureusement!_ Et puis, quand on s’est accoutumé à regarder le
détenu comme un homme dangereux tout à coup, sans cause, sans
précédent, ils vous écrivent: _Mettez en liberté_. Et ils ajoutent
à leur missive: _Pressé!_ Vous avouerez, Monseigneur que c’est à
faire lever les épaules.

-- Que voulez-vous! on crie comme cela, dit Aramis, et on exécute
l’ordre.

-- Bon! bon! l’on exécute!... Oh! patience!... Il ne faudrait pas
vous figurer que je suis un esclave.

-- Mon Dieu, très cher monsieur Baisemeaux, qui vous dit cela? on
connaît votre indépendance.

-- Dieu merci!

-- Mais on connaît aussi votre bon coeur.

-- Ah! parlons-en!

-- Et votre obéissance à vos supérieurs. Quand on a été soldat,
voyez-vous, Baisemeaux, c’est pour la vie.

-- Aussi, obéirai-je strictement, et demain matin, au point du
jour, le détenu désigné sera élargi.

-- Demain?

-- Au jour.

-- Pourquoi pas ce soir, puisque la lettre de cachet porte sur la
suscription et à l’intérieur: _Pressé_?

-- Parce que ce soir nous soupons et que nous sommes pressés, nous
aussi.

-- Cher Baisemeaux, tout botté que je suis, je me sens prêtre, et
la charité m’est un devoir plus impérieux que la faim et la soif.
Ce malheureux a souffert assez longtemps, puisque vous venez de me
dire que, depuis dix ans, il est votre pensionnaire. Abrégez-lui
la souffrance. Une bonne minute l’attend, donnez-la-lui bien vite.
Dieu vous la rendra dans son paradis en années de félicité.

-- Vous le voulez?

-- Je vous en prie.

-- Comme cela, tout au travers du repas.

-- Je vous en supplie; cette action vaudra dix _Benedicite_.

-- Qu’il soit fait comme vous le désirez. Seulement, nous
mangerons froid.

-- Oh! qu’à cela ne tienne!

Baisemeaux se pencha en arrière pour sonner François, et, par un
mouvement tout naturel, il se retourna vers la porte.

L’ordre était resté sur la table. Aramis profita du moment où
Baisemeaux ne regardait pas pour échanger ce papier contre un
autre, plié de la même façon, et qu’il tira de sa poche.

-- François, dit le gouverneur, que l’on fasse monter ici M. le
major avec les guichetiers de la Bertaudière.

François sortit en s’inclinant, et les deux convives se
retrouvèrent seuls.


Chapitre CCXIV -- Le général de l'ordre


Il se fit, entre les deux convives, un instant de silence pendant
lequel Aramis ne perdit pas de vue le gouverneur. Celui-ci ne
semblait qu’à moitié résolu à se déranger ainsi au milieu de son
souper, et il était évident qu’il cherchait une raison quelconque,
bonne ou mauvaise, pour retarder au moins jusqu’après le dessert.
Cette raison, il parut tout à coup l’avoir trouvée.

-- Eh! mais, s’écria-t-il, c’est impossible!

-- Comment, impossible? dit Aramis. Voyons un peu, cher ami, ce
qui est impossible.

-- Il est impossible de mettre le prisonnier en liberté à une
pareille heure. Où ira-t-il, lui qui ne connaît pas Paris?

-- Il ira où il pourra.

-- Vous voyez bien, autant vaudrait délivrer un aveugle.

-- J’ai un carrosse, je le conduirai là où il voudra que je le
mène.

-- Vous avez réponse à tout... François, qu’on dise à M. le major
d’aller ouvrir la prison de M. Seldon, N° 3, Bertaudière.

-- Seldon? fit Aramis très simplement. Vous avez dit Seldon, je
crois?

-- J’ai dit Seldon. C’est le nom de celui qu’on élargit.

-- Oh! vous voulez dire Marchiali, dit Aramis.

-- Marchiali? Ah bien! oui! Non, non, Seldon.

-- Je pense que vous faites erreur, monsieur Baisemeaux.

-- J’ai lu l’ordre.

-- Moi aussi.

-- Et j’ai vu _Seldon_ en lettres grosses comme cela.

Et M. de Baisemeaux montrait son doigt.

-- Moi, j’ai lu _Marchiali_ en caractères gros comme ceci.

Et Aramis montrait les deux doigts.

-- Au fait, éclaircissons le cas, dit Baisemeaux, sûr de lui. Le
papier est là, et il suffira de le lire.

-- Je lis: Marchiali, reprit Aramis en déployant le papier. Tenez!

Baisemeaux regarda et ses bras fléchirent.

-- Oui, oui, dit-il atterré, oui, _Marchiali_. Il y a bien écrit
Marchiali! c’est bien vrai!

-- Ah!

-- Comment! l’homme dont nous parlons tant? L’homme que chaque
jour l’on me recommande tant?

-- Il y a _Marchiali, _répéta encore l’inflexible Aramis.

-- Il faut l’avouer, monseigneur, mais je n’y comprends absolument
rien.

-- On en croit ses yeux, cependant.

-- Ma foi, dire qu’il y a bien _Marchiali_!

-- Et d’une bonne écriture, encore.

-- C’est phénoménal! Je vois encore cet ordre et le nom de Seldon,
Irlandais. Je le vois. Ah! et même, je me le rappelle, sous ce
nom, il y avait un pâté d’encre.

-- Non, il n’y a pas d’encre, non, il n’y a pas de pâté.

-- Oh! par exemple, si fait! À telle enseigne que j’ai frotté la
poudre qu’il y avait sur le pâté.

-- Enfin, quoi qu’il en soit, cher monsieur de Baisemeaux, dit
Aramis, et quoi que vous ayez vu, l’ordre est signé de délivrer
Marchiali, avec ou sans pâté.

-- L’ordre est signé de délivrer Marchiali, répéta machinalement
Baisemeaux, qui essayait de reprendre possession de ses esprits.

-- Et vous allez délivrer ce prisonnier. Si le coeur vous dit de
délivrer aussi Seldon, je vous déclare que je ne m’y opposerai pas
le moins du monde.

Aramis ponctua cette phrase par un sourire dont l’ironie acheva de
dégriser Baisemeaux et lui donna du courage.

-- Monseigneur, dit-il, ce Marchiali est bien le même prisonnier,
que, l’autre jour, un prêtre, confesseur de _notre ordre_, est
venu visiter si impérieusement et si secrètement.

-- Je ne sais pas cela, monsieur, répliqua l’évêque.

-- Il n’y a pas cependant si longtemps, cher monsieur d’Herblay.

-- C’est vrai, mais chez nous, monsieur, il est bon que l’homme
d’aujourd’hui ne sache plus ce qu’a fait l’homme d’hier.

-- En tout cas, fit Baisemeaux, la visite du confesseur jésuite
aura porté bonheur à cet homme.

Aramis ne répliqua pas et se remit à manger et à boire.

Baisemeaux, lui, ne touchant plus à rien de ce qui était sur la
table, reprit encore une fois l’ordre et l’examina en tous sens.

Cette inquisition, dans des circonstances ordinaires, eût fait
monter le pourpre aux oreilles du mal patient Aramis; mais
l’évêque de Vannes ne se courrouçait point pour si peu, surtout
quand il s’était dit tout bas qu’il serait dangereux de se
courroucer.

-- Allez-vous délivrer Marchiali? dit-il. Oh! que voilà du xérès
fondu et parfumé, mon cher gouverneur!

-- Monseigneur, répondit Baisemeaux, je délivrerai le prisonnier
Marchiali quand j’aurai rappelé le courrier qui apportait l’ordre,
et surtout lorsqu’en l’interrogeant je me serai assuré...

-- Les ordres sont cachetés, et le contenu est ignoré du courrier.
De quoi vous assurerez-vous donc, je vous prie?

-- Soit, monseigneur; mais j’enverrai au ministère, et, là,
M. de Lyonne retirera l’ordre ou l’approuvera.

-- À quoi bon tout cela? fit Aramis froidement.

-- À quoi bon?

-- Oui, je demande à quoi cela sert.

-- Cela sert à ne jamais se tromper, monseigneur, à ne jamais
manquer au respect que tout subalterne doit à ses supérieurs, à ne
jamais enfreindre les devoirs du service qu’on a consenti à
prendre.

-- Fort bien, vous venez de parler si éloquemment, que je vous ai
admiré. C’est vrai, un subalterne doit respect à ses supérieurs,
il est coupable quand il se trompe, et il serait puni s’il
enfreignait les devoirs ou les lois de son service.

Baisemeaux regarda l’évêque avec étonnement.

-- Il en résulte, poursuivit Aramis, que vous allez consulter pour
vous mettre en repos avec votre conscience?

-- Oui, monseigneur.

-- Et que, si un supérieur vous ordonne, vous obéirez?

-- Vous n’en doutez pas, monseigneur.

-- Vous connaissez bien la signature du roi, monsieur de
Baisemeaux?

-- Oui, monseigneur.

-- N’est-elle pas sur cet ordre de mise en liberté?

-- C’est vrai, mais elle peut...

-- Être fausse, n’est-ce pas?

-- Cela s’est vu, monseigneur.

-- Vous avez raison. Et celle de M. de Lyonne?

-- Je la vois bien sur l’ordre; mais, de même qu’on peut
contrefaire le seing du roi, l’on peut, à plus forte raison,
contrefaire celui de M. de Lyonne.

-- Vous marchez dans la logique à pas de géant, monsieur de
Baisemeaux, dit Aramis, et votre argumentation est invincible.
Mais vous vous fondez, pour croire ces signatures fausses,
particulièrement sur quelles causes?

-- Sur celle-ci: l’absence des signataires. Rien ne contrôle la
signature de Sa Majesté, et M. de Lyonne n’est pas là pour me dire
qu’il a signé.

-- Eh bien! monsieur de Baisemeaux, fit Aramis en attachant sur le
gouverneur son regard d’aigle, j’adopte si franchement vos doutes
et votre façon de les éclaircir, que je vais prendre une plume si
vous me la donnez.

Baisemeaux donna une plume.

-- Une feuille blanche quelconque, ajouta Aramis.

Baisemeaux donna le papier.

-- Et que je vais écrire, moi aussi, moi présent, moi
incontestable, n’est-ce pas? un ordre auquel, j’en suis certain,
vous donnerez créance, si incrédule que vous soyez.

Baisemeaux pâlit devant cette glaciale assurance. Il lui sembla
que cette voix d’Aramis, si souriant et si gai naguère, était
devenue funèbre et sinistre, que la cire des flambeaux se
changeait en cierges de chapelle sépulcrale, et que le vin des
verres se transformait en calice de sang.

Aramis prit la plume et écrivit. Baisemeaux, terrifié, lisait
derrière son épaule:

«A.M.D.G.» écrivit l’évêque, et il souscrivit une croix au-dessous
de ces quatre lettres, qui signifient _ad majorem Dei gloriam_.
Puis il continua:

«Il nous plaît que l’ordre apporté à M. de Baisemeaux de
Montlezun, gouverneur pour le roi du château de la Bastille, soit
réputé par lui bon et valable, et mis sur-le-champ à exécution.

_Signé_: d’Herblay,
_général de l’ordre par la grâce de Dieu.»_

Baisemeaux fut frappé si profondément, que ses traits demeurèrent
contractés, ses lèvres béantes, ses yeux fixes. Il ne remua pas,
il n’articula pas un son.

On n’entendait dans la vaste salle que le bourdonnement d’une
petite mouche qui voletait autour des flambeaux.

Aramis, sans même daigner regarder l’homme qu’il réduisait à un si
misérable état, tira de sa poche un petit étui qui renfermait de
la cire noire; il cacheta sa lettre, y apposa un sceau suspendu à
sa poitrine derrière son pourpoint, et, quand l’opération fut
terminée, il présenta, silencieusement toujours, la missive à
M. de Baisemeaux.

Celui-ci, dont les mains tremblaient à faire pitié, promena un
regard terne et fou sur le cachet. Une dernière lueur d’émotion se
manifesta sur ses traits, et il tomba comme foudroyé sur une
chaise.

-- Allons, allons, dit Aramis après un long silence pendant lequel
le gouverneur de la Bastille avait repris peu à peu ses sens, ne
me faites pas croire, cher Baisemeaux, que la présence du général
de l’ordre est terrible comme celle de Dieu, et qu’on meurt de
l’avoir vu. Du courage! levez vous, donnez-moi votre main, et
obéissez.

Baisemeaux, rassuré, sinon satisfait, obéit, baisa la main
d’Aramis et se leva.

-- Tout de suite? murmura-t-il.

-- Oh! pas d’exagération, mon hôte; reprenez votre place, et
faisons honneur à ce beau dessert.

-- Monseigneur, je ne me relèverai pas d’un tel coup; moi qui ai
ri, plaisanté avec vous! moi qui ai osé vous traiter sur un pied
d’égalité!

-- Tais-toi, mon vieux camarade, répliqua l’évêque, qui sentit
combien la corde était tendue et combien il eût été dangereux de
la rompre, tais-toi. Vivons chacun de notre vie: à toi, ma
protection et mon amitié; à moi, ton obéissance. Ces deux tributs
exactement payés, restons en joie.

Baisemeaux réfléchit; il aperçut d’un coup d’oeil les conséquences
de cette extorsion d’un prisonnier à l’aide d’un faux ordre, et,
mettant en parallèle la garantie que lui offrait l’ordre officiel
du général, il ne la sentit pas de poids.

Aramis le devina.

-- Mon cher Baisemeaux, dit-il, vous êtes un niais. Perdez donc
l’habitude de réfléchir, quand je me donne la peine de penser pour
vous.

Et sur un nouveau geste qu’il fit, Baisemeaux s’inclina encore.

-- Comment vais-je m’y prendre? dit-il.

-- Comment faites-vous pour délivrer un prisonnier?

-- J’ai le règlement.

-- Eh bien! suivez le règlement, mon cher.

-- Je vais avec mon major à la chambre du prisonnier, et je
l’emmène quand c’est un personnage d’importance.

-- Mais ce Marchiali n’est pas un personnage d’importance? dit
négligemment Aramis.

-- Je ne sais, répliqua le gouverneur.

Comme il eût dit: «C’est à vous de me l’apprendre.»

-- Alors, si vous ne le savez pas, c’est que j’ai raison: agissez
donc envers ce Marchiali comme vous agissez envers les petits.

-- Bien. Le règlement l’indique.

-- Ah!

-- Le règlement porte que le guichetier ou l’un des bas officiers
amènera le prisonnier au gouverneur, dans le greffe.

-- Eh bien! mais c’est fort sage, cela. Et ensuite?

-- Ensuite, on rend à ce prisonnier les objets de valeur qu’il
portait sur lui lors de son incarcération, les habits, les
papiers, si l’ordre du ministre n’en a disposé autrement.

-- Que dit l’ordre du ministre à propos de ce Marchiali?

-- Rien; car le malheureux est arrivé ici sans joyaux, sans
papiers, presque sans habits.

-- Voyez comme tout cela est simple! En vérité, Baisemeaux, vous
vous faites des monstres de toute chose. Restez donc ici, et
faites amener le prisonnier au Gouvernement.

Baisemeaux obéit. Il appela son lieutenant, et lui donna une
consigne, que celui-ci transmit, sans s’émouvoir, à qui de droit.

Une demi-heure après, on entendit une porte se refermer dans la
cour: c’était la porte du donjon qui venait de rendre sa proie à
l’air libre.

Aramis souffla toutes les bougies qui éclairaient la chambre. Il
n’en laissa brûler qu’une, derrière la porte. Cette lueur
tremblotante ne permettait pas aux regards de se fixer sur les
objets. Elle en décuplait les aspects et les nuances par son
incertitude et sa mobilité.

Les pas se rapprochèrent.

-- Allez au-devant de vos hommes, dit Aramis à Baisemeaux.

Le gouverneur obéit.

Le sergent et les guichetiers disparurent.

Baisemeaux rentra, suivi d’un prisonnier.

Aramis s’était placé dans l’ombre; il voyait sans être vu.

Baisemeaux, d’une voix émue, fit connaître à ce jeune homme
l’ordre qui le rendait libre.

Le prisonnier écouta sans faire un geste ni prononcer un mot.

-- Vous jurerez, c’est le règlement qui le veut, ajouta le
gouverneur, de ne jamais rien révéler de ce que vous avez vu ou
entendu dans la Bastille?

Le prisonnier aperçut un christ; il étendit la main et jura des
lèvres.

-- À présent, monsieur, vous êtes libre; où comptez-vous aller?

Le prisonnier tourna la tête, comme pour chercher derrière lui une
protection sur laquelle il avait dû compter.

C’est alors qu’Aramis sortit de l’ombre.

-- Me voici, dit-il, pour rendre à Monsieur le service qu’il lui
plaira de me demander.

Le prisonnier rougit légèrement, et, sans hésitation vint passer
son bras sous celui d’Aramis.

-- Dieu vous ait en sa sainte garde! dit-il d’une voix qui, par sa
fermeté, fit tressaillir le gouverneur, autant que la formule
l’avait étonné.

Aramis, en serrant les mains de Baisemeaux, lui dit:

-- Mon ordre vous gêne-t-il? craignez-vous qu’on ne le trouve chez
vous, si l’on venait à y fouiller?

-- Je désire le garder, monseigneur, dit Baisemeaux. Si on le
trouvait chez moi, ce serait un signe certain que je serais perdu,
et, en ce cas, vous seriez pour moi un puissant et dernier
auxiliaire.

-- Étant votre complice, voulez-vous dire? répondit Aramis en
haussant les épaules. Adieu, Baisemeaux! dit-il.

Les chevaux attendaient, ébranlant le carrosse dans leur
impatience.

Baisemeaux conduisit l’évêque jusqu’au bas du perron.

Aramis fit monter son compagnon avant lui dans le carrosse, y
monta ensuite, et, sans donner d’autre ordre au cocher:

-- Allez! dit-il.

La voiture roula bruyamment sur le pavé des cours. Un officier,
portant un flambeau, devançait les chevaux, et donnait à chaque
corps de garde l’ordre de laisser passer.

Pendant le temps que l’on mit à ouvrir toutes les barrières,
Aramis ne respira point, et l’on eût pu entendre son coeur battre
contre les parois de sa poitrine.

Le prisonnier, plongé dans un angle du carrosse, ne donnait pas
non plus signe d’existence.

Enfin, un soubresaut, plus fort que les autres, annonça que le
dernier ruisseau était franchi. Derrière le carrosse se referma la
dernière porte, celle de la rue Saint-Antoine. Plus de murs à
droite ni à gauche; le ciel partout, la liberté partout, la vie
partout. Les chevaux, tenus en bride par une main vigoureuse,
allèrent doucement jusqu’au milieu du faubourg. Là, ils prirent le
trot.

Peu à peu, soit qu’il s’échauffassent, soit qu’on les poussât, ils
gagnèrent en rapidité, et, une fois à Bercy, le carrosse semblait
voler, tant l’ardeur des coursiers était grande. Ces chevaux
coururent ainsi jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges, où le relais
était préparé. Alors, quatre chevaux, au lieu de deux,
entraînèrent la voiture dans la direction de Melun, et
s’arrêtèrent un moment au milieu de la forêt de Sénart. L’ordre
sans doute, avait été donné d’avance au postillon, car Aramis
n’eut pas même besoin de faire un signe.

-- Qu’y a-t-il? demanda le prisonnier, comme s’il sortait d’un
long rêve.

-- Il y a, monseigneur, dit Aramis, qu’avant d’aller plus loin,
nous avons besoin de causer, Votre Altesse Royale et moi.

-- J’attendrai l’occasion, monsieur, répondit le jeune prince.

-- Elle ne saurait être meilleure, monseigneur; nous voici au
milieu du bois, nul ne peut nous entendre.

-- Et le postillon?

-- Le postillon de ce relais est sourd et muet, monseigneur.

-- Je suis à vous, monsieur d’Herblay.

-- Vous plaît-il de rester dans cette voiture?

-- Oui, nous sommes bien assis, et j’aime cette voiture; c’est
celle qui m’a rendu à la liberté.

-- Attendez, monseigneur... Encore une précaution à prendre.

-- Laquelle?

-- Nous sommes ici sur le grand chemin: il peut passer des
cavaliers ou des carrosses voyageant comme nous, et qui, à nous
voir arrêtés, nous croiraient dans un embarras. Évitons des offres
de services qui nous gêneraient.

-- Ordonnez au postillon de cacher le carrosse dans une allée
latérale.

-- C’est précisément ce que je voulais faire, monseigneur.

Aramis fit un signe au muet, qu’il toucha. Celui-ci mit pied à
terre, prit les deux premiers chevaux par la bride, et les
entraîna dans les bruyères veloutées, sur l’herbe moussue d’une
allée sinueuse, au fond de laquelle, par cette nuit sans lune, les
nuages formatent un rideau plus noir que des taches d’encre.

Cela fait, l’homme se coucha sur un talus, près de ses chevaux,
qui arrachaient de droite et de gauche les jeunes pousses de la
glandée.

-- Je vous écoute, dit le jeune prince à Aramis; mais que faites-
vous là?

-- Je désarme des pistolets dont nous n’avons plus besoin,
monseigneur.


Chapitre CCXV -- Le tentateur


-- Mon prince, dit Aramis en se tournant, dans le carrosse, du
côté de son compagnon, si faible créature que je sois, si médiocre
d’esprit, si inférieur dans l’ordre des êtres pensants, jamais il
ne m’est arrivé de m’entretenir avec un homme, sans pénétrer sa
pensée au travers de ce masque vivant jeté sur notre intelligence,
afin d’en retenir la manifestation. Mais ce soir, dans l’ombre où
nous sommes, dans la réserve où je vous vois je ne pourrai rien
lire sur vos traits, et quelque chose me dit que j’aurai de la
peine à vous arracher une parole sincère. Je vous supplie donc,
non pas par amour pour moi, car les sujets ne doivent peser rien
dans la balance que tiennent les princes, mais pour l’amour de
vous, de retenir chacune de mes syllabes, chacune de mes
inflexions, qui, dans les graves circonstances où nous sommes
engagés, auront chacune leur sens et leur valeur, aussi
importantes que jamais il s’en prononça dans le monde.

-- J’écoute, répéta le jeune prince avec décision, sans rien
ambitionner, sans rien craindre de ce que vous m’allez dire.

Et il s’enfonça plus profondément encore dans les coussins épais
du carrosse, essayant de dérober à son compagnon, non seulement la
vue, mais la supposition même de sa personne.

L’ombre était noire, et elle descendait, large et opaque, du
sommet des arbres entrelacés. Ce carrosse fermé d’une vaste
toiture, n’eût pas reçu la moindre parcelle de lumière, lors même
qu’un atome lumineux se fût glissé entre les colonnes de brume qui
s’épanouissaient dans l’allée du bois.

-- Monseigneur, reprit Aramis, vous connaissez l’histoire du
gouvernement qui dirige aujourd’hui la France. Le roi est sorti
d’une enfance captive comme l’a été la vôtre, obscure comme l’a
été la vôtre, étroite comme l’a été la vôtre. Seulement, au lieu
d’avoir, comme vous, l’esclavage de la prison, l’obscurité de la
solitude, l’étroitesse de la vie cachée, il a dû souffrir toutes
ses misères, toutes ses humiliations, toutes ses gênes, au grand
jour, au soleil impitoyable de la royauté; place noyée de lumière,
où toute tache paraît une fange sordide, où toute gloire paraît
une tache. Le roi a souffert, il a de la rancune, il se vengera.
Ce sera un mauvais roi. Je ne dis pas qu’il versera le sang comme
Louis XI ou Charles IX, car il n’a pas à venger d’injures
mortelles, mais il dévorera l’argent et la subsistance de ses
sujets, parce qu’il a subi des injures d’intérêt et d’argent. Je
mets donc tout d’abord à l’abri ma conscience quand je considère
en face les mérites et les défauts de ce prince, et, si je le
condamne, ma conscience m’absout.

Aramis fit une pause. Ce n’était pas pour écouter si le silence du
bois était toujours le même, c’était pour reprendre sa pensée du
fond de son esprit, c’était pour laisser à cette pensée le temps
de s’incruster profondément dans l’esprit de son interlocuteur.

-- Dieu fait bien tout ce qu’il fait, continua l’évêque de Vannes,
et de cela je suis tellement persuadé, que je me suis applaudi dès
longtemps d’avoir été choisi par lui comme dépositaire du secret
que je vous ai aidé à découvrir. Il fallait au Dieu de justice et
de prévoyance un instrument aigu, persévérant, convaincu, pour
accomplir une grande oeuvre. Cet instrument, c’est moi. J’ai
l’acuité, j’ai la persévérance, j’ai la conviction; je gouverne un
peuple mystérieux qui a pris pour devise la devise de Dieu:
_Patiens quia aeternus!_

Le prince fit un mouvement.

-- Je devine, monseigneur, dit Aramis, que vous levez la tête, et
que ce peuple à qui je commande vous étonne. Vous ne saviez pas
traiter avec un roi. Oh! monseigneur, roi d’un peuple bien humble,
roi d’un peuple bien déshérité: humble, parce qu’il n’a de force
qu’en rampant; déshérité, parce que jamais, presque jamais en ce
monde, mon peuple ne récolte les moissons qu’il sème et ne mange
le fruit qu’il cultive. Il travaille pour une abstraction, il
agglomère toutes les molécules de sa puissance pour en former un
homme, et à cet homme, avec le produit de ses gouttes de sueur, il
compose un nuage dont le génie de cet homme doit à son tour faire
une auréole, dorée aux rayons de toutes les couronnes de la
chrétienté. Voilà l’homme que vous avez à vos côtés, monseigneur.
C’est vous dire qu’il vous a tiré de l’abîme dans un grand
dessein, et qu’il veut, dans ce dessein magnifique, vous élever
au-dessus des puissances de la terre, au-dessus de lui-même.

Le prince toucha légèrement le bras d’Aramis.

-- Vous me parlez, dit-il, de cet ordre religieux dont vous êtes
le chef. Il résulte, pour moi, de vos paroles, que, le jour où
vous voudrez précipiter celui que vous aurez élevé, la chose se
fera, et que vous tiendrez sous votre main votre créature de la
veille.

-- Détrompez-vous, monseigneur, répliqua l’évêque, je ne prendrais
pas la peine de jouer ce jeu terrible avec Votre Altesse Royale,
si je n’avais un double intérêt à gagner la partie. Le jour où
vous serez élevé, vous serez élevé à jamais, vous renverserez en
montant le marchepied, vous l’enverrez rouler si loin, que jamais
sa vue ne vous rappellera même son droit à votre reconnaissance.

-- Oh! monsieur.

-- Votre mouvement, monseigneur, vient d’un excellent naturel.
Merci! Croyez bien que j’aspire à plus que de la reconnaissance;
je suis assuré que, parvenu au faite, vous me jugerez plus digne
encore d’être votre ami, et alors, à nous deux, monseigneur, nous
ferons de si grandes choses, qu’il en sera longtemps parlé dans
les siècles.

-- Dites-moi bien, monsieur, dites-le-moi sans voiles, ce que je
suis aujourd’hui et ce que vous prétendez que je sois demain.

-- Vous êtes le fils du roi Louis XIII, vous êtes le frère du roi
Louis XIV, vous êtes l’héritier naturel et légitime du trône de
France. En vous gardant près de lui, comme on a gardé Monsieur,
votre frère cadet, le roi se réservait le droit d’être souverain
légitime. Les médecins seuls et Dieu pouvaient lui disputer la
légitimité. Les médecins aiment toujours mieux le roi qui est que
le roi qui n’est pas. Dieu se mettrait dans son tort en nuisant à
un prince honnête homme. Mais Dieu a voulu qu’on vous persécutât,
et cette persécution vous sacre aujourd’hui roi de France. Vous
aviez donc le droit de régner, puisqu’on vous le conteste; vous
aviez donc le droit d’être déclaré, puisqu’on vous séquestre; vous
êtes donc de sang divin, puisqu’on n’a pas osé verser votre sang
comme celui de vos serviteurs. Maintenant, voyez ce qu’il a fait
pour vous, ce Dieu que vous avez tant de fois accusé d’avoir tout
fait contre vous. Il vous a donné les traits, la taille, l’âge et
la voix de votre frère, et toutes les causes de votre persécution
vont devenir les causes de votre résurrection triomphale. Demain,
après-demain, au premier moment, fantôme royal, ombre vivante de
Louis XIV, vous vous assiérez sur son trône, d’où la volonté de
Dieu, confiée à l’exécution d’un bras d’homme, l’aura précipité
sans retour.

-- Je comprends, dit le prince, on ne versera pas le sang de mon
frère.

-- Vous serez seul arbitre de sa destinée.

-- Ce secret dont on a abusé envers moi...

-- Vous en userez avec lui. Que faisait-il pour le cacher? Il vous
cachait. Vivante image de lui-même, vous trahiriez le complot de
Mazarin et d’Anne d’Autriche. Vous, mon prince, vous aurez le même
intérêt à cacher celui qui vous ressemblera prisonnier, comme vous
lui ressemblerez roi.

-- Je reviens sur ce que je vous disais. Qui le gardera?

-- Qui vous gardait.

-- Vous connaissez ce secret, vous en avez fait usage pour moi.
Qui le connaît encore?

-- La reine mère et Mme de Chevreuse.

-- Que feront-elles?

-- Rien, si vous le voulez.

-- Comment cela?

-- Comment vous reconnaîtront-elles, si vous agissez de façon
qu’on ne vous reconnaisse pas?

-- C’est vrai. Il y a des difficultés plus graves.

-- Dites, prince.

-- Mon frère est marié; je ne puis prendre la femme de mon frère.

-- Je ferai qu’une répudiation soit consentie par l’Espagne; c’est
l’intérêt de votre nouvelle politique, c’est la morale humaine.
Tout ce qu’il y a de vraiment noble et de vraiment utile en ce
monde y trouvera son compte.

-- Le roi, séquestré, parlera.

-- À qui voulez-vous qu’il parle? Aux murs?

-- Vous appelez murs les hommes en qui vous aurez confiance.

-- Au besoin, oui, Votre Altesse Royale. D’ailleurs...

-- D’ailleurs?...

-- Je voulais dire que les desseins de Dieu ne s’arrêtent pas en
si beau chemin. Tout plan de cette portée est complété par les
résultats, comme un calcul géométrique. Le roi, séquestré, ne sera
pas pour vous l’embarras que vous avez été pour le roi régnant.
Dieu a fait cette âme orgueilleuse et impatiente de nature. Il
l’a, de plus, amollie, désarmée, par l’usage des honneurs et
l’habitude du souverain pouvoir. Dieu, qui voulait que la fin du
calcul géométrique dont j’avais l’honneur de vous parler fût votre
avènement au trône et la destruction de ce qui vous est nuisible,
a décidé que le vaincu finira bientôt ses souffrances avec les
vôtres. Il a donc préparé cette âme et ce corps pour la brièveté
de l’agonie. Mis en prison simple particulier, séquestré avec vos
doutes, privé de tout, avec l’habitude d’une vie solide vous avez
résisté. Mais votre frère, captif, oublié, restreint, ne
supportera point son injure, et Dieu reprendra son âme au temps
voulu, c’est-à-dire bientôt.

À ce moment de la sombre analyse d’Aramis, un oiseau de nuit
poussa du fond des futaies ce hululement plaintif et prolongé qui
fait tressaillir toute créature.

-- J’exilerais le roi déchu, dit Philippe en frémissant; ce serait
plus humain.

-- Le bon plaisir du roi décidera la question, répondit Aramis.
Maintenant, ai-je bien posé le problème? ai-je bien amené la
solution selon les désirs ou les prévisions de Votre Altesse
Royale?

-- Oui, monsieur, oui; vous n’avez rien oublié, si ce n’est
cependant deux choses.

-- La première?

-- Parlons-en tout de suite avec la même franchise que nous venons
de mettre à notre conversation, parlons des motifs qui peuvent
amener la dissolution des espérances que nous avons conçues,
parlons des dangers que nous courons.

-- Ils seraient immenses, infinis, effrayants, insurmontables, si,
comme je vous l’ai dit, tout ne concourait à les rendre absolument
nuls. Il n’y a pas de dangers pour vous ni pour moi, si la
constance et l’intrépidité de Votre Altesse Royale égalent la
perfection de cette ressemblance que la nature vous a donnée avec
le roi. Je vous le répète, il n’y a pas de dangers, il n’y a que
des obstacles. Ce mot-là, que je trouve dans toutes les langues,
je l’ai toujours mal compris; si j’étais roi, je le ferais effacer
comme absurde et inutile.

-- Si fait, monsieur, il y a un obstacle très sérieux, un danger
insurmontable que vous oubliez.

-- Ah! fit Aramis.

-- Il y a la conscience qui crie, il y a le remords qui déchire.

-- Oui, c’est vrai, dit l’évêque; il y a la faiblesse de coeur
vous me le rappelez. Oh! vous avez raison, c’est un immense
obstacle, c’est vrai. Le cheval qui a peur du fossé saute au
milieu et se tue! L’homme qui croise le fer en tremblant laisse à
la lame ennemie des jours par lesquels la mort passe! C’est vrai!
c’est vrai!

-- Avez-vous un frère? dit le jeune homme à Aramis.

-- Je suis seul au monde, répliqua celui-ci d’une voix sèche et
nerveuse comme la détente d’un pistolet.

-- Mais vous aimez quelqu’un sur la terre? ajouta Philippe.

-- Personne! Si fait, je vous aime.

Le jeune homme se plongea dans un silence si profond, que le bruit
de son propre souffle devint un tumulte pour Aramis.

-- Monseigneur, reprit-il, je n’ai pas dit tout ce que j’avais à
dire à Votre Altesse Royale: je n’ai pas offert à mon prince tout
ce que je possède pour lui de salutaires conseils et d’utiles
ressources. Il ne s’agit pas de faire briller un éclair aux yeux
de ce qui aime l’ombre; il ne s’agit pas de faire gronder les
magnificences du canon aux oreilles de l’homme doux qui aime le
repos et les champs. Monseigneur, j’ai votre bonheur tout prêt
dans ma pensée; je vais le laisser tomber de mes lèvres, ramassez-
le précieusement pour vous, qui avez tant aimé le ciel, les prés
verdoyants et l’air pur. Je connais un pays de délices, un paradis
ignoré, un coin du monde où, seul, libre, inconnu, dans les bois,
dans les fleurs, dans les eaux vives, vous oublierez tout ce que
la folie humaine, tentatrice de Dieu, vient de vous débiter de
misères tout à l’heure. Oh! écoutez-moi, mon prince, je ne raille
pas. J’ai une âme, voyez-vous, je devine l’abîme de la vôtre. Je
ne vous prendrai pas incomplet pour vous jeter dans le creuset de
ma volonté, de mon caprice ou de mon ambition. Tout ou rien. Vous
êtes froissé, malade, presque éteint par le surcroît de souffle
qu’il vous a fallu donner depuis une heure de liberté. C’est un
signe certain pour moi que vous ne voudrez pas continuer à
respirer largement, longuement. Tenons-nous donc à une vie plus
humble, plus appropriée à nos forces. Dieu m’est témoin, j’en
atteste sa toute-puissance, que je veux faire sortir votre bonheur
de cette épreuve où je vous ai engagé.

-- Parlez! Parlez! dit le prince avec une vivacité qui fit
réfléchir Aramis.

-- Je connais, reprit le prélat, dans le Bas-Poitou, un canton
dont nul en France ne soupçonne l’existence. Vingt lieues de pays,
c’est immense, n’est-ce pas? Vingt lieues, monseigneur, et toutes
couvertes et eau, d’herbages et de joncs, le tout mêlé d’îles
chargées de bois. Ces grands marais, vêtus de roseaux comme d’une
épaisse mante, dorment silencieux et profonds sous le sourire du
soleil. Quelques familles de pêcheurs les mesurent paresseusement
avec leurs grands radeaux de peuplier et d’aulne, dont le plancher
est fait d’un lit de roseaux, dont la toiture est tressée en joncs
solides. Ces barques, ces maisons flottantes, vont à l’aventure
sous le souffle du vent. Quand elles touchent une rive, c’est par
hasard, et si moelleusement, que le pêcheur qui dort n’est pas
réveillé par la secousse. S’il a voulu aborder, c’est qu’il a vu
les longues bandes de râles ou de vanneaux, de canards ou de
pluviers, de sarcelles ou de bécassines, dont il fait sa proie
avec le piège ou avec le plomb du mousquet. Les aloses argentées,
les anguilles monstrueuses, les brochets nerveux, les perches
roses et grises, tombent par masse dans ses filets. Il n’y a qu’à
choisir les pièces les plus grasses, et laisser échapper le reste.
Jamais un homme des villes, jamais un soldat, jamais personne n’a
pénétré dans ce pays. Le soleil y est doux. Certains massifs de
terre retiennent la vigne et nourrissent d’un suc généreux ses
belles grappes noires et blanches. Une fois la semaine, une barque
va chercher, au four commun, pain tiède et jaune dont l’odeur
attire et caresse de loin. Vous vivrez là comme un homme des temps
anciens. Seigneur puissant de vos chiens barbets, de vos lignes,
de vos fusils et de votre belle maison de roseaux, vous y vivrez
dans l’opulence de la chasse dans la plénitude de la sécurité;
vous passerez ainsi des années au bout desquelles, méconnaissable,
transformé, vous aurez forcé Dieu à vous refaire une destinée. Il
y a mille pistoles dans ce sac, monseigneur; c’est plus qu’il n’en
faut pour acheter tout le marais dont je vous ai parlé; c’est plus
qu’il n’en faut pour y vivre autant d’années que vous avez de
jours à vivre; c’est plus qu’il n’en faut pour être le plus riche,
le plus libre et le plus heureux de la contrée. Acceptez comme je
vous offre, sincèrement, joyeusement. Tout de suite du carrosse
que voici, nous allons distraire deux chevaux. Le muet, mon
serviteur, vous conduira, marchant la nuit, dormant le jour,
jusqu’au pays dont je vous parle, et au moins j’aurai la
satisfaction de me dire que j’ai rendu à mon prince le service
qu’il a choisi. J’aurai fait un homme heureux. Dieu m’en saura
plus de gré que d’avoir fait un homme puissant. C’est bien
autrement difficile! Eh bien! que répondez-vous, monseigneur?
Voici l’argent. Oh! n’hésitez pas. Au Poitou, vous ne risquez
rien, sinon de gagner les fièvres. Encore les sorciers du pays
pourront-ils vous guérir pour vos pistoles. À jouer l’autre
partie, celle que vous savez, vous risquez d’être assassiné sur un
trône ou étranglé dans une prison. Sur mon âme! je le dis, à
présent que j’ai pesé les deux, sur ma vie! j’hésiterais.

-- Monsieur, répliqua le jeune prince, avant que je me résolve,
laissez-moi descendre de ce carrosse, marcher sur la terre, et
consulter cette voix que Dieu fait parler dans la nature libre.
Dix minutes, et je répondrai.

-- Faites, monseigneur, dit Aramis en s’inclinant avec respect,
tant avait été solennelle et auguste la voix qui venait de
s’exprimer ainsi.


Chapitre CCXVI -- Couronne et tiare


Aramis était descendu avant le jeune homme et lui tenait la
portière ouverte. Il le vit poser le pied sur la mousse avec un
frémissement de tout le corps, et faire autour de la voiture
quelques pas embarrassés, chancelants presque. On eût dit que le
pauvre prisonnier était mal habitué à marcher sur la terre des
hommes.

On était au 15 août, vers onze heures du soir: de gros nuages, qui
présageaient la tempête, avaient envahi le ciel, et sous leurs
plis dérobaient toute lumière et toute perspective. À peine les
extrémités des allées se détachaient-elles des taillis par une
pénombre d’un gris opaque qui devenait, après un certain temps
d’examen, sensible au milieu de cette obscurité complète. Mais les
parfums qui montent de l’herbe, ceux plus pénétrants et plus frais
qu’exhale l’essence des chênes, l’atmosphère tiède et onctueuse
qui l’enveloppait tout entier pour la première fois depuis tant
d’années, cette ineffable jouissance de liberté en pleine
campagne, parlaient un langage si séduisant pour le prince, que,
quelle que fût cette retenue, nous dirons presque cette
dissimulation dont nous avons essayé de donner une idée, il se
laissa surprendre à son émotion et poussa un soupir de joie.

Puis peu à peu, il leva sa tête alourdie, et respira les
différentes couches d’air, à mesure qu’elles s’offraient chargées
d’arômes à son visage épanoui. Croisant ses bras sur sa poitrine,
comme pour l’empêcher d’éclater à l’invasion de cette félicité
nouvelle, il aspira délicieusement cet air inconnu qui court la
nuit sous le dôme des hautes forêts. Ce ciel qu’il contemplait,
ces eaux qu’il entendait bruire, ces créatures qu’il voyait
s’agiter, n’était-ce pas la réalité? Aramis n’était-il pas un fou
de croire qu’il y eût autre chose à rêver dans ce monde?

Ces tableaux enivrants de la vie de campagne, exempte de soucis,
de craintes et de gênes, cet océan de jours heureux qui miroite
incessamment devant toute imagination jeune, voilà la véritable
amorce à laquelle pourra se prendre un malheureux captif, usé par
la pierre du cachot, étiolé dans l’air si rare de la Bastille.
C’était celle, on s’en souvient, que lui avait présentée Aramis en
lui offrant et les mille pistoles que renfermait la voiture et cet
Eden enchanté que cachaient aux yeux du monde les déserts du Bas-
Poitou.

Telles étaient les réflexions d’Aramis pendant qu’il suivait, avec
une anxiété impossible à décrire, la marche silencieuse des joies
de Philippe, qu’il voyait s’enfoncer graduellement dans les
profondeurs de sa méditation.

En effet, le jeune prince, absorbé, ne touchait plus que des pieds
à la terre, et son âme, envolée aux pieds de Dieu, le suppliait
d’accorder un rayon de lumière à cette hésitation d’où devait
sortir sa mort ou sa vie.

Ce moment fut terrible pour l’évêque de Vannes. Il ne s’était pas
encore trouvé en présence d’un aussi grand malheur. Cette âme
d’acier, habituée à se jouer dans la vie parmi des obstacles sans
consistance, ne se trouvant jamais inférieure ni vaincue, allait-
elle échouer dans un si vaste plan, pour n’avoir pas prévu
l’influence qu’exerçaient sur un corps humain quelques feuilles
d’arbres arrosées de quelques litres d’air?

Aramis, fixé à la même place par l’angoisse de son doute,
contempla donc cette agonie douloureuse de Philippe, qui soutenait
la lutte contre les deux anges mystérieux. Ce supplice dura les
dix minutes qu’avait demandées le jeune homme. Pendant cette
éternité Philippe ne cessa de regarder le ciel avec un oeil
suppliant, triste et humide. Aramis ne cessa de regarder Philippe
avec un oeil avide, enflammé, dévorant.

Tout à coup, la tête du jeune homme s’inclina. Sa pensée
redescendit sur la terre. On vit son regard s’endurcir, son front
se plisser, sa bouche s’armer d’un courage farouche; puis ce
regard devint fixe encore une fois; mais, cette fois, il reflétait
la flamme des mondaines splendeurs; cette fois, il ressemblait au
regard de Satan sur la montagne, lorsqu’il passait en revue les
royaumes et les puissances de la terre pour en faire des
séductions à Jésus.

L’oeil d’Aramis redevint aussi doux qu’il avait été sombre. Alors,
Philippe lui saisissant la main d’un mouvement rapide et nerveux:

-- Allons, dit-il, allons où l’on trouve la couronne de France!

-- C’est votre décision, mon prince? repartit Aramis.

-- C’est ma décision.

-- Irrévocable?

Philippe ne daigna pas même répondre. Il regarda résolument
l’évêque, comme pour lui demander s’il était possible qu’un homme
revînt jamais sur un parti pris.

-- Ces regards-là sont des traits de feu qui peignent les
caractères, dit Aramis en s’inclinant sur la main de Philippe.
Vous serez grand, monseigneur, je vous en réponds.

-- Reprenons, s’il vous plaît, la conversation où nous l’avons
laissée. Je vous avais dit, je crois, que je voulais m’entendre
avec vous sur deux points: les dangers ou les obstacles. Ce point
est décidé. L’autre, ce sont les conditions que vous me poseriez.
À votre tour de parler, monsieur d’Herblay.

-- Les conditions, mon prince?

-- Sans doute. Vous ne m’arrêterez pas en chemin pour une
bagatelle semblable, et vous ne me ferez pas l’injure de supposer
que je vous crois sans intérêt dans cette affaire. Ainsi donc,
sans détour et sans crainte, ouvrez-moi le fond de votre pensée.

-- M’y voici, monseigneur. Une fois roi...

-- Quand sera-ce?

-- Ce sera demain au soir. Je veux dire dans la nuit.

-- Expliquez-moi comment.

-- Quand j’aurai fait une question à Votre Altesse Royale.

-- Faites.

-- J’avais envoyé à Votre Altesse un homme à moi, chargé de lui
remettre un cahier de notes écrites finement, rédigées avec
sûreté, notes qui permettent à Votre Altesse de connaître à fond
toutes les personnes qui composent et composeront sa cour.

-- J’ai lu toutes ces notes.

-- Attentivement?

-- Je les sais par coeur.

-- Et comprises? Pardon, je puis demander cela au pauvre abandonné
de la Bastille. Il va sans dire que dans huit jours, je n’aurai
plus rien à demander à un esprit comme le vôtre, jouissant de sa
liberté dans sa toute-puissance.

-- Interrogez-moi, alors: je veux être l’écolier à qui le savant
maître fait répéter la leçon convenue.

-- Sur votre famille, d’abord, monseigneur.

-- Ma mère, Anne d’Autriche? tous ses chagrins sa triste maladie?
oh! je la connais! je la connais!

-- Votre second frère? dit Aramis en s’inclinant.

-- Vous avez joint à ces notes des portraits si merveilleusement
tracés, dessinés et peints, que j’ai, par ces peintures, reconnu
les gens dont vos notes me désignaient le caractère, les moeurs et
l’histoire. Monsieur mon frère est un beau brun, le visage pâle;
il n’aime pas sa femme Henriette, que moi, moi Louis XIV, j’ai un
peu aimée, que j’aime encore coquettement, bien qu’elle m’ait tant
fait pleurer le jour où elle voulait chasser Mlle de La Vallière.

-- Vous prendrez garde aux yeux de celle-ci, dit Aramis. Elle aime
sincèrement le roi actuel. On trompe difficilement les yeux d’une
femme qui aime.

-- Elle est blonde, elle a des yeux bleus dont la tendresse me
révélera son identité. Elle boite un peu, elle écrit chaque jour
une lettre à laquelle je fais répondre par M. de Saint-Aignan.

-- Celui-là, vous le connaissez?

-- Comme si je le voyais, et je sais les derniers vers qu’il m’a
faits, comme ceux que j’ai composés en réponse aux siens.

-- Très bien. Vos ministres, les connaissez-vous?

-- Colbert, une figure laide et sombre, mais intelligente, cheveux
couvrant le front, grosse tête, lourde, pleine: ennemi mortel de
M. Fouquet.

-- Quant à celui-là, ne nous en inquiétons pas.

-- Non, parce que, nécessairement, vous me demanderez de l’exiler,
n’est ce pas?

Aramis, pénétré d’admiration, se contenta de dire:

-- Vous serez très grand, monseigneur.

-- Vous voyez, ajouta le prince, que je sais ma leçon à merveille,
et, Dieu aidant, vous ensuite, je ne me tromperai guère.

-- Vous avez encore une paire d’yeux bien gênants, monseigneur.

-- Oui, le capitaine des mousquetaires, M. d’Artagnan, votre ami.

-- Mon ami je dois le dire.

-- Celui qui a escorté La Vallière à Chaillot, celui qui a livré
Monck dans un coffre au roi Charles II, celui qui a si bien servi
ma mère, celui à qui la couronne de France doit tant qu’elle lui
doit tout. Est-ce que vous me demanderez aussi de l’exiler, celui-
là?

-- Jamais, Sire. D’Artagnan est un homme à qui, dans un moment
donné, je me charge de tout dire; mais défiez-vous, car, s’il nous
dépiste avant cette révélation, vous ou moi, nous serons pris ou
tués. C’est un homme de main.

-- J’aviserai. Parlez-moi de M. Fouquet. Qu’en voulez-vous faire?

-- Un moment encore, je vous en prie, monseigneur. Pardon, si je
parais manquer de respect en vous questionnant toujours.

-- C’est votre devoir de le faire, et c’est encore votre droit.

-- Avant de passer à M. Fouquet, j’aurais un scrupule d’oublier un
autre ami à moi.

-- M. du Vallon, l’Hercule de la France. Quant à celui-là, sa
fortune est assurée.

-- Non, ce n’est pas de lui que je voulais parler.

-- Du comte de La Fère, alors?

-- Et de son fils, notre fils à tous quatre.

-- Ce garçon qui se meurt d’amour pour La Vallière, à qui mon
frère l’a prise déloyalement! Soyez tranquille, je saurai la lui
faire recouvrer. Dites-moi une chose, monsieur d’Herblay: oublie-
t-on les injures quand on aime? pardonne-t-on à la femme qui a
trahi? Est-ce un des usages de l’esprit français? est-ce une des
lois du coeur humain?

-- Un homme qui aime profondément, comme aime Raoul de Bragelonne,
finit par oublier le crime de sa maîtresse; mais je ne sais si
Raoul oubliera.

-- J’y pourvoirai. Est-ce tout ce que vous vouliez me dire sur
votre ami?

-- C’est tout.

-- À M. Fouquet, maintenant. Que comptez-vous que j’en ferai?

-- Le surintendant, comme par le passé, je vous en prie.

-- Soit! mais il est aujourd’hui premier ministre.

-- Pas tout à fait.

-- Il faudra bien un premier ministre à un roi ignorant et
embarrassé comme je le serai.

-- Il faudra un ami à Votre Majesté?

-- Je n’en ai qu’un, c’est vous.

-- Vous en aurez d’autres plus tard: jamais d’aussi dévoué, jamais
d’aussi zélé pour votre gloire.

-- Vous serez mon premier ministre.

-- Pas tout de suite, monseigneur. Cela donnerait trop d’ombrage
et d’étonnement.

-- M. de Richelieu, premier ministre de ma grand-mère Marie de
Médicis, n’était qu’évêque de Luçon, comme vous êtes évêque de
Vannes.

-- Je vois que Votre Altesse Royale a bien profité de mes notes.
Cette miraculeuse perspicacité me comble de joie.

-- Je sais bien que M. de Richelieu, par la protection de la
reine, est devenu bientôt cardinal.

-- Il vaudra mieux, dit Aramis en s’inclinant, que je ne sois
premier ministre qu’après que Votre Altesse Royale m’aura fait
nommer cardinal.

-- Vous le serez avant deux mois, monsieur d’Herblay. Mais voilà
bien peu de chose. Vous ne m’offenseriez pas en me demandant
davantage, et vous m’affligeriez en vous en tenant là.

-- Aussi ai-je quelque chose à espérer de plus, monseigneur.

-- Dites, dites!

-- M. Fouquet ne gardera pas toujours les affaires, il vieillira
vite. Il aime le plaisir, compatible aujourd’hui avec son travail,
grâce au reste de jeunesse dont il jouit; mais cette jeunesse
tient au premier chagrin ou à la première maladie qu’il
rencontrera. Nous lui épargnerons le chagrin, parce qu’il est
galant homme et noble coeur. Nous ne pourrons lui sauver la
maladie. Ainsi, c’est jugé. Quand vous aurez payé toutes les
dettes de M. Fouquet, remis les finances en état, M. Fouquet
pourra demeurer roi dans sa cour de poètes et de peintres; nous
l’aurons fait riche. Alors, devenu premier ministre de Votre
Altesse Royale, je pourrai songer à mes intérêts et aux vôtres.

Le jeune homme regarda son interlocuteur.

-- M. de Richelieu, dont nous parlions, dit Aramis, a eu le tort
très grand de s’attacher à gouverner seulement la France. Il a
laissé deux rois, le roi Louis XIII et lui, trôner sur le même
trône, tandis qu’il pouvait les installer plus commodément sur
deux trônes différents.

-- Sur deux trônes? dit le jeune homme en rêvant.

-- En effet, poursuivit Aramis tranquillement: un cardinal premier
ministre de France, aidé de la faveur et de l’appui du roi Très
Chrétien; un cardinal à qui le roi son maître prêtre ses trésors,
son armée, son conseil, cet homme-là ferait un double emploi
fâcheux en appliquant ses ressources à la seule France. Vous,
d’ailleurs, ajouta Aramis en plongeant jusqu’au fond des yeux de
Philippe, vous ne serez pas un roi comme votre père, délicat, lent
et fatigué de tout; vous serez un roi de tête et d’épée; vous
n’aurez pas assez de vos États: je vous y gênerais. Or, jamais
notre amitié ne doit être, je ne dis pas altérée, mais même
effleurée par une pensée secrète. Je vous aurai donné le trône de
France, vous me donnerez le trône de saint Pierre. Quand votre
main loyale, ferme et armée aura pour main jumelle la main d’un
pape tel que je le serai, ni Charles-Quint, qui a possédé les deux
tiers du monde, ni Charlemagne, qui le posséda entier, ne
viendront à la hauteur de votre ceinture. Je n’ai pas d’alliance,
moi, je n’ai pas de préjugés, je ne vous jette pas dans la
persécution des hérétiques, je ne vous jetterai pas dans les
guerres de famille; je dirai: «À nous deux l’univers; à moi pour
les âmes, à vous pour les corps.» Et, comme je mourrai le premier,
vous aurez mon héritage. Que dites-vous de mon plan, monseigneur?

-- Je dis que vous me rendez heureux et fier, rien que de vous
avoir compris, monsieur d’Herblay, vous serez cardinal; cardinal,
vous serez mon premier ministre. Et puis vous m’indiquerez ce
qu’il faut faire pour qu’on vous élise pape; je le ferai.
Demandez-moi des garanties.

-- C’est inutile. Je n’agirai jamais qu’en vous faisant gagner
quelque chose; je ne monterai jamais sans vous avoir hissé sur
l’échelon supérieur; je me tiendrai toujours assez loin de vous
pour échapper à votre jalousie, assez près pour maintenir votre
profit et surveiller votre amitié. Tous les contrats en ce monde
se rompent, parce que l’intérêt qu’ils renferment tend à pencher
d’un seul côté. Jamais entre nous il n’en sera de même; je n’ai
pas besoin de garanties.

-- Ainsi... mon frère... disparaîtra?...

-- Simplement. Nous l’enlèverons de son lit par le moyen d’un
plancher qui cède à la pression du doigt. Endormi sous la
couronne, il se réveillera dans la captivité. Seul, vous
commanderez à partir de ce moment, et vous n’aurez pas d’intérêt
plus cher que celui de me conserver près de vous.

-- C’est vrai! Voici ma main, monsieur d’Herblay.

-- Permettez-moi de m’agenouiller devant vous, Sire, bien
respectueusement. Nous nous embrasserons le jour où tous deux nous
aurons au front, vous la couronne, moi la tiare.

-- Embrassez-moi aujourd’hui même, et soyez plus que grand, plus
qu’habile, plus que sublime génie: soyez bon pour moi, soyez mon
père!

Aramis faillit s’attendrir en l’écoutant parler. Il crut sentir
dans son coeur un mouvement jusqu’alors inconnu; mais cette
impression s’effaça bien vite.

«Son père! pensa-t-il. Oui, Saint-Père!»

Et ils reprirent place dans le carrosse, qui courut rapidement sur
la route de Vaux-le-Vicomte.


Chapitre CCXVII -- Le château de Vaux-le-Vicomte


Le château de Vaux-le-Vicomte, situé à une lieue de Melun, avait
été bâti par Fouquet en 1656. Il n’y avait alors que peu d’argent
en France. Mazarin avait tout pris, et Fouquet dépensait le reste.
Seulement, comme certains hommes ont les défauts féconds et les
vices utiles, Fouquet, en semant les millions dans ce palais,
avait trouvé le moyen de récolter trois hommes illustres: Le Vau,
architecte de l’édifice, Le Nôtre, dessinateur des jardins, et Le
Brun, décorateur des appartements.

Si le château de Vaux avait un défaut qu’on pût lui reprocher,
c’était son caractère grandiose et sa gracieuse magnificence, il
est encore proverbial aujourd’hui de nombrer les arpents de sa
toiture, dont la réparation est de nos jours la ruine des fortunes
rétrécies comme toute l’époque.

Vaux-le-Vicomte, quand on a franchi sa large grille, soutenue par
des cariatides, développe son principal corps de logis dans la
vaste cour d’honneur, ceinte de fossés profonds que borde un
magnifique balustre de pierre. Rien de plus noble que l’avant-
corps du milieu, hissé sur son perron comme un roi sur son trône,
ayant autour de lui quatre pavillons qui forment les angles, et
dont les immenses colonnes ioniques s’élèvent majestueusement à
toute la hauteur de l’édifice. Les frises ornées d’arabesques, les
frontons couronnant les pilastres donnent partout la richesse et
la grâce. Les dômes, surmontant le tout, donnent l’ampleur et la
majesté.

Cette maison, bâtie par un sujet, ressemble bien plus à une maison
royale que ces maisons royales dont Wolsey se croyait forcé de
faire présent à son maître de peur de le rendre jaloux.

Mais, si la magnificence et le goût éclatent dans un endroit
spécial de ce palais, si quelque chose peut être préféré à la
splendide ordonnance des intérieurs, au luxe des dorures, à la
profusion des peintures et des statues, c’est le parc, ce sont les
jardins de Vaux. Les jets d’eau, merveilleux en 1653, sont encore
des merveilles aujourd’hui, les cascades faisaient l’admiration de
tous les rois et de tous les princes, et quant à la fameuse
grotte, thème de tant de vers fameux, séjour de cette illustre
nymphe de Vaux que Pélisson fit parler avec La Fontaine, on nous
dispensera d’en décrire toutes les beautés, car nous ne voudrions
pas réveiller pour nous ces critiques que méditait alors Boileau:

_Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales._
_........................_
_Et je me sauve à peine au travers du jardin._

Nous ferons comme Despréaux, nous entrerons dans ce parc âgé de
huit ans seulement, et dont les cimes, déjà superbes,
s’épanouissaient rougissantes aux premiers rayons du soleil. Le
Nôtre avait hâté le plaisir de Mécène; toutes les pépinières
avaient donné des arbres doublés par la culture et les actifs
engrais. Tout arbre du voisinage qui offrait un bel espoir avait
été enlevé avec ses racines, et planté tout vif dans le parc.
Fouquet pouvait bien acheter des arbres pour orner son parc,
puisqu’il avait acheté trois villages et leurs contenances pour
l’agrandir.

M. de Scudéry dit de ce palais que, pour l’arroser, M. Fouquet
avait divisé une rivière en mille fontaines et réuni mille
fontaines en torrents. Ce M. de Scudéry en dit bien d’autres dans
sa _Clélie_ sur ce palais de Valterre, dont il décrit
minutieusement les agréments.

Nous serons plus sages de renvoyer les lecteurs curieux à Vaux que
de les renvoyer à la _Clélie_. Cependant il y a autant de lieues
de Paris à Vaux que de volumes à la _Clélie_.

Cette splendide maison était prête pour recevoir _le plus grand
roi du monde_. Les amis de M. Fouquet avaient voituré là, les uns
leurs acteurs et leurs décors, les autres leurs équipages de
statuaires et de peintres, les autres encore leur plumes finement
taillées. Il s’agissait de risquer beaucoup d’impromptus.

Les cascades, peu dociles, quoique nymphes, regorgeaient d’une eau
plus brillante que le cristal; elles épanchaient sur les tritons
et les néréides de bronze des flots écumeux s’irisant aux feux du
soleil.

Une armée de serviteurs courait par escouades dans les cours et
dans les vastes corridors, tandis que Fouquet, arrivé le matin
seulement, se promenait calme et clairvoyant, pour donner les
derniers ordres, après que ses intendants avaient passé leur
revue.

On était, comme nous l’avons dit, au 15 août. Le soleil tombait
d’aplomb sur les épaules des dieux de marbre et de bronze; il
chauffait l’eau des conques et mûrissait dans les vergers ces
magnifiques pêches que le roi devait regretter cinquante ans plus
tard, alors qu’à Marly, manquant de belles espèces dans ses
jardins qui avaient coûté à la France le double de ce qu’avait
coûté Vaux, le grand roi disait à quelqu’un:

-- Vous êtes trop jeune, vous, pour avoir mangé des pêches de
M. Fouquet.

Ô souvenir! ô trompettes de la renommée! ô gloire de ce monde!
Celui-là qui se connaissait si bien en mérite; celui-là qui avait
recueilli l’héritage de Nicolas Fouquet; celui-là qui lui avait
pris Le Nôtre et Le Brun; celui-là qui l’avait envoyé pour toute
sa vie dans une prison d’État, celui-là se rappelait seulement les
pêches de cet ennemi vaincu, étouffé, oublié! Fouquet avait eu
beau jeter trente millions dans ses bassins, dans les creusets de
ses statuaires, dans les écritures de ses poètes, dans les
portefeuilles de ses peintres; il avait cru en vain faire penser à
lui. Une pêche éclose vermeille et charnue entre les losanges d’un
treillage, sous les langues verdoyantes de ses feuilles aiguës, ce
peu de matière végétale qu’un loir croquait sans y penser,
suffisait au grand roi pour ressusciter en son souvenir l’ombre
lamentable du dernier surintendant de France!

Bien sûr qu’Aramis avait distribué les grandes masses, qu’il avait
pris soin de faire garder les portes et préparer les logements,
Fouquet ne s’occupait plus que de l’ensemble. Ici, Gourville lui
montrait les dispositions du feu d’artifice; là, Molière le
conduisait au théâtre; et enfin, après avoir visité la chapelle,
les salons, les galeries, Fouquet redescendait épuisé, quand il
vit Aramis dans l’escalier. Le prélat lui faisait signe.

Le surintendant vint joindre son ami, qui l’arrêta devant un grand
tableau terminé à peine. S’escrimant sur cette toile, le peintre
Le Brun, couvert de sueur, taché de couleurs, pâle de fatigue et
d’inspiration, jetait les derniers coups de sa brosse rapide.
C’était ce portrait du roi qu’on attendait, avec l’habit de
cérémonie, que Percerin avait daigné faire voir d’avance à
l’évêque de Vannes.

Fouquet se plaça devant ce tableau, qui vivait, pour ainsi dire,
dans sa chair fraîche et dans sa moite chaleur. Il regarda la
figure, calcula le travail, admira, et, ne trouvant pas de
récompense qui fût digne de ce travail d’Hercule, il passa ses
bras au cou du peintre et l’embrassa. M. le surintendant venait de
gâter un habit de mille pistoles, mais il avait reposé Le Brun.

Ce fut un beau moment pour l’artiste, ce fut un douloureux moment
pour M. Percerin, qui, lui aussi, marchait derrière Fouquet, et
admirait dans la peinture de Le Brun l’habit qu’il avait fait pour
Sa Majesté, objet d’art, disait-il, qui n’avait son pareil que
dans la garde-robe de M. le surintendant.

Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut
donné du sommet de la maison. Par-delà Melun, dans la plaine déjà
nue, les sentinelles de Vaux avaient aperçu le cortège du roi et
des reines: Sa Majesté entrait dans Melun avec sa longue file de
carrosses et de cavaliers.

-- Dans une heure, dit Aramis à Fouquet.

-- Dans une heure! répliqua celui-ci en soupirant.

-- Et ce peuple qui se demande à quoi servent les fêtes royales!
continua l’évêque de Vannes en riant de son faux rire.

-- Hélas! moi, qui ne suis pas peuple, je me le demande aussi.

-- Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, monseigneur. Prenez
votre bon visage, car c’est jour de joie.

-- Eh bien! croyez-moi, si vous voulez, d’Herblay, dit le
surintendant avec expansion, en désignant du doigt le cortège de
Louis à l’horizon, il ne m’aime guère, je ne l’aime pas beaucoup,
mais je ne sais comment il se fait que, depuis qu’il approche de
ma maison...

-- Eh bien! quoi?

-- Eh bien! depuis qu’il se rapproche, il m’est plus sacré, il
m’est le roi, il m’est presque cher.

-- Cher? oui, fit Aramis en jouant sur le mot, comme, plus tard,
l’abbé Terray avec Louis XV.

-- Ne riez pas, d’Herblay, je sens que, s’il le voulait bien,
j’aimerais ce jeune homme.

-- Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela, reprit Aramis, c’est à
M. Colbert.

-- À M. Colbert! s’écria Fouquet. Pourquoi?

-- Parce qu’il vous fera avoir une pension sur la cassette du roi,
quand il sera surintendant.

Ce trait lancé, Aramis salua.

-- Où allez-vous donc? reprit Fouquet, devenu sombre.

-- Chez moi, pour changer d’habits, monseigneur.

-- Où vous êtes-vous logé, d’Herblay?

-- Dans la chambre bleue du deuxième étage.

-- Celle qui donne au-dessus de la chambre du roi?

-- Précisément.

-- Quelle sujétion vous avez prise là! Se condamner à ne pas
remuer!

-- Toute la nuit, monseigneur, je dors ou je lis dans mon lit.

-- Et vos gens?

-- Oh! je n’ai qu’une personne avec moi.

-- Si peu!

-- Mon lecteur me suffit. Adieu, monseigneur, ne vous fatiguez pas
trop. Conservez-vous frais pour l’arrivée du roi.

-- On vous verra? on verra votre ami du Vallon?

-- Je l’ai logé près de moi. Il s’habille.

Et Fouquet, saluant de la tête et du sourire, passa comme un
général en chef qui visite des avant-postes, quand on lui a
signalé l’ennemi.


Chapitre CCXVIII -- Le vin de Melun


Le roi était entré effectivement dans Melun avec l’intention de
traverser seulement la ville. Le jeune monarque avait soif de
plaisirs. Durant tout le voyage, il n’avait aperçu que deux fois
La Vallière, et, devinant qu’il ne pourrait lui parler que la
nuit, dans les jardins, après la cérémonie, il avait hâte de
prendre ses logements à Vaux. Mais il comptait sans son capitaine
des mousquetaires et aussi sans M. Colbert.

Semblable à Calypso, qui ne pouvait se consoler du départ
d’Ulysse, notre Gascon ne pouvait se consoler de n’avoir pas
deviné pourquoi Aramis faisait demander à Percerin l’exhibition
des habits neufs du roi.

«Toujours est-il, se disait cet esprit flexible dans sa logique,
que l’évêque de Vannes, mon ami, fait cela pour quelque chose.»

Et de se creuser la cervelle bien inutilement.

D’Artagnan, si fort assoupli à toutes les intrigues de cour;
d’Artagnan, qui connaissait la situation de Fouquet mieux que
Fouquet lui-même, avait conçu les plus étranges soupçons à
l’énoncé de cette fête qui eût ruiné un homme riche, et qui
devenait une oeuvre impossible, insensée, pour un homme ruiné. Et
puis, la présence d’Aramis, revenu de Belle-Île et nommé grand
ordonnateur par M. Fouquet, son immixtion persévérante dans toutes
les affaires du surintendant, les visites de M. de Vannes chez
Baisemeaux, tout ce louche avait profondément tourmenté d’Artagnan
depuis quelques semaines.

«Avec des hommes de la trempe d’Aramis, disait-il, on n’est le
plus fort que l’épée à la main. Tant qu’Aramis a fait l’homme de
guerre, il y a eu espoir de le surmonter; depuis qu’il a doublé sa
cuirasse d’une étole, nous sommes perdus. Mais que veut Aramis?»

Et d’Artagnan rêvait.

«Que m’importe! après tout, s’il ne veut renverser que
M. Colbert?... Que peut-il vouloir autre chose?»

D’Artagnan se grattait le front, cette fertile terre d’où le soc
de ses ongles avait tant fouillé de belles et bonnes idées.

Il eut celle de s’aboucher avec M. Colbert, mais son amitié, son
serment d’autrefois, le liaient trop à Aramis. Il recula.
D’ailleurs, il haïssait ce financier.

Il voulut s’ouvrir au roi. Mais le roi ne comprendrait rien à ses
soupçons, qui n’avaient pas même la réalité de l’ombre.

Il résolut de s’adresser directement à Aramis, la première fois
qu’il le verrait.

«Je le prendrai entre deux chandelles, directement, brusquement,
se dit le mousquetaire. Je lui mettrai la main sur le coeur, et il
me dira... Que me dira-t-il? oui, il me dira quelque chose, car,
mordioux! il y a quelque chose là-dessous!»

Plus tranquille, d’Artagnan fit ses apprêts de voyage, et donna
ses soins à ce que la maison militaire du roi, fort peu
considérable encore, fût bien commandée et bien ordonnée dans ses
médiocres proportions. Il résulta, de ces tâtonnements du
capitaine, que le roi se mit à la tête des mousquetaires, de ses
Suisses et d’un piquet de gardes-françaises, lorsqu’il arriva
devant Melun. On eût dit d’une petite armée. M. Colbert regardait
ces hommes d’épée avec beaucoup de joie. Il en voulait encore un
tiers en sus.

-- Pourquoi? disait le roi.

-- Pour faire plus d’honneur à M. Fouquet, répliquait Colbert.

«Pour le ruiner plus vite», pensait d’Artagnan.

L’armée parut devant Melun, dont les notables apportèrent au roi
les clefs, et l’invitèrent à entrer à l’Hôtel de Ville pour
prendre le vin d’honneur.

Le roi, qui s’attendait à passer outre et à gagner Vaux tout de
suite, devint rouge de dépit.

-- Quel est le sot qui m’a valu ce retard? grommela-t-il entre ses
dents, pendant que le maître échevin faisait son discours.

-- Ce n’est pas moi, répliqua d’Artagnan; mais je crois bien que
c’est M. Colbert.

Colbert entendit son nom.

-- Que plaît-il à M. d’Artagnan? demanda-t-il.

-- Il me plaît savoir si vous êtes celui qui a fait entrer le roi
dans le vin de Brie?

-- Oui, monsieur.

-- Alors, c’est à vous que le roi a donné un nom.

-- Lequel, monsieur?

-- Je ne sais trop... Attendez... imbécile... non, non... sot,
sot, stupide, voilà ce que Sa Majesté a dit de celui qui lui a
valu le vin de Melun.

D’Artagnan, après cette bordée, caressa tranquillement son cheval.
La grosse tête de M. Colbert enfla comme un boisseau.

D’Artagnan, le voyant si laid par la colère, ne s’arrêta pas en
chemin. L’orateur allait toujours; le roi rougissait à vue d’oeil.

-- Mordioux! dit flegmatiquement le mousquetaire, le roi va
prendre un coup de sang. Où diable avez-vous eu cette idée-là,
monsieur Colbert? Vous n’avez pas de chance.

-- Monsieur, dit le financier en se redressant, elle m’a été
inspirée par mon zèle pour le service du roi.

-- Bah!

-- Monsieur, Melun est une ville, une bonne ville qui paie bien,
et qu’il est inutile de mécontenter.

-- Voyez-vous cela! Moi qui ne suis pas un financier, j’avais
seulement vu une idée dans votre idée.

-- Laquelle, monsieur?

-- Celle de faire faire un peu de bile à M. Fouquet, qui
s’évertue, là-bas, sur ses donjons, à nous attendre.

Le coup était juste et rude. Colbert en fut désarçonné. Il se
retira l’oreille basse. Heureusement, le discours était fini. Le
roi but, puis tout le monde reprit la marche à travers la ville.
Le roi rongeait ses lèvres, car la nuit venait et tout espoir de
promenade avec La Vallière s’évanouissait.

Pour faire entrer la maison du roi dans Vaux, il fallait au moins
quatre heures, grâce à toutes les consignes. Aussi le roi, qui
bouillait d’impatience, pressa-t-il les reines, afin d’arriver
avant la nuit, mais au moment de se remettre en marche, les
difficultés surgirent.

-- Est-ce que le roi ne va pas coucher à Melun? dit M. Colbert,
bas, à d’Artagnan.

M. Colbert était bien mal inspiré, ce jour-là, de s’adresser ainsi
au chef des mousquetaires. Celui-ci avait deviné que le roi ne
tenait pas en place. D’Artagnan ne voulait le laisser entrer à
Vaux que bien accompagné: il désirait donc que Sa Majesté n’entrât
qu’avec toute l’escorte. D’un autre côté, il sentait que les
retards irriteraient cet impatient caractère. Comment concilier
ces deux difficultés? D’Artagnan prit Colbert au mot et le lança
sur le roi.

-- Sire, dit-il, M. Colbert demande si Votre Majesté ne couchera
pas à Melun?

-- Coucher à Melun! Et pour quoi faire? s’écria Louis XIV Coucher
à Melun! Qui diable a pu songer à cela, quand M. Fouquet nous
attend ce soir?

-- C’était, reprit vivement Colbert, la crainte de retarder Votre
Majesté, qui, d’après l’étiquette, ne peut entrer autre part que
chez elle, avant que les logements aient été marqués par son
fourrier, et la garnison distribuée.

D’Artagnan écoutait de ses oreilles en se mordant la moustache.

Les reines entendaient aussi. Elles étaient fatiguées; elles
eussent voulu dormir, et surtout empêcher le roi de se promener,
le soir, avec M. de Saint-Aignan et les dames; car, si l’étiquette
renfermait chez elles les princesses, les dames, leur service
fait, avaient toute faculté de se promener.

On voit que tous ces intérêts, s’amoncelant en vapeurs, devaient
produire des nuages, et les nuages une tempête. Le roi n’avait pas
de moustache à mordre: il mâchait avidement le manche de son
fouet. Comment sortir de là? D’Artagnan faisait les doux yeux et
Colbert le gros dos. Sur qui mordre?

-- On consultera là-dessus la reine, dit Louis XIV en saluant les
dames.

Et cette bonne grâce qu’il eut pénétra le coeur de Marie-Thérèse,
qui était bonne et généreuse, et qui, remise à son libre arbitre,
répliqua respectueusement:

-- Je ferai la volonté du roi, toujours avec plaisir.

-- Combien faut-il de temps pour aller à Vaux? demanda Anne
d’Autriche en traînant sur chaque syllabe, et en appuyant la main
sur son sein endolori.

-- Une heure pour les carrosses de Leurs Majestés, dit d’Artagnan,
par des chemins assez beaux.

Le roi le regarda.

-- Un quart d’heure pour le roi, se hâta-t-il d’ajouter.

-- On arriverait au jour, dit Louis XIV.

-- Mais les logements de la maison militaire, objecta doucement
Colbert, feront perdre au roi toute la hâte du voyage, si prompt
qu’il soit.

«Double brute! pensa d’Artagnan, si j’avais intérêt à démolir ton
crédit, je le ferais en dix minutes.»

-- À la place du roi, ajouta-t-il tout haut, en me rendant chez
M. Fouquet, qui est un galant homme, je laisserais ma maison,
j’irais en ami; j’entrerais seul avec mon capitaine des gardes;
j’en serais plus grand et plus sacré.

La joie brilla dans les yeux du roi.

-- Voilà un bon conseil, dit-il, mesdames; allons chez un ami, en
ami. Marchez doucement, messieurs des équipages; et nous,
messieurs, en avant!

Il entraîna derrière lui tous les cavaliers.

Colbert cacha sa grosse tête renfrognée derrière le cou de son
cheval.

-- J’en serai quitte, dit d’Artagnan tout en galopant, pour
causer, dès ce soir, avec Aramis. Et puis M. Fouquet est un galant
homme, mordioux! je l’ai dit, il faut le croire.

Voilà comment, vers sept heures du soir, sans trompettes et sans
gardes avancées, sans éclaireurs ni mousquetaires, le roi se
présenta devant la grille de Vaux, où Fouquet, prévenu, attendait,
depuis une demi-heure, tête nue, au milieu de sa maison et de ses
amis.


Chapitre CCXIX -- Nectar et ambroisie


M. Fouquet tint l’étrier au roi, qui, ayant mis pied à terre, se
releva gracieusement, et, plus gracieusement encore, lui tendit
une main que Fouquet, malgré un léger effort du roi, porta
respectueusement à ses lèvres.

Le roi voulait attendre, dans la première enceinte l’arrivée des
carrosses. Il n’attendit pas longtemps. Les chemins avaient été
battus par ordre du surintendant. On n’eût pas trouvé, depuis
Melun jusqu’à Vaux, un caillou gros comme un oeuf. Aussi les
carrosses, roulant comme sur un tapis, amenèrent-ils, sans cahots
ni fatigues, toutes les dames à huit heures. Elles furent reçues
par Mme la surintendante, et au moment où elles apparaissaient,
une lumière vive, comme celle du jour, jaillit de tous les arbres,
de tous les vases de tous les marbres. Cet enchantement dura
jusqu’à ce que Leurs Majestés se fussent perdues dans l’intérieur
du palais.

Toutes ces merveilles, que le chroniqueur a entassées ou plutôt
conservées dans son récit, au risque de rivaliser avec le
romancier, ces splendeurs de la nuit vaincue, de la nature
corrigée, de tous les plaisirs, de tous les luxes combinés pour la
satisfaction des sens et de l’esprit, Fouquet les offrit
réellement à son roi, dans cette retraite enchantée, dont nul
souverain, en Europe ne pouvait se flatter de posséder
l’équivalent.

Nous ne parlerons ni du grand festin qui réunit Leurs Majestés, ni
des concerts, ni des féeriques métamorphoses; nous nous
contenterons de peindre le visage du roi, qui, de gai, ouvert, de
bienheureux qu’il était d’abord, devint bientôt sombre, contraint,
irrité. Il se rappelait sa maison à lui, et ce pauvre luxe qui
n’était que l’ustensile de la royauté sans être la propriété de
l’homme-roi. Les grands vases du Louvre, les vieux meubles et la
vaisselle de Henri II, de François Ier, de Louis XI, n’étaient que
des monuments historiques. Ce n’étaient que des objets d’art, une
défroque du métier royal. Chez Fouquet, la valeur était dans le
travail comme dans la matière. Fouquet mangeait dans un or que des
artistes à lui avaient fondu et ciselé pour lui. Fouquet buvait
des vins dont le roi de France ne savait pas le nom: il les buvait
dans des gobelets plus précieux chacun que toute la cave royale.

Que dire des salles, des tentures, des tableaux, des serviteurs,
des officiers de toute sorte? Que dire du service ou, l’ordre
remplaçant l’étiquette, le bien-être remplaçant les consignes, le
plaisir et la satisfaction du convive devenaient la suprême loi de
tout ce qui obéissait à l’hôte?

Cet essaim de gens affairés sans bruit, cette multitude de
convives moins nombreux que les serviteurs, ces myriades de mets,
de vases d’or et d’argent, ces flots de lumière, ces amas de
fleurs inconnues, dont les serres s’étaient dépouillées comme
d’une surcharge, puisqu’elles étaient encore redondantes de
beauté, ce tout harmonieux, qui n’était que le prélude de la fête
promise, ravit tous les assistants, qui témoignèrent leur
admiration à plusieurs reprises, non par la voix ou par le geste,
mais par le silence et l’attention, ces deux langages du courtisan
qui ne connaît plus le frein du maître.

Quant au roi, ses yeux se gonflèrent: il n’osa plus regarder la
reine. Anne d’Autriche, toujours supérieure en orgueil à toute
créature, écrasa son hôte par le mépris qu’elle témoigna pour tout
ce qu’on lui servait.

La jeune reine, bonne et curieuse de la vie, loua Fouquet, mangea
de grand appétit, et demanda le nom de plusieurs fruits qui
paraissaient sur la table. Fouquet répondit qu’il ignorait les
noms. Ces fruits sortaient de ses réserves: il les avait souvent
cultivés lui-même, étant un savant en fait d’agronomie exotique.
Le roi sentit la délicatesse. Il n’en fut que plus humilié. Il
trouvait la reine un peu peuple, et Anne d’Autriche un peu Junon.
Tout son soin, à lui, était de se garder froid sur la limite de
l’extrême dédain ou de la simple admiration.

Mais Fouquet avait prévu tout cela: c’était un de ces hommes qui
prévoient tout.

Le roi avait expressément déclaré que, tant qu’il serait chez
M. Fouquet, il désirait ne pas soumettre ses repas à l’étiquette,
et, par conséquent, dîner avec tout le monde; mais, par les soins
du surintendant, le dîner du roi se trouvait servi à part, si l’on
peut s’exprimer ainsi, au milieu de la table générale. Ce dîner,
merveilleux par sa composition, comprenait tout ce que le roi
aimait, tout ce qu’il choisissait d’habitude. Louis n’avait pas
d’excuses, lui, le premier appétit de son royaume, pour dire qu’il
n’avait pas faim.

M. Fouquet fit bien mieux: il s’était mis à table pour obéir à
l’ordre du roi, mais dès que les potages furent servis, il se leva
de table et se mit lui-même à servir le roi, pendant que Mme la
surintendante se tenait derrière le fauteuil de la reine mère. Le
dédain de Junon et les bouderies de Jupiter ne tinrent pas contre
cet excès de bonne grâce. La reine mère mangea un biscuit dans du
vin de San Lucar, et le roi mangea de tout en disant à M. Fouquet:

-- Il est impossible, monsieur le surintendant, de faire meilleure
chère.

Sur quoi, toute la Cour se mit à dévorer d’un tel enthousiasme,
que l’on eût dit des nuées de sauterelles d’Égypte s’abattant sur
les seigles verts.

Cela n’empêcha pas que, après la faim assouvie, le roi ne redevînt
triste: triste en proportion de la belle humeur qu’il avait cru
devoir manifester, triste surtout de la bonne mine que ses
courtisans avaient faite à Fouquet.

D’Artagnan, qui mangeait beaucoup et qui buvait sec, sans qu’il y
parût, ne perdit pas un coup de dent, mais fit un grand nombre
d’observations qui lui profitèrent.

Le souper fini, le roi ne voulut pas perdre la promenade. Le parc
était illuminé. La lune, d’ailleurs, comme si elle se fût mise aux
ordres du seigneur de Vaux, argenta les massifs et les lacs de ses
diamants et de son phosphore. La fraîcheur était douce. Les allées
étaient ombreuses et sablées si moelleusement, que les pieds s’y
plaisaient. Il y eut fête complète; car le roi, trouvant La
Vallière au détour d’un bois, lui put serrer la main et dire: «Je
vous aime», sans que nul l’entendît, excepté M. d’Artagnan, qui
suivait, et M. Fouquet, qui précédait.

Cette nuit d’enchantements s’avança. Le roi demanda sa chambre.
Aussitôt tout fut en mouvement. Les reines passèrent chez elles au
son des théorbes et des flûtes. Le roi trouva, en montant, ses
mousquetaires, que M. Fouquet avait fait venir de Melun et invités
à souper.

D’Artagnan perdit toute défiance. Il était las, il avait bien
soupé, et voulait, une fois dans sa vie, jouir d’une fête chez un
véritable roi.

-- M. Fouquet, disait-il, est mon homme.

On conduisit, en grande cérémonie, le roi dans la chambre de
Morphée, dont nous devons une mention légère à nos lecteurs.
C’était la plus belle et la plus vaste du palais. Le Brun avait
peint, dans la coupole, les songes heureux et les songes tristes
que Morphée suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le
sommeil enfante de gracieux, ce qu’il verse de miel et de parfums,
de fleurs et de nectar, de voluptés ou de repos dans les sens, le
peintre en avait enrichi les fresques. C’était une composition
aussi suave dans une partie, que sinistre et terrible dans
l’autre. Les coupes qui versent les poisons, le fer qui brille sur
la tête du dormeur, les sorciers et les fantômes aux masques
hideux, les demi-ténèbres, plus effrayantes que la flamme ou la
nuit profonde, voilà ce qu’il avait donné pour pendants à ses
gracieux tableaux.

Le roi, entré dans cette chambre magnifique, fut saisi d’un
frisson. Fouquet en demanda la cause.

-- J’ai sommeil, répliqua Louis assez pâle.

-- Votre Majesté veut-elle son service sur-le-champ?

-- Non, j’ai à causer avec quelques personnes, dit le roi. Qu’on
prévienne M. Colbert.

Fouquet s’inclina et sortit.


Chapitre CCXX -- À Gascon, Gascon et demi


D’Artagnan n’avait pas perdu de temps; ce n’était pas dans ses
habitudes. Après s’être informé d’Aramis, il avait couru jusqu’à
ce qu’il l’eût rencontré. Or, Aramis, une fois le roi entré dans
Vaux, s’était retiré dans sa chambre, méditant sans doute encore
quelque galanterie pour les plaisirs de Sa Majesté.

D’Artagnan se fit annoncer et trouva au second étage, dans une
belle chambre qu’on appelait la chambre bleue, à cause de ses
tentures, il trouva, disons-nous l’évêque de Vannes en compagnie
de Porthos et de plusieurs épicuriens modernes.

Aramis vint embrasser son ami, lui offrit le meilleur siège, et
comme on vit généralement que le mousquetaire se réservait sans
doute afin d’entretenir secrètement Aramis, les épicuriens prirent
congé.

Porthos ne bougea pas. Il est vrai qu’ayant dîné beaucoup, il
dormait dans son fauteuil. L’entretien ne fut pas gêné par ce
tiers. Porthos avait le ronflement harmonieux, et l’on pouvait
parler sur cette espèce de basse comme sur une mélopée antique.

D’Artagnan sentit que c’était à lui d’ouvrir la conversation.
L’engagement qu’il était venu chercher était rude; aussi aborda-t-
il nettement le sujet.

-- Eh bien! nous voici donc à Vaux? dit-il.

-- Mais oui, d’Artagnan. Aimez-vous ce séjour?

-- Beaucoup, et j’aime aussi M. Fouquet.

-- N’est-ce pas qu’il est charmant?

-- On ne saurait plus.

-- On dit que le roi a commencé par lui battre froid, et que Sa
Majesté s’est radoucie?

-- Vous n’avez donc pas vu, que vous dites: «On dit»?

-- Non; je m’occupais, avec ces messieurs qui viennent de sortir,
de la représentation et du carrousel de demain.

-- Ah çà! vous êtes ordonnateur des fêtes, ici, vous?

-- Je suis, comme vous savez, ami des plaisirs de l’imagination:
j’ai toujours été poète par quelque endroit, moi.

-- Je me rappelle vos vers. Ils étaient charmants.

-- Moi, je les ai oubliés, mais je me réjouis d’apprendre ceux des
autres, quand les autres s’appellent Molière, Pélisson, La
Fontaine, etc.

-- Savez-vous l’idée qui m’est venue ce soir en soupant, Aramis?

-- Non. Dites-la-moi; sans quoi, je ne la devinerais pas; vous en
avez tant!

-- Eh bien! l’idée m’est venue que le vrai roi de France n’est pas
Louis XIV.

-- Hein! fit Aramis en ramenant involontairement ses yeux sur les
yeux du mousquetaire.

-- Non, c’est M. Fouquet.

Aramis respira et sourit.

-- Vous voilà comme les autres: jaloux! dit-il. Parions que c’est
M. Colbert qui vous a fait cette phrase-là?

D’Artagnan, pour amadouer Aramis, lui conta les mésaventures de
Colbert à propos du vin de Melun.

-- Vilaine race que ce Colbert! fit Aramis.

-- Ma foi, oui!

-- Quand on pense, ajouta l’évêque, que ce drôle-là sera votre
ministre dans quatre mois.

-- Bah!

-- Et que vous le servirez comme Richelieu, comme Mazarin.

-- Comme vous servez Fouquet, dit d’Artagnan.

-- Avec cette différence, cher ami, que M. Fouquet n’est pas
M. Colbert.

-- C’est vrai.

Et d’Artagnan feignit de devenir triste.

-- Mais, ajouta-t-il un moment après, pourquoi donc me disiez-vous
que M. Colbert sera ministre dans quatre mois?

-- Parce que M. Fouquet ne le sera plus, répliqua Aramis.

-- Il sera ruiné, n’est-ce pas? dit d’Artagnan.

-- À plat.

-- Pourquoi donner des fêtes, alors? fit le mousquetaire d’un ton
de bienveillance si naturel, que l’évêque en fut un moment la
dupe. Comment ne l’en avez-vous pas dissuadé, vous?

Cette dernière partie de la phrase était un excès. Aramis revint à
la défiance.

-- Il s’agit, dit-il, de se ménager le roi.

-- En se ruinant?

-- En se ruinant pour lui, oui.

-- Singulier calcul!

-- La nécessité.

-- Je ne la vois pas, cher Aramis.

-- Si fait, vous remarquez bien l’antagonisme naissant de
M. de Colbert.

-- Et que M. Colbert pousse le roi à se défaire du surintendant.

-- Cela saute aux yeux.

-- Et qu’il y a cabale contre M. Fouquet.

-- On le sait de reste.

-- Quelle apparence que le roi se mette de la partie contre un
homme qui aura tout dépensé pour lui plaire?

-- C’est vrai, fit lentement Aramis, peu convaincu, et curieux
d’aborder une autre face du sujet de conversation.

-- Il y a folies et folies, reprit d’Artagnan. Je n’aime pas
toutes celles que vous faites.

-- Lesquelles?

-- Le souper, le bal, le concert, la comédie, les carrousels, les
cascades, les feux de joie et d’artifice, les illuminations et les
présents, très bien, je vous accorde cela; mais ces dépenses de
circonstance ne suffisaient-elles point? Fallait-il...

-- Quoi?

-- Fallait-il habiller de neuf toute une maison, par exemple?

-- Oh! c’est vrai! J’ai dit cela à M. Fouquet; il m’a répondu que,
s’il était assez riche, il offrirait au roi un château neuf des
girouettes aux caves, neuf avec tout ce qui tient dedans, et que,
le roi parti, il brûlerait tout cela pour que rien ne servît à
d’autres.

-- C’est de l’espagnol pur!

-- Je le lui ai dit. Il a ajouté ceci: «Sera mon ennemi, quiconque
me conseillera d’épargner.»

-- C’est de la démence, vous dis-je, ainsi que ce portrait.

-- Quel portrait? dit Aramis.

-- Celui du roi, cette surprise...

-- Cette surprise?

-- Oui, pour laquelle vous avez pris des échantillons chez
Percerin.

D’Artagnan s’arrêta. Il avait lancé la flèche. Il ne s’agissait
plus que d’en mesurer la portée.

-- C’est une gracieuseté, répondit Aramis.

D’Artagnan vint droit à son ami, lui prit les deux mains, et, le
regardant dans les yeux:

-- Aramis, dit-il, m’aimez-vous encore un peu?

-- Si je vous aime!

-- Bon! Un service, alors. Pourquoi avez-vous pris des
échantillons de l’habit du roi chez Percerin?

-- Venez avec moi le demander à ce pauvre Le Brun, qui a travaillé
là dessus deux jours et deux nuits.

-- Aramis, cela est la vérité pour tout le monde, mais pour moi...

-- En vérité, d’Artagnan, vous me surprenez!

-- Soyez bon pour moi. Dites-moi la vérité: vous ne voudriez pas
qu’il m’arrivât du désagrément, n’est-ce pas?

-- Cher ami, vous devenez incompréhensible. Quel diable de soupçon
avez vous donc?

-- Croyez-vous à mes instincts? Vous y croyiez autrefois. Eh bien!
un instinct me dit que vous avez un projet caché.

-- Moi, un projet?

-- Je n’en suis pas sûr.

-- Pardieu!

-- Je n’en suis pas sûr, mais j’en jurerais.

-- Eh bien! d’Artagnan, vous me causez une vive peine. En effet,
si j’ai un projet que je doive vous taire, je vous le tairai,
n’est-ce pas? Si j’en ai un que je doive vous révéler, je vous
l’aurais déjà dit.

-- Non, Aramis, non, il est des projets qui ne se révèlent qu’au
moment favorable.

-- Alors, mon bon ami, reprit l’évêque en riant, c’est que le
moment favorable n’est pas encore arrivé.

D’Artagnan secoua la tête avec mélancolie.

-- Amitié! amitié! dit-il, vain nom! Voilà un homme qui, si je le
lui demandais, se ferait hacher en morceaux pour moi.

-- C’est vrai, dit noblement Aramis.

-- Et cet homme, qui me donnerait tout le sang de ses veines, ne
m’ouvrira pas un petit coin de son coeur. Amitié, je le répète, tu
n’es qu’une ombre et qu’un leurre, comme tout ce qui brille dans
le monde!

-- Ne parlez pas ainsi de notre amitié, répondit l’évêque d’un ton
ferme et convaincu. Elle n’est pas du genre de celles dont vous
parlez.

-- Regardez-nous, Aramis. Nous voici trois sur quatre. Vous me
trompez, je vous suspecte, et Porthos dort. Beau trio d’amis,
n’est-ce pas? beau reste!

-- Je ne puis vous dire qu’une chose, d’Artagnan, et je vous
l’affirme sur l’évangile. Je vous aime comme autrefois. Si jamais
je me défie de vous, c’est à cause des autres, non à cause de vous
ni de moi. Toute chose que je ferai et en quoi je réussirai, vous
y trouverez votre part. Promettez-moi la même faveur, dites!

-- Si je ne m’abuse, Aramis, voilà des paroles qui sont, au moment
où vous les prononcez, pleines de générosité.

-- C’est possible.

-- Vous conspirez contre M. Colbert. Si ce n’est que cela,
mordioux! dites le-moi donc, j’ai l’outil, j’arracherai la dent.

Aramis ne put effacer un sourire de dédain, qui glissa sur sa
noble figure.

-- Et, quand je conspirerais contre M. Colbert, où serait le mal?

-- C’est trop peu pour vous, et ce n’est pas pour renverser
Colbert que vous avez été demander des échantillons à Percerin.
Oh! Aramis, nous ne sommes pas ennemis, nous sommes frères. Dites-
moi ce que vous voulez entreprendre, et, foi de d’Artagnan, si je
ne puis pas vous aider, je jure de rester neutre.

-- Je n’entreprends rien, dit Aramis.

-- Aramis, une voix me parle, elle m’éclaire; cette voix ne m’a
jamais trompé. Vous en voulez au roi!

-- Au roi? s’écria l’évêque en affectant le mécontentement.

-- Votre physionomie ne me convaincra pas. Au roi, je le répète.

-- Vous m’aiderez? dit Aramis, toujours avec l’ironie de son rire.

-- Aramis, je ferai plus que de vous aider, je ferai plus que de
rester neutre, je vous sauverai.

-- Vous êtes fou, d’Artagnan.

-- Je suis le plus sage de nous deux.

-- Vous, me soupçonner de vouloir assassiner le roi!

-- Qui est-ce qui parle de cela? dit le mousquetaire.

-- Alors, entendons-nous, je ne vois pas ce que l’on peut faire à
un roi légitime comme le nôtre, si on ne l’assassine pas.

D’Artagnan ne répliqua rien.

-- Vous avez, d’ailleurs, vos gardes et vos mousquetaires ici, fit
l’évêque.

-- C’est vrai.

-- Vous n’êtes pas chez M. Fouquet, vous êtes chez vous.

-- C’est vrai.

-- Vous avez, à l’heure qu’il est, M. Colbert qui conseille au roi
contre M. Fouquet tout ce que vous voudriez peut-être conseiller
si je n’étais pas de la partie.

-- Aramis! Aramis! par grâce, un mot d’ami!

-- Le mot des amis, c’est la vérité. Si je pense à toucher du
doigt au fils d’Anne d’Autriche, le vrai roi de ce pays de France,
si je n’ai pas la ferme intention de me prosterner devant son
trône, si, dans mes idées, le jour de demain, ici, à Vaux, ne doit
pas être le plus glorieux des jours de mon roi, que la foudre
m’écrase! j’y consens.

Aramis avait prononcé ces paroles le visage tourné vers l’alcôve
de sa chambre, où d’Artagnan, adossé d’ailleurs à cette alcôve, ne
pouvait soupçonner qu’il se cachât quelqu’un. L’onction de ces
paroles, leur lenteur étudiée, la solennité du serment, donnèrent
au mousquetaire la satisfaction la plus complète. Il prit les deux
mains d’Aramis et les serra cordialement.

Aramis avait supporté les reproches sans pâlir, il rougit en
écoutant les éloges. D’Artagnan trompé lui faisait honneur.
D’Artagnan confiant lui faisait honte.

-- Est-ce que vous partez? lui dit-il en l’embrassant pour cacher
sa rougeur.

-- Oui, mon service m’appelle. J’ai le mot de la nuit à prendre.

-- Où coucherez-vous?

-- Dans l’antichambre du roi, à ce qu’il paraît. Mais Porthos?

-- Emmenez-le-moi donc; car il ronfle comme un canon.

-- Ah!... il n’habite pas avec vous? dit d’Artagnan.

-- Pas le moins du monde. Il a son appartement je ne sais où.

-- Très bien! dit le mousquetaire, à qui cette séparation des deux
associés ôtait ses derniers soupçons.

Et il toucha rudement l’épaule de Porthos. Celui-ci répondit en
rugissant.

-- Venez! dit d’Artagnan.

-- Tiens! d’Artagnan, ce cher ami! par quel hasard? Ah! c’est
vrai, je suis de la fête de Vaux.

-- Avec votre bel habit.

-- C’est gentil de la part de M. Coquelin de Volière, n’est-ce
pas?

-- Chut! fit Aramis, vous marchez à défoncer les parquets.

-- C’est vrai, dit le mousquetaire. Cette chambre est au-dessus du
dôme.

-- Et je ne l’ai pas prise pour salle d’armes, ajouta l’évêque. La
chambre du roi a pour plafond les douceurs du sommeil. N’oubliez
pas que mon parquet est la doublure de ce plafond-là. Bonsoir, mes
amis, dans dix minutes je dormirai.

Et Aramis les conduisit en riant doucement. Puis, lorsqu’ils
furent dehors, fermant rapidement les verrous et calfeutrant les
fenêtres, il appela:

-- Monseigneur! monseigneur!

Philippe sortit de l’alcôve en poussant une porte à coulisse
placée derrière le lit.

-- Voilà bien des soupçons chez M. d’Artagnan, dit-il.

-- Ah! vous avez reconnu d’Artagnan, n’est-ce pas?

-- Avant que vous l’eussiez nommé.

-- C’est votre capitaine des mousquetaires.

-- Il m’est bien dévoué, répliqua Philippe en appuyant sur le
pronom personnel.

-- Fidèle comme un chien, mordant quelquefois. Si d’Artagnan ne
vous reconnaît pas avant que l’autre ait disparu, comptez sur
d’Artagnan à toute éternité; car alors, s’il n’a rien vu, il
gardera sa fidélité. S’il a vu trop tard, il est Gascon et
n’avouera jamais qu’il s’est trompé.

-- Je le pensais. Que faisons-nous maintenant?

-- Vous allez vous mettre à l’observatoire et regarder, au coucher
du roi, comment vous vous couchez en petite cérémonie.

-- Très bien. Où me mettrai-je?

-- Asseyez-vous sur ce pliant. Je vais faire glisser le parquet.
Vous regarderez par cette ouverture qui répond aux fausses
fenêtres pratiquées dans le dôme de la chambre du roi. Voyez-vous?

-- Je vois le roi.

Et Philippe tressaillit comme à l’aspect d’un ennemi.

-- Que fait-il?

-- Il veut faire asseoir auprès de lui un homme.

-- M. Fouquet.

-- Non, non pas; attendez...

-- Les notes, mon prince, les portraits!

-- L’homme que le roi veut faire s’asseoir ainsi devant lui, c’est
M. Colbert.

-- Colbert devant le roi? s’écria Aramis. Impossible!

-- Regardez.

Aramis plongea ses regards dans la rainure du parquet.

-- Oui, dit-il, Colbert lui-même. Oh! monseigneur, qu’allons-nous
entendre, et que va-t-il résulter de cette intimité?

-- Rien de bon pour M. Fouquet, sans nul doute.

Le prince ne se trompait pas. Nous avons vu que Louis XIV avait
fait mander Colbert, et que Colbert était arrivé. La conversation
s’était engagée entre eux par une des plus hautes faveurs que le
roi eût jamais faites. Il est vrai que le roi était seul avec son
sujet.

-- Colbert, asseyez-vous.

L’intendant, comblé de joie, lui qui craignait d’être renvoyé,
refusa cet insigne honneur.

-- Accepte-t-il? dit Aramis.

-- Non, il reste debout.

-- Écoutons, mon prince.

Et le futur roi, le futur pape écoutèrent avidement ces simples
mortels qu’ils tenaient sous leurs pieds, prêts à les écraser
s’ils l’eussent voulu.

-- Colbert, dit le roi, vous m’avez fort contrarié aujourd’hui.

-- Sire... je le savais.

-- Très bien! J’aime cette réponse. Oui, vous le saviez. Il y a du
courage à l’avoir fait.

-- Je risquais de mécontenter Votre Majesté, mais je risquais
aussi de lui cacher son intérêt véritable.

-- Quoi donc? Vous craigniez quelque chose pour moi?

-- Ne fût-ce qu’une indigestion, Sire, dit Colbert, car on ne
donne à son roi des festins pareils que pour l’étouffer sous le
poids de la bonne chère.

Et, cette grosse plaisanterie lancée, Colbert en attendit
agréablement l’effet.

Louis XIV, l’homme le plus vain et le plus délicat de son royaume,
pardonna encore cette facétie à Colbert.

-- De vrai, dit-il, M. Fouquet m’a donné un trop beau repas.
Dites-moi, Colbert, où prend-il tout l’argent nécessaire pour
subvenir à ces frais énormes? Le savez-vous?

-- Oui, je le sais, Sire.

-- Vous me l’allez un peu établir.

-- Facilement, à un denier près.

-- Je sais que vous comptez juste.

-- C’est la première qualité qu’on puisse exiger d’un intendant
des finances.

-- Tous ne l’ont pas.

-- Je rends grâce à Votre Majesté d’un éloge si flatteur dans sa
bouche.

-- Donc, M. Fouquet est riche, très riche, et cela monsieur, tout
le monde le sait.

-- Tout le monde, les vivants comme les morts.

-- Que veut dire cela, monsieur Colbert?

-- Les vivants voient la richesse de M. Fouquet. Ils admirent un
résultat, et ils y applaudissent; mais les morts, plus savants que
nous, savent les causes, et ils accusent.

-- Eh bien! M. Fouquet doit sa richesse à quelles causes?

-- Le métier d’intendant favorise souvent ceux qui l’exercent.

-- Vous avez à me parler plus confidentiellement; ne craignez
rien, nous sommes bien seuls.

-- Je ne crains jamais rien, sous l’égide de ma conscience et sous
la protection de mon roi, Sire.

Et Colbert s’inclina.

-- Donc, les morts, s’ils parlaient?...

-- Ils parlent quelquefois, Sire. Lisez.

-- Ah! murmura Aramis à l’oreille du prince, qui, à ses côtés,
écoutait sans perdre une syllabe, puisque vous êtes placé ici,
monseigneur, pour apprendre votre métier de roi, écoutez une
infamie toute royale. Vous allez assister à une de ces scènes
comme Dieu seul ou plutôt comme le diable les conçoit et les
exécute. Écoutez bien, vous profiterez.

Le prince redoubla d’attention et vit Louis XIV prendre des mains
de Colbert une lettre que celui-ci tendait.

-- L’écriture du feu cardinal! dit le roi.

-- Votre Majesté a bonne mémoire, répliqua Colbert en s’inclinant,
et c’est une merveilleuse aptitude pour un roi destiné au travail,
que de reconnaître ainsi les écritures à première vue.

Le roi lut une lettre de Mazarin, qui, déjà connue du lecteur,
depuis la brouille entre Mme de Chevreuse et Aramis, n’apprendrait
rien de nouveau si nous la rapportions ici.

-- Je ne comprends pas bien, dit le roi intéressé vivement.

-- Votre Majesté n’a pas encore l’habitude des commis
d’intendance.

-- Je vois qu’il s’agit d’argent donné à M. Fouquet.

-- Treize millions. Une jolie somme!

-- Mais oui... Eh bien! ces treize millions manquent dans le total
des comptes? Voilà ce que je ne comprends pas très bien, vous dis-
je. Pourquoi et comment ce déficit serait-il possible?

-- Possible, je ne dis pas; réel, je le dis.

-- Vous dites que treize millions manquent dans les comptes?

-- Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le registre.

-- Et cette lettre de M. de Mazarin indique l’emploi de cette
somme et le nom du dépositaire?

-- Comme Votre Majesté peut s’en convaincre.

-- Oui, en effet, il résulte de là que M. Fouquet n’aurait pas
encore rendu les treize millions.

-- Cela résulte des comptes, oui, Sire.

-- Eh bien! alors?...

-- Eh bien! alors, Sire, puisque M. Fouquet n’a pas rendu les
treize millions, c’est qu’il les a encaissés, et, avec treize
millions, on fait quatre fois plus, et une fraction, de dépense et
de munificence que Votre Majesté n’a pu en faire à Fontainebleau,
où nous ne dépensâmes que trois millions en totalité, s’il vous en
souvient.

C’était, pour un maladroit, une bien adroite noirceur que ce
souvenir invoqué de la fête dans laquelle le roi avait, grâce à un
mot de Fouquet, aperçu pour la première fois sont infériorité.
Colbert recevait à Vaux ce que Fouquet lui avait fait à
Fontainebleau, et, en bon homme de finances, il le rendait avec
tous les intérêts. Ayant ainsi disposé le roi, Colbert n’avait
plus grand-chose à faire. Il le sentit; le roi était devenu
sombre. Colbert attendit la première parole du roi avec autant
d’impatience que Philippe et Aramis du haut de leur observatoire.

-- Savez-vous ce qui résulte de tout cela, monsieur Colbert? dit
le roi après une réflexion.

-- Non, Sire, je ne le sais pas.

-- C’est que le fait de l’appropriation des treize millions, s’il
était avéré...

-- Mais il l’est.

-- Je veux dire s’il était déclaré, monsieur Colbert.

-- Je pense qu’il le serait dès demain, si Votre Majesté...

-- N’était pas chez M. Fouquet, répondit assez dignement le roi.

-- Le roi est chez lui partout, Sire, et surtout dans les maisons
que son argent a payées.

-- Il me semble, dit Philippe bas à Aramis, que l’architecte qui a
bâti ce dôme aurait dû, prévoyant quel usage on en ferait, le
mobiliser pour qu’on pût le faire choir sur la tête des coquins
d’un caractère aussi noir que ce M. Colbert.

-- J’y pensais bien, dit Aramis, mais M. Colbert est si près du
roi en ce moment!

-- C’est vrai, cela ouvrirait une succession.

-- Dont monsieur votre frère puîné récolterait tout le fruit,
monseigneur. Tenez, restons en repos et continuons à écouter.

-- Nous n’écouterons pas longtemps, dit le jeune prince.

-- Pourquoi cela, monseigneur?

-- Parce que, si j’étais le roi, je ne répondrais plus rien.

-- Et que feriez-vous?

-- J’attendrais à demain matin pour réfléchir.

Louis XIV leva enfin les yeux, et, retrouvant Colbert attentif à
sa première parole:

-- Monsieur Colbert, dit-il, en changeant brusquement la
conversation, je vois qu’il se fait tard, je me coucherai.

-- Ah! fit Colbert, j’aurai...

-- À demain. Demain matin, j’aurai pris une détermination.

-- Fort bien, Sire, repartit Colbert outré, quoiqu’il se contint
en présence du roi.

Le roi fit un geste, et l’intendant se dirigea vers la porte à
reculons.

-- Mon service! cria le roi.

Le service du roi entra dans l’appartement.

Philippe allait quitter son poste d’observation.

-- Un moment, lui dit Aramis avec sa douceur habituelle; ce qui
vient de se passer n’est qu’un détail, et nous n’en prendrons plus
demain aucun souci, mais le service de nuit, l’étiquette du petit
coucher, ah! monseigneur, voilà qui est important! Apprenez,
apprenez comment vous vous mettez au lit, Sire. Regardez,
regardez!


Chapitre CCXXI -- Colbert


L’histoire nous dira ou plutôt l’histoire nous a dit les
événements du lendemain, les fêtes splendides données par le
surintendant à son roi. Deux grands écrivains ont constaté la
grande dispute qu’il y eut entre _la Cascade et la Gerbe d’Eau,
_la lutte engagée entre _la Fontaine de la Couronne et les
Animaux, _pour savoir à qui plairait davantage. Il y eut donc le
lendemain divertissement et joie; il y eut promenade, repas,
comédie; comédie dans laquelle, à sa grande surprise, Porthos
reconnut M. Coquelin de Volière, jouant dans la _farce_ des
_Fâcheux_. C’est ainsi qu’appelait ce divertissement
M. de Bracieux de Pierrefonds.

La Fontaine n’en jugeait pas de même, sans doute, lui qui écrivait
à son ami M. Maucrou:

_C’est un ouvrage de Molière._
_Cet écrivain, par sa manière, _
_Charme à présent toute la Cour._
_De la façon que son nom court, _
_Il doit être par-delà Rome._
_J’en suis ravi, car c’est un homme._

On voit que La Fontaine avait profité de l’avis de Pélisson et
avait soigné la rime.

Au reste, Porthos était de l’avis de La Fontaine, et il eût dit
comme lui: «Pardieu! ce Molière est mon homme! mais seulement pour
les habits.» À l’endroit du théâtre, nous l’avons dit, pour
M. de Bracieux de Pierrefonds, Molière n’était qu’un _farceur_.

Mais préoccupé par la scène de la veille, mais cuvant le poison
versé par Colbert, le roi, pendant toute cette journée si
brillante, si accidentée, si imprévue, où toutes les merveilles
des _Mille et Une Nuits_ semblaient naître sous ses pas, le roi se
montra froid, réservé, taciturne. Rien ne put le dérider; on
sentait qu’un profond ressentiment venant de loin, accru peu à peu
comme la source qui devient rivière, grâce aux mille filets d’eau
qui l’alimentent, tremblait au plus profond de son âme. Vers midi
seulement, il commença à reprendre un peu de sérénité. Sans doute,
sa résolution était arrêtée.

Aramis, qui le suivait pas à pas, dans sa pensée comme dans sa
marche, Aramis conclut que l’événement qu’il attendait ne se
ferait pas attendre.

Cette fois, Colbert semblait marcher de concert avec l’évêque de
Vannes, et, eût-il reçu pour chaque aiguille dont il piquait le
coeur du roi un mot d’ordre d’Aramis, qu’il n’eût pas fait mieux.

Toute cette journée, le roi, qui avait sans doute besoin d’écarter
une pensée sombre, le roi parut rechercher aussi activement la
société de La Vallière qu’il mit d’empressement à fuir celle de
M. Colbert ou celle de M. Fouquet.

Le soir vint. Le roi avait désiré ne se promener qu’après le jeu.
Entre le souper et la promenade, on joua donc. Le roi gagna mille
pistoles, et, les ayant gagnées, les mit dans sa poche, et se leva
en disant:

-- Allons, messieurs, au parc.

Il y trouva les dames. Le roi avait gagné mille pistoles et les
avait empochées, avons-nous dit. Mais M. Fouquet avait su en
perdre dix mille; de sorte que, parmi les courtisans, il y avait
encore cent quatre-vingt-dix mille livres de bénéfice,
circonstance qui faisait des visages des courtisans et des
officiers de la maison du roi les visages les plus joyeux de la
terre.

Il n’en était pas de même du visage du roi, sur lequel, malgré ce
gain auquel il n’était pas insensible, demeurait toujours un
lambeau de nuage. Au coin d’une allée, Colbert l’attendait. Sans
doute, l’intendant se trouvait là en vertu d’un rendez-vous donné,
car Louis XIV, qui l’avait évité, lui fit un signe et s’enfonça
avec lui dans le parc.

Mais La Vallière aussi avait vu ce front sombre et ce regard
flamboyant du roi, elle l’avait vu, et comme rien de ce qui
couvait dans cette âme n’était impénétrable à son amour, elle
avait compris que cette colère comprimée menaçait quelqu’un. Elle
se tenait sur le chemin de vengeance comme l’ange de la
miséricorde.

Toute triste, toute confuse, à demi folle d’avoir été si longtemps
séparée de son amant, inquiète de cette émotion intérieure qu’elle
avait devinée, elle se montra d’abord au roi avec un aspect
embarrassé que, dans sa mauvaise disposition d’esprit, le roi
interpréta défavorablement.

Alors, comme ils étaient seuls ou à peu près seuls, attendu que
Colbert, en apercevant la jeune fille, s’était respectueusement
arrêté et se tenait à dix pas de distance, le roi s’approcha de La
Vallière et lui prit la main.

-- Mademoiselle, lui dit-il, puis-je, sans indiscrétion, vous
demander ce que vous avez? Votre poitrine paraît gonflée, vos yeux
sont humides.

-- Oh! Sire, si ma poitrine est gonflée, si mes yeux sont humides,
si je suis triste enfin, c’est de la tristesse de Votre Majesté.

-- Ma tristesse? oh! vous voyez mal, mademoiselle. Non, ce n’est
point de la tristesse que j’éprouve.

-- Et qu’éprouvez-vous, Sire?

-- De l’humiliation.

-- De l’humiliation? oh! que dites-vous là?

-- Je dis, mademoiselle, que, là où je suis, nul autre ne devrait
être le maître. Eh bien! regardez, si je ne m’éclipse pas, moi, le
roi de France, devant le roi de ce domaine. Oh! continua-t-il en
serrant les dents et le poing, oh!... Et quand je pense que ce
roi...

-- Après? dit La Vallière effrayée.

-- Que ce roi est un serviteur infidèle qui se fait orgueilleux
avec mon bien volé! Aussi je vais lui changer, à cet impudent
ministre, sa fête en deuil dont la nymphe de Vaux, comme disent
ses poètes gardera longtemps le souvenir.

-- Oh! Votre Majesté...

-- Eh bien! mademoiselle, allez-vous prendre le parti de
M. Fouquet? fit Louis XIV avec impatience.

-- Non, Sire, je vous demanderai seulement si vous êtes bien
renseigné. Votre Majesté, plus d’une fois, a appris à connaître la
valeur des accusations de cour.

Louis XIV fit signe à Colbert de s’approcher.

-- Parlez, monsieur Colbert, dit le jeune prince; car, en vérité,
je crois que voilà Mlle de La Vallière qui a besoin de votre
parole pour croire à la parole du roi. Dites à Mademoiselle ce
qu’a fait M. Fouquet. Et vous, mademoiselle, oh! ce ne sera pas
long, ayez la bonté d’écouter, je vous prie.

Pourquoi Louis XIV insistait-il ainsi? Chose toute simple: son
coeur n’était pas tranquille, son esprit n’était pas bien
convaincu; il devinait quelque menée sombre, obscure, tortueuse,
sous cette histoire des treize millions, et il eût voulu que le
coeur pur de La Vallière, révolté à l’idée d’un vol, approuvât,
d’un seul mot, cette résolution qu’il avait prise, et que
néanmoins, il hésitait à mettre à exécution.

-- Parlez, monsieur, dit La Vallière à Colbert qui s’était avancé;
parlez, puisque le roi veut que je vous écoute. Voyons, dites,
quel est le crime de M. Fouquet?

-- Oh! pas bien grave, mademoiselle, dit le noir personnage; un
simple abus de confiance...

-- Dites, dites, Colbert, et quand vous aurez dit, laissez-nous et
allez avertir M. d’Artagnan que j’ai des ordres à lui donner.

-- M. d’Artagnan! s’écria La Vallière, et pourquoi faire avertir
M. d’Artagnan, Sire? Je vous supplie de me le dire.

-- Pardieu! pour arrêter ce titan orgueilleux qui, fidèle à sa
devise, menace d’escalader mon ciel.

-- Arrêter M. Fouquet, dites-vous?

-- Ah! cela vous étonne?

-- Chez lui?

-- Pourquoi pas? S’il est coupable, il est coupable chez lui comme
ailleurs.

-- M. Fouquet, qui se ruine en ce moment pour faire honneur à son
roi?

-- Je crois, en vérité, que vous défendez ce traître,
mademoiselle.

Colbert se mit à rire tout bas. Le roi se retourna au sifflement
de ce rire.

-- Sire, dit La Vallière, ce n’est pas M. Fouquet que je défends,
c’est vous même.

-- Moi-même!... Vous me défendez?

-- Sire, vous vous déshonorez en donnant un pareil ordre.

-- Me déshonorer? murmura le roi blêmissant de colère. En vérité,
mademoiselle, vous mettez à ce que vous dites une étrange passion.

-- Je mets de la passion, non pas à ce que je dis, Sire, mais à
servir Votre Majesté, répondit la noble jeune fille. J’y mettrais,
s’il le fallait, ma vie, et cela avec la même passion, Sire.

Colbert voulut grommeler. Alors La Vallière, ce doux agneau, se
redressa contre lui et, d’un oeil enflammé, lui imposa silence.

-- Monsieur, dit-elle, quand le roi agit bien, si le roi fait tort
à moi ou aux miens, je me tais; mais, le roi me servît-il, moi ou
ceux que j’aime, si le roi agit mal, je le lui dis.

-- Mais, il me semble, mademoiselle, hasarda Colbert, que, moi
aussi, j’aime le roi.

-- Oui, monsieur, nous l’aimons tous deux, chacun à sa manière,
répliqua La Vallière avec un tel accent, que le coeur du jeune roi
en fut pénétré. Seulement je l’aime, moi, si fortement, que tout
le monde le sait, si purement, que le roi lui-même ne doute pas de
mon amour. Il est mon roi et mon maître, je suis son humble
servante, mais quiconque touche à son honneur touche à ma vie. Or,
je répète que ceux-là déshonorent le roi qui lui conseillent de
faire arrêter M. Fouquet chez lui.

Colbert baissa la tête, car il se sentait abandonné par le roi.
Cependant, tout en baissant la tête, il murmura:

-- Mademoiselle, je n’aurais qu’un mot à dire.

-- Ne le dites pas, ce mot, monsieur, car ce mot, je ne
l’écouterais point. Que me diriez-vous d’ailleurs? Que M. Fouquet
a commis des crimes? Je le sais, parce que le roi l’a dit, et du
moment que le roi a dit: «Je crois», je n’ai pas besoin qu’une
autre bouche dise: «J’affirme.» Mais M. Fouquet, fût-il le dernier
des hommes, je le dis hautement, M. Fouquet est sacré au roi,
parce que le roi est son hôte. Sa maison fût-elle un repaire, Vaux
fût-il une caverne de faux-monnayeurs ou de bandits, sa maison est
sainte, son château est inviolable, puisqu’il y loge sa femme, et
c’est un lieu d’asile que des bourreaux ne violeraient pas!

La Vallière se tut. Malgré lui, le roi l’admirait; il fut vaincu
par la chaleur de cette voix, par la noblesse de cette cause.
Colbert, lui, ployait, écrasé par l’inégalité de cette lutte.
Enfin, le roi respira, secoua la tête et tendit la main à La
Vallière.

-- Mademoiselle, dit-il avec douceur, pourquoi parlez-vous contre
moi? Savez-vous ce que fera ce misérable si je le laisse respirer?

-- Eh! mon Dieu, n’est-ce pas une proie qui vous appartiendra
toujours?

-- Et s’il échappe, s’il fuit? s’écria Colbert.

-- Eh bien! monsieur, ce sera la gloire éternelle du roi d’avoir
laissé fuir M. Fouquet, et plus il aura été coupable, plus la
gloire du roi sera grande, comparée à cette misère, à cette honte.

Louis baisa la main de La Vallière, tout en se laissant glisser à
ses genoux.

«Je suis perdu», pensa Colbert.

Puis tout à coup sa figure s’éclaira:

«Oh! non, non, pas encore!» se dit-il.

Et, tandis que le roi, protégé par l’épaisseur d’un énorme
tilleul, étreignait La Vallière avec toute l’ardeur d’un ineffable
amour, Colbert fouilla tranquillement dans son garde-notes, d’où
il tira un papier plié en forme de lettre, papier un peu jaune
peut-être, mais qui devait être bien précieux, puisque l’intendant
sourit en le regardant. Puis il reporta son regard haineux sur le
groupe charmant que dessinaient dans l’ombre la jeune fille et le
roi, groupe que venait éclairer la lueur des flambeaux qui
s’approchaient.

Louis vit la lueur de ces flambeaux se refléter sur la robe
blanche de La Vallière.

-- Pars, Louise, lui dit-il, car voilà que l’on vient.

-- Mademoiselle, mademoiselle, on vient, ajouta Colbert pour hâter
le départ de la jeune fille.

Louise disparut rapidement entre les arbres. Puis, comme le roi,
qui s’était mis aux genoux de la jeune fille, se relevait:

-- Ah! Mlle de la Vallière a laissé tomber quelque chose, dit
Colbert.

-- Quoi donc? demanda le roi.

-- Un papier, une lettre, quelque chose de blanc, voyez, là, Sire.

Le roi se baissa vite, et ramassa la lettre en la froissant.

En ce moment, les flambeaux arrivèrent, inondant de jour cette
scène obscure.


Chapitre CCXXII -- Jalousie


Cette vraie lumière, cet empressement de tous, cette nouvelle
ovation faite au roi par Fouquet, vinrent suspendre l’effet d’une
résolution que La Vallière avait déjà bien ébranlée dans le coeur
de Louis XIV.

Il regarda Fouquet avec une sorte de reconnaissance pour lui, de
ce qu’il avait fourni à La Vallière l’occasion de se montrer si
généreuse, si fort puissante sur son coeur.

C’était le moment des dernières merveilles. À peine Fouquet eut-il
emmené le roi vers le château, qu’une masse de feu, s’échappant
avec un grondement majestueux du dôme de Vaux, éblouissante
aurore, vint éclairer jusqu’aux moindres détails des parterres.

Le feu d’artifice commençait. Colbert, à vingt pas du roi, que les
maîtres de Vaux entouraient et fêtaient, cherchait par
l’obstination de sa pensée funeste à ramener l’attention de Louis
sur des idées que la magnificence du spectacle éloignait déjà
trop.

Tout à coup, au moment de la tendre à Fouquet, le roi sentit dans
sa main ce papier que, selon toute apparence, La Vallière, en
fuyant, avait laissé tomber à ses pieds.

L’aimant le plus fort de la pensée d’amour entraînait le jeune
prince vers le souvenir de sa maîtresse.

Aux lueurs de ce feu, toujours croissant en beauté, et qui faisait
pousser des cris d’admiration dans les villages d’alentour, le roi
lut le billet, qu’il supposait être une lettre d’amour destinée à
lui par La Vallière.

À mesure qu’il lisait, la pâleur montait à son visage, et cette
sourde colère, illuminée par ces feux de mille couleurs, faisait
un spectacle terrible dont tout le monde eût frémi, si chacun
avait pu lire dans ce coeur ravagé par les plus sinistres
passions. Pour lui, plus de trêve dans la jalousie et la rage. À
partir du moment où il eut découvert la sombre vérité, tout
disparut, pitié douceur, religion de l’hospitalité.

Peu s’en fallut que, dans la douleur aiguë qui tordait son coeur,
encore trop faible pour dissimuler la souffrance, peu s’en fallut
qu’il ne poussât un cri d’alarme et qu’il n’appelât ses gardes
autour de lui.

Cette lettre, jetée sur les pas du roi par Colbert on l’a déjà
deviné, c’était celle qui avait disparu avec le grison Tobie à
Fontainebleau, après la tentative faite par Fouquet sur le coeur
de La Vallière.

Fouquet voyait la pâleur et ne devinait point le mal; Colbert
voyait la colère et se réjouissait à l’approche de l’orage.

La voix de Fouquet tira le jeune prince de sa farouche rêverie.

-- Qu’avez-vous, Sire? demanda gracieusement le surintendant.

Louis fit un effort sur lui-même, un violent effort.

-- Rien, dit-il.

-- J’ai peur que Votre Majesté ne souffre.

-- Je souffre, en effet, je vous l’ai déjà dit, monsieur, mais ce
n’est rien.

Et le roi, sans attendre la fin du feu d’artifice, se dirigea vers
le château.

Fouquet accompagna le roi. Tout le monde suivit derrière eux.

Les dernières fusées brûlèrent tristement pour elles seules.

Le surintendant essaya de questionner encore Louis XIV, mais
n’obtint aucune réponse. Il supposa qu’il y avait eu querelle
entre Louis et La Vallière dans le parc; que brouille en était
résultée; que le roi, peu boudeur de sa nature, mais tout dévoué à
sa rage d’amour, prenait le monde en haine depuis que sa maîtresse
le boudait. Cette idée suffit à le rassurer; il eut même un
sourire amical et consolant pour le jeune roi, quand celui-ci lui
souhaita le bonsoir.

Ce n’était pas tout pour le roi. Il fallait subir le service. Ce
service du soir se devait faire en grande étiquette. Le lendemain
était le jour du départ. Il fallait bien que les hôtes
remerciassent leur hôte et lui donnassent une politesse pour ses
douze millions.

La seule chose que Louis trouva d’aimable pour Fouquet en le
congédiant, ce furent ces paroles:

-- Monsieur Fouquet, vous saurez de mes nouvelles; faites, je vous
prie, venir ici M. d’Artagnan.

Et le sang de Louis XIII, qui avait tant dissimulé, bouillait
alors dans ses veines, et il était tout prêt à faire égorger
Fouquet, comme son prédécesseur avait fait assassiner le maréchal
d’Ancre. Aussi déguisa-t-il l’affreuse résolution sous un de ces
sourires royaux qui sont les éclairs des coups d’État.

Fouquet prit la main du roi et la baisa. Louis frissonna de tout
son corps, mais laissa toucher sa main aux lèvres de M. Fouquet.

Cinq minutes après, d’Artagnan, auquel on avait transmis l’ordre
royal, entrait dans la chambre de Louis XIV.

Aramis et Philippe étaient dans la leur, toujours attentifs,
toujours écoutant.

Le roi ne laissa pas au capitaine de ses mousquetaires le temps
d’arriver jusqu’à son fauteuil.

Il courut à lui.

-- Ayez soin, s’écria-t-il, que nul n’entre ici.

-- Bien, Sire, répliqua le soldat, dont le coup d’oeil avait,
depuis longtemps, analysé les ravages de cette physionomie.

Et il donna l’ordre à la porte, puis revenant vers le roi:

-- Il y a du nouveau chez Votre Majesté? dit-il.

-- Combien avez-vous d’hommes ici? demanda le roi sans répondre
autrement à la question qui lui était faite.

-- Pour quoi faire, Sire?

-- Combien avez-vous d’hommes? répéta le roi en frappant du pied.

-- J’ai les mousquetaires.

-- Après?

-- J’ai vingt gardes et treize Suisses.

-- Combien faut-il de gens pour...

-- Pour?... dit le mousquetaire avec ses grands yeux calmes.

-- Pour arrêter M. Fouquet.

D’Artagnan fit un pas en arrière.

-- Arrêter M. Fouquet! dit-il avec éclat.

-- Allez-vous dire aussi que c’est impossible? s’écria le roi avec
une rage froide et haineuse.

-- Je ne dis jamais qu’une chose soit impossible répliqua
d’Artagnan blessé au vif.

-- Eh bien! faites!

D’Artagnan tourna sur ses talons sans mesure et se dirigea vers la
porte.

L’espace à parcourir était court: il le franchit en six pas. Là,
s’arrêtant:

-- Pardon, Sire, dit-il.

-- Quoi? dit le roi.

-- Pour faire cette arrestation, je voudrais un ordre écrit.

-- À quel propos? et depuis quand la parole du roi ne vous suffit-
elle pas?

-- Parce qu’une parole de roi, issue d’un sentiment de colère,
peut changer quand le sentiment change.

-- Pas de phrases, monsieur! vous avez une autre pensée.

-- Oh! j’ai toujours des pensées, moi, et des pensées que les
autres n’ont malheureusement pas, répliqua impertinemment
d’Artagnan.

Le roi, dans la fougue de son emportement, plia devant cet homme,
comme le cheval plie les jarrets sous la main robuste du dompteur.

-- Votre pensée? s’écria-t-il.

-- La voici, Sire, répondit d’Artagnan. Vous faites arrêter un
homme lorsque vous êtes encore chez lui: c’est de la colère. Quand
vous ne serez plus en colère, vous vous repentirez. Alors, je veux
pouvoir vous montrer votre signature. Si cela ne répare rien, au
moins cela nous montrera-t-il que le roi a tort de se mettre en
colère.

-- À tort de se mettre en colère! hurla le roi avec frénésie. Est-
ce que le roi mon père, est-ce que mon aïeul ne s’y mettaient pas,
corps du Christ?

-- Le roi votre père, le roi votre aïeul ne se mettaient jamais en
colère que chez eux.

-- Le roi est maître partout comme chez lui.

-- C’est une phrase de flatteur, et qui doit venir de M. Colbert,
mais ce n’est pas une vérité. Le roi est chez lui dans toute
maison, quand il en a chassé le propriétaire.

Louis se mordit les lèvres.

-- Comment! dit d’Artagnan, voilà un homme qui se ruine pour vous
plaire, et vous voulez le faire arrêter? Mordioux! Sire, si je
m’appelais Fouquet et que l’on me fît cela, j’avalerais d’un coup
dix fusées d’artifice, et j’y mettrais le feu pour me faire
sauter, moi et tout le reste. C’est égal, vous le voulez, j’y
vais.

-- Allez! fit le roi. Mais avez-vous assez de monde?

-- Croyez-vous, Sire, que je vais emmener un anspessade avec moi?
Arrêter M. Fouquet, mais c’est si facile, qu’un enfant le ferait.
M. Fouquet à arrêter, c’est un verre d’absinthe à boire. On fait
la grimace, et c’est tout.

-- S’il se défend?...

-- Lui? Allons donc! se défendre, quand une rigueur comme celle-là
le fait roi et martyr! Tenez, s’il lui reste un million, ce dont
je doute, je gage qu’il le donnerait pour avoir cette fin-là.
Allons, Sire, j’y vais.

-- Attendez! dit le roi.

-- Ah! qu’y a-t-il?

-- Ne rendez pas son arrestation publique.

-- C’est plus difficile, cela.

-- Pourquoi?

-- Parce que rien n’est plus simple que d’aller, au milieu des
mille personnes enthousiastes qui l’entourent, dire à M. Fouquet:
«Au nom du roi, monsieur, je vous arrête!» Mais aller à lui, le
tourner, le retourner, le coller dans quelque coin de l’échiquier,
de façon qu’il ne s’en échappe pas; le voler à tous ses convives,
et vous le garder prisonnier, sans qu’un de ses _hélas!_ ait été
entendu, voilà une difficulté réelle, véritable, suprême, et je la
donne en cent aux plus habiles.

-- Dites encore: «C’est impossible!» et vous aurez plus vite fait.
Ah! mon Dieu, mon Dieu! ne serais-je entouré que de gens qui
m’empêchent de faire ce que je veux!

-- Moi, je ne vous empêche de rien faire. Est-ce dit?

-- Gardez-moi M. Fouquet jusqu’à ce que, demain, j’aie pris une
résolution.

-- Ce sera fait, Sire.

-- Et revenez à mon lever pour prendre mes nouveaux ordres.

-- Je reviendrai.

-- Maintenant, qu’on me laisse seul.

-- Vous n’avez pas même besoin de M. Colbert? dit le mousquetaire
envoyant sa dernière flèche au moment du départ.

Le roi tressaillit. Tout entier à la vengeance, il avait oublié le
corps du délit.

-- Non, personne, dit-il, personne ici! Laissez-moi!

D’Artagnan partit. Le roi ferma sa porte lui-même, et commença une
furieuse course dans sa chambre, comme le taureau blessé qui
traîne après lui ses banderilles et les fers des hameçons. Enfin,
il se mit à se soulager par des cris.

-- Ah! le misérable! non seulement il me vole mes finances, mais,
avec cet or, il me corrompt secrétaires, amis, généraux, artistes,
il me prend jusqu’à ma maîtresse! Ah! voilà pourquoi cette perfide
l’a si bravement défendu!... C’était de la reconnaissance!... Qui
sait?... peut-être même de l’amour.

Il s’abîma un instant dans ces réflexions douloureuses.

«Un satyre! pensa-t-il avec cette haine profonde que la grande
jeunesse porte aux hommes mûrs qui songent encore à l’amour; un
faune qui court la galanterie et qui n’a jamais trouvé de
rebelles! un homme à femmelettes, qui donne des fleurettes d’or et
de diamant, et qui a des peintres pour faire le portrait de ses
maîtresses en costume de déesses!»

Le roi frémit de désespoir.

-- Il me souille tout! continua-t-il. Il me ruine tout! Il me
tuera! Cet homme est trop pour moi! Il est mon mortel ennemi! Cet
homme tombera! Je le hais!... je le hais!... je le hais!...

Et, en disant ces mots, il frappait à coups redoublés sur les bras
du fauteuil dans lequel il s’asseyait et duquel il se levait comme
un épileptique.

-- Demain! demain!... Oh! le beau jour! murmura-t-il, quand le
soleil se lèvera, n’ayant que moi pour rival, cet homme tombera si
bas, qu’en voyant les ruines que ma colère aura faites, on avouera
enfin que je suis plus grand que lui!

Le roi, incapable de se maîtriser plus longtemps, renversa d’un
coup de poing une table placée près de son lit, et, dans la
douleur qu’il ressentit, pleurant presque, suffoquant, il alla se
précipiter sur ses draps, tout habillé qu’il était, pour les
mordre et pour y trouver le repos du corps.

Le lit gémit sous ce poids, et, à part quelques soupirs échappés
de la poitrine haletante du roi, on n’entendit plus rien dans la
chambre de Morphée.


Chapitre CCXXIII -- Lèse-majesté


Cette fureur exaltée, qui s’était emparée du roi à la vue et à la
lecture de la lettre de Fouquet à La Vallière, se fondit peu à peu
en une fatigue douloureuse.

La jeunesse, pleine de santé et de vie, ayant besoin de réparer à
l’instant même ce qu’elle perd, la jeunesse ne connaît point ces
insomnies sans fin qui réalisent pour le malheureux la fable du
foie toujours renaissant de Prométhée. Là où l’homme mûr dans sa
force, où le vieillard dans son épuisement, trouvent une
continuelle alimentation de la douleur, le jeune homme, surpris
par la révélation subite du mal, s’énerve en cris, en luttes
directes, et se fait terrasser plus vite par l’inflexible ennemi
qu’il combat. Une fois terrassé, il ne souffre plus.

Louis fut dompté en un quart d’heure; puis il cessa de crisper ses
poings et de brûler avec ses regards les invincibles objets de sa
haine; il cessa d’accuser par de violentes paroles M. Fouquet et
La Vallière; il tomba de la fureur dans le désespoir, et du
désespoir dans la prostration.

Après qu’il se fut roidi et tordu pendant quelques instants sur le
lit, ses bras inertes retombèrent à ces côtés. Sa tête languit sur
l’oreiller de dentelle, ses membres épuisés frissonnèrent, agités
de légères contractions musculaires, sa poitrine ne laissa plus
filtrer que de rares soupirs.

Le dieu Morphée, qui régnait en souverain dans cette chambre à
laquelle il avait donné son nom, et vers lequel Louis tournait ses
yeux appesantis par la colère et rougis par les larmes, le dieu
Morphée versait sur lui les pavots dont ses mains étaient pleines,
de sorte que le roi ferma doucement ses yeux et s’endormit.

Alors il lui sembla, comme il arrive dans le premier sommeil, si
doux et si léger, qui élève le corps au-dessus de la couche, l’âme
au-dessus de la terre, il lui sembla que le dieu Morphée, peint
sur le plafond, le regardait avec des yeux tout humains; que
quelque chose brillait et s’agitait dans le dôme; que les essaims
de songes sinistres, un instant déplacés, laissaient à découvert
un visage d’homme, la main appuyée sur sa bouche, et dans
l’attitude d’une méditation contemplative. Et, chose étrange, cet
homme ressemblait tellement au roi, que Louis croyait voir son
propre visage réfléchi dans un miroir. Seulement, ce visage était
attristé par un sentiment de profonde pitié.

Puis il lui sembla, peu à peu, que le dôme fuyait, échappant à sa
vue, et que les figures et les attributs peints par Le Brun
s’obscurcissaient dans un éloignement progressif. Un mouvement
doux, égal, cadencé, comme celui d’un vaisseau qui plonge sous la
vague, avait succédé à l’immobilité du lit. Le roi faisait un rêve
sans doute, et, dans ce rêve, la couronne d’or qui attachait les
rideaux s’éloignait comme le dôme auquel elle restait suspendue,
de sorte que le génie ailé, qui, des deux mains, soutenait cette
couronne, semblait appeler vainement le roi, qui disparaissait
loin d’elle.

Le lit s’enfonçait toujours. Louis, les yeux ouverts, se laissait
décevoir par cette cruelle hallucination. Enfin, la lumière de la
chambre royale allant s’obscurcissant, quelque chose de froid, de
sombre, d’inexplicable envahit l’air. Plus de peintures, plus
d’or, plus de rideaux de velours, mais des murs d’un gris terne,
dont l’ombre s’épaississait de plus en plus. Et cependant le lit
descendait toujours, et, après une minute, qui parut un siècle au
roi, il atteignit une couche d’air noire et glacée. Là, il
s’arrêta.

Le roi ne voyait plus la lumière de sa chambre que comme, du fond
d’un puits, on voit la lumière du jour.

«Je fais un affreux rêve! pensa-t-il. Il est temps de me
réveiller. Allons, réveillons-nous!»

Tout le monde a éprouvé ce que nous disons là. Il n’est personne
qui, au milieu d’un cauchemar étouffant, ne se soit dit, à l’aide
de cette lampe qui veille au fond du cerveau quand toute lumière
humaine est éteinte il n’est personne qui ne se soit dit: «Ce
n’est rien, je rêve!»

C’était ce que venait de se dire Louis XIV; mais à ce mot:
«Réveillons-nous!» il s’aperçut que non seulement il était
éveillé, mais encore qu’il avait les yeux ouverts. Alors il les
jeta autour de lui.

À sa droite et à sa gauche se tenaient deux hommes armés,
enveloppés chacun dans un vaste manteau et le visage couvert d’un
masque.

L’un de ces hommes tenait à la main une petite lampe dont la lueur
rouge éclairait le plus triste tableau qu’un roi pût envisager.

Louis se dit que son rêve continuait, et que, pour le faire
cesser, il suffisait de remuer les bras ou de faire entendre sa
voix. Il sauta à bas du lit, et se trouva sur un sol humide.
Alors, s’adressant à celui des deux hommes qui tenait la lampe:

-- Qu’est cela, monsieur, dit-il, et d’où vient cette
plaisanterie?

-- Ce n’est point une plaisanterie, répondit d’une voix sourde
celui des deux hommes masqués qui tenait la lanterne.

-- Êtes-vous à M. Fouquet? demanda le roi un peu interdit.

-- Peu importe à qui nous appartenons! dit le fantôme. Nous sommes
vos maîtres, voilà tout.

Le roi, plus impatient qu’intimidé, se tourna vers le second
masque.

-- Si c’est une comédie, fit-il, vous direz à M. Fouquet que je la
trouve inconvenante, et j’ordonne qu’elle cesse.

Ce second masque, auquel s’adressait le roi, était un homme de
très haute taille et d’une vaste circonférence. Il se tenait droit
et immobile comme un bloc de marbre.

-- Eh bien! ajouta le roi en frappant du pied, vous ne me répondez
pas?

-- Nous ne vous répondons pas, mon petit monsieur, fit le géant
d’une voix de stentor, parce qu’il n’y a rien à vous répondre,
sinon que vous êtes le premier _fâcheux, _et que M. Coquelin de
Volière vous a oublié dans le nombre des siens.

-- Mais, enfin, que me veut-on? s’écria Louis en se croisant les
bras avec colère.

-- Vous le saurez plus tard, répondit le porte-lampe.

-- En attendant, où suis-je?

-- Regardez!

Louis regarda effectivement; mais, à la lueur de la lampe que
soulevait l’homme masqué, il n’aperçut que des murs humides, sur
lesquels brillait ça et là le sillage argenté des limaces.

-- Oh! oh! un cachot? fit le roi.

-- Non, un souterrain.

-- Qui mène?...

-- Veuillez nous suivre.

-- Je ne bougerai pas d’ici, s’écria le roi.

-- Si vous faites le mutin, mon jeune ami, répondit le plus
robuste des deux hommes, je vous enlèverai, je vous roulerai dans
un manteau, et, si vous y étouffez, ma foi! ce sera tant pis pour
vous.

Et, en disant ces mots, celui qui les disait tira, de dessous ce
manteau dont il menaçait le roi, une main que Milon de Crotone eût
bien voulu posséder le jour où lui vint cette malheureuse idée de
fendre son dernier chêne.

Le roi eut horreur d’une violence, car il comprenait que ces deux
hommes, au pouvoir desquels il se trouvait, ne s’étaient point
avancés jusque-là pour reculer, et, par conséquent, pousseraient
la chose jusqu’au bout. Il secoua la tête.

-- Il paraît que je suis tombé aux mains de deux assassins, dit-
il. Marchons!

Aucun des deux hommes ne répondit à cette parole. Celui qui tenait
la lampe marcha le premier; le roi le suivit; le second masque
vint ensuite. On traversa ainsi une galerie longue et sinueuse,
diaprée d’autant d’escaliers qu’on en trouve dans les mystérieux
et sombres palais d’Anne Radcliff. Tous ces détours, pendant
lesquels le roi entendit plusieurs fois des bruits d’eau sur sa
tête, aboutirent enfin à un long corridor fermé par une porte de
fer. L’homme à la lampe ouvrit cette porte avec des clefs qu’il
portait à sa ceinture, où, pendant toute la route, le roi les
avait entendues résonner.

Quand cette porte s’ouvrit et donna passage à l’air, Louis
reconnut ces senteurs embaumées qui s’exhalent des arbres après
les journées chaudes de l’été. Un instant, il s’arrêta hésitant,
mais le robuste gardien qui le suivait le poussa hors du
souterrain.

-- Encore une fois, dit le roi en se retournant vers celui qui
venait de se livrer à cet acte audacieux de toucher son souverain,
que voulez-vous faire du roi de France?

-- Tâchez d’oublier ce mot-là, répondit l’homme à la lampe, d’un
ton qui n’admettait pas plus de réplique que les fameux arrêts de
Minos.

-- Vous devriez être roué pour le mot que vous venez de prononcer,
ajouta le géant en éteignant la lumière que lui passait son
compagnon, mais le roi est trop humain.

Louis, à cette menace, fit un mouvement si brusque, que l’on put
croire qu’il voulait fuir, mais la main du géant s’appuya sur son
épaule et le fixa à sa place.

-- Mais, enfin, où allons-nous? dit le roi.

-- Venez, répondit le premier des deux hommes avec une sorte de
respect, et en conduisant son prisonnier vers un carrosse qui
semblait attendre.

Ce carrosse était entièrement caché dans les feuillages. Deux
chevaux, ayant des entraves aux jambes, étaient attachés, par un
licol, aux branches basses d’un grand chêne.

-- Montez, dit le même homme en ouvrant la portière du carrosse et
en abaissant le marchepied.

Le roi obéit, s’assit au fond de la voiture, dont la portière
matelassée et à serrure se ferma à l’instant même sur lui et sur
son conducteur. Quant au géant, il coupa les entraves et les liens
des chevaux, les attela lui-même et monta sur le siège, qui
n’était pas occupé. Aussitôt le carrosse partit au grand trot,
gagna la route de Paris, et dans la forêt de Sénart, trouva un
relais attaché à des arbres comme les premiers chevaux. L’homme du
siège changea d’attelage et continua rapidement sa route vers
Paris, où il entra vers trois heures du matin. Le carrosse suivit
le faubourg Saint-Antoine, et, après avoir crié à la sentinelle:
«Ordre du roi!» le cocher guida les chevaux dans l’enceinte
circulaire de la Bastille, aboutissant à la cour du Gouvernement.
Là, les chevaux s’arrêtèrent fumants aux degrés du perron. Un
sergent de garde accourut.

-- Qu’on éveille M. le gouverneur, dit le cocher d’une voix de
tonnerre.

À part cette voix, qu’on eût pu entendre de l’entrée du faubourg
Saint-Antoine, tout demeura calme dans le carrosse comme dans le
château. Dix minutes après M. de Baisemeaux parut en robe de
chambre sur le seuil de sa porte.

-- Qu’est-ce encore, demanda-t-il, et que m’amenez-vous là?

L’homme à la lanterne ouvrit la portière du carrosse et dit deux
mots au cocher. Aussitôt celui-ci descendit de son siège, prit un
mousqueton qu’il y tenait sous ses pieds, et appuya le canon de
l’arme sur la poitrine du prisonnier.

-- Et faites feu, s’il parle! ajouta tout haut l’homme qui
descendait de la voiture.

-- Bien! répliqua l’autre sans plus d’observation.

Cette recommandation faite, le conducteur du roi monta les degrés,
au haut desquels l’attendait le gouverneur.

-- Monsieur d’Herblay! s’écria celui-ci.

-- Chut! dit Aramis. Entrons chez vous.

-- Oh! mon Dieu! Et quoi donc vous amène à cette heure?

-- Une erreur, mon cher monsieur de Baisemeaux, répondit
tranquillement Aramis. Il paraît que, l’autre jour, vous aviez
raison.

-- À quel propos? demanda le gouverneur.

-- Mais à propos de cet ordre d’élargissement, cher ami.

-- Expliquez-moi cela, monsieur... non, monseigneur dit le
gouverneur, suffoqué à la fois et par la surprise et par la
terreur.

-- C’est bien simple: vous vous souvenez, cher monsieur de
Baisemeaux, qu’on vous a envoyé un ordre de mise en liberté?

-- Oui, pour Marchiali.

-- Eh bien! n’est-ce pas, nous avons tous cru que c’était pour
Marchiali?

-- Sans doute. Cependant, rappelez-vous que, moi, je doutais; que,
moi, je ne voulais pas; que c’est vous qui m’avez contraint.

-- Oh! quel mot employez-vous là, cher Baisemeaux!... engagé,
voilà tout.

-- Engagé, oui, engagé à vous le remettre, et que vous l’avez
emmené dans votre carrosse.

-- Eh bien! mon cher monsieur de Baisemeaux, c’était une erreur.
On l’a reconnue au ministère, de sorte que je vous rapporte un
ordre du roi pour mettre en liberté... Seldon, ce pauvre diable
d’Écossais, vous savez?

-- Seldon? Vous êtes sûr, cette fois?...

-- Dame! lisez vous-même, ajouta Aramis en lui remettant l’ordre.

-- Mais, dit Baisemeaux, cet ordre, c’est celui qui m’a déjà passé
par les mains.

-- Vraiment?

-- C’est celui que je vous attestais avoir vu l’autre soir.
Parbleu! je le reconnais au pâté d’encre.

-- Je ne sais si c’est celui-là; mais toujours est-il que je vous
l’apporte.

-- Mais, alors, l’autre?

-- Qui l’autre?

-- Marchiali?

-- Je vous le ramène.

-- Mais cela ne me suffit pas. Il faut, pour le reprendre, un
nouvel ordre.

-- Ne dites donc pas de ces choses-là, mon cher Baisemeaux; vous
parlez comme un enfant! où est l’ordre que vous avez reçu,
touchant Marchiali?

Baisemeaux courut à son coffre et l’en tira. Aramis le saisit, le
déchira froidement en quatre morceaux, approcha les morceaux de la
lampe et les brûla.

-- Mais que faites-vous? s’écria Baisemeaux au comble de l’effroi.

-- Considérez un peu la situation, mon cher gouverneur, dit Aramis
avec son imperturbable tranquillité, et vous allez voir comme elle
est simple. Vous n’avez plus d’ordre qui justifie la sortie de
Marchiali.

-- Eh! mon Dieu, non! je suis un homme perdu!

-- Mais pas du tout, puisque je vous ramène Marchiali. Du moment
que je vous le ramène, c’est comme s’il n’était pas sorti.

-- Ah! fit le gouverneur abasourdi.

-- Sans doute. Vous l’allez renfermer sur l’heure.

-- Je le crois bien!

-- Et vous me donnerez ce Seldon que l’ordre nouveau libère. De
cette façon votre comptabilité est en règle. Comprenez-vous?

-- Je... je...

-- Vous comprenez, dit Aramis. Très bien!

Baisemeaux joignit les mains.

-- Mais enfin, pourquoi, après m’avoir pris Marchiali, me le
ramenez-vous? s’écria le malheureux gouverneur dans un paroxysme
de douleur et d’attendrissement.

-- Pour un ami comme vous, dit Aramis, pour un serviteur comme
vous, pas de secrets.

Et Aramis approcha sa bouche de l’oreille de Baisemeaux.

-- Vous savez, continua Aramis à voix basse, quelle ressemblance
il y avait entre ce malheureux et...

-- Et le roi, oui.

-- Eh bien! le premier usage qu’a fait Marchiali de sa liberté a
été pour soutenir, devinez quoi?

-- Comment voulez-vous que je devine?

-- Pour soutenir qu’il était le roi de France.

-- Oh! le malheureux! s’écria Baisemeaux.

-- ǒa été pour se revêtir d’habits pareils à ceux du roi et se
poser en usurpateur.

-- Bonté du Ciel!

-- Voilà pourquoi je vous le ramène, cher ami. Il est fou, et dit
sa folie à tout le monde.

-- Que faire alors?

-- C’est bien simple: ne le laissez communiquer avec personne.
Vous comprenez que, lorsque sa folie est venue aux oreilles du
roi, qui avait eu pitié de son malheur, et qui se voyait
récompensé de sa bonté par une noire ingratitude, le roi a été
furieux. De sorte que, maintenant, retenez bien ceci, cher
monsieur de Baisemeaux, car ceci vous regarde, de sorte que,
maintenant, il y a peine de mort contre ceux qui le laisseraient
communiquer avec d’autres que moi, ou le roi lui-même. Vous
entendez, Baisemeaux, peine de mort!

-- Si j’entends, morbleu!

-- Et maintenant, descendez, et reconduisez ce pauvre diable à son
cachot, à moins que vous ne préfériez le faire monter ici.

-- À quoi bon?

-- Oui, mieux vaut l’écrouer tout de suite, n’est-ce pas?

-- Pardieu!

-- Eh bien! alors, allons.

Baisemeaux fit battre le tambour et sonner la cloche qui
avertissait chacun de rentrer, afin d’éviter la rencontre d’un
prisonnier mystérieux. Puis, lorsque les passages furent libres,
il alla prendre au carrosse le prisonnier, que Porthos, fidèle à
la consigne, maintenait toujours le mousqueton sur la gorge.

-- Ah! vous voilà, malheureux! s’écria Baisemeaux en apercevant le
roi. C’est bon! c’est bon!

Et aussitôt, faisant descendre le roi de voiture, il le conduisit,
toujours accompagné de Porthos, qui n’avait pas quitté son masque,
et d’Aramis, qui avait remis le sien, dans la deuxième
Bertaudière, et lui ouvrit la porte de la chambre où, pendant six
ans, avait gémi Philippe.

Le roi entra dans le cachot sans prononcer une parole. Il était
pâle et hagard.

Baisemeaux referma la porte sur lui, donna lui-même deux tours de
clef à la serrure, et, revenant à Aramis:

-- C’est, ma foi, vrai! lui dit-il tout bas, qu’il ressemble au
roi; cependant, moins que vous ne le dites.

-- De sorte, fit Aramis, que vous ne vous seriez pas laissé
prendre à la substitution, vous?

-- Ah! par exemple!

-- Vous êtes un homme précieux, mon cher Baisemeaux, dit Aramis.
Maintenant, mettez en liberté Seldon.

-- C’est juste, j’oubliais... Je vais donner l’ordre.

-- Bah! demain, vous avez le temps.

-- Demain? Non, non, à l’instant même. Dieu me garde d’attendre
une seconde!

-- Alors, allez à vos affaires; moi, je vais aux miennes. Mais
c’est compris, n’est-ce pas.

-- Qu’est-ce qui est compris?

-- Que personne n’entrera chez le prisonnier qu’avec un ordre du
roi, ordre que j’apporterai moi-même?

-- C’est dit. Adieu! monseigneur.

Aramis revint vers son compagnon.

-- Allons, allons, ami Porthos, à Vaux! et bien vite!

-- On est léger quand on a fidèlement servi son roi, et, en le
servant, sauvé son pays, dit Porthos. Les chevaux n’auront rien à
traîner. Partons.

Et le carrosse, délivré d’un prisonnier qui, en effet, pouvait
paraître bien lourd à Aramis, franchit le pont-levis de la
Bastille, qui se releva derrière lui.


Chapitre CCXXIV -- Une nuit à la Bastille


La souffrance dans cette vie est en proportion des forces de
l’homme. Nous ne prétendons pas dire que Dieu mesure toujours aux
forces de la créature l’angoisse qu’il lui fait endurer: cela ne
serait pas exact, puisque Dieu permet la mort, qui est parfois le
seul refuge des âmes trop vivement pressées dans le corps. La
souffrance est en proportion des forces, c’est-à-dire que le
faible souffre plus, à mal égal, que le fort. Maintenant, de quels
éléments se compose la force humaine? N’est-ce pas surtout de
l’exercice, de l’habitude, de l’expérience? Voilà ce que nous ne
prendrons même pas la peine de démontrer; c’est un axiome au moral
comme au physique.

Quand le jeune roi, hébété, rompu, se vit conduire à une chambre
de la Bastille, il se figura d’abord que la mort est comme un
sommeil, qu’elle a ses rêves, que le lit s’était enfoncé dans le
plancher de Vaux, que la mort s’en était ensuivie, et que,
poursuivant son rêve, Louis XIV, défunt, rêvait une de ces
horreurs, impossibles à la vie, qu’on appelle le détrônement,
l’incarcération et l’insulte d’un roi naguère tout-puissant.

Assister, fantôme palpable, à sa passion douloureuse; nager dans
un mystère incompréhensible entre la ressemblance et la réalité;
tout voir, tout entendre, sans brouiller un de ces détails de
l’agonie, n’était-ce pas, se disait le roi, un supplice d’autant
plus épouvantable qu’il pouvait être éternel?

-- Est-ce là ce qu’on appelle l’éternité, l’enfer? murmura Louis
XIV au moment où la porte se ferma sur lui, poussée par Baisemeaux
lui-même.

Il ne regarda pas même autour de lui, et, dans cette chambre,
adossé à un mur quelconque, il se laissa emporter par la terrible
supposition de sa mort, en fermant les yeux pour éviter de voir
quelque chose de pire encore.

-- Comment suis-je mort? se dit-il à moitié insensé. N’aura-t-on
pas fait descendre ce lit par artifice? Mais non, pas de souvenir
d’aucune contusion, d’aucun choc... Ne m’aurait-on pas plutôt
empoisonné dans le repas, ou avec des fumées de cire, comme Jeanne
d’Albret, ma bisaïeule?

Tout à coup, le froid de cette chambre tomba comme un manteau sur
les épaules de Louis.

-- J’ai vu, dit-il, mon père exposé mort sur son lit dans son
habit royal. Cette figure pâle, si calme et si affaissée; ces
mains si adroites devenues insensibles; ces jambes raidies; tout
cela n’annonçait pas un sommeil peuplé de songes. Et pourtant que
de songes Dieu ne devait-il pas envoyer à ce mort!... à ce mort
que tant d’autres avaient précédé, précipités par lui dans la mort
éternelle!... Non, ce roi était encore le roi. Il trônait encore
sur ce lit funèbre, comme sur le fauteuil de velours. Il n’avait
rien abdiqué de sa majesté. Dieu, qui ne l’avait point puni, ne
peut me punir, moi qui n’ai rien fait.

Un bruit étrange attira l’attention du jeune homme. Il regarda et
vit sur la cheminée, au-dessus d’un énorme christ grossièrement
peint à fresque, un rat de taille monstrueuse, occupé à grignoter
un reste de pain dur, tout en fixant sur le nouvel hôte du logis
un regard intelligent et curieux.

Le roi eut peur; il sentit le dégoût; il recula vers la porte en
poussant un grand cri. Et, comme s’il eût fallu ce cri, échappé de
sa poitrine, pour qu’il se reconnût lui-même, Louis se comprit
vivant, raisonnable et nanti de sa conscience naturelle.

-- Prisonnier! s’écria-t-il, moi, moi, prisonnier!

Il chercha des yeux une sonnette pour appeler.

-- Il n’y a pas de sonnettes à la Bastille, dit-il, et c’est à la
Bastille que je suis enfermé. Maintenant, comment ai-je été fait
prisonnier? C’est une conspiration de M. Fouquet nécessairement.
J’ai été attiré à Vaux dans un piège. M. Fouquet ne peut être seul
dans cette affaire. Son agent... cette voix... c’était
M. d’Herblay, je l’ai reconnu. Colbert avait raison. Mais que me
veut Fouquet? Régnera-t-il à ma place? Impossible! Qui sait?...
pensa le roi devenu sombre. Mon frère le duc d’Orléans fait peut-
être contre moi ce qu’a voulu faire, toute sa vie, mon oncle
contre mon père. Mais la reine? mais ma mère? mais La Vallière?
oh! La Vallière! elle serait livrée à Madame. Chère enfant! oui,
c’est cela, on l’aura renfermée comme je le suis moi-même. Nous
sommes éternellement séparés!

Et, à cette seule idée de séparation, l’amant éclata en soupirs,
en sanglots et en cris.

-- Il y a un gouverneur ici, reprit le roi avec fureur. Je lui
parlerai. Appelons.

Il appela. Aucune voix ne répondit à la sienne.

Il prit la chaise et s’en servit pour frapper dans la massive
porte de chêne. Le bois sonna sur le bois, et fit parler plusieurs
échos lugubres dans les profondeurs de l’escalier; mais, de
créature qui répondit, pas une.

C’était pour le roi une nouvelle preuve du peu d’estime qu’on
faisait de lui à la Bastille. Alors, après la première colère,
ayant remarqué une fenêtre grillée par où passait une lumière
dorée qui devait être l’aube lumineuse, Louis se mit à crier,
doucement d’abord, puis avec force. Il ne lui fut rien répondu.

Vingt autres tentatives, faites successivement, n’obtinrent pas
plus de succès.

Le sang commençait à se révolter et montait à la tête du prince.
Cette nature, habituée au commandement, frémissait devant une
désobéissance. Peu à peu la colère grandit. Le prisonnier brisa sa
chaise trop lourde pour ses mains, et s’en servit comme d’un
bélier pour frapper dans la porte. Il frappa si fort et tant de
fois, que la sueur commença à couler de son front. Le bruit devint
immense et continu. Quelques cris étouffés y répondaient çà et là.

Ce bruit produisit sur le roi un effet étrange. Il s’arrêta pour
l’écouter. C’étaient les voix des prisonniers, autrefois ses
victimes, aujourd’hui ses compagnons. Ces voix montaient comme des
vapeurs à travers d’épais plafonds, des murs opaques. Elles
accusaient encore l’auteur de ce bruit, comme, sans doute, les
soupirs et les larmes accusaient tout bas l’auteur de leur
captivité. Après avoir ôté la liberté à tant de gens le roi venait
chez eux leur ôter le sommeil.

Cette idée faillit le rendre fou. Elle doubla ses forces ou plutôt
sa volonté, altérée d’obtenir un renseignement ou une conclusion.
Le bâton de la chaise recommença son office. Au bout d’une heure,
Louis entendit quelque chose dans le corridor, derrière sa porte,
et un violent coup, répondu dans cette porte même, fit cesser les
siens.

-- Ah çà! êtes-vous fou? dit une rude et grossière voix. Que vous
prend-il ce matin?

«Ce matin?» pensa le roi surpris.

Puis, poliment:

-- Monsieur, dit-il, êtes-vous le gouverneur de la Bastille?

-- Mon brave, vous avez la cervelle détraquée répliqua la voix,
mais ce n’est pas une raison pour faire tant de vacarme. Taisez-
vous, mordieu!

-- Est-ce vous le gouverneur? demanda encore le roi.

Une porte se referma. Le guichetier venait de partir sans daigner
même répondre un mot.

Quand le roi eut la certitude de ce départ, sa fureur ne connut
plus de bornes. Agile comme un tigre, il bondit de la table sur la
fenêtre, dont il secoua les grilles. Il enfonça une vitre dont les
éclats tombèrent avec mille cliquetis harmonieux dans les cours.
Il appela, en s’enrouant: «Le gouverneur! le gouverneur!» Cet
accès dura une heure, qui fut une période de fièvre chaude.

Les cheveux en désordre et collés sur son front, ses habits
déchirés, blanchis, son linge en lambeaux, le roi ne s’arrêta qu’à
bout de toutes ses forces, et, seulement alors, il comprit
l’épaisseur impitoyable de ces murailles, l’impénétrabilité de ce
ciment, invincible à toute autre tentative que celle du temps,
ayant pour outil le désespoir.

Il appuya son front sur la porte, et laissa son coeur se calmer
peu à peu: un battement de plus l’eût fait éclater.

-- Il viendra, dit-il, un moment où l’on m’apportera la nourriture
que l’on donne à tous les prisonniers. Je verrai alors quelqu’un,
je parlerai, on me répondra.

Et le roi chercha dans sa mémoire à quelle heure avait lieu le
premier repas des prisonniers dans la Bastille. Il ignorait même
ce détail. Ce fut un coup de poignard sourd et cruel, que ce
remords d’avoir vécu vingt-cinq ans, roi et heureux, sans penser à
tout ce que souffre un malheureux qu’on prive injustement de sa
liberté. Le roi en rougit de honte. Il sentait que Dieu, en
permettant cette humiliation terrible, ne faisait que rendre à un
homme la torture infligée par cet homme à tant d’autres.

Rien ne pouvait être plus efficace pour ramener à la religion
cette âme atterrée par le sentiment des douleurs. Mais Louis n’osa
pas même s’agenouiller pour prier Dieu, pour lui demander la fin
de cette épreuve.

-- Dieu fait bien, dit-il, Dieu a raison. Ce serait lâche à moi de
demander à Dieu ce que j’ai refusé souvent à mes semblables.

Il en était là de ses réflexions, c’est-à-dire de son agonie,
quand le même bruit se fit entendre derrière sa porte, suivi cette
fois du grincement des clefs et du bruit des verrous jouant dans
les gâches.

Le roi fit un bond en avant pour se rapprocher de celui qui allait
entrer, mais soudain, songeant que c’était un mouvement indigne
d’un roi, il s’arrêta, prit une pose noble et calme, ce qui lui
était facile et il attendit, le dos tourné à la fenêtre, pour
dissimuler un peu de son agitation aux regards du nouvel arrivant.

C’était seulement un porte-clefs chargé d’un panier plein de
vivres.

Le roi considérait cet homme avec inquiétude: il attendit qu’il
parlât.

-- Ah! dit celui-ci, vous avez cassé votre chaise, je le disais
bien. Mais il faut que vous soyez devenu enragé!

-- Monsieur, fit le roi, prenez garde à tout ce que vous allez
dire: il y va pour vous d’un intérêt fort grave.

Le guichetier posa son panier sur la table, et, regardant son
interlocuteur:

-- Hein? dit-il avec surprise.

-- Faites-moi monter le gouverneur, ajouta noblement le roi.

-- Voyons, mon enfant, dit le guichetier, vous avez toujours été
bien sage; mais la folie rend méchant, et nous voulons bien vous
prévenir: vous avez cassé votre chaise et fait du bruit; c’est un
délit qui se punit du cachot. Promettez-moi de ne pas recommencer,
et je n’en parlerai pas au gouverneur.

-- Je veux voir le gouverneur, répliqua le roi sans sourciller.

-- Il vous fera mettre dans le cachot, prenez-y garde.

-- Je veux! entendez-vous?

-- Ah! voilà votre oeil qui devient hagard. Bon! je vous retire
votre couteau.

Et le guichetier fit ce qu’il disait, ferma la porte et partit,
laissant le roi plus étonné, plus malheureux, plus seul que
jamais.

En vain recommença-t-il le jeu du bâton de chaise, en vain fit-il
voler par la fenêtre les plats et les assiettes: rien ne lui
répondit plus.

Deux heures après, ce n’était plus un roi, un gentilhomme, un
homme, un cerveau: c’était un fou s’arrachant les ongles aux
portes, essayant de dépaver la chambre, et poussant des cris si
effrayants, que la vieille Bastille semblait trembler jusque dans
ses racines d’avoir osé se révolter contre son maître.

Quant au gouverneur, il ne s’était pas même dérangé. Le porte-
clefs et les sentinelles avaient fait leur rapport, mais à quoi
bon? Les fous n’étaient-ils pas chose vulgaire dans la forteresse,
et les murs n’étaient-ils pas plus forts que les fous?

M. de Baisemeaux, pénétré de tout ce que lui avait dit Aramis, et
parfaitement en règle avec son ordre du roi, ne demandait qu’une
chose, c’était que le fou Marchiali fût assez fou pour se pendre
un peu à son baldaquin ou à l’un de ses barreaux.

En effet, ce prisonnier-là ne rapportait guère, et il devenait
plus gênant que de raison. Ces complications de Seldon et de
Marchiali, ces complications de délivrance et de réincarcération,
ces complications de ressemblance, se fussent trouvées avoir un
dénouement fort commode. Baisemeaux croyait même avoir remarqué
que cela ne déplairait pas trop à M. d’Herblay.

-- Et puis, réellement, disait Baisemeaux à son major, un
prisonnier ordinaire est déjà bien assez malheureux d’être
prisonnier; il souffre bien assez pour qu’on puisse charitablement
lui souhaiter la mort. À plus forte raison, quand ce prisonnier
est devenu fou, et qu’il peut mordre et faire du bruit dans la
Bastille; alors, ma foi! ce n’est plus un voeu charitable à faire
que de lui souhaiter la mort; ce serait une bonne oeuvre à
accomplir que de le supprimer tout doucement.

Et le bon gouverneur fit là-dessus son deuxième déjeuner.


Chapitre CCXXV -- L'ombre de M. Fouquet


D’Artagnan, tout lourd encore de l’entretien qu’il venait d’avoir
avec le roi, se demandait s’il était bien dans son bon sens; si la
scène se passait bien à Vaux; si lui, d’Artagnan, était bien le
capitaine des mousquetaires, et M. Fouquet le propriétaire du
château dans lequel Louis XIV venait de recevoir l’hospitalité.
Ces réflexions n’étaient pas celles d’un homme ivre. On avait
cependant bien banqueté à Vaux. Les vins de M. le surintendant
avaient cependant figuré avec honneur à la fête. Mais le Gascon
était homme de sang-froid: il savait, en touchant son épée
d’acier, prendre au moral le froid de cet acier pour les grandes
occasions.

-- Allons, dit-il en quittant l’appartement royal, me voilà jeté
tout historiquement dans les destinées du roi et dans celles du
ministre; il sera écrit que M. d’Artagnan, cadet de Gascogne, a
mis la main sur le collet de M. Nicolas Fouquet, surintendant des
finances de France. Mes descendants, si j’en ai, se feront une
renommée avec cette arrestation, comme les messieurs de Luynes
s’en sont fait une avec les défroques de ce pauvre maréchal
d’Ancre. Il s’agit d’exécuter proprement les volontés du roi. Tout
homme saura bien dire à M. Fouquet: «Votre épée, monsieur!». Mais
tout le monde ne saura pas garder M. Fouquet sans faire crier
personne. Comment donc opérer, pour que M. le surintendant passe
de l’extrême faveur à la dernière disgrâce, pour qu’il voie se
changer Vaux en un cachot, pour que, après avoir goutté l’encens
d’Assuérus, il touche à la potence d’Aman, c’est-à-dire
d’Enguerrand de Marigny?

Ici, le front de d’Artagnan, s’assombrit à faire pitié. Le
mousquetaire avait des scrupules. Livrer ainsi à la mort car
certainement Louis XIV haïssait M. Fouquet, livrer, disons-nous, à
la mort celui qu’on venait de breveter galant homme, c’était un
véritable cas de conscience.

-- Il me semble, se dit d’Artagnan, que, si je ne suis pas un
croquant, je ferai savoir à M. Fouquet l’idée du roi à son égard.
Mais, si je trahis le secret de mon maître, je suis un perfide et
un traître, crime tout à fait prévu par les lois militaires, à
telles enseignes que j’ai vu vingt fois, dans les guerres,
brancher des malheureux qui avaient fait en petit ce que mon
scrupule me conseille de faire en grand. Non, je pense qu’un homme
d’esprit doit sortir de ce pas avec beaucoup plus d’adresse. Et
maintenant, admettons-nous que j’aie de l’esprit? C’est
contestable, en ayant fait depuis quarante ans une telle
consommation que, s’il m’en reste pour une pistole, ce sera bien
du bonheur.

D’Artagnan se prit la tête dans les mains, s’arracha, bon gré mal
gré, quelques poils de moustache et ajouta:

-- Pour quelle cause M. Fouquet serait-il disgracié? Pour trois
causes: la première, parce qu’il n’est pas aimé de M. Colbert; la
seconde, parce qu’il a voulu aimer Mlle de La Vallière; la
troisième, parce que le roi aime M. Colbert et Mlle de La
Vallière. C’est un homme perdu! Mais lui mettrai-je le pied sur la
tête, moi, un homme, quand il succombe sous des intrigues de
femmes et de commis? Fi donc! S’il est dangereux, je l’abattrai;
s’il n’est que persécuté, je verrai! J’en suis venu à ce point que
ni roi ni homme ne prévaudra sur mon opinion. Athos serait ici
qu’il ferait comme moi. Ainsi donc, au lieu d’aller trouver
brutalement M. Fouquet, de l’appréhender au corps et de le
calfeutrer, je vais tâcher de me conduire en homme de bonnes
façons. On en parlera, d’accord; mais on en parlera bien.

Et d’Artagnan, rehaussant par un geste particulier son baudrier
sur son épaule, s’en alla droit chez M. Fouquet, lequel, après les
adieux faits aux dames, se préparait à dormir tranquillement sur
ses triomphes de la journée.

L’air était encore parfumé ou infecté, comme on voudra, de l’odeur
du feu d’artifice. Les bougies jetaient leurs mourantes clartés,
les fleurs tombaient détachées des guirlandes, les grappes de
danseurs et de courtisans s’égrenaient dans les salons.

Au centre de ses amis, qui le complimentaient et recevaient ses
compliments, le surintendant fermait à demi ses yeux fatigués. Il
aspirait au repos, il tombait sur la litière de lauriers amassés
depuis tant de jours. On eût dit qu’il courbait sa tête sous le
poids de dettes nouvelles contractées pour faire honneur à cette
fête.

M. Fouquet venait de se retirer dans sa chambre, souriant et plus
qu’à moitié mort. Il n’écoutait plus, il ne voyait plus; son lit
l’attirait, le fascinait. Le dieu Morphée, dominateur du dôme,
peint par Le Brun, avait étendu sa puissance aux chambres
voisines, et lancé ses plus efficaces pavots chez le maître de la
maison.

M. Fouquet, presque seul, était déjà dans les mains de son valet
de chambre, lorsque M. d’Artagnan apparut sur le seuil de son
appartement.

D’Artagnan n’avait jamais pu réussir à se vulgariser à la Cour: en
vain le voyait-on partout et toujours il faisait son effet
toujours et partout. C’est le privilège de certaines natures, qui
ressemblent en cela aux éclairs ou au tonnerre. Chacun les
connaît, mais leur apparition étonne, et, quand on les sent, la
dernière impression est toujours celle qu’on croit avoir été la
plus forte.

-- Tiens! M. d’Artagnan? dit M. Fouquet, dont la manche droite
était déjà séparée du corps.

-- Pour vous servir, répliqua le mousquetaire.

-- Entrez donc, cher monsieur d’Artagnan.

-- Merci!

-- Venez-vous me faire quelque critique sur la fête? Vous êtes un
esprit ingénieux.

-- Oh! non.

-- Est-ce qu’on gêne votre service?

-- Pas du tout.

-- Vous êtes mal logé peut-être?

-- À merveille.

-- Eh bien! je vous remercie d’être aussi aimable, et c’est moi
qui me déclare votre obligé pour tout ce que vous me dites de
flatteur.

Ces paroles signifiaient sans conteste: «Mon cher d’Artagnan,
allez vous coucher, puisque vous avez un lit, et laissez-moi en
faire autant.»

D’Artagnan ne parut pas avoir compris.

-- Vous vous couchez déjà? dit-il au surintendant.

-- Oui. Avez-vous quelque chose à me communiquer?

-- Rien, monsieur, rien. Vous couchez donc ici?

-- Comme vous voyez.

-- Monsieur, vous avez donné une bien belle fête au roi.

-- Vous trouvez?

-- Oh! superbe.

-- Le roi est content?

-- Enchanté.

-- Vous aurait-il prié de m’en faire part?

-- Il ne choisirait pas un si peu digne messager, monseigneur.

-- Vous vous faites tort, monsieur d’Artagnan.

-- C’est votre lit, ceci?

-- Oui. Pourquoi cette question? n’êtes-vous pas satisfait du
vôtre?

-- Faut-il vous parler avec franchise?

-- Assurément.

-- Eh bien! non.

Fouquet tressaillit.

-- Monsieur d’Artagnan, dit-il, prenez ma chambre.

-- Vous en priver, monseigneur? Jamais!

-- Que faire, alors?

-- Me permettre de la partager avec vous.

M. Fouquet regarda fixement le mousquetaire.

-- Ah! ah! dit-il, vous sortez de chez le roi?

-- Mais oui, monseigneur.

-- Et le roi voudrait vous voir coucher dans ma chambre?

-- Monseigneur...

-- Très bien, monsieur d’Artagnan, très bien. Vous êtes ici le
maître. Allez, monsieur.

-- Je vous assure, monseigneur, que je ne veux point abuser...

M. Fouquet, s’adressant à son valet de chambre:

-- Laissez-nous, dit-il.

Le valet sortit.

-- Vous avez à me parler, monsieur? dit-il à d’Artagnan.

-- Moi?

-- Un homme de votre esprit ne vient pas causer avec un homme du
mien, à l’heure qu’il est, sans de graves motifs?

-- Ne m’interrogez pas.

-- Au contraire, que voulez-vous de moi?

-- Rien que votre société.

-- Allons au jardin, fit le surintendant tout à coup, dans le
parc?

-- Non, répondit vivement le mousquetaire, non.

-- Pourquoi?

-- La fraîcheur...

-- Voyons, avouez donc que vous m’arrêtez, dit le surintendant au
capitaine.

-- Jamais! fit celui-ci.

-- Vous me veillez, alors?

-- Par honneur, oui, monseigneur.

-- Par honneur?... C’est autre chose! Ah! l’on m’arrête chez moi?

-- Ne dites pas cela!

-- Je le crierai, au contraire!

-- Si vous le criez, je serai forcé de vous engager au silence.

-- Bien! de la violence chez moi? Ah! c’est très bien!

-- Nous ne nous comprenons pas du tout. Tenez, il y a là un
échiquier: jouons, s’il vous plaît, monseigneur.

-- Monsieur d’Artagnan, je suis donc en disgrâce?

-- Pas du tout, mais...

-- Mais défense m’est faite de me soustraire à vos regards?

-- Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites,
monseigneur, et si vous voulez que je me retire, annoncez-le-moi.

-- Cher monsieur d’Artagnan, vos façons me rendront fou. Je
tombais de sommeil, vous m’avez réveillé.

-- Je ne me le pardonnerai jamais, et si vous voulez me
réconcilier avec moi-même...

-- Eh bien?

-- Eh bien! dormez là, devant moi, j’en serai ravi.

-- Surveillance?...

-- Je m’en vais alors.

-- Je ne vous comprends plus.

-- Bonsoir, monseigneur.

Et d’Artagnan feignit de se retirer.

Alors M. Fouquet courut après lui.

-- Je ne me coucherai pas, dit-il. Sérieusement, et puisque vous
refusez de me traiter en homme, et que vous jouez au fin avec moi,
je vais vous forcer comme on fait du sanglier.

-- Bah! s’écria d’Artagnan affectant de sourire.

-- Je commande mes chevaux et je pars pour Paris, dit M. Fouquet
plongeant jusqu’au coeur du capitaine des mousquetaires.

-- Ah! s’il en est ainsi, monseigneur, c’est différent.

-- Vous m’arrêtez?

-- Non, mais je pars avec vous.

-- En voilà assez, monsieur d’Artagnan, reprit Fouquet d’un ton
froid. Ce n’est pas pour rien que vous avez cette réputation
d’homme d’esprit et d’homme de ressources; mais, avec moi, tout
cela est superflu. Droit au but: un service. Pourquoi m’arrêtez-
vous? qu’ai-je fait?

-- Oh! je ne sais rien de ce que vous avez fait; mais je ne vous
arrête pas... ce soir...

-- Ce soir! s’écria Fouquet en pâlissant. Mais demain?

-- Oh! nous ne sommes pas à demain, monseigneur. Qui peut répondre
jamais du lendemain?

-- Vite! vite! capitaine, laissez-moi parler à M. d’Herblay.

-- Hélas! voilà qui devient impossible, monseigneur. J’ai ordre de
veiller à ce que vous ne causiez avec personne.

-- Avec M. d’Herblay, capitaine, avec votre ami!

-- Monseigneur, est-ce que, par hasard, M. d’Herblay, mon ami, ne
serait pas le seul avec qui je dusse vous empêcher de communiquer?

Fouquet rougit, et, prenant l’air de la résignation:

-- Monsieur, dit-il, vous avez raison, je reçois une leçon que je
n’eusse pas dû provoquer. L’homme tombé n’a droit à rien, pas même
de la part de ceux dont il a fait la fortune, à plus forte raison
de ceux à qui il n’a pas eu le bonheur de rendre jamais service.

-- Monseigneur!

-- C’est vrai, monsieur d’Artagnan, vous vous êtes toujours mis
avec moi dans une bonne situation, dans la situation qui convient
à l’homme destiné à m’arrêter. Vous ne m’avez jamais rien demandé,
vous!

-- Monseigneur, répondit le Gascon touché de cette douleur
éloquente et noble, voulez-vous, je vous prie, m’engager votre
parole d’honnête homme que vous ne sortirez pas de cette chambre?

-- À quoi bon, cher monsieur d’Artagnan, puisque vous m’y gardez?
Craignez-vous que je ne lutte contre la plus vaillante épée du
royaume?

-- Ce n’est pas cela, monseigneur, c’est que je vais vous aller
chercher M. d’Herblay, et, par conséquent, vous laisser seul.

Fouquet poussa un cri de joie et de surprise.

-- Chercher M. d’Herblay! me laisser seul! s’écria-t-il en
joignant les mains.

-- Où loge M. d’Herblay? dans la chambre bleue?

-- Oui, mon ami, oui.

-- Votre ami! merci du mot, monseigneur. Vous me donnez
aujourd’hui, si vous ne m’avez pas donné autrefois.

-- Ah! vous me sauvez!

-- Il y a bien pour dix minutes de chemin d’ici à la chambre bleue
pour aller et revenir? reprit d’Artagnan.

-- À peu près.

-- Et pour réveiller Aramis, qui dort bien quand il dort, pour le
prévenir, je mets cinq minutes: total, un quart d’heure d’absence.
Maintenant, monseigneur, donnez-moi votre parole que vous ne
chercherez en aucune façon à fuir, et qu’en rentrant ici je vous y
retrouverai?

-- Je vous la donne, monsieur, répondit Fouquet en serrant la main
du mousquetaire avec une affectueuse reconnaissance.

D’Artagnan disparut.

Fouquet le regarda s’éloigner, attendit avec une impatience
visible que la porte se fût refermée derrière lui, et, la porte
refermée, se précipita sur ses clefs, ouvrit quelques tiroirs à
secret cachés dans des meubles, chercha vainement quelques
papiers, demeurés sans doute à Saint-Mandé et qu’il parut
regretter de ne point y trouver; puis, saisissant avec
empressement des lettres, des contrats, des écritures, il en fit
un monceau qu’il brûla hâtivement sur la plaque de marbre de
l’âtre, ne prenant pas la peine de tirer de l’intérieur les pots
de fleurs qui l’encombraient.

Puis, cette opération achevée, comme un homme qui vient d’échapper
à un immense danger, et que la force abandonne dès que ce danger
n’est plus à craindre, il se laissa tomber anéanti dans un
fauteuil.

D’Artagnan rentra et trouva Fouquet dans la même position. Le
digne mousquetaire n’avait pas fait un doute que Fouquet, ayant
donné sa parole ne songerait pas même à y manquer; mais il avait
pensé qu’il utiliserait son absence en se débarrassant de tous les
papiers de toutes les notes, de tous les contrats qui pourraient
rendre plus dangereuse la position déjà assez grave dans laquelle
il se trouvait. Aussi, levant la tête comme un chien qui prend le
vent, il flaira cette odeur de fumée qu’il comptait bien découvrir
dans l’atmosphère, et, l’y ayant trouvée, il fit un mouvement de
tête en signe de satisfaction.

À l’entrée de d’Artagnan, Fouquet avait, de son côté, levé la
tête, et aucun des mouvements de d’Artagnan ne lui avait échappé.

Puis les regards des deux hommes se rencontrèrent; tous deux
virent qu’ils s’étaient compris sans avoir échangé une parole.

-- Eh bien! demanda, le premier, Fouquet, et M. d’Herblay?

-- Ma foi! monseigneur, répondit d’Artagnan, il faut que
M. d’Herblay aime les promenades nocturnes et fasse, au clair de
la lune, dans le parc de Vaux, des vers avec quelques-uns de vos
poètes, mais il n’était pas chez lui.

-- Comment! pas chez lui? s’écria Fouquet, à qui échappait sa
dernière espérance, car, sans qu’il se rendît compte de quelle
façon l’évêque de Vannes pouvait le secourir, il comprenait qu’en
réalité il ne pouvait attendre de secours que de lui.

-- Ou bien, s’il est chez lui, continua d’Artagnan, il a eu des
raisons pour ne pas répondre.

-- Mais vous n’avez donc pas appelé de façon qu’il entendît,
monsieur?

-- Vous ne supposez pas, monseigneur, que, déjà en dehors de mes
ordres, qui me défendaient de vous quitter un seul instant, vous
ne supposez pas que j’aie été assez fou pour réveiller toute la
maison et me faire voir dans le corridor de l’évêque de Vannes,
afin de bien faire constater par M. Colbert que je vous donnais le
temps de brûler vos papiers?

-- Mes papiers?

-- Sans doute; c’est du moins ce que j’eusse fait à votre place.
Quand on m’ouvre une porte, j’en profite.

-- Eh bien! oui, merci, j’en ai profité.

-- Et vous avez bien fait, morbleu! Chacun a ses petits secrets
qui ne regardent pas les autres. Mais revenons à Aramis,
monseigneur.

-- Eh bien! je vous dis, vous aurez appelé trop bas, et il n’aura
pas entendu.

-- Si bas qu’on appelle Aramis, monseigneur, Aramis entend
toujours quand il a intérêt à entendre. Je répète donc ma phrase:
Aramis n’était pas chez lui, monseigneur, ou Aramis a eu, pour ne
pas reconnaître ma voix, des motifs que j’ignore et que vous
ignorez peut-être vous-même, tout votre homme-lige qu’est Sa
Grandeur Mgr l’évêque de Vannes.

Fouquet poussa un soupir, se leva, fit trois ou quatre pas dans la
chambre, et finit par aller s’asseoir, avec une expression de
profond abattement, sur son magnifique lit de velours, tout garni
de splendides dentelles.

D’Artagnan regarda Fouquet avec un sentiment de profonde pitié.

-- J’ai vu arrêter bien des gens dans ma vie, dit le mousquetaire
avec mélancolie, j’ai vu arrêter M. de Cinq-Mars, j’ai vu arrêter
M. de Chalais. J’étais bien jeune. J’ai vu arrêter M. de Condé
avec les princes, j’ai vu arrêter M. de Retz, j’ai vu arrêter
M. Broussel. Tenez, monseigneur, c’est fâcheux à dire, mais celui
de tous ces gens-là à qui vous ressemblez le plus en ce moment,
c’est le bonhomme Broussel. Peu s’en faut que vous ne mettiez,
comme lui, votre serviette dans votre portefeuille, et que vous ne
vous essuyiez la bouche avec vos papiers. Mordioux! monsieur
Fouquet, un homme comme vous n’a pas de ces abattements-là. Si vos
amis vous voyaient!...

-- Monsieur d’Artagnan, reprit le surintendant avec un sourire
plein de tristesse, vous ne comprenez point: c’est justement parce
que mes amis ne me voient pas, que je suis tel que vous me voyez,
vous. Je ne vis pas tout seul, moi! je ne suis rien tout seul.
Remarquez bien que j’ai employé mon existence à me faire des amis
dont j’espérais me faire des soutiens. Dans la prospérité, toutes
ces voix heureuses, et heureuses par moi, me faisaient un concert
de louanges et d’actions de grâces. Dans la moindre défaveur, ces
voix plus humbles accompagnaient harmonieusement les murmures de
mon âme. L’isolement, je ne l’ai jamais connu. La pauvreté,
fantôme que parfois j’ai entrevu avec ses haillons au bout de ma
route! la pauvreté, c’est le spectre avec lequel plusieurs de mes
amis se jouent depuis tant d’années, qu’ils poétisent, qu’ils
caressent, qu’ils me font aimer! La pauvreté! mais je l’accepte,
je la reconnais, je l’accueille comme une soeur déshéritée; car la
pauvreté, ce n’est pas la solitude, ce n’est pas l’exil, ce n’est
pas la prison! Est-ce que je serais jamais pauvre, moi, avec des
amis comme Pélisson, comme La Fontaine, comme Molière? avec une
maîtresse, comme... Oh! mais la solitude, à moi, homme de bruit, à
moi, homme de plaisirs, à moi qui ne suis que parce que les autres
sont!... Oh! Si vous saviez comme je suis seul en ce moment! et
comme vous me paraissez être, vous qui me séparez de tout ce que
j’aimais, l’image de la solitude, du néant et de la mort!

-- Mais je vous ai déjà dit, monsieur Fouquet, répondit d’Artagnan
touché jusqu’au fond de l’âme, je vous ai déjà dit que vous
exagériez les choses. Le roi vous aime.

-- Non, dit Fouquet en secouant la tête, non!

-- M. Colbert vous hait.

-- M. Colbert? que m’importe!

-- Il vous ruinera.

-- Oh! quant à cela, je l’en défie: je suis ruiné.

À cet étrange aveu du surintendant, d’Artagnan promena un regard
expressif autour de lui. Quoiqu’il n’ouvrît pas la bouche, Fouquet
le comprit si bien, qu’il ajouta:

-- Que faire de ces magnificences, quand on n’est plus magnifique?
Savez-vous à quoi nous servent la plupart de nos possessions, à
nous autres riches? C’est à nous dégoûter, par leur splendeur
même, de tout ce qui n’égale pas cette splendeur. Vaux! me direz-
vous, les merveilles de Vaux, n’est-ce pas? Eh bien! quoi? Que
faire de cette merveille? Avec quoi, si je suis ruiné, verserai-je
l’eau dans les urnes de mes naïades, le feu dans les entrailles de
mes salamandres, l’air dans la poitrine de mes tritons? Pour être
assez riche, monsieur d’Artagnan, il faut être trop riche.

D’Artagnan hocha la tête.

-- Oh! je sais bien ce que vous pensez, répliqua vivement Fouquet.
Si vous aviez Vaux, vous le vendriez, vous, et vous achèteriez une
terre en province. Cette terre aurait des bois, des vergers et des
champs; cette terre nourrirait son maître. De quarante millions,
vous feriez bien...

-- Dix millions, interrompit d’Artagnan.

-- Pas un million, mon cher capitaine. Nul, en France, n’est assez
riche pour acheter Vaux deux millions et l’entretenir comme il
est, nul ne le pourrait, nul ne le saurait.

-- Dame! fit d’Artagnan, en tout cas, un million...

-- Eh bien?

-- Ce n’est pas la misère.

-- C’est bien près, mon cher monsieur.

-- Comment?

-- Oh! vous ne comprenez pas. Non, je ne veux pas vendre ma maison
de Vaux. Je vous la donne, si vous voulez.

Et Fouquet accompagna ces mots d’un inexprimable mouvement
d’épaules.

-- Donnez-la au roi, vous ferez un meilleur marché.

-- Le roi n’a pas besoin que je la lui donne, dit Fouquet; il me
la prendra parfaitement bien, si elle lui fait plaisir: voilà
pourquoi j’aime mieux qu’elle périsse. Tenez, monsieur d’Artagnan,
si le roi n’était pas sous mon toit, je prendrais cette bougie,
j’irais sous le dôme mettre le feu à deux caisses de fusées et
d’artifices que l’on avait réservées, et je réduirais mon palais
en cendres.

-- Bah! fit négligemment le mousquetaire. En tout cas, vous ne
brûleriez pas les jardins. C’est ce qu’il y a de mieux chez vous.

-- Et puis, reprit sourdement Fouquet, qu’ai-je dit là, mon Dieu!
Brûler Vaux! détruire mon palais! Mais Vaux n’est pas à moi, mais
ces richesses, mais ces merveilles, elles appartiennent, comme
jouissance, à celui qui les a payées, c’est vrai, mais comme
durée, elles sont à ceux-là qui les ont créées. Vaux est à Le
Brun; Vaux est à Le Nôtre; Vaux est à Pélisson, à Levau, à La
Fontaine, Vaux est à Molière, qui y a fait jouer _Les Fâcheux,
_Vaux est à la postérité, enfin. Vous voyez bien, monsieur
d’Artagnan, que je n’ai plus ma maison à moi.

-- À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà une idée que j’aime, et
je reconnais là M. Fouquet. Cette idée m’éloigne du bonhomme
Broussel, et je n’y reconnais plus les pleurnicheries du vieux
frondeur. Si vous êtes ruiné, monseigneur, prenez bien la chose;
vous aussi, mordioux! vous appartenez à la postérité et vous
n’avez pas le droit de vous amoindrir. Tenez, regardez-moi, moi
qui ai l’air d’exercer une supériorité sur vous parce que je vous
arrête; le sort, qui distribue leurs rôles aux comédiens de ce
monde, m’en a donné un moins beau, moins agréable à jouer que
n’était le vôtre. Je suis de ceux, voyez-vous, qui pensent que les
rôles des rois ou des puissants valent mieux que les rôles de
mendiants ou de laquais. Mieux vaut, même en scène, sur un autre
théâtre que le théâtre du monde, mieux vaut porter le bel habit et
mâcher le beau langage que de frotter la planche avec une savate
ou se faire caresser l’échine avec des bâtons rembourrés d’étoupe.
En un mot, vous avez abusé de l’or, vous avez commandé, vous avez
joui. Moi, j’ai traîné ma longe; moi, j’ai obéi; moi, j’ai pâti.
Eh bien! si peu que je vaille auprès de vous, monseigneur, je vous
le déclare: le souvenir de ce que j’ai fait me tient lieu d’un
aiguillon qui m’empêche de courber trop tôt ma vieille tête. Je
serai jusqu’au bout bon cheval d’escadron, et je tomberai tout
roide, tout d’une pièce, tout vivant, après avoir bien choisi ma
place. Faites comme moi, monsieur Fouquet; vous ne vous en
trouverez pas plus mal. Cela n’arrive qu’une fois aux hommes comme
vous. Le tout est de bien faire quand cela arrive. Il y a un
proverbe latin dont j’ai oublié les mots, mais dont je me rappelle
le sens, car plus d’une fois, je l’ai médité: il dit: «La fin
couronne l’oeuvre.»

Fouquet se leva, vint passer son bras autour du cou de d’Artagnan,
qu’il étreignit sur sa poitrine, tandis que, de l’autre main, il
lui serrait la main.

-- Voilà un beau sermon, dit-il après une pause.

-- Sermon de mousquetaire, monseigneur.

-- Vous m’aimez, vous, qui me dites tout cela.

-- Peut-être.

Fouquet redevint pensif. Puis, après un instant:

-- Mais M. d’Herblay, demanda-t-il, où peut-il être?

-- Ah! voilà!

-- Je n’ose vous prier de le faire chercher.

-- Vous m’en prieriez, que je ne le ferais plus, monsieur Fouquet.
C’est imprudent. On le saurait, et Aramis, qui n’est pas en cause
dans tout cela, pourrait être compromis et englobé dans votre
disgrâce.

-- J’attendrai le jour, dit Fouquet.

-- Oui, c’est ce qu’il y a de mieux.

-- Que ferons-nous, au jour?

-- Je n’en sais rien, monseigneur.

-- Faites-moi une grâce, monsieur d’Artagnan.

-- Très volontiers.

-- Vous me gardez, je reste; vous êtes dans la pleine exécution de
vos consignes, n’est-ce pas?

-- Mais oui.

-- Eh bien! restez mon ombre, soit! J’aime mieux cette ombre-là
qu’une autre.

D’Artagnan s’inclina.

-- Mais oubliez que vous êtes M. d’Artagnan, capitaine des
mousquetaires; oubliez que je suis M. Fouquet, surintendant des
finances, et causons de mes affaires.

-- Peste! c’est épineux, cela.

-- Vraiment?

-- Oui; mais, pour vous, monsieur Fouquet, je ferais l’impossible.

-- Merci. Que vous a dit le roi?

-- Rien.

-- Ah! voilà comme vous causez?

-- Dame!

-- Que pensez-vous de ma situation?

-- Rien.

-- Cependant, à moins de mauvaise volonté...

-- Votre situation est difficile.

-- En quoi?

-- En ce que vous êtes chez vous.

-- Si difficile qu’elle soit, je la comprends bien.

-- Pardieu! est-ce que vous vous imaginez qu’avec un autre que
vous j’eusse fait tant de franchise?

-- Comment, tant de franchise? Vous avez été franc avec moi, vous!
vous qui refusez de me dire la moindre chose?

-- Tant de façons. Alors.

-- À la bonne heure!

-- Tenez, monseigneur, écoutez comment je m’y fusse pris avec un
autre que vous: j’arrivais à votre porte, les gens partis, ou,
s’ils n’étaient pas partis, je les attendais à leur sortie et je
les attrapais un à un, comme des lapins au débouter; je les
coffrais sans bruit, je m’étendais sur le tapis de votre corridor,
et, une main sur vous, sans que vous vous en doutassiez, je vous
gardais pour le déjeuner du maître. De cette façon pas
d’esclandre, pas de défense, pas de bruit, mais aussi, pas
d’avertissement pour M. Fouquet, pas de réserve, pas de ces
concessions délicates qu’entre gens courtois on se fait au moment
décisif. Êtes-vous content de ce plan-là?

-- Il me fait frémir.

-- N’est-ce pas? c’eût été triste d’apparaître demain, sans
préparation, et de vous demander votre épée.

-- Oh! monsieur, j’en fusse mort de honte et de colère!

-- Votre reconnaissance s’exprime trop éloquemment; je n’ai point
fait assez, croyez-moi.

-- À coup sûr, monsieur, vous ne me ferez jamais avouer cela.

-- Eh bien! maintenant, monseigneur, si vous êtes content de moi,
si vous êtes remis de la secousse, que j’ai adoucie autant que
j’ai pu, laissons le temps battre des ailes, vous êtes harassé,
vous avez des réflexions à faire, je vous en conjure: dormez ou
faites semblant de dormir, sur votre lit ou dans votre lit. Moi,
je dors sur ce fauteuil, et quand je dors, mon sommeil est dur au
point que le canon ne me réveillerait pas.

Fouquet sourit.

-- J’excepte cependant, continua le mousquetaire, le cas où l’on
ouvrirait une porte, soit secrète, soit visible, soit de sortie,
soit d’entrée. Oh! pour cela, mon oreille est vulnérable au
dernier point. Un craquement me fait tressaillir. C’est une
affaire d’antipathie naturelle. Allez donc, venez donc, promenez-
vous par la chambre, écrivez, effacez, déchirez, brûlez, mais ne
touchez pas la clef de la serrure; mais ne touchez pas au bouton
de la porte, car vous me réveilleriez en sursaut, et cela
m’agacerait horriblement les nerfs.

-- Décidément, monsieur d’Artagnan, dit Fouquet vous êtes l’homme
le plus spirituel et le plus courtois que je connaisse, et vous ne
me laisserez qu’un regret, c’est d’avoir fait si tard votre
connaissance.

D’Artagnan poussa un soupir qui voulait dire. «Hélas! peut-être
l’avez vous faite trop tôt!»

Puis il s’enfonça dans son fauteuil, tandis que Fouquet, à demi
couché sur son lit et appuyé sur le coude, rêvait à son aventure.

Et tous deux, laissant les bougies brûler, attendirent ainsi le
premier réveil du jour, et quand Fouquet soupirait trop haut,
d’Artagnan ronflait plus fort.

Nulle visite, même celle d’Aramis, ne troubla leur quiétude, nul
bruit ne se fit entendre dans la vaste maison.

Au-dehors, les rondes d’honneur et les patrouilles de
mousquetaires faisaient crier le sable sous leurs pas: c’était une
tranquillité de plus pour les dormeurs. Qu’on y joigne le bruit du
vent et des fontaines, qui font leur fonction éternelle, sans
s’inquiéter des petits bruits et des petites choses dont se
composent la vie et la mort de l’homme.


Chapitre CCXXVI -- Le matin


Auprès de ce destin lugubre du roi enfermé à la Bastille et
rongeant de désespoir les verrous et les barreaux, la rhétorique
des chroniqueurs anciens ne manquerait pas de placer l’antithèse
de Philippe dormant sous le dais royal. Ce n’est pas que la
rhétorique soit toujours mauvaise et sème toujours à faux les
fleurs dont elle veut émailler l’histoire; mais nous nous
excuserons de polir ici soigneusement l’antithèse et de dessiner
avec intérêt l’autre tableau destiné à servir de pendant au
premier.

Le jeune prince descendit de chez Aramis comme le roi était
descendu de la chambre de Morphée. Le dôme s’abaissa lentement
sous la pression de M. d’Herblay, et Philippe se trouva devant le
lit royal, qui était remonté après avoir déposé son prisonnier
dans les profondeurs des souterrains.

Seul en présence de ce luxe, seul devant toute sa puissance, seul
devant le rôle qu’il allait être forcé de jouer, Philippe sentit
pour la première fois son âme s’ouvrir à ces mille émotions qui
sont les battements vitaux d’un coeur de roi.

Mais la pâleur le prit quand il considéra ce lit vide et encore
froissé par le corps de son frère.

Ce muet complice était revenu après avoir servi à la consommation
de l’oeuvre. Il revenait avec la trace du crime, il parlait au
coupable le langage franc et brutal que le complice ne craint
jamais d’employer avec son complice. Il disait la vérité.

Philippe, en se baissant pour mieux voir, aperçut le mouchoir
encore humide de la sueur froide qui avait ruisselé du front de
Louis XIV. Cette sueur épouvanta Philippe comme le sang d’Abel
épouvanta Caïn.

-- Me voilà face à face avec mon destin, dit Philippe, l’oeil en
feu, le visage livide. Sera-t-il plus effrayant que ma captivité
ne fut douloureuse? Forcé de suivre à chaque instant les
usurpations de la pensée, songerai-je toujours à écouter les
scrupules de mon coeur?... Eh bien! oui! le roi a reposé sur ce
lit; oui, c’est bien sa tête qui a creusé ce pli dans l’oreiller,
c’est bien l’amertume de ses larmes qui a amolli ce mouchoir et
j’hésite à me coucher sur ce lit, à serrer de ma main ce mouchoir
brodé des armes et du chiffre du roi!... Allons, imitons
M. d’Herblay, qui veut que l’action soit toujours d’un degré au-
dessus de la pensée; imitons M. d’Herblay, qui songe toujours à
lui et qui s’appelle honnête homme quand il n’a mécontenté ou
trahi que ses ennemis. Ce lit, je l’aurais occupé si Louis XIV ne
m’en eût frustré par le crime de notre mère. Ce mouchoir brodé aux
armes de France, c’est à moi qu’il appartiendrait de m’en servir,
si, comme le fait observer M. d’Herblay, j’avais été laissé à ma
place dans le berceau royal. Philippe, fils de France, remonte sur
ton lit! Philippe, seul roi de France, reprends ton blason!
Philippe, seul héritier présomptif de Louis XIII, ton père, sois
sans pitié pour l’usurpateur, qui n’a pas même en ce moment le
remords de tout ce que tu as souffert!

Cela dit, Philippe, malgré sa répugnance instinctive du corps,
malgré les frissons et la terreur que domptait la volonté, se
coucha sur le lit royal, et contraignit ses muscles à presser la
couche encore tiède de Louis XIV, tandis qu’il appuyait sur son
front le mouchoir humide de sueur.

Lorsque sa tête se renversa en arrière et creusa l’oreiller
moelleux, Philippe aperçut au-dessus de son front la couronne de
France, tenue, comme nous l’avons dit, par l’ange aux ailes d’or.

Maintenant, qu’on se représente ce royal intrus, l’oeil sombre et
le corps frémissant. Il ressemble au tigre égaré par une nuit
d’orage, qui est venu par les roseaux, par la ravine inconnue, se
coucher dans la caverne du lion absent. L’odeur féline l’a attiré,
cette tiède vapeur de l’habitation ordinaire. Il a trouvé un lit
d’herbes sèches, d’ossements rompus et pâteux comme une moelle; il
arrive, promène dans l’ombre son regard qui flamboie et qui voit;
il secoue ses membres ruisselants, son pelage souillé de vase, et
s’accroupit lourdement, son large museau sur ses pattes énormes,
prêt au sommeil, mais aussi prêt au combat. De temps en temps,
l’éclair qui brille et miroite dans les crevasses de l’antre, le
bruit des branches qui s’entrechoquent, des pierres qui crient en
tombant, la vague appréhension du danger, le tirent de cette
léthargie causée par la fatigue.

On peut être ambitieux de coucher dans le lit du lion, mais on ne
doit pas espérer d’y dormir tranquille.

Philippe prêta l’oreille à tous les bruits, il laissa osciller son
coeur au souffle de toutes les épouvantes; mais, confiant dans sa
force, doublée par l’exagération de sa résolution suprême, il
attendit sans faiblesse qu’une circonstance décisive lui permît de
se juger lui-même. Il espéra qu’un grand danger luirait pour lui,
comme ces phosphores de la tempête qui montrent aux navigateurs la
hauteur des vagues contre lesquelles ils luttent.

Mais rien ne vint. Le silence, ce mortel ennemi des coeurs
inquiets, ce mortel ennemi des ambitieux, enveloppa toute la nuit,
dans son épaisse vapeur, le futur roi de France, abrité sous sa
couronne volée.

Vers le matin, une ombre bien plutôt qu’un corps se glissa dans la
chambre royale; Philippe l’attendait et ne s’en étonna pas.

-- Eh bien! monsieur d’Herblay? dit-il.

-- Eh bien! Sire, tout est fini.

-- Comment?

-- Tout ce que nous attendions.

-- Résistance?

-- Acharnée: pleurs, cris.

-- Puis?

-- Puis la stupeur.

-- Mais enfin?

-- Enfin, victoire complète et silence absolu.

-- Le gouverneur de la Bastille se doute-t-il?...

-- De rien.

-- Cette ressemblance?

-- Est la cause du succès.

-- Mais le prisonnier ne peut manquer de s’expliquer, songez-y.
J’ai bien pu le faire, moi qui avais à combattre un pouvoir bien
autrement solide que n’est le mien.

-- J’ai déjà pourvu à tout. Dans quelques jours plus tôt peut-
être, s’il est besoin, nous tirerons le captif de sa prison, et
nous le dépayserons par un exil si lointain...

-- On revient de l’exil, monsieur d’Herblay.

-- Si loin, ai-je dit, que les forces matérielles de l’homme et la
durée de sa vie ne suffiraient pas au retour.

Encore une fois, le regard du jeune roi et celui d’Aramis se
croisèrent avec une froide intelligence.

-- Et M. du Vallon? demanda Philippe pour détourner la
conversation.

-- Il vous sera présenté aujourd’hui, et, confidentiellement, vous
félicitera du danger que cet usurpateur vous a fait courir.

-- Qu’en fera-t-on?

-- De M. du Vallon?

-- Un duc à brevet, n’est-ce pas?

-- Oui, un duc à brevet, reprit en souriant singulièrement Aramis.

-- Pourquoi riez-vous, monsieur d’Herblay?

-- Je ris de l’idée prévoyante de Votre Majesté.

-- Prévoyante? Qu’entendez-vous par là?

-- Votre Majesté craint sans doute que ce pauvre Porthos ne
devienne un témoin gênant, et elle veut s’en défaire.

-- En le créant duc?

-- Assurément. Vous le tuez; il en mourra de joie, et le secret
mourra avec lui.

-- Ah! mon Dieu!

-- Moi, dit flegmatiquement Aramis, j’y perdrai un bien bon ami.

En ce moment, et au milieu de ces futiles entretiens sous lesquels
les deux conspirateurs cachaient la joie et l’orgueil du succès,
Aramis entendit quelque chose qui lui fit dresser l’oreille.

-- Qu’y a-t-il? dit Philippe.

-- Le jour, Sire.

-- Eh bien?

-- Eh bien! avant de vous coucher, hier, sur ce lit, vous avez
probablement décidé de faire quelque chose ce matin, au jour?

-- J’ai dit à mon capitaine des mousquetaires, répondit le jeune
homme vivement, que je l’attendrais.

-- Si vous lui avez dit cela, il viendra assurément, car c’est un
homme exact.

-- J’entends un pas dans le vestibule.

-- C’est lui.

-- Allons, commençons l’attaque, fit le jeune roi avec résolution.

-- Prenez garde! s’écria Aramis. Commencer l’attaque, et par
d’Artagnan, ce serait folie. D’Artagnan ne sait rien, d’Artagnan
n’a rien vu, d’Artagnan est à cent lieues de soupçonner notre
mystère; mais qu’il pénètre ici ce matin le premier, et il
flairera que quelque chose s’y est passé dont il doit se
préoccuper. Voyez-vous, Sire, avant de laisser pénétrer d’Artagnan
ici, nous devons donner beaucoup d’air à la chambre, ou y
introduire tant de gens, que le limier le plus fin de ce royaume
ait été dépisté par vingt traces différentes.

-- Mais comment le congédier, puisque je lui ai donné rendez-vous?
fit observer le prince, impatient de se mesurer avec un si
redoutable adversaire.

-- Je m’en charge, répliqua l’évêque, et, pour commencer, je vais
frapper un coup qui étourdira notre homme.

-- Lui aussi frappe un coup, ajouta vivement le prince.

En effet, un coup retentit à l’extérieur.

Aramis ne s’était pas trompé: c’était bien d’Artagnan qui
s’annonçait de la sorte.

Nous l’avons vu passer la nuit à philosopher avec M. Fouquet; mais
le mousquetaire était bien las, même de feindre le sommeil; et
aussitôt que l’aube vint illuminer de sa bleuâtre auréole les
somptueuses corniches de la chambre du surintendant, d’Artagnan se
leva de son fauteuil, rangea son épée, repassa son habit avec sa
manche et brossa son feutre comme un soldat aux gardes prêt à
passer l’inspection de son anspessade.

-- Vous sortez? demanda M. Fouquet.

-- Oui, monseigneur; et vous?

-- Moi, je reste.

-- Sur parole?

-- Sur parole.

-- Bien. Je ne sors, d’ailleurs, que pour aller chercher cette
réponse, vous savez?

-- Cette sentence, vous voulez dire.

-- Tenez, j’ai un peu du vieux Romain, moi. Ce matin, en me
levant, j’ai remarqué que mon épée ne s’est prise dans aucune
aiguillette, et que le baudrier a bien coulé. C’est un signe
infaillible.

-- De prospérité?

-- Oui, figurez-vous le bien. Chaque fois que ce diable de buffle
s’accrochait à mon dos, c’était une punition de M. de Tréville, ou
un refus d’argent de M. de Mazarin. Chaque fois que l’épée
s’accrochait dans le baudrier même, c’était une mauvaise
commission, comme il m’en a plu toute ma vie. Chaque fois que
l’épée elle-même dansait au fourreau, c’était un duel heureux.
Chaque fois qu’elle se logeait dans mes mollets, c’était une
blessure légère. Chaque fois qu’elle sortait tout à fait du
fourreau, j’étais fixé, j’en étais quitte pour rester sur le champ
de bataille, avec deux ou trois mois de chirurgien et de
compresses.

-- Ah! mais je ne vous savais pas si bien renseigné par votre
épée, dit Fouquet avec un pâle sourire qui était la lutte contre
ses propres faiblesses. Avez-vous une _tisona_ ou une
_tranchante?_ Votre lame est-elle fée ou charmée?

-- Mon épée, voyez-vous, c’est un membre qui fait partie de mon
corps. J’ai ouï dire que certains hommes sont avertis par leur
jambe ou par un battement de leur tempe. Moi, je suis averti par
mon épée. Eh bien! elle ne m’a rien dit ce matin. Ah! si fait!...
la voilà qui vient de tomber toute seule dans le dernier recoin du
baudrier. Savez-vous ce que cela me présage?

-- Non.

-- Eh bien! cela me présage une arrestation pour aujourd’hui.

-- Ah! mais, fit le surintendant plus étonné que fâché de cette
franchise, si rien de triste ne vous est prédit par votre épée, il
n’est donc pas triste pour vous de m’arrêter?

-- Vous arrêter! vous?

-- Sans doute... le présage...

-- Ne vous regarde pas, puisque vous êtes tout arrêté depuis hier.
Ce n’est donc pas vous que j’arrêterai. Voilà pourquoi je me
réjouis, voilà pourquoi je dis que ma journée sera heureuse.

Et, sur ces paroles, prononcées avec une bonne grâce tout
affectueuse, le capitaine prit congé de M. Fouquet pour se rendre
chez le roi.

Il allait franchir le seuil de la chambre, lorsque M. Fouquet lui
dit:

-- Une dernière marque de votre bienveillance.

-- Soit, monseigneur.

-- M. d’Herblay; laissez-moi voir M. d’Herblay.

-- Je vais faire en sorte de vous le ramener.

D’Artagnan ne croyait pas si bien dire. Il était écrit que la
journée se passerait pour lui à réaliser les prédictions que le
matin lui aurait faites.

Il vint heurter, ainsi que nous l’avons dit, à la porte du roi.
Cette porte s’ouvrit. Le capitaine put croire que le roi venait
ouvrir lui-même. Cette supposition n’était pas inadmissible après
l’état d’agitation où le mousquetaire avait laissé Louis XIV la
veille. Mais, au lieu de la figure royale, qu’il s’apprêtait à
saluer respectueusement, il aperçut la figure longue et impassible
d’Aramis. Peu s’en fallut qu’il ne poussât un cri, tant sa
surprise fut violente.

-- Aramis! dit-il.

-- Bonjour, cher d’Artagnan, répondit froidement le prélat.

-- Ici? balbutia le mousquetaire.

-- Sa Majesté vous prie, dit l’évêque, d’annoncer qu’elle repose,
après avoir été bien fatiguée toute la nuit.

-- Ah! fit d’Artagnan, qui ne pouvait comprendre comment l’évêque
de Vannes, si mince favori la veille, se trouvait devenu, en six
heures, le plus haut champignon de fortune qui eût encore poussé
dans la ruelle d’un lit royal.

En effet, pour transmettre au seuil de la chambre du monarque les
volontés du roi, pour servir d’intermédiaire à Louis XIV, pour
commander en son nom à deux pas de lui, il fallait être plus que
n’avait jamais été Richelieu avec Louis XIII.

L’oeil expressif de d’Artagnan, sa bouche dilatée, sa moustache
hérissée, dirent tout cela dans le plus éclatant des langages au
superbe favori, qui ne s’en émut point.

-- De plus, continua l’évêque, vous voudrez bien, monsieur le
capitaine des mousquetaires, ne laisser admettre que les grandes
entrées ce matin. Sa Majesté veut dormir encore.

-- Mais, objecta d’Artagnan prêt à se révolter et surtout à
laisser éclater les soupçons que lui inspirait le silence du roi;
mais, monsieur l’évêque, Sa Majesté m’a donné rendez-vous ce
matin.

-- Remettons, remettons, dit du fond de l’alcôve la voix du roi,
voix qui fit courir un frisson dans les veines du mousquetaire.

Il s’inclina, ébahi, stupide, abruti par le sourire dont Aramis
l’écrasa, une fois ces paroles prononcées.

-- Et puis, continua l’évêque, pour répondre à ce que vous veniez
demander au roi, mon cher d’Artagnan, voici un ordre dont vous
prendrez connaissance sur-le-champ. Cet ordre concerne M. Fouquet.

D’Artagnan prit l’ordre qu’on lui tendait.

-- Mise en liberté? murmura-t-il. Ah!

Et il poussa un second _ah!_ plus intelligent que le premier.

C’est que cet ordre lui expliquait la présence d’Aramis chez le
roi; c’est qu’Aramis, pour avoir obtenu la grâce de M. Fouquet,
devait être bien avant dans la faveur royale; c’est que cette
faveur expliquait à son tour l’incroyable aplomb avec lequel
M. d’Herblay donnait les ordres au nom de Sa Majesté.

Il suffisait à d’Artagnan d’avoir compris quelque chose pour tout
comprendre. Il salua et fit deux pas pour partir.

-- Je vous accompagne, dit l’évêque.

-- Où cela?

-- Chez M. Fouquet; je veux jouir de son contentement.

-- Ah! Aramis, que vous m’avez intrigué tout à l’heure, dit encore
d’Artagnan.

-- Mais, à présent, vous comprenez?

-- Pardieu! si je comprends, dit-il tout haut.

Puis, tout bas:

-- Eh bien! non! siffla-t-il entre ses dents; non, je ne comprends
pas. C’est égal, il y a ordre.

Et il ajouta:

-- Passez devant, monseigneur.

D’Artagnan conduisit Aramis chez Fouquet.


Chapitre CCXXVII -- L'ami du roi


Fouquet attendait avec anxiété; il avait déjà congédié plusieurs
de ses serviteurs et de ses amis qui, devançant l’heure de ses
réceptions accoutumées, étaient venus à sa porte. À chacun d’eux,
taisant le danger suspendu sur sa tête, il demandait seulement où
l’on pouvait trouver Aramis.

Quand il vit revenir d’Artagnan, quand il aperçut derrière lui
l’évêque de Vannes, sa joie fut au comble; elle égala toute son
inquiétude. Voir Aramis, c’était pour le surintendant une
compensation au malheur d’être arrêté.

Le prélat était silencieux et grave; d’Artagnan était bouleversé
par toute cette accumulation d’événements incroyables.

-- Eh bien! capitaine, vous m’amenez M. d’Herblay?

-- Et quelque chose de mieux encore, monseigneur.

-- Quoi donc?

-- La liberté.

-- Je suis libre?

-- Vous l’êtes. Ordre du roi.

Fouquet reprit toute sa sérénité pour bien interroger Aramis avec
son regard.

-- Oh! oui, vous pouvez remercier M. l’évêque de Vannes,
poursuivit d’Artagnan, car c’est bien à lui que vous devez le
changement du roi.

-- Oh! dit M. Fouquet, plus humilié du service que reconnaissant
du succès.

-- Mais vous, continua d’Artagnan en s’adressant à Aramis, vous
qui protégez M. Fouquet, est-ce que vous ne ferez pas quelque
chose pour moi?

-- Tout ce qu’il vous plaira, mon ami, répliqua l’évêque de sa
voix calme.

-- Une seule chose alors, et je me déclare satisfait. Comment
êtes-vous devenu le favori du roi, vous qui ne lui avez parlé que
deux fois en votre vie?

-- À un ami comme vous, repartit Aramis finement, on ne cache
rien.

-- Ah! bon. Dites.

-- Eh bien! vous croyez que je n’ai vu le roi que deux fois,
tandis que je l’ai vu plus de cent fois. Seulement, nous nous
cachions, voilà tout.

Et, sans chercher à éteindre la nouvelle rougeur que cette
révélation fit monter au front de d’Artagnan, Aramis se tourna
vers M. Fouquet, aussi surpris que le mousquetaire.

-- Monseigneur, reprit-il, le roi me charge de vous dire qu’il est
plus que jamais votre ami, et que votre fête si belle, si
généreusement offerte, lui a touché le coeur.

Là-dessus, il salua M. Fouquet si révérencieusement, que celui-ci,
incapable de rien comprendre à une diplomatie de cette force,
demeura sans voix, sans idée et sans mouvement.

D’Artagnan crut comprendre, lui, que ces deux hommes avaient
quelque chose à se dire, et il allait obéir à cet instinct de
politesse qui précipite, en pareil cas, vers la porte celui dont
la présence est une gêne pour les autres; mais sa curiosité
ardente, fouettée par tant de mystères, lui conseilla de rester.

Alors, Aramis, se tournant vers lui avec douceur:

-- Mon ami, dit-il, vous vous rappellerez bien, n’est-ce pas,
l’ordre du roi touchant les défenses pour son petit lever?

Ces mots étaient assez clairs. Le mousquetaire les comprit; il
salua donc M. Fouquet, puis Aramis avec une teinte de respect
ironique, et disparut.

Alors M. Fouquet, dont toute l’impatience avait eu peine à
attendre ce moment, s’élança vers la porte pour la fermer, et,
revenant à l’évêque:

-- Mon cher d’Herblay, dit-il, je crois qu’il est temps pour vous
de m’expliquer ce qui se passe. En vérité, je n’y comprends plus
rien.

-- Nous allons vous expliquer tout cela, dit Aramis en s’asseyant
et en faisant asseoir M. Fouquet. Par où faut-il commencer?

-- Par ceci, d’abord. Avant tout autre intérêt, pourquoi le roi me
fait-il mettre en liberté?

-- Vous eussiez dû plutôt me demander pourquoi il vous faisait
arrêter.

-- Depuis mon arrestation, j’ai eu le temps d’y songer, et je
crois qu’il s’agit bien un peu de jalousie. Ma fête a contrarié
M. Colbert, et M. Colbert a trouvé quelque plan contre moi, le
plan de Belle-Île, par exemple?

-- Non, il ne s’agissait pas encore de Belle-Île.

-- De quoi, alors?

-- Vous souvenez-vous de ces quittances de treize millions que
M. de Mazarin vous a fait voler?

-- Oh! oui. Eh bien?

-- Eh bien! vous voilà déjà déclaré voleur.

-- Mon Dieu!

-- Ce n’est pas tout. Vous souvient-il de cette lettre écrite par
vous à La Vallière?

-- Hélas! c’est vrai.

-- Vous voilà déclaré traître et suborneur.

-- Alors, pourquoi m’avoir pardonné?

-- Nous n’en sommes pas encore là de notre argumentation. Je
désire vous voir bien fixé sur le fait. Remarquez bien ceci: le
roi vous sait coupable de détournements de fonds. Oh! pardieu! je
n’ignore pas que vous n’avez rien détourné du tout; mais enfin, le
roi n’a pas vu les quittances, et il ne peut faire autrement que
de vous croire criminel.

-- Pardon, je ne vois...

-- Vous allez voir. Le roi, de plus, ayant lu votre billet
amoureux et vos offres faites à La Vallière, ne peut conserver
aucun doute sur vos intentions à l’égard de cette belle, n’est-ce
pas?

-- Assurément. Mais concluez.

-- J’y viens. Le roi est donc pour vous un ennemi capital,
implacable, éternel.

-- D’accord. Mais suis-je donc si puissant, qu’il n’ait osé me
perdre, malgré cette haine, avec tous les moyens que ma faiblesse
ou mon malheur lui donne comme prise sur moi?

-- Il est bien constaté, reprit froidement Aramis, que le roi est
irrévocablement brouillé avec vous.

-- Mais qu’il m’absout.

-- Le croyez-vous? fit l’évêque avec un regard scrutateur.

-- Sans croire à la sincérité du coeur, je crois à la vérité du
fait.

Aramis haussa légèrement les épaules.

-- Pourquoi alors Louis XIV vous aurait-il chargé de me dire ce
que vous m’avez rapporté? demanda Fouquet.

-- Le roi ne m’a chargé de rien pour vous.

-- De rien!... fit le surintendant stupéfait. Eh bien! alors, cet
ordre?...

-- Ah! oui, il y a un ordre, c’est juste.

Et ces mots furent prononcés par Aramis avec un accent si étrange,
que Fouquet ne put s’empêcher de tressaillir.

-- Tenez, dit-il, vous me cachez quelque chose, je le vois.

Aramis caressa son menton avec ses doigts si blancs.

-- Le roi m’exile?

-- Ne faites pas comme dans ce jeu où les enfants devinent la
présence d’un objet caché à la façon dont une sonnette tinte quand
ils s’approchent ou s’éloignent.

-- Parlez, alors!

-- Devinez.

-- Vous me faites peur.

-- Bah!... C’est que vous n’avez pas deviné, alors.

-- Que vous a dit le roi? Au nom de notre amitié, ne me le
dissimulez pas.

-- Le roi ne m’a rien dit.

-- Vous me ferez mourir d’impatience, d’Herblay. Suis-je toujours
surintendant?

-- Tant que vous voudrez.

-- Mais quel singulier empire avez-vous pris tout à coup sur
l’esprit de Sa Majesté?

-- Ah! voilà!

-- Vous le faites agir à votre gré.

-- Je le crois.

-- C’est invraisemblable.

-- On le dira.

-- D’Herblay, par notre alliance, par notre amitié, par tout ce
que vous avez de plus cher au monde, parlez-moi, je vous en
supplie. À quoi devez-vous d’avoir ainsi pénétré chez Louis XIV?
Il ne vous aimait pas, je le sais.

-- Le roi m’aimera maintenant, dit Aramis en appuyant sur ce
dernier mot.

-- Vous avez eu quelque chose de particulier avec lui?

-- Oui.

-- Un secret, peut-être?

-- Oui, un secret.

-- Un secret de nature à changer les intérêts de Sa Majesté?

-- Vous êtes un homme réellement supérieur, monseigneur. Vous avez
bien deviné. J’ai, en effet, découvert un secret de nature à
changer les intérêts du roi de France.

-- Ah! dit Fouquet, avec la réserve d’un galant homme qui ne veut
pas questionner.

-- Et vous allez en juger, poursuivit Aramis; vous allez me dire
si je me trompe sur l’importance de ce secret.

-- J’écoute, puisque vous êtes assez bon pour vous ouvrir à moi.
Seulement, mon ami, remarquez que je n’ai rien sollicité
d’indiscret.

Aramis se recueillit un moment.

-- Ne parlez pas, s’écria Fouquet. Il est temps encore.

-- Vous souvient-il, dit l’évêque, les yeux baissés, de la
naissance de Louis XIV?

-- Comme d’aujourd’hui.

-- Avez-vous ouï dire quelque chose de particulier sur cette
naissance?

-- Rien, sinon que le roi n’était pas véritablement le fils de
Louis XIII.

-- Cela n’importe en rien à notre intérêt ni à celui du royaume.
Est le fils de son père, dit la loi française, celui qui a un père
avoué par la loi.

-- C’est vrai; mais c’est grave, quand il s’agit de la qualité de
races.

-- Question secondaire. Donc, vous n’avez rien su de particulier?

-- Rien.

-- Voilà où commence mon secret.

-- Ah!

-- La reine, au lieu d’accoucher d’un fils, accoucha de deux
enfants.

Fouquet leva la tête.

-- Et le second est mort? dit-il.

-- Vous allez voir. Ces deux jumeaux devaient être l’orgueil de
leur mère et l’espoir de la France; mais la faiblesse du roi, sa
superstition, lui firent craindre des conflits entre deux enfants
égaux en droits; il supprima l’un des deux jumeaux.

-- Supprima, dites-vous?

-- Attendez... Ces deux enfants grandirent: l’un, sur le trône,
vous êtes son ministre; l’autre, dans l’ombre et l’isolement.

-- Et celui-là?

-- Est mon ami.

-- Mon Dieu! que me dites-vous là, monsieur d’Herblay. Et que fait
ce pauvre prince?

-- Demandez-moi d’abord ce qu’il a fait.

-- Oui, oui.

-- Il a été élevé dans une campagne, puis séquestré dans une
forteresse que l’on nomme la Bastille.

-- Est-ce possible! s’écria le surintendant les mains jointes.

-- L’un était le plus fortuné des mortels, l’autre le plus
malheureux des misérables.

-- Et sa mère ignore-t-elle?

-- Anne d’Autriche sait tout.

-- Et le roi?

-- Ah! le roi ne sait rien.

-- Tant mieux! dit Fouquet.

Cette exclamation parut impressionner vivement Aramis. Il regarda
d’un air soucieux son interlocuteur.

-- Pardon, je vous ai interrompu, dit Fouquet.

-- Je disais donc, reprit Aramis, que ce pauvre prince était le
plus malheureux des hommes, quand Dieu, qui songe à toutes ses
créatures, entreprit de venir à son secours.

-- Oh! comment cela?

-- Vous allez voir. Le roi régnant... Je dis le roi régnant, vous
devinez bien pourquoi.

-- Non... Pourquoi?

-- Parce que tous deux, bénéficiant légitimement de leur
naissance, eussent dû être rois. Est-ce votre avis?

-- C’est mon avis.

-- Positif?

-- Positif. Les jumeaux sont un en deux corps.

-- J’aime qu’un légiste de votre force et de votre autorité me
donne cette consultation. Il est donc établi pour nous que tous
deux avaient les mêmes droits, n’est-ce pas?

-- C’est établi... Mais, mon Dieu! quelle aventure!

-- Vous n’êtes pas au bout. Patience!

-- Oh! j’en aurai.

-- Dieu voulut susciter à l’opprimé un vengeur, un soutien, si
vous le préférez. Il arriva que le roi régnant, l’usurpateur...
Vous êtes bien de mon avis, n’est-ce pas? c’est de l’usurpation
que la jouissance tranquille, égoïste d’un héritage dont on n’a,
au plus, en droit, que la moitié.

-- Usurpation est le mot.

-- Je poursuis donc. Dieu voulut que l’usurpateur eût pour premier
ministre un homme de talent et de grand coeur, un grand esprit,
outre cela.

-- C’est bien, c’est bien, s’écria Fouquet. Je comprends: vous
avez compté sur moi pour vous aider à réparer le tort fait au
pauvre frère de Louis XIV? Vous avez bien pensé: je vous aiderai.
Merci, d’Herblay, merci!

-- Ce n’est pas cela du tout. Vous ne me laissez pas finir, dit
Aramis, impassible.

-- Je me tais.

-- M. Fouquet, disais-je, étant ministre du roi régnant, fut pris
en aversion par le roi et fort menacé dans sa fortune, dans sa
liberté, dans sa vie peut-être, par l’intrigue et la haine, trop
facilement écoutées du roi. Mais Dieu permit, toujours pour le
salut du prince sacrifié, que M. Fouquet eût à son tour un ami
dévoué qui savait le secret d’État, et se sentait la force de
mettre ce secret au jour après avoir eu la force de porter ce
secret vingt ans dans son coeur.

-- N’allez pas plus loin, dit Fouquet bouillant d’idées
généreuses; je vous comprends et je devine tout. Vous avez été
trouver le roi quand la nouvelle de mon arrestation vous est
parvenue; vous l’avez supplié, il a refusé de vous entendre, lui
aussi; alors vous avez fait la menace du secret, la menace de la
révélation, et Louis XIV, épouvanté, a dû accorder à la terreur de
votre indiscrétion ce qu’il refusait à votre intercession
généreuse. Je comprends, je comprends! vous tenez le roi; je
comprends!

-- Vous ne comprenez pas du tout, répondit Aramis, et voilà encore
une fois que vous m’interrompez, mon ami. Et puis, permettez-moi
de vous le dire, vous négligez trop la logique et vous n’usez pas
assez de la mémoire.

-- Comment?

-- Vous savez sur quoi j’ai appuyé au début de notre conversation?

-- Oui, la haine de Sa Majesté pour moi, haine invincible! mais
quelle haine résisterait à une menace de pareille révélation?

-- Une pareille révélation? Eh! voilà où vous manquez de logique.
Quoi! vous admettez que, si j’eusse fait au roi une pareille
révélation, je puisse vivre encore à l’heure qu’il est?

-- Il n’y a pas dix minutes que vous étiez chez le roi.

-- Soit! il n’aurait pas eu le temps de me faire tuer; mais il
aurait eu le temps de me faire bâillonner et jeter dans une
oubliette. Allons, de la fermeté dans le raisonnement, mordieu!

Et, par ce mot tout mousquetaire, oubli d’un homme qui ne
s’oubliait jamais, Fouquet dut comprendre à quel degré
d’exaltation venait d’arriver le calme, l’impénétrable évêque de
Vannes. Il en frémit.

-- Et puis, reprit ce dernier après s’être dompté, serais-je
l’homme que je suis? serais-je un ami véritable si je vous
exposais, vous que le roi hait déjà, à un sentiment plus
redoutable encore du jeune roi? L’avoir volé, ce n’est rien; avoir
courtisé sa maîtresse, c’est peu; mais tenir dans vos mains sa
couronne et son honneur, allons donc! il vous arracherait plutôt
le coeur de ses propres mains!

-- Vous ne lui avez rien laissé voir du secret?

-- J’eusse mieux aimé avaler tous les poisons que Mithridate a bus
en vingt ans pour essayer à ne pas mourir.

-- Qu’avez-vous fait, alors?

-- Ah! nous y voici, monseigneur. Je crois que je vais exciter en
vous quelque intérêt. Vous m’écoutez toujours, n’est-ce pas?

-- Si j’écoute! Dites.

Aramis fit un tour dans la chambre, s’assura de la solitude, du
silence, et revint se placer près du fauteuil dans lequel Fouquet
attendait ses révélations avec une anxiété profonde.

-- J’avais oublié de vous dire, reprit Aramis en s’adressant à
Fouquet, qui l’écoutait avec une attention extrême, j’avais oublié
une particularité remarquable touchant ces jumeaux: c’est que Dieu
les a faits tellement semblables l’un à l’autre, que lui seul,
s’il les citait à son tribunal, les saurait distinguer l’un de
l’autre. Leur mère ne le pourrait pas.

-- Est-il possible! s’écria Fouquet.

-- Même noblesse dans les traits, même démarche, même taille, même
voix.

-- Mais la pensée? mais l’intelligence? mais la science de la vie?

-- Oh! en cela, inégalité, monseigneur. Oui, car le prisonnier de
la Bastille est d’une supériorité incontestable sur son frère, et
si, de la prison, cette pauvre victime passait sur le trône, la
France n’aurait pas, depuis son origine peut-être, rencontré un
maître plus puissant par le génie et la noblesse de caractère.

Fouquet laissa un moment tomber dans ses mains son front apposant
par ce secret immense. Aramis s’approchait de lui:

-- Il y a encore inégalité, dit-il en poursuivant son oeuvre
tentatrice, inégalité pour vous, monseigneur, entre les deux
jumeaux, fils de Louis XIII: c’est que le dernier venu ne connaît
pas M. Colbert.

Fouquet se releva aussitôt avec des traits pâles et altérés. Le
coup avait porté, non pas en plein coeur, mais en plein esprit.

-- Je vous comprends, dit-il à Aramis: vous me proposez une
conspiration.

-- À peu près.

-- Une de ces tentatives qui, ainsi que vous le disiez au début de
cet entretien, changent le sort des empires.

-- Et des surintendants; oui, monseigneur.

-- En un mot, vous me proposez d’opérer une substitution du fils
de Louis XIII qui est prisonnier aujourd’hui au fils de Louis XIII
qui dort dans la chambre de Morphée en ce moment?

Aramis sourit avec l’éclat sinistre de sa sinistre pensée.

-- Soit! dit-il.

-- Mais, reprit Fouquet après un silence pénible, vous n’avez pas
réfléchi que cette oeuvre politique est de nature à bouleverser
tout le royaume, et que, pour arracher cet arbre aux racines
infinies qu’on appelle un roi, pour le remplacer par un autre, la
terre ne sera jamais raffermie à ce point que le nouveau roi soit
assuré contre le vent qui restera de l’ancien orage et contre les
oscillations de sa propre masse.

Aramis continua de sourire.

-- Songez donc, continua M. Fouquet en s’échauffant avec cette
force de talent qui creuse un projet et le mûrit en quelques
secondes, et avec cette largeur de vue qui en prévoit toutes les
conséquences et en embrasse tous les résultats, songez donc qu’il
nous faut assembler la noblesse, le clergé, le tiers état, déposer
le prince régnant, troubler par un affreux scandale la tombe de
Louis XIII, perdre la vie et l’honneur d’une femme, Anne
d’Autriche, la vie et la paix d’une autre femme, Marie-Thérèse, et
que, tout cela fini, Si nous le finissons...

-- Je ne vous comprends pas, dit froidement Aramis. Il n’y a pas
un mot utile dans tout ce que vous venez de dire là.

-- Comment! fit le surintendant surpris; vous ne discutez pas la
pratique, un homme comme vous? Vous vous bornez aux joies
enfantines d’une illusion politique, et vous négligez les chances
de l’exécution, c’est-à-dire la réalité; est-ce possible?

-- Mon ami, dit Aramis en appuyant sur le mot avec une sorte de
familiarité dédaigneuse, comment fait Dieu pour substituer un roi
à un autre?

-- Dieu! s’écria Fouquet, Dieu donne un ordre à son agent, qui
saisit le condamné, l’emporte et fait asseoir le triomphateur sur
le trône devenu vide. Mais vous oubliez que cet agent s’appelle la
mort. Oh! mon Dieu! monsieur d’Herblay, est-ce que vous auriez
l’idée...

-- Il ne s’agit pas de cela, monseigneur. En vérité, vous allez
au-delà du but. Qui donc vous parle d’envoyer la mort au roi Louis
XIV? qui donc vous parle de suivre l’exemple de Dieu dans la
stricte pratique de ses oeuvres? Non. Je voulais vous dire que
Dieu fait les choses sans bouleversement, sans scandale, sans
efforts, et que les hommes inspirés par Dieu réussissent comme lui
dans ce qu’ils entreprennent, dans ce qu’ils tentent, dans ce
qu’ils font.

-- Que voulez-vous dire?

-- Je voulais vous dire, mon ami, reprit Aramis avec la même
intonation qu’il avait donnée à ce mot ami, quand il l’avait
prononcé pour la première fois, je voulais vous dire que, s’il y a
eu bouleversement, scandale et même effort dans la substitution du
prisonnier au roi, je vous défie de me le prouver.

-- Plaît-il? s’écria Fouquet, plus blanc que le mouchoir dont il
essuyait ses tempes. Vous dites?...

-- Allez dans la chambre du roi, continua tranquillement Aramis,
et, vous qui savez le mystère, je vous défie de vous apercevoir
que le prisonnier de la Bastille est couché dans le lit de son
frère.

-- Mais le roi? balbutia Fouquet, saisi d’horreur à cette
nouvelle.

-- Quel roi? dit Aramis de son plus doux accent, celui qui vous
hait ou celui qui vous aime?

-- Le roi... d’hier?...

-- Le roi d’hier? Rassurez-vous; il a été prendre, à la Bastille,
la place que sa victime occupait depuis trop longtemps.

-- Juste Ciel! Et qui l’y a conduit?

-- Moi.

-- Vous?

-- Oui, et de la façon la plus simple. Je l’ai enlevé cette nuit,
et, pendant qu’il redescendait dans l’ombre, l’autre remontait à
la lumière. Je ne crois pas que cela ait fait du bruit. Un éclair
sans tonnerre, cela ne réveille jamais personne.

Fouquet poussa un cri sourd, comme s’il eût été atteint d’un coup
invisible, et prenant sa tête dans ses deux mains crispées:

-- Vous avez fait cela? murmura-t-il.

-- Assez adroitement. Qu’en pensez-vous?

-- Vous avez détrôné le roi? vous l’avez emprisonné?

-- C’est fait.

-- Et l’action s’est accomplie ici, à Vaux?

-- Ici, à Vaux, dans la chambre de Morphée. Ne semblait-elle pas
avoir été bâtie dans la prévoyance d’un pareil acte?

-- Et cela s’est passé?

-- Cette nuit.

-- Cette nuit?

-- Entre minuit et une heure.

Fouquet fit un mouvement comme pour se jeter sur Aramis; il se
retint.

-- À Vaux! chez moi!... dit-il d’une voix étranglée.

-- Mais je crois que oui. C’est surtout votre maison, depuis que
M. Colbert ne peut plus vous la faire voler.

-- C’est donc chez moi que s’est exécuté ce crime.

-- Ce crime! fit Aramis stupéfait.

-- Ce crime abominable! poursuivit Fouquet en s’exaltant de plus
en plus, ce crime plus exécrable qu’un assassinat! ce crime qui
déshonore à jamais mon nom et me voue à l’horreur de la postérité.

-- Çà, vous êtes en délire, monsieur, répondit Aramis d’une voix
mal assurée, vous parlez trop haut: prenez garde!

-- Je crierai si haut, que l’univers m’entendra.

-- Monsieur Fouquet, prenez garde!

Fouquet se retourna vers le prélat, qu’il regarda en face.

-- Oui, dit-il, vous m’avez déshonoré en commettant cette
trahison, ce forfait, sur mon hôte, sur celui qui reposait
paisiblement sous mon toit! oh! malheur à moi!

-- Malheur sur celui qui méditait, sous votre toit, la ruine de
votre fortune, de votre vie! oubliez-vous cela?

-- C’était mon hôte, c’était mon roi!

Aramis se leva, les yeux injectés de sang, la bouche convulsive.

-- Ai-je affaire à un insensé? dit-il.

-- Vous avez affaire à un honnête homme.

-- Fou!

-- À un homme qui vous empêchera de consommer votre crime.

-- Fou!

-- À un homme qui aime mieux mourir, qui aime mieux vous tuer que
de laisser consommer son déshonneur.

Et Fouquet, se précipitant sur son épée, replacée par d’Artagnan
au chevet du lit, agita résolument dans ses mains l’étincelant
carrelet d’acier.

Aramis fronça le sourcil, glissa une main dans sa poitrine, comme,
s’il y cherchait une arme. Ce mouvement n’échappa point à Fouquet.
Aussi, noble et superbe en sa magnanimité, jeta-t-il loin de lui
son épée, qui alla rouler dans la ruelle du lit, et, s’approchant
d’Aramis, de façon à lui toucher l’épaule de sa main désarmée:

-- Monsieur, dit-il, il me serait doux de mourir ici pour ne pas
survivre à mon opprobre, et, si vous avez encore quelque amitié
pour moi, je vous en supplie, donnez-moi la mort.

Aramis resta silencieux et immobile.

-- Vous ne répondez rien?

Aramis releva doucement la tête, et l’on vit l’éclair de l’espoir
se rallumer encore une fois dans ses yeux.

-- Réfléchissez, dit-il, monseigneur, à tout ce qui nous attend.
Cette justice étant faite, le roi vit encore, et son
emprisonnement vous sauve la vie.

-- Oui, répliqua Fouquet, vous avez pu agir dans mon intérêt, mais
je n’accepte pas votre service. Toutefois, je ne veux point vous
perdre. Vous allez sortir de cette maison.

Aramis étouffa l’éclair qui jaillissait de son coeur brisé.

-- Je suis hospitalier pour tous, continua Fouquet avec une
inexprimable majesté; vous ne serez pas plus sacrifié, vous, que
ne le sera celui dont vous aviez consommé la perte.

-- Vous le serez, vous, dit Aramis d’une voix sourde et
prophétique; vous le serez, vous le serez!

-- J’accepte l’augure, monsieur d’Herblay; mais rien ne
m’arrêtera. Vous allez quitter Vaux, vous allez quitter la France;
je vous donne quatre heures pour vous mettre hors de la portée du
roi.

-- Quatre heures? fit Aramis railleur et incrédule.

-- Foi de Fouquet! nul ne vous suivra avant ce délai. Vous aurez
donc quatre heures d’avance sur tous ceux que le roi voudrait
expédier après vous.

-- Quatre heures! répéta Aramis en rugissant.

-- C’est plus qu’il n’en faut pour vous embarquer et gagner Belle-
Île, que je vous donne pour refuge.

-- Ah! murmura Aramis.

-- Belle-Île, c’est à moi pour vous, comme Vaux est à moi pour le
roi. Allez, d’Herblay, allez! tant que je vivrai, il ne tombera
pas un cheveu de votre tête.

-- Merci! dit Aramis avec une sombre ironie.

-- Partez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous
courions, vous, au salut de votre vie, moi, au salut de mon
honneur.

Aramis retira de son sein la main qu’il y avait cachée. Elle était
rouge de son sang; elle avait labouré sa poitrine avec ses ongles,
comme pour punir la chair d’avoir enfanté tant de projets plus
vains, plus fous, plus périssables que la vie de l’homme. Fouquet
eut horreur, eut pitié: il ouvrit les bras à Aramis.

-- Je n’avais pas d’armes, murmura celui-ci, farouche et terrible
comme l’ombre de Didon.

Puis, sans toucher la main de Fouquet, il détourna sa vue et fit
deux pas en arrière. Son dernier mot fut une imprécation; son
dernier geste fut l’anathème que dessina cette main rougie, en
tachant Fouquet au visage de quelques gouttelettes de son sang.

Et tous deux s’élancèrent hors de la chambre par l’escalier
secret, qui aboutissait aux cours intérieures.

Fouquet commanda ses meilleurs chevaux, et Aramis s’arrêta au bas
de l’escalier qui conduisait à la chambre de Porthos. Il réfléchit
longtemps, pendant que le carrosse de Fouquet quittait au grand
galop le pavé de la cour principale.

-- Partir seul?... se dit Aramis. Prévenir le prince?... Oh!
fureur!... Prévenir le prince, et alors quoi faire?... Partir avec
lui?... Traîner partout ce témoignage accusateur?... La guerre?...
La guerre civile, implacable?... Sans ressource, hélas!...
Impossible!... Que fera-t-il sans moi?... Oh! sans moi, il
s’écroulera comme moi... Qui sait?... Que la destinée
s’accomplisse!... Il était condamné, qu’il demeure condamné!...
Dieu!... Démon!... Sombre et railleuse puissance qu’on appelle le
génie de l’homme, tu n’es qu’un souffle plus incertain, plus
inutile que le vent dans la montagne; tu t’appelles hasard, tu
n’es rien; tu embrasses tout de ton haleine, tu soulèves les
quartiers de roc, la montagne elle-même, et tout à coup tu te
brises devant la croix de bois mort, derrière laquelle vit une
autre puissance invisible... que tu niais peut-être, et qui se
venge de toi, et qui t’écrase sans te faire même l’honneur de dire
son nom!... Perdu!... Je suis perdu!... Que faire?... Aller à
Belle-Île?... Oui. Et Porthos qui va rester ici, et parler, et
tout conter à tous! Porthos, qui souffrira peut-être!... Je ne
veux pas que Porthos souffre. C’est un de mes membres: sa douleur
est mienne. Porthos partira avec moi, Porthos suivra ma destinée.
Il le faut.

Et Aramis, tout à la crainte de rencontrer quelqu’un à qui cette
précipitation pût paraître suspecte, Aramis gravit l’escalier sans
être aperçu de personne.

Porthos, revenu à peine de Paris, dormait déjà du sommeil du
juste. Son corps énorme oubliait la fatigue, comme son esprit
oubliait la pensée.

Aramis entra léger comme une ombre, et posa sa main nerveuse sur
l’épaule du géant.

-- Allons cria-t-il, allons, Porthos, allons!

Porthos obéit, se leva, ouvrit les yeux avant d’avoir ouvert son
intelligence.

-- Nous partons, fit Aramis.

-- Ah! fit Porthos.

-- Nous partons à cheval, plus rapides que nous n’avons jamais
couru.

-- Ah! répéta Porthos.

-- Habillez-vous, ami.

Et il aida le géant à s’habiller, et lui mit dans les poches son
or et ses diamants.

Tandis qu’il se livrait à cette opération, un léger bruit attira
sa pensée.

D’Artagnan regardait à l’embrasure de la porte.

Aramis tressaillit.

-- Que diable faites-vous là, si agité? dit le mousquetaire.

-- Chut! souffla Porthos.

-- Nous partons en mission, ajouta l’évêque.

-- Vous êtes bien heureux! dit le mousquetaire.

-- Peuh! fit Porthos, je me sens fatigué; j’eusse aimé mieux
dormir; mais le service du roi!...

-- Est-ce que vous avez vu M. Fouquet? dit Aramis à d’Artagnan.

-- Oui, en carrosse, à l’instant.

-- Et que vous a-t-il dit?

-- Il m’a dit adieu.

-- Voilà tout?

-- Que vouliez-vous qu’il me dît autre chose? Est-ce que je ne
compte pas pour rien depuis que vous êtes tous en faveur?

-- Écoutez, dit Aramis en embrassant le mousquetaire, votre bon
temps est revenu; vous n’aurez plus à être jaloux de personne.

-- Ah bah!

-- Je vous prédis pour ce jour un événement qui doublera votre
position.

-- En vérité!

-- Vous savez que je sais les nouvelles?

-- Oh! oui!

-- Allons, Porthos, vous êtes prêt? Partons!

-- Partons!

-- Et embrassons d’Artagnan.

-- Pardieu!

-- Les chevaux?

-- Il n’en manque pas ici. Voulez-vous le mien?

-- Non, Porthos a son écurie. Adieu! adieu!

Les deux fugitifs montèrent à cheval sous les yeux du capitaine
des mousquetaires, qui tint l’étrier à Porthos et accompagna ses
amis du regard, jusqu’à ce qu’il les eût vus disparaître.

«En toute autre occasion, pensa le Gascon, je dirais que ces gens-
là se sauvent; mais, aujourd’hui, la politique est si changée, que
cela s’appelle aller en mission. Je le veux bien. Allons à nos
affaires.»

Et il rentra philosophiquement à son logis.


Chapitre CCXXVIII -- Comment la consigne était respectée à la
Bastille


Fouquet brûlait le pavé. Chemin faisant, il s’agitait d’horreur à
l’idée de ce qu’il venait d’apprendre.

Qu’était donc, pensait-il, la jeunesse de ces hommes prodigieux,
qui, dans l’âge déjà faible, savent encore composer des plans
pareils et les exécuter sans sourciller?

Parfois, il se demandait si tout ce qu’Aramis lui avait conté
n’était point un rêve, si la fable n’était pas le piège lui-même,
et si, en arrivant à la Bastille, lui, Fouquet, il n’allait pas
trouver un ordre d’arrestation qui l’enverrait rejoindre le roi
détrôné.

Dans cette idée, il donna quelques ordres cachetés sur sa route,
tandis qu’on attelait les chevaux. Ces ordres s’adressaient à
M. d’Artagnan et à tous les chefs de corps dont la fidélité ne
pouvait être suspecte.

«De cette façon, se dit Fouquet, prisonnier ou non, j’aurai rendu
le service que je dois à la cause de l’honneur. Les ordres
n’arriveront qu’après moi si je reviens libre, et, par conséquent,
on ne les aura pas décachetés. Je les reprendrai. Si je tarde,
c’est qu’il me sera arrivé malheur. Alors j’aurai du secours pour
moi et pour le roi.»

C’est ainsi préparé qu’il arriva devant la Bastille. Le
surintendant avait fait cinq lieues et demie à l’heure.

Tout ce qui n’était jamais arrivé à Aramis arriva dans la Bastille
à M. Fouquet. M. Fouquet eut beau se nommer, il eut beau se faire
reconnaître, il ne put jamais être introduit.

À force de solliciter, de menacer, d’ordonner, il décida un
factionnaire à prévenir un bas officier qui prévint le major.
Quant au gouverneur, on n’eût pas même osé le déranger pour cela.

Fouquet, dans son carrosse, à la porte de la forteresse, rongeait
son frein et attendait le retour de ce bas officier, qui reparut
enfin d’un air assez maussade.

-- Eh bien! dit Fouquet impatiemment, qu’a dit le major?

-- Eh bien! _monsieur_ répliqua le soldat, M. le major m’a ri au
nez. Il m’a dit que M. Fouquet est à Vaux, et que, fût-il à Paris,
M. Fouquet ne se lèverait pas à l’heure qu’il est.

-- Mordieu! vous êtes un troupeau de drôles! s’écria le ministre
en s’élançant hors du carrosse.

Et, avant que le bas officier eût le temps de fermer la porte,
Fouquet s’introduisit par la fente, et courut en avant, malgré les
cris du soldat qui appelait à l’aide.

Fouquet gagnait du terrain, peu soucieux des cris de cet homme,
lequel, ayant enfin joint Fouquet, répéta à la sentinelle de la
seconde porte:

-- À vous, à vous, sentinelle!

Le factionnaire croisa la pique sur le ministre; mais celui-ci,
robuste et agile, emporté d’ailleurs par la colère, arracha la
pique des mains du soldat et lui en caressa rudement les épaules.
Le bas officier, qui s’approchait trop, eut sa part de la
distribution: tous deux poussèrent des cris furieux, au bruit
desquels sortit tout le premier corps de garde de l’avancée.

Parmi ces gens, il y en eut un qui reconnut le surintendant et
s’écria:

-- Monseigneur!... Ah! monseigneur!... Arrêtez, vous autres!

Et il arrêta effectivement les gardes qui se préparaient à venger
leurs compagnons.

Fouquet commanda qu’on lui ouvrit la grille; mais on lui objecta
la consigne.

Il ordonna qu’on prévînt le gouverneur; mais celui-ci était déjà
instruit de tout le bruit de la porte; à la tête d’un piquet de
vingt hommes, il accourait, suivi de son major, dans la persuasion
qu’une attaque avait lieu contre la Bastille.

Baisemeaux reconnut aussi Fouquet, et laissa tomber son épée qu’il
tenait déjà toute brandie.

-- Ah! monseigneur, balbutia-t-il, que d’excuses!...

-- Monsieur, fit le surintendant rouge de chaleur et tout suant,
je vous fais mon compliment: votre service se fait à merveille.

Baisemeaux pâlit, croyant que ces paroles n’étaient qu’une ironie,
présage de quelque furieuse colère. Mais Fouquet avait repris
haleine, appelant du geste la sentinelle et le bas officier, qui
se frottaient les épaules.

-- Il y a vingt pistoles pour le factionnaire, dit-il, cinquante
pour l’officier. Mon compliment, messieurs! j’en parlerai au roi.
À nous deux, monsieur de Baisemeaux.

Et, sur un murmure de satisfaction générale, il suivit le
gouverneur au Gouvernement.

Baisemeaux tremblait déjà de honte et d’inquiétude. La visite
matinale d’Aramis lui semblait avoir, dès à présent, des
conséquences dont un fonctionnaire pouvait, à bon droit,
s’épouvanter.

Ce fut bien autre chose encore quand Fouquet, d’une voix brève et
avec un regard impérieux:

-- Monsieur, dit-il, vous avez vu M. d’Herblay ce matin?

-- Oui, monseigneur.

-- Eh bien! monsieur, vous n’avez pas horreur du crime dont vous
vous êtes rendu complice?

«Allons, bien!» pensa Baisemeaux.

Puis il ajouta tout haut:

-- Mais quel crime, monseigneur?

-- Il y a là de quoi vous faire écarteler, monsieur, songez-y!
Mais ce n’est pas le moment de s’irriter. Conduisez-moi sur-le-
champ auprès du prisonnier.

-- Auprès de quel prisonnier? fit Baisemeaux frémissant.

-- Vous faites l’ignorant, soit! C’est ce que vous pouvez faire de
mieux. En effet, si vous avouiez une pareille complicité, ce
serait fait de vous. Je veux donc bien paraître ajouter foi à
votre ignorance.

-- Je vous prie, monseigneur...

-- C’est bien. Conduisez-moi auprès du prisonnier.

-- Auprès de Marchiali?

-- Qu’est-ce que c’est que Marchiali?

-- C’est le détenu amené ce matin par M. d’Herblay.

-- On l’appelle Marchiali? fit le surintendant, troublé dans ses
convictions par la naïve assurance de Baisemeaux.

-- Oui, monseigneur, c’est sous ce nom qu’on l’a inscrit ici.

Fouquet regarda jusqu’au fond du coeur de Baisemeaux. Il lut, avec
cette habitude des hommes que donne l’usage du pouvoir, une
sincérité absolue. D’ailleurs, en observant une minute cette
physionomie, comment croire qu’Aramis eût pris un pareil
confident?

-- C’est, dit-il au gouverneur, le prisonnier que M. d’Herblay
avait emmené avant-hier?

-- Oui, monseigneur.

-- Et qu’il a ramené ce matin? ajouta vivement Fouquet, qui
comprit aussitôt le mécanisme du plan d’Aramis.

-- C’est cela; oui, monseigneur.

-- Et il s’appelle Marchiali?

-- Marchiali. Si Monseigneur vient ici pour me l’enlever tant
mieux; car j’allais écrire encore à son sujet.

-- Que fait-il donc?

-- Depuis ce matin, il me mécontente extrêmement; il a des accès
de rage à faire croire que la Bastille s’écroulera par son fait.

-- Je vais vous en débarrasser, en effet, dit Fouquet.

-- Ah! tant mieux.

-- Conduisez-moi à sa prison.

-- Monseigneur me donnera bien l’ordre...

-- Quel ordre?

-- Un ordre du roi.

-- Attendez que je vous en signe un.

-- Cela ne suffirait pas, monseigneur; il me faut l’ordre du roi.

-- Vous qui êtes si scrupuleux, dit-il pour faire sortir les
prisonniers, montrez-moi donc l’ordre avec lequel on avait délivré
celui-ci.

Baisemeaux montra l’ordre de délivrer Seldon.

-- Eh bien! fit Fouquet, Seldon, ce n’est pas Marchiali.

-- Mais Marchiali n’est pas libéré, monseigneur; il est ici.

-- Puisque vous dites que M. d’Herblay l’a emmené et ramené.

-- Je n’ai pas dit cela.

-- Vous l’avez si bien dit, qu’il me semble encore l’entendre.

-- La langue m’a fourché.

-- Monsieur de Baisemeaux, prenez garde!

-- Je n’ai rien à craindre, monseigneur, je suis en règle.

-- Osez-vous le dire?

-- Je le dirais devant un apôtre. M. d’Herblay m’a apporté un
ordre de libérer Seldon, et Seldon est libéré.

-- Je vous dis que Marchiali est sorti de la Bastille.

-- Il faut me prouver cela, monseigneur.

-- Laissez-le-moi voir?

-- Monseigneur, qui gouverne en ce royaume, sait trop bien que nul
n’entre auprès des prisonniers sans un ordre exprès du roi.

-- M. d’Herblay est bien entré lui.

-- C’est ce qu’il faudrait prouver, monseigneur.

-- Monsieur de Baisemeaux, encore une fois, faites attention à vos
paroles.

-- Les actes sont là.

-- M. d’Herblay est renversé.

-- Renversé, M. d’Herblay? Impossible!

-- Vous voyez qu’il vous a influencé.

-- Ce qui m’influence, monseigneur, c’est le service du roi; je
fais mon devoir; donnez-moi un ordre de lui, et vous entrerez.

-- Tenez, monsieur le gouverneur, je vous engage ma parole que, si
vous me laissez pénétrer près du prisonnier, je vous donne un
ordre du roi à l’instant.

-- Donnez-le tout de suite, monseigneur.

-- Et que, si vous me refusez, je vous fais arrêter sur-le-champ
avec tous vos officiers.

-- Avant de commettre cette violence, monseigneur, vous
réfléchirez, dit Baisemeaux fort pâle, que nous n’obéirons qu’à un
ordre du roi, et qu’il sera aussitôt fait à vous d’en avoir un
pour voir M. Marchiali, que d’en obtenir un pour me faire tant de
mal, à moi innocent.

-- C’est vrai! s’écria Fouquet furieux, c’est vrai! Eh bien!
monsieur de Baisemeaux, ajouta-t-il d’une voix sonore, en attirant
à lui le malheureux, savez-vous pourquoi je veux avec tant
d’ardeur parler à ce prisonnier?

-- Non, monseigneur, et daignez observer combien vous me causez de
frayeur; j’en tremble, je vais tomber en défaillance.

-- Vous tomberez encore mieux en défaillance tout à l’heure,
monsieur Baisemeaux, quand je reviendrai ici avec dix-mille hommes
et trente pièces de canon.

-- Mon Dieu! voilà Monseigneur qui devient fou!

-- Quand j’ameuterai contre vous et vos maudites tours tout le
peuple de Paris, et que je forcerai vos portes et que je vous
ferai pendre aux créneaux de la tour du coin!

-- Monseigneur, monseigneur, par grâce!

-- Je vous donne dix minutes pour vous résoudre, ajouta Fouquet
d’une voix calme; je m’assieds ici, dans ce fauteuil, et vous
attends. Si dans dix minutes vous persistez, je sors, et croyez-
moi fou tant qu’il vous plaira; mais vous verrez!

Baisemeaux frappa du pied comme un homme au désespoir, mais ne
répliqua rien.

Ce que voyant, Fouquet saisit une plume, de l’encre, et écrivit:

«Ordre à M. le prévôt des marchands de rassembler la garde
bourgeoise et de marcher sur la Bastille, pour le service du roi.»

Baisemeaux haussa les épaules; Fouquet écrivit:

«Ordre à M. le duc de Bouillon et à M. le prince de Condé de
prendre le commandement des suisses et des gardes, et de marcher
sur la Bastille, pour le service de Sa Majesté...»

Baisemeaux réfléchit. Fouquet écrivit:

«Ordre à tout soldat, bourgeois ou gentilhomme, de saisir et
d’appréhender au corps, partout où ils se trouveront, le chevalier
d’Herblay, évêque de Vannes, et ses complices qui sont: 1°
M. de Baisemeaux, gouverneur de la Bastille, suspect des crimes de
trahison, rébellion et lèse-majesté...»

-- Arrêtez, monseigneur, s’écria Baisemeaux; je n’y comprends
absolument rien; mais tant de maux, fussent-ils déchaînés par la
folie même, peuvent arriver d’ici à deux heures, que le roi, qui
me jugera, verra si j’ai eu tort de faire fléchir la consigne
devant tant de catastrophes imminentes. Allons au donjon,
monseigneur; vous verrez Marchiali.

Fouquet s’élança hors de la chambre, et Baisemeaux le suivit, en
essuyant la sueur froide qui ruisselait de son front.

-- Quelle affreuse matinée! disait-il; quelle disgrâce!

-- Marchez vite! répondait Fouquet.

Baisemeaux fit signe au porte-clefs de les précéder. Il avait peur
de son compagnon. Celui-ci s’en aperçut.

-- Trêve d’enfantillages! dit-il rudement. Laissez là cet homme;
prenez les clefs vous-même et me montrez le chemin. Il ne faut pas
que personne, comprenez-vous, puisse entendre ce qui va se passer
ici.

-- Ah! fit Baisemeaux indécis.

-- Encore! s’écria Fouquet. Ah! dites tout de suite non et je vais
sortir de la Bastille pour porter moi-même mes dépêches.

Baisemeaux baissa la tête, prit les clefs et gravit, seul avec le
ministre, l’escalier de la tour.

À mesure qu’ils s’avançaient dans cette tourbillonnante spirale,
certains murmures étouffés devenaient des cris distincts et
d’affreuses imprécations.

-- Qu’est-ce que cela? demanda Fouquet.

-- C’est votre Marchiali, fit le gouverneur; voilà comment hurlent
les fous!

Il accompagna cette réponse d’un coup d’oeil plus rempli
d’allusions blessantes que de politesse pour Fouquet.

Celui-ci frissonna. Il venait, dans un cri plus terrible que les
autres, de reconnaître la voix du roi.

Il s’arrêta au palier, prit le trousseau des mains de Baisemeaux.
Celui-ci crut que le nouveau fou allait lui rompre le crâne avec
l’une de ces clefs.

-- Ah! cria-t-il, M. d’Herblay ne m’avait point parlé de cela.

-- Ces clefs donc! dit Fouquet en les lui arrachant. Où est celle
de la porte que je veux ouvrir?

-- Celle-ci.

Un cri effrayant, suivi d’un coup terrible dans la porte, vint
faire écho dans l’escalier.

-- Retirez-vous! dit Fouquet à Baisemeaux d’une voix menaçante.

-- Je ne demande pas mieux, murmura celui-ci. Voilà deux enragés
qui vont se trouver face à face. L’un mangera l’autre, j’en suis
assuré.

-- Partez, répéta Fouquet. Si vous mettez le pied dans cet
escalier avant que je vous appelle, souvenez-vous que vous
prendrez la place du plus misérable des prisonniers de la
Bastille.

-- J’en mourrai, c’est sûr! grommela Baisemeaux en se retirant
d’un pas chancelant.

Les cris du prisonnier retentissaient, de plus en plus
formidables. Fouquet s’assura que Baisemeaux arrivait au bas des
degrés. Il mit la clef dans la première serrure.

Ce fut alors qu’il entendit clairement la voix étranglée au roi
qui criait avec rage:

-- Au secours! je suis le roi! au secours!

La clef de la seconde porte n’était pas la même que celle de la
première. Fouquet fut obligé de chercher dans le trousseau.

Cependant, le roi ivre, fou, forcené, criait à tue-tête:

-- C’est M. Fouquet qui m’a fait conduire ici! Au secours contre
M. Fouquet! je suis le roi! au secours pour le roi contre
M. Fouquet!

Ces vociférations déchiraient le coeur du ministre. Elles étaient
suivies de coups effrayants, frappés dans la porte avec cette
chaise dont le roi se servait comme d’un bélier. Fouquet réussit à
trouver la clef. Le roi était à bout de ses forces: il
n’articulait plus, il rugissait.

-- Mort à Fouquet! hurlait-il, mort au scélérat Fouquet!

La porte s’ouvrit.


Chapitre CCXXIX -- La reconnaissance du roi


Les deux hommes qui allaient se précipiter l’un vers l’autre
s’arrêtèrent soudain en s’apercevant, et poussèrent alors un cri
d’horreur.

-- Venez-vous pour m’assassiner, monsieur? dit le roi en
reconnaissant Fouquet.

-- Le roi dans cet état! murmura le ministre.

Rien de plus effrayant, en effet, que l’aspect du jeune prince au
moment où le surprit Fouquet. Ses habits étaient en lambeaux; sa
chemise, ouverte et déchirée, buvait à la fois la sueur et le sang
qui s’échappaient de sa poitrine et de ses bras déchirés.

Hagard, pâle, écumant, les cheveux hérissés, Louis XIV offrait
l’image la plus vraie du désespoir, de la faim et de la peur
réunis en une seule statue. Fouquet fut si touché, si troublé,
qu’il courut au roi les bras ouverts et les larmes aux yeux.

Louis leva sur Fouquet le tronçon de bois dont il avait fait un si
furieux usage.

-- Eh bien! dit Fouquet d’une voix tremblante, ne reconnaissez-
vous pas le plus fidèle de vos amis?

-- Un ami, vous? répéta Louis avec un grincement de dents où
sonnaient la haine et la soif d’une prompte vengeance.

-- Un serviteur respectueux, ajouta Fouquet en se précipitant à
genoux.

Le roi laissa tomber son arme. Fouquet, s’approchant, lui baisa
les genoux, et le prit tendrement entre ses bras.

-- Mon roi, mon enfant, dit-il, avez-vous dû souffrir!

Louis, rappelé à lui-même par le changement de la situation, se
regarda, et, honteux de son désordre, honteux de sa folie, honteux
de la protection qu’il recevait, il recula.

Fouquet ne comprit point ce mouvement. Il ne sentit pas que
l’orgueil du roi ne lui pardonnerait jamais d’avoir été témoin de
tant de faiblesse.

-- Venez, Sire, vous êtes libre, dit-il.

-- Libre? répéta le roi. Oh! vous me rendez libre après avoir osé
porter la main sur moi?

-- Vous ne le croyez pas! s’écria Fouquet indigné; vous ne croyez
pas que je sois coupable en cette circonstance!

Et, rapidement, chaleureusement même, il lui raconta toute
l’intrigue dont on connaît les détails.

Tant que dura le récit, Louis supporta les plus horribles
angoisses, et, le récit terminé, la grandeur du péril qu’il avait
couru le frappa bien plus encore que l’importance du secret
relatif à son frère jumeau.

-- Monsieur, dit-il soudain à Fouquet, cette double naissance est
un mensonge; il est impossible que vous en ayez été la dupe.

-- Sire!

-- Il est impossible, vous dis-je, que l’on soupçonne l’honneur,
la vertu de ma mère. Et mon premier ministre n’a pas déjà fait
justice des criminels?

-- Réfléchissez bien, Sire, avant de vous emporter, répondit
Fouquet. La naissance de votre frère...

-- Je n’ai qu’un frère: c’est Monsieur. Vous le connaissez comme
moi. Il y a complot, vous dis-je, à commencer par le gouverneur de
la Bastille.

-- Prenez garde, Sire; cet homme a été trompé, comme tout le
monde, par la ressemblance du prince.

-- La ressemblance? Allons donc!

-- Il faut cependant que ce Marchiali soit bien semblable à Votre
Majesté, pour que tous les yeux s’y laissent prendre, insista
Fouquet.

-- Folie!

-- Ne dites pas cela, Sire; les gens qui s’apprêtent à affronter
le regard de vos ministres, de votre mère, de vos officiers, de
votre famille, ces gens-là doivent être bien sûrs de la
ressemblance.

-- En effet, murmura le roi; ces gens-là, où sont-ils?

-- Mais à Vaux.

-- À Vaux! Vous souffrez qu’ils y restent?

-- Le plus pressé, ce me semble, était de délivrer Votre Majesté.
J’ai accompli ce devoir. Maintenant, faisons ce qu’ordonnera le
roi. J’attends.

Louis réfléchit un moment.

-- Rassemblons des troupes à Paris, dit-il.

-- Les ordres sont donnés à cet effet, répliqua Fouquet.

-- Vous avez donné des ordres? s’écria le roi.

-- Pour cela, oui, Sire. Votre Majesté sera à la tête de dix mille
hommes dans une heure.

Pour toute réponse, le roi prit la main de Fouquet avec une telle
effusion, qu’il était aisé de voir combien il avait jusqu’à cette
parole, conservé de défiance contre son ministre, malgré
l’intervention de ce dernier.

-- Et avec ces troupes, poursuivit le roi, nous irons assiéger,
dans votre maison, les rebelles, qui doivent déjà s’y être établis
ou retranchés.

-- Cela m’étonnerait, répliqua Fouquet.

-- Pourquoi?

-- Parce que leur chef, l’âme de l’entreprise, ayant été démasqué
par moi, tout le plan me semble avorté.

-- Vous avez démasqué ce faux prince, lui?

-- Non, je ne l’ai pas vu.

-- Qui donc, alors?

-- Le chef de l’entreprise, ce n’est point ce malheureux. Celui-là
n’est qu’un instrument destiné pour toute sa vie au malheur, je le
vois bien.

-- Absolument!

-- C’est M. l’abbé d’Herblay, l’évêque de Vannes.

-- Votre ami?

-- Il était mon ami, Sire, répliqua noblement Fouquet.

-- Voilà qui est malheureux pour vous, dit le roi d’un ton moins
généreux.

-- De pareilles amitiés n’avaient rien de déshonorant, tant que
j’ignorais le crime, Sire.

-- Il fallait le prévoir.

-- Si je suis coupable, je me remets aux mains de Votre Majesté.

-- Ah! monsieur Fouquet, ce n’est point là ce que je veux dire,
repartit le roi, fâché d’avoir ainsi montré l’aigreur de sa
pensée. Eh bien! je vous le déclare, malgré le masque dont ce
misérable se couvrait la face, j’ai eu comme un vague soupçon que
ce pouvait être lui. Mais, avec ce chef de l’entreprise, il y
avait un homme de main. Celui qui me menaçait de sa force
herculéenne, quel est-il?

-- Ce doit être son ami, le baron du Vallon, l’ancien
mousquetaire.

-- L’ami de d’Artagnan? l’ami du comte de La Fère? Ah! s’écria le
roi sur ce dernier nom, ne négligeons pas cette relation entre les
conspirateurs et M. de Bragelonne.

-- Sire, Sire, n’allez pas trop loin. M. de la Fère est le plus
honnête homme de France. Contentez-vous de ce que je vous livre.

-- De ce que vous me livrez? Bien! car vous me livrez les
coupables, n’est-ce pas?

-- Comment Votre Majesté l’entend-elle? demanda Fouquet.

-- J’entends, répliqua le roi, que nous allons arriver à Vaux avec
des forces, que nous ferons main basse sur ce nid de vipères, et
qu’il n’échappera rien; rien, n’est-ce pas?

-- Votre Majesté fera tuer ces hommes? s’écria Fouquet.

-- Jusqu’au dernier!

-- Oh! Sire!

-- Entendons-nous bien, monsieur Fouquet, dit le roi avec hauteur.
Je ne vis plus dans un temps où l’assassinat soit la seule, la
dernière raison des rois. Non, Dieu merci! J’ai des parlements,
moi, qui jugent en mon nom, et j’ai des échafauds où l’on exécute
mes volontés suprêmes!

Fouquet pâlit.

-- Je prendrai la liberté, dit-il de faire observer à Votre
Majesté que tout procès sur ces matières est un scandale mortel
pour la dignité du trône. Il ne faut pas que le nom auguste d’Anne
d’Autriche passe par les lèvres du peuple, entrouvertes pour un
sourire.

-- Il faut que justice soit faite, monsieur.

-- Bien, Sire; mais le sang royal ne peut couler sur l’échafaud!

-- Le sang royal! vous croyez cela? s’écria le roi avec fureur en
frappant du pied sur le carreau. Cette double naissance est une
invention. Là, surtout, dans cette invention, je vois le crime de
M. d’Herblay. C’est ce crime que je veux punir, bien plus que leur
violence, leur insulte.

-- Et punir de mort?

-- De mort, oui, monsieur.

-- Sire, dit avec fermeté le surintendant, dont le front,
longtemps baissé, se releva superbe, Votre Majesté fera trancher
la tête, si elle le veut, à Philippe de France, son frère; cela la
regarde, et elle consultera là-dessus Anne d’Autriche, sa mère. Ce
qu’elle ordonnera sera bien ordonné. Je ne m’en veux donc plus
mêler, pas même pour l’honneur de votre couronne; mais j’ai une
grâce à vous demander: je vous la demande.

-- Parlez, dit le roi fort troublé par les dernières paroles du
ministre. Que vous faut-il?

-- La grâce de M. d’Herblay et celle de M. du Vallon.

-- Mes assassins?

-- Deux rebelles, Sire, voilà tout.

-- Oh! je comprends que vous me demandiez grâce pour vos amis.

-- Mes amis! fit Fouquet blessé profondément.

-- Vos amis, oui; mais la sûreté de mon État exige une exemplaire
punition des coupables.

-- Je ne ferai pas observer à Votre Majesté que je viens de lui
rendre la liberté, de lui sauver la vie.

-- Monsieur!

-- Je ne lui ferai pas observer que, si M. d’Herblay eût voulu
faire son rôle d’assassin, il pouvait simplement assassiner Votre
Majesté, ce matin, dans la forêt de Sénart et que tout était fini.

Le roi tressaillit.

-- Un coup de pistolet dans la tête, poursuivit Fouquet, et le
visage de Louis XIV, devenu méconnaissable, était à jamais
l’absolution de M. d’Herblay.

Le roi pâlit d’épouvante à l’aspect du péril évité.

-- M. d’Herblay, continua Fouquet, s’il eût été un assassin,
n’avait pas besoin de me conter son plan pour réussir. Débarrassé
du vrai roi, il rendait le faux roi impossible à deviner.
L’usurpateur eût-il été reconnu par Anne d’Autriche, c’était
toujours un fils pour elle. L’usurpateur, pour la conscience de
M. d’Herblay, c’était toujours un roi du sang de Louis XIII. De
plus, le conspirateur avait la sûreté, le secret, l’impunité. Un
coup de pistolet lui donnait tout cela. Grâce, pour lui, au nom de
votre salut, Sire!

Le roi, au lieu d’être touché par cette peinture si vraie de
générosité d’Aramis, se sentait cruellement humilié. Son
indomptable orgueil ne pouvait s’accoutumer à l’idée qu’un homme
avait tenu, suspendu au bout de son doigt, le fil d’une vie
royale. Chacune des paroles que Fouquet croyait efficaces pour
obtenir la grâce de ses amis portait une nouvelle goutte de venin
dans le coeur déjà ulcéré de Louis XIV. Rien ne put donc le
fléchir, et, s’adressant impétueusement à Fouquet:

-- Je ne sais vraiment pas, monsieur, dit-il, pourquoi vous me
demandez grâce pour ces gens-là! À quoi bon demander ce qu’on peut
avoir sans le solliciter?

-- Je ne vous comprends pas, Sire.

-- C’est aisé, pourtant. Où suis-je ici?

-- À la Bastille, Sire.

-- Oui, dans un cachot. Je passe pour un fou, n’est-ce pas?

-- C’est vrai, Sire.

-- Et nul ne connaît ici que Marchiali?

-- Assurément.

-- Eh bien! ne changez rien à la situation. Laissez le fou pourrir
dans un cachot de la Bastille, et MM. d’Herblay et du Vallon n’ont
pas besoin de ma grâce. Leur nouveau roi les absoudra.

-- Votre Majesté me fait injure, Sire, et elle a tort, répliqua
sèchement Fouquet. Je ne suis pas assez enfant, M. d’Herblay n’est
pas assez inepte, pour avoir oublié de faire toutes ces
réflexions, et, si j’eusse voulu faire un nouveau roi, comme vous
dites, je n’avais aucun besoin de venir forcer les portes de la
Bastille pour vous en tirer. Cela tombe sous le sens. Votre
Majesté a l’esprit troublé par la colère. Autrement, elle
n’offenserait pas sans raison, celui de ses serviteurs qui lui a
rendu le plus important service.

Louis s’aperçut qu’il avait été trop loin, que les portes de la
Bastille étaient encore fermées sur lui, tandis que s’ouvraient
peu à peu les écluses derrière lesquelles ce généreux Fouquet
contenait sa colère.

-- Je n’ai pas dit cela pour vous humilier. À Dieu ne plaise!
monsieur! répliqua-t-il. Seulement, vous vous adressez à moi pour
obtenir une grâce, et je vous réponds selon ma conscience; or,
suivant ma conscience, les coupables dont nous parlons ne sont pas
dignes de grâce ni de pardon.

Fouquet ne répliqua rien.

-- Ce que je fais là, ajouta le roi, est généreux comme ce que
vous avez fait; car je suis en votre pouvoir. Je dirai même que
c’est plus généreux, attendu que vous me placez en face de
conditions d’où peuvent dépendre ma liberté, ma vie, et que
refuser, c’est en faire le sacrifice.

-- J’ai tort, en effet, répondit Fouquet. Oui, j’avais l’air
d’extorquer une grâce; je me repens, je demande pardon à Votre
Majesté.

-- Et vous êtes pardonné, mon cher monsieur Fouquet, fit le roi
avec un sourire qui acheva de ramener la sérénité sur son visage,
que tant d’événements avaient altéré depuis la veille.

-- J’ai ma grâce, reprit obstinément le ministre; mais
MM. d’Herblay et du Vallon?

-- N’obtiendront jamais la leur, tant que je vivrai, répliqua le
roi inflexible. Rendez-moi le service de ne m’en plus parler.

-- Votre Majesté sera obéie.

-- Et vous ne m’en conserverez pas rancune?

-- Oh! non, Sire; car j’avais prévu le cas.

-- Vous aviez prévu que je refuserais la grâce de ces messieurs?

-- Assurément, et toutes mes mesures étaient prises en
conséquence.

-- Qu’entendez-vous dire? s’écria le roi surpris.

-- M. d’Herblay venait, pour ainsi dire, se livrer en mes mains.
M. d’Herblay me laissait le bonheur de sauver mon roi et mon pays.
Je ne pouvais condamner M. d’Herblay à la mort. Je ne pouvais non
plus l’exposer au courroux très légitime de Votre Majesté. C’eût
été la même chose que de le tuer moi-même.

-- Eh bien! qu’avez-vous fait?

-- Sire, j’ai donné à M. d’Herblay mes meilleurs chevaux, et ils
ont quatre heures d’avance sur tous ceux que Votre Majesté pourra
envoyer après lui.

-- Soit! murmura le roi; mais le monde est assez grand pour que
mes coureurs gagnent sur vos chevaux les quatre heures de gain que
vous avez données à M. d’Herblay.

-- En lui donnant ces quatre heures, Sire, je savais lui donner la
vie. Il aura la vie.

-- Comment cela?

-- Après avoir bien couru, toujours en avant de quatre heures sur
vos mousquetaires, il arrivera dans mon château de Belle-Île, où
je lui ai donné asile.

-- Soit! mais vous oubliez que vous m’avez donné Belle-Île.

-- Pas pour faire arrêter mes amis.

-- Vous me le reprenez, alors?

-- Pour cela oui, Sire.

-- Mes mousquetaires le reprendront, et tout sera dit.

-- Ni vos mousquetaires ni même votre armée, Sire dit froidement
Fouquet. Belle-Île est imprenable.

Le roi devint livide, un éclair jaillit de ses yeux. Fouquet se
sentit perdu; mais il n’était pas de ceux qui reculent devant la
voix de l’honneur. Il soutint le regard envenimé du roi. Celui-ci
dévora sa rage, et, après un silence:

-- Allons-nous à Vaux? dit-il.

-- Je suis aux ordres de Votre Majesté, répliqua Fouquet en
s’inclinant profondément; mais je crois que Votre Majesté ne peut
se dispenser de changer d’habits avant de paraître devant sa cour.

-- Nous passerons par le Louvre, dit le roi. Allons.

Et ils sortirent devant Baisemeaux effaré, qui, une fois encore,
regarda sortir Marchiali, et s’arracha le peu de cheveux qui lui
restaient.

Il est vrai que Fouquet lui donna décharge du prisonnier et que le
roi écrivit au-dessous: _Vu et approuvé: Louis_; folie que
Baisemeaux, incapable d’assembler deux idées, accueillit par un
héroïque coup de poing qu’il se bourra dans les mâchoires.


Chapitre CCXXX -- Le faux roi


Cependant, à Vaux, la royauté usurpatrice continuait bravement son
rôle.

Philippe donna ordre qu’on introduisît pour son petit lever les
grandes entrées, déjà prêtes à paraître devant le roi. Il se
décida à donner cet ordre, malgré l’absence de M. d’Herblay, qui
ne revenait pas, et nos lecteurs savent pour quelle raison. Mais
le prince, ne croyant pas que cette absence pût se prolonger,
voulait, comme tous les esprits téméraires, essayer sa valeur et
sa fortune, loin de toute protection, de tout conseil.

Une autre raison l’y poussait. Anne d’Autriche allait paraître; la
mère coupable allait se trouver en présence de son fils sacrifié.
Philippe ne voulait pas, s’il avait une faiblesse, en rendre
témoin l’homme envers lequel il était désormais tenu de déployer
tant de force.

Philippe ouvrit les deux battants de la porte, et plusieurs
personnes entrèrent silencieusement. Philippe ne bougea point tant
que ses valets de chambre l’habillèrent. Il avait vu, la veille,
les habitudes de son frère. Il fit le roi, de manière à n’éveiller
aucun soupçon.

Ce fut donc tout habillé, avec l’habit de chasse, qu’il reçut les
visiteurs. Sa mémoire et les notes d’Aramis lui annoncèrent tout
d’abord Anne d’Autriche, à laquelle Monsieur donnait la main, puis
Madame avec M. de Saint-Aignan.

Il sourit en voyant ces visages, et frissonna en reconnaissant sa
mère.

Cette figure noble et imposante, ravagée par la douleur, vint
plaider dans son coeur la cause de cette fameuse reine qui avait
immolé un enfant à la raison d’État. Il trouva que sa mère était
belle. Il savait que Louis XIV l’aimait, il se promit de l’aimer
aussi, et de ne pas être pour sa vieillesse un châtiment cruel.

Il regarda son frère avec un attendrissement facile à comprendre.
Celui-ci n’avait rien usurpé, rien gâté dans sa vie. Rameau
écarté, il laissait monter la tige, sans souci de l’élévation et
de la majesté de sa vie. Philippe se promit d’être bon frère, pour
ce prince auquel suffisait l’or, qui donne les plaisirs.

Il salua d’un air affectueux Saint-Aignan, qui s’épuisait en
sourires et révérences, et tendit la main en tremblant à
Henriette, sa belle-soeur, dont la beauté le frappa. Mais il vit
dans les yeux de cette princesse un reste de froideur qui lui plut
pour la facilité de leurs relations futures.

«Combien me sera-t-il plus aisé, pensait-il, d’être le frère de
cette femme que son galant, si elle me témoigne une froideur que
mon frère ne pouvait avoir pour elle, et qui m’est imposée comme
un devoir.»

La seule visite qu’il redoutât en ce moment était celle de la
reine; son coeur, son esprit venaient d’être ébranlés par une
épreuve si violente, que, malgré leur trempe solide, ils ne
supporteraient peut-être pas un nouveau choc. Heureusement, la
reine ne vint pas.

Alors commença, de la part d’Anne d’Autriche, une dissertation
politique sur l’accueil que M. Fouquet avait fait à la maison de
France. Elle entremêla ses hostilités de compliments à l’adresse
du roi, de questions sur sa santé, de petites flatteries
maternelles, et de ruses diplomatiques.

-- Eh bien! mon fils, dit-elle, êtes-vous revenu sur le compte de
M. Fouquet.

-- Saint-Aignan, dit Philippe, veuillez aller savoir des nouvelles
de la reine.

À ces mots, les premiers que Philippe eût prononcés tout haut, la
légère différence qu’il y avait entre sa voix et celle de Louis
XIV fut sensible aux oreilles maternelles; Anne d’Autriche regarda
fixement son fils.

De Saint-Aignan sortit. Philippe continua.

-- Madame, je n’aime pas qu’on me dise du mal de M. Fouquet, vous
le savez, et vous m’en avez dit du bien vous-même.

-- C’est vrai; aussi ne fais-je que vous questionner sur l’état de
vos sentiments à son égard.

-- Sire, dit Henriette, j’ai, moi, toujours aimé M. Fouquet. C’est
un homme de bon goût, un brave homme.

-- Un surintendant qui ne lésine jamais, ajouta Monsieur, et qui
paie en or toutes les cédules que j’ai sur lui.

-- On compte trop ici chacun pour soi, dit la vieille reine.
Personne ne compte pour l’État: M. Fouquet, c’est un fait,
M. Fouquet ruine l’État.

-- Allons, ma mère, repartit Philippe d’un ton plus bas, est-ce
que, vous aussi, vous vous faites le bouclier de M. Colbert?

-- Comment cela? fit la vieille reine surprise.

-- C’est que, en vérité, reprit Philippe, je vous entends parler
là comme parlerait votre vieille amie, Mme de Chevreuse.

À ce nom, Anne d’Autriche pâlit et pinça ses lèvres. Philippe
avait irrité la lionne.

-- Que venez-vous me parler de Mme de Chevreuse, fit-elle, et
quelle humeur avez-vous aujourd’hui contre moi?

Philippe continua:

-- Est-ce que Mme de Chevreuse n’a pas toujours une ligue à faire
contre quelqu’un? est-ce que Mme de Chevreuse n’a pas été vous
rendre une visite, ma mère?

-- Monsieur, vous me parlez ici d’une telle sorte, repartit la
vieille reine, que je crois entendre le roi votre père.

-- Mon père n’aimait pas Mme de Chevreuse, et il avait raison, dit
le prince. Moi, je ne l’aime pas non plus, et, si elle s’avise de
venir, comme elle y venait autrefois, semer les divisions et les
haines sous prétexte de mendier de l’argent, eh bien!...

-- Eh bien? dit fièrement Anne d’Autriche provoquant elle-même
l’orage.

-- Eh bien! repartit avec résolution le jeune homme, je chasserai
du royaume Mme de Chevreuse, et avec elle tous les artisans de
secrets et de mystères.

Il n’avait pas calculé la portée de ce mot terrible, ou peut-être
avait-il voulu en juger l’effet, comme ceux qui, souffrant d’une
douleur chronique et cherchant à rompre la monotonie de cette
souffrance appuient sur leur plaie pour se procurer une douleur
aiguë.

Anne d’Autriche faillit s’évanouir; ses yeux ouverts, mais atones,
cessèrent de voir pendant un moment; elle tendit les bras à son
autre fils, qui aussitôt l’embrassa sans crainte d’irriter le roi.

-- Sire, murmura-t-elle, vous traitez cruellement votre mère.

-- Mais en quoi, madame? répliqua-t-il. Je ne parle que de
Mme de Chevreuse, et ma mère préfère-t-elle Mme de Chevreuse à la
sûreté de mon État et à la sécurité de ma personne? Eh bien! je
vous dis que Mme de Chevreuse est venue en France pour emprunter
de l’argent, qu’elle s’est adressée à M. Fouquet pour lui vendre
certain secret.

-- Certain secret? s’écria Anne d’Autriche.

-- Concernant de prétendus vols que M. le surintendant aurait
commis; ce qui est faux, ajouta Philippe. M. Fouquet l’a fait
chasser avec indignation, préférant l’estime du roi à toute
complicité avec des intrigants. Alors, Mme de Chevreuse a vendu le
secret à M. Colbert, et, comme elle est insatiable, et qu’il ne
lui suffit pas d’avoir extorqué cent mille écus à ce commis, elle
a cherché plus haut si elle ne trouverait pas des sources plus
profondes... Est ce vrai, madame?

-- Vous savez tout, Sire, dit la reine, plus inquiète qu’irritée.

-- Or, poursuivit Philippe, j’ai bien le droit d’en vouloir à
cette furie qui vient tramer à ma Cour le déshonneur des uns et la
ruine des autres. Si Dieu a souffert que certains crimes fussent
commis, et s’il les a cachés dans l’ombre de sa clémence, je
n’admets pas que Mme de Chevreuse ait le pouvoir de contrecarrer
les desseins de Dieu.

Cette dernière partie du discours de Philippe avait tellement
agité la reine mère, que son fils en eut pitié. Il lui prit et lui
baisa tendrement la main; elle ne sentit pas que, dans ce baiser
donné malgré les révoltes et les rancunes du coeur, il y avait
tout un pardon de huit années d’horribles souffrances.

Philippe laissa un instant de silence engloutir les émotions qui
venaient de se produire; puis avec une sorte de gaieté:

-- Nous ne partirons pas encore aujourd’hui, dit-il; j’ai un plan.

Et il se tourna vers la porte, où il espérait voir Aramis, dont
l’absence commençait à lui peser.

La reine mère voulut prendre congé.

-- Demeurez, ma mère, dit-il; je veux vous faire faire la paix
avec M. Fouquet.

-- Mais je n’en veux pas à M. Fouquet; je craignais seulement ses
prodigalités.

-- Nous y mettrons ordre, et ne prendrons du surintendant que les
bonnes qualités.

-- Que cherche donc Votre Majesté? dit Henriette voyant le roi
regarder encore vers la porte, et désirant lui décocher un trait
au coeur; car elle supposait qu’il attendait La Vallière ou une
lettre d’elle.

-- Ma soeur, dit le jeune homme, qui venait de la deviner, grâce à
cette merveilleuse perspicacité dont la fortune lui allait
désormais permettre l’exercice, ma soeur, j’attends un homme
extrêmement distingué, un conseiller des plus habiles que je veux
vous présenter à tous, en le recommandant à vos bonnes grâces. Ah!
entrez donc, d’Artagnan.

D’Artagnan parut.

-- Que veut Sa Majesté?

-- Dites donc, où est M. l’évêque de Vannes, votre ami?

-- Mais, Sire...

-- Je l’attends et ne le vois pas venir. Qu’on me le cherche.

D’Artagnan demeura un instant stupéfait, mais bientôt,
réfléchissant qu’Aramis avait quitté Vaux secrètement avec une
mission du roi, il en conclut que le roi voulait garder le secret.

-- Sire, répliqua-t-il, est-ce que Votre Majesté veut absolument
qu’on lui amène M. d’Herblay?

-- Absolument n’est pas le mot, répliqua Philippe; je n’en ai pas
un tel besoin; mais si on me le trouvait...

«J’ai deviné», se dit d’Artagnan.

-- Ce M. d’Herblay, dit Anne d’Autriche, c’est l’évêque de Vannes?

-- Oui, madame.

-- Un ami de M. Fouquet?

-- Oui, madame, un ancien mousquetaire.

Anne d’Autriche rougit.

-- Un de ces quatre braves qui, jadis, firent tant de merveilles.

La vieille reine se repentit d’avoir voulu mordre; elle rompit
l’entretien pour y conserver le reste de ses dents.

-- Quel que soit votre choix, Sire, dit-elle, je le tiens pour
excellent.

Tous s’inclinèrent.

-- Vous verrez, continua Philippe, la profondeur de
M. de Richelieu, moins l’avarice de M. de Mazarin.

-- Un premier ministre, Sire? demanda Monsieur effrayé...

-- Je vous conterai cela, mon frère; mais c’est étrange que
M. d’Herblay ne soit pas ici!

Il appela.

-- Qu’on prévienne M. Fouquet, dit-il, j’ai à lui parler... Oh!
devant vous, devant vous; ne vous retirez point.

M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes
de la reine, qui gardait le lit seulement par précaution, et pour
avoir la force de suivre toutes les volontés du roi.

Tandis que l’on cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau
roi continuait paisiblement ses épreuves, et tout le monde,
famille, officiers, valets, reconnaissait le roi à son geste, à sa
voix, à ses habitudes.

De son côté, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et
le dessin fidèles fournis par son complice Aramis, se conduisait
de façon à ne pas même soulever un soupçon dans l’esprit de ceux
qui l’entouraient.

Rien désormais ne pouvait inquiéter l’usurpateur. Avec quelle
étrange facilité la Providence ne venait-elle pas de renverser la
plus haute fortune du monde, pour y substituer la plus humble!

Philippe admirait cette bonté de Dieu à son égard, et la secondait
avec toutes les ressources de son admirable nature. Mais il
sentait parfois comme une ombre se glisser sur les rayons de sa
nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas.

La conversation avait langui dans la famille royale; Philippe,
préoccupé, oubliait de congédier son frère et Madame Henriette.
Ceux-ci s’étonnaient et perdaient peu à peu patience. Anne
d’Autriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en
espagnol.

Philippe ignorait complètement cette langue; il pâlit devant cet
obstacle inattendu. Mais, comme si l’esprit de l’imperturbable
Aramis l’eût couvert de son infaillibilité, au lieu de se
déconcerter, Philippe se leva.

-- Eh bien! quoi? Répondez, dit Anne d’Autriche.

-- Quel est tout ce bruit? demanda Philippe en se tournant vers la
porte de l’escalier dérobé.

Et l’on entendait une voix qui criait:

-- Par ici, par ici! Encore quelques degrés, Sire!

-- La voix de M. Fouquet? dit d’Artagnan placé près de la reine
mère.

-- M. d’Herblay ne saurait être loin, ajouta Philippe. Mais il vit
ce qu’il était bien loin de s’attendre à voir si près de lui.

Tous les yeux s’étaient tournés vers la porte par laquelle allait
entrer M. Fouquet; mais ce ne fut pas lui qui entra.

Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre, cri
douloureux poussé par le roi et les assistants.

Il n’est pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée
renferme le plus d’éléments étranges et d’accidents merveilleux,
de contempler un spectacle pareil à celui qu’offrait la chambre
royale en ce moment.

Les volets, à demi clos, ne laissaient pénétrer qu’une lumière
incertaine tamisée par de grands rideaux de velours doublés d’une
épaisse soie.

Dans cette pénombre moelleuse s’étaient peu à peu dilatés les
yeux, et chacun des assistants voyait les autres plutôt avec la
confiance qu’avec la vue. Toutefois, on en arrive, dans ces
circonstances, à ne laisser échapper aucun des détails
environnants et le nouvel objet qui se présente apparaît lumineux
comme s’il était éclairé par le soleil.

C’est ce qui arriva pour Louis XIV, lorsqu’il se montra pâle et le
sourcil froncé sous la portière de l’escalier secret.

Fouquet laissa voir, derrière, son visage empreint de sévérité et
de tristesse.

La reine mère, qui aperçut Louis XIV, et qui tenait la main de
Philippe, poussa le cri dont nous avons parlé, comme elle eût fait
en voyant un fantôme.

Monsieur eut un mouvement d’éblouissement et tourna la tête, de
celui des deux rois qu’il apercevait en face, vers celui aux côtés
duquel il se trouvait.

Madame fit un pas en avant, croyant voir se refléter, dans une
glace, son beau-frère.

Et, de fait, l’illusion était possible.

Les deux princes, défaits l’un et l’autre, car nous renonçons à
peindre l’épouvantable saisissement de Philippe, et tremblants
tous deux, crispant l’un et l’autre une main convulsive, se
mesuraient du regard et plongeaient leurs yeux comme des poignards
dans l’âme l’un de l’autre. Muets, haletants, courbés, ils
paraissaient prêts à fondre sur un ennemi.

Cette ressemblance inouïe du visage, du geste, de la taille, tout,
jusqu’à une ressemblance de costume décidée par le hasard, car
Louis XIV était allé prendre au Louvre un habit de velours violet,
cette parfaite analogie des deux princes acheva de bouleverser le
coeur d’Anne d’Autriche.

Elle ne devinait pourtant pas encore la vérité. Il y a de ces
malheurs que nul ne veut accepter dans la vie. On aime mieux
croire au surnaturel, à l’impossible.

Louis n’avait pas compté sur ces obstacles. Il s’attendait, en
entrant seulement, à être reconnu. Soleil vivant, il ne souffrait
pas le soupçon d’une parité avec qui que ce fût. Il n’admettait
pas que tout flambeau ne devînt ténèbres à l’instant où il faisait
luire son rayon vainqueur.

Aussi, à l’aspect de Philippe, fut-il plus terrifié peut-être
qu’aucun autre autour de lui, et son silence son immobilité,
furent ce temps de recueillement et de calme qui précède les
violentes explosions de la colère.

Mais Fouquet, qui pourrait peindre son saisissement et sa stupeur,
en présence de ce portrait vivant de son maître? Fouquet pensa
qu’Aramis avait raison, que ce nouveau venu était un roi aussi pur
dans sa race que l’autre, et que, pour avoir répudié toute
participation à ce coup d’État si habilement fait par le général
des jésuites, il fallait être un fol enthousiaste indigne à jamais
de tremper ses mains dans une oeuvre politique.

Et puis c’était le sang de Louis XIII que Fouquet sacrifiait au
sang de Louis XIII; c’était à une ambition égoïste qu’il
sacrifiait une noble ambition; c’était au droit de garder qu’il
sacrifiait le droit d’avoir. Toute l’étendue de sa faute lui fut
révélée par le seul aspect du prétendant.

Tout ce qui se passa dans l’esprit de Fouquet fut perdu pour les
assistants. Il eut cinq minutes pour concentrer ses méditations
sur ce point du cas de conscience; cinq minutes, c’est-à-dire cinq
siècles, pendant lesquels les deux rois et leur famille trouvèrent
à peine le temps de respirer d’une si terrible secousse.

D’Artagnan, adossé au mur, en face de Fouquet, le poing sur son
front, l’oeil fixe, se demandait la raison d’un si merveilleux
prodige. Il n’eût pu dire sur-le-champ pourquoi il doutait; mais
il savait, assurément, qu’il avait eu raison de douter, et que,
dans cette rencontre des deux Louis XIV, gisait toute la
difficulté qui, pendant ces derniers jours, avait rendu la
conduite d’Aramis si suspecte au mousquetaire.

Toutefois, ces idées étaient enveloppées de voiles épais. Les
acteurs de cette scène semblaient nager dans les vapeurs d’un
lourd réveil.

Soudain Louis XIV, plus impatient et plus habitué à commander,
courut à un des volets, qu’il ouvrit en déchirant les rideaux. Un
flot de vive lumière entra dans la chambre et fit reculer Philippe
jusqu’à l’alcôve.

Ce mouvement, Louis le saisit avec ardeur, et, s’adressant à la
reine:

-- Ma mère, dit-il, ne reconnaissez-vous pas votre fils, puisque
chacun ici a méconnu son roi?

Anne d’Autriche tressaillit et leva les bras au ciel sans pouvoir
articuler un mot.

-- Ma mère, dit Philippe avec une voix calme, ne reconnaissez-vous
pas votre fils?

Et, cette fois, Louis recula à son tour.

Quant à Anne d’Autriche, elle perdit l’équilibre, frappée à la
tête et au coeur par le remords. Nul ne l’aidant, car tous étaient
pétrifiés, elle tomba sur son fauteuil en poussant un faible
soupir.

Louis ne put supporter ce spectacle et cet affront. Il bondit vers
d’Artagnan, que le vertige commençait à gagner, et qui chancelait
en frôlant la porte, son point d’appui.

-- À moi, dit-il, mousquetaire! Regardez-nous au visage, et voyez
lequel, de lui ou de moi, est plus pâle.

Ce cri réveilla d’Artagnan et vint remuer en son coeur la fibre de
l’obéissance. Il secoua son front, et, sans hésiter désormais, il
marcha vers Philippe, sur l’épaule duquel il appuya la main en
disant: Monsieur, vous êtes mon prisonnier!

Philippe ne leva pas les yeux au ciel, ne bougea pas de la place
où il se tenait comme cramponné au parquet, l’oeil profondément
attaché sur le roi son frère. Il lui reprochait, dans un sublime
silence, tous ses malheurs passés, toutes ses tortures de
l’avenir. Contre ce langage de l’âme, le roi ne se sentit plus de
force; il baissa les yeux, entraîna précipitamment son frère et sa
belle-soeur, oubliant sa mère étendue sans mouvement à trois pas
du fils qu’elle laissait une seconde fois condamner à la mort.
Philippe s’approcha d’Anne d’Autriche, et lui dit d’une voix douce
et noblement émue:

-- Si je n’étais pas votre fils, je vous maudirais, ma mère, pour
m’avoir rendu si malheureux.

D’Artagnan sentit un frisson passer dans la moelle de ses os. Il
salua respectueusement le jeune prince, et lui dit à demi courbé:

-- Excusez-moi, monseigneur, je ne suis qu’un soldat, et mes
serments sont à celui qui sort de cette chambre.

-- Merci, monsieur d’Artagnan. Mais qu’est devenu M. d’Herblay?

-- M. d’Herblay est en sûreté, monseigneur, dit une voix derrière
eux, et nul, moi vivant ou libre, ne fera tomber un cheveu de sa
tête.

-- Monsieur Fouquet! dit le prince en souriant tristement.

-- Pardonnez-moi, monseigneur, dit Fouquet en s’agenouillant; mais
celui qui vient de sortir d’ici était mon hôte.

-- Voilà, murmura Philippe avec un soupir, de braves amis et de
bons coeurs. Ils me font regretter ce monde. Marchez, monsieur
d’Artagnan, je vous suis.

Au moment où le capitaine des mousquetaires allait sortir, Colbert
apparut, remit à d’Artagnan un ordre du roi et se retira.

D’Artagnan le lut et froissa le papier avec rage.

-- Qu’y a-t-il? demanda le prince.

-- Lisez, monseigneur, repartit le mousquetaire.

Philippe lut ces mots tracés à la hâte de la main de Louis XIV:

«M. d’Artagnan conduira le prisonnier aux îles Sainte-Marguerite.
Il lui couvrira le visage d’une visière de fer, que le prisonnier
ne pourra lever sous peine de vie.»

-- C’est juste, dit Philippe avec résignation. Je suis prêt.

-- Aramis avait raison, dit Fouquet, bas, au mousquetaire; celui-
ci est roi bien autant que l’autre.

-- Plus! répliqua d’Artagnan. Il ne lui manque que moi et vous.


Chapitre CCXXXI -- Où Porthos croit courir après un duché


Aramis et Porthos, ayant profité du temps accordé par Fouquet,
faisaient, par leur rapidité, honneur à la cavalerie française.

Porthos ne comprenait pas bien pour quel genre de mission on le
forçait à déployer une vélocité pareille: mais comme il voyait
Aramis piquant avec rage, lui, Porthos, piquait avec fureur.

Ils eurent ainsi bientôt mis douze lieues entre eux et Vaux; puis
il fallut changer de chevaux et organiser une sorte de service de
poste. C’est pendant un relais que Porthos se hasarda discrètement
à interroger Aramis.

-- Chut! répliqua celui-ci; sachez seulement que notre fortune
dépend de notre rapidité.

Comme si Porthos eût été le mousquetaire sans sou ni maille de
1626, il poussa en avant. Ce mot magique de fortune signifie
toujours quelque chose à l’oreille humaine. Il veut dire assez,
pour ceux qui n’ont rien; il veut dire trop, pour ceux qui ont
assez.

-- On me fera duc, dit Porthos tout haut.

Il se parlait à lui-même.

-- Cela est possible, répliqua en souriant à sa façon Aramis,
dépassé par le cheval de Porthos.

Cependant la tête d’Aramis était en feu; l’activité du corps
n’avait pas encore réussi à surmonter celle de l’esprit. Tout ce
qu’il y a de colères rugissantes, de douleurs aux dents aiguës, de
menaces mortelles, se tordait, et mordait, et grondait dans la
pensée du prélat vaincu.

Sa physionomie offrait les traces bien visibles de ce rude combat.
Libre, sur le grand chemin, de s’abandonner au moins aux
impressions du moment, Aramis ne se privait pas de blasphémer à
chaque écart du cheval, à chaque inégalité de la route. Pâle,
parfois inondé de sueurs bouillantes, tantôt sec et glacé, il
battait les chevaux et leur ensanglantait les flancs.

Porthos en gémissait, lui dont le défaut dominant n’était pas la
sensibilité. Ainsi coururent-ils pendant huit grandes heures, et
ils arrivèrent à Orléans.

Il était quatre heures de l’après-midi. Aramis, en interrogeant
ses souvenirs, pensa que rien ne démontrait la poursuite possible.

Il eût été sans exemple qu’une troupe capable de prendre Porthos
et lui fût fournie de relais suffisants pour faire quarante lieues
en huit heures. Ainsi, en admettant la poursuite, ce qui n’était
pas manifeste, les fuyards avaient cinq bonnes heures d’avance sur
les poursuivants.

Aramis pensa que se reposer n’était pas imprudence, mais que
continuer était un coup de partie. En effet, vingt lieues de plus
fournies avec cette rapidité, vingt lieues dévorées, et nul, pas
même d’Artagnan, ne pourrait rattraper les ennemis du roi.

Aramis fit donc à Porthos le chagrin de remonter à cheval. On
courut jusqu’à sept heures du soir; on n’avait plus qu’une poste
pour arriver à Blois.

Mais, là, un contretemps diabolique vint alarmer Aramis. Les
chevaux manquaient à la poste.

Le prélat se demanda par quelle machination infernale ses ennemis
étaient arrivés à lui ôter le moyen d’aller plus loin, lui qui ne
reconnaissait pas le hasard pour un dieu, lui qui trouvait à tout
résultat sa cause; il aimait mieux croire que le refus du maître
de poste, à une pareille heure, dans un pareil pays, était la
suite d’un ordre émané de haut; ordre donné en vue d’arrêter court
le faiseur de majesté dans sa fuite.

Mais, au moment où il allait s’emporter pour avoir, soit une
explication, soit un cheval, une idée lui vint. Il se rappela que
le comte de La Fère logeait dans les environs.

-- Je ne voyage pas, dit-il, et je ne fais pas poste entière.
Donnez-moi deux chevaux pour aller rendre visite à un seigneur de
mes amis qui habite près d’ici.

-- Quel seigneur? demanda le maître de poste.

-- M. le comte de La Fère.

-- Oh! répondit cet homme en se découvrant avec respect, un digne
seigneur. Mais, quel que soit mon désir de lui être agréable, je
ne puis vous donner deux chevaux; tous ceux de ma poste sont
retenus par M. le duc de Beaufort.

-- Ah! fit Aramis désappointé.

-- Seulement, continua le maître de poste, s’il vous plaît de
monter dans un petit chariot que j’ai, j’y ferai mettre un vieux
cheval aveugle qui n’a plus que des jambes, et qui vous conduira
chez M. le comte de La Fère.

-- Cela vaut un louis, dit Aramis.

-- Non, monsieur, cela ne vaut jamais qu’un écu; c’est le prix que
me paie M. Grimaud, l’intendant du comte, toutes les fois qu’il se
sert de mon chariot, et je ne voudrais pas que M. le comte eût à
me reprocher d’avoir fait payer trop cher un de ses amis.

-- Ce sera comme il vous plaira, dit Aramis, et surtout comme il
plaira au comte de La Fère, que je me garderai bien de désobliger.
Vous aurez votre écu; seulement, j’ai bien le droit de vous donner
un louis pour votre idée.

-- Sans doute, répliqua le maître tout joyeux.

Et il attela lui-même son vieux cheval à la carriole criarde.

Pendant ce temps-là, Porthos était curieux à voir. Il se figurait
avoir découvert le secret; il ne se sentait pas d’aise: d’abord,
parce que la visite chez Athos lui était particulièrement
agréable; ensuite, parce qu’il était dans l’espérance de trouver à
la fois un bon lit et un bon souper.

Le maître, ayant fini d’atteler, proposa un de ses valets pour
conduire les étrangers à La Fère.

Porthos s’assit dans le fond avec Aramis et lui dit à l’oreille:

-- Je comprends.

-- Ah! ah! répondit Aramis; et que comprenez-vous, cher ami?

-- Nous allons, de la part du roi, faire quelque grande
proposition à Athos.

-- Peuh! fit Aramis.

-- Ne me dites rien, ajouta le bon Porthos en essayant de
contrepeser assez solidement pour éviter les cahots; ne me dites
rien, je devinerai.

-- Eh bien! c’est cela, mon ami, devinez, devinez.

On arriva vers neuf heures du soir chez Athos, par un clair de
lune magnifique.

Cette admirable clarté réjouissait Porthos au-delà de toute
expression; mais Aramis s’en montra incommodé à un degré presque
égal. Il en témoigna quelque chose à Porthos, qui lui répondit:

-- Bien! je devine encore. La mission est secrète.

Ce furent ses derniers mots en voiture.

Le conducteur les interrompit par ceux-ci:

-- Messieurs, vous êtes arrivés.

Porthos et son compagnon descendirent devant la porte du petit
château.

C’est là que nous allons retrouver Athos et Bragelonne, disparus
tous deux depuis la découverte de l’infidélité de La Vallière.

S’il est un mot plein de vérité, c’est celui-ci: les grandes
douleurs renferment en elles-mêmes le germe de leur consolation.

En effet, cette douloureuse blessure faite à Raoul avait rapproché
de lui son père, et Dieu sait si elles étaient douces, les
consolations qui coulaient de la bouche éloquente et du coeur
généreux d’Athos.

La blessure ne s’était point cicatrisée; mais Athos, à force de
converser avec son fils, à force de mêler un peu de sa vie à lui
dans celle du jeune homme, avait fini par lui faire comprendre que
cette douleur de la première infidélité est nécessaire à toute
existence humaine, et que nul n’a aimé sans la connaître.

Raoul écoutait souvent, il n’entendait pas. Rien ne remplace, dans
le coeur vivement épris, le souvenir et la pensée de l’objet aimé.
Raoul répondait alors à son père:

-- Monsieur, tout ce que vous me dites est vrai; je crois que nul
n’a autant souffert que vous par le coeur; mais vous êtes un homme
trop grand par l’intelligence, trop éprouvé par les malheurs, pour
ne pas permettre la faiblesse au soldat qui souffre pour la
première fois. Je paie un tribut que je ne paierai pas deux fois;
permettez-moi de me plonger si avant dans ma douleur, que je m’y
oublie moi-même, que j’y noie jusqu’à ma raison.

-- Raoul! Raoul!

-- Écoutez, monsieur; jamais je ne m’accoutumerai à cette idée que
Louise, la plus chaste et la plus naïve des femmes, a pu tromper
aussi lâchement un homme aussi honnête et aussi aimant que je le
suis; jamais je ne pourrai me décider à voir ce masque doux et bon
se changer en une figure hypocrite et lascive. Louise perdue!
Louise infâme! Ah! monsieur, c’est bien plus cruel pour moi que
Raoul abandonné, que Raoul malheureux!

Athos employait alors le remède héroïque. Il défendait Louise
contre Raoul, et justifiait sa perfidie par son amour.

-- Une femme qui eût cédé au roi parce qu’il est le roi, disait-
il, mériterait le nom d’infâme; mais Louise aime Louis. Jeunes
tous deux, ils ont oublié, lui son rang, elle ses serments.
L’amour absout tout, Raoul. Les deux jeunes gens s’aiment avec
franchise.

Et, quand il avait donné ce coup de poignard, Athos voyait en
soupirant Raoul bondir sous la cruelle blessure, et s’enfuir au
plus épais du bois ou se réfugier dans sa chambre d’où, une heure
après, il sortait pâle, tremblant, mais dompté. Alors, revenant à
Athos avec un sourire, il lui baisait la main, comme le chien qui
vient d’être battu caresse un bon maître pour racheter sa faute.
Raoul, lui, n’écoutait que sa faiblesse, et il n’avouait que sa
douleur.

Ainsi se passèrent les jours qui suivirent cette scène dans
laquelle Athos avait si violemment agité l’orgueil indomptable du
roi. Jamais, en causant avec son fils, il ne fit allusion à cette
scène; jamais il ne lui donna les détails de cette vigoureuse
sortie qui eût peut-être consolé le jeune homme en lui montrant
son rival abaissé. Athos ne voulait point que l’amant offensé
oubliât le respect dû au roi.

Et quand Bragelonne, ardent, furieux, sombre, parlait avec mépris
des paroles royales, de la foi équivoque que certains fous puisent
dans la promesse tombée du trône; quand, passant deux siècles avec
la rapidité d’un oiseau qui traverse un détroit pour aller d’un
monde à l’autre, Raoul en venait à prédire le temps où les rois
sembleraient plus petits que les hommes, Athos lui disait de sa
voix sereine et persuasive:

-- Vous avez raison, Raoul; tout ce que vous dites arrivera: les
rois perdront leur prestige, comme perdent leurs clartés les
étoiles qui ont fait leur temps. Mais, lorsque ce moment viendra,
Raoul, nous serons morts; et rappelez-vous bien ce que je vous
dis: en ce monde, il faut pour tous, hommes, femmes et rois, vivre
au présent; nous ne devons vivre selon l’avenir que pour Dieu.

Voilà de quoi s’entretenaient, comme toujours, Athos et Raoul, en
arpentant la longue allée de tilleuls dans le parc, lorsque
retentit soudain la clochette qui servait à annoncer au comte soit
l’heure du repas, soit une visite. Machinalement et sans y
attacher d’importance, il rebroussa chemin avec son fils, et tous
les deux se trouvèrent, au bout de l’allée, en présence de Porthos
et d’Aramis.


Chapitre CCXXXII -- Les derniers adieux


Raoul poussa un cri de joie et serra tendrement Porthos dans ses
bras. Aramis et Athos s’embrassèrent en vieillards. Cet
embrassement même était une question pour Aramis, qui, aussitôt:

-- Ami, dit-il, nous ne sommes pas pour longtemps avec vous.

-- Ah! fit le comte.

-- Le temps, interrompit Porthos de vous conter mon bonheur.

-- Ah! fit Raoul.

Athos regarda silencieusement Aramis, dont déjà l’air sombre lui
avait paru bien peu en harmonie avec les bonnes nouvelles dont
parlait Porthos.

-- Quel est le bonheur qui vous arrive? Voyons, demanda Raoul en
souriant.

-- Le roi me fait duc, dit avec mystère le bon Porthos, se
penchant à l’oreille du jeune homme; duc à brevet!

Mais les apartés de Porthos avaient toujours assez de vigueur pour
être entendus de tout le monde; ses murmures étaient au diapason
d’un rugissement ordinaire.

Athos entendit et poussa une exclamation qui fit tressaillir
Aramis.

Celui-ci prit le bras d’Athos, et, après avoir demandé à Porthos
la permission de causer quelques moments à l’écart:

-- Mon cher Athos, dit-il au comte, vous me voyez navré de
douleur.

-- De douleur? s’écria le comte. Ah! cher ami!

-- Voici, en deux mots: j’ai fait, contre le roi, une
conspiration; cette conspiration a manqué, et, à l’heure qu’il
est, on me cherche sans doute.

-- On vous cherche!... une conspiration!... Eh! mon ami, que me
dites vous là?

-- Une triste vérité. Je suis tout bonnement perdu.

-- Mais Porthos... ce titre de duc... qu’est-ce que tout cela?

-- Voilà le sujet de ma plus vive peine; voilà le plus profond de
ma blessure. J’ai, croyant à un succès infaillible, entraîné
Porthos dans ma conjuration. Il y a donné, comme vous savez qu’il
donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, et, aujourd’hui, le
voilà si bien compromis avec moi, qu’il est perdu comme moi.

-- Mon Dieu!

Et Athos se retourna vers Porthos, qui leur sourit agréablement.

-- Il faut vous faire tout comprendre. Écoutez-moi, continua
Aramis.

Et il raconta l’histoire que nous connaissons.

Athos sentit plusieurs fois, durant le récit, son front se
mouiller de sueur.

-- C’est une grande idée, dit-il; mais c’était une grande faute.

-- Dont je suis puni, Athos.

-- Aussi ne vous dirai-je pas ma pensée entière.

-- Dites.

-- C’est un crime.

-- Capital, je le sais. Lèse-majesté!

-- Porthos! pauvre Porthos!

-- Que voulez-vous que je fasse? Le succès, je vous l’ai dit,
était certain.

-- M. Fouquet est un honnête homme.

-- Et moi, je suis un sot, de l’avoir si mal jugé, fit Aramis. Oh!
la sagesse des hommes! oh! meule immense qui broie un monde, et
qui, un jour, est arrêtée par le grain de sable qui tombe, on ne
sait comment, dans ses rouages!

-- Dites par un diamant, Aramis. Enfin, le mal est fait. Que
comptez-vous devenir?

-- J’emmène Porthos. Jamais le roi ne voudra croire que le digne
homme ait agi naïvement; jamais il ne voudra croire que Porthos
ait cru servir le roi en agissant comme il a fait. Sa tête
paierait ma faute. Je ne le veux pas.

-- Vous l’emmenez, où?

-- À Belle-Île, d’abord. C’est un refuge imprenable. Puis j’ai la
mer et un navire pour passer, soit en Angleterre, où j’ai beaucoup
de relations...

-- Vous? en Angleterre?

-- Oui. Ou bien en Espagne, où j’en ai davantage encore...:

-- En exilant Porthos, vous le ruinez, car le roi confisquera ses
biens.

-- Tout est prévu. Je saurai, une fois en Espagne, me réconcilier
avec Louis XIV et faire rentrer Porthos en grâce.

-- Vous avez du crédit, à ce que je vois, Aramis! dit Athos d’un
air discret.

-- Beaucoup, et au service de mes amis, ami Athos.

Ces mots furent accompagnés d’une sincère pression de main.

-- Merci, répliqua le comte.

-- Et, puisque nous en sommes là, dit Aramis, vous aussi vous êtes
un mécontent; vous aussi, Raoul aussi, vous avez des griefs contre
le roi. Imitez notre exemple. Passez à Belle-Île. Puis nous
verrons... Je vous garantis sur l’honneur que, dans un mois, la
guerre aura éclaté entre la France et l’Espagne, au sujet de ce
fils de Louis XIII, qui est un infant aussi, et que la France
détient inhumainement. Or, comme Louis XIV ne voudra pas d’une
guerre faite pour ce motif, je vous garantis une transaction dont
le résultat donnera la grandesse à Porthos et à moi, et un duché
en France à vous, qui êtes déjà grand d’Espagne. Voulez-vous?

-- Non; moi, j’aime mieux avoir quelque chose à reprocher au roi;
c’est un orgueil naturel à ma race que de prétendre à la
supériorité sur les races royales. Faisant ce que vous me
proposez, je deviendrais l’obligé du roi; j’y gagnerais
certainement sur cette terre, j’y perdrais dans ma conscience.
Merci.

-- Alors, donnez-moi deux choses, Athos: votre absolution...

-- Oh! je vous la donne, si vous avez réellement voulu venger le
faible et l’opprimé contre l’oppresseur.

-- Cela me suffit, répondit Aramis avec une rougeur qui s’effaça
dans la nuit. Et maintenant donnez-moi vos deux meilleurs chevaux
pour gagner la seconde poste, attendu que l’on m’en a refusé sous
prétexte d’un voyage que M. de Beaufort fait dans ces parages.

-- Vous aurez mes deux meilleurs chevaux, Aramis, et je vous
recommande Porthos.

-- Oh! soyez sans crainte. Un mot encore: trouvez-vous que je
manoeuvre pour lui comme il convient?

-- Le mal étant fait, oui; car le roi ne lui pardonnerait pas, et
puis vous avez toujours, quoi qu’il en dise, un appui dans
M. Fouquet, lequel ne vous abandonnera pas, étant, lui aussi, fort
compromis, malgré son trait héroïque.

-- Vous avez raison. Voilà pourquoi, au lieu de gagner tout de
suite la mer, ce qui déclarerait ma peur et m’avouerait coupable,
voilà pourquoi je reste sur le sol français. Mais Belle-Île sera
pour moi le sol que je voudrai: anglais, espagnol ou romain; le
tout consiste pour moi dans le pavillon que j’arborerai.

-- Comment cela?

-- C’est moi qui ai fortifié Belle-Île, et nul ne prendra Belle-
Île, moi la défendant. Et puis, comme vous l’avez dit tout à
l’heure, M. Fouquet est là. On n’attaquera pas Belle-Île sans la
signature de M. Fouquet.

-- C’est juste. Néanmoins, soyez prudent. Le roi est rusé et il
est fort.

Aramis sourit.

-- Je vous recommande Porthos, répéta le comte avec une sorte de
froide insistance.

-- Ce que je deviendrai, comte, répliqua Aramis avec le même ton,
notre frère Porthos le deviendra.

Athos s’inclina en serrant la main d’Aramis, et alla embrasser
Porthos avec effusion.

-- J’étais né heureux n’est-ce pas? murmura celui-ci, transporté,
en s’enveloppant de son manteau.

-- Venez, très cher, dit Aramis.

Raoul était allé devant pour donner des ordres et faire seller les
deux chevaux.

Déjà le groupe s’était divisé. Athos voyait ses deux amis sur le
point de partir; quelque chose comme un brouillard passa devant
ses yeux et pesa sur son coeur.

«C’est étrange! pensa-t-il. D’où vient cette envie que j’ai
d’embrasser Porthos encore une fois?»

Justement Porthos s’était retourné, et il venait à son vieil ami
les bras ouverts.

Cette dernière étreinte fut tendre comme dans la jeunesse, comme
dans les temps où le coeur était chaud, la vie heureuse.

Et puis Porthos monta sur son cheval. Aramis revint aussi pour
entourer de ses bras le cou d’Athos.

Ce dernier les vit sur le grand chemin s’allonger dans l’ombre
avec leurs manteaux blancs. Pareils à deux fantômes, ils
grandissaient en s’éloignant de terre, et ce n’est pas dans la
brume, dans la pente du sol qu’ils se perdirent: à bout de
perspective, tous deux semblèrent avoir donné du pied un élan qui
les faisait disparaître évaporés dans les nuages.

Alors Athos, le coeur serré, retourna vers la maison en disant à
Bragelonne:

-- Raoul, je ne sais quoi vient de me dire que j’avais vu ces deux
hommes pour la dernière fois.

-- Il ne m’étonne pas, monsieur, que vous ayez cette pensée,
répondit le jeune homme, car je l’ai en ce moment même, et moi
aussi, je pense que je ne verrai plus jamais MM. du Vallon et
d’Herblay.

-- Oh! vous, reprit le comte, vous me parlez en homme attristé par
une autre cause, vous voyez tout en noir; mais vous êtes jeune; et
s’il vous arrive de ne plus voir ces vieux amis, c’est qu’ils ne
seront plus du monde où vous avez bien des années à passer. Mais,
moi...

Raoul secoua doucement la tête, et s’appuya sur l’épaule du comte,
sans que ni l’un ni l’autre trouvât un mot de plus en son coeur,
plein à déborder.

Tout à coup, un bruit de chevaux et de voix, à l’extrémité de la
route de Blois, attira leur attention de ce côté.

Des porte-flambeaux à cheval secouaient joyeusement leurs torches
sur les arbres de la route, et se retournaient de temps en temps
pour ne pas distancer les cavaliers qui les suivaient.

Ces flammes, ce bruit, cette poussière d’une douzaine de chevaux
richement caparaçonnés, firent un contraste étrange au milieu de
la nuit avec la disparition sourde et funèbre des deux ombres de
Porthos et d’Aramis.

Athos rentra chez lui.

Mais il n’avait pas gagné son parterre, que la grille d’entrée
parut s’enflammer; tous ces flambeaux s’arrêtèrent et embrasèrent
la route. Un cri retentit:

-- M. le duc de Beaufort!

Et Athos s’élança vers la porte de sa maison.

Déjà le duc était descendu de cheval et cherchait des yeux autour
de lui.

-- Me voici, monseigneur, fit Athos.

-- Eh! bonsoir, cher comte, répliqua le prince avec cette franche
cordialité qui lui gagnait tous les coeurs. Est-il trop tard pour
un ami?

-- Ah! mon prince, entrez, dit le comte.

Et, M. de Beaufort s’appuyant sur le bras d’Athos ils entrèrent
dans la maison, suivis de Raoul, qui marchait respectueusement et
modestement parmi les officiers du prince, au nombre desquels il
comptait plusieurs amis.


Chapitre CCXXXIII -- M. de Beaufort


Le prince se retourna au moment où Raoul, pour le laisser seul
avec Athos, fermait la porte et s’apprêtait à passer avec les
officiers dans une salle voisine.

-- C’est là ce jeune garçon que j’ai tant entendu vanter par M. le
prince? demanda M. de Beaufort.

-- C’est lui, oui, monseigneur.

-- C’est un soldat! Il n’est pas de trop, gardez-le, comte.

-- Restez, Raoul, puisque Monseigneur le permet, dit Athos.

-- Le voilà grand et beau, sur ma foi! continua le duc. Me le
donnerez vous, monsieur, si je vous le demande?

-- Comment l’entendez-vous, monseigneur, dit Athos.

-- Oui, je viens ici pour vous faire mes adieux.

-- Vos adieux, monseigneur?

-- Oui, en vérité. N’avez-vous aucune idée de ce que je vais
devenir?

-- Mais ce que vous avez toujours été, monseigneur, un vaillant
prince et un excellent gentilhomme.

-- Je vais devenir un prince d’Afrique, un gentilhomme bédouin. Le
roi m’envoie pour faire des conquêtes chez les Arabes.

-- Que dites-vous là, monseigneur?

-- C’est étrange, n’est-ce pas? Moi, le Parisien par essence, moi
qui ai régné sur les faubourgs et qu’on appelait le roi des
Halles, je passe de la place Maubert aux minarets de Djidgelli; je
me fais de frondeur aventurier!

-- Oh! monseigneur, si vous ne me disiez pas cela...

-- Ce ne serait pas croyable, n’est-il pas vrai? Croyez moi
cependant, et disons-nous adieu. Voilà ce que c’est que de rentrer
en faveur.

-- En faveur?

-- Oui. Vous souriez? Ah! Cher comte, savez-vous pourquoi j’aurais
accepté? le savez-vous bien?

-- Parce que Votre Altesse aime la gloire avant tout.

-- Oh! non, ce n’est pas glorieux, voyez-vous, d’aller tirer le
mousquet contre ces sauvages. La gloire, je ne la prends pas par
là, moi, et il est plus probable que j’y trouverai autre chose...
Mais j’ai voulu et je veux, entendez-vous bien, mon cher comte?
que ma vie ait cette dernière facette après tous les bizarres
miroitements que je me suis vu faire depuis cinquante ans. Car
enfin, vous l’avouerez, c’est assez étrange d’être né fils de roi,
d’avoir fait la guerre à des rois, d’avoir compté parmi les
puissances dans le siège, d’avoir bien tenu son rang, de sentir
son Henri IV, d’être grand amiral de France, et d’aller se faire
tuer à Djidgelli, parmi tous ces Turcs, Sarrasins et Mauresques.

-- Monseigneur, vous insistez étrangement sur ce sujet, dit Athos
troublé. Comment supposez-vous qu’une si brillante destinée ira se
perdre sous ce misérable éteignoir?

-- Est-ce que vous croyez, homme juste et simple, que, si je vais
en Afrique pour ce ridicule motif, je ne chercherai pas à en
sortir sans ridicule? Est-ce que je ne ferai pas parler de moi?
Est-ce que, pour faire parler de moi aujourd’hui quand il y a
M. le prince, M. de Turenne et plusieurs autres, mes
contemporains, moi, l’amiral de France, le fils de Henri IV, le
roi de Paris, j’ai autre chose à faire que de me faire tuer?
Cordieu! on en parlera, vous dis-je; je serais tué envers et
contre tous. Si ce n’est pas là, ce sera ailleurs.

-- Allons, monseigneur, répondit Athos, voilà de l’exagération, et
vous n’en avez jamais montré qu’en bravoure.

-- Peste! cher ami, c’est bravoure que s’en aller au scorbut, aux
dysenteries, aux sauterelles, aux flèches empoisonnées, comme mon
aïeul saint Louis. Savez-vous qu’ils ont encore des flèches
empoisonnées, ces drôles-là? Et puis, vous me connaissez, j’y
pense depuis longtemps et, vous le savez, quand je veux une chose,
je la veux bien.

-- Vous avez voulu sortir de Vincennes, monseigneur.

-- Oh! vous m’y avez aidé, mon maître; et, à propos, je me tourne
et retourne sans apercevoir mon vieil ami, M. Vaugrimaud. Comment
va-t-il?

-- M. Vaugrimaud est toujours le très respectueux serviteur de
Votre Altesse, dit en souriant Athos.

-- J’ai là cent pistoles pour lui que j’apporte comme legs. Mon
testament est fait, comte.

-- Ah! monseigneur! monseigneur!

-- Et vous comprenez que, si l’on voyait Grimaud sur mon
testament...

Le duc se mit à rire; puis, s’adressant à Raoul qui, depuis le
commencement de cette conversation, était tombé dans une rêverie
profonde:

-- Jeune homme, dit-il, je sais ici un certain vin de Vouvray, je
crois...

Raoul sortit précipitamment pour faire servir le duc. Pendant ce
temps, M. de Beaufort prenait la main d’Athos.

-- Qu’en voulez-vous faire? demanda-t-il.

-- Rien, quant à présent, monseigneur.

-- Ah! oui, je sais; depuis la passion du roi pour... La Vallière.

-- Oui, monseigneur.

-- C’est donc vrai, tout cela?... Je l’ai connue, moi, je crois,
cette petite La Vallière. Elle n’est pas belle, il me semble...

-- Non, monseigneur, dit Athos.

-- Savez-vous qui elle me rappelle?

-- Elle rappelle quelqu’un à Votre Altesse?

-- Elle me rappelle une jeune fille assez agréable, dont la mère
habitait les Halles.

-- Ah! ah! fit Athos en souriant.

-- Le bon temps! ajouta M. de Beaufort. Oui La Vallière me
rappelle cette fille.

-- Qui eut un fils, n’est-ce pas?

-- Je crois que oui, répondit le duc avec une naïveté insouciante,
avec un oubli complaisant, dont rien ne saurait traduire le ton et
la valeur vocale. Or, voilà le pauvre Raoul, qui est bien votre
fils, hein?...

-- C’est mon fils, oui, monseigneur.

-- Voilà que ce pauvre garçon est débouté par le roi, et l’on
boude?

-- Mieux que cela, monseigneur, on s’abstient.

-- Vous allez laisser croupir ce garçon-là? C’est un tort. Voyons,
donnez le-moi.

-- Je veux le garder, monseigneur. Je n’ai plus que lui au monde,
et, tant qu’il voudra rester...

-- Bien, bien, répondit le duc. Cependant, je vous l’eusse bientôt
raccommodé. Je vous assure qu’il est d’une pâte dont on fait les
maréchaux de France, et j’en ai vu sortir plus d’un d’une étoffe
semblable.

-- C’est possible, monseigneur, mais c’est le roi qui fait les
maréchaux de France, et jamais Raoul n’acceptera rien du roi.

Raoul brisa cet entretien par son retour. Il précédait Grimaud,
dont les mains, encore sûres, portaient le plateau chargé d’un
verre et d’une bouteille du vin favori de M. le duc.

En voyant son vieux protégé, le duc poussa une exclamation de
plaisir.

-- Grimaud! Bonsoir, Grimaud, dit-il; comment va?

Le serviteur s’inclina profondément, aussi heureux que son noble
interlocuteur.

-- Deux amis! dit le duc en secouant d’une façon vigoureuse
l’épaule de l’honnête Grimaud.

Autre salut plus profond et encore plus joyeux de Grimaud.

-- Que vois-je là, comte? Un seul verre!

-- Je ne bois avec Votre Altesse que si Votre Altesse m’invite,
dit Athos avec une noble humilité.

-- Cordieu! vous avez raison de n’avoir fait apporter qu’un verre,
nous y boirons tous deux comme deux frères d’armes. À vous,
d’abord, comte.

-- Faites-moi la grâce tout entière, dit Athos en repoussant
doucement le verre.

-- Vous êtes un charmant ami, répliqua le duc de Beaufort, qui but
et passa le gobelet d’or à son compagnon. Mais ce n’est pas tout,
continua-t-il: j’ai encore soif et je veux faire honneur à ce beau
garçon qui est là debout. Je porte bonheur, vicomte, dit-il à
Raoul; souhaitez quelque chose en buvant dans mon verre, et la
peste m’étouffe, si ce que vous souhaitez n’arrive pas.

Il tendit le gobelet à Raoul, qui y mouilla précipitamment ses
lèvres, et dit avec la même promptitude:

-- J’ai souhaité quelque chose, monseigneur.

Ses yeux brillaient d’un feu sombre, le sang avait monté à ses
joues; il effraya Athos, rien que par son sourire.

-- Et qu’avez-vous souhaité? reprit le duc en se laissant aller
dans le fauteuil, tandis que d’une main il remettait la bouteille
et une bourse à Grimaud.

-- Monseigneur, voulez-vous me promettre de m’accorder ce que j’ai
souhaité?

-- Pardieu! puisque c’est dit.

-- J’ai souhaité, monsieur le duc, d’aller avec vous à Djidgelli.

Athos pâlit et ne put réussir à cacher son trouble.

Le duc regarda son ami, comme pour l’aider à parer ce coup
imprévu.

-- C’est difficile, mon cher vicomte, bien difficile, ajouta-t-il
un peu bas.

-- Pardon, monseigneur, j’ai été indiscret, reprit Raoul d’une
voix ferme; mais, comme vous m’aviez vous-même invité à
souhaiter...

-- À souhaiter de me quitter, dit Athos.

-- Oh! monsieur... le pouvez-vous croire?

-- Eh bien! mordieu! s’écria le duc, il a raison le petit vicomte;
que fera-t il ici? Il pourrira de chagrin.

Raoul rougit; le prince, emporté, continua:

-- La guerre, c’est une destruction; on y gagne tout, on n’y perd
qu’une chose, la vie; alors, tant pis!

-- C’est-à-dire la mémoire, fit vivement Raoul, c’est-à-dire tant
mieux!

Il se repentit d’avoir parlé si vite, en voyant Athos se lever et
ouvrir la fenêtre.

Ce geste cachait sans doute une émotion. Raoul se précipita vers
le comte. Mais Athos avait déjà dévoré son regret, car il reparut
aux lumières avec une physionomie sereine et impassible.

-- Eh bien! fit le duc, voyons! part-il ou ne part-il pas? S’il
part, comte, il sera mon aide de camp, mon fils.

-- Monseigneur! s’écria Raoul en ployant le genou.

-- Monseigneur, s’écria le comte en prenant la main du duc, Raoul
fera ce qu’il voudra.

-- Oh! non, monsieur, ce que vous voudrez, interrompit le jeune
homme.

-- Par la corbleu! fit le prince à son tour, ce n’est le comte ni
le vicomte qui fera sa volonté, ce sera moi. Je l’emmène. La
marine, c’est un avenir superbe, mon ami.

Raoul sourit encore si tristement, que, cette fois; Athos en eut
le coeur navré, et lui répondit par un regard sévère.

Raoul comprenait tout; il reprit son calme et s’observa si bien,
que plus un mot ne lui échappa.

Le duc se leva, voyant l’heure avancée, et dit très vite:

-- Je suis pressé, moi; mais, si l’on me dit que j’ai perdu mon
temps à causer avec un ami, je répondrai que j’ai fait une bonne
recrue.

-- Pardon, monsieur le duc, interrompit Raoul, ne dites pas cela
au roi, car ce n’est pas le roi que je servirai.

-- Eh! mon ami, qui donc serviras-tu? Ce n’est plus le temps où tu
eusses pu dire: «Je suis à M. de Beaufort.» Non, aujourd’hui, nous
sommes tous au roi, grands et petits. C’est pourquoi, si tu sers
sur mes vaisseaux, pas d’équivoque mon cher vicomte, c’est bien le
roi que tu serviras.

Athos attendait, avec une sorte de joie impatiente, la réponse
qu’allait faire, à cette embarrassante question, Raoul,
l’intraitable ennemi du roi, son rival. Le père espérait que
l’obstacle renverserait le désir. Il remerciait presque
M. de Beaufort, dont la légèreté ou la généreuse réflexion venait
de remettre en doute le départ d’un fils, sa seule joie.

Mais Raoul, toujours ferme et tranquille:

-- Monsieur le duc, répliqua-t-il, cette objection que vous me
faites, je l’ai déjà résolue dans mon esprit. Je servirai sur vos
vaisseaux, puisque vous me faites la grâce de m’emmener; mais j’y
servirai un maître plus puissant que le roi, j’y servirai Dieu.

-- Dieu! comment cela? firent à la fois Athos et le prince.

-- Mon intention est de faire profession et de devenir chevalier
de Malte, ajouta Bragelonne, qui laissa tomber une à une ces
paroles, plus glacées que les gouttes descendues des arbres noirs
après les tempêtes de l’hiver.

Sous ce dernier coup, Athos chancela et le prince fut ébranlé lui-
même.

Grimaud poussa un sourd gémissement et laissa tomber la bouteille,
qui se brisa sur le tapis sans que nul y fît attention.

M. de Beaufort regarda en face le jeune homme, et lut sur ses
traits, bien qu’il eût les yeux baissés, le feu d’une résolution
devant laquelle tout devait céder.

Quant à Athos, il connaissait cette âme tendre et inflexible; il
ne comptait pas la faire dévier du fatal chemin qu’elle venait de
se choisir. Il serra la main que lui tendait le duc.

-- Comte, je pars dans deux jours pour Toulon, fit M. de Beaufort.
Me viendrez-vous retrouver à Paris pour que je sache votre
résolution?

-- J’aurai l’honneur d’aller vous y remercier de toutes vos
bontés, mon prince, répliqua le comte.

-- Et amenez-moi toujours le vicomte, qu’il me suive ou ne me
suive pas, ajouta le duc; il a ma parole, et je ne lui demande que
la vôtre.

Ayant ainsi jeté un peu de baume sur la blessure de ce coeur
paternel, le duc tira l’oreille au vieux Grimaud qui clignait des
yeux plus qu’il n’est naturel, et il rejoignit son escorte dans le
parterre.

Les chevaux, reposés et frais par cette belle nuit mirent l’espace
entre le château et leur maître. Athos et Bragelonne se
retrouvèrent seuls face à face.

Onze heures sonnaient.

Le père et le fils gardèrent l’un vis-à-vis de l’autre un silence
que tout observateur intelligent eût deviné plein de cris et de
sanglots.

Mais ces deux hommes étaient trempés de telle sorte, que toute
émotion s’enfonçait, perdue à jamais, quand ils avaient résolu de
la comprimer dans leur coeur.

Ils passèrent donc silencieux et presque haletants l’heure qui
précède minuit. L’horloge, en sonnant, leur indiqua seule combien
de minutes avait duré ce voyage douloureux fait par leurs âmes,
dans l’immensité des souvenirs du passé et des craintes de
l’avenir.

Athos se leva le premier en disant:

-- Il est tard... À demain, Raoul!

Raoul se leva à son tour et vint embrasser son père.

Celui-ci le retint sur sa poitrine, et lui dit d’une voix altérée:

-- Dans deux jours, vous m’aurez donc quitté, quitté à jamais,
Raoul?

-- Monsieur, répliqua le jeune homme, j’avais fait un projet,
celui de me percer le coeur avec mon épée, mais vous m’eussiez
trouvé lâche; j’ai renoncé à ce projet, et puis il fallait nous
quitter.

-- Vous me quittez en partant, Raoul.

-- Écoutez-moi encore, monsieur, je vous en supplie. Si je ne pars
pas, je mourrai ici de douleur et d’amour. Je sais combien j’ai
encore de temps à vivre ici. Renvoyez-moi vite, monsieur, ou vous
me verrez lâchement expirer sous vos yeux, dans votre maison;
c’est plus fort que ma volonté, c’est plus fort que mes forces;
vous voyez bien que, depuis un mois, j’ai vécu trente ans, et que
je suis au bout de ma vie.

-- Alors, dit Athos froidement, vous partez avec l’intention
d’aller vous faire tuer en Afrique? oh! dites-le... ne mentez pas.

Raoul pâlit et se tut pendant deux secondes, qui furent pour son
père deux heures d’agonie, puis tout à coup:

-- Monsieur, dit-il, j’ai promis de me donner à Dieu. En échange
de ce sacrifice que je fais de ma jeunesse et de ma liberté, je ne
lui demanderai qu’une chose: c’est de me conserver pour vous,
parce que vous êtes le seul lien qui m’attache encore à ce monde.
Dieu seul peut me donner la force pour ne pas oublier que je vous
dois tout, et que rien ne me doit être avant vous.

Athos embrassa tendrement son fils et lui dit:

-- Vous venez de me répondre une parole d’honnête homme; dans deux
jours, nous serons chez M. de Beaufort, à Paris: et c’est vous qui
ferez alors ce qu’il vous conviendra de faire. Vous êtes libre,
Raoul. Adieu!

Et il gagna lentement sa chambre à coucher.

Raoul descendit dans le jardin, où il passa la nuit dans l’allée
des tilleuls.


Chapitre CCXXXIV -- Préparatifs de départ


Athos ne perdit plus le temps à combattre cette immuable
résolution. Il mit tous ses soins à faire préparer, pendant les
deux jours que le duc lui avait accordés, tout l’équipage de
Raoul. Ce travail regardait le bon Grimaud, lequel s’y appliqua
sur-le-champ, avec le coeur et l’intelligence qu’on lui connaît.

Athos donna ordre à ce digne serviteur de prendre la route de
Paris quand les équipages seraient prêts, et, pour ne pas
s’exposer à faire attendre le duc ou, tout au moins, à mettre
Raoul en retard si le duc s’apercevait de son absence, il prit,
dès le lendemain de la visite de M. de Beaufort, le chemin de
Paris avec son fils.

Ce fut pour le pauvre jeune homme une émotion bien facile à
comprendre que celle d’un retour à Paris, au milieu de tous les
gens qui l’avaient connu et qui l’avaient aimé.

Chaque visage rappelait, à celui qui avait tant souffert une
souffrance, à celui qui avait tant aimé, une circonstance de son
amour. Raoul, en se rapprochant de Paris, se sentait mourir. Une
fois à Paris, il n’exista réellement plus. Lorsqu’il arriva chez
M. de Guiche, on lui expliqua que M. de Guiche était chez
Monsieur.

Raoul prit le chemin du Luxembourg, et, une fois arrivé, sans
s’être douté qu’il allait dans un endroit où La Vallière avait
vécu, il entendit tant de musique et respira tant de parfums, il
entendit tant de rires joyeux et vit tant d’ombres dansantes, que,
sans une charitable femme qui l’aperçut morne et pâle sous une
portière, il fût demeuré là quelques moments, puis serait parti
sans jamais revenir.

Mais comme nous l’avons dit, aux premières antichambres il avait
arrêté ses pas uniquement pour ne point se mêler à toutes ces
existences heureuses qu’il sentait s’agiter dans les salles
voisines.

Et, comme un valet de Monsieur, le reconnaissant, lui avait
demandé s’il comptait voir Monsieur ou Madame, Raoul lui avait à
peine répondu et était tombé sur un banc près de la portière de
velours, regardant une horloge qui venait de s’arrêter depuis une
heure.

Le valet avait passé; un autre était arrivé alors plus instruit
encore, et avait interrogé Raoul pour savoir s’il voulait qu’on
prévînt M. de Guiche.

Ce nom n’avait pas éveillé l’attention du pauvre Raoul.

Le valet, insistant, s’était mis à raconter que de Guiche venait
d’inventer un jeu de loterie nouveau, et qu’il l’apprenait à ces
dames.

Raoul, ouvrant de grands yeux comme le distrait de Théophraste,
n’avait plus répondu; mais sa tristesse en avait augmenté de deux
nuances.

La tête renversée, les jambes molles, la bouche entrouverte pour
laisser passer les soupirs, Raoul restait ainsi oublié dans cette
antichambre, quand tout à coup une robe passa en frôlant les
portes d’un salon latéral qui débouchait sur cette galerie.

Une femme jeune, jolie et rieuse, gourmandant un officier de
service, arrivait par là et s’exprimait avec vivacité.

L’officier répondait par des phrases calmes mais fermes; c’était
plutôt un débat d’amants qu’une contestation de gens de cour, qui
finit par un baiser sur les doigts de la dame.

Soudain, en apercevant Raoul, la dame se tut, et, repoussant
l’officier:

-- Sauvez-vous, Malicorne, dit-elle; je ne croyais pas qu’il y eût
quelqu’un ici. Je vous maudis si l’on nous a entendus ou vus!

Malicorne s’enfuit en effet; la jeune dame s’avança derrière
Raoul, et, allongeant sa moue enjouée:

-- Monsieur est galant homme, dit-elle, et, sans doute...

Elle s’interrompit pour proférer un cri.

-- Raoul! dit-elle en rougissant.

-- Mademoiselle de Montalais! fit Raoul plus pâle que la mort.

Il se leva en trébuchant et voulut prendre sa course sur la
mosaïque glissante; mais elle comprit cette douleur sauvage et
cruelle, elle sentit que, dans la fuite de Raoul, il y avait une
accusation ou, tout au moins, un soupçon sur elle. Femme toujours
vigilante, elle ne crut pas devoir laisser passer l’occasion d’une
justification; mais Raoul, arrêté par elle au milieu de cette
galerie, ne semblait pas vouloir se rendre sans combat.

Il le prit sur un ton tellement froid et embarrassé que, si l’un
ou l’autre eût été surpris ainsi, toute la Cour n’eût plus eu de
doutes sur la démarche de Mlle de Montalais.

-- Ah! monsieur, dit-elle avec dédain, c’est peu digne d’un
gentilhomme, ce que vous faites. Mon coeur m’entraîne à vous
parler; vous me compromettez par un accueil presque incivil; vous
avez tort, monsieur, et vous confondez vos amis avec vos ennemis.
Adieu!

Raoul s’était juré de ne jamais parler de Louise, de ne jamais
regarder ceux qui auraient pu voir Louise; il passait dans un
autre monde pour n’y jamais rencontrer rien que Louise eût vu,
rien qu’elle eût touché. Mais après le premier choc de son
orgueil, après avoir entrevu Montalais, cette compagne de Louise,
Montalais, qui lui rappelait la petite tourelle de Blois et les
joies de sa jeunesse, toute sa raison s’évanouit.

-- Pardonnez-moi, mademoiselle; il n’entre pas, il ne peut pas
entrer dans ma pensée d’être incivil.

-- Vous voulez me parler? dit-elle avec le sourire d’autrefois. Eh
bien! venez autre part; car ici, nous pourrions être surpris.

-- Où? fit-il.

Elle regarda l’horloge avec indécision; puis, s’étant consultée:

-- Chez moi, continua-t-elle; nous avons une heure à nous.

Et prenant sa course, plus légère qu’une fée, elle monta dans sa
chambre, et Raoul la suivit.

Là, fermant la porte, et remettant aux mains de sa camériste la
mante qu’elle avait tenue jusque-là sous son bras:

-- Vous cherchez M. de Guiche? dit-elle à Raoul.

-- Oui, mademoiselle.

-- Je vais le prier de monter ici, tout à l’heure, quand je vous
aurai parlé.

-- Faites, mademoiselle.

-- M’en voulez-vous?

Raoul la regarda un moment; puis, baissant les yeux:

-- Oui, dit-il.

-- Vous croyez que j’ai trempé dans ce complot de votre rupture?

-- Rupture! dit-il avec amertume. Oh! mademoiselle il n’y a pas
rupture là où jamais il n’y eut amour.

-- Erreur, répliqua Montalais; Louise vous aimait.

Raoul tressaillit.

-- Pas d’amour, je le sais; mais elle vous aimait, et vous eussiez
dû l’épouser avant de partir pour Londres.

Raoul poussa un éclat de rire sinistre, qui donna le frisson à
Montalais.

-- Vous me dites cela bien à votre aise, mademoiselle!... Épouse-
t-on celle que l’on veut? Vous oubliez donc que le roi gardait
déjà pour lui sa maîtresse, dont nous parlons.

-- Écoutez, reprit la jeune femme en serrant les mains froides de
Raoul dans les siennes, vous avez eu tous les torts; un homme de
votre âge ne doit pas laisser seule une femme du sien.

-- Il n’y a plus de foi au monde, alors, dit Raoul.

-- Non, vicomte, répliqua tranquillement Montalais. Cependant je
dois vous dire que si, au lieu d’aimer froidement et
philosophiquement Louise, vous l’eussiez éveillée à l’amour...

-- Assez, je vous prie, mademoiselle, dit Raoul. Je sens que vous
êtes toutes et tous d’un autre siècle que moi. Vous savez rire et
vous raillez agréablement. Moi, j’aimais Mlle de...

Raoul ne put prononcer son nom.

-- Je l’aimais; eh bien! je croyais en elle; aujourd’hui, j’en
suis quitte pour ne plus l’aimer.

-- Oh! vicomte! dit Montalais en lui montrant un miroir.

-- Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle; je suis bien
changé, n’est-ce pas? Eh bien! savez-vous pour quelle raison?
C’est que mon visage à moi est le miroir de mon coeur: le dedans a
changé comme le dehors.

-- Vous êtes consolé? dit aigrement Montalais.

-- Non, je ne me consolerai jamais.

-- On ne vous comprendra point, monsieur de Bragelonne.

-- Je m’en soucie peu. Je me comprends trop bien, moi.

-- Vous n’avez même pas essayé de parler à Louise?

-- Moi! s’écria le jeune homme avec des yeux étincelants, moi! En
vérité, pourquoi ne me conseillez-vous pas de l’épouser? Peut-être
le roi y consentirait-il aujourd’hui!

Et il se leva plein de colère.

-- Je vois, dit Montalais, que vous n’êtes pas guéri, et que
Louise a un ennemi de plus.

-- Un ennemi de plus?

-- Oui, les favorites sont mal chéries à la cour de France.

-- Oh! tant qu’il lui reste son amant pour la défendre, n’est-ce
pas assez? Elle l’a choisi de qualité telle, que les ennemis ne
prévaudront pas contre lui.

Mais, s’arrêtant tout à coup:

-- Et puis elle vous a pour amie, mademoiselle, ajouta-t-il avec
une nuance d’ironie qui ne glissa point hors de la cuirasse.

-- Moi? oh! non: je ne suis plus de celles que daigne regarder
Mlle de La Vallière; mais...

Ce _mais, _si gros de menaces et d’orages, ce mais qui fit battre
le coeur de Raoul, tant il présageait de douleurs à celle que
jadis il aimait tant, ce terrible _mais, _significatif chez une
femme comme Montalais, fut interrompu par un bruit assez fort que
les deux interlocuteurs entendirent dans l’alcôve, derrière la
boiserie.

Montalais dressa l’oreille et Raoul se levait déjà, quand une
femme entra, toute tranquille, par cette porte secrète, qu’elle
referma derrière elle.

-- Madame! s’écria Raoul en reconnaissant la belle-soeur du roi.

-- Oh! malheureuse! murmura Montalais en se jetant, mais trop
tard, devant la princesse. Je me suis trompée d’une heure.

Elle eut cependant le temps de prévenir Madame, qui marchait sur
Raoul.

-- M. de Bragelonne, madame.

Et, sur ces mots, la princesse recula en poussant un cri à son
tour.

-- Votre Altesse Royale, dit Montalais avec volubilité est donc
assez bonne pour penser à cette loterie, et...

La princesse commençait à perdre contenance.

Raoul pressa à la hâte sa sortie sans deviner tout encore, et il
sentait cependant qu’il gênait.

Madame préparait un mot de transition pour se remettre, lorsqu’une
armoire s’ouvrit en face de l’alcôve et que M. de Guiche sortit
tout radieux aussi de cette armoire. Le plus pâle des quatre, il
faut le dire, ce fut encore Raoul. Cependant, la princesse faillit
s’évanouir et s’appuya sur le pied du lit.

Nul n’osa la soutenir. Cette scène occupa quelques minutes dans un
terrible silence.

Raoul le rompit; il alla au comte, dont l’émotion inexprimable
faisait trembler les genoux, et, lui prenant la main:

-- Cher comte, dit-il, dites bien à Madame que je suis trop
malheureux pour ne pas mériter mon pardon; dites-lui bien aussi
que j’ai aimé dans ma vie, et que l’horreur de la trahison qu’on
m’a faite me rend inexorable pour toute autre trahison qui se
commettrait autour de moi. Voilà pourquoi, mademoiselle dit-il en
souriant à Montalais, je ne divulguerai jamais le secret des
visites de mon ami chez vous. Obtenez de Madame, Madame qui est si
clémente et si généreuse, obtenez qu’elle vous les pardonne aussi,
elle qui vous a surprise tout à l’heure. Vous êtes libres l’un et
l’autre, aimez vous, soyez heureux!

La princesse eut un mouvement de désespoir qui ne se peut
traduire; il lui répugnait, malgré l’exquise délicatesse dont
venait de faire preuve Raoul, de se sentir à la merci d’une
indiscrétion.

Il lui répugnait également d’accepter l’échappatoire offerte par
cette délicate supercherie. Vive, nerveuse, elle se débattait
contre la double morsure de ces deux chagrins.

Raoul la comprit et vint encore une fois à son aide. Fléchissant
le genou devant elle:

-- Madame, lui dit-il tout bas, dans deux jours, je serai loin de
Paris, et, dans quinze jours, je serai loin de la France, et
jamais plus on ne me reverra.

-- Vous partez? pensa-t-elle joyeuse.

-- Avec M. de Beaufort.

-- En Afrique! s’écria de Guiche à son tour. Vous, Raoul? oh! mon
ami, en Afrique où l’on meurt!

Et, oubliant tout, oubliant que son oubli même compromettait plus
éloquemment la princesse que sa présence: Ingrat, dit-il, vous ne
m’avez pas même consulté!

Et il l’embrassa.

Pendant ce temps, Montalais avait fait disparaître Madame, elle
était disparue elle-même.

Raoul passa une main sur son front et dit en souriant:

-- J’ai rêvé!

Puis, vivement à de Guiche, qui l’absorbait peu à peu:

-- Ami, dit-il, je ne me cache pas de vous, qui êtes l’élu de mon
coeur: je vais mourir là-bas, votre secret ne passera pas l’année.

-- Oh! Raoul! un homme!

-- Savez-vous ma pensée, de Guiche? La voici: c’est que je vivrai
plus, étant couché sous la terre, que je ne vis depuis un mois. On
est chrétien, mon ami, et, si une pareille souffrance continuait,
je ne répondrais plus de mon âme.

De Guiche voulut faire ses objections.

-- Plus un mot sur moi, dit Raoul, un conseil à vous cher ami;
c’est d’une bien autre importance, ce que je vais vous dire.

-- Comment cela?

-- Sans doute, vous risquez bien plus que moi, vous, puisqu’on
vous aime.

-- Oh!...

-- Ce m’est une joie si douce que de pouvoir vous parler ainsi! Eh
bien! de Guiche, défiez-vous de Montalais.

-- C’est une bonne amie.

-- Elle était amie de... celle que vous savez... elle l’a perdue
par l’orgueil.

-- Vous vous trompez.

-- Et aujourd’hui qu’elle l’a perdue, elle veut lui ravir la seule
chose qui rende cette femme excusable à mes yeux.

-- Laquelle?

-- Son amour.

-- Que voulez-vous dire?

-- Je veux dire qu’il y a un complot formé contre celle qui est la
maîtresse du roi, complot formé dans la maison même de Madame.

-- Le pouvez-vous croire?

-- J’en suis certain.

-- Par Montalais?

-- Prenez-la comme la moins dangereuse des ennemies que je redoute
pour... l’autre!

-- Expliquez-vous bien, mon ami, et, si je puis vous comprendre...

-- En deux mots: Madame a été jalouse du roi.

-- Je le sais...

-- Oh! ne craignez rien, on vous aime, on vous aime, de Guiche;
sentez-vous tout le prix de ces deux mots? Ils signifient que vous
pouvez lever le front, que vous pouvez dormir tranquille, que vous
pouvez remercier Dieu à chaque minute de votre vie! on vous aime,
cela signifie que vous pouvez tout entendre, même le conseil d’un
ami qui veut vous ménager votre bonheur. On vous aime, de Guiche,
on vous aime! Vous ne passerez point ces nuits atroces, ces nuits
sans fin que traversent, l’oeil aride et le coeur dévoré, d’autres
gens destinés à mourir. Vous vivrez longtemps, si vous faites
comme l’avare qui, brin à brin, miette à miette, caresse et
entasse diamants et or. On vous aime! permettez-moi de vous dire
ce qu’il faut faire pour qu’on vous aime toujours.

De Guiche regarda quelque temps ce malheureux jeune homme à moitié
fou de désespoir, et il lui passa dans l’âme comme un remords de
son bonheur.

Raoul se remettait de son exaltation fiévreuse pour prendre la
voix et la physionomie d’un homme impassible.

-- On fera souffrir, dit-il, celle dont je voudrais encore pouvoir
dire le nom. Jurez-moi, non seulement que vous n’y aiderez en
rien, mais encore que vous la défendrez quand il se pourra, comme
je l’eusse fait moi-même.

-- Je le jure! répliqua de Guiche.

-- Et, dit Raoul, un jour que vous lui aurez rendu quelque grand
service, un jour qu’elle vous remerciera, promettez-moi de lui
dire ces paroles: «Je vous ai fait ce bien, madame, sur la
recommandation de M. de Bragelonne, à qui vous avez fait tant de
mal.»

-- Je le jure! murmura de Guiche attendri.

-- Voilà tout. Adieu! Je pars demain ou après pour Toulon. Si vous
avez quelques heures, donnez-les-moi.

-- Tout! tout! s’écria le jeune homme.

-- Merci!

-- Et qu’allez-vous faire de ce pas?

-- Je m’en vais retrouver M. le comte chez Planchet, où nous
espérons trouver M. d’Artagnan.

-- M. d’Artagnan?

-- Je veux l’embrasser avant mon départ. C’est un brave homme qui
m’aimait. Adieu, cher ami; on vous attend sans doute, vous me
retrouverez, quand il vous plaira, au logis du comte. Adieu!

Les deux jeunes gens s’embrassèrent. Ceux qui les eussent vus
ainsi l’un et l’autre n’eussent pas manqué de dire en montrant
Raoul: «C’est celui-là qui est l’homme heureux.»


Chapitre CCXXXV -- L'inventaire de Planchet


Athos, pendant la visite faite au Luxembourg par Raoul, était
allé, en effet, chez Planchet pour avoir des nouvelles de
d’Artagnan.

Le gentilhomme, en arrivant rue des Lombards, trouva la boutique
de l’épicier fort encombrée; mais ce n’était pas l’encombrement
d’une vente heureuse ou celui d’un arrivage de marchandises.

Planchet ne trônait pas comme d’habitude sur les sacs et les
barils. Non. Un garçon, la plume à l’oreille, un autre, le carnet
à la main, inscrivaient force chiffres, tandis qu’un troisième
comptait et pesait.

Il s’agissait d’un inventaire. Athos, qui n’était pas commerçant,
se sentit un peu embarrassé par les obstacles matériels et la
majesté de ceux qui instrumentaient ainsi.

Il voyait renvoyer plusieurs pratiques et se demandait si lui, qui
ne venait rien acheter, ne serait pas à plus forte raison
importun.

Aussi demanda-t-il fort poliment aux garçons comment on pourrait
parler à M. Planchet.

La réponse, assez négligente, fut que M. Planchet achevait ses
malles.

Ces mots firent dresser l’oreille à Athos.

-- Comment, ses malles? dit-il; M. Planchet part-il?

-- Oui, monsieur, sur l’heure.

-- Alors, messieurs, veuillez le faire prévenir que M. le comte de
La Fère désire lui parler un moment.

Au nom du comte de La Fère, un des garçons, accoutumé sans doute à
n’entendre prononcer ce nom qu’avec respect, se détacha pour aller
prévenir Planchet.

Ce fut le moment où Raoul, libre enfin, après sa cruelle scène
avec Montalais, arrivait chez l’épicier.

Planchet, sur le rapport de son garçon, quitta sa besogne et
accourut.

-- Ah! monsieur le comte, dit-il, que de joie! et quelle étoile
vous amène?

-- Mon cher Planchet, dit Athos en serrant les mains de son fils,
dont il remarquait à la dérobée l’air attristé, nous venons savoir
de vous... Mais dans quel embarras je vous trouve! vous êtes blanc
comme un meunier, où vous êtes-vous fourré?

-- Ah! diable! prenez garde, monsieur, et ne m’approchez pas que
je ne me sois bien secoué.

-- Pourquoi donc? farine ou poudre ne font que blanchir?

-- Non pas, non pas! ce que vous voyez là, sur mes bras, c’est de
l’arsenic.

-- De l’arsenic?

-- Oui. Je fais mes provisions pour les rats.

-- Oh! dans un établissement comme celui-ci, les rats jouent un
grand rôle.

-- Ce n’est pas de cet établissement que je m’occupe, monsieur le
comte: les rats m’y ont plus mangé qu’ils ne me mangeront.

-- Que voulez-vous dire?

-- Mais, vous avez pu le voir, monsieur le comte, on fait mon
inventaire.

-- Vous quittez le commerce?

-- Eh! mon Dieu, oui; je cède mon fonds à un de mes garçons.

-- Bah! vous êtes donc assez riche?

-- Monsieur, j’ai pris la ville en dégoût; je ne sais si c’est
parce que je vieillis, et que, comme le disait un jour
M. d’Artagnan, quand on vieillit, on pense plus souvent aux choses
de la jeunesse; mais, depuis quelque temps, je me sens entraîné
vers la campagne et le jardinage: j’étais paysan, moi, autrefois.

Et Planchet ponctua cet aveu d’un petit rire un peu prétentieux
pour un homme qui eût fait profession d’humilité.

Athos approuva du geste.

-- Vous achetez des terres? dit-il ensuite.

-- J’ai acheté, monsieur.

-- Ah! tant mieux.

-- Une petite maison à Fontainebleau et quelque vingt arpents aux
alentours.

-- Très bien, Planchet, mon compliment.

-- Mais, monsieur, nous sommes bien mal ici; voilà que ma maudite
poussière vous fait tousser. Corbleu! je ne me soucie pas
d’empoisonner le plus digne gentilhomme de ce royaume.

Athos ne sourit pas à cette plaisanterie, que lui décochait
Planchet pour s’essayer aux facéties mondaines.

-- Oui, dit-il, causons à l’écart; chez vous, par exemple. Vous
avez un chez-vous, n’est-ce pas?

-- Certainement, monsieur le comte.

-- Là-haut, peut-être?

Et Athos, voyant Planchet embarrassé, voulut le dégager en passant
devant.

-- C’est que... dit Planchet en hésitant.

Athos se méprit au sens de cette hésitation, et, l’attribuant à
une crainte qu’aurait l’épicier d’offrir une hospitalité médiocre:

-- N’importe, n’importe! dit-il en passant toujours, le logement
d’un marchand, dans ce quartier, a le droit de ne pas être un
palais. Allons toujours.

Raoul le précéda lestement et entra.

Deux cris se firent entendre simultanément; on pourrait dire
trois.

L’un de ces cris domina les autres: il était poussé par une femme.

L’autre sortit de la bouche de Raoul. C’était une exclamation de
surprise. Il ne l’eût pas plutôt poussée qu’il ferma vivement la
porte.

Le troisième était de l’effroi. Planchet l’avait proféré.

-- Pardon, ajouta-t-il, c’est que Madame s’habille.

Raoul avait vu sans doute que Planchet disait vrai, car il fit un
pas pour redescendre.

-- Madame?... dit Athos. Ah! pardon, mon cher, j’ignorais que vous
eussiez là-haut...

-- C’est Trüchen, ajouta Planchet un peu rouge.

-- C’est ce qu’il vous plaira, mon bon Planchet; pardon de notre
indiscrétion.

-- Non, non; montez à présent, messieurs.

-- Nous n’en ferons rien, dit Athos.

-- Oh! Madame étant prévenue, elle aura eu le temps...

-- Non, Planchet. Adieu!

-- Eh! messieurs, vous ne voudriez pas me désobliger ainsi en
demeurant sur l’escalier, ou en sortant de chez moi sans vous être
assis?

-- Si nous eussions su que vous aviez une dame là-haut, répondit
Athos avec son sang-froid habituel, nous eussions demandé à la
saluer.

Planchet fut si décontenancé par cette exquise impertinence, qu’il
força le passage et ouvrit lui-même la porte pour faire entrer le
comte et son fils.

Trüchen était tout à fait vêtue: costume de marchande riche et
coquette; oeil d’Allemande aux prises avec des yeux français. Elle
céda la place après deux révérences, et descendit à la boutique.

Mais ce ne fut pas sans avoir écouté aux portes pour savoir ce que
diraient d’elle à Planchet les gentilshommes ses visiteurs.

Athos s’en doutait bien, et ne mit pas la conversation sur ce
chapitre.

Planchet, lui, grillait de donner des explications devant
lesquelles fuyait Athos.

Aussi, comme certaines ténacités sont plus fortes que toutes les
autres, Athos fut-il forcé d’entendre Planchet raconter ses
idylles de félicité, traduites en un langage plus chaste que celui
de Longus.

Ainsi Planchet raconta-t-il que Trüchen avait charmé son âge mur
et porté bonheur à ses affaires, comme Ruth à Booz.

-- Il ne vous manque plus que des héritiers de votre prospérité,
dit Athos.

-- Si j’en avais un, celui-là aurait trois cent mille livres,
répliqua Planchet.

-- Il faut l’avoir, dit flegmatiquement Athos, ne fût-ce que pour
ne pas laisser perdre votre petite fortune.

Ce mot: petite fortune, mit Planchet à son rang, comme autrefois
la voix du sergent quand Planchet n’était que piqueur dans le
régiment de Piémont, où l’avait placé Rochefort.

Athos comprit que l’épicier épouserait Trüchen, et que, bon gré
mal gré, il ferait souche.

Cela lui apparut d’autant plus évidemment, qu’il apprit que le
garçon auquel Planchet vendait son fonds était un cousin de
Trüchen.

Athos se souvint que ce garçon était rouge de teint comme une
giroflée, crépu de cheveux et carré d’épaules.

Il savait tout ce qu’on peut, tout ce qu’on doit savoir sur le
sort d’un épicier. Les belles robes de Trüchen ne payaient pas
seules l’ennui qu’elle éprouverait à s’occuper de nature champêtre
et de jardinage en compagnie d’un mari grisonnant.

Athos comprit donc, comme nous l’avons dit, et, sans transition:

-- Que fait M. d’Artagnan? dit-il. On ne l’a pas trouvé au Louvre.

-- Ah! monsieur le comte, M. d’Artagnan a disparu.

-- Disparu? fit Athos avec surprise.

-- Oh! monsieur, nous savons ce que cela veut dire.

-- Mais, moi, je ne le sais pas.

-- Quand M. d’Artagnan disparaît, c’est toujours pour quelque
mission ou quelque affaire.

-- Il vous en aurait parlé?

-- Jamais.

-- Vous avez su autrefois cependant son départ pour l’Angleterre?

-- À cause de la spéculation, fit étourdiment Planchet.

-- La spéculation?

-- Je veux dire... interrompit Planchet gêné.

-- Bien, bien, vos affaires, non plus que celles de notre ami, ne
sont en jeu; l’intérêt qu’il nous inspire m’a poussé seul à vous
questionner. Puisque le capitaine des mousquetaires n’est pas ici,
puisque l’on ne peut obtenir de vous aucun renseignement sur
l’endroit où on pourrait rencontrer M. d’Artagnan, nous allons
prendre congé de vous. Au revoir, Planchet! au revoir! Partons,
Raoul.

-- Monsieur le comte, je voudrais pouvoir vous dire...

-- Nullement, nullement; ce n’est pas moi qui reproche à un
serviteur la discrétion.

Ce mot: _serviteur_, frappa rudement le demi-millionnaire
Planchet; mais le respect et la bonhomie naturels l’emportèrent
sur l’orgueil.

-- Il n’y a rien d’indiscret à vous dire, monsieur le comte, que
M. d’Artagnan est venu ici l’autre jour.

-- Ah! ah!

-- Et qu’il y est resté plusieurs heures à consulter une carte
géographique.

-- Vous avez raison, mon ami, n’en dites pas davantage.

-- Et cette carte, la voici comme preuve, ajouta Planchet, qui
alla la chercher sur la muraille voisine, où elle était suspendue
par une tresse formant triangle avec la traverse à laquelle était
cloué le plan consulté par le capitaine lors de sa visite à
Planchet.

Il apporta, en effet, au comte de La Fère, une carte de France,
sur laquelle, l’oeil exercé de celui-ci découvrit un itinéraire
pointé avec de petites épingles; là où l’épingle manquait, le trou
faisait foi et jalon.

Athos, en suivant du regard les épingles et les trous vit que
d’Artagnan avait dû prendre la direction du Midi et marcher
jusqu’à la Méditerranée, du côté de Toulon. C’était auprès de
Cannes que s’arrêtaient les marques et les endroits ponctués.

Le comte de La Fère se creusa pendant quelques instants la
cervelle pour deviner ce que le mousquetaire allait faire à
Cannes, et quel motif il pouvait avoir pour aller observer les
rives du Var.

Les réflexions d’Athos ne lui suggérèrent rien. Sa perspicacité
accoutumée resta en défaut. Raoul ne devina pas plus que son père.

-- N’importe! dit le jeune homme au comte, qui, silencieusement et
du doigt, lui avait fait comprendre la marche de d’Artagnan, on
peut avouer qu’il y a une providence toujours occupée de
rapprocher notre destinée de celle de M. d’Artagnan. Le voilà du
côté de Cannes, et vous, monsieur, vous me conduisez au moins
jusqu’à Toulon. Soyez sûr que nous le retrouverons bien plus
aisément sur notre route que sur cette carte.

Puis, prenant congé de Planchet, qui gourmandait ses garçons, même
le cousin de Trüchen, son successeur, les gentilshommes se mirent
en chemin pour aller rendre visite à M. le duc de Beaufort.

À la sortie de la boutique de l’épicier, ils virent un coche,
dépositaire futur des charmes de Mlle Trüchen et des sacs d’écus
de M. Planchet.

-- Chacun s’achemine au bonheur par la route qu’il choisit, dit
tristement Raoul.

-- Route de Fontainebleau! cria Planchet à son cocher.


Chapitre CCXXXVI -- L'inventaire de M. de Beaufort


Avoir causé de d’Artagnan avec Planchet, avoir vu Planchet quitter
Paris pour s’ensevelir dans la retraite, c’était pour Athos et son
fils comme un dernier adieu à tout ce bruit de la capitale, à leur
vie d’autrefois.

Que laissaient-ils, en effet, derrière eux, ces gens, dont l’un
avait épuisé tout le siècle dernier avec la gloire, et l’autre
tout l’âge nouveau avec le malheur? Évidemment ni l’un ni l’autre
de ces deux hommes n’avaient rien à demander à leurs
contemporains.

Il ne restait plus qu’à rendre une visite à M. de Beaufort et à
régler les conditions de départ.

Le duc était logé magnifiquement à Paris. Il avait le train
superbe des grandes fortunes que certains vieillards se
rappelaient avoir vues fleurir du temps des libéralités de Henri
III.

Alors, réellement, certains grands seigneurs étaient plus riches
que le roi. Ils le savaient, en usaient, et ne se privaient pas du
plaisir d’humilier un peu Sa Majesté Royale. C’était cette
aristocratie égoïste que Richelieu avait contrainte à contribuer
de son sang, de sa bourse et de ses révérences à ce qu’on appela
dès lors le service du roi.

Depuis Louis XI, le terrible faucheur des grands, jusqu’à
Richelieu, combien de familles avaient relevé la tête! Combien,
depuis Richelieu jusqu’à Louis XIV l’avaient courbée, qui ne la
relevèrent plus! Mais M. de Beaufort était né prince et d’un sang
qui ne se répand point sur les échafauds, si ce n’est par sentence
des peuples.

Ce prince avait donc conservé une grande habitude de vivre.
Comment payait-il ses chevaux, ses gens et sa table? Nul ne le
savait, lui moins que les autres. Seulement, il y avait alors le
privilège pour les fils de roi, que nul ne refusait de devenir
leur créancier, soit par respect, soit par dévouement, soit par la
persuasion que l’on serait payé un jour.

Athos et Raoul trouvèrent donc la maison du prince encombrée à la
façon de celle de Planchet.

Le duc aussi faisait son inventaire, c’est-à-dire qu’il
distribuait à ses amis, tous ses créanciers, chaque valeur un peu
considérable de sa maison.

Devant deux millions à peu près, ce qui était énorme alors,
M. de Beaufort avait calculé qu’il ne pourrait partir pour
l’Afrique sans une belle somme, et, pour trouver cette somme, il
distribuait aux créanciers passés vaisselle, armes, joyaux et
meubles, ce qui était plus magnifique que de vendre, et lui
rapportait le double.

En effet, comment un homme auquel on doit dix mille livres refuse-
t-il d’emporter un présent de six mille, rehaussé du mérite
d’avoir appartenu au descendant de Henri IV, et comment, après
avoir emporté ce présent, refuserait-il dix mille autres livres à
ce généreux seigneur?

C’est donc ce qui était arrivé. Le prince n’avait plus de maison,
ce qui devient inutile à un amiral dont l’appartement est son
navire. Il n’avait plus d’armes superflues, depuis qu’il se
plaçait au milieu de ses canons; plus de joyaux que la mer eût pu
dévorer; mais il avait trois ou quatre cent mille écus dans ses
coffres.

Et partout, dans la maison, il y avait un mouvement joyeux de gens
qui croyaient piller Monseigneur.

Le prince possédait au suprême degré l’art de rendre heureux les
créanciers les plus à plaindre. Tout homme pressé, toute bourse
vide rencontraient chez lui patience et intelligence de sa
position.

Aux uns il disait:

-- Je voudrais bien avoir ce que vous avez; je vous le donnerais.

Et aux autres:

-- Je n’ai que cette aiguière d’argent, elle vaut toujours bien
cinq cents livres; prenez-la.

Ce qui fait, tant la bonne mine est un paiement courant, que le
prince trouvait sans cesse à renouveler ses créanciers.

Cette fois, il n’y mettait plus de cérémonie, et l’on eût dit un
pillage; il donnait tout.

La fable orientale de ce pauvre Arabe qui enlève du pillage d’un
palais une marmite au fond de laquelle il a caché un sac d’or, et
que tout le monde laisse passer librement et sans le jalouser,
cette fable était devenue chez le prince une vérité. Bon nombre de
fournisseurs se payaient sur les offices du duc.

Ainsi l’état de bouche, qui pillait les vestiaires et les
selleries, trouvait peu de prix dans ces riens que prisaient bien
fort les selliers ou les tailleurs.

Jaloux de rapporter chez leurs femmes des confitures données par
Monseigneur, on les voyait bondir joyeux sous le poids des
terrines et des bouteilles glorieusement estampillées aux armes du
prince.

M. de Beaufort finit par donner ses chevaux et le foin des
greniers. Il fit plus de trente heureux avec ses batteries de
cuisine, et trois cents avec sa cave.

De plus, tous ces gens s’en allaient avec la conviction que
M. de Beaufort n’agissait de la sorte qu’en prévision d’une
nouvelle fortune cachée sous les tentes arabes.

On se répétait, tout en dévastant son hôtel, qu’il était envoyé à
Djidgelli par le roi pour reconstituer sa richesse perdue; que les
trésors d’Afrique seraient partagés par moitié entre l’amiral et
le roi de France; que ces trésors consistaient en des mines de
diamants ou d’autres pierres fabuleuses; les mines d’argent ou
d’or de l’Atlas n’obtenaient pas même l’honneur d’une mention.

Outre les mines à exploiter, ce qui n’arriverait qu’après la
campagne, il y aurait le butin fait par l’armée.

M. de Beaufort mettrait la main sur tout ce que les riches
écumeurs de mer avaient volé à la chrétienté depuis la bataille de
Lépante. Le nombre des millions ne se comptait plus.

Or, pourquoi aurait-il ménagé les pauvres ustensiles de sa vie
passée, celui qui allait être en quête des plus rares trésors? Et,
réciproquement, comment aurait-on ménagé le bien de celui qui se
ménageait si peu lui-même?

Voilà quelle était la situation. Athos, avec son regard
investigateur, s’en rendit compte du premier coup d’oeil.

Il trouva l’amiral de France un peu étourdi, car il sortait de
table, d’une table de cinquante couverts, où l’on avait bu
longtemps à la prospérité de l’expédition; où, au dessert, on
avait abandonné les restes aux valets et les plats vides aux
curieux.

Le prince s’était enivré de sa ruine et de sa popularité tout
ensemble. Il avait bu son ancien vin à la santé de son vin futur.

Quand il vit Athos avec Raoul.

-- Voilà, s’écria-t-il, mon aide de camp que l’on m’amène. Venez
par ici, comte; venez par ici, Vicomte.

Athos cherchait un passage dans la jonchée de linge et de
vaisselle.

-- Ah! oui, enjambez, dit le duc.

Et il offrit un verre plein à Athos.

Celui-ci accepta; Raoul mouilla ses lèvres à peine.

-- Voici votre commission, dit le prince à Raoul. Je l’avais
préparée, comptant sur vous. Vous allez courir devant moi jusqu’à
Antibes.

-- Oui, monseigneur.

-- Voici l’ordre.

Et M. de Beaufort donna l’ordre à Bragelonne.

-- Connaissez-vous la mer? dit-il.

-- Oui, monseigneur, j’ai voyagé avec M. le prince.

-- Bien. Tous ces chalands, toutes ces allèges m’attendront pour
me faire escorte et charrier mes provisions. Il faut que l’armée
puisse s’embarquer dans quinze jours au plus tard.

-- Ce sera fait, monseigneur.

-- Le présent ordre vous donne le droit de visite et de recherche
dans toutes les îles qui longent la côte; vous y ferez les
enrôlements et les enlèvements que vous voudrez pour moi.

-- Oui, monsieur le duc.

-- Et, comme vous êtes un homme actif, comme vous travaillerez
beaucoup, vous dépenserez beaucoup d’argent.

-- J’espère que non, monseigneur.

-- J’espère que si. Mon intendant a préparé des bons de mille
livres payables sur les villes du Midi. On vous en donnera cent.
Allez, cher vicomte.

Athos interrompit le prince:

-- Gardez votre argent, monseigneur; la guerre se fait chez les
Arabes avec de l’or autant qu’avec du plomb.

-- Je veux essayer du contraire, repartit le duc, et puis vous
savez mes idées sur mon expédition: beaucoup de bruit, beaucoup de
feu, et je disparaîtrai, s’il le faut dans la fumée.

Ayant ainsi parlé, M. de Beaufort voulut se remettre à rire; mais
il était mal tombé avec Athos et Raoul. Il s’en aperçut aussitôt.

-- Ah! dit-il avec l’égoïsme courtois de son rang et de son âge,
vous êtes des gens qu’il ne faut pas voir après le dîner, froids,
roides et secs, quand je suis tout feu, tout souplesse et tout
vin. Non, le diable m’emporte! je vous verrai toujours à jeun,
vicomte; et vous, comte, si vous continuez, je ne vous verrai
plus.

Il disait cela en serrant la main d’Athos, qui lui répondit en
souriant:

-- Monseigneur, ne faites pas cet éclat, parce que vous avez
beaucoup d’argent. Je vous prédis que, avant un mois, vous serez
sec, roide et froid, en présence de votre coffre, et qu’alors,
ayant Raoul à vos côtés, vous serez surpris de le voir gai,
bouillant et généreux, parce qu’il aura des écus neufs à vous
offrir.

-- Dieu vous entende! s’écria le duc enchanté. Je vous garde,
comte.

-- Non, je pars avec Raoul; la mission dont vous le chargez est
pénible, difficile. Seul, il aurait trop de peine à la remplir.
Vous ne faites pas attention, monseigneur, que vous venez de lui
donner un commandement de premier ordre.

-- Bah!

-- Et dans la marine!

-- C’est vrai. Mais ne fait-on pas tout ce qu’on veut, quand on
lui ressemble?

-- Monseigneur, vous ne trouverez nulle part autant de zèle et
d’intelligence, autant de réelle bravoure que chez Raoul; mais,
s’il vous manquait votre embarquement, vous n’auriez que ce que
vous méritez.

-- Le voilà qui me gronde!

-- Monseigneur, pour approvisionner une flotte, pour rallier une
flottille, pour enrôler votre service maritime, il faudrait un an
à un amiral. Raoul est un capitaine de cavalerie, et vous lui
donnez quinze jours.

-- Je vous dis qu’il s’en tirera.

-- Je le crois bien; mais je l’y aiderai.

-- J’ai bien compté sur vous, et je compte bien même qu’une fois à
Toulon, vous ne le laisserez pas partir seul.

-- Oh! fit Athos en secouant la tête.

-- Patience! patience!

-- Monseigneur, laissez-nous prendre congé.

-- Allez donc, et que ma fortune vous aide!

-- Adieu, monseigneur, et que votre fortune vous aide aussi!

-- Voilà une expédition bien commencée, dit Athos à son fils. Pas
de vivres, pas de réserves, pas de flottille de charge; que fera-
t-on ainsi?

-- Bon! murmura Raoul, si tous y vont faire ce que j’y ferai, les
vivres ne manqueront pas.

-- Monsieur, répliqua sévèrement Athos, ne soyez pas injuste et
fou dans votre égoïsme ou dans votre douleur, comme il vous
plaira. Dès que vous partez pour cette guerre avec l’intention d’y
mourir, vous n’avez besoin de personne, et ce n’était pas la peine
de vous faire recommander à M. de Beaufort. Dès que vous approchez
du prince commandant, dès que vous acceptez la responsabilité
d’une charge dans l’armée, il ne s’agit plus de vous, il s’agit de
tous ces pauvres soldats qui, comme vous, ont un coeur et un
corps, qui pleureront la patrie et souffriront toutes les
nécessités de la condition humaine. Sachez, Raoul, que l’officier
est un ministre aussi utile qu’un prêtre, et qu’il doit avoir plus
de charité qu’un prêtre.

-- Monsieur, je le savais et je l’ai pratiqué, je l’eusse fait
encore... mais...

-- Vous oubliez aussi que vous êtes d’un pays fier de sa gloire
militaire; allez mourir si vous voulez, mais ne mourez pas sans
honneur et sans profit pour la France. Allons, Raoul, ne vous
attristez pas de mes paroles; je vous aime et voudrais que vous
fussiez parfait.

-- J’aime vos reproches, monsieur, dit doucement le jeune homme;
ils me guérissent, ils me prouvent que quelqu’un m’aime encore.

-- Et maintenant, partons, Raoul; le temps est si beau, le ciel
est si pur, ce ciel que nous trouverons toujours au-dessus de nos
têtes, que vous reverrez plus pur encore à Djidgelli, et qui vous
parlera de moi là-bas comme ici il me parle de Dieu.

Les deux gentilshommes, après s’être accordés sur ce point,
s’entretinrent des folles façons du duc, convinrent que la France
serait servie d’une manière incomplète dans l’esprit et la
pratique de l’expédition, et, ayant résumé cette politique par le
mot vanité, ils se mirent en marche pour obéir à leur volonté plus
encore qu’au destin.

Le sacrifice était accompli.


Chapitre CCXXXVII -- Le plat d'argent


Le voyage fut doux. Athos et son fils traversèrent toute la France
en faisant une quinzaine de lieues par jour, quelquefois
davantage, selon que le chagrin de Raoul redoublait d’intensité.

Ils mirent quinze jours pour arriver à Toulon, et perdirent tout à
fait les traces de d’Artagnan à Antibes.

Il faut croire que le capitaine des mousquetaires avait voulu
garder l’incognito dans ces parages; car Athos recueillit de ses
informations l’assurance qu’on avait vu le cavalier qu’il
dépeignit changer ses chevaux contre une voiture bien fermée à
partir d’Avignon.

Raoul se désespérait de ne point rencontrer d’Artagnan, il
manquait à ce coeur tendre l’adieu et la consolation de ce coeur
d’acier.

Athos savait par expérience que d’Artagnan devenait impénétrable
lorsqu’il s’occupait d’une affaire sérieuse, soit pour son compte,
soit pour le service du roi.

Il craignit même d’offenser son ami ou de lui nuire en prenant
trop d’informations. Cependant, quand Raoul commença son travail
de classement pour la flottille, et qu’il rassembla les chalands
et allèges pour les envoyer à Toulon, l’un des pêcheurs apprit au
comte que son bateau était en radoub depuis un voyage qu’il avait
fait pour le compte d’un gentilhomme très pressé de s’embarquer.

Athos, croyant que cet homme mentait pour rester libre et gagner
plus d’argent à pêcher quand tous ses compagnons seraient partis,
insista pour avoir des détails.

Le pêcheur lui apprit que, environ six jours en deçà, un homme
était venu louer son bateau pendant la nuit pour rendre une visite
à l’île Saint-Honorat. Le prix fut convenu; mais le gentilhomme
était arrivé avec une grande caisse de voiture qu’il avait voulu
embarquer malgré les difficultés de toute nature que présentait
cette opération. Le pêcheur avait voulu se dédire. Il avait
menacé, et sa menace n’avait abouti qu’à lui procurer un grand
nombre de coups de canne rudement appliqués par ce gentilhomme,
qui frappait fort et longtemps. Tout maugréant, le pêcheur avait
eu recours au syndic de ses confrères d’Antibes, lesquels entre
eux font la justice et se protègent; mais le gentilhomme avait
exhibé certain papier à la vue duquel le syndic, saluant jusqu’à
terre avait enjoint au pêcheur d’obéir, en le gourmandant d’avoir
été récalcitrant. Alors on était parti avec le chargement.

-- Mais tout cela ne nous dit pas, reprit Athos, comment vous avez
échoué.

-- Le voici. J’allais sur Saint-Honorat, ainsi que me l’avait dit
le gentilhomme; mais il changea d’avis et prétendit que je ne
pourrais passer au sud de l’abbaye.

-- Pourquoi pas?

-- Parce que, monsieur, il y a, en face de la tour carrée des
Bénédictins, vers la pointe du sud, le banc des _Moines_.

-- Un écueil? fit Athos.

-- À fleur d’eau et sous l’eau, passage dangereux, mais que j’ai
franchi mille fois; le gentilhomme demanda que je le déposasse à
Sainte Marguerite.

-- Eh bien?

-- Eh bien! monsieur, s’écria le pêcheur avec son accent
provençal, on est marin ou on ne l’est pas, on connaît sa passe ou
l’on n’est qu’une pluie d’eau douce. Je m’obstinais à vouloir
passer. Le gentilhomme me prit au cou et m’annonça tranquillement
qu’il allait m’étrangler. Mon second s’arma d’une hache, et moi
aussi. Nous avions à venger l’affront de la nuit. Mais le
gentilhomme mit l’épée à la main, avec des mouvements si vifs, que
nous ne pûmes approcher ni l’un ni l’autre. J’allais lui lancer ma
hache à la tête, et j’étais dans mon droit, n’est-ce pas monsieur?
car un marin sur son bord est maître, comme un bourgeois dans sa
chambre; j’allais donc, pour me défendre couper en deux le
gentilhomme, lorsque tout à coup, vous me croirez si vous voulez,
monsieur, ce coffre de carrosse s’ouvrit je ne sais comment, et il
en sortit une manière de fantôme, coiffé d’un casque noir, avec un
masque noir, quelque chose d’effrayant à voir qui nous menace du
poing.

-- C’était? dit Athos.

-- C’était le diable, monsieur! car le gentilhomme, joyeux,
s’écria en le voyant: «Ah! merci, monseigneur.»

-- C’est étrange! murmura le comte en regardant Raoul.

-- Que fîtes-vous? demanda celui-ci au pêcheur.

-- Vous comprenez bien, monsieur, que deux pauvres hommes comme
nous étaient déjà trop peu contre deux gentilshommes; mais contre
le diable! ah bien! oui! Nous ne nous consultâmes pas, mon
compagnon et moi, mais nous ne fîmes qu’un saut à la mer: nous
étions à sept ou huit cents pieds de la côte.

-- Et alors?

-- Et alors, monsieur, comme il faisait un petit vent sud-ouest,
la barque fila toujours et alla se jeter dans les sables de
Sainte-Marguerite.

-- Oh!... mais les deux voyageurs?

-- Bah! n’ayez donc pas d’inquiétudes. Voilà bien la preuve que
l’un était le diable et protégeait l’autre; car, lorsque nous
regagnâmes le bateau à la nage, au lieu de trouver ces deux
créatures brisées par le choc, nous ne trouvâmes plus rien, pas
même le carrosse.

-- Étrange! étrange! répéta le comte. Mais, depuis, mon ami,
qu’avez-vous fait?

-- Ma plainte au gouverneur de Sainte-Marguerite, qui m’a mis le
doigt sous le nez en m’annonçant que, si je cherchais à lui conter
des sornettes pareilles, il me les paierait en coups d’étrivières.

-- Le gouverneur?

-- Oui, monsieur; et cependant mon bateau était brisé, bien brisé,
puisque la proue est restée sur la pointe de Sainte-Marguerite, et
que le charpentier me demande cent vingt livres pour la
réparation.

-- C’est bon, répliqua Raoul, vous serez exempté de service.
Allez.

-- Nous irons à Sainte-Marguerite, voulez-vous? dit ensuite Athos
à Bragelonne.

-- Oui, monsieur; car il y a là quelque chose à éclaircir et cet
homme ne me fait pas l’effet d’avoir dit la vérité.

-- Ni à moi non plus, Raoul. Cette histoire du gentilhomme masqué
et du carrosse disparu me fait l’effet d’une manière de cacher la
violence que ce rustre aurait peut-être commise en pleine mer sur
son passager, pour le punir de l’insistance qu’il avait mise à
s’embarquer.

-- J’en ai conçu le soupçon, et le carrosse aurait contenu des
valeurs bien plutôt qu’un homme.

-- Nous verrons cela, Raoul. Très certainement, ce gentilhomme
ressemble à d’Artagnan; je reconnais ses façons. Hélas! nous ne
sommes plus les jeunes invincibles d’autrefois. Qui sait si la
hache ou la barre de ce mauvais caboteur n’a pas réussi à faire ce
que les plus fines épées de l’Europe, les balles et les boulets
n’ont pas fait depuis quarante ans.

Le jour même, ils partirent pour Sainte-Marguerite, à bord d’un
chasse marée venu de Toulon sur ordre.

L’impression qu’ils ressentirent en abordant fut un bien-être
singulier. L’île était pleine de fleurs et de fruits, elle servait
de jardin au gouverneur dans sa partie cultivée. Les orangers, les
grenadiers, les figuiers courbaient sous le poids de leurs fruits
d’or et d’azur. Tout autour de ce jardin, dans sa partie inculte,
les perdrix rouges couraient par bandes dans les ronces et dans
les touffes de genévriers, et, à chaque pas que faisaient Raoul et
le comte, un lapin effrayé quittait les marjolaines et les
bruyères pour rentrer dans son terrier.

En effet, cette bienheureuse île était inhabitée. Plate, n’offrant
qu’une anse pour l’arrivée des embarcations, et sous la protection
du gouverneur, qui partageait avec eux, les contrebandiers s’en
servaient comme d’un entrepôt provisoire, à la charge de ne point
tuer le gibier ni dévaster le jardin. Moyennant ce compromis, le
gouverneur se contentait d’une garnison de huit hommes pour garder
sa forteresse, dans laquelle moisissaient douze canons. Ce
gouverneur était donc un heureux métayer, récoltant vins, figues,
huiles et oranges, faisant confire ses citrons et ses cédrats au
soleil de ses casemates.

La forteresse, ceinte d’un fossé profond, son seul gardien, levait
comme trois têtes ses trois tourelles, liées l’une à l’autre par
des terrasses de mousse.

Athos et Raoul longèrent pendant quelque temps les clôtures du
jardin sans trouver quelqu’un qui les introduisît chez le
gouverneur. Ils finirent par entrer dans le jardin. C’était le
moment le plus chaud de la journée.

Alors tout se cache sous l’herbe et sous la pierre. Le ciel étend
ses voiles de feu comme pour étouffer tous les bruits, pour
envelopper toutes les existences. Les perdrix sous les genêts, la
mouche sous la feuille, s’endorment comme le flot sous le ciel.

Athos aperçut seulement sur la terrasse, entre la deuxième et la
troisième cour, un soldat qui portait comme un panier de
provisions sur sa tête. Cet homme revint presque aussitôt sans son
panier, et disparut dans l’ombre de la guérite.

Athos comprit que cet homme portait à dîner à quelqu’un et que,
après avoir fait son service, il revenait dîner lui-même.

Tout à coup il s’entendit appeler, et, levant la tête, aperçut
dans l’encadrement des barreaux d’une fenêtre quelque chose de
blanc, comme une main qui s’agitait, quelque chose d’éblouissant,
comme une arme frappée des rayons du soleil.

Et, avant qu’il se fût rendu compte de ce qu’il venait de voir,
une traînée lumineuse, accompagnée d’un sifflement dans l’air,
appela son attention du donjon sur la terre.

Un second bruit mat se fit entendre dans le fossé, et Raoul courut
ramasser un plat d’argent qui venait de rouler jusque dans les
sables desséchés.

La main qui avait lancé ce plat fit un signe aux deux
gentilshommes, puis elle disparut.

Alors Raoul et Athos, s’approchant l’un de l’autre, se mirent à
considérer attentivement le plat souillé de poussière, et ils
découvrirent, sur le fond, des caractères tracés avec la pointe
d’un couteau:

«Je suis, disait l’inscription, le frère du roi de France,
prisonnier aujourd’hui, fou demain. Gentilshommes français et
chrétiens, priez Dieu pour l’âme et la raison du fils de vos
maîtres!»

Le plat tomba des mains d’Athos, pendant que Raoul cherchait à
pénétrer le sens mystérieux de ces mots lugubres.

Au même instant, un cri se fit entendre du haut du donjon. Raoul,
prompt comme l’éclair, courba la tête et força son père à se
courber aussi. Un canon de mousquet venait de reluire à la crête
du mur. Une fumée blanche jaillit comme un panache à l’orifice du
mousquet, et une balle vint s’aplatir sur une pierre, à six pouces
des deux gentilshommes. Un autre mousquet parut encore et
s’abaissa.

-- Cordieu! s’écria Athos, assassine-t-on les gens, ici?
Descendez, lâches que vous êtes!

-- Oui, descendez! dit Raoul furieux en montrant le poing au
château.

L’un des deux assaillants, celui qui allait tirer le coup de
mousquet, répondit à ces cris par une exclamation de surprise, et,
comme son compagnon voulait continuer l’attaque et ressaisissait
le mousquet tout armé, celui qui venait de s’écrier releva l’arme,
et le coup partit en l’air.

Athos et Raoul, voyant qu’on disparaissait de la plate-forme
pensèrent qu’on allait venir à eux, et ils attendirent de pied
ferme.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un coup de baguette sur
le tambour appela les huit soldats de la garnison, lesquels se
montrèrent sur l’autre bord du fossé avec leurs mousquets. À la
tête de ces hommes se tenait un officier que le vicomte de
Bragelonne reconnut pour celui qui avait tiré le premier coup de
mousquet.

Cet homme ordonna aux soldats d’apprêter les armes.

-- Nous allons être fusillés! s’écria Raoul. L’épée à la main, du
moins, et sautons le fossé! Nous tuerons bien chacun un de ces
coquins quand leurs mousquets seront vides.

Et déjà Raoul, joignant le mouvement au conseil s’élançait, suivi
d’Athos, lorsqu’une voix bien connue retentit derrière eux.

-- Athos! Raoul! criait cette voix.

-- D’Artagnan! répondirent les deux gentilshommes.

-- Armes bas, mordioux! s’écria le capitaine aux soldats. J’étais
bien sûr de ce que je disais, moi!

Les soldats relevèrent leurs mousquets.

-- Que nous arrive-t-il donc? demanda Athos. Quoi! on nous fusille
sans nous avertir?

-- C’est moi qui allais vous fusiller, répliqua d’Artagnan; et, si
le gouverneur vous a manqués, je ne vous eusse pas manqués, moi,
chers amis. Quel bonheur que j’aie pris l’habitude de viser
longtemps, au lieu de tirer d’instinct en visant! J’ai cru vous
reconnaître. Ah! mes chers amis, quel bonheur!

Et d’Artagnan s’essuyait le front, car il avait couru vite, et
l’émotion chez lui n’était pas feinte.

-- Comment! fit le comte, ce monsieur qui a tiré sur nous est le
gouverneur de la forteresse?

-- En personne.

-- Et pourquoi tirait-il sur nous? que lui avons-nous fait?

-- Pardieu! vous avez reçu ce que le prisonnier vous a jeté.

-- C’est vrai!

-- Ce plat... le prisonnier a écrit quelque chose dessus, n’est-ce
pas?

-- Oui.

-- Je m’en étais douté. Ah! mon Dieu!

Et, d’Artagnan, avec toutes les marques d’une inquiétude mortelle,
s’empara du plat pour en lire l’inscription. Quand il eut lu, la
pâleur couvrit son visage.

-- Oh! mon Dieu! répéta-t-il. Silence! Voici le gouverneur qui
vient.

-- Et que nous fera-t-il? Est-ce notre faute?...

-- C’est donc vrai? dit Athos à demi-voix, c’est donc vrai?

-- Silence! vous dis-je, silence! Si l’on croit que vous savez
lire, si l’on suppose que vous avez compris, je vous aime bien,
chers amis, je me ferais tuer pour vous... mais...

-- Mais... dirent Athos et Raoul.

-- Mais je ne vous sauverais pas d’une éternelle prison, si je
vous sauvais de la mort. Silence, donc! silence encore!

Le gouverneur arrivait, ayant franchi le fossé sur une passerelle
de planche.

-- Eh bien! dit-il à d’Artagnan, qui vous arrête?

-- Vous êtes des Espagnols, vous ne comprenez pas un mot de
français, dit vivement le capitaine, bas, à ses amis. Eh bien!
reprit-il en s’adressant au gouverneur, j’avais raison, ces
messieurs sont deux capitaines espagnols que j’ai connus à Ypres,
l’an passé... Ils ne savent pas un mot de français.

-- Ah! fit le gouverneur avec attention.

Et il chercha à lire l’inscription du plat.

D’Artagnan le lui ôta des mains, en effaçant les caractères à
coups de pointe d’épée.

-- Comment! s’écria le gouverneur, que faites-vous? Je ne puis
donc pas lire?

-- C’est le secret de l’État, répliqua nettement d’Artagnan, et,
puisque vous savez, d’après l’ordre du roi, qu’il y a peine de
mort contre quiconque le pénétrera, je vais, si vous le voulez,
vous laisser lire et vous faire fusiller aussitôt après.

Pendant cette apostrophe, moitié sérieuse moitié ironique, Athos
et Raoul gardaient un silence plein de sang-froid.

-- Mais il est impossible, dit le gouverneur, que ces messieurs ne
comprennent pas au moins quelques mots.

-- Laissez donc! quand bien même ils comprendraient ce qu’on
parle, ils ne liraient pas ce que l’on écrit. Ils ne le liraient
même pas en espagnol. Un noble espagnol, souvenez-vous-en, ne doit
jamais savoir lire.

Il fallut que le gouverneur se contentât de ces explications, mais
il était tenace.

-- Invitez ces messieurs à venir au fort, dit-il.

-- Je le veux bien, et j’allais vous le proposer, répliqua
d’Artagnan.

Le fait est que le capitaine avait une tout autre idée, et qu’il
eût voulu voir ses amis à cent lieues. Mais force lui fut de tenir
bon.

Il adressa en espagnol aux deux gentilshommes une invitation que
ceux-ci acceptèrent.

On se dirigea vers l’entrée du fort, et, l’incident étant vidé,
les huit soldats retournèrent à leurs doux loisirs, un moment
troublés par cette aventure inouïe.


Chapitre CCXXXVIII -- Captif et geôliers


Une fois entrés dans le fort, et tandis que le gouverneur faisait
quelques préparatifs pour recevoir ses hôtes:

-- Voyons, dit Athos, un mot d’explication pendant que nous sommes
seuls.

-- Le voici simplement, répondit le mousquetaire. J’ai conduit à
l’île un prisonnier que le roi défend qu’on voie; vous êtes
arrivés, il vous a jeté quelque chose par son guichet de fenêtre;
j’étais à dîner chez le gouverneur, j’ai vu jeter cet objet, j’ai
vu Raoul le ramasser. Il ne me faut pas beaucoup de temps pour
comprendre, j’ai compris, et je vous ai crus d’intelligence avec
mon prisonnier. Alors...

-- Alors vous avez commandé qu’on nous fusillât.

-- Ma foi! je l’avoue; mais, si j’ai le premier sauté sur un
mousquet, heureusement j’ai été le dernier à vous mettre en joue.

-- Si vous m’eussiez tué, d’Artagnan, il m’arrivait ce bonheur de
mourir pour la maison royale de France; et c’est un signe
d’honneur de mourir par votre main, à vous, son plus noble et son
plus loyal défenseur.

-- Bon! Athos, que me contez-vous là de la maison royale? balbutia
d’Artagnan. Comment! vous, comte, un homme sage et bien avisé,
vous croyez à ces folies écrites par un insensé?

-- Avec d’autant plus de raison, mon cher chevalier, que vous avez
ordre de tuer ceux qui y croiraient, continua Raoul.

-- Parce que, répliqua le capitaine de mousquetaires, parce que
toute calomnie, si elle est bien absurde, a la chance presque
certaine de devenir populaire.

-- Non, d’Artagnan, reprit tout bas Athos, parce que le roi ne
veut pas que le secret de sa famille transpire dans le peuple et
couvre d’infamie les bourreaux du fils de Louis XIII.

-- Allons, allons, ne dites pas de ces enfantillages-là, Athos, ou
je vous renie pour un homme sensé. D’ailleurs, expliquez-moi
comment Louis XIII aurait un fils aux îles Sainte-Marguerite?

-- Un fils que vous auriez conduit ici, masqué, dans le bateau
d’un pêcheur, fit Athos, pourquoi pas?

D’Artagnan s’arrêta.

-- Ah! ah! dit-il, d’où savez-vous qu’un bateau pêcheur?...

-- Vous a amené à Sainte-Marguerite avec le carrosse qui
renfermait le prisonnier; avec le prisonnier que vous appelez
monseigneur? oh! je le sais, reprit le comte.

D’Artagnan mordit ses moustaches.

-- Fût-il vrai, dit-il, que j’aie amené ici dans un bateau et avec
un carrosse un prisonnier masqué, rien ne prouve que ce prisonnier
soit un prince... un prince de la maison de France.

-- Oh! demandez cela à Aramis, répondit froidement Athos.

-- À Aramis? s’écria le mousquetaire interdit. Vous avez vu
Aramis?

-- Après sa déconvenue à Vaux, oui; j’ai vu Aramis fugitif,
poursuivi, perdu, et Aramis m’en a dit assez pour que je croie aux
plaintes que cet infortuné a gravées sur le plat d’argent.

D’Artagnan laissa pencher sa tête avec accablement.

-- Voilà, dit-il, comme Dieu se joue de ce que les hommes
appellent leur sagesse! Beau secret que celui dont douze ou quinze
personnes tiennent en ce moment les lambeaux!... Athos, maudit
soit le hasard qui vous a mis en face de moi dans cette affaire!
car maintenant...

-- Eh bien! dit Athos avec sa douceur sévère, votre secret est-il
perdu parce que je le sais? n’en ai-je pas porté d’aussi lourds en
ma vie? Ayez donc de la mémoire, mon cher.

-- Vous n’en avez jamais porté d’aussi périlleux, repartit
d’Artagnan avec tristesse. J’ai comme une idée sinistre que tous
ceux qui auront touché à ce secret mourront, et mourront mal.

-- Que la volonté de Dieu soit faite, d’Artagnan! Mais voici votre
gouverneur.

D’Artagnan et ses amis reprirent aussitôt leurs rôles.

Ce gouverneur, soupçonneux et dur, était pour d’Artagnan d’une
politesse allant jusqu’à l’obséquiosité. Il se contenta de faire
bonne chère aux voyageurs et de les bien regarder.

Athos et Raoul remarquèrent qu’il cherchait souvent à les
embarrasser par de soudaines attaques, ou à les saisir au dépourvu
d’attention; mais ni l’un ni l’autre ne se déconcerta. Ce qu’avait
dit d’Artagnan put paraître vraisemblable, si le gouverneur ne le
crut pas vrai.

On sortit de table pour aller se reposer.

-- Comment s’appelle cet homme? Il a mauvaise mine, dit Athos en
espagnol à d’Artagnan.

-- De Saint-Mars, répliqua le capitaine.

-- Ce sera donc le geôlier du jeune prince?

-- Eh! le sais-je? Me voici peut-être à Sainte-Marguerite à
perpétuité.

-- Allons donc! vous?

-- Mon ami, je suis dans la situation d’un homme qui trouve un
trésor au milieu d’un désert. Il voudrait l’enlever, il ne peut;
il voudrait le laisser, il n’ose. Le roi ne me fera pas revenir,
craignant qu’un autre ne surveille moins bien que moi; il regrette
de ne m’avoir plus, sentant bien que nul ne le servira de près
comme moi. Au reste, il arrivera ce qu’il plaira à Dieu.

-- Mais, fit observer Raoul, par cela même que vous n’avez rien de
certain, c’est que votre état ici est provisoire, et vous
retournerez à Paris.

-- Demandez donc à ces messieurs, interrompit Saint-Mars, ce
qu’ils venaient faire à Sainte-Marguerite.

-- Ils venaient, sachant qu’il y avait un couvent de bénédictins à
Saint Honorat, curieux à voir, et dans Sainte-Marguerite une belle
chasse.

-- À leur disposition, répliqua Saint-Mars, comme à la vôtre.

D’Artagnan remercia.

-- Quand partent-ils? ajouta le gouverneur.

-- Demain, répondit d’Artagnan.

M. de Saint-Mars alla faire sa ronde et laissa d’Artagnan seul
avec les prétendus Espagnols.

-- Oh! s’écria le mousquetaire, voilà une vie et une société qui
me conviennent peu. Je commande à cet homme, et il me gêne,
mordioux!... Tenez, voulez-vous que nous fassions un coup de
mousquet sur les lapins? La promenade sera belle et peu fatigante.
L’île n’a qu’une lieue et demie de longueur, sur une demi-lieue de
large; un vrai parc. Amusons-nous.

-- Allons où vous voudrez, d’Artagnan, non pour nous divertir,
mais pour causer librement.

D’Artagnan fit un signe à un soldat qui comprit et apporta des
fusils de chasse aux gentilshommes, et rentra au fort.

-- Et maintenant, fit le mousquetaire, répondez un peu à la
question que faisait ce noir Saint-Mars: Qu’êtes-vous venus faire
aux îles Lerins?

-- Vous dire adieu.

-- Me dire adieu? Comment cela? Raoul part?

-- Oui.

-- Avec M. de Beaufort, je parie?

-- Avec M. de Beaufort. Oh! vous devinez toujours cher ami.

-- L’habitude...

Pendant que les deux amis commençaient leur entretien, Raoul, la
tête lourde, le coeur chargé, s’était assis sur des roches
moussues, son mousquet sur les genoux, et, regardant la mer,
regardant le ciel, écoutant la voix de son âme, il laissait peu à
peu s’éloigner de lui les chasseurs.

D’Artagnan remarqua son absence.

-- Il est toujours frappé, n’est-ce pas? dit-il à Athos.

-- À mort!

-- Oh! vous exagérez, je pense. Raoul est bien trempé. Sur tous
les coeurs si nobles, il y a une seconde enveloppe qui fait
cuirasse. La première saigne, la seconde résiste.

-- Non, répondit Athos, Raoul en mourra.

-- Mordioux! fit d’Artagnan sombre.

Et il n’ajouta pas un mot à cette exclamation. Puis, un moment
après:

-- Pourquoi le laissez-vous partir?

-- Parce qu’il le veut.

-- Et pourquoi n’allez-vous pas avec lui?

-- Parce que je ne veux pas le voir mourir.

D’Artagnan regarda son ami en face.

-- Vous savez une chose, continua le comte en s’appuyant au bras
du capitaine, vous savez que, dans ma vie, j’ai eu peur de bien
peu de choses. Eh bien! j’ai une peur incessante, rongeuse,
insurmontable; j’ai peur d’arriver au jour où je tiendrai le
cadavre de cet enfant dans mes bras.

-- Oh! répondit d’Artagnan, oh!

-- Il mourra, je le sais, j’en ai la conviction; je ne veux pas le
voir mourir.

-- Comment! Athos, vous venez vous poser en présence de l’homme le
plus brave que vous dites avoir connu, de votre d’Artagnan, de cet
homme sans égal, comme vous l’appeliez autrefois, et vous venez
lui dire, en croisant les bras, que vous avez peur de voir votre
fils mort, vous qui avez vu tout ce que l’on peut voir en ce
monde? Eh bien! pourquoi avez-vous peur de cela, Athos? L’homme,
sur cette terre, doit s’attendre à tout, affronter tout.

-- Écoutez, mon ami: après m’être usé sur cette terre dont vous
parlez, je n’ai plus gardé que deux religions: celle de la vie,
mes amitiés, mon devoir de père; celle de l’éternité, l’amour et
le respect de Dieu. Maintenant, j’ai en moi la révélation que, si
Dieu souffrait qu’en ma présence mon ami ou mon fils rendît le
dernier soupir... oh! non, je ne veux même pas vous dire cela,
d’Artagnan.

-- Dites! dites!

-- Je suis fort contre tout, hormis contre la mort de ceux que
j’aime. À cela seulement il n’y a pas de remède. Qui meurt gagne,
qui voit mourir perd. Non. Tenez: savoir que je ne rencontrerai
plus jamais, jamais, sur la terre, celui que j’y voyais avec joie;
savoir que nulle part ne sera plus d’Artagnan, ne sera plus Raoul,
oh!... je suis vieux, voyez-vous, je n’ai plus de courage; je prie
Dieu de m’épargner dans ma faiblesse; mais, s’il me frappait en
face, et de cette façon, je le maudirais. Un gentilhomme chrétien
ne doit pas maudire son Dieu, d’Artagnan; c’est bien assez d’avoir
maudit un roi!

-- Hum!... fit d’Artagnan, un peu bouleversé par cette violente
tempête de douleurs.

-- D’Artagnan, mon ami, vous qui aimez Raoul, voyez-le, ajouta-t-
il en montrant son fils; voyez cette tristesse qui ne le quitte
jamais. Connaissez-vous rien de plus affreux que d’assister,
minute par minute, à l’agonie incessante de ce pauvre coeur?

-- Laissez-moi lui parler, Athos. Qui sait?

-- Essayez; mais, j’en ai la conviction, vous ne réussirez pas.

-- Je ne lui donnerai pas de consolation, je le servirai.

-- Vous?

-- Sans doute. Est-ce la première fois qu’une femme serait revenue
sur une infidélité? Je vais à lui, vous dis-je.

Athos secoua la tête et continua la promenade seul. D’Artagnan,
coupant à travers les broussailles, revint à Raoul et lui tendit
la main.

-- Eh bien! dit d’Artagnan à Raoul, vous avez donc à me parler?

-- J’ai à vous demander un service, répliqua Bragelonne.

-- Demandez.

-- Vous retournerez quelque jour en France?

-- Je l’espère.

-- Faut-il que j’écrive à Mlle de La Vallière?

-- Non, il ne le faut pas.

-- J’ai tant de choses à lui dire!

-- Venez les lui dire, alors.

-- Jamais!

-- Eh bien! quelle vertu attribuez-vous à une lettre que votre
parole n’ait point?

-- Vous avez raison.

-- Elle aime le roi, dit brutalement d’Artagnan; c’est une honnête
fille.

Raoul tressaillit.

-- Et vous, vous qu’elle abandonne, elle vous aime plus que le roi
peut-être, mais d’une autre façon.

-- D’Artagnan, croyez-vous bien qu’elle aime le roi?

-- Elle l’aime à l’idolâtrie. C’est un coeur inaccessible à tout
autre sentiment. Vous continueriez à vivre auprès d’elle, que vous
seriez son meilleur ami.

-- Ah! fit Raoul avec un élan passionné vers cette espérance
douloureuse.

-- Voulez-vous?

-- Ce serait lâche.

-- Voilà un mot absurde et qui me conduirait au mépris de votre
esprit. Raoul, il n’est jamais lâche, entendez-vous, de faire ce
qui est imposé par la violence majeure. Si votre coeur vous dit:
«Va là, ou meurs»; allez-y donc, Raoul. A-t-elle été lâche ou
brave, elle qui vous aimait, en vous préférant le roi, que son
coeur lui commandait impérieusement de vous préférer? Non, elle a
été la plus brave de toutes les femmes. Faites donc comme elle,
obéissez à vous-même. Savez-vous une chose dont je suis sûr,
Raoul?

-- Laquelle?

-- C’est qu’en la voyant de près avec les yeux d’un homme
jaloux...

-- Eh bien?

-- Eh bien! vous cesserez de l’aimer.

-- Vous me décidez, mon cher d’Artagnan.

-- À partir pour la revoir?

-- Non, à partir pour ne la revoir jamais. Je veux l’aimer
toujours.

-- Franchement, reprit le mousquetaire, voilà une conclusion à
laquelle j’étais loin de m’attendre.

-- Tenez, mon ami, vous irez la revoir, vous lui donnerez cette
lettre, qui, si vous la jugez à propos, lui expliquera comme à
vous ce qui se passe dans mon coeur. Lisez-la, je l’ai préparée
cette nuit. Quelque chose me disait que je vous verrais
aujourd’hui.

Il tendit cette lettre à d’Artagnan, qui la lut:

«Mademoiselle, vous n’avez pas tort à mes yeux en ne m’aimant pas.
Vous n’êtes coupable que d’un tort, celui de m’avoir laissé croire
que vous m’aimiez. Cette erreur me coûtera la vie. Je vous la
pardonne, mais je ne me la pardonne pas. On dit que les amants
heureux sont sourds aux plaintes des amants dédaignés. Il n’en
sera point ainsi de vous, qui ne m’aimiez pas, sinon avec anxiété.
Je suis sûr que, si j’eusse insisté près de vous pour changer
cette amitié en amour, vous eussiez cédé par crainte de me faire
mourir ou d’amoindrir l’estime que j’avais pour vous. Il m’est
bien doux de mourir en vous sachant libre et satisfaite.

«Aussi, combien vous m’aimerez quand vous ne craindrez plus mon
regard ou mon reproche! Vous m’aimerez, parce que, si charmant que
vous paraisse un nouvel amour, Dieu ne m’a fait en rien
l’inférieur de celui que vous avez choisi, et que mon dévouement,
mon sacrifice, ma fin douloureuse m’assurent à vos yeux une
supériorité certaine sur lui. J’ai laissé échapper, dans la
crédulité naïve de mon coeur, le trésor que je tenais. Beaucoup de
gens me disent que vous m’aviez aimé assez pour en venir à m’aimer
beaucoup. Cette idée m’enlève toute amertume et me conduit à ne
regarder comme ennemi que moi seul.

«Vous accepterez ce dernier adieu, et vous me bénirez de m’être
réfugié dans l’asile inviolable où s’éteint toute haine, où dure
tout amour.

«Adieu, mademoiselle. S’il fallait acheter de tout mon sang votre
bonheur, je donnerais tout mon sang. J’en fais bien le sacrifice à
ma misère!

«Raoul, vicomte de Bragelonne.»

-- La lettre est bien, dit le capitaine. Je n’ai qu’une chose à
lui reprocher.

-- Dites-moi laquelle, s’écria Raoul.

-- C’est qu’elle dit toute chose, hormis la chose qui s’exhale
comme un poison mortel de vos yeux, de votre coeur; hormis l’amour
insensé qui vous brûle encore.

Raoul pâlit et se tut.

-- Pourquoi n’avez-vous pas écrit seulement ces mots:

«Mademoiselle,

«Au lieu de vous maudire, je vous aime et je meurs.»

-- C’est vrai, dit Raoul avec une joie sinistre.

Et, déchirant sa lettre, qu’il venait de reprendre, il écrivit ces
mots sur une feuille de ses tablettes:

«Pour avoir le bonheur de vous dire encore que je vous aime, je
commets la lâcheté de vous écrire, et, pour me punir de cette
lâcheté, je meurs.»

Et il signa.

-- Vous lui remettrez ces tablettes, n’est-ce pas, capitaine? dit-
il à d’Artagnan.

-- Quand cela? répliqua celui-ci.

-- Le jour, dit Bragelonne en montrant la dernière phrase, le jour
où vous écrirez la date sous ces mots.

Et il s’échappa soudain et courut joindre Athos, qui revenait à
pas lents.

Comme ils rentraient, la mer grossit, et, avec cette véhémence
rapide des grains qui troublent la Méditerranée, la mauvaise
humeur de l’élément devint une tempête.

Quelque chose d’informe et de tourmenté apparut à leurs regards
sur le bord de la côte.

-- Qu’est-ce cela? dit Athos. Une barque brisée?

-- Ce n’est point une barque, dit d’Artagnan.

-- Pardonnez-moi, fit Raoul, c’est une barque qui gagne rapidement
le port.

-- Il y a, en effet, une barque dans l’anse, une barque qui fait
bien de s’abriter ici; mais ce que montre Athos dans le sable...
échoué...

-- Oui, oui, je vois.

-- C’est le carrosse que je jetai à la mer en abordant avec le
prisonnier.

-- Eh bien! dit Athos, si vous m’en croyez, d’Artagnan, vous
brûlerez le carrosse, afin qu’il n’en reste point de vestige; sans
quoi, les pêcheurs d’Antibes, qui ont cru avoir affaire au diable,
chercheront à prouver que votre prisonnier n’était qu’un homme.

-- Je loue votre conseil, Athos, et je vais cette nuit le faire
exécuter, ou plutôt l’exécuter moi-même. Mais rentrons, car la
pluie va tomber et les éclairs sont effrayants.

Comme ils passaient sur le rempart dans une galerie dont
d’Artagnan avait la clef, ils virent M. de Saint-Mars se diriger
vers la chambre habitée par le prisonnier.

Ils se cachèrent dans l’angle de l’escalier sur un signe de
d’Artagnan.

-- Qu’y-a-t-il? dit Athos.

-- Vous allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la
chapelle.

Et l’on vit, à la lueur des rouges éclairs, dans la brume violette
qu’estompait le vent sur le fond du ciel, on vit passer gravement,
à six pas derrière le gouverneur, un homme vêtu de noir et masqué
par une visière d’acier bruni, soudée à un casque de même nature,
et qui lui enveloppait toute la tête. Le feu du ciel jetait de
fauves reflets sur cette surface polie, et ces reflets, voltigeant
capricieusement, semblaient être les regards courroucés que
lançait ce malheureux à défaut d’imprécations.

Au milieu de la galerie, le prisonnier s’arrêta un moment à
contempler l’horizon infini, à respirer les parfums sulfureux de
la tempête à boire avidement la pluie chaude, et il poussa un
soupir semblable à un rugissement.

-- Venez, monsieur, dit de Saint-Mars brusquement au prisonnier,
car il s’inquiétait déjà de le voir regarder longtemps au-delà des
murailles. Monsieur, venez donc!

-- Dites: «Monseigneur», cria de son coin Athos à Saint-Mars d’une
voix tellement solennelle et terrible, que le gouverneur en
frissonna des pieds à la tête.

Athos voulait toujours le respect pour la majesté tombée.

Le prisonnier se retourna.

-- Qui a parlé? demanda de Saint-Mars.

-- Moi, répliqua d’Artagnan, qui se montra aussitôt. Vous savez
bien que c’est l’ordre.

-- Ne m’appelez ni monsieur ni monseigneur, dit à son tour le
prisonnier avec une voix qui remua Raoul jusqu’au fond des
entrailles; appelez-moi_ Maudit!_

Et il passa.

La porte de fer cria derrière lui.

-- Voilà un homme malheureux! murmura sourdement le mousquetaire,
en montrant la chambre habitée par le prince.


Chapitre CCXXXIX -- Les promesses


À peine d’Artagnan rentrait-il dans son appartement avec ses amis,
qu’un des soldats du fort vint le prévenir que le gouverneur le
cherchait.

La barque que Raoul avait aperçue à la mer, et qui semblait si
pressée de gagner le port, venait à Sainte-Marguerite avec une
dépêche importante pour le capitaine des mousquetaires.

En ouvrant le pli, d’Artagnan reconnut l’écriture du roi.

«Je pense, disait Louis XIV, que vous avez fini d’exécuter mes
ordres, monsieur d’Artagnan; revenez donc sur-le-champ à Paris me
trouver dans mon Louvre.»

-- Voilà mon exil fini! s’écria le mousquetaire avec joie; Dieu
soit loué, je cesse d’être geôlier!

Et il montra la lettre à Athos.

-- Ainsi, vous nous quittez? répliqua celui-ci avec tristesse.

-- Pour nous revoir, cher ami, attendu que Raoul est un grand
garçon qui partira bien seul avec M. de Beaufort et qui aimera
mieux laisser revenir son père en compagnie de M. d’Artagnan que
de le forcer à faire seul deux cents lieues pour regagner La Fère,
n’est-ce pas, Raoul?

-- Certainement, balbutia celui-ci avec l’expression d’un tendre
regret.

-- Non, mon ami, interrompit Athos, je ne quitterai Raoul que le
jour où son vaisseau aura disparu à l’horizon. Tant qu’il est en
France, il n’est pas séparé de moi.

-- À votre guise, cher ami; mais nous quitterons du moins Sainte
Marguerite ensemble; profitez de la barque qui va me ramener à
Antibes.

-- De grand coeur; nous ne serons jamais assez tôt éloignés de ce
fort et du spectacle qui nous a attristés tout à l’heure.

Les trois amis quittèrent donc la petite île, après les derniers
adieux faits au gouverneur, et, dans les dernières lueurs de la
tempête qui s’éloignait, ils virent pour la dernière fois blanchir
les murailles du fort.

D’Artagnan prit congé de ses amis dans la nuit même, après avoir
vu sur la côte de Sainte-Marguerite le feu du carrosse incendié
par les ordres de M. de Saint-Mars, sur la recommandation que le
capitaine lui avait faite.

Avant de monter à cheval, et comme il sortait des bras d’Athos:

-- Amis, dit-il, vous ressemblez trop à deux soldats qui
abandonnent leur poste. Quelque chose m’avertit que Raoul aurait
besoin d’être maintenu par vous à son rang. Voulez-vous que je
demande à passer en Afrique avec cent bons mousquets? Le roi ne me
refusera pas, je vous emmènerai avec moi.

-- Monsieur d’Artagnan, répliqua Raoul en lui serrant la main avec
effusion, merci de cette offre, qui nous donnerait plus que nous
ne voulons, M. le comte et moi. Moi qui suis jeune, j’ai besoin
d’un travail d’esprit et d’une fatigue de corps; M. le comte a
besoin du plus profond repos. Vous êtes son meilleur ami: je vous
le recommande. En veillant sur lui, vous tiendrez nos deux âmes
dans votre main.

-- Il faut partir; voilà mon cheval qui s’impatiente, dit
d’Artagnan, chez qui le signe le plus manifeste d’une vive émotion
était le changement d’idées dans un entretien. Voyons, comte,
combien de jours Raoul a-t-il encore à demeurer ici?

-- Trois jours au plus.

-- Et combien mettez-vous de temps pour rentrer chez vous?

-- Oh! beaucoup de temps, répondit Athos. Je ne veux pas me
séparer trop promptement de Raoul. Le temps le poussera bien assez
vite de son côté, pour que je n’aide pas à la distance. Je ferai
seulement des demi-étapes.

-- Pourquoi cela, mon ami? on s’attriste à marcher lentement, et
la vie des hôtelleries ne sied plus à un homme comme vous.

-- Mon ami, je suis venu sur les chevaux de la poste, mais je veux
acheter deux chevaux fins. Or, pour les ramener frais, il ne
serait pas prudent de leur faire faire plus de sept à huit lieues
par jour.

-- Où est Grimaud?

-- Il est arrivé avec les équipages de Raoul, hier au matin, et je
l’ai laissé dormir.

-- C’est à n’y plus revenir, laissa échapper d’Artagnan. Au
revoir, donc, cher Athos, et, si vous faites diligence, eh bien!
je vous embrasserai plus tôt.

Cela dit, il mit son pied à l’étrier, que Raoul vint lui tenir.

-- Adieu! dit le jeune homme en l’embrassant.

-- Adieu! fit d’Artagnan, qui se mit en selle.

Son cheval fit un mouvement qui écarta le cavalier de ses amis.

Cette scène avait lieu devant la maison choisie par Athos aux
portes d’Antibes, et où d’Artagnan, après le souper, avait
commandé qu’on lui amenât ses chevaux.

La route commençait là, et s’étendait blanche et onduleuse dans
les vapeurs de la nuit. Le cheval respirait avec force l’âpre
parfum salin qui s’exhale des marécages.

D’Artagnan prit le trot, et Athos commença à revenir tristement
avec Raoul.

Tout à coup ils entendirent se rapprocher le bruit des pas du
cheval, et d’abord ils crurent à une de ces répercussions
singulières qui trompent l’oreille à chaque circonflexion des
chemins.

Mais c’était bien le retour du cavalier. D’Artagnan revenait au
galop vers ses amis. Ceux-ci poussèrent un cri de joyeuse
surprise, et le capitaine, sautant à terre comme un jeune homme,
vint prendre dans ses deux bras les deux têtes chéries d’Athos et
de Raoul.

Il les tint longtemps embrassés sans dire un mot, sans laisser
échapper un soupir qui brisait sa poitrine. Puis, aussi rapidement
qu’il était venu, il repartit en appuyant les deux éperons aux
flancs du cheval furieux.

-- Hélas! dit le comte tout bas, hélas!

«Mauvais présage! se disait de son côté d’Artagnan en regagnant le
temps perdu. Je n’ai pu leur sourire. Mauvais présage!»

Le lendemain, Grimaud était remis sur pied. Le service commandé
par M. de Beaufort s’accomplissait heureusement. La flottille,
dirigée sur Toulon par les soins de Raoul, était partie, traînant
après elle, dans de petites nacelles presque invisibles, les
femmes et les amis des pêcheurs et des contrebandiers, mis en
réquisition pour le service de la flotte.

Le temps si court qui restait au père et au fils pour vivre
ensemble semblait avoir doublé de rapidité, comme s’accroît la
vitesse de tout ce qui penche à tomber dans le gouffre de
l’éternité.

Athos et Raoul revinrent à Toulon, qui s’emplissait du bruit des
chariots, du bruit des armures, du bruit des chevaux hennissants.
Les trompettes sonnaient leurs marches, les tambours signalaient
leur vigueur, les rues regorgeaient de soldats, de valets et de
marchands.

Le duc de Beaufort était partout, activant l’embarquement avec le
zèle et l’intérêt d’un bon capitaine. Il caressait ses compagnons
jusqu’aux plus humbles; il gourmandait ses lieutenants; même les
plus considérables.

Artillerie, provisions, bagages, il voulut tout voir par lui-même;
il examina l’équipement de chaque soldat, s’assura de la santé de
chaque cheval. On sentait que, léger, vantard, égoïste dans son
hôtel, le gentilhomme redevenait soldat, le grand seigneur
capitaine, vis-à-vis de la responsabilité qu’il avait acceptée.

Cependant, il faut bien le dire, quel que fût le soin qui présida
aux apprêts du départ, on y reconnaissait la précipitation
insouciante et l’absence de toute précaution qui font du soldat
français le premier soldat du monde, parce qu’il en est le plus
abandonné à ses seules ressources physiques et morales.

Toutes choses ayant satisfait ou paru satisfaire l’amiral, il fit
à Raoul ses compliments et donna les derniers ordres pour
l’appareillage, qui fut fixé au lendemain à la pointe du jour.

Il invita le comte et son fils à dîner avec lui. Ceux-ci
prétextèrent quelques nécessités du service et se mirent à
l’écart. Gagnant leur hôtellerie, située sous les arbres de la
grande place, ils prirent leur repas à la hâte, et Athos conduisit
Raoul sur les rochers qui dominent la ville, vastes montagnes
grises d’où la vue est infinie, et embrasse un horizon liquide qui
semble, tant il est loin, de niveau avec les rochers eux-mêmes.

La nuit était belle comme toujours en ces heureux climats. La
lune, se levant derrière les rochers, déroulait comme une nappe
argentée sur le tapis bleu de la mer. Dans la rade, manoeuvraient
silencieusement les vaisseaux qui venaient prendre leur rang pour
faciliter l’embarquement.

La mer, chargée de phosphore, s’ouvrait sous les carènes des
barques qui transbordaient les bagages et les munitions; chaque
secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches, et
de chaque aviron dégouttaient les diamants liquides.

On entendait les marins, joyeux des largesses de l’amiral,
murmurer leurs chansons lentes et naïves. Parfois le grincement
des chaînes se mêlait au bruit sourd des boulets tombant dans les
cales. Ce spectacle et ces harmonies serraient le coeur comme la
crainte, et le dilataient comme l’espérance. Toute cette vie
sentait la mort.

Athos s’assit avec son fils sur les mousses et les bruyères du
promontoire. Autour de leur tête passaient et repassaient les
grandes chauves-souris, emportées dans l’effrayant tourbillon de
leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul dépassaient l’arête de la
falaise et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui
provoque au néant.

Quand la lune fut levée en son entier, caressant de sa lumière les
pitons voisins, quand le miroir de l’eau fut illuminé dans toute
son étendue, et que les petits feux rouges eurent fait leur trouée
dans les masses noires de chaque navire, Athos, rassemblant toutes
ses idées, tout son courage, dit à son fils:

-- Dieu a fait tout ce que nous voyons, Raoul; il nous a faits
aussi, pauvres atomes mêlés à ce grand univers; nous brillons
comme ces feux et ces étoiles, nous soupirons comme ces flots,
nous souffrons comme ces grands navires qui s’usent à creuser la
vague, en obéissant au vent qui les pousse vers un but, comme le
souffle de Dieu nous pousse vers un port. Tout aime à vivre,
Raoul, et tout est beau dans les choses vivantes.

-- Monsieur, répliqua le jeune homme, nous avons là, en effet, un
beau spectacle.

-- Comme d’Artagnan est bon! interrompit tout de suite Athos, et
comme c’est un rare bonheur que de s’être appuyé toute une vie sur
un ami comme celui-là! Voilà ce qui vous a manqué, Raoul.

-- Un ami? s’écria le jeune homme; j’ai manqué d’un ami, moi!

-- M. de Guiche est un charmant compagnon, reprit le comte
froidement; mais je crois qu’au temps où vous vivez, les hommes se
préoccupent plus de leurs affaires et de leurs plaisirs que de
notre temps. Vous avez cherché la vie isolée; c’est un bonheur;
mais vous y avez perdu la force. Nous autres quatre, un peu sevrés
de ces délicatesses qui font votre joie, nous avons trouvé bien
plus de résistance quand paraissait le malheur.

-- Je ne vous ai point arrêté, monsieur, pour dire que j’avais un
ami, et que cet ami est M. de Guiche. Certes, il est bon et
généreux, pourtant, et il m’aime. J’ai vécu sous la tutelle d’une
autre amitié, aussi précieuse, aussi forte que celle dont vous
parlez, puisque c’est la vôtre.

-- Je n’étais pas un ami pour vous, Raoul, dit Athos.

-- Eh! monsieur, pourquoi?

-- Parce que je vous ai donné lieu de croire que la vie n’a qu’une
face, parce que, triste et sévère, hélas! j’ai toujours coupé pour
vous, sans le vouloir, mon Dieu! les bourgeons joyeux qui
jaillissent incessamment de l’arbre de la jeunesse; en un mot,
parce que, dans le moment où nous sommes, je me repens de ne pas
avoir fait de vous un homme très expansif, très dissipé, très
bruyant.

-- Je sais pourquoi vous me dites cela, monsieur. Non, vous avez
tort, ce n’est pas vous qui m’avez fait ce que je suis; c’est cet
amour qui m’a pris au moment où les enfants n’ont que des
inclinations; c’est la constance naturelle à mon caractère, qui,
chez les autres créatures, n’est qu’une habitude. J’ai cru que je
serais toujours comme j’étais; j’ai cru que Dieu m’avait jeté sur
une route toute défrichée, toute droite, bordée de fruits et de
fleurs. J’avais au-dessus de moi votre vigilance, votre force. Je
me suis cru vigilant et fort. Rien ne m’a préparé: je suis tombé
une fois, et cette fois m’a ôté le courage pour toute ma vie. Il
est vrai de dire que je m’y suis brisé. Oh! non, monsieur, vous
n’êtes dans mon passé que pour mon bonheur: vous n’êtes dans mon
avenir que comme un espoir. Non, je n’ai rien à reprocher à la vie
telle que vous me l’avez faite; je vous bénis et je vous aime
ardemment.

-- Mon cher Raoul, vos paroles me font du bien. Elles me prouvent
que vous agirez un peu pour moi, dans le temps qui va suivre.

-- Je n’agirai que pour vous, monsieur.

-- Raoul, ce que je n’ai jamais fait à votre égard, je le ferai
désormais. Je serai votre ami, non plus votre père. Nous vivrons
en nous répandant, au lieu de vivre en nous tenant prisonniers,
lorsque vous serez revenu. Ce sera bientôt, n’est-ce pas?

-- Certes, Monsieur, car une expédition pareille ne saurait être
longue...

-- Bientôt alors, Raoul, bientôt, au lieu de vivre modiquement sur
mon revenu, je vous donnerai le capital mes terres. Il vous
suffira pour vous lancer dans le monde jusqu’à ma mort, et vous me
donnerez, je l’espère, avant ce temps, la consolation de ne pas
laisser s’éteindre ma race.

-- Je ferai tout ce que vous me commanderez, reprit Raoul fort
agité.

-- Il ne faudrait pas, Raoul, que votre service d’aide de camp
vous conduisît à des tentatives trop hasardeuses. Vous avez fait
vos preuves, on vous sait bon au feu. Rappelez-vous que la guerre
des Arabes est une guerre de pièges, d’embuscades et
d’assassinats.

-- On le dit, oui, monsieur.

-- Il y a toujours peu de gloire à tomber dans un guet-apens.
C’est une mort qui accuse toujours un peu: témérité ou
d’imprévoyance. Souvent même on ne plaint pas celui qui a
succombé. Ceux qu’on ne plaint pas, Raoul, sont morts inutiles. De
plus, le vainqueur rit, et, nous autres, nous ne devons pas
souffrir que ces infidèles stupides triomphent de nos fautes. Vous
comprenez bien ce que je veux vous dire, Raoul? À Dieu ne plaise
que je vous exhorte à demeurer loin des rencontres!

-- Je suis prudent naturellement, monsieur, et j’ai beaucoup de
bonheur, dit Raoul avec un sourire qui glaça le coeur du pauvre
père; car, se hâta d’ajouter le jeune homme, pour vingt combats où
je me suis trouvé, n’ai encore compté qu’une égratignure.

-- Il y a, en outre, dit Athos, le climat qu’il faut craindre:
c’est une laide fin que la fièvre. Le roi saint Louis priait Dieu
de lui envoyer une flèche ou la peste avant la fièvre.

-- Oh! monsieur, avec de la sobriété, avec un exercice
raisonnable...

-- J’ai déjà obtenu de M. de Beaufort, interrompit Athos, que ses
dépêches partiraient tous les quinze jours pour la France. Vous,
son aide de camp, vous serez chargé de les expédier; vous ne
m’oublierez sans doute pas?

-- Non, monsieur, dit Raoul d’une voix étranglée.

-- Enfin, Raoul, comme vous êtes bon chrétien, et que je le suis
aussi, nous devons compter sur une protection plus spéciale de
Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que, s’il vous
arrivait malheur en une occasion, vous penseriez à moi tout
d’abord.

-- Tout d’abord, oh! oui.

-- Et que vous m’appelleriez.

-- Oh! sur-le-champ.

-- Vous rêvez à moi quelquefois, Raoul?

-- Toutes les nuits, monsieur. Pendant ma première jeunesse, je
vous voyais en songe, calme et doux, une main étendue sur ma tête,
et voilà pourquoi j’ai toujours si bien dormi... _autrefois!_

-- Nous nous aimons trop, dit le comte, pour que, à partir de ce
moment où nous nous séparons, une part de nos deux âmes ne voyage
pas avec l’un et l’autre de nous et n’habite pas où nous
habiterons. Quand vous serez triste, Raoul, je sens que mon coeur
se noiera de tristesse, et, quand vous voudrez sourire en pensant
à moi, songez bien que vous m’enverrez de là-bas un rayon de votre
joie.

-- Je ne vous promets pas d’être joyeux, répondit le jeune homme;
mais soyez certain que je ne passerai pas une heure sans songer à
vous; pas une heure, je vous le jure, à moins que je ne sois mort.

Athos ne put se contenir plus longtemps; il entoura de son bras le
cou de son fils, et le tint embrassé de toutes les forces de son
coeur.

La lune avait fait place au crépuscule; une bande dorée montait à
l’horizon, annonçant l’approche du jour.

Athos jeta son manteau sur les épaules de Raoul et l’emmena vers
la ville, où fardeaux et porteurs, tout remuait déjà comme une
vaste fourmilière.

À l’extrémité du plateau que quittaient Athos et Bragelonne, ils
virent une ombre noire se balançant avec indécision et comme
honteuse d’être vue. C’était Grimaud qui, inquiet, avait suivi son
maître à la piste et qui les attendait.

-- Oh! bon Grimaud, s’écria Raoul, que veux-tu? Tu viens nous dire
qu’il faut partir, n’est-ce pas?

-- Seul? fit Grimaud en montrant Raoul à Athos d’un ton de
reproche qui montrait à quel point le vieillard était bouleversé.

-- Oh! tu as raison! s’écria le comte. Non, Raoul ne partira pas
seul; non, il ne restera pas sur une terre étrangère sans
quelqu’un d’ami qui le console et lui rappelle tout ce qu’il
aimait.

-- Moi? dit Grimaud.

-- Toi? oui! oui! s’écria Raoul touché jusqu’au fond du coeur.

-- Hélas! dit Athos, tu es bien vieux, mon bon Grimaud!

-- Tant mieux, répliqua celui-ci avec une profondeur de sentiment
et d’intelligence inexprimable.

-- Mais voilà que l’embarquement se fait, dit Raoul, et tu n’es
point préparé.

-- Si! dit Grimaud en montrant les clefs de ses coffres mêlées à
celles de son jeune maître.

-- Mais, objecta encore Raoul, tu ne peux laisser M. le comte
ainsi seul: M. le comte que tu n’as jamais quitté?

Grimaud tourna son regard obscurci vers Athos, comme pour mesurer
la force de l’un et de l’autre.

Le comte ne répondait rien.

-- M. le comte aimera mieux cela, dit Grimaud.

-- Oui, fit Athos avec sa tête.

En ce moment, les tambours roulèrent tous à la fois et les
clairons emplirent l’air de chants joyeux.

On vit déboucher de la ville les régiments qui devaient prendre
part à l’expédition.

Ils s’avançaient au nombre de cinq, composés chacun de quarante
compagnies. Royal marchait le premier, reconnaissable à son
uniforme blanc à parements bleus. Les drapeaux d’ordonnance
écartelés en croix, violet et feuille morte, avec un semis de
fleurs de lis d’or, laissaient dominer le drapeau colonel blanc
avec la croix fleurdelisée.

Mousquetaires aux ailes, avec leurs bâtons fourchus à la main et
les mousquets sur l’épaule; piquiers au centre avec leurs lances
de quatorze pieds, marchaient gaiement vers les barques de
transport qui les portaient en détail vers les navires.

Les régiments de Picardie, Navarre, Normandie et Royal-Vaisseau
venaient ensuite.

M. de Beaufort avait su choisir. On le voyait lui-même au loin
fermant la marche avec son état-major.

Avant qu’il pût atteindre la mer, une bonne heure devait
s’écouler.

Raoul se dirigea lentement avec Athos vers le rivage, afin de
prendre sa place au moment du passage du prince.

Grimaud, bouillonnant d’une ardeur de jeune homme, faisait porter
au vaisseau amiral les bagages de Raoul.

Athos, son bras passé sous celui du fils qu’il allait perdre,
s’absorbait dans la plus douloureuse méditation, s’étourdissant du
bruit et du mouvement.

Tout à coup un officier de M. de Beaufort vint à eux pour leur
apprendre que le duc manifestait le désir de voir Raoul à ses
côtés.

-- Veuillez dire au prince, monsieur, s’écria le jeune homme, que
je lui demande encore cette heure pour jouir de la présence de
M. le comte.

-- Non, non, interrompit Athos, un aide de camp ne peut ainsi
quitter son général. Veuillez dire au prince, monsieur, que le
vicomte va se rendre auprès de lui.

L’officier partit au galop.

-- Nous quitter ici, nous quitter là-bas, ajouta le comte, c’est
toujours une séparation.

Il épousseta soigneusement l’habit de son fils, et lui passa la
main sur les cheveux tout en marchant.

-- Tenez, Raoul, dit-il, vous avez besoin d’argent; M. de Beaufort
mène grand train, et je suis certain que vous vous plairez, là-
bas, à acheter des chevaux et des armes, qui sont choses
précieuses en ce pays. Or, comme vous ne servez pas le roi ni
M. de Beaufort, et que vous ne relevez que de votre libre arbitre,
vous ne devez compter ni sur solde ni sur largesses. Je veux donc
que vous ne manquiez de rien à Djidgelli. Voici deux cents
pistoles. Dépensez-les, Raoul, si vous tenez à me faire plaisir.

Raoul serra la main de son père, et, au détour d’une rue, ils
virent M. de Beaufort monté sur un magnifique genet blanc, qui
répondait par de gracieuses courbettes aux applaudissements des
femmes de la ville.

Le duc appela Raoul et tendit la main au comte. Il lui parla
longtemps, avec de si douces expressions, que le coeur du pauvre
père s’en trouva un peu réconforté.

Il semblait pourtant à tous deux, au père et au fils, que leur
marche aboutissait au supplice. Il y eut un moment terrible, celui
où, pour quitter le sable de la plage, les soldats et les marins
échangèrent, avec leurs familles et leur amis, les derniers
baisers: moment suprême où, malgré la pureté du ciel, la chaleur
du soleil, malgré les parfums de l’air et la douce vie qui circule
dans les veines, tout paraît noir, tout paraît amer, tout fait
douter de Dieu, en parlant par la bouche même de Dieu.

Il était d’usage que l’amiral s’embarquât le dernier avec sa
suite; le canon attendait, pour lancer sa formidable voix, que le
chef eût mis un pied sur le plancher de son navire.

Athos, oubliant et l’amiral, et la flotte, et sa propre dignité
d’homme fort, ouvrit les bras à son fils et l’étreignit
convulsivement sur sa poitrine.

-- Accompagnez-nous à bord, dit le duc ému; vous gagnerez une
bonne demi-heure.

-- Non, fit Athos, non, mon adieu est dit. Je ne veux pas en dire
un second.

-- Alors, vicomte, embarquez, embarquez vite! ajouta le prince
voulant épargner les larmes à ces deux hommes dont le coeur se
gonflait.

Et, paternellement, tendrement, fort comme l’eût été Porthos, il
enleva Raoul dans ses bras et le plaça sur la chaloupe dont les
avirons commencèrent à nager aussitôt sur un signe.

Lui-même, oubliant le cérémonial, sauta sur le plat bord de ce
canot, et le poussa, d’un pied vigoureux, en mer.

-- Adieu! cria Raoul.

Athos ne répliqua que par un signe; mais il sentit quelque chose
de brûlant sur sa main: c’était le baiser respectueux de Grimaud,
le dernier adieu du chien fidèle.

Ce baiser donné, Grimaud sauta de la marche du môle sur l’avant
d’une yole à deux avirons, qui vint se faire remorquer par un
chaland servi de douze rames de galères.

Athos s’assit sur le môle, éperdu, sourd, abandonné.

Chaque seconde lui enleva un des traits, une des nuances du teint
pâle de son fils. Les bras pendants, l’oeil fixe, la bouche
ouverte, il resta confondu avec Raoul dans un même regard, dans
une même pensée, dans une même stupeur.

La mer emporta, peu à peu, chaloupes et figures jusqu’à cette
distance où les hommes ne sont plus que des points, les amours des
souvenirs.

Athos vit son fils monter l’échelle du vaisseau amiral, il le vit
s’accouder au bastingage et se placer de manière à être toujours
un point de mire pour l’oeil de son père. En vain le canon tonna,
en vain des navires s’élança une longue rumeur répondue sur terre
par d’immenses acclamations, en vain le bruit voulut-il étourdir
l’oreille du père, et la fumée noyer le but chéri de toutes ses
aspirations: Raoul lui apparut jusqu’au dernier moment, et
l’imperceptible atome, passant du noir au pâle, du pâle au blanc,
du blanc à rien, disparut pour Athos, disparut bien longtemps
après que, pour tous les yeux des assistants, avaient disparu
puissants navires et voiles enflées.

Vers midi, quand déjà le soleil dévorait l’espace et qu’à peine
l’extrémité des mâts dominait la ligne incandescente de la mer,
Athos vit s’élever une ombre douce, aérienne, aussitôt évanouie
que vue: c’était la fumée d’un coup de canon que M. de Beaufort
venait de faire tirer pour saluer une dernière fois la côte de
France.

La pointe s’enfonça à son tour sous le ciel, et Athos rentra
péniblement à son hôtellerie.


Chapitre CCXL -- Entre femmes


D’Artagnan n’avait pu se cacher à ses amis aussi bien qu’il l’eût
désiré.

Le soldat stoïque, l’impassible homme d’armes, vaincu par la
crainte et les pressentiments, avait donné quelques minutes à la
faiblesse humaine.

Aussi, quand il eut fait taire son coeur et calmé le
tressaillement de ses muscles, se tournant vers son laquais,
silencieux serviteur toujours aux écoutes pour obéir plus vite:

-- Rabaud, dit-il, tu sauras que je dois faire trente lieues par
jour.

-- Bien, mon capitaine, répondit Rabaud.

Et, à partir de ce moment, d’Artagnan, fait à l’allure du cheval,
comme un véritable centaure, ne s’occupa plus de rien, c’est-à-
dire qu’il s’occupa de tout.

Il se demanda pourquoi le roi le rappelait; pourquoi le Masque-de-
Fer avait jeté un plat d’argent aux pieds.

Quant au premier sujet, la réponse fut négative: il savait trop
que, le roi l’appelant, c’était par nécessité; il savait encore
que Louis XIV devait éprouver l’impérieux besoin d’un entretien
particulier avec celui qu’un si grand secret, mettait au niveau
des plus hautes puissances du royaume. Mais, quant à préciser le
désir du roi, d’Artagnan ne s’en trouvait pas capable.

Le mousquetaire n’avait plus de doutes non plus sur la raison qui
avait poussé l’infortuné Philippe à dévoiler son caractère et sa
naissance. Philippe, enseveli à jamais sous son masque de fer,
exilé dans un pays où les hommes semblaient servir les éléments;
Philippe, privé même de la société de d’Artagnan, qui l’avait
comblé d’honneurs et de délicatesses n’avait plus à voir que des
spectres et des douleurs en ce monde, et le désespoir commençant à
le mordre, il se répandait en plaintes, croyant que les
révélations lui susciteraient un vengeur.

La façon dont le mousquetaire avait failli tuer ses deux meilleurs
amis, la destinée qui avait si étrangement amené Athos en
participation du secret d’État, les adieux de Raoul, l’obscurité
de cet avenir qui allait aboutir à une triste mort; tout cela
renvoyait incessamment d’Artagnan à de lamentables prévisions, que
la rapidité de la marche ne dissipait pas comme jadis.

D’Artagnan passait de ces considérations au souvenir de Porthos et
d’Aramis proscrits. Il les voyait fugitifs, traqués, ruinés l’un
et l’autre, laborieux architectes d’une fortune qu’il leur
faudrait perdre; et, comme le roi appelait son homme d’exécution
en un moment de vengeance et de rancune, d’Artagnan tremblait de
recevoir quelque commission dont son coeur eût saigné.

Parfois, montant les côtes, quand le cheval essoufflé enflait ses
naseaux et développait ses flancs, le capitaine, plus libre de
penser, songeait à ce prodigieux génie d’Aramis, génie d’astuce et
d’intrigue, comme en avaient produit deux la Fronde et la guerre
civile. Soldat, prêtre et diplomate, galant, avide et rusé, Aramis
n’avait jamais pris les bonnes choses de la vie que comme
marchepied pour s’élever aux mauvaises. Généreux esprit, sinon
coeur d’élite, il n’avait jamais fait le mal que pour briller un
peu plus. Vers la fin de sa carrière, au moment de saisir le but,
il avait fait comme le patricien Fiesque, un faux pas sur une
planche, et était tombé dans la mer.

Mais Porthos, ce bon et naïf Porthos! Voir Porthos affamé, voir
Mousqueton sans dorures, emprisonné peut-être; voir Pierrefonds,
Bracieux, rasés quant aux pierres, déshonorés quant aux futaies,
c’étaient là autant de douleurs poignantes pour d’Artagnan, et,
chaque fois qu’une de ces douleurs le frappait, il bondissait
comme son cheval à la piqûre du taon sous les voûtes de feuillage.

Jamais l’homme d’esprit ne s’est ennuyé s’il a le corps occupé par
la fatigue; jamais l’homme sain de corps n’a manqué de trouver la
vie légère si quelque chose a captivé son esprit. D’Artagnan,
toujours courant, toujours rêvant, descendit à Paris, frais et
tendre de muscles, comme l’athlète qui s’est préparé pour le
gymnase.

Le roi ne l’attendait pas si tôt et venait de partir pour chasser
du côté de Meudon. D’Artagnan, au lieu de courir après le roi
comme il eût fait au temps jadis, se débotta, se mit au bain et
attendit que Sa Majesté fût revenue bien poudreuse et bien lasse.
Il occupa les cinq heures d’intervalle à prendre, comme on dit,
l’air de la maison, et à se cuirasser contre toutes les mauvaises
chances.

Il apprit que le roi, depuis quinze jours, était sombre; que la
reine mère était malade et fort accablée; que Monsieur, frère du
roi, tournait à la dévotion; que Madame avait des vapeurs, et que
M. de Guiche était parti pour une de ses terres.

Il apprit que M. Colbert était rayonnant que M. Fouquet consultait
tous les jours un nouveau médecin, qui ne le guérissait point, et
que sa principale maladie n’était pas de celles que les médecins
guérissent, sinon les médecins politiques.

Le roi, dit-on à d’Artagnan, faisait à M. Fouquet la plus tendre
mine, et ne le quittait plus d’une semelle; mais le surintendant,
touché au coeur comme ces beaux arbres qu’un ver a piqués,
dépérissait malgré le sourire royal, ce soleil des arbres de cour.

D’Artagnan apprit que Mlle de La Vallière était devenue
indispensable au roi; que le prince, durant ses chasses, s’il ne
l’emmenait point, lui écrivait plusieurs fois, non plus des vers,
mais, ce qui était bien pis, de la prose, et par pages.

Aussi voyait-on le _premier roi du monde_, comme disait la pléiade
poétique d’alors, descendre de cheval _d’une ardeur sans seconde_,
et, sur la forme de son chapeau, crayonner des phrases en phébus,
que M. de Saint-Aignan, aide de camp à perpétuité, portait à La
Vallière, au risque de crever ses chevaux.

Pendant ce temps les daims et les faisans prenaient leurs ébats,
chassés si mollement, que, disait-on, l’art de la vénerie courait
risque de dégénérer à la Cour de France.

D’Artagnan alors pensa aux recommandations du pauvre Raoul, à
cette lettre de désespoir destinée à une femme qui passait sa vie
à espérer, et, comme d’Artagnan aimait à philosopher, il résolut
de profiter de l’absence du roi pour entretenir un moment Mlle de
La Vallière.

C’était chose aisée: Louise, pendant la chasse royale, se
promenait avec quelques dames dans une galerie du Palais-Royal, où
précisément le capitaine des mousquetaires avait quelques gardes à
inspecter.

D’Artagnan ne doutait pas que, s’il pouvait entamer la
conversation sur Raoul, Louise ne lui donnât quelque sujet
d’écrire une bonne lettre au pauvre exilé; or, l’espoir, ou du
moins la consolation pour Raoul, en une disposition du coeur comme
celle où nous l’avons vu, c’était le soleil, c’était la vie de
deux hommes qui étaient bien chers à notre capitaine.

Il s’achemina donc vers l’endroit où il savait trouver Mlle de La
Vallière.

D’Artagnan trouva La Vallière fort entourée. Dans son apparente
solitude, la favorite du roi recevait, comme une reine, plus que
la reine peut-être, un hommage dont Madame avait été si fière,
alors que tous les regards du roi étaient pour elle et
commandaient tous les regards des courtisans.

D’Artagnan, qui n’était pas un muguet, ne recevait pourtant que
caresses et gentillesses des dames; il était poli comme un brave,
et sa réputation terrible lui avait concilié autant d’amitié chez
les hommes que d’admiration chez les femmes.

Aussi, en le voyant entrer, les filles d’honneur lui adressèrent-
elles la parole. Elles débutèrent par des questions.

Où avait-il été? Qu’était-il devenu? Pourquoi ne l’avait-on pas vu
faire, avec son beau cheval, toutes ces belles voltes qui
émerveillaient les curieux au balcon du roi?

Il répliqua qu’il arrivait du pays des oranges.

Ces demoiselles se mirent à rire. On était au temps où tout le
monde voyageait, et où, pourtant, un voyage de cent lieues était
un problème résolu souvent par la mort.

-- Du pays des oranges? s’écria Mlle de Tonnay-Charente; de
l’Espagne?

-- Eh! eh! fit le mousquetaire.

-- De Malte? dit Montalais.

-- Ma foi! vous approchez, mesdemoiselles.

-- C’est d’une île? demanda La Vallière.

-- Mademoiselle, dit d’Artagnan, je ne veux pas vous faire
chercher: c’est du pays où M. de Beaufort s’embarque à l’heure
qu’il est pour passer en Alger.

-- Avez-vous vu l’armée? demandèrent plusieurs belliqueuses.

-- Comme je vous vois, répliqua d’Artagnan.

-- Et la flotte?

-- J’ai tout vu.

-- Avons-nous des amis par-là? fit Mlle de Tonnay-Charente
froidement, mais de manière à attirer l’attention sur ce mot,
d’une portée calculée.

-- Mais, répliqua d’Artagnan, nous avons M. de La Guillotière,
M. de Mouchy, M. de Bragelonne.

La Vallière pâlit.

-- M. de Bragelonne? s’écria la perfide Athénaïs. Eh quoi! il est
parti en guerre... lui?

Montalais lui marcha sur le pied, mais vainement.

-- Savez-vous mon idée? continua-t-elle sans pitié en s’adressant
à d’Artagnan.

-- Non, mademoiselle, et je voudrais bien la savoir.

-- Mon idée, c’est que tous les hommes qui vont faire cette guerre
sont des désespérés que l’amour a traités mal, et qui vont
chercher des Noires moins cruelles que ne l’étaient les Blanches.

Quelques dames se mirent à rire; La Vallière perdait son maintien;
Montalais toussait à réveiller un mort.

-- Mademoiselle, interrompit d’Artagnan, vous faites erreur quand
vous parlez des femmes noires de Djidgelli; les femmes, là-bas, ne
sont pas noires; il est vrai qu’elles ne sont pas blanches: elles
sont jaunes.

-- Jaunes!

-- Eh! n’en dites pas de mal; je n’ai jamais vu de plus belle
couleur à marier avec des yeux noirs et une bouche de corail.

-- Tant mieux pour M. de Bragelonne! fit Mlle de Tonnay-Charente
avec insistance, il se dédommagera, le pauvre garçon.

Il se fit un profond silence sur ces paroles.

D’Artagnan eut le temps de réfléchir que les femmes, ces douces
colombes, se traitent entre elles beaucoup plus cruellement que
les tigres et les ours.

Ce n’était pas assez pour Athénaïs d’avoir fait pâlir La Vallière;
elle voulut la faire rougir.

Reprenant la conversation sans mesure:

-- Savez-vous, Louise, dit-elle, que vous voilà un gros péché sur
la conscience!

-- Quel péché, mademoiselle? balbutia l’infortunée en cherchant un
appui autour d’elle sans le trouver.

-- Eh! mais, poursuivit Athénaïs, ce garçon vous était fiancé. Il
vous aimait. Vous l’avez repoussé.

-- C’est un droit qu’on a quand on est honnête femme, reprit
Montalais d’un air précieux. Lorsqu’on sait ne devoir pas faire le
bonheur d’un homme, mieux vaut le repousser.

Louise ne put pas comprendre si elle devait un blâme ou un
remerciement à celle qui la défendait ainsi.

-- Repousser! repousser! c’est fort bon, dit Athénaïs, mais là
n’est pas le péché que Mlle de La Vallière aurait à se reprocher.
Le vrai péché, c’est d’envoyer ce pauvre Bragelonne à la guerre; à
la guerre, où l’on trouve la mort.

Louise passa une main sur son front glacé.

-- Et s’il meurt, continua l’impitoyable, vous l’aurez tué: voilà
le péché.

Louise, à demi morte elle-même, vint en chancelant prendre le bras
du capitaine des mousquetaires, dont le visage trahissait une
émotion inaccoutumée.

-- Vous aviez à me parler, monsieur d’Artagnan, dit-elle d’une
voix altérée par la colère et la douleur. Qu’aviez-vous à me dire?

D’Artagnan fit plusieurs pas dans la galerie, tenant Louise sous
son bras; puis, lorsqu’ils furent assez loin des autres:

-- Ce que j’avais à vous dire, mademoiselle, répliqua-t-il, Mlle
de Tonnay Charente vient de vous l’exprimer brutalement, mais en
entier.

Elle poussa un petit cri, et, navrée par cette nouvelle blessure,
prit sa course comme ces pauvres oiseaux frappés à mort, qui
cherchent l’ombre du hallier pour mourir.

Elle disparut par une porte, au moment où le roi entrait par une
autre.

Le premier regard du prince fut pour le siège vide de sa
maîtresse; n’apercevant pas La Vallière, il fronça le sourcil;
mais aussitôt il vit d’Artagnan qui le saluait.

-- Ah! monsieur, dit-il, vous avez fait bonne diligence et je suis
content de vous.

C’était l’expression superlative de la satisfaction royale. Bien
des hommes devaient se faire tuer pour obtenir ce mot-là du roi.

Les filles d’honneur et les courtisans, qui avaient fait un cercle
respectueux autour du roi à son entrée, s’écartèrent en le voyant
chercher le secret avec son capitaine de mousquetaires.

Le roi prit les devants et emmena d’Artagnan hors de la salle,
après avoir encore une fois cherché des yeux La Vallière, dont il
ne comprenait point l’absence.

Une fois hors de la portée des oreilles curieuses:

-- Eh bien! dit-il, monsieur d’Artagnan, le prisonnier?

-- Dans sa prison, Sire.

-- Qu’a-t-il dit en chemin?

-- Rien, Sire.

-- Qu’a-t-il fait?

-- Il y a eu un moment où le pêcheur à bord duquel je passais à
Sainte-Marguerite s’est révolté, et m’a voulu tuer. Le... le
prisonnier m’a défendu au lieu d’essayer à s’enfuir.

Le roi pâlit.

-- Assez, dit-il.

D’Artagnan s’inclina.

Louis se promena de long en large dans son cabinet.

-- Vous étiez à Antibes, dit-il, quand M. de Beaufort y est venu?

-- Non, Sire, je partais quand le duc est arrivé.

-- Ah!

Nouveau silence.

-- Qu’avez-vous vu là-bas?

-- Beaucoup de gens, répliqua d’Artagnan avec froideur.

Le roi vit que d’Artagnan ne voulait pas parler.

-- Je vous ai fait venir, monsieur le capitaine, pour vous dire
d’aller préparer mes logements à Nantes.

-- À Nantes? s’écria d’Artagnan.

-- En Bretagne.

-- Oui, Sire, en Bretagne. Votre Majesté fait ce long voyage de
Nantes?

-- Les États s’y assemblent, répondit le roi. J’ai deux demandes à
leur faire: j’y veux être.

-- Quand partirai-je? dit le capitaine.

-- Ce soir... demain... demain au soir, car vous avez besoin de
repos.

-- Je suis reposé, Sire.

-- À merveille... Alors, entre ce soir et demain, à votre gré.

D’Artagnan salua comme pour prendre congé; puis, voyant le roi
très embarrassé:

-- Le roi, dit-il, et il fit deux pas en avant, le roi emmène-t-il
la Cour?

-- Mais oui.

-- Alors le roi aura besoin des mousquetaires, sans doute?

Et l’oeil pénétrant du capitaine fit baisser le regard du roi.

-- Prenez-en une brigade, répliqua Louis.

-- Voilà tout?... Le roi n’a pas d’autres ordres à me donner?

-- Non... Ah!... Si fait!...

-- J’écoute.

-- Au château de Nantes, qui est fort mal distribué, dit-on, vous
prendrez l’habitude de mettre des mousquetaires à la porte de
chacun des principaux dignitaires que j’emmènerai.

-- Des principaux?

-- Oui.

-- Comme, par exemple, à la porte de M. de Lyonne?

-- Oui.

-- De M. Le Tellier?

-- Oui.

-- De M. de Brienne?

-- Oui.

-- Et de M. le surintendant?

-- Sans doute.

-- Fort bien, Sire. Je serai parti demain.

-- Oh! encore un mot, monsieur d’Artagnan. Vous rencontrerez à
Nantes M. le duc de Gesvres, capitaine des gardes. Ayez soin que
vos mousquetaires soient placés avant que ses gardes n’arrivent.

-- Oui, Sire.

-- Et si M. de Gesvres vous questionnait?

-- Allons donc, Sire! est-ce que M. de Gesvres me questionnera?

Et cavalièrement, le mousquetaire tourna sur ses talons et
disparut.

«À Nantes! se dit-il en descendant les degrés. Pourquoi n’a-t-il
pas osé dire tout de suite à Belle-Île?»

Comme il touchait à la grande porte, un commis de M. de Brienne
courut après lui.

-- Monsieur d’Artagnan! dit-il, pardon...

-- Qu’y a-t-il, monsieur Ariste?

-- C’est un bon que le roi m’a chargé de vous remettre.

-- Sur votre caisse? demanda le mousquetaire.

-- Non, monsieur, sur la caisse de M. Fouquet.

D’Artagnan, surpris, lut le bon, qui était de la main du roi, et
pour deux cents pistoles.

«Quoi! pensa-t-il après avoir remercié gracieusement le commis de
M. Brienne, c’est par M. Fouquet qu’on fera payer ce voyage-là!
Mordioux! voilà du pur Louis XI. Pourquoi n’avoir pas fait ce bon
sur la caisse de M. Colbert? Il eût payé avec tant de joie!»

Et d’Artagnan, fidèle à son principe de ne laisser jamais
refroidir un bon à vue, s’en alla chez M. Fouquet pour toucher ses
deux cents pistoles.


Chapitre CCXLI -- La cène


Le surintendant avait sans doute reçu avis du prochain départ pour
Nantes, car il donnait un dîner d’adieu à ses amis.

Du bas de la maison jusqu’en haut, l’empressement des valets
portant des plats, et l’activité des registres, témoignaient d’un
bouleversement prochain dans la caisse et dans la cuisine.

D’Artagnan, son bon à la main, se présenta dans les bureaux, où
cette réponse lui fut faite qu’il était trop tard pour toucher,
que la caisse était fermée.

Il répondit par ce seul mot:

-- Service du roi.

Le commis, un peu troublé, tant la mine du capitaine était grave,
répliqua que c’était une raison respectable, mais que les
habitudes de la maison étaient respectables aussi; qu’en
conséquence, il priait le porteur de repasser le lendemain.

D’Artagnan demanda qu’on lui fît voir M. Fouquet.

Le commis riposta que M. le surintendant ne se mêlait point de ces
sortes de détails, et, brusquement, il ferma sa dernière porte au
nez de d’Artagnan.

Celui-ci avait prévu le coup, et mis sa botte entre la porte et le
chambranle, de sorte que la serrure ne joua point, et que le
commis se rencontra encore nez à nez avec son interlocuteur. Aussi
changea-t-il de thème pour dire à d’Artagnan, avec une politesse
effrayée:

-- Si Monsieur veut parler à M. le surintendant, qu’il aille aux
antichambres; ici sont les bureaux, où Monseigneur ne vient
jamais.

-- À la bonne heure! dites donc cela! répliqua d’Artagnan.

-- De l’autre côté de la cour, fit le commis, enchanté d’être
libre.

D’Artagnan traversa la cour, et tomba au milieu des valets.

-- Monseigneur ne reçoit pas à cette heure, lui fut-il répondu par
un drôle qui portait sur un plat de vermeil trois faisans et douze
cailles.

-- Dites-lui, fit le capitaine en arrêtant le valet par le bout de
son plat, que je suis M. d’Artagnan, capitaine-lieutenant des
mousquetaires de Sa Majesté.

Le valet poussa un cri de surprise et disparut.

D’Artagnan l’avait suivi à pas lents. Il arriva juste à temps pour
trouver dans l’antichambre M. Pélisson, qui, un peu pâle, venait
de la salle à manger et accourait aux renseignements.

D’Artagnan sourit.

-- Ce n’est rien de fâcheux, monsieur Pélisson, rien qu’un petit
bon à toucher.

-- Ah! fit en respirant l’ami de Fouquet.

Et il prit le capitaine par la main, l’attira derrière lui, et le
fit entrer dans la salle, où bon nombre d’amis intimes entouraient
le surintendant, placé au centre et enseveli dans un fauteuil à
coussins.

Là se trouvaient réunis tous les épicuriens, qui, naguère, à Vaux,
faisaient les honneurs de la maison, de l’esprit et de l’argent de
M. Fouquet.

Amis joyeux, tendres pour la plupart, ils n’avaient pas fui leur
protecteur à l’approche de l’orage, et, malgré les menaces du
ciel, malgré le tremblement de terre, ils se tenaient là,
souriants, prévenants, dévoués à l’infortune comme ils l’avaient
été à la prospérité.

À la gauche du surintendant, Mme de Bellière; à sa droite,
Mme Fouquet: comme si, bravant la loi du monde et faisant taire
toute raison des convenances vulgaires, les deux anges protecteurs
de cet homme se réunissaient pour lui prêter, à un moment de
crise, l’appui de leurs bras entrelacés.

Mme de Bellière était pâle, tremblante et pleine de respectueuses
intentions pour Mme la surintendante, qui, une main sur la main de
son mari, regardait anxieusement la porte par laquelle Pélisson
allait amener d’Artagnan.

Le capitaine entra plein de courtoisie d’abord, et d’admiration
ensuite, quand, de son regard infaillible, il eut deviné en même
temps qu’embrassé la signification de toutes les physionomies.

Fouquet, se soulevant sur son fauteuil:

-- Pardonnez-moi, dit-il, monsieur d’Artagnan, si je n’ai pas été
vous recevoir comme venant au nom du roi.

Et il accentua ces derniers mots avec une sorte de fermeté triste
qui pénétra d’effroi le coeur de ses amis.

-- Monseigneur, répliqua d’Artagnan, je ne viens pas chez vous au
nom du roi, si ce n’est pour réclamer le paiement d’un bon de deux
cents pistoles.

Tous les fronts se déridèrent; celui de Fouquet resta seul
obscurci.

-- Ah! dit-il, monsieur, vous partez aussi pour Nantes, peut-être?

-- Je ne sais pas où je pars, monseigneur.

-- Mais, dit Mme Fouquet rassérénée, vous ne partez pas si vite,
monsieur le capitaine, que vous ne nous fassiez l’honneur de vous
asseoir avec nous.

-- Madame, ce serait un bien grand honneur pour moi; mais je suis
tellement pressé, que, vous le voyez, j’ai dû me permettre
d’interrompre votre repas pour faire payer ma cédule.

-- À laquelle il sera fait réponse par de l’or, dit Fouquet en
faisant un signe à son intendant, qui aussitôt partit avec le bon
que lui tendait d’Artagnan.

-- Oh! fit celui-ci, je n’étais pas inquiet du paiement: la maison
est bonne.

Un douloureux sourire se dessina sur les traits pâlis de Fouquet.

-- Vous souffrez? demanda Mme de Bellière.

-- Votre accès? demanda Mme Fouquet.

-- Rien, merci! répliqua le surintendant.

-- Votre accès? fit à son tour d’Artagnan. Est-ce que vous êtes
malade, monseigneur?

-- J’ai une fièvre tierce qui m’a pris après la fête de Vaux.

-- Quelque fraîcheur dans les grottes, la nuit?

-- Non, non; une émotion, voilà tout.

-- Le trop de coeur que vous avez mis à recevoir le roi, dit La
Fontaine tranquillement, sans se douter qu’il lançait un
sacrilège.

-- On ne saurait mettre trop de coeur à recevoir le roi, dit
doucement Fouquet à son poète.

-- Monsieur a voulu dire le trop d’ardeur, interrompit d’Artagnan
avec une franchise parfaite et beaucoup d’aménité. Le fait est,
monseigneur, que jamais l’hospitalité ne fut pratiquée comme à
Vaux.

Mme Fouquet laissa son visage exprimer clairement que, si Fouquet
s’était bien conduit envers le roi, le roi ne rendait pas la
pareille au ministre.

Mais d’Artagnan savait le terrible secret. Il le savait seul avec
Fouquet; ces deux hommes n’avaient pas, l’un le courage de
plaindre l’autre, l’autre le droit d’accuser.

Le capitaine, à qui l’on apporta les deux cents pistoles, allait
prendre congé, quand Fouquet, se levant, prit un verre et en fit
donner un à d’Artagnan.

-- Monsieur, dit-il, à la santé du roi, _quoi qu’il arrive!_

-- Et à votre santé, monseigneur, _quoi qu’il arrive!_ dit
d’Artagnan en buvant.

Il salua, sur ces paroles de mauvais augure, toute la compagnie,
qui se leva dès qu’il eut fait son salut, et on entendit ses
éperons et ses bottes jusque dans les profondeurs de l’escalier.

-- J’ai cru un moment que c’était à moi et non à mon argent qu’il
en voulait, dit Fouquet en essayant de rire.

-- À vous! s’écrièrent ses amis, et pourquoi, mon Dieu?

-- Oh! fit le surintendant, ne nous abusons pas, mes chers frères
en Épicure; je ne veux pas faire de comparaison entre le plus
humble pêcheur de la terre et le Dieu que nous adorons, mais,
voyez-vous, il donna un jour à ses amis un repas qu’on appelle la
Cène, et qui n’était qu’un dîner d’adieu comme celui que nous
faisons en ce moment.

Un cri, douloureuse dénégation, partit de tous les coins de la
table.

-- Fermez les portes, dit Fouquet.

Et les valets disparurent.

-- Mes amis, continua Fouquet en baissant la voix, qu’étais-je
autrefois? que suis-je aujourd’hui? Consultez-vous et répondez. Un
homme comme moi baisse, par cela même qu’il ne s’élève plus; que
dira-t-on, quand il s’abaisse réellement? Je n’ai plus d’argent,
je n’ai plus de crédit, je n’ai plus que des ennemis puissants et
des amis sans puissance.

-- Vite! s’écria Pélisson en se levant, puisque vous vous
expliquez avec cette franchise, c’est à nous d’être francs aussi.
Oui, vous êtes perdu; oui, vous courez à votre ruine, arrêtez-
vous. Et, tout d’abord, que nous reste-t-il en argent?

-- Sept cent mille livres, dit l’intendant.

-- Du pain, murmura Mme Fouquet.

-- Des relais, dit Pélisson, des relais, et fuyez.

-- Où cela?

-- En Suisse, en Savoie, mais fuyez.

-- Si Monseigneur fuit, dit Mme de Bellière, on dira qu’il était
coupable et qu’il a eu peur.

-- On dira plus, on dira que j’ai emporté vingt millions avec moi.

-- Nous ferons des mémoires pour vous justifier, dit La Fontaine;
fuyez.

-- Je resterai dit Fouquet, et, d’ailleurs, tout ne me sert-il
pas?

-- Vous avez Belle-Île! cria l’abbé Fouquet.

-- Et j’y vais naturellement, en allant à Nantes, répondit le
surintendant; patience, donc, patience!

-- Avant Nantes, que de chemin! dit Mme Fouquet.

-- Oui, je le sais bien, répliqua Fouquet; mais qu’y faire? Le roi
m’appelle aux États. Je sais bien que c’est pour me perdre; mais
refuser de partir, c’est montrer de l’inquiétude.

-- Eh bien! j’ai trouvé le moyen de tout concilier, s’écria
Pélisson. Vous allez partir pour Nantes.

Fouquet le regarda d’un air surpris.

-- Mais avec des amis, mais dans votre carrosse jusqu’à Orléans,
dans votre gabare jusqu’à Nantes; toujours prêt à vous défendre si
l’on vous attaque, à échapper si l’on vous menace; en un mot, vous
emporterez votre argent pour toute chance, et, tout en fuyant,
vous n’aurez fait qu’obéir au roi; puis, touchant la mer quand
vous voudrez, vous embarquerez pour Belle-Île, et, de Belle-Île,
vous vous élancerez où vous voudrez, pareil à l’aigle qui sort et
prend l’espace quand on l’a débusqué de son aire.

Un assentiment unanime accueillit les paroles de Pélisson.

-- Oui, faites cela, dit Mme Fouquet à son mari.

-- Faites cela, dit Mme de Bellière.

-- Faites! faites! s’écrièrent tous les amis.

-- Je le ferai, répliqua Fouquet.

-- Dès ce soir.

-- Dans une heure.

-- Sur-le-champ.

-- Avec sept cent mille livres, vous recommencerez une fortune,
dit l’abbé Fouquet. Qui nous empêchera d’armer des corsaires à
Belle-Île?

-- Et, s’il le faut, nous irons découvrir un nouveau monde, ajouta
La Fontaine, ivre de projets et d’enthousiasme.

Un coup frappé à la porte interrompit ce concours de joie et
d’espérance.

-- Un courrier du roi! cria le maître des cérémonies. Alors il se
fit un profond silence, comme si le message qu’apportait ce
courrier n’était qu’une réponse à tous les projets enfantés
l’instant d’avant.

Chacun attendit ce que ferait le maître, dont le front ruisselait
de sueur, et qui, véritablement, souffrait de sa fièvre.

Fouquet passa dans son cabinet pour recevoir le message de Sa
Majesté.

Il y avait, nous l’avons dit, un tel silence dans les chambres et
dans tout le service, que l’on entendait la voix de Fouquet qui
répondait:

-- C’est bien, monsieur.

Cette voix était pourtant brisée par la fatigue, altérée par
l’émotion.

Un instant après, Fouquet appela Gourville, qui traversa la
galerie au milieu de l’attente universelle.

Enfin il reparut lui-même parmi ses convives, mais ce n’était plus
le même visage, pâle et défait, qu’on lui avait vu au départ; de
pâle, il s’était fait livide, et, de défait, décomposé. Spectre
vivant, il s’avançait les bras étendus, la bouche desséchée, comme
l’ombre qui vient de saluer des amis d’autrefois.

À cette vue chacun se leva, chacun s’écria, chacun courut à
Fouquet.

Celui-ci, regardant Pélisson, s’appuya sur la surintendante, et
serra la main glacée de la marquise de Bellière.

-- Eh bien! fit-il d’une voix qui n’avait plus rien d’humain.

-- Qu’arrive-t-il, mon Dieu? lui dit-on.

Fouquet ouvrit sa main droite, qui était crispée, humide; on y vit
un papier sur lequel Pélisson se jeta épouvanté.

Il y lut les lignes suivantes de la main du roi:

«Cher et aimé Monsieur Fouquet, donnez-nous, sur ce qui vous reste
à nous, une somme de sept cent mille livres dont nous avons besoin
ce jourd’hui pour notre départ.

«Et, comme nous savons que votre santé n’est pas bonne, nous
prions Dieu qu’il vous remette en santé et vous ait en sa sainte
et digne garde.

«Louis.

«La présente lettre est pour reçu.»

Un murmure d’effroi circula dans la salle.

-- Eh bien! s’écria Pélisson à son tour, vous avez cette lettre?

-- J’ai le reçu, oui.

-- Que ferez-vous, alors?

-- Rien, puisque j’ai le reçu.

-- Mais...

-- Si j’ai le reçu, Pélisson, c’est que j’ai payé, fit le
surintendant avec une simplicité qui arracha le coeur aux
assistants.

-- Vous avez payé? s’écria Mme Fouquet au désespoir. Alors nous
sommes perdus!

-- Allons, allons, plus de mots inutiles, interrompit Pélisson.
Après l’argent, la vie. Monseigneur, à cheval, à cheval!

-- Nous quitter! crièrent à la fois les deux femmes, ivres de
douleur.

-- Eh! monseigneur, en vous sauvant, vous nous sauvez tous. À
cheval!

-- Mais il ne peut se tenir! Voyez.

-- Oh! si l’on réfléchit... dit l’intrépide Pélisson.

-- Il a raison, murmura Fouquet.

-- Monseigneur! monseigneur! cria Gourville en montant l’escalier
par quatre degrés à la fois; Monseigneur!

-- Eh bien! quoi?

-- J’escortais, comme vous savez, le courrier du roi avec
l’argent.

-- Oui.

-- Eh bien! arrivé au Palais-Royal, j’ai vu...

-- Respire un peu, mon pauvre ami, tu suffoques.

-- Qu’avez-vous vu? crièrent les amis impatients.

-- J’ai vu les mousquetaires monter à cheval, dit Gourville.

-- Voyez-vous! s’écria-t-on, voyez-vous! Y a-t-il un instant à
perdre?

Mme Fouquet se précipita par les montées en demandant ses chevaux.

Mme de Bellière s’élança pour la prendre dans ses bras et lui dit:

-- Madame, au nom de son salut, ne témoignez rien, ne manifestez
aucune alarme.

Pélisson courut pour faire atteler les carrosses.

Et, pendant ce temps, Gourville recueillit dans son chapeau ce que
les amis pleurants et effarés purent y jeter d’or et d’argent,
dernière offrande, pieuse aumône faite au malheur par la pauvreté.

Le surintendant, entraîné par les uns, porté par les autres, fut
enfermé dans son carrosse. Gourville monta sur le siège et prit
les rênes; Pélisson contint Mme Fouquet évanouie.

Mme de Bellière eut plus de force; elle en fut bien payée: elle
recueillit le dernier baiser de Fouquet.

Pélisson expliqua facilement ce départ précipité par un ordre du
roi qui appelait les ministres à Nantes.


Chapitre CCXLII -- Dans le carrosse de M. Colbert


Ainsi que l’avait vu Gourville, les mousquetaires du roi montaient
à cheval et suivaient leur capitaine.

Celui-ci, qui ne voulait pas avoir de gêne dans ses allures,
laissa sa brigade aux ordres d’un lieutenant, et partit de son
côté, sur des chevaux de poste, en recommandant à ses hommes le
plus grande diligence.

Si rapidement qu’ils allassent, ils ne pouvaient arriver avant
lui.

Il eut le temps, en passant devant la rue Croix-des-Petits-Champs,
de voir une chose qui lui donna beaucoup à penser. Il vit
M. Colbert sortant de sa maison pour entrer dans un carrosse qui
stationnait devant la porte.

Dans ce carrosse, d’Artagnan aperçut des coiffes de femme, et,
comme il était curieux, il voulut savoir le nom des femmes cachées
par les coiffes.

Pour parvenir à les voir, car elles faisaient gros dos et fine
oreille, il poussa son cheval si près du carrosse, que sa botte à
entonnoir frotta le mantelet et ébranla tout, contenant et
contenu.

Les dames, effarouchées, poussèrent, l’une un petit cri, auquel
d’Artagnan reconnut une jeune femme, l’autre une imprécation à
laquelle il reconnut la vigueur et l’aplomb que donne un demi-
siècle.

Les coiffes s’écartèrent: l’une des femmes était Mme Vanel,
l’autre était la duchesse de Chevreuse.

D’Artagnan eut plus vite vu que les dames. Il les reconnut et
elles ne le reconnurent pas; et, comme elles riaient de leur
frayeur en se pressant affectueusement les mains:

«Bien! se dit d’Artagnan, la vieille duchesse n’est plus aussi
difficile qu’autrefois en amitiés; elle fait la cour à la
maîtresse de M. Colbert! Pauvre M. Fouquet! cela ne lui présage
rien de bon.»

Et il s’éloigna. M. Colbert prit place dans le carrosse, et ce
noble trio commença un pèlerinage assez lent vers le bois de
Vincennes.

En chemin, Mme de Chevreuse déposa Mme Vanel chez M. son mari, et,
restée seule avec Colbert, elle poursuivit sa promenade en causant
d’affaires. Elle avait un fonds de conversation inépuisable, cette
chère duchesse, et, comme elle parlait toujours pour le mal
d’autrui, toujours pour son bien à elle, sa conversation amusait
l’interlocuteur et ne laissait pas d’être pour elle d’un bon
rapport.

Elle apprit à Colbert, qui l’ignorait, combien il était un grand
ministre, et combien Fouquet allait devenir peu de chose.

Elle lui promit de rallier à lui, quand il serait surintendant
toute la vieille noblesse du royaume, et lui demanda son avis sur
la prépondérance qu’il faudrait laisser prendre à La Vallière.

Elle le loua, elle le blâma, elle l’étourdit. Elle lui montra le
secret de tant de secrets, que Colbert craignit un moment d’avoir
affaire au diable.

Elle lui prouva qu’elle tenait dans sa main le Colbert
d’aujourd’hui, comme elle avait tenu le Fouquet d’hier.

Et, comme, naïvement, il lui demandait la raison de cette haine
qu’elle portait au surintendant:

-- Pourquoi le haïssez-vous vous-même? dit-elle.

-- Madame, en politique, répliqua-t-il, les différences de
systèmes peuvent amener des dissidences entre les hommes.
M. Fouquet m’a paru pratiquer un système opposé aux vrais intérêts
du roi.

Elle l’interrompit.

-- Je ne vous parle plus de M. Fouquet. Le voyage que le roi fait
à Nantes nous en rendra raison. M. Fouquet, pour moi, c’est un
homme passé. Pour vous aussi.

Colbert ne répondit rien.

-- Au retour de Nantes, continua la duchesse, le roi, qui ne
cherche qu’un prétexte, trouvera que les États se sont mal
comportés, qu’ils ont fait trop peu de sacrifices. Les États
diront que les impôts sont trop lourds et que la surintendance les
a ruinés. Le roi s’en prendra à M. Fouquet, et alors...

-- Et alors? dit Colbert.

-- Oh! on le disgraciera. N’est-ce pas votre sentiment?

Colbert lança vers la duchesse un regard qui voulait dire: «Si on
ne fait que disgracier M. Fouquet, vous n’en serez pas la cause.»

-- Il faut, se hâta de dire Mme de Chevreuse, il faut que votre
place soit toute marquée, monsieur Colbert. Voyez-vous quelqu’un
entre le roi et vous, après la chute de M. Fouquet?

-- Je ne comprends pas, dit-il.

-- Vous allez comprendre. Où vont vos ambitions?

-- Je n’en ai pas.

-- Il était inutile alors de renverser le surintendant, monsieur
Colbert. C’est oiseux.

-- J’ai eu l’honneur de vous dire, madame...

-- Oh! oui, l’intérêt du roi, je sais; mais, enfin, parlons du
vôtre.

-- Le mien, c’est de faire les affaires de Sa Majesté.

-- Enfin, perdez-vous ou ne perdez-vous pas M. Fouquet? Répondez
sans détour.

-- Madame, je ne perds personne.

-- Je ne comprends pas alors pourquoi vous m’avez acheté si cher
les lettres de M. Mazarin concernant M. Fouquet. Je ne conçois pas
non plus pourquoi vous avez mis ces lettres sous les yeux du roi.

Colbert, stupéfait, regarda la duchesse, et, d’un air contraint:

-- Madame, dit-il, je conçois encore moins comment, vous qui avez
touché l’argent, vous me le reprochez.

-- C’est que, fit la vieille duchesse, il faut vouloir ce qu’on
veut, à moins qu’on ne puisse ce qu’on veut.

-- Voilà, dit Colbert, démonté par cette logique brutale.

-- Vous ne pouvez? hein? Dites.

-- Je ne puis, je l’avoue, détruire auprès du roi certaines
influences.

-- Qui combattent pour M. Fouquet? Lesquelles? Attendez, que je
vous aide.

-- Faites, madame.

-- La Vallière?

-- Oh! peu d’influence, aucune connaissance des affaires et pas de
ressort. M. Fouquet lui a fait la cour.

-- Le défendre, ce serait l’accuser elle-même, n’est-ce pas?

-- Je crois que oui.

-- Il y a encore une autre influence, qu’en dites-vous?

-- Considérable.

-- La reine mère, peut-être?

-- Sa Majesté la reine mère a pour M. Fouquet une faiblesse bien
préjudiciable à son fils.

-- Ne croyez pas cela, fit la vieille en souriant.

-- Oh! fit Colbert avec incrédulité, je l’ai si souvent éprouvé!

-- Autrefois?

-- Récemment encore, madame, à Vaux. C’est elle qui a empêché le
roi de faire arrêter M. Fouquet.

-- On n’a pas tous les jours le même avis, cher monsieur. Ce que
la reine a pu vouloir récemment, elle ne le voudrait peut-être
plus aujourd’hui.

-- Pourquoi? fit Colbert étonné.

-- Peu importe la raison.

-- Il importe beaucoup, au contraire; car, si j’étais certain de
ne pas déplaire à Sa Majesté la reine mère, tous mes scrupules
seraient levés.

-- Eh bien! vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de certain
secret?

-- Un secret?

-- Appelez cela comme vous voudrez. Bref, la reine mère a pris en
horreur tous ceux qui ont participé, d’une façon ou d’une autre, à
la découverte de ce secret, et M. Fouquet, je crois, est un de
ceux-là.

-- Alors, fit Colbert, on pourrait être sûr de l’assentiment de la
reine mère?

-- Je quitte à l’instant Sa Majesté, qui me l’a assuré.

-- Soit, madame.

-- Il y a plus: vous connaissez peut-être un homme qui était l’ami
intime de M. Fouquet, M. d’Herblay, un évêque, je crois?

-- Évêque de Vannes.

-- Eh bien! ce M. d’Herblay, qui connaissait aussi ce secret, la
reine mère le fait poursuivre avec acharnement.

-- En vérité!

-- Si bien poursuivre, que, fût-il mort, on voudrait avoir sa tête
pour être assuré qu’elle ne parlera plus.

-- C’est le désir de la reine mère?

-- Un ordre.

-- On cherchera ce M. d’Herblay, madame.

-- Oh! nous savons bien où il est.

Colbert regarda la duchesse.

-- Dites, madame.

-- Il est à Belle-Île-en-Mer.

-- Chez M. Fouquet?

-- Chez M. Fouquet.

-- On l’aura!

Ce fut au tour de la duchesse à sourire.

-- Ne croyez pas cela si facilement, dit-elle, et ne le promettez
pas si légèrement.

-- Pourquoi donc, madame?

-- Parce que M. d’Herblay n’est pas de ces gens qu’on prend quand
on veut.

-- Un rebelle, alors?

-- Oh! nous autres, monsieur Colbert, nous avons passé toute notre
vie à faire les rebelles, et, pourtant, vous le voyez bien, loin
d’être pris, nous prenons les autres.

Colbert attacha sur la vieille duchesse un de ces regards
farouches dont rien ne traduisait l’expression, et, avec une
fermeté qui ne manquait point de grandeur:

-- Le temps n’est plus, dit-il, où les sujets gagnaient des duchés
à faire la guerre au roi de France. M. d’Herblay, s’il conspire,
mourra sur un échafaud. Cela fera ou ne fera pas plaisir à ses
ennemis, peu nous importe.

Et ce nous, étrange dans la bouche de Colbert, fit un instant
rêver la duchesse. Elle se surprit à compter intérieurement avec
cet homme.

Colbert avait ressaisi la supériorité dans l’entretien; il voulut
la garder.

-- Vous me demandez, dit-il, madame, de faire arrêter ce
M. d’Herblay?

-- Moi? Je ne vous demande rien.

-- Je croyais, madame; mais, puisque je me suis trompé, laissons
faire. Le roi n’a encore rien dit.

La duchesse se mordit les ongles.

-- D’ailleurs, continua Colbert, quelle pauvre prise que celle de
cet évêque! Gibier de roi, un évêque! oh! non, non, je ne m’en
occuperai même point.

La haine de la duchesse se découvrit.

-- Gibier de femme, dit-elle, et la reine est une femme. Si elle
veut qu’on arrête M. d’Herblay, c’est qu’elle a ses raisons.
D’ailleurs, M. d’Herblay n’est-il pas ami de celui qui va tomber
en disgrâce?

-- Oh! qu’à cela ne tienne! dit Colbert. On ménagera cet homme,
s’il n’est pas l’ennemi du roi. Cela vous déplaît?

-- Je ne dis rien.

-- Oui... vous le voulez voir en prison, à la Bastille, par
exemple?

-- Je crois un secret mieux caché derrière les murs de la Bastille
que derrière ceux de Belle-Île.

-- J’en parlerai au roi, qui éclaircira le point.

-- En attendant l’éclaircissement, monsieur, l’évêque de Vannes se
sera enfui. J’en ferais autant.

-- Enfui! lui! et où s’enfuirait-il? L’Europe est à nous, de
volonté, sinon de fait.

-- Il trouvera toujours un asile, monsieur. On voit bien que vous
ignorez à qui vous avez affaire. Vous ne connaissez pas
M. d’Herblay, vous n’avez pas connu Aramis. C’était un de ces
quatre mousquetaires qui, sous le feu roi, ont fait trembler le
cardinal de Richelieu, et qui, pendant la Régence, ont donné tant
de souci à M. de Mazarin.

-- Mais, madame, comment fera-t-il, à moins qu’il n’ait un royaume
à lui?

-- Il l’a, monsieur.

-- Un royaume à lui, M. d’Herblay?

-- Je vous répète, monsieur, que, s’il lui faut un royaume, il l’a
ou il l’aura.

-- Enfin, du moment que vous prenez un intérêt si grand à ce qu’il
n’échappe pas, madame, ce rebelle, je vous assure, n’échappera
pas.

-- Belle-Île est fortifiée, monsieur Colbert, et fortifiée par
lui.

-- Belle-Île fût-elle aussi défendue par lui, Belle-Île n’est pas
imprenable, et, si M. l’évêque de Vannes est enfermé dans Belle-
Île, eh bien! madame, on fera le siège de la place et on le
prendra.

-- Vous pouvez être bien certain, monsieur, que le zèle que vous
déployez pour les intérêts de la reine mère touchera vivement Sa
Majesté, et que vous en aurez une magnifique récompense; mais que
lui dirai-je de vos projets sur cet homme?

-- Qu’une fois pris il sera enfoui dans une forteresse d’où jamais
son secret ne sortira.

-- Très bien, monsieur Colbert, et nous pouvons dire qu’à dater de
cet instant nous avons fait tous deux une alliance solide, vous et
moi, et que je suis bien à votre service.

-- C’est moi, madame, qui me mets au vôtre. Ce chevalier
d’Herblay, c’est un espion de l’Espagne, n’est-ce pas?

-- Mieux que cela.

-- Un ambassadeur secret?

-- Montez toujours.

-- Attendez... le roi Philippe III est dévot. C’est... le
confesseur de Philippe III?

-- Plus haut encore.

-- Mordieu! s’écria Colbert, qui s’oublia jusqu’à jurer en
présence de cette grande dame, de cette vieille amie de la reine
mère, de la duchesse de Chevreuse enfin. C’est donc le général des
jésuites?

-- Je crois que vous avez deviné, répondit la duchesse.

-- Ah! madame, alors cet homme nous perdra tous si nous ne le
perdons, et encore faut-il se hâter!

-- C’est mon avis, monsieur; mais je n’osais vous le dire.

-- Et nous avons eu du bonheur qu’il se soit attaqué au trône, au
lieu de s’attaquer à nous.

-- Mais notez bien ceci, monsieur Colbert: jamais M. d’Herblay ne
se décourage, et, s’il a manqué son coup, il recommencera. S’il a
laissé échapper l’occasion de se faire un roi pour lui, il en fera
tôt ou tard un autre, dont, à coup sûr, vous ne serez pas le
premier ministre.

Colbert fronça le sourcil avec une expression menaçante.

-- Je compte bien que la prison nous réglera cette affaire-là
d’une manière satisfaisante pour tous deux, madame.

La duchesse sourit.

-- Si vous saviez, dit-elle, combien de fois Aramis est sorti de
prison!

-- Oh! reprit Colbert, nous aviserons à ce qu’il n’en sorte pas
cette fois-ci.

-- Mais vous n’avez donc pas entendu ce que je vous ai dit tout à
l’heure? Vous ne vous rappelez donc pas qu’Aramis était un des
quatre invincibles que redoutait Richelieu? Et, à cette époque,
les quatre mousquetaires n’avaient point ce qu’ils ont
aujourd’hui: l’argent et l’expérience.

Colbert se mordit les lèvres.

-- Nous renoncerons à la prison, dit-il d’un ton plus bas. Nous
trouverons une retraite dont l’invincible ne puisse pas sortir.

-- À la bonne heure, notre allié! répondit la duchesse. Mais voici
qu’il se fait tard; est-ce que nous ne rentrons pas?

-- D’autant plus volontiers, madame, que j’ai mes préparatifs à
faire pour partir avec le roi.

-- À Paris! cria la duchesse au cocher.

Et le carrosse retourna vers le faubourg Saint-Antoine après la
conclusion de ce traité qui livrait à la mort le dernier ami de
Fouquet, le dernier défenseur de Belle-Île, l’ancien ami de Marie
Michon, le nouvel ennemi de la duchesse.


Chapitre CCXLIII -- Les deux gabares


D’Artagnan était parti: Fouquet aussi était parti, et lui avec une
rapidité que doublait le tendre intérêt de ses amis.

Les premiers moments de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette
fuite, furent troublés par la crainte incessante de tous les
chevaux, de tous les carrosses qu’on apercevait derrière le
fugitif.

Il n’était pas naturel, en effet, que Louis XIV, s’il en voulait à
cette proie, la laissât échapper; le jeune lion savait déjà la
chasse, et il avait des limiers assez ardents pour s’en reposer
sur eux.

Mais, insensiblement, toutes les craintes s’évanouirent; le
surintendant, à force de courir, mit une telle distance entre lui
et les persécuteurs, que, raisonnablement, nul ne le pouvait
atteindre. Quant à la contenance, ses amis la lui avaient faite
excellente. Ne voyageait-il pas pour aller joindre le roi à
Nantes, et la rapidité même ne témoignait-elle pas de son zèle.

Il arriva fatigué mais rassuré, à Orléans, où il trouva, grâce aux
soins d’un courrier qui l’avait précédé, une belle gabare à huit
rameurs.

Ces gabares, en forme de gondoles, un peu larges, un peu lourdes,
contenant une petite chambre couverte en forme de tillac et une
chambre de poupe formée par une tente, faisaient alors le service
d’Orléans à Nantes par la Loire; et ce trajet, long de nos jours,
paraissait alors plus doux et plus commode que la grande route
avec ses bidets de poste ou ses mauvais carrosses à peine
suspendus. Fouquet monta dans cette gabare, qui partit aussitôt.
Les rameurs, sachant qu’ils avaient l’honneur de mener le
surintendant des finances, s’escrimaient de leur mieux, et ce mot
magique, les _finances_, leur promettait quelque bonne
gratification dont ils voulaient se rendre dignes.

La gabare vola sur les flots de la Loire. Un temps magnifique, un
de ces soleils levants qui empourprent les paysages, laissait au
fleuve toute sa sérénité limpide. Le courant et les rameurs
portèrent Fouquet comme les ailes portent l’oiseau; il arriva
devant Beaugency sans qu’aucun accident eût signalé le voyage.

Fouquet espérait arriver le premier de tous à Nantes; là, il
verrait les notables et se donnerait un appui parmi les principaux
membres des États; il se rendrait nécessaire, chose facile à un
homme de son mérite, et retarderait la catastrophe, s’il ne
réussissait pas à l’éviter entièrement.

-- D’ailleurs, lui disait Gourville, à Nantes vous devinerez ou
nous devinerons les intentions de vos ennemis; nous aurons les
chevaux prêts pour gagner l’inextricable Poitou, une barque pour
gagner la mer, et, une fois en mer, Belle-Île est le port
inviolable. Vous voyez, en outre, que nul ne vous guette et que
nul ne nous suit.

Il achevait à peine, que l’on découvrit de loin, derrière un coude
formé par le fleuve, la mâture d’une gabare importante qui
descendait.

Les rameurs du bateau de Fouquet poussèrent un cri de surprise en
voyant cette gabare.

-- Qu’y a-t-il? demanda Fouquet.

-- Il y a, monseigneur, répondit le patron de la barque, que c’est
une chose vraiment extraordinaire, et que cette gabare marche
comme un ouragan.

Gourville tressaillit et monta sur le tillac pour mieux voir.

Fouquet ne monta pas, lui; mais il dit à Gourville avec une
défiance contenue:

-- Voyez donc ce que c’est, mon cher.

La gabare venait de dépasser le coude. Elle nageait si vite, que,
derrière elle, on voyait frémir la blanche traînée de son sillage,
illuminé des feux du jour.

-- Comme ils vont! répéta le patron, comme ils vont! il paraît que
la paie est bonne. Je ne croyais pas, ajouta le patron, que des
avirons de bois pussent se comporter mieux que les nôtres; mais,
en voici là-bas qui me prouvent le contraire.

-- Je crois bien! s’écria un des rameurs; ils sont douze et nous
ne sommes que huit.

-- Douze! fit Gourville, douze rameurs? Impossible!

Le chiffre de huit rameurs, pour une gabare, n’avait jamais été
dépassé, même pour le roi.

On avait fait cet honneur à M. le surintendant bien plus encore
par hâte que par respect.

-- Que signifie cela? dit Gourville en cherchant à distinguer,
sous la tente, qu’on apercevait déjà, les voyageurs, que l’oeil le
plus subtil n’eût pas encore réussi à reconnaître.

-- Faut-il qu’ils soient pressés! Car ce n’est pas le roi, dit le
patron.

Fouquet frissonna.

-- À quoi voyez-vous que ce n’est pas le roi? dit Gourville.

-- D’abord, parce qu’il n’y a pas de pavillon blanc aux fleurs de
lis, que la gabare royale porte toujours.

-- Et ensuite, dit M. Fouquet, parce qu’il est impossible que ce
soit le roi, Gourville, attendu que le roi était encore hier à
Paris.

Gourville répondit au surintendant par un regard qui signifiait:
«Vous y étiez bien vous-même.»

-- Et à quoi voit-on qu’ils sont pressés? ajouta-t-il pour gagner
du temps.

-- À ce que, monsieur, dit le patron, ces gens-là ont dû partir
longtemps après nous, et qu’ils nous ont rejoints, ou à peu près.

-- Bah! fit Gourville, qui vous dit qu’ils ne sont point partis de
Beaugency ou de Niort même?

-- Nous n’avons vu aucune gabare de cette force, si ce n’est à
Orléans. Elle vient d’Orléans, monsieur, et se dépêche.

M. Fouquet et Gourville échangèrent un coup d’oeil.

Le patron remarqua cette inquiétude. Gourville aussitôt pour lui
donner le change:

-- Quelque ami, dit-il qui aura gagé de nous rattraper; gagnons le
pari, et ne nous laissons pas atteindre.

Le patron ouvrait la bouche pour répondre que c’était impossible,
lorsque M. Fouquet, avec hauteur:

-- Si c’est quelqu’un qui veut nous joindre, dit-il, laissons-le
venir.

-- On peut essayer, monseigneur, dit le patron timidement. Allons,
vous autres, du nerf! nagez!

-- Non, dit M. Fouquet, arrêtez tout court, au contraire.

-- Monseigneur, quelle folie! interrompit Gourville en se penchant
à son oreille.

-- Tout court! répéta M. Fouquet. Les huit avirons s’arrêtèrent,
et, résistant à l’eau, imprimèrent un mouvement rétrograde à la
gabare. Elle était arrêtée.

Les douze rameurs de l’autre ne distinguèrent pas d’abord cette
manoeuvre, car ils continuèrent à lancer l’esquif si
vigoureusement, qu’il arriva tout au plus à portée de mousquet.
M. Fouquet avait la vue mauvaise; Gourville était gêné par le
soleil, qui frappait ses yeux; le patron seul, avec cette habitude
et cette netteté que donne la lutte contre les éléments, aperçut
distinctement les voyageurs de la gabare voisine.

-- Je les vois! s’écria-t-il, ils sont deux.

-- Je ne vois rien, dit Gourville.

-- Vous n’allez pas tarder à les distinguer; en quelques coups
d’aviron, ils seront à vingt pas de nous.

Mais ce qu’annonçait le patron ne se réalisa pas; la gabare imita
le mouvement commandé par M. Fouquet, et, au lieu de venir joindre
ses prétendus amis, elle s’arrêta tout net sur le milieu du
fleuve.

-- Je n’y comprends plus rien, dit le patron.

-- Ni moi, dit Gourville.

-- Vous qui voyez si bien les gens qui mènent cette gabare, reprit
M. Fouquet, tâchez de nous les peindre, patron, avant que nous en
soyons trop loin.

-- Je croyais en voir deux, répondit le batelier, je n’en vois
plus qu’un sous la tente.

-- Comment est-il?

-- C’est un homme brun, large d’épaules, court de cou.

Un petit nuage passa dans l’azur du ciel, et vint, à ce moment,
masquer le soleil.

Gourville, qui regardait toujours, une main sur les yeux, put voir
ce qu’il cherchait, et, tout à coup, sautant du tillac dans la
chambre où l’attendait Fouquet:

-- Colbert! lui dit-il d’une voix altérée par l’émotion.

-- Colbert? répéta Fouquet. Oh! voilà qui est étrange; mais non,
c’est impossible!

-- Je le reconnais, vous dis-je, et lui-même m’a si bien reconnu,
qu’il vient de passer dans la chambre de poupe. Peut-être le roi
l’envoie-t-il pour nous faire revenir.

-- En ce cas, il nous joindrait au lieu de rester en panne. Que
fait-il là?

-- Il nous surveille sans doute, monseigneur?

-- Je n’aime pas les incertitudes, s’écria Fouquet; marchons droit
à lui.

-- Oh! monseigneur, ne faites pas cela! la gabare est pleine de
gens armés.

-- Il m’arrêterait donc, Gourville? Pourquoi ne vient-il pas,
alors?

-- Monseigneur, il n’est pas de votre dignité d’aller au devant
même de votre perte.

-- Mais souffrir que l’on me guette comme un malfaiteur?

-- Rien ne dit qu’on vous guette, monseigneur; soyez patient.

-- Que faire, alors?

-- Ne vous arrêtez pas; vous n’alliez aussi vite que pour paraître
obéir avec zèle aux ordres du roi. Redoublez de vitesse. Qui
vivra, verra!

-- C’est juste. Allons! s’écria Fouquet, puisque l’on demeure coi
là-bas, marchons nous autres.

Le patron donna le signal, et les rameurs de Fouquet reprirent
leur exercice avec tout le succès qu’on pouvait attendre de gens
reposés.

À peine la gabare eut-elle fait cent brasses, que l’autre, celle
aux douze rameurs, se remit en marche également.

Cette course dura tout le jour, sans que la distance grandît ou
diminuât entre les deux équipages.

Vers le soir, Fouquet voulut essayer les intentions de son
persécuteur. Il ordonna aux rameurs de tirer vers la terre comme
pour opérer une descente.

La gabare de Colbert imita cette manoeuvre et cingla vers la terre
en biaisant.

Par le plus grand des hasards, à l’endroit où Fouquet fit mine de
débarquer, un valet d’écurie du château de Langeais suivait la
berge fleurie en menant trois chevaux à la longe. Sans doute les
gens de la gabare à douze rameurs crurent-ils que Fouquet se
dirigeait vers des chevaux préparés pour sa fuite; car on vit
quatre ou cinq hommes, armés de mousquets, sauter de cette gabare
à terre et marcher sur la berge, comme pour gagner du terrain sur
les chevaux et le cavalier.

Fouquet, satisfait d’avoir forcé l’ennemi à une démonstration, se
le tint pour dit, et recommença de faire marcher son bateau.

Les gens de Colbert remontèrent aussitôt dans le leur, et la
course entre les deux équipages reprit avec une nouvelle
persévérance.

Ce que voyant, Fouquet se sentit menacé de près, et, d’une voix
prophétique:

-- Eh bien! Gourville dit-il très bas, que disais-je à notre
dernier repas, chez moi? vais-je ou non à ma ruine?

-- Oh! monseigneur.

-- Ces deux bateaux qui se suivent avec autant d’émulation que si
nous nous disputions, M. Colbert et moi, un prix de vitesse sur la
Loire, ne représentent-ils pas bien nos deux fortunes, et ne
crois-tu pas, Gourville que l’un des deux fera naufrage à Nantes?

-- Au moins, objecta Gourville, il y a encore incertitude; vous
allez paraître aux États, vous allez montrer quel homme vous êtes;
votre éloquence et votre génie dans les affaires sont le bouclier
et l’épée qui vous serviront à vous défendre, sinon à vaincre. Les
Bretons ne vous connaissent point, et, quand ils vous connaîtront,
votre cause est gagnée. Oh! que M. Colbert se tienne bien, car sa
gabare est aussi exposée que la vôtre à chavirer. Les deux vont
vite, la sienne plus que la vôtre, c’est vrai; on verra laquelle
arrivera la première au naufrage.

Fouquet, prenant la main de Gourville:

-- Ami, dit-il, c’est tout jugé; rappelle-toi le proverbe: _Les
premiers vont devant._ Eh bien! Colbert n’a garde de me passer!
C’est un prudent, Colbert.

Il avait raison; les deux gabares voguèrent jusqu’à Nantes, se
surveillant l’une l’autre; quand le surintendant aborda, Gourville
espéra qu’il pourrait chercher tout de suite son refuge et faire
préparer des relais.

Mais, au débarquer, la seconde gabare rejoignit la première, et
Colbert, s’approchant de Fouquet, le salua sur le quai avec les
marques du plus profond respect.

Marques tellement significatives, tellement bruyantes, qu’elles
eurent pour résultat de faire accourir toute une population sur la
Fosse.

Fouquet se possédait complètement; il sentait qu’en ses derniers
moments de grandeur il avait des obligations envers lui-même.

Il voulait tomber de si haut, que sa chute écrasât quelqu’un de
ses ennemis.

Colbert se trouvait là, tant pis pour Colbert.

Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, répondit-il avec ce
clignement d’yeux arrogant qui lui était particulier:

-- Quoi! c’est vous, monsieur Colbert?

-- Pour vous rendre mes hommages, monseigneur, dit celui-ci.

-- Vous étiez dans cette gabare?

Il désigna la fameuse barque à douze rameurs.

-- Oui, monseigneur.

-- À douze rameurs? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert! Un
moment, j’ai cru que c’était la reine mère ou le roi.

-- Monseigneur...

Et Colbert rougit.

-- Voilà un voyage qui coûtera cher à ceux qui le paient, monsieur
l’intendant, dit Fouquet. Mais, enfin, vous êtes arrivé. Vous
voyez bien, ajouta-t-il un moment après, que, moi qui n’avais pas
plus de huit rameurs, je suis arrivé avant vous.

Et il lui tourna le dos, le laissant indécis de savoir réellement
si toutes les tergiversations de la seconde gabare avaient échappé
à la première.

Au moins ne lui donnait-il pas la satisfaction de montrer qu’il
avait eu peur.

Colbert, si fâcheusement secoué, ne se rebuta pas; il répondit:

-- Je n’ai pas été vite, monseigneur, parce que je m’arrêtais
chaque fois que vous vous arrêtiez.

-- Et pourquoi cela, monsieur Colbert? s’écria Fouquet irrité de
cette basse audace; pourquoi puisque vous aviez un équipage
supérieur au mien, ne me joigniez-vous ou ne me dépassiez-vous
pas?

-- Par respect, fit l’intendant, qui salua jusqu’à terre.

Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait, on ne
sait pourquoi ni comment, et il se rendit à la Maison de Nantes,
escorté d’une grande foule qui, depuis plusieurs jours,
bouillonnait dans l’attente d’une convocation des États.

À peine fut-il installé, que Gourville sortit pour aller faire
préparer les chevaux sur la route de Poitiers et de Vannes et un
bateau à Paimboeuf.

Il fit avec tant de mystère, d’activité, de générosité ces
différentes opérations, que jamais Fouquet, alors travaillé par
son accès de fièvre, ne fut plus près du salut, sauf la
coopération de cet agitateur immense des projets humains: le
hasard.

Le bruit se répandit en ville, cette nuit, que le roi venait en
grande hâte sur des chevaux de poste, et qu’il arriverait dans dix
ou douze heures.

Le peuple, en attendant le roi, se réjouissait fort de voir les
mousquetaires, fraîchement arrivés avec M. d’Artagnan, leur
capitaine, et casernés dans le château, dont ils occupaient tous
les postes en qualité de garde d’honneur.

M. d’Artagnan, qui était fort poli, se présenta vers dix heures
chez le surintendant, pour lui offrir ses respectueux hommages,
et, bien, que le ministre eût la fièvre bien qu’il fût souffrant
et trempé de sueur, il voulut recevoir M. d’Artagnan, lequel fut
charmé de cet honneur, comme on le verra par l’entretien qu’ils
eurent ensemble.


Chapitre CCXLIV -- Conseils d'ami


Fouquet s’était couché, en homme qui tient à la vie et qui
économise le plus possible ce mince tissu de l’existence, dont les
chocs et les angles de ce monde usent si vite l’irréparable
ténuité.

D’Artagnan parut sur le seuil de la chambre et fut salué par le
surintendant d’un bonjour très affable.

-- Bonjour, monseigneur, répondit le mousquetaire; comment vous
trouvez-vous de ce voyage?

-- Assez bien. Merci.

-- Et de la fièvre?

-- Assez mal. Je bois, comme vous voyez. À peine arrivé, j’ai
frappé sur Nantes une contribution de tisane.

-- Il faut dormir d’abord, monseigneur.

-- Eh! corbleu! cher monsieur d’Artagnan, je dormirais bien
volontiers...

-- Qui vous en empêche?

-- Mais vous, d’abord.

-- Moi? Ah! Monseigneur!...

-- Sans doute. Est-ce que, à Nantes comme à Paris, vous ne venez
pas au nom du roi?

-- Pour Dieu! monseigneur, répliqua le capitaine, laissez donc le
roi en repos! Le jour où je viendrai de la part du roi pour ce que
vous voulez me dire, je vous promets de ne pas vous faire languir.
Vous me verrez mettre la main à l’épée, selon l’ordonnance, et
vous m’entendrez dire du premier coup, de ma voix de cérémonie:
«Monseigneur, au nom du roi, je vous arrête»

Fouquet tressaillit malgré lui, tant l’accent du Gascon spirituel
avait été naturel et vigoureux. La représentation du fait était
presque aussi effrayante que le fait lui-même.

-- Vous me promettez cette franchise? dit le surintendant.

-- Sur l’honneur! Mais nous n’en sommes pas là, croyez-moi.

-- Qui vous fait penser cela, monsieur d’Artagnan? Moi, je crois
tout le contraire.

-- Je n’ai entendu parler de quoi que ce soit, répliqua
d’Artagnan.

-- Eh! eh! fit Fouquet.

-- Mais non, vous êtes un agréable homme, malgré votre fièvre. Le
roi ne peut, ne doit s’empêcher de vous aimer au fond du coeur.

Fouquet fit la grimace.

-- Mais M. Colbert? dit-il. M. Colbert m’aime-t-il aussi autant
que vous le dites?

-- Je ne parle point de M. Colbert, reprit d’Artagnan. C’est un
homme exceptionnel, celui-là! Il ne vous aime pas, c’est possible;
mais mordioux! l’écureuil peut se garer de la couleuvre, pour peu
qu’il le veuille.

-- Savez-vous que vous me parlez en ami, répliqua Fouquet, et que,
sur ma vie! je n’ai jamais trouvé un homme de votre esprit et de
votre coeur?

-- Cela vous plaît à dire, fit d’Artagnan. Vous attendez à
aujourd’hui pour me faire un compliment pareil?

-- Aveugles que nous sommes! murmura Fouquet.

-- Voilà votre voix qui s’enroue, dit d’Artagnan. Buvez,
monseigneur, buvez.

Et il lui offrit une tasse de tisane avec la plus cordiale amitié;
Fouquet la prit et le remercia par un bon sourire.

-- Ces choses-là n’arrivent qu’à moi, dit le mousquetaire. J’ai
passé dix ans sous votre barbe quand vous remuiez des tonnes d’or;
vous faisiez quatre millions de pension par an, vous ne m’avez
jamais remarqué; et voilà que vous vous apercevez que je suis au
monde, précisément au moment...

-- Où je vais tomber, interrompit Fouquet. C’est vrai cher
monsieur d’Artagnan.

-- Je ne dis pas cela.

-- Vous le pensez, c’est tout. Eh bien! si je tombe, prenez ma
parole pour vraie, je ne passerai pas un jour sans me dire, en me
frappant la tête: «Fou! fou! stupide mortel! Tu avais
M. d’Artagnan sous la main, et tu ne t’es pas servi de lui! et tu
ne l’as pas enrichi!»

-- Vous me comblez! dit le capitaine; je raffole de vous.

-- Encore un homme qui ne pense pas comme M. Colbert, fit le
surintendant.

-- Que ce Colbert vous tient aux côtes! C’est pis que votre
fièvre.

-- Ah! j’ai mes raisons, dit Fouquet. Jugez-les.

Et il lui raconta les détails de la course des gabares et
l’hypocrite persécution de Colbert.

-- N’est-ce pas le meilleur signe de ma ruine?

D’Artagnan devint sérieux.

-- C’est juste, dit-il. Oui, cela sent mauvais, comme disait
M. de Tréville.

Et il attacha sur Fouquet son regard intelligent et significatif.

-- N’est-ce pas, capitaine, que je suis bien désigné? N’est-ce pas
que le roi m’amène bien à Nantes pour m’isoler de Paris, où j’ai
tant de créatures, et pour s’emparer de Belle-Île?

-- Où est M. d’Herblay, ajouta d’Artagnan.

Fouquet leva la tête.

-- Quant à moi, monseigneur, poursuivit d’Artagnan, je puis vous
assurer que le roi ne m’a rien dit contre vous.

-- Vraiment?

-- Le roi m’a commandé de partir pour Nantes, c’est vrai; de n’en
rien dire à M. de Gesvres.

-- Mon ami.

-- À M. de Gesvres, oui, monseigneur, continua le mousquetaire,
dont les yeux ne cessaient de parler un langage opposé au langage
des lèvres. Le roi m’a commandé encore de prendre une brigade des
mousquetaires, ce qui est superflu en apparence, puisque le pays
est calme.

-- Une brigade? dit Fouquet en se levant sur un coude.

-- Quatre-vingt-seize cavaliers, oui, monseigneur, le même nombre
qu’on avait pris pour arrêter MM. de Chalais, de Cinq-Mars et
Montmorency.

Fouquet dressa l’oreille à ces mots, prononcés sans valeur
apparente.

-- Et puis? dit-il.

-- Et puis d’autres ordres insignifiants, tels que ceux-ci:
«Garder le château; garder chaque logis; ne laisser aucun garde de
M. de Gesvres prendre faction.» De M. de Gesvres, votre ami.

-- Et pour moi, s’écria Fouquet, quels ordres?

-- Pour vous, monseigneur, pas le plus petit mot.

-- Monsieur d’Artagnan, il s’agit de me sauver l’honneur et la
vie, peut être! Vous ne me tromperiez pas?

-- Moi!... et dans quel but? Est-ce que vous êtes menacé?
Seulement, il y a bien, touchant les carrosses et les bateaux, un
ordre...

-- Un ordre?

-- Oui; mais qui ne saurait vous concerner. Simple mesure de
police.

-- Laquelle, capitaine? laquelle?

-- C’est d’empêcher tous chevaux ou bateaux de sortir de Nantes
sans un sauf-conduit signé du roi.

-- Grand-Dieu! mais...

D’Artagnan se mit à rire.

-- Cela n’aura d’exécution qu’après l’arrivée du roi à Nantes;
ainsi, vous voyez bien, monseigneur, que l’ordre ne vous concerne
en rien.

Fouquet devint rêveur, et d’Artagnan feignit de ne pas remarquer
sa préoccupation.

-- Pour que je vous confie la teneur des ordres qu’on m’a donnés,
il faut que je vous aime et que je tienne à vous prouver qu’aucun
n’est dirigé contre vous.

-- Sans doute, dit Fouquet distrait.

-- Récapitulons, dit le capitaine avec son coup d’oeil chargé
d’insistance: Garde spéciale et sévère du château dans lequel vous
aurez votre logis n’est-ce pas? Connaissez-vous ce château?... Ah!
monseigneur, une vraie prison! Absence totale de M. de Gesvres,
qui a l’honneur d’être de vos amis... Clôture des portes de la
ville et de la rivière, sauf une passe, mais seulement quand le
roi sera venu... Savez-vous bien, monsieur Fouquet, que si, au
lieu de parler à un homme comme vous, qui êtes un des premiers du
royaume, je parlais à une conscience troublée, inquiète, je me
compromettrais à jamais? La belle occasion pour quelqu’un qui
voudrait prendre le large! Pas de police, pas de gardes, pas
d’ordres; l’eau libre, la route franche, M. d’Artagnan obligé de
prêter ses chevaux si on les lui demandait! Tout cela doit vous
rassurer, monsieur Fouquet; car le roi ne m’eût pas laissé ainsi
indépendant, s’il eût eu de mauvais desseins. En vérité, monsieur
Fouquet, demandez-moi tout ce qui pourra vous être agréable: je
suis à votre disposition; et seulement, si vous y consentez, vous
me rendrez un service; celui de souhaiter le bonjour à Aramis et à
Porthos, au cas où vous embarqueriez pour Belle-Île, ainsi que
vous avez le droit de le faire, sans désemparer, tout de suite, en
robe de chambre, comme vous voilà.

Sur ces mots, et avec une profonde révérence, le mousquetaire,
dont les regards n’avaient rien perdu de leur intelligente
bienveillance, sortit de l’appartement et disparut.

Il n’était pas aux degrés du vestibule, que Fouquet, hors de lui,
se pendit à la sonnette et cria:

-- Mes chevaux! ma gabare!

Personne ne répondit.

Le surintendant s’habilla lui-même de tout ce qu’il trouva sous sa
main.

-- Gourville!... Gourville!... cria-t-il tout en glissant sa
montre dans sa poche.

Et la sonnette joua encore, tandis que Fouquet répétait:

-- Gourville!... Gourville!...

Gourville parut, haletant, pâle.

-- Partons! partons! cria le surintendant dès qu’il le vit.

-- Il est trop tard! fit l’ami du pauvre Fouquet.

-- Trop tard! pourquoi?

-- Écoutez!

On entendit des trompettes et un bruit de tambour devant le
château.

-- Quoi donc, Gourville?

-- Le roi qui arrive, monseigneur.

-- Le roi?

-- Le roi, qui a brûlé étapes sur étapes; le roi, qui a crevé des
chevaux et qui avance de huit heures sur votre calcul.

-- Nous sommes perdus! murmura Fouquet. Brave d’Artagnan, va! tu
m’as parlé trop tard!

Le roi arrivait, en effet, dans la ville; on entendit bientôt le
canon du rempart et celui d’un vaisseau qui répondait du bas de la
rivière.

Fouquet fronça le sourcil, appela ses valets de chambre et se fit
habiller en cérémonie.

De sa fenêtre, derrière les rideaux, il voyait l’empressement du
peuple et le mouvement d’une grande troupe qui avait suivi le
prince sans que l’on pût deviner comment.

Le roi fut conduit au château en grande pompe, et Fouquet le vit
mettre pied à terre sous la herse et parler bas à l’oreille de
d’Artagnan, qui tenait l’étrier.

D’Artagnan, le roi étant passé sous la voûte, se dirigea vers la
maison de Fouquet, mais si lentement, si lentement, en s’arrêtant
tant de fois pour parler à ses mousquetaires, échelonnés en haie,
que l’on eût dit qu’il comptait les secondes ou les pas avant
d’accomplir son message.

Fouquet ouvrit la fenêtre pour lui parler dans la cour.

-- Ah! s’écria d’Artagnan en l’apercevant, vous êtes encore chez
vous, monseigneur.

Et ce _encore_ suffit pour prouver à M. Fouquet combien
d’enseignements et de conseils utiles renfermait la première
visite du mousquetaire.

Le surintendant se contenta de soupirer.

-- Mon Dieu, oui, monsieur, répondit-il; l’arrivée du roi m’a
interrompu dans les projets que j’avais.

-- Ah! vous savez que le roi vient d’arriver?

-- Je l’ai vu, oui, monsieur; et, cette fois, vous venez de sa
part?...

-- Savoir de vos nouvelles, monseigneur, et, si votre santé n’est
pas trop mauvaise, vous prier de vouloir bien vous rendre au
château.

-- De ce pas, monsieur d’Artagnan, de ce pas.

-- Ah! dame! fit le capitaine, à présent que le roi est là, il n’y
a plus de promenade pour personne, plus de libre arbitre; la
consigne gouverne à présent, vous comme moi, moi comme vous.

Fouquet soupira une dernière fois, monta en carrosse, tant sa
faiblesse était grande, et se rendit au château, escorté par
d’Artagnan, dont la politesse n’était pas moins effrayante cette
fois qu’elle n’avait été naguère consolante et gaie.


Chapitre CCXLV -- Comment le roi Louis XIV joua son petit rôle


Comme Fouquet descendait de carrosse pour entrer dans le château
de Nantes, un homme du peuple s’approcha de lui avec tous les
signes du plus grand respect et lui remit une lettre.

D’Artagnan voulut empêcher cet homme d’entretenir Fouquet, et
l’éloigna, mais le message avait été remis au surintendant.
Fouquet décacheta la lettre et la lut; en ce moment, un vague
effroi que d’Artagnan pénétra facilement se peignit sur les traits
du premier ministre.

M. Fouquet mit le papier dans le portefeuille qu’il avait sous son
bras, et continua son chemin vers les appartements du roi.

D’Artagnan, par les petites fenêtres pratiquées à chaque étage du
donjon, vit, en montant derrière Fouquet, l’homme au billet
regarder autour de lui sur la place et faire des signes à
plusieurs personnes qui disparurent dans les rues adjacentes,
après avoir elles-mêmes répété ces signes faits par le personnage
que nous avons indiqué.

On fit attendre Fouquet un moment sur cette terrasse dont nous
avons parlé, terrasse qui aboutissait au petit corridor après
lequel on avait établi le cabinet du roi.

D’Artagnan alors passa devant le surintendant, que, jusque-là, il
avait accompagné respectueusement, et entra dans le cabinet royal.

-- Eh bien? lui demanda Louis XIV, qui, en l’apercevant, jeta sur
la table couverte de papiers une grande toile verte.

-- L’ordre est exécuté, Sire.

-- Et Fouquet?

-- M. le surintendant me suit, répliqua d’Artagnan.

-- Dans dix minutes, on l’introduira près de moi, dit le roi en
congédiant d’Artagnan d’un geste.

Celui-ci sortit, et, à peine arrivé dans le corridor à l’extrémité
duquel Fouquet l’attendait, fut rappelé par la clochette du roi.

-- Il n’a pas paru étonné? demanda le roi.

-- Qui, Sire?

-- _Fouquet_, répéta le roi sans dire monsieur, particularité qui
confirma le capitaine des mousquetaires dans ses soupçons.

-- Non, Sire, répliqua-t-il.

-- Bien.

Et, pour la seconde fois, Louis renvoya d’Artagnan.

Fouquet n’avait pas quitté la terrasse où il avait été laissé par
son guide; il relisait son billet ainsi conçu:

«Quelque chose se trame contre vous. Peut-être n’osera-t-on au
château; ce serait à votre retour chez vous. Le logis est déjà
cerné par les mousquetaires. N’y entrez pas; un cheval blanc vous
attend derrière l’esplanade.»

M. Fouquet avait reconnu l’écriture et le zèle de Gourville. Ne
voulant point que, s’il lui arrivait malheur ce papier pût
compromettre un fidèle ami, le surintendant s’occupait à déchirer
ce billet en des milliers de morceaux éparpillés au vent hors du
balustre de la terrasse.

D’Artagnan le surprit, regardant voltiger les dernières miettes
dans l’espace.

-- Monsieur, dit-il, le roi vous attend.

Fouquet marcha d’un pas délibéré dans le petit corridor où
travaillaient MM. de Brienne et Rose, tandis que le duc de Saint-
Aignan, assis sur une petite chaise, aussi dans le corridor,
semblait attendre des ordres et bâillait d’une impatience
fiévreuse, son épée entre les jambes.

Il sembla étrange à Fouquet que MM. de Brienne, Rose et de Saint-
Aignan, d’ordinaire si attentifs, si obséquieux, se dérangeassent
à peine lorsque lui, le surintendant, passa. Mais comment eût-il
trouvé autre chose chez des courtisans, celui que le roi
n’appelait plus que Fouquet?

Il releva la tête, et, bien décidé à tout braver en face, entra
chez le roi après qu’une clochette qu’on connaît déjà l’eut
annoncé à Sa Majesté.

Le roi, sans se lever, lui fit un signe de tête, et, avec intérêt:

-- Eh! comment allez-vous, monsieur Fouquet? dit-il.

-- Je suis dans mon accès de fièvre, répliqua le surintendant mais
tout au service du roi.

-- Bien; les États s’assemblent demain: avez-vous un discours
prêt?

Fouquet regarda le roi avec étonnement.

-- Je n’en ai pas, Sire, dit-il; mais j’en improviserai un. Je
sais assez à fond les affaires pour ne pas demeurer embarrassé. Je
n’ai qu’une question à faire: Votre Majesté me le permettra-t-
elle?

-- Faites.

-- Pourquoi Sa Majesté n’a-t-elle pas fait l’honneur à son premier
ministre de l’avertir à Paris?

-- Vous étiez malade; je ne veux pas vous fatiguer.

-- Jamais un travail, jamais une explication ne me fatigue, Sire,
et, puisque le moment est venu pour moi de demander une
explication à mon roi...

-- Oh! monsieur Fouquet! et sur quoi une explication?

-- Sur les intentions de Sa Majesté à mon égard.

Le roi rougit.

-- J’ai été calomnié, repartit vivement Fouquet, et je dois
provoquer la justice du roi à des enquêtes.

-- Vous me dites cela bien inutilement, monsieur Fouquet; je sais
ce que je sais.

-- Sa Majesté ne peut savoir les choses que si on les lui a dites,
et je ne lui ai rien dit, moi, tandis que d’autres ont parlé
maintes et maintes fois à...

-- Que voulez-vous dire? fit le roi, impatient de clore cette
conversation embarrassante.

-- Je vais droit au fait, Sire, et j’accuse un homme de me nuire
auprès de Votre Majesté.

-- Personne ne vous nuit, monsieur Fouquet.

-- Cette réponse, Sire, me prouve que j’avais raison.

-- Monsieur Fouquet, je n’aime pas qu’on accuse.

-- Quand on est accusé!

-- Nous avons déjà trop parlé de cette affaire.

-- Votre Majesté ne veut pas que je me justifie?

-- Je vous répète que je ne vous accuse pas.

Fouquet fit un pas en arrière en faisant un demi-salut.

«Il est certain, pensa-t-il, qu’il a pris un parti. Celui qui ne
peut reculer a seul une pareille obstination. Ne pas voir le
danger dans ce moment, ce serait être aveugle; ne pas l’éviter, ce
serait être stupide.»

Il reprit tout haut:

-- Votre Majesté m’a demandé pour un travail?

-- Non, monsieur Fouquet, pour un conseil que j’ai à vous donner.

-- J’attends respectueusement, Sire.

-- Reposez-vous, monsieur Fouquet; ne prodiguez plus vos forces:
la session des États sera courte, et, quand mes secrétaires
l’auront close, je ne veux plus que l’on parle affaires de quinze
jours en France.

-- Le roi n’a rien à me dire au sujet de cette assemblée des
États?

-- Non, monsieur Fouquet.

-- À moi, surintendant des finances?

-- Reposez-vous, je vous prie; voilà tout ce que j’ai à vous dire.

Fouquet se mordit les lèvres et baissa la tête. Il couvait
évidemment quelque pensée inquiète.

Cette inquiétude gagna le roi.

-- Est-ce que vous êtes fâché d’avoir à vous reposer, monsieur
Fouquet? dit-il.

-- Oui, Sire, je ne suis pas habitué au repos.

-- Mais vous êtes malade; il faut vous soigner.

-- Votre Majesté me parlait d’un discours à prononcer demain?

Le roi ne répondit pas; cette question brusque venait de
l’embarrasser.

Fouquet sentit le poids de cette hésitation. Il crut lire dans les
yeux du jeune prince un danger qui précipiterait sa défiance.

«Si je parais avoir peur, pensa-t-il, je suis perdu.»

Le roi, de son côté, n’était inquiet que de cette défiance de
Fouquet.

-- A-t-il éventé quelque chose? murmurait-il.

«Si son premier mot est dur, pensa encore Fouquet, s’il s’irrite
ou feint de s’irriter pour prendre un prétexte, comment me
tirerai-je de là? Adoucissons la pente. Gourville avait raison»

-- Sire, dit-il tout à coup, puisque la bonté du roi veille à ma
santé à ce point qu’elle me dispense de tout travail, est-ce que
je ne serai pas libre du conseil pour demain? J’emploierais ce
jour à garder le lit, et je demanderais au roi de me céder son
médecin pour essayer un remède contre ces maudites fièvres.

-- Soit fait comme vous désirez, monsieur Fouquet. Vous aurez le
congé pour demain, vous aurez le médecin, vous aurez la santé.

-- Merci, dit Fouquet en s’inclinant.

Puis, prenant son parti:

-- Est-ce que je n’aurai pas, dit-il, le bonheur de mener le roi à
Belle-Île, chez moi?

Et il regardait Louis en face pour juger de l’effet d’une pareille
proposition.

Le roi rougit encore.

-- Vous savez, répliqua-t-il en essayant de sourire, que vous
venez de dire: _À Belle-Île, chez moi?_

-- C’est vrai, Sire.

-- Eh bien! ne vous souvient-il plus, continua le roi du même ton
enjoué, que vous me donnâtes Belle-Île?

-- C’est encore vrai, Sire. Seulement, comme vous ne l’avez pas
prise, vous en viendrez prendre possession.

-- Je le veux bien.

-- C’était, d’ailleurs, l’intention de Votre Majesté autant que la
mienne, et je ne saurais dire à Votre Majesté combien j’ai été
heureux et fier en voyant toute la maison militaire du roi venir
de Paris pour cette prise de possession.

Le roi balbutia qu’il n’avait pas amené ses mousquetaires pour
cela seulement.

-- Oh! je le pense bien, dit vivement Fouquet; Votre Majesté sait
trop bien qu’il lui suffit de venir seule une badine à la main,
pour faire tomber toutes les fortifications de Belle-Île.

-- Peste! s’écria le roi, je ne veux pas qu’elles tombent, ces
belles fortifications qui ont coûté si cher à élever. Non!
qu’elles demeurent contre les Hollandais et les Anglais. Ce que je
veux voir à Belle-Île, vous ne le devineriez pas, monsieur
Fouquet: ce sont les belles paysannes, filles et femmes, des
terres ou des grèves, qui dansent si bien et sont si séduisantes
avec leurs jupes d’écarlate! on m’a fort vanté vos vassales,
monsieur le surintendant. Tenez, faites-les-moi voir.

-- Quand Votre Majesté voudra.

-- Avez-vous quelque moyen de transport? Ce serait demain si vous
vouliez.

Le surintendant sentit le coup, qui n’était pas adroit, et il
répondit:

-- Non, Sire: j’ignorais le désir de Votre Majesté, j’ignorais
surtout sa hâte de voir Belle-Île, et je ne me suis précautionné
en rien.

-- Vous avez un bateau à vous, cependant?

-- J’en ai cinq; mais ils sont tous, soit au Port, soit à
Paimboeuf, et, pour les rejoindre ou les faire arriver, il faut au
moins vingt-quatre heures. Ai-je besoin d’envoyer un courrier?
faut-il que je le fasse?

-- Attendez encore; laissez finir la fièvre; attendez à demain.

-- C’est vrai... Qui sait si demain nous n’aurons pas mille autres
idées? répliqua Fouquet, désormais hors de doute et fort pâle.

Le roi tressaillit et allongea la main vers sa clochette; mais
Fouquet le prévint.

-- Sire, dit-il, j’ai la fièvre; je tremble de froid. Si je
demeure un moment de plus, je suis capable de m’évanouir. Je
demande à Votre Majesté la permission de m’aller cacher sous les
couvertures.

-- En effet, vous grelottez; c’est affligeant à voir. Allez,
monsieur Fouquet, allez. J’enverrai savoir de vos nouvelles.

-- Votre Majesté me comble. Dans une heure, je me trouverai
beaucoup mieux.

-- Je veux que quelqu’un vous reconduise, dit le roi.

-- Comme il vous plaira; je prendrais volontiers le bras de
quelqu’un.

-- Monsieur d’Artagnan! cria le roi en sonnant de sa clochette.

-- Oh! Sire, interrompit Fouquet en riant d’un air qui fit froid
au prince, vous me donnez un capitaine de mousquetaires pour me
conduire à mon logis? Honneur bien équivoque, Sire! Un simple
valet de pied, je vous prie.

-- Et pourquoi, monsieur Fouquet? M. d’Artagnan me reconduit bien,
moi!

-- Oui; mais, quand il vous reconduit, Sire, c’est pour vous
obéir, tandis que moi...

-- Eh bien?

-- Moi, s’il me faut rentrer chez moi avec votre chef des
mousquetaires, on dira que vous me faites arrêter.

-- Arrêter? répéta le roi, qui pâlit plus que Fouquet lui-même,
arrêter? oh!...

-- Eh? que ne dit-on pas! poursuivit Fouquet toujours riant; et je
gage qu’il se trouverait des gens assez méchants pour en rire?

Cette saillie déconcerta le monarque. Fouquet fut assez habile ou
assez heureux pour que Louis XIV reculât devant l’apparence du
fait qu’il méditait.

M. d’Artagnan, lorsqu’il parut, reçut l’ordre de désigner un
mousquetaire pour accompagner le surintendant.

-- Inutile, dit alors celui-ci: épée pour épée, j’aime autant
Gourville, qui m’attend en bas. Mais cela ne m’empêchera pas de
jouir de la société de M. d’Artagnan. Je suis bien aise qu’il voie
Belle-Île, lui qui se connaît si bien en fortifications.

D’Artagnan s’inclina, ne comprenant plus rien à la scène.

Fouquet salua encore, et sortit affectant toute la lenteur d’un
homme qui se promène.

Une fois hors du château:

-- Je suis sauvé! dit-il. Oh! oui, tu verras Belle-Île, roi
déloyal, mais quand je n’y serai plus.

Et il disparut.

D’Artagnan était demeuré avec le roi.

-- Capitaine, lui dit Sa Majesté, vous allez suivre M. Fouquet à
cent pas.

-- Oui, Sire.

-- Il rentre chez lui. Vous irez chez lui.

-- Oui, Sire.

-- Vous l’arrêterez en mon nom, et vous l’enfermerez dans un
carrosse.

-- Dans un carrosse? Bien.

-- De telle façon qu’il ne puisse, en route, ni converser avec
quelqu’un, ni jeter des billets aux gens qu’il rencontrera.

-- Oh! voilà qui est difficile, Sire.

-- Non.

-- Pardon, Sire; je ne puis étouffer M. Fouquet, et, s’il demande
à respirer, je n’irai pas l’en empêcher en fermant glaces et
mantelets. Il jettera par les portières tous les cris et les
billets possibles.

-- Le cas est prévu, monsieur d’Artagnan; un carrosse avec un
treillis obviera aux deux inconvénients que vous signalez.

-- Un carrosse à treillis de fer? s’écria d’Artagnan. Mais on ne
fait pas un treillis de fer pour carrosse en une demi-heure, et
Votre Majesté me recommande d’aller tout de suite chez M. Fouquet.

-- Aussi le carrosse en question est-il tout fait.

-- Ah! c’est différent, dit le capitaine. Si le carrosse est tout
fait, très bien, on n’a qu’à le faire aller.

-- Il est tout attelé.

-- Ah!

-- Et le cocher, avec les piqueurs, attend dans la cour basse du
château.

D’Artagnan s’inclina.

-- Il ne me reste, ajouta-t-il, qu’à demander au roi en quel
endroit on conduira M. Fouquet.

-- Au château d’Angers, d’abord.

-- Très bien.

-- Nous verrons ensuite.

-- Oui, Sire.

-- Monsieur d’Artagnan, un dernier mot: vous avez remarqué que,
pour faire cette prise de Fouquet, je n’emploie pas mes gardes, ce
dont M. de Gesvres sera furieux.

-- Votre Majesté n’emploie pas ses gardes, dit le capitaine un peu
humilié, parce qu’elle se défie de M. de Gesvres. Voilà!

-- C’est vous dire, monsieur, que j’ai confiance en vous.

-- Je le sais bien, Sire! et il est inutile de le faire valoir.

-- C’est seulement pour arriver à ceci, monsieur, qu’à partir de
ce moment, s’il arrivait que, par hasard, un hasard quelconque,
M. Fouquet s’évadât... on a vu de ces hasards-là, monsieur...

-- Oh! Sire, très souvent, mais pour les autres, pas pour moi.

-- Pourquoi pas pour vous?

-- Parce que moi, Sire, j’ai un instant voulu sauver M. Fouquet.

Le roi frémit.

-- Parce que, continua le capitaine j’en avais le droit ayant
deviné le plan de Votre Majesté sans qu’elle m’en eût parlé, et
que je trouvais M. Fouquet intéressant. Or j’étais libre de lui
témoigner mon intérêt, à cet homme.

-- En vérité, monsieur, vous ne me rassurez point sur vos
services!

-- Si je l’eusse sauvé alors, j’étais parfaitement innocent: je
dis plus, j’eusse bien fait, car M. Fouquet n’est pas un méchant
homme. Mais il n’a pas voulu; sa destinée l’a entraîné; il a
laissé fuir l’heure de la liberté. Tant pis! Maintenant, j’ai des
ordres, j’obéirai à ces ordres, et M. Fouquet, vous pouvez le
considérer comme un homme arrêté. Il est au château d’Angers,
M. Fouquet.

-- Oh! vous ne le tenez pas encore, capitaine!

-- Cela me regarde; à chacun son métier, Sire; seulement, encore
une fois, réfléchissez. Donnez-vous sérieusement l’ordre d’arrêter
M. Fouquet, Sire?

-- Oui, mille fois oui!

-- Écrivez alors.

-- Voici la lettre.

D’Artagnan la lut, salua le roi et sortit.

Du haut de la terrasse, il aperçut Gourville qui passait l’air
joyeux, et se dirigeait vers la maison de M. Fouquet.


Chapitre CCXLVI -- Le cheval blanc et le cheval noir


«Voilà qui est surprenant, se dit le capitaine: Gourville très
joyeux et courant les rues, quand il est à peu près certain que
M. Fouquet est en danger; quand il est à peu près certain que
c’est Gourville qui a prévenu M. Fouquet par le billet de tout à
l’heure, ce billet qui a été déchiré en mille morceaux sur la
terrasse, et livré aux vents par M. le surintendant.

«Gourville se frotte les mains, c’est qu’il vient de faire quelque
habileté. D’où vient Gourville?

«Gourville vient de la rue aux Herbes. Où va la rue aux Herbes?»

Et d’Artagnan suivit, sur le faîte des maisons de Nantes dominées
par le château, la ligne tracée par les rues, comme il eût fait
sur un plan topographique; seulement au lieu de papier mort et
plat, vide et désert, la carte vivante se dressait en relief avec
des mouvements, les cris et les ombres des hommes et des choses.

Au-delà de l’enceinte de la ville, les grandes plaines verdoyantes
s’étendaient bordant la Loire, et semblaient courir vers l’horizon
empourpré, que sillonnaient l’azur des eaux et le vert noirâtre
des marécages.

Immédiatement après les portes de Nantes, deux chemins blancs
montaient en divergeant comme les doigts écartés d’une main
gigantesque.

D’Artagnan, qui avait embrassé tout le panorama d’un coup d’oeil
en traversant la terrasse, fut conduit par la ligne de la rue aux
Herbes à l’aboutissement d’un de ces chemins qui prenait naissance
sous la porte de Nantes.

Encore un pas, et il allait descendre l’escalier de la terrasse
pour rentrer dans le donjon, prendre son carrosse à treillis, et
marcher vers la maison de Fouquet.

Mais le hasard voulut que, au moment de se replonger dans
l’escalier, il fût attiré par un point mouvant qui gagnait du
terrain sur cette route.

«Qu’est cela? se demanda le mousquetaire. Un cheval qui court, un
cheval échappé sans doute; comme il détale!»

Le point mouvant se détacha de la route, et entra dans les pièces
de luzerne.

«Un cheval blanc, continua le capitaine, qui venait de voir la
couleur ressortir lumineuse sur le fond sombre, et il est monté;
c’est quelque enfant dont le cheval a soif, et l’emporte vers
l’abreuvoir en diagonale.»

Ces réflexions, rapides comme l’éclair, simultanées avec la
perception visuelle, d’Artagnan les avait déjà oubliées quand il
descendit les premières marches de l’escalier.

Quelques parcelles de papier jonchaient les marches et
étincelaient sur la pierre noircie des degrés.

«Eh! eh! se dit le capitaine, voici quelques-uns des fragments du
billet déchiré par M. Fouquet. Pauvre homme! il avait donné son
secret au vent; le vent n’en veut plus et le rapporte au roi.
Décidément, pauvre Fouquet, tu joues de malheur! la partie n’est
pas égale; la fortune est contre toi. L’étoile de Louis XIV
obscurcit la tienne; la couleuvre est plus forte ou plus habile
que l’écureuil.»

D’Artagnan ramassa un de ces morceaux de papier toujours en
descendant.

-- Petite écriture de Gourville!! s’écria-t-il en examinant un des
fragments du billet, je ne m’étais pas trompé.

Et il lut le mot _cheval_.

-- Tiens! fit-il.

Et il en examina un autre, sur lequel pas une lettre n’était
tracée.

Sur un troisième, il lut le mot _blanc_.

-- _Cheval blanc_, répéta-t-il, comme l’enfant qui épelle. Ah! mon
Dieu! s’écria le défiant esprit, cheval blanc!

Et, semblable à ce grain de poudre qui, brûlant, se dilate en un
volume centuple, d’Artagnan, gonflé d’idées et de soupçons,
remonta rapidement vers la terrasse.

Le cheval blanc courait, courait toujours dans la direction de la
Loire, à l’extrémité de laquelle, fondue dans les vapeurs de
l’eau, une petite voile apparaissait, balancée comme un atome.

-- Oh! oh! cria le mousquetaire, il n’y a qu’un homme qui fuit
pour courir aussi vite dans les terres labourées. Il n’y a qu’un
Fouquet, un financier, pour courir ainsi en plein jour sur un
cheval blanc... Il n’y a que le seigneur de Belle-Île pour se
sauver du côté de la mer, quand il y a des forêts si épaisses dans
les terres... Et il n’y a qu’un d’Artagnan au monde pour rattraper
M. Fouquet, qui a une demi-heure d’avance, et qui aura joint son
bateau avant une heure.

Cela dit, le mousquetaire donna ordre que l’on menât grand train
le carrosse aux treillis de fer dans un bouquet de bois situé hors
de la ville. Il choisit son meilleur cheval, lui sauta sur le dos,
et courut par la rue aux Herbes, en prenant, non pas le chemin
qu’avait pris Fouquet, mais le bord même de la Loire, certain
qu’il était de gagner dix minutes sur le total du parcours, et de
joindre, à l’intersection des deux lignes, le fugitif qui ne
soupçonnerait pas d’être poursuivi de ce côté.

Dans la rapidité de la course, et avec l’impatience du
persécuteur, s’animant comme à la chasse, comme à la guerre,
d’Artagnan, si doux, si bon pour Fouquet, se surprit à devenir
féroce et presque sanguinaire.

Pendant longtemps, il courut sans apercevoir le cheval blanc; sa
fureur prenait les teintes de la rage, il doutait de lui, il
supposait que Fouquet s’était abîmé dans un chemin souterrain, ou
qu’il avait relayé le cheval blanc par un de ces fameux chevaux
noirs, rapides comme le vent, dont d’Artagnan, à Saint-Mandé,
avait tant de fois admiré, envié la légèreté vigoureuse.

À ces moments-là, quand le vent lui coupait les yeux et en faisait
jaillir des larmes, quand la selle brûlait, quand le cheval,
entamé dans sa chair vive, rugissait de douleur et faisait voler
sous ses pieds de derrière une pluie de sable fin et de cailloux,
d’Artagnan, se haussant sur l’étrier, et ne voyant rien sur l’eau,
rien sous les arbres, cherchait en l’air, comme un insensé. Il
devenait fou. Dans le paroxysme de sa convoitise, il rêvait
chemins aériens, découverte du siècle suivant; il se rappelait
Dédale et ses vastes ailes, qui l’avaient sauvé des prisons de la
Crète.

Un rauque soupir s’exhalait de ses lèvres. Il répétait, dévoré par
la crainte du ridicule:

-- Moi! moi! dupé par un Gourville, moi!... on dira que je
vieillis, on dira que j’ai reçu un million pour laisser fuir
Fouquet!

Et il enfonçait ses deux éperons dans le ventre du cheval; il
venait de faire une lieue en deux minutes. Soudain, à l’extrémité
d’un pacage, derrière des haies, il vit une forme blanche qui se
montra, disparut, et demeura enfin visible sur un terrain plus
élevé.

D’Artagnan tressaillit de joie; son esprit se rasséréna aussitôt.
Il essuya la sueur qui ruisselait de son front, desserra ses
genoux, libre desquels le cheval respira plus largement, et,
ramenant la bride, modéra l’allure du vigoureux animal, son
complice dans cette chasse à l’homme. Il put alors étudier la
forme de la route, et sa position quant à Fouquet.

Le surintendant avait mis son cheval blanc hors d’haleine, en
traversant les terres molles. Il sentait le besoin de gagner un
sol plus dur, et tendait vers la route par la sécante la plus
courte.

D’Artagnan, lui, n’avait qu’à marcher droit sous la rampe d’une
falaise qui le dérobait aux yeux de son ennemi; de sorte qu’il le
couperait à son arrivée sur la route. Là s’entamerait la course
réelle; là s’établirait la lutte.

D’Artagnan fit respirer son cheval à pleins poumons.

Il remarqua que le surintendant prenait le trot, c’est-à-dire
qu’il faisait aussi souffler sa monture.

Mais on était trop pressé, de part et d’autre, pour demeurer
longtemps à cette allure. Le cheval blanc partit comme une flèche
quand il toucha un terrain plus résistant.

D’Artagnan baissa la main, et son cheval noir prit le galop. Tous
deux suivaient la même route; les quadruples échos de la course se
confondaient; M. Fouquet n’avait pas encore aperçu d’Artagnan.

Mais, à la sortie de la rampe, un seul écho frappa l’air, c’était
celui des pas de d’Artagnan, qui roulait comme un tonnerre.

Fouquet se retourna; il vit à cent pas derrière lui, en arrière,
son ennemi, penché sur le cou de son coursier. Plus de doute; le
baudrier reluisant, la casaque rouge, c’était un mousquetaire;
Fouquet baissa la tête aussi, et son cheval blanc mit vingt pieds
de plus entre son adversaire et lui.

«Oh! mais, pensa d’Artagnan inquiet, ce n’est pas un cheval
ordinaire que monte là Fouquet, attention!» Et, attentif, il
examina, de son oeil infaillible, l’allure et les moyens de ce
coursier.

Croupe ronde, queue maigre et tendue, jambes maigres et sèches
comme des fils d’acier, sabots plus durs que du marbre.

Il éperonna le sien, mais la distance entre les deux resta la
même.

D’Artagnan écouta profondément: pas un souffle du cheval ne lui
parvenait, et, pourtant, il fendait le vent.

Le cheval noir, au contraire, commençait à râler comme un accès de
toux.

«Il faut crever mon cheval, mais arriver», pensa le mousquetaire.

Et il se mit à scier la bouche du pauvre animal, tandis qu’avec
ses éperons il fouillait sa peau sanglante.

Le cheval, désespéré, gagna vingt toises, et arriva sur Fouquet à
la portée du pistolet.

«Courage! se dit le mousquetaire, courage! le blanc s’affaiblira
peut-être; et, si le cheval ne tombe pas, le maître finira par
tomber.»

Mais cheval et homme restèrent droits, unis, prenant peu à peu
l’avantage.

D’Artagnan poussa un cri sauvage qui fit retourner Fouquet, dont
la monture s’animait encore.

-- Fameux cheval! enragé cavalier, gronda le capitaine, Holà!
mordioux, monsieur Fouquet, holà! de par le roi!

Fouquet ne répondit pas.

-- M’entendez-vous? hurla d’Artagnan.

Le cheval venait de faire un faux pas.

-- Pardieu! répliqua laconiquement Fouquet.

Et de courir.

D’Artagnan faillit devenir fou; le sang afflua bouillant à ses
tempes, à ses yeux.

-- De par le roi! s’écria-t-il encore, arrêtez, ou je vous abats
d’un coup de pistolet.

-- Faites, répondit M. Fouquet volant toujours.

D’Artagnan saisit un de ses pistolets et l’arma, espérant que le
bruit de la platine arrêterait son ennemi.

-- Vous avez des pistolets aussi, dit-il, défendez-vous.

Fouquet se retourna effectivement au bruit, et, regardant
d’Artagnan bien en face, ouvrit, de sa main droite, l’habit qui
lui serrait le corps; il ne toucha pas à ses fontes.

Il y avait vingt pas entre eux deux.

-- Mordioux! dit d’Artagnan, je ne vous assassinerai pas; si vous
ne voulez pas tirer sur moi, rendez-vous! Qu’est-ce que la prison?

-- J’aime mieux mourir, répondit Fouquet; je souffrirai moins.

D’Artagnan, ivre de désespoir, jeta son pistolet sur la route.

-- Je vous prendrai vif, dit-il.

Et, par un prodige dont cet incomparable cavalier était seul
capable, il mena son cheval à dix pas du cheval blanc; déjà il
étendait la main pour saisir sa proie.

-- Voyons, tuez-moi c’est plus humain, dit Fouquet.

-- Non! vivant, vivant! murmura le capitaine.

Son cheval fit un faux pas pour la seconde fois; celui de Fouquet
prit l’avance.

C’était un spectacle inouï, que cette course entre deux chevaux
qui ne vivaient que par la volonté de leurs cavaliers.

Au galop furieux avaient succédé le grand trot, puis le trot
simple.

Et la course paraissait aussi vive à ces deux athlètes harassés.
D’Artagnan, poussé à bout, saisit le second pistolet et ajusta le
cheval blanc.

-- À votre cheval! pas à vous! cria-t-il à Fouquet.

Et il tira. L’animal fut atteint dans la croupe; il fit un bond
furieux et se cabra.

Le cheval de d’Artagnan tomba mort.

«Je suis déshonoré, pensa le mousquetaire, je suis un misérable;
par pitié, monsieur Fouquet, jetez-moi un de vos pistolets, que je
me brûle la cervelle!»

Fouquet se remit à courir.

-- Par grâce! par grâce! s’écria d’Artagnan, ce que vous ne voulez
pas en ce moment, je le ferai dans une heure; mais ici, sur cette
route, je meurs bravement, je meurs estimé; rendez-moi ce service,
monsieur Fouquet.

Fouquet ne répondit pas et continua de trotter.

D’Artagnan se mit à courir après son ennemi.

Successivement il jeta par terre son chapeau, son habit, qui
l’embarrassaient, puis son fourreau d’épée, qui battait entre ses
jambes.

L’épée à la main lui devint trop lourde, il la jeta comme le
fourreau.

Le cheval blanc râlait; d’Artagnan gagnait sur lui.

Du trot, l’animal, épuisé, passa au petit pas avec des vertiges
qui secouaient sa tête; le sang venait à sa bouche avec l’écume.

D’Artagnan fit un effort désespéré, sauta sur Fouquet, et le prit
par la jambe en disant d’une voix entrecoupée, haletante:

-- Je vous arrête au nom du roi: cassez-moi la tête, nous aurons
tous deux fait notre devoir.

Fouquet lança loin de lui, dans la rivière, les deux pistolets
dont d’Artagnan eût pu se saisir, et, mettant pied à terre:

-- Je suis votre prisonnier, monsieur, dit-il; voulez-vous prendre
mon bras, car vous allez vous évanouir?

-- Merci, murmura d’Artagnan, qui effectivement, sentit la terre
manquer sous lui et le ciel fondre sur sa tête.

Et il roula sur le sable, à bout d’haleine et de forces.

Fouquet descendit le talus de la rivière, puisa de l’eau dans son
chapeau, vint rafraîchir les tempes du mousquetaire, et lui glissa
quelques gouttes fraîches entre les lèvres.

D’Artagnan se releva, cherchant autour de lui d’un oeil égaré.

Il vit Fouquet agenouillé, son chapeau humide à la main et
souriant avec une ineffable douceur.

-- Vous ne vous êtes pas enfui! cria-t-il. Oh! monsieur, le vrai
roi par la loyauté, par le coeur, par l’âme, ce n’est pas Louis du
Louvre, ni Philippe de Sainte-Marguerite, c’est vous, le proscrit,
le condamné!

-- Moi qui ne suis perdu aujourd’hui que par une seule faute,
monsieur d’Artagnan.

-- Laquelle, mon Dieu?

-- J’aurais dû vous avoir pour ami. Mais comment allons-nous faire
pour retourner à Nantes? Nous en sommes bien loin.

-- C’est vrai, fit d’Artagnan pensif et sombre.

-- Le cheval blanc reviendra peut-être; c’était un si bon cheval!
Montez dessus, monsieur d’Artagnan; moi, j’irai à pied jusqu’à ce
que vous soyez reposé.

-- Pauvre bête! blessée! dit le mousquetaire.

-- Il ira, vous dis-je, je le connais; faisons mieux, montons
dessus tous deux.

-- Essayons, dit le capitaine.

Mais ils n’eurent pas plutôt chargé l’animal de ce poids double,
qu’il vacilla, puis se remit et marcha quelques minutes, puis
chancela encore et s’abattit à côté du cheval noir, qu’il venait
de joindre.

-- Nous irons à pied, le destin le veut; la promenade sera
superbe, reprit Fouquet en passant son bras sous celui de
d’Artagnan.

-- Mordioux! s’écria celui-ci, l’oeil fixe, le sourcil froncé, le
coeur gros. Vilaine journée!

Ils firent lentement les quatre lieues qui les séparaient du bois,
derrière lequel les attendait le carrosse avec une escorte.

Lorsque Fouquet aperçut cette sinistre machine, il dit à
d’Artagnan, qui baissait les yeux, comme honteux pour Louis XIV:

-- Voilà une idée qui n’est pas d’un brave homme, capitaine
d’Artagnan, elle n’est pas de vous. Pourquoi ces grillages? dit-
il.

-- Pour vous empêcher de jeter des billets au-dehors.

-- Ingénieux!

-- Mais vous pouvez parler si vous ne pouvez pas écrire, dit
d’Artagnan.

-- Parler à vous!

-- Mais... si vous voulez.

Fouquet rêva un moment; puis, regardant le capitaine en face:

-- Un seul mot, dit-il, le retiendrez-vous?...

-- Je le retiendrai.

-- Le direz-vous à qui je veux?

-- Je le dirai.

-- Saint-Mandé! articula tout bas Fouquet.

-- Bien. Pour qui?

-- Pour Mme de Bellière ou Pélisson.

-- C’est fait.

Le carrosse traversa Nantes et prit la route d’Angers.


Chapitre CCXLVII -- Où l'écureuil tombe, où la couleuvre vole


Il était deux heures de l’après-midi. Le roi, plein d’impatience,
allait de son cabinet à la terrasse et quelquefois ouvrait la
porte du corridor pour voir ce que faisaient ses secrétaires.

M. Colbert, assis à la place même où M. de Saint-Aignan était
resté si longtemps le matin, causait à voix basse avec
M. de Brienne.

Le roi ouvrit brusquement la porte, et, s’adressant à eux:

-- Que dites-vous? demanda-t-il.

-- Nous parlons de la première séance des États, dit M. de Brienne
en se levant.

-- Très bien! repartit le roi.

Et il rentra.

Cinq minutes après, le bruit de la clochette rappela Rose, dont
c’était l’heure.

-- Avez-vous fini vos copies? demanda le roi.

-- Pas encore, Sire.

-- Voyez donc si M. d’Artagnan est revenu.

-- Pas encore, Sire.

-- C’est étrange! murmura le roi. Appelez M. Colbert.

Colbert entra; il attendait ce moment depuis le matin.

-- Monsieur Colbert, dit le roi très vivement, il faudrait
pourtant savoir ce que M. d’Artagnan est devenu.

Colbert, de sa voix calme:

-- Où le roi veut-il que je le fasse chercher? dit-il.

-- Eh! monsieur, ne savez-vous à quel endroit je l’avais envoyé?
répondit aigrement Louis.

-- Votre Majesté ne me l’a pas dit.

-- Monsieur, il est de ces choses que l’on devine, et vous
surtout, vous les devinez.

-- J’ai pu supposer, Sire; mais je ne me serais pas permis de
deviner tout à fait.

Colbert finissait à peine ces mots, qu’une voix bien plus rude que
celle du roi interrompit la conversation commencée entre le
monarque et le commis.

-- D’Artagnan! cria le roi tout joyeux.

D’Artagnan, pâle et de furieuse humeur, dit au roi:

-- Sire, est-ce que c’est Votre Majesté qui a donné des ordres à
mes mousquetaires?

-- Quels ordres? fit le roi.

-- Au sujet de la maison de M. Fouquet?

-- Aucun! répliqua Louis.

-- Ah! ah! dit d’Artagnan en mordant sa moustache. Je ne m’étais
pas trompé; c’est Monsieur.

Et il désignait Colbert.

-- Quel ordre? Voyons! dit le roi.

-- Ordre de bouleverser toute une maison, de battre les
domestiques et officiers de M. Fouquet, de forcer les tiroirs, de
mettre à sac un logis paisible; mordioux! ordre de sauvage!

-- Monsieur! fit Colbert très pâle.

-- Monsieur, interrompit d’Artagnan, le roi seul, entendez-vous,
le roi seul a le droit de commander à mes mousquetaires; mais,
quant à vous, je vous le défends, et je vous le dis devant Sa
Majesté; des gentilshommes qui portent l’épée ne sont pas des
bélîtres qui ont la plume à l’oreille.

-- D’Artagnan! d’Artagnan! murmura le roi.

-- C’est humiliant, poursuivit le mousquetaire; mes soldats sont
déshonorés. Je ne commande pas à des reîtres, moi, ou à des commis
de l’intendance, mordioux!

-- Mais qu’y a-t-il? Voyons! dit le roi avec autorité.

-- Il y a, Sire, que Monsieur, Monsieur, qui n’a pu deviner les
ordres de Votre Majesté, et qui, par conséquent, n’a pas su que
j’arrêtais M. Fouquet, Monsieur, qui a fait faire la cage de fer à
son patron d’hier, a expédié M. de Roncherat dans le logis de
M. Fouquet, et que, pour enlever les papiers du surintendant, on a
enlevé tous les meubles. Mes mousquetaires étaient autour de la
maison depuis le matin. Voilà mes ordres. Pourquoi s’est-on permis
de les faire entrer dedans? Pourquoi, en les forçant d’assister à
ce pillage, les en a-t-on rendus complices? Mordioux! nous servons
le roi, nous autres, mais nous ne servons pas M. Colbert!

-- Monsieur d’Artagnan, dit le roi sévèrement, prenez garde, ce
n’est pas en ma présence que de pareilles explications, faites sur
ce ton, doivent avoir lieu.

-- J’ai agi pour le bien du roi, dit Colbert d’une voix altérée;
il m’est dur d’être traité de la sorte par un officier de Sa
Majesté, et cela sans vengeance, à cause du respect que je dois au
roi.

-- Le respect que vous devez au roi! s’écria d’Artagnan, dont les
yeux flamboyèrent, consiste d’abord à faire respecter son
autorité, à faire chérir sa personne. Tout agent d’un pouvoir sans
contrôle représente ce pouvoir, et, quand les peuples maudissent
la main qui les frappe, c’est à la main royale que Dieu fait
reproche, entendez-vous? Faut-il qu’un soldat endurci depuis
quarante années aux plaies et au sang vous donne cette leçon,
monsieur? faut-il que la miséricorde soit de mon côté, la férocité
du vôtre? Vous avez fait arrêter, lier, emprisonner des innocents!

-- Les complices peut-être de M. Fouquet, dit Colbert.

-- Qui vous dit que M. Fouquet ait des complices, et même qu’il
soit coupable? Le roi seul le sait, sa justice n’est pas aveugle.
Quand il dira: «Arrêtez, emprisonnez telles gens», alors on
obéira. Ne me parlez donc plus du respect que vous portez au roi,
et prenez garde à vos paroles, si par hasard elles semblent
renfermer quelques menaces, car le roi ne laisse pas menacer ceux
qui le servent bien par ceux qui le desservent, et, au cas où
j’aurais, ce qu’à Dieu ne plaise! un maître aussi ingrat, je me
ferais respecter moi-même.

Cela dit, d’Artagnan se campa fièrement dans le cabinet du roi,
l’oeil allumé, la main sur l’épée, la lèvre frémissante, affectant
bien plus de colère encore qu’il n’en ressentait.

Colbert, humilié, dévoré de rage, salua le roi, comme pour lui
demander la permission de se retirer.

Le roi, contrarié dans son orgueil et dans sa curiosité, ne savait
encore quel parti prendre. D’Artagnan le vit hésiter. Rester plus
longtemps eût été une faute; il fallait obtenir un triomphe sur
Colbert, et le seul moyen était de piquer si bien et si fort au
vif le roi, qu’il ne restât plus à Sa Majesté d’autre sortie que
de choisir entre l’un ou l’autre antagoniste.

D’Artagnan, donc, s’inclina comme Colbert; mais le roi qui tenait,
avant toute chose, à savoir des nouvelles bien exactes, bien
détaillées, de l’arrestation du surintendant des finances, de
celui qui l’avait fait trembler un moment, le roi, comprenant que
la bouderie de d’Artagnan allait l’obliger à remettre à un quart
d’heure au moins les détails qu’il brûlait de connaître; Louis,
disons-nous, oublia Colbert, qui n’avait rien à dire de bien neuf,
et rappela son capitaine des mousquetaires.

-- Voyons, monsieur, dit-il, faites d’abord votre commission, vous
vous reposerez après.

D’Artagnan, qui allait franchir la porte, s’arrêta à la voix du
roi, revint sur ses pas, et Colbert fut contraint de partir. Son
visage prit une teinte de pourpre; ses yeux noirs et méchants
brillèrent d’un feu sombre sous leurs épais sourcils; il allongea
le pas, s’inclina devant le roi, se redressa à demi en passant
devant d’Artagnan, et partit la mort dans le coeur.

D’Artagnan, demeuré seul avec le roi, s’adoucit à l’instant même,
et, composant son visage:

-- Sire, dit-il, vous êtes un jeune roi. C’est à l’aurore que
l’homme devine si la journée sera belle ou triste. Comment, Sire,
les peuples que la main de Dieu a rangés sous votre loi
augureront-ils de votre règne, si, entre vous et eux, vous laissez
agir des ministres de colère et de violence? Mais, parlons de moi,
Sire; laissons une discussion qui vous paraît oiseuse,
inconvenante, peut-être. Parlons de moi. J’ai arrêté M. Fouquet.

-- Vous y avez mis le temps, fit le roi avec aigreur.

D’Artagnan regarda le roi.

-- Je vois que je me suis mal exprimé, dit-il. J’ai annoncé à
Votre Majesté que j’avais arrêté M. Fouquet?

-- Oui; eh bien?

-- Eh bien! j’aurais dû dire à Votre Majesté que M. Fouquet
m’avait arrêté, ç’aurait été plus juste. Je rétablis donc la
vérité: j’ai été arrêté par M. Fouquet.

Ce fut le tour de Louis XIV d’être surpris. D’Artagnan, de son
coup d’oeil si prompt, apprécia ce qui se passait dans l’esprit du
maître. Il ne lui donna pas le temps de questionner. Il raconta
avec cette poésie, avec ce pittoresque que lui seul possédait
peut-être à cette époque, l’évasion de M. Fouquet, la poursuite,
la course acharnée, enfin cette générosité inimitable du
surintendant, qui pouvait fuir dix fois, qui pouvait tuer vingt
fois l’adversaire attaché à sa poursuite, et qui avait préféré la
prison, et pis encore, peut-être, à l’humiliation de celui qui
voulait lui ravir sa liberté.

À mesure que le capitaine des mousquetaires parlait, le roi
s’agitait, dévorant ses paroles et faisant claquer l’extrémité de
ses ongles les uns contre les autres.

-- Il en résulte donc, Sire, à mes yeux du moins, qu’un homme qui
se conduit ainsi est un galant homme et ne peut être un ennemi du
roi. Voilà mon opinion, je le répète à Votre Majesté. Je sais que
le roi va me dire, et je m’incline: «La raison d’État.» Soit!
c’est à mes yeux bien respectable. Mais je suis un soldat, j’ai
reçu ma consigne; la consigne est exécutée, bien malgré moi, c’est
vrai; mais elle l’est. Je me tais.

-- Où est M. Fouquet en ce moment? demanda Louis après un moment
de silence.

-- M. Fouquet, Sire, répondit d’Artagnan, est dans la cage de fer
que M. Colbert lui a fait préparer, et roule au galop de quatre
vigoureux chevaux sur la route d’Angers.

-- Pourquoi l’avez-vous quitté en route?

-- Parce que Sa Majesté ne m’avait pas dit d’aller à Angers. La
preuve, la meilleure preuve de ce que j’avance, c’est que le roi
me cherchait tout à l’heure... Et puis j’avais une autre raison.

-- Laquelle?

-- Moi étant là, ce pauvre M. Fouquet n’eût jamais tenté de
s’évader.

-- Eh bien? s’écria le roi avec stupéfaction.

-- Votre Majesté doit comprendre, et comprend certainement, que
mon plus vif désir est de savoir M. Fouquet en liberté. Je l’ai
donné à un de mes brigadiers, le plus maladroit que j’aie pu
trouver parmi mes mousquetaires, afin que le prisonnier se sauve.

-- Êtes-vous fou, monsieur d’Artagnan? s’écria le roi en croisant
les bras sur sa poitrine; dit-on de pareilles énormités quand on a
le malheur de les penser?

-- Ah! Sire, vous n’attendez pas sans doute de moi que je sois
l’ennemi de M. Fouquet, après ce qu’il vient de faire pour moi et
pour vous? Non, ne me le donnez jamais à garder si vous tenez à ce
qu’il reste sous les verrous; si bien grillée que soit la cage,
l’oiseau finirait par s’envoler.

-- Je suis surpris, dit le roi d’une voix sombre, que vous n’ayez
pas tout de suite suivi la fortune de celui que M. Fouquet voulait
mettre sur mon trône. Vous aviez là tout ce qu’il vous faut:
affection et reconnaissance. À mon service, monsieur, on trouve un
maître.

-- Si M. Fouquet ne vous fût pas allé chercher à la Bastille,
Sire, répliqua d’Artagnan d’une voix fortement accentuée, un seul
homme y fût allé, et, cet homme, c’est moi; vous le savez bien,
Sire.

Le roi s’arrêta. Devant cette parole si franche, si vraie, de son
capitaine des mousquetaires, il n’y avait rien à objecter. Le roi,
en entendant d’Artagnan, se rappela le d’Artagnan d’autrefois,
celui qui, au Palais-Royal, se tenait caché derrière les rideaux
de son lit, quand le peuple de Paris, conduit par le cardinal de
Retz, venait s’assurer de la présence du roi; d’Artagnan qu’il
saluait de la main à la portière de son carrosse, lorsqu’il se
rendait à Notre-Dame en rentrant à Paris; le soldat qui l’avait
quitté à Blois; le lieutenant qu’il avait appelé près de lui,
quand la mort de Mazarin lui rendait le pouvoir; l’homme qu’il
avait toujours trouvé loyal, courageux et dévoué.

Louis s’avança vers la porte, et appela Colbert.

Colbert n’avait pas quitté le corridor où travaillaient les
secrétaires. Colbert parut.

-- Colbert, vous avez fait faire une perquisition chez M. Fouquet?

-- Oui, Sire.

-- Qu’a-t-elle produit?

-- M. de Roncherat, envoyé avec les mousquetaires de Votre
Majesté, m’a remis des papiers, répliqua Colbert.

-- Je les verrai... Vous allez me donner votre main.

-- Ma main, Sire!

-- Oui, pour que je la mette dans celle de M. d’Artagnan. En
effet, d’Artagnan, ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers
le soldat, qui, à la vue du commis avait repris son attitude
hautaine, vous ne connaissez pas l’homme que voici; faites
connaissance.

Et il lui montrait Colbert.

-- C’est un médiocre serviteur dans les positions subalternes,
mais ce sera un grand homme si je l’élève au premier rang.

-- Sire! balbutia Colbert, éperdu de plaisir et de crainte.

-- J’ai compris pourquoi, murmura d’Artagnan à l’oreille du roi:
il était jaloux?

-- Précisément, et sa jalousie lui liait les ailes.

-- Ce sera désormais un serpent ailé, grommela le mousquetaire
avec un reste de haine contre son adversaire de tout à l’heure.

Mais Colbert, s’approchant de lui, offrit à ses yeux une
physionomie si différente de celle qu’il avait l’habitude de lui
voir; il apparut si bon, si doux, si facile, ses yeux prirent
l’expression d’une si noble intelligence, que d’Artagnan,
connaisseur en physionomies, fut ému, presque changé dans ses
convictions.

Colbert lui serrait la main.

-- Ce que le roi vous a dit, monsieur, prouve combien Sa Majesté
connaît les hommes. L’opposition acharnée que j’ai déployée,
jusqu’à ce jour, contre des abus, non contre des hommes, prouve
que j’avais en vue de préparer à mon roi un grand règne; à mon
pays, un grand bien-être. J’ai beaucoup d’idées, monsieur
d’Artagnan; vous les verrez éclore au soleil de la paix publique;
et, si je n’ai pas la certitude et le bonheur de conquérir
l’amitié des hommes honnêtes, je suis au moins certain, monsieur,
que j’obtiendrai leur estime. Pour leur admiration, monsieur, je
donnerais ma vie.

Ce changement, cette élévation subite, cette approbation muette du
roi, donnèrent beaucoup à penser au mousquetaire. Il salua fort
civilement Colbert, qui ne le perdait pas de vue.

Le roi, les voyant réconciliés, les congédia, ils sortirent
ensemble.

Une fois hors du cabinet, le nouveau ministre arrêtant le
capitaine, lui dit:

-- Est-il possible, monsieur d’Artagnan, qu’avec un oeil comme le
vôtre, vous n’ayez pas, du premier coup, à la première inspection,
reconnu qui je suis?

-- Monsieur Colbert, reprit le mousquetaire, le rayon de soleil
qu’on a dans l’oeil empêche de voir les plus ardents brasiers.
L’homme au pouvoir rayonne, vous le savez, et, puisque vous en
êtes là, pourquoi continueriez-vous à persécuter celui qui vient
de tomber en disgrâce et tomber de si haut?

-- Moi, monsieur? dit Colbert. Oh! monsieur, je ne le persécuterai
jamais. Je voulais administrer les finances, et les administrer
seul, parce que je suis ambitieux, et que surtout j’ai la
confiance la plus entière dans mon mérite; parce que je sais que
tout l’or de ce pays va me tomber sous la vue, et que j’aime à
voir l’or du roi; parce que, si je vis trente ans, en trente ans,
pas un denier ne me restera dans la main; parce qu’avec cet or,
moi, je bâtirai des greniers, des édifices, des villes, je
creuserai des ports; parce que je créerai une marine, j’équiperai
des navires qui iront porter le nom de la France aux peuples les
plus éloignés; parce que je créerai des bibliothèques, des
académies; parce que je ferai de la France le premier pays du
monde et le plus riche. Voilà les motifs de mon animosité contre
M. Fouquet, qui m’empêchait d’agir. Et puis, quand je serai grand
et fort, quand la France sera grande et forte, à mon tour, je
crierai: «Miséricorde!»

-- Miséricorde! avez-vous dit? Alors demandons au roi sa liberté.
Le roi ne l’accable aujourd’hui qu’à cause de vous.

Colbert releva encore une fois la tête.

-- Monsieur, dit-il, vous savez bien qu’il n’en est rien, et que
le roi a des inimitiés personnelles contre M. Fouquet; ce n’est
pas à moi de vous l’apprendre.

-- Le roi se lassera, il oubliera.

-- Le roi n’oublie jamais, monsieur d’Artagnan... Tenez, le roi
appelle et va donner un ordre; je ne l’ai pas influencé, n’est-ce
pas? Écoutez.

Le roi appelait en effet ses secrétaires.

-- Monsieur d’Artagnan? dit-il.

-- Me voilà, Sire.

-- Donnez vingt de vos mousquetaires à M. de Saint-Aignan, pour
qu’ils fassent garde à M. Fouquet.

D’Artagnan et Colbert échangèrent un regard.

-- Et d’Angers, continua le roi, on conduira le prisonnier à la
Bastille de Paris.

-- Vous aviez raison, dit le mousquetaire au ministre.

-- Saint-Aignan, continua le roi, vous ferez passer par les armes
quiconque parlera bas, chemin faisant, à M. Fouquet.

-- Mais moi, Sire? dit le duc.

-- Vous, monsieur, vous ne parlerez qu’en présence des
mousquetaires.

Le duc s’inclina et sortit pour faire exécuter l’ordre.

D’Artagnan allait se retirer aussi; le roi l’arrêta.

-- Monsieur, dit-il, vous irez sur-le-champ prendre possession de
l’île et du fief de Belle-Île-en-Mer.

-- Oui, Sire. Moi seul?

-- Vous prendrez autant de troupes qu’il en faut pour ne pas
rester en échec, si la place tenait.

Un murmure d’incrédulité adulatrice se fit entendre dans le groupe
des courtisans.

-- Cela s’est vu, dit d’Artagnan.

-- Je l’ai vu dans mon enfance, reprit le roi, et je ne veux plus
le voir. Vous m’avez entendu? Allez, monsieur et ne revenez ici
qu’avec les clefs de la place.

Colbert s’approcha de d’Artagnan.

-- Une commission qui, si vous la faites bien, dit-il, vous
dégrossit le bâton de maréchal.

-- Pourquoi dites-vous ces mots: _Si vous la faites bien?_

-- Parce qu’elle est difficile.

-- Ah! en quoi?

-- Vous avez des amis dans Belle-Île, monsieur d’Artagnan, et ce
n’est pas facile, aux gens comme vous, de marcher sur le corps
d’un ami pour parvenir.

D’Artagnan baissa la tête, tandis que Colbert retournait auprès du
roi.

Un quart d’heure après, le capitaine reçut l’ordre écrit de faire
sauter Belle-Île en cas de résistance, et le droit de justice
haute et basse sur tous les habitants ou _réfugiés_, avec
injonction de n’en pas laisser échapper un seul.

«Colbert avait raison, pensa d’Artagnan; mon bâton de maréchal de
France coûterait la vie à mes deux amis. Seulement, on oublie que
mes amis ne sont pas plus stupides que les oiseaux, et qu’ils
n’attendent pas la main de l’oiseleur pour déployer leurs ailes.
Cette main, je la leur montrerai si bien, qu’ils auront le temps
de la voir. Pauvre Porthos! pauvre Aramis! Non, ma fortune ne vous
coûtera pas une plume de l’aile.»

Ayant ainsi conclu, d’Artagnan rassembla l’armée royale, la fit
embarquer à Paimboeuf, et mit à la voile sans perdre un moment.


Chapitre CCXLVIII -- Belle-Île-en-Mer


À l’extrémité du môle, sur la promenade que bat la mer furieuse au
flux du soir, deux hommes, se tenant par le bras, causaient d’un
ton animé et expansif, sans que nul être humain pût entendre leurs
paroles, enlevées qu’elles étaient une à une par les rafales du
vent, avec la blanche écume arrachée aux crêtes des flots.

Le soleil venait de se coucher dans la grande nappe de l’océan,
rougi comme un creuset gigantesque.

Parfois, l’un des hommes se tournait vers l’est, interrogeant la
mer avec une sombre inquiétude.

L’autre, interrogeant les traits de son compagnon, semblait
chercher à deviner dans ses regards. Puis, tous deux muets, tous
deux agitant de sombres pensées, ils reprenaient leur promenade.

Ces deux hommes, tout le monde les a déjà reconnus, étaient nos
proscrits, Porthos et Aramis, réfugiés à Belle-Île depuis la ruine
des espérances, depuis la déconfiture du vaste plan de
M. d’Herblay.

-- Vous avez beau dire, mon cher Aramis, répétait Porthos en
aspirant vigoureusement l’air salin dont il gonflait sa puissante
poitrine; vous avez beau dire, Aramis, ce n’est pas une chose
ordinaire que cette disparition, depuis deux jours, de tous les
bateaux de pêche qui étaient partis. Il n’y a pas d’orage en mer.
Le temps est resté constamment calme, pas la plus légère
tourmente, et, eussions-nous essuyé une tempête, toutes nos
barques n’auraient pas sombré. Je vous le répète, c’est étrange,
et cette disparition complète m’étonne, vous dis-je.

-- C’est vrai, murmura Aramis; vous avez raison, ami Porthos.
C’est vrai, il y a quelque chose d’étrange là-dessous.

-- Et, de plus, ajouta Porthos, auquel l’assentiment de l’évêque
de Vannes semblait élargir les idées, de plus, avez-vous remarqué
que, si les barques avaient péri, il n’est revenu aucune épave au
rivage?

-- Je l’ai remarqué comme vous.

-- Remarquez-vous, en outre, que les deux seules barques qui
restaient dans toute l’île et que j’ai envoyées à la recherche des
autres...

Aramis interrompit ici son compagnon par un cri et par un
mouvement si brusque, que Porthos s’arrêta comme stupéfait.

-- Que dites-vous là, Porthos! Quoi! vous avez envoyé les deux
barques...

-- À la recherche des autres; mais oui, répondit tout simplement
Porthos.

-- Malheureux! qu’avez-vous fait? Alors, nous sommes perdus!
s’écria l’évêque.

-- Perdus!... Plaît-il? fit Porthos effaré. Pourquoi perdus,
Aramis? pourquoi sommes-nous perdus?

Aramis se mordit les lèvres.

-- Rien, rien. Pardon, je voulais dire...

-- Quoi?

-- Que, si nous voulions, s’il nous prenait fantaisie de faire une
promenade en mer, nous ne le pourrions pas.

-- Bon! Voilà qui vous tourmente? Beau plaisir, ma foi! Quant à
moi, je ne le regrette pas. Ce que je regrette ce n’est pas,
certes, le plus ou moins d’agrément que l’on peut prendre à Belle-
Île; ce que je regrette, Aramis, c’est Pierrefonds, c’est
Bracieux, c’est le Vallon, c’est ma belle France: ici, l’on n’est
pas en France, mon cher ami; on est je ne sais où. Oh! je puis
vous le dire dans toute la sincérité de mon âme, et votre
affection excusera ma franchise; mais je vous déclare que je ne
suis pas heureux à Belle-Île; non, vraiment, je ne suis pas
heureux, moi!

Aramis soupira tout bas.

-- Cher ami, répondit-il, voilà pourquoi il est bien triste que
vous ayez envoyé les deux barques qui nous restaient à la
recherche des bateaux disparus depuis deux jours. Si vous ne les
eussiez pas expédiées pour faire cette découverte, nous fussions
partis.

-- Partis! Et la consigne, Aramis?

-- Quelle consigne?

-- Parbleu! la consigne que vous me répétiez toujours et à tout
propos: que nous gardions Belle-Île contre l’usurpateur; vous
savez bien.

-- C’est vrai, murmura encore Aramis.

-- Vous voyez donc bien, mon cher, que nous ne pouvons pas partir,
et que l’envoi des barques à la recherche des bateaux ne nous
préjudice en rien.

Aramis se tut, et son vague regard, lumineux comme celui d’un
goéland, plana longtemps sur la mer, interrogeant l’espace et
cherchant à percer l’horizon.

-- Avec tout cela, Aramis, continua Porthos, qui tenait à son
idée, et qui y tenait d’autant plus que l’évêque l’avait trouvée
exacte, avec tout cela, vous ne me donnez aucune explication sur
ce qui peut être arrivé aux malheureux bateaux. Je suis assailli
de cris et de plaintes partout où je passe; les enfants pleurent
en voyant les femmes se désoler, comme si je pouvais rendre les
pères, les époux absents. Que supposez-vous, mon ami, et que dois-
je leur répondre?

-- Supposons tout, mon bon Porthos, et ne disons rien.

Cette réponse ne satisfit point Porthos. Il se retourna en
grommelant quelques mots de mauvaise humeur.

Aramis arrêta le vaillant soldat.

-- Vous souvenez-vous, dit-il avec mélancolie, en serrant les deux
mains du géant dans les siennes avec une affectueuse cordialité;
vous souvenez-vous, ami, qu’aux beaux jours de notre jeunesse,
alors que nous étions forts et vaillants, les deux autres et nous,
vous souvenez-vous, Porthos, que, si nous eussions eu bonne envie
de retourner en France, cette nappe d’eau salée ne nous eût pas
arrêtés?

-- Oh! fit Porthos, six lieues!

-- Si vous m’eussiez vu monter sur une planche, fussiez-vous resté
à terre, Porthos?

-- Non, par Dieu point, Aramis! Mais aujourd’hui, quelle planche
nous faudrait, cher ami, à moi surtout!

Et le seigneur de Bracieux jeta, en riant d’orgueil, un coup
d’oeil sur sa colossale rotondité.

-- Est-ce que, sérieusement, vous ne vous ennuyez pas aussi un peu
à Belle-Île? et ne préféreriez-vous pas les douceurs de votre
demeure, de votre palais épiscopal de Vannes? Allons, avouez-le.

-- Non, répondit Aramis, sans oser regarder Porthos.

-- Restons, alors, dit son ami avec un soupir qui, malgré les
efforts qu’il fit pour le contenir, s’échappa bruyamment de sa
poitrine. Restons, restons! Et cependant, ajouta-t-il, et
cependant, si on voulait bien, mais, là, bien nettement, si l’on
avait une idée bien fixe, bien arrêtée de retourner en France, et
que l’on n’eût pas de bateaux...

-- Avez-vous remarqué une autre chose, mon ami? c’est que, depuis
la disparition de nos barques, depuis ces deux jours que nos
pêcheurs ne sont pas revenus, il n’est pas abordé un seul canot
sur les rivages de l’île?

-- Oui, certes, vous avez raison. Je l’ai remarqué aussi, moi, et
l’observation était facile à faire; car, avant ces deux jours
funestes, nous voyions arriver ici barques et chaloupes par
douzaines.

-- Il faudra s’informer, fit tout à coup Aramis avec attention.
Quand je devrais faire construire un radeau...

-- Mais il y a des canots, cher ami; voulez-vous que j’en monte
un?

-- Un canot... un canot!... Y pensez-vous, Porthos? Un canot pour
chavirer? Non, non, répliqua l’évêque de Vannes, ce n’est pas
notre métier, à nous, de passer sur les lames. Attendons,
attendons.

Et Aramis continuait de se promener avec tous les signes d’une
agitation toujours croissante.

Porthos, qui se fatiguait à suivre chacun des mouvements fiévreux
de son ami, Porthos, qui, dans son calme et sa croyance, ne
comprenait rien à cette sorte d’exaspération qui se trahissait par
des soubresauts continuels, Porthos l’arrêta.

-- Asseyons-nous sur cette roche, lui dit-il; placez-vous là, près
de moi, Aramis, et, je vous en conjure une dernière fois,
expliquez-moi, de manière à me le faire bien comprendre,
expliquez-moi ce que nous faisons ici.

-- Porthos... dit Aramis embarrassé.

-- Je sais que le faux roi a voulu détrôner le vrai roi. C’est
dit, c’est compris. Eh bien?...

-- Oui, fit Aramis.

-- Je sais que le faux roi a projeté de vendre Belle-Île aux
Anglais. C’est encore compris.

-- Oui.

-- Je sais que, nous autres ingénieurs et capitaines, nous sommes
venus nous jeter dans Belle-Île, prendre la direction des travaux
et le commandement des dix compagnies levées, soldées et obéissant
à M. Fouquet, ou plutôt des dix compagnies de son gendre. Tout
cela est encore compris.

Aramis se leva impatienté. On eût dit un lion importuné par un
moucheron.

Porthos le retint par le bras.

-- Mais je ne comprends pas, ce que, malgré tous mes efforts
d’esprit, toutes mes réflexions, je ne puis comprendre, et ce que
je ne comprendrai jamais, c’est que, au lieu de nous envoyer des
troupes, au lieu de nous envoyer des renforts en hommes, en
munitions et en vivres, on nous laisse sans bateaux, on laisse
Belle-Île, sans arrivages, sans secours; c’est qu’au lieu
d’établir avec nous une correspondance, soit par des signaux, soit
par des communications écrites ou verbales, on intercepte toutes
relations avec nous. Voyons, Aramis, répondez-moi, ou plutôt,
avant de me répondre, voulez-vous que je vous dise ce que j’ai
pensé moi? Voulez-vous savoir quelle a été mon idée, quelle
imagination m’est venue?

L’évêque leva la tête.

-- Eh bien! Aramis, continua Porthos, j’ai pensé, j’ai eu l’idée,
je me suis imaginé qu’il s’était passé en France un événement.
J’ai rêvé de M. Fouquet toute la nuit, j’ai rêvé de poissons
morts, d’oeufs cassés, de chambres mal établies, pauvrement
installées. Mauvais rêves, mon cher d’Herblay! malencontres que
ces songes!

-- Porthos, qu’y a-t-il là-bas? interrompit Aramis en se levant
brusquement et montrant à son ami un point noir sur la ligne
empourprée de l’eau.

-- Une barque! dit Porthos; oui, c’est bien une barque. Ah! nous
allons enfin avoir des nouvelles.

-- Deux! s’écria l’évêque en découvrant une autre mâture, deux!
trois! quatre!

-- Cinq! fit Porthos à son tour. Six! Sept! Ah! mon Dieu! c’est
une flotte! mon Dieu! mon Dieu!

-- Nos bateaux qui rentrent probablement, dit Aramis inquiet
malgré l’assurance qu’il affectait.

-- Il sont bien gros pour des bateaux de pêcheurs, fit observer
Porthos; et puis ne remarquez-vous pas, cher ami, qu’ils viennent
de la Loire?

-- Ils viennent de la Loire... oui.

-- Et, tenez, tout le monde ici les a vus comme moi; voici que les
femmes et les enfants commencent à monter sur les jetées.

Un vieux pêcheur passait.

-- Sont-ce nos barques? lui demanda Aramis.

Le vieillard interrogea les profondeurs de l’horizon.

-- Non, monseigneur, répondit-il; ce sont des bateaux-chalands du
service royal.

-- Des bateaux du service royal! répondit Aramis en tressaillant.
À quoi reconnaissez-vous cela?

-- Au pavillon.

-- Mais, dit Porthos, le bateau est à peine visible; comment,
diable, mon cher, pouvez-vous distinguer le pavillon?

-- Je vois qu’il y en a un, répliqua le vieillard; nos bateaux à
nous, et les chalands du commerce n’en ont pas. Ces sortes de
péniches qui viennent là, monsieur, servent ordinairement au
transport des troupes.

-- Ah! fit Aramis.

-- Vivat! s’écria Porthos, on nous envoie du renfort, n’est-ce
pas, Aramis?

-- C’est probable.

-- À moins que les Anglais n’arrivent.

-- Par la Loire? Ce serait avoir du malheur, Porthos; ils auraient
donc passé par Paris?

-- Vous avez raison, ce sont des renforts, décidément, ou des
vivres.

Aramis appuya sa tête dans ses mains et ne répondit pas.

Puis, tout à coup:

-- Porthos, dit-il, faites sonner l’alarme.

-- L’alarme?... y pensez-vous?

-- Oui, et que les canonniers montent à leurs batteries; que les
servants soient à leurs pièces; qu’on veille surtout aux batteries
de côte.

Porthos ouvrit de grands yeux. Il regarda attentivement son ami,
comme pour se convaincre qu’il était dans son bon sens.

-- Je vais y aller, mon bon Porthos, continua Aramis de sa voix la
plus douce; je vais faire exécuter ces ordres, si vous n’y allez
pas, mon cher ami.

-- Mais j’y vais à l’instant même! dit Porthos, qui alla faire
exécuter l’ordre, tout en jetant des regards en arrière pour voir
si l’évêque de Vannes ne se trompait point, et si, revenant à des
idées plus saines, il ne le rappellerait pas.

L’alarme fut sonnée; les clairons, les tambours retentirent, la
grosse cloche du beffroi s’ébranla.

Aussitôt les digues, les moles se remplirent de curieux, de
soldats; les mèches brillèrent entre les mains des artilleurs,
placés derrière les gros canons couchés sur leurs affûts de
pierre. Quand chacun fut à son poste, quand les préparatifs de
défense furent faits:

-- Permettez-moi, Aramis, de chercher à comprendre, murmura
timidement Porthos à l’oreille de l’évêque.

-- Allez, mon cher, vous ne comprendrez que trop tôt, murmura
d’Herblay à cette question de son lieutenant.

-- La flotte qui vient là-bas, la flotte qui, voiles déployées, a
le cap sur le port de Belle-Île, est une flotte royale, n’est-il
pas vrai? Mais, puisqu’il y a deux rois en France, Porthos, auquel
des deux rois cette flotte appartient-elle?

-- Oh! vous m’ouvrez les yeux, repartit le géant, arrêté par cet
argument.

Et Porthos, auquel cette réponse de son ami venait d’ouvrir les
yeux, ou plutôt d’épaissir le bandeau qui lui couvrait la vue, se
rendit au plus vite dans les batteries pour surveiller son monde
et exhorter chacun à faire son devoir.

Cependant Aramis, l’oeil toujours fixé à l’horizon, voyait les
navires s’approcher. La foule et les soldats, montés sur toutes
les sommités et les anfractuosités des rochers, pouvaient
distinguer la mâture, puis les basses voiles, puis enfin le corps
des chalands, portant à la corne le pavillon royal de France.

Il était nuit close lorsqu’une de ces péniches, dont la présence
avait mis si fort en émoi toute la population de Belle-Île, vint
s’embosser à portée de canon de la place.

On vit bientôt, malgré l’obscurité, une sorte d’agitation régner à
bord de ce navire, du flanc duquel se détacha un canot, dont trois
rameurs, courbés sur les avirons, prirent la direction du port,
et, en quelques instants, vinrent atterrir aux pieds du fort.

Le patron de cette yole sauta sur le môle. Il tenait une lettre à
la main, l’agitait en l’air et semblait demander à communiquer
avec quelqu’un.

Cet homme fut bientôt reconnu par plusieurs soldats pour un des
pilotes de l’Île. C’était le patron d’une des deux barques
conservées par Aramis, et que Porthos, dans son inquiétude sur le
sort des pêcheurs disparus depuis deux jours, avait envoyées à la
découverte des bateaux perdus.

Il demanda à être conduit à M. d’Herblay.

Deux soldats, sur le signe d’un sergent, le placèrent entre eux et
l’escortèrent.

Aramis était sur le quai. L’envoyé se présenta devant l’évêque de
Vannes. L’obscurité était presque complète, malgré les flambeaux
que portaient à une certaine distance les soldats qui suivaient
Aramis dans sa ronde.

-- Eh quoi! Jonathas, de quelle part viens-tu?

-- Monseigneur, de la part de ceux qui m’ont pris.

-- Qui t’a pris?

-- Vous savez, monseigneur, que nous étions partis à la recherche
de nos camarades?

-- Oui. Après?

-- Eh bien! monseigneur, à une petite lieue, nous avons été
capturés par un chasse-marée du roi.

-- De quel roi? fit Porthos.

Jonathas ouvrit de grands yeux.

-- Parle, continua l’évêque.

-- Nous fûmes donc capturés, monseigneur, et réunis à ceux qui
avaient été pris hier au matin.

-- Qu’est-ce que cette manie de vous prendre tous? interrompit
Porthos.

-- Monsieur, pour nous empêcher de vous le dire, répliqua
Jonathas.

Porthos à son tour ne comprit pas.

-- Et on vous relâche aujourd’hui? demanda-t-il.

-- Pour que je vous dise, monsieur, qu’on nous avait pris.

«De plus en plus trouble», pensa l’honnête Porthos.

Aramis pendant ce temps, réfléchissait.

-- Voyons, dit-il, une flotte royale bloque donc les côtes?

-- Oui, monseigneur.

-- Qui la commande?

-- Le capitaine des mousquetaires du roi.

-- D’Artagnan?

-- D’Artagnan! dit Porthos.

-- Je crois que c’est ce nom-là.

-- Et c’est lui qui t’a remis cette lettre?

-- Oui, monseigneur.

-- Approchez les flambeaux.

-- C’est son écriture, dit Porthos. Aramis lut vivement les lignes
suivantes:

«Ordre du roi de prendre Belle-Île;
«Ordre de passer au fil de l’épée la garnison, si elle résiste;
«Ordre de faire prisonniers tous les hommes de la garnison;

«Signé: D’Artagnan, qui, avant-hier, a arrêté M. Fouquet pour
l’envoyer à la Bastille.»

Aramis pâlit et froissa le papier en ses mains.

-- Quoi donc? demanda Porthos.

-- Rien, mon ami! rien! Dis-moi, Jonathas?

-- Monseigneur!

-- As-tu parlé à M. d’Artagnan?

-- Oui, monseigneur.

-- Que t’a-t-il dit?

-- Que, pour des informations plus amples, il causerait avec
Monseigneur.

-- Où cela?

-- À son bord.

-- À son bord?

Porthos répéta:

-- À son bord?

-- M. le mousquetaire, continua Jonathas, m’a dit de vous prendre
tous deux, vous et monsieur l’ingénieur, dans mon canot, et de
vous mener à lui.

-- Allons-y, dit Porthos. Ce cher d’Artagnan!

Aramis l’arrêta.

-- Êtes-vous fou? s’écria-t-il. Qui vous dit que ce n’est pas un
piège?

-- De l’autre roi? riposta Porthos avec mystère.

-- Un piège enfin! C’est tout dire, mon ami.

-- C’est possible; alors, que faire? Si d’Artagnan nous appelle,
cependant...

-- Qui vous dit que c’est d’Artagnan?

-- Ah! alors... Mais son écriture...

-- On contrefait une écriture. Celle-ci est contrefaite, tremblée.

-- Vous avez toujours raison; mais, en attendant, nous ne savons
rien.

Aramis se tut.

-- Il est vrai, dit le bon Porthos, que nous n’avons besoin de
rien savoir.

-- Que ferai-je, moi? demanda Jonathas.

-- Tu retourneras près de ce capitaine.

-- Oui, monseigneur.

-- Et tu lui diras que nous le prions de venir lui-même dans
l’île.

-- Je comprends, dit Porthos.

-- Oui, monseigneur, répondit Jonathas; mais, si ce capitaine
refuse de venir à Belle-Île?...

-- S’il refuse, comme nous avons des canons, nous en ferons usage.

-- Contre d’Artagnan?

-- Si c’est d’Artagnan, Porthos, il viendra. Pars, Jonathas, pars.

-- Ma foi! je ne comprends plus rien du tout, murmura Porthos.

-- Je vais tout vous faire comprendre, cher ami, le moment en est
venu. Asseyez-vous sur cet affût ouvrez vos oreilles et écoutez-
moi bien.

-- Oh! j’écoute pardieu! n’en doutez pas.

-- Puis-je partir, monseigneur? cria Jonathas.

-- Pars, et reviens avec une réponse. Laissez passer le canot vous
autres!

Le canot partit pour aller rejoindre le navire.

Aramis prit la main de Porthos et commença les explications.


Chapitre CCXLIX -- Les explications d'Aramis


-- Ce que j’ai à vous dire, ami Porthos, va probablement vous
surprendre, mais vous instruire aussi.

-- J’aime à être surpris, dit Porthos avec bienveillance; ne me
ménagez donc pas, je vous prie. Je suis dur aux émotions; ne
craignez donc rien, parlez.

-- C’est difficile, Porthos, c’est... difficile; car, en vérité,
je vous en préviens une seconde fois, j’ai des choses bien
étranges, bien extraordinaires à vous dire.

-- Oh! vous parlez si bien, cher ami, que je vous écouterais
pendant des journées entières. Parlez donc, je vous en prie, et,
tenez, il me vient une idée: je vais, pour vous faciliter la
besogne, je vais, pour vous aider à me dire ces choses étranges,
vous questionner.

-- Je le veux bien.

-- Pourquoi allons-nous combattre, cher Aramis?

-- Si vous me faites beaucoup de questions semblables à celle-là,
si c’est ainsi que vous voulez faciliter ma besogne, mon besoin de
révélation, en m’interrogeant ainsi, Porthos, vous ne me
faciliterez en rien. Bien au contraire, c’est précisément là le
noeud gordien. Tenez, ami, avec un homme bon, généreux et dévoué
comme vous l’êtes, il faut, pour lui et pour soi-même, commencer
la confession avec bravoure. Je vous ai trompé, mon digne ami.

-- Vous m’avez trompé?

-- Mon Dieu, oui.

-- Était-ce pour mon bien, Aramis?

-- Je l’ai cru, Porthos; je l’ai cru sincèrement, mon ami.

-- Alors, fit l’honnête seigneur de Bracieux, vous m’avez rendu
service, et je vous en remercie; car, si vous ne m’aviez pas
trompé, j’aurais pu me tromper moi-même. En quoi donc m’avez-vous
trompé? Dites.

-- C’est que je servais l’usurpateur, contre lequel Louis XIV
dirige en ce moment tous ses efforts.

-- L’usurpateur, dit Porthos en se grattant le front, c’est... Je
ne comprends pas trop bien.

-- C’est l’un des deux rois qui se disputent la couronne de
France.

-- Fort bien!... Alors, vous serviez celui qui n’est pas Louis
XIV?

-- Vous venez de dire le vrai mot, du premier coup.

-- Il en résulte que...

-- Il en résulte que nous sommes des rebelles, mon pauvre ami.

-- Diable! diable!... s’écria Porthos désappointé.

-- Oh! mais, cher Porthos, soyez calme, nous trouverons encore
bien moyen de nous sauver, croyez-moi.

-- Ce n’est pas cela qui m’inquiète, répondit Porthos; ce qui me
touche seulement, c’est ce vilain mot de rebelles.

-- Ah! voilà!...

-- Et, de cette façon, le duché qu’on m’a promis...

-- C’est l’usurpateur qui le donnait.

-- Ce n’est pas la même chose, Aramis, fit majestueusement
Porthos.

-- Ami, s’il n’eût tenu qu’à moi, vous fussiez devenu prince.

Porthos se mit à mordre ses ongles avec mélancolie.

-- Voilà, continua-t-il, en quoi vous avez eu tort de me tromper;
car ce duché promis, j’y comptais. Oh! j’y comptais sérieusement,
vous sachant homme de parole, mon cher Aramis.

-- Pauvre Porthos! Pardonnez-moi, je vous en supplie.

-- Ainsi donc, insista Porthos sans répondre à la prière de
l’évêque de Vannes, ainsi donc, je suis bien brouillé avec le roi
Louis XIV?

-- J’arrangerai cela, mon bien bon ami, j’arrangerai cela. Je
prendrai tout sur moi seul.

-- Aramis!

-- Non, non, Porthos, je vous en conjure, laissez-moi faire. Pas
de fausse générosité! pas de dévouement inopportun! Vous ne saviez
rien de mes projets. Vous n’avez rien fait par vous-même. Moi,
c’est différent. Je suis seul l’auteur du complot. J’avais besoin
de mon inséparable compagnon; je vous ai appelé et vous êtes venu
à moi, en vous souvenant de notre ancienne devise: «Tous pour un,
un pour tous». Mon crime, cher Porthos, est d’avoir été égoïste.

-- Voilà une parole que j’aime, dit Porthos, et dès que vous avez
agi uniquement pour vous, il me serait impossible de vous en
vouloir. C’est si naturel!

Et, sur ce mot sublime, Porthos serra cordialement la main de son
ami.

Aramis, en présence de cette naïve grandeur d’âme, se trouva
petit. C’était la deuxième fois qu’il se voyait contraint de plier
devant la réelle supériorité du coeur bien plus puissante que la
splendeur de l’esprit.

Il répondit par une muette et énergique pression à la généreuse
caresse de son ami.

-- Maintenant, dit Porthos, que nous nous sommes parfaitement
expliqués, maintenant que je me suis parfaitement rendu compte de
notre situation vis-à-vis du roi Louis, je crois, cher ami, qu’il
est temps de me faire comprendre l’intrigue politique dont nous
sommes les victimes; car je vois bien qu’il y a une intrigue
politique là-dessous.

-- D’Artagnan, mon bon Porthos, d’Artagnan va venir, et vous la
détaillera dans toutes ses circonstances: mais, excusez-moi: je
suis navré de douleur, accablé par la peine, et j’ai besoin de
toute ma présence d’esprit, de toute ma réflexion, pour vous
sortir du mauvais pas où je vous ai si imprudemment engagé; mais
rien de plus clair désormais, rien de plus net que la position. Le
roi Louis XIV n’a plus maintenant qu’un seul ennemi: cet ennemi,
c’est moi, moi seul. Je vous ai fait prisonnier, vous m’avez
suivi, je vous libère aujourd’hui, vous revolez vers votre prince,
Vous le voyez, Porthos, il n’y a pas une seule difficulté dans
tout ceci.

-- Croyez-vous? fit Porthos.

-- J’en suis bien sûr.

-- Alors pourquoi, dit l’admirable bon sens de Porthos, alors
pourquoi, si nous sommes dans une aussi facile position, pourquoi,
mon bon ami, préparons-nous des canons, des mousquets et des
engins de toute sorte? Plus simple, il me semble, est de dire au
capitaine d’Artagnan: «Cher ami, nous nous sommes trompés, c’est à
refaire; ouvrez-nous la porte, laissez nous passer, et bonjour!»

-- Ah! voilà! dit Aramis en secouant la tête.

-- Comment, voilà? Est-ce que vous n’approuvez pas ce plan cher
ami?

-- J’y vois une difficulté.

-- Laquelle?

-- L’hypothèse où d’Artagnan viendrait avec de tels ordres, que
nous soyons obligés de nous défendre.

-- Allons donc! nous défendre contre d’Artagnan? Folie! Ce bon
d’Artagnan!...

Aramis secoua encore une fois la tête.

-- Porthos, dit-il, si j’ai fait allumer les mèches et pointer les
canons, si j’ai fait retentir le signal d’alarme, si j’ai appelé
tout le monde à son poste sur les remparts, ces bons remparts de
Belle-Île que vous avez si bien fortifiés, c’est pour quelque
chose. Attendez pour juger, ou plutôt, non, n’attendez pas...

-- Que faire?

-- Si je le savais, ami, je l’eusse dit.

-- Mais il y a une chose bien plus simple que de se défendre: un
bateau, et en route pour la France, où...

-- Cher ami, dit Aramis en souriant avec une sorte de tristesse,
ne raisonnons pas comme des enfants; soyons hommes pour le conseil
et pour l’exécution. Tenez, voici qu’on hèle du port une
embarcation quelconque. Attention, Porthos, sérieuse attention!

-- C’est d’Artagnan, sans doute, dit Porthos d’une voix de
tonnerre en s’approchant du parapet.

-- Oui, c’est moi; répondit le capitaine des mousquetaires en
sautant légèrement les degrés du môle.

Et il monta rapidement jusqu’à la petite esplanade où
l’attendaient ses deux amis.

Une fois en chemin Porthos et Aramis distinguèrent un officier qui
suivait d’Artagnan, emboîtant le pas dans chacun des pas du
capitaine.

Le capitaine s’arrêta sur les degrés du môle, à moitié route. Son
compagnon l’imita.

-- Faites retirer vos gens, cria d’Artagnan à Porthos et à Aramis;
faites-les retirer hors de la portée de la voix.

L’ordre, donné par Porthos, fut exécuté à l’instant même.

Alors d’Artagnan, se tournant vers celui qui le suivait:

-- Monsieur, lui dit-il, nous ne sommes plus ici sur la flotte du
roi, où, en vertu de vos ordres, vous me parliez si arrogamment
tout à l’heure.

-- Monsieur, répondit l’officier, je ne vous parlais pas
arrogamment; j’obéissais simplement, mais rigoureusement, à ce qui
m’a été commandé. On m’a dit de vous suivre, je vous suis. On m’a
dit de ne pas vous laisser communiquer avec qui que ce soit sans
prendre connaissance de ce que vous feriez: je me mêle à vos
communications.

D’Artagnan frémit de colère, et Porthos et Aramis qui entendaient
ce dialogue, frémirent aussi, mais d’inquiétude et de crainte.

D’Artagnan, mâchant sa moustache avec cette vivacité qui décelait
en lui l’état d’une exaspération la plus voisine d’un éclat
terrible, se rapprocha de l’officier.

-- Monsieur, dit-il d’une voix plus basse et d’autant plus
accentuée, qu’elle affectait un calme profond et se gonflait de
tempête, monsieur, quand j’ai envoyé un canot ici, vous avez voulu
savoir ce que j’écrivais aux défenseurs de Belle-Île. Vous m’avez
montré un ordre; à l’instant même, à mon tour, je vous ai montré
le billet que j’écrivais. Quand le patron de la barque envoyée par
moi fut de retour, quand j’ai reçu la réponse de ces deux
messieurs et il désignait de la main à l’officier Aramis et
Porthos, vous avez entendu jusqu’au bout le discours du messager.
Tout cela était bien dans vos ordres; tout cela est bien suivi,
bien exécuté, bien ponctuel, n’est-ce pas?

-- Oui, monsieur, balbutia l’officier; oui, sans doute,
monsieur... mais...

-- Monsieur, continua d’Artagnan en s’échauffant, monsieur, quand
j’ai manifesté l’intention de quitter mon bord pour passer à
Belle-Île, vous avez exigé de m’accompagner; je n’ai point hésité:
je vous ai emmené. Vous êtes bien à Belle-Île, n’est-ce pas?

-- Oui, monsieur; mais...

-- Mais... il ne s’agit plus de M. Colbert, qui vous a fait tenir
cet ordre, ou de qui que ce soit au monde, dont vous suivez les
instructions: il s’agit ici d’un homme qui gêne M. d’Artagnan, et
qui se trouve avec M. d’Artagnan seul, sur les marches d’un
escalier, que baignent trente pieds d’eau salée; mauvaise position
pour cet homme, mauvaise position, monsieur! je vous en avertis.

-- Mais, monsieur, si je vous gêne, dit timidement et presque
craintivement l’officier, c’est mon service qui...

-- Monsieur vous avez eu le malheur, vous ou ceux qui vous
envoient, de me faire une insulte. Elle est faite. Je ne peux m’en
prendre à ceux qui vous cautionnent; ils me sont inconnus, ou sont
trop loin. Mais vous vous trouvez sous ma main, et je jure Dieu
que, si vous faites un pas derrière moi, quand je vais lever le
pied pour monter auprès de ces messieurs... je jure mon nom que je
vous fends la tête d’un coup d’épée, et que je vous jette à l’eau.
Oh! il arrivera ce qu’il arrivera. Je ne me suis jamais mis que
six fois en colère dans ma vie, monsieur, et les cinq fois qui ont
précédé celle-ci, j’ai tué mon homme.

L’officier ne bougea pas; il pâlit sous cette terrible menace, et
répondit avec simplicité:

-- Monsieur, vous avez tort d’aller contre ma consigne.

Porthos et Aramis, muets et frissonnants en haut du parapet,
crièrent au mousquetaire:

-- Cher d’Artagnan, prenez garde!

D’Artagnan les fit taire du geste, leva son pied avec un calme
effrayant pour gravir une marche, et se retourna l’épée à la main,
pour voir si l’officier le suivrait.

L’officier fit un signe de croix et marcha.

Porthos et Aramis, qui connaissaient leur d’Artagnan, poussèrent
un cri et se précipitèrent pour arrêter le coup qu’ils croyaient
déjà entendre.

Mais d’Artagnan, passant l’épée dans la main gauche:

-- Monsieur, dit-il à l’officier d’une voix émue, vous êtes un
brave homme. Vous devez mieux comprendre ce que je vais vous dire
maintenant, que ce que je vous ai dit tout à l’heure.

-- Parlez, monsieur d’Artagnan, parlez, répondit le brave
officier.

-- Ces messieurs que nous venons voir, et contre lesquels vous
avez des ordres, sont mes amis.

-- Je le sais, monsieur.

-- Vous comprenez si je dois agir avec eux comme vos instructions
vous le prescrivent.

-- Je comprends vos réserves.

-- Eh bien! permettez-moi de causer avec eux sans témoin.

-- Monsieur d’Artagnan, si je cédais à votre demande, si je
faisais ce dont vous me priez, je manquerais à ma parole; mais, si
je ne le fais pas, je vous désobligerai. J’aime mieux l’un que
l’autre. Causez avec vos amis, et ne me méprisez pas, monsieur, de
faire par amour pour vous, que j’estime et que j’honore, ne me
méprisez pas de faire pour vous, pour vous seul, une vilaine
action.

D’Artagnan, ému, passa rapidement ses bras au cou de ce jeune
homme, et monta près de ses amis.

L’officier, enveloppé dans son manteau, s’assit sur les marches,
couvertes d’algues humides.

-- Eh bien! dit d’Artagnan à ses amis, voilà la position; jugez.

Ils s’embrassèrent tous trois. Tous trois se tinrent serrés dans
les bras l’un de l’autre, comme aux beaux jours de la jeunesse.

-- Que signifient toutes ces rigueurs? demanda Porthos.

-- Vous devez en soupçonner quelque chose, cher ami, répliqua
d’Artagnan.

-- Pas trop, je vous l’assure, mon cher capitaine; car, enfin, je
n’ai rien fait, ni Aramis non plus, se hâta d’ajouter l’excellent
homme.

D’Artagnan lança au prélat un regard de reproche, qui pénétra ce
coeur endurci.

-- Cher Porthos! s’écria l’évêque de Vannes.

-- Vous voyez ce qu’on a fait, dit d’Artagnan: interception de
tout ce qui vient de Belle-Île, de tout ce qui s’y rend. Vos
bateaux sont tous saisis. Si vous aviez essayé de fuir, vous
tombiez entre les mains des croiseurs qui sillonnent la mer et qui
vous guettent. Le roi vous veut et vous prendra.

Et d’Artagnan s’arracha furieusement quelques poils de sa
moustache grise.

-- Mon idée était celle-ci, continua d’Artagnan: vous faire venir
à mon bord tous deux, vous avoir près de moi, et puis vous rendre
libres. Mais, à présent, qui me dit qu’en retournant sur mon
navire je ne rencontrerai pas un supérieur, que je ne trouverai
pas des ordres secrets qui m’enlèvent mon commandement pour le
donner à quelque autre que moi, et qui disposeront de moi et de
vous sans nul espoir de secours?

-- Il faut demeurer à Belle-Île, dit résolument Aramis, et je vous
réponds, moi, que je ne me rendrai qu’à bon escient.

Porthos ne dit rien. D’Artagnan remarqua le silence de son ami.

-- J’ai à essayer encore de cet officier, de ce brave qui
m’accompagne, et dont la courageuse résistance me rend bien
heureux; car elle accuse un honnête homme, lequel, encore que
notre ennemi, vaut mille fois mieux qu’un lâche complaisant.
Essayons, et sachons de lui ce qu’il a le droit de faire, ce que
sa consigne lui permet ou lui défend.

-- Essayons, dit Aramis.

D’Artagnan vint au parapet, se pencha vers les degrés du môle, et
appela l’officier, qui monta aussitôt.

-- Monsieur, lui dit d’Artagnan, après l’échange des courtoisies
les plus cordiales, naturelles entre gentilshommes qui se
connaissent et s’apprécient dignement; monsieur, si je voulais
emmener ces messieurs d’ici, que feriez vous?

-- Je ne m’y opposerais pas, monsieur; mais, ayant ordre direct,
ordre formel, de les prendre sous ma garde, je les garderais.

-- Ah! fit d’Artagnan.

-- C’est fini! dit Aramis sourdement.

Porthos ne bougea pas.

-- Emmenez toujours Porthos, dit l’évêque de Vannes; il saura
prouver au roi, je l’y aiderai, et vous aussi, monsieur
d’Artagnan, qu’il n’est pour rien dans cette affaire.

-- Hum! fit d’Artagnan. Voulez-vous venir? voulez-vous me suivre,
Porthos? le roi est clément.

-- Je demande à réfléchir, dit Porthos noblement.

-- Vous restez ici, alors?

-- Jusqu’à nouvel ordre! s’écria Aramis avec vivacité.

-- Jusqu’à ce que nous ayons eu une idée, reprit d’Artagnan, et je
crois maintenant que ce ne sera pas long, car j’en ai déjà une.

-- Disons-nous adieu, alors, reprit Aramis; mais, en vérité, cher
Porthos, vous devriez partir.

-- Non! dit laconiquement celui-ci.

-- Comme il vous plaira, reprit Aramis, un peu blessé dans sa
susceptibilité nerveuse, du ton morose de son compagnon.
Seulement, je suis rassuré par la promesse d’une idée de
d’Artagnan; idée que j’ai devinée, je crois.

-- Voyons, fit le mousquetaire en approchant son oreille de la
bouche d’Aramis.

Celui-ci dit au capitaine plusieurs mots rapides, auxquels
d’Artagnan répondit:

-- Précisément cela.

-- Immanquable, alors, s’écria Aramis joyeux.

-- Pendant la première émotion que causera ce parti pris,
arrangez-vous, Aramis.

-- Oh! n’ayez pas peur.

-- Maintenant, monsieur, dit d’Artagnan à l’officier, merci mille
fois! Vous venez de vous faire trois amis à la vie, à la mort.

-- Oui, répliqua Aramis.

Porthos seul ne dit rien et acquiesça de la tête.

D’Artagnan, ayant tendrement embrassé ses deux vieux amis, quitta
Belle-Île, avec l’inséparable compagnon que M. Colbert lui avait
donné.

Ainsi, à part l’espèce d’explication dont le digne Porthos avait
bien voulu se contenter, rien n’était changé en apparence au sort
des uns et des autres.

-- Seulement, dit Aramis, il y a l’idée de d’Artagnan.

D’Artagnan ne retourna point à son bord sans creuser profondément
l’idée qu’il venait de découvrir.

Or, on sait que, lorsque d’Artagnan creusait, d’habitude il
perçait à jour.

Quant à l’officier, redevenu muet, il lui laissa respectueusement
le loisir de méditer.

Aussi, en mettant le pied sur son navire, embossé à une portée de
canon de Belle-Île, le capitaine des mousquetaires avait-il déjà
réuni tous ses moyens offensifs et défensifs.

Il assembla immédiatement son conseil.

Ce conseil se composait des officiers qui servaient sous ses
ordres.

Ces officiers étaient au nombre de huit:

Un chef des forces maritimes,
Un major dirigeant l’artillerie,
Un ingénieur,
L’officier que nous connaissons,
Et quatre lieutenants.

Les ayant donc réunis dans la chambre de poupe, d’Artagnan se
leva, ôta son feutre, et commença en ces termes:

-- Messieurs, je suis allé reconnaître Belle-Île-en-Mer et j’y ai
trouvé bonne et solide garnison; de plus, les préparatifs tout
faits pour une défense qui peut devenir gênante. J’ai donc
l’intention d’envoyer chercher deux des principaux officiers de la
place pour que nous causions avec eux. Les ayant séparés de leurs
troupes et de leurs canons, nous en aurons meilleur marché,
surtout avec de bons raisonnements. Est-ce votre avis, messieurs?

Le major de l’artillerie se leva.

-- Monsieur, dit-il avec respect, mais avec fermeté je viens de
vous entendre dire que la place prépare une défense gênante. La
place est donc, que vous sachiez, déterminée à la rébellion?

D’Artagnan fut visiblement dépité par cette réponse, mais il
n’était pas homme à se laisser abattre pour si peu, et reprit la
parole:

-- Monsieur, dit-il, votre réponse est juste. Mais vous n’ignorez
pas que Belle-Île-en-Mer est un fief de M. Fouquet, et les anciens
rois ont donné aux seigneurs de Belle-Île le droit de s’armer chez
eux.

La major fit un mouvement.

-- Oh! ne m’interrompez point, continua d’Artagnan. Vous allez me
dire que ce droit de s’armer contre les Anglais n’est pas le droit
de s’armer contre son roi. Mais ce n’est pas M. Fouquet, je
suppose, qui tient en ce moment Belle-Île, puisque, avant-hier,
j’ai arrêté M. Fouquet. Or, les habitants et défenseurs de Belle-
Île ne savent rien de cette arrestation. Vous la leur annonceriez
vainement. C’est une chose si inouïe, si extraordinaire, si
inattendue, qu’ils ne vous croiraient pas. Un Breton sert son
maître et non pas ses maîtres; il sert son maître jusqu’à ce qu’il
l’ait vu mort. Or, les Bretons, que je sache, n’ont pas vu le
cadavre de M. Fouquet. Il n’est donc pas surprenant qu’ils
tiennent contre tout ce qui n’est pas M. Fouquet ou sa signature.

Le major s’inclina en signe d’assentiment.

-- Voilà pourquoi, continua d’Artagnan, voilà pourquoi je me
propose de faire venir ici, à mon bord, deux des principaux
officiers de la garnison. Ils vous verront, messieurs; ils verront
les forces dont nous disposons; ils sauront, par conséquent, à
quoi s’en tenir sur le sort qui les attend en cas de rébellion.
Nous leur affirmerons sur l’honneur que M. Fouquet est prisonnier,
et que toute résistance ne lui saurait être que préjudiciable.
Nous leur dirons que, le premier coup de canon tiré, il n’y a
aucune miséricorde à attendre du roi. Alors, je l’espère du moins,
ils ne résisteront plus. Ils se livreront sans combat, et nous
aurons à l’amiable une place qui pourrait bien nous coûter cher à
conquérir.

L’officier qui avait suivi d’Artagnan à Belle-Île s’apprêtait à
parler, mais d’Artagnan l’interrompit.

-- Oui, je sais ce que vous allez me dire, monsieur; je sais qu’il
y a ordre du roi d’empêcher toute communication secrète avec les
défenseurs de Belle-Île, et voilà justement pourquoi j’offre de ne
communiquer qu’en présence de tout mon état-major.

Et d’Artagnan fit à ses officiers un signe de tête qui avait pour
but de faire valoir cette condescendance.

Les officiers se regardèrent comme pour lire leur opinion dans les
yeux des uns des autres, avec intention de faire évidemment, après
qu’ils se seraient mis d’accord, selon le désir de d’Artagnan. Et
déjà celui-ci voyait avec joie que le résultat de leur
consentement serait l’envoi d’une barque à Porthos et à Aramis,
lorsque l’officier du roi tira de sa poitrine un pli cacheté qu’il
remit à d’Artagnan.

Ce pli portait sur sa suscription le n° 1.

-- Qu’est-ce encore? murmura le capitaine surpris.

-- Lisez, monsieur, dit l’officier avec une courtoisie qui n’était
pas exempte de tristesse.

D’Artagnan, plein de défiance, déplia le papier et lut:

«Défense à M. d’Artagnan d’assembler quelque conseil que ce soit,
ou de délibérer d’aucune façon avant que Belle-Île soit rendue, et
que les prisonniers soient passés par les armes.

_Signé_: Louis.»

D’Artagnan réprima le mouvement d’impatience qui courait par tout
son corps; et avec un gracieux sourire.

-- C’est bien, monsieur, dit-il, on se conformera aux ordres du
roi.


Chapitre CCL -- Suite des idées du roi et des idées de
M. d'Artagnan


Le coup était direct, il était rude, mortel. D’Artagnan furieux
d’avoir été prévenu par une idée du roi, ne désespéra cependant
pas, et, songeant à cette idée que lui aussi avait rapportée de
Belle-Île, il en augura un nouveau moyen de salut pour ses amis.

-- Messieurs, dit-il subitement, puisque le roi a chargé un autre
que moi de ses ordres secrets, c’est que je n’ai plus sa
confiance, et j’en serais réellement indigne si j’avais le courage
de garder un commandement sujet à tant de soupçons injurieux. Je
m’en vais donc sur-le-champ porter ma démission au roi. Je la
donne devant vous tous, en vous enjoignant de vous replier avec
moi sur la côte de France, de façon à ne rien compromettre des
forces que Sa Majesté m’a confiées. C’est pourquoi, retournez tous
à vos postes, et commandez le retour; d’ici à une heure, nous
avons le flux. À vos postes, messieurs! Je suppose, ajouta-t-il en
voyant que tous obéissaient, excepté l’officier surveillant, que
vous n’aurez pas d’ordres à objecter cette fois-ci?

Et d’Artagnan triomphait presque en disant ces mots-là. Ce plan
était le salut de ses amis. Le blocus levé, ils pouvaient
s’embarquer tout de suite et faire voile pour l’Angleterre ou pour
l’Espagne, sans crainte d’être inquiétés. Tandis qu’ils fuyaient,
d’Artagnan arrivait auprès du roi, justifiait son retour par
l’indignation que les défiances de Colbert avaient soulevée contre
lui; on le renvoyait en pleins pouvoirs, et il prenait Belle-Île,
c’est-à-dire la cage, sans prendre les oiseaux envolés.

Mais, à ce plan, l’officier opposa un deuxième ordre du roi. Il
était ainsi conçu:

«Du moment où M. d’Artagnan aura manifesté le désir de donner sa
démission, il ne comptera plus comme chef de l’expédition, et tout
officier placé sous ses ordres sera tenu de ne lui plus obéir. De
plus, M. d’Artagnan, ayant perdu cette qualité de chef de l’armée
envoyée contre Belle-Île, devra partir immédiatement pour la
France, en compagnie de l’officier qui lui aura remis le message,
et qui le regardera comme un prisonnier dont il répond.»

D’Artagnan pâlit, lui si brave et si insouciant. Tout avait été
calculé avec une profondeur qui, pour la première fois depuis
trente ans, lui rappela la solide prévoyance et la logique
inflexible du grand cardinal.

Il appuya sa tête sur sa main, rêvant, respirant à peine.

«Si je mettais cet ordre dans ma poche, pensa-t-il, qui le saurait
ou qui m’en empêcherait? Avant que le roi en eût été informé,
j’aurais sauvé ces pauvres gens là-bas. De l’audace, allons! Ma
tête n’est pas de celles qu’un bourreau fait tomber par
désobéissance. Désobéissons!»

Mais, au moment où il allait prendre ce parti, il vit les
officiers autour de lui lire des ordres pareils, que venaient de
leur distribuer cet infernal agent de la pensée de Colbert.

Le cas de désobéissance était prévu comme les autres.

-- Monsieur, lui vint dire l’officier, j’attends votre bon plaisir
pour partir.

-- Je suis prêt, monsieur, répliqua le capitaine en grinçant des
dents.

L’officier commanda sur-le-champ un canot qui vint recevoir
d’Artagnan.

Il faillit devenir fou de rage à cette vue.

-- Comment, balbutia-t-il, fera-t-on ici pour diriger les
différents corps?

-- Vous parti, monsieur, répliqua le commandant des navires, c’est
à moi que le roi confie sa flotte.

-- Alors, monsieur, riposta l’homme de Colbert en s’adressant au
nouveau chef, c’est pour vous ce dernier ordre qui m’avait été
remis. Voyons vos pouvoirs?

-- Les voici, dit le marin en exhibant une signature royale.

-- Voici vos instructions, répliqua l’officier en lui remettant le
pli.

Et, se tournant vers d’Artagnan:

-- Allons, monsieur, dit-il d’une voix émue, tant il voyait de
désespoir chez cet homme de fer, faites-moi la grâce de partir.

-- Tout de suite, articula faiblement d’Artagnan, vaincu, terrassé
par l’implacable impossibilité.

Et il se laissa glisser dans la petite embarcation, qui cingla
vers la France avec un vent favorable, et menée par la marée
montante. Les gardes du roi s’étaient embarqués avec lui.

Cependant, le mousquetaire conservait encore l’espoir d’arriver à
Nantes assez vite, et de plaider assez éloquemment la cause de ses
amis pour fléchir le roi.

La barque volait comme une hirondelle. D’Artagnan voyait
distinctement la terre de France se profiler en noir sur les
nuages blancs de la nuit.

-- Ah! monsieur, dit-il bas à l’officier, auquel, depuis une
heure, il ne parlait plus, combien je donnerais pour connaître les
instructions du nouveau commandant! Elles sont toutes pacifiques,
n’est-ce pas?... et...

Il n’acheva pas; un coup de canon lointain gronda sur la surface
des flots, puis un autre, et deux ou trois plus forts.

-- Le feu est ouvert sur Belle-Île, répondit l’officier.

Le canot venait de toucher la terre de France.


Chapitre CCLI -- Les aïeux de Porthos


Lorsque d’Artagnan eut quitté Aramis et Porthos, ceux-ci
rentrèrent au fort principal pour s’entretenir avec plus de
liberté.

Porthos, toujours soucieux, gênait Aramis, dont l’esprit ne
s’était jamais trouvé plus libre.

-- Cher Porthos, dit celui-ci tout à coup, je vais vous expliquer
l’idée de d’Artagnan.

-- Quelle idée, Aramis?

-- Une idée à laquelle nous devrons la liberté avant douze heures.

-- Ah! vraiment, fit Porthos étonné. Voyons!

-- Vous avez remarqué, par la scène que notre ami a eue avec
l’officier, que certains ordres le gênent relativement à nous?

-- Je l’ai remarqué.

-- Eh bien! d’Artagnan va donner sa démission au roi, et pendant
la confusion qui résultera de son absence, nous gagnerons au
large, ou plutôt vous gagnerez au large, vous, Porthos, s’il n’y a
possibilité de fuite que pour un.

Ici, Porthos secoua la tête, et répondit:

-- Nous nous sauverons ensemble, Aramis, ou nous resterons ici
ensemble.

-- Vous êtes un généreux coeur, dit Aramis, seulement votre sombre
inquiétude m’afflige...

-- Je ne suis pas inquiet, dit Porthos.

-- Alors, vous m’en voulez?

-- Je ne vous en veux pas.

-- Eh bien! cher ami, pourquoi cette mine lugubre?

-- Je m’en vais vous le dire: je fais mon testament. Et, en disant
ces mots, le bon Porthos regarda tristement Aramis.

-- Votre testament? s’écria l’évêque. Allons donc! vous croyez-
vous perdu?

-- Je me sens fatigué. C’est la première fois, et il y a une
habitude dans ma famille.

-- Laquelle, mon ami?

-- Mon grand-père était un homme deux fois fort comme moi.

-- Oh! oh! dit Aramis. C’était donc Samson, votre grand-père?

-- Non. Il s’appelait Antoine. Eh bien! il avait mon âge, lorsque,
partant pour la chasse un jour, il se sentit les jambes faibles,
lui qui n’avait jamais connu ce mal.

-- Que signifiait cette fatigue, mon ami?

-- Rien de bon, comme vous l’allez voir; car, étant parti se
plaignant toujours de ses jambes molles, il trouva un sanglier qui
lui fit tête, le manqua de son coup d’arquebuse, et fut décousu
par la bête. Il en est mort sur le coup.

-- Ce n’est pas une raison pour que vous vous alarmiez, cher
Porthos.

-- Oh! vous allez voir. Mon père était une fois fort comme moi.
C’était un rude soldat de Henri III et de Henri IV, il ne
s’appelait pas Antoine, mais Gaspard, comme M. de Coligny.
Toujours à cheval, il n’avait jamais su ce que c’est que la
lassitude. Un soir qu’il se levait de table, ses jambes lui
manquèrent.

-- Il avait bien soupé, peut-être? dit Aramis; et voilà pourquoi
il chancelait.

-- Bah! un ami de M. de Bassompierre? Allons, donc! Non, vous dis-
je. Il s’étonna de cette lassitude, et dit à ma mère, qui le
raillait: «Ne croirait-on pas que je vais voir un sanglier, comme
défunt M. du Vallon, mon père?»

-- Eh bien? fit Aramis.

-- Eh bien! bravant cette faiblesse, mon père voulut descendre au
jardin au lieu de se mettre au lit; le pied lui manqua dès la
première marche; l’escalier était roide; mon père alla tomber sur
un angle de pierre dans lequel un gond de fer était scellé. Le
gond lui ouvrit la tempe: il resta mort sur la place.

Aramis, levant les yeux sur son ami:

-- Voilà deux circonstances extraordinaires, dit-il; n’en inférons
pas qu’il puisse s’en présenter une troisième. Il ne convient pas
à un homme de votre force d’être superstitieux, mon brave Porthos;
d’ailleurs, où est-ce qu’on voit vos jambes fléchir? Jamais vous
n’avez été si roide et si superbe; vous porteriez une maison sur
vos épaules.

-- En ce moment, dit Porthos, je me sens bien dispos; mais, il y a
un moment, je vacillais, je m’affaissais, et, depuis tantôt, ce
phénomène, comme vous dites, s’est présenté quatre fois. Je ne
vous dirai pas que cela me fit peur; mais cela me contrariait; la
vie est une agréable chose. J’ai de l’argent; j’ai de belles
terres; j’ai des chevaux que j’aime; j’ai aussi des amis que
j’aime: d’Artagnan, Athos, Raoul et vous.

L’admirable Porthos ne prenait pas même la peine de dissimuler à
Aramis le rang qu’il lui donnait dans ses amitiés.

Aramis lui serra la main.

-- Nous vivrons encore de nombreuses années, dit-il, pour
conserver au monde des échantillons d’hommes rares. Fiez-vous à
moi, cher ami: nous n’avons aucune réponse de d’Artagnan, c’est
bon signe; il doit avoir donné des ordres pour masser la flotte et
dégarnir la mer. J’ai ordonné, moi, tout à l’heure, qu’on roulât
une barque sur des rouleaux jusqu’à l’issue du grand souterrain de
Locmaria, vous savez, où nous avons tant de fois fait l’affût pour
les renards.

-- Oui, et qui aboutit à la petite anse par un boyau que nous
avons découvert le jour où ce superbe renard s’échappa par là.

-- Précisément. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans
ce souterrain; elle doit y être déjà. Nous attendrons le moment
favorable, et, pendant la nuit, en mer!

-- Voilà une bonne idée, nous y gagnons quoi?

-- Nous y gagnons que nul ne connaît cette grotte, ou plutôt son
issue, à part nous et deux ou trois chasseurs de l’île; nous y
gagnons que, si l’île est occupée, les éclaireurs, ne voyant pas
de barque au rivage, ne soupçonneront pas qu’on puisse s’échapper
et cesseront de surveiller.

-- Je comprends.

-- Eh bien! les jambes?

-- Oh! excellentes en ce moment.

-- Vous voyez donc bien, tout conspire à nous donner le repos et
l’espoir. D’Artagnan débarrasse la mer et nous fait libres. Plus
de flotte royale ni de descente à craindre. Vive Dieu! Porthos,
nous avons encore un demi-siècle de bonnes aventures, et, si je
touche la terre d’Espagne, je vous jure, ajouta l’évêque avec une
énergie terrible, que votre brevet de duc n’est pas aussi aventuré
qu’on veut bien le dire.

-- Espérons, fit Porthos un peu ragaillardi par cette nouvelle
chaleur de son compagnon.

Tout à coup, un cri se fit entendre:

-- Aux armes!

Ce cri, répété par cent voix, vint, dans la chambre où les deux
amis se tenaient, porter la surprise chez l’un et l’inquiétude
chez l’autre.

Aramis ouvrit la fenêtre; il vit courir une foule de gens avec des
flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens armés prenaient leurs
postes.

-- La flotte! la flotte! cria un soldat qui reconnut Aramis.

-- La flotte? répéta celui-ci.

-- À demi-portée de canon, continua le soldat.

-- Aux armes! cria Aramis.

-- Aux armes! répéta formidablement Porthos.

Et tous deux s’élancèrent vers le môle, pour se mettre à l’abri
derrière les batteries.

On vit s’approcher des chaloupes chargées de soldats; elles
prirent trois directions pour descendre sur trois points à la
fois.

-- Que faut-il faire? demanda un officier de garde.

-- Arrêtez-les; et, si elles poursuivent, feu! dit Aramis.

Cinq minutes après, la canonnade commença.

C’étaient les coups de feu que d’Artagnan avait entendus en
abordant en France.

Mais les chaloupes étaient trop près du môle pour que les canons
tirassent juste; elles abordèrent; le combat commença presque
corps à corps.

-- Qu’avez-vous, Porthos? dit Aramis à son ami.

-- Rien... les jambes... c’est vraiment incompréhensible... elles
se remettront en chargeant.

En effet, Porthos et Aramis se mirent à charger avec une telle
vigueur, ils animèrent si bien leurs hommes, que les royaux se
rembarquèrent précipitamment sans avoir eu autre chose que des
blessés qu’ils emportèrent.

-- Eh! mais Porthos, cria Aramis, il nous faut un prisonnier,
vite, vite.

Porthos s’abaissa sur l’escalier du môle, saisit par la nuque un
des officiers de l’armée royale qui attendait, pour s’embarquer,
que tout son monde fût dans la chaloupe. Le bras du géant enleva
cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans qu’un
coup de feu fût tiré sur lui.

-- Voici un prisonnier, dit Porthos à Aramis.

-- Eh bien! s’écria celui-ci en riant, calomniez donc vos jambes!

-- Ce n’est pas avec mes jambes que je l’ai pris, répliqua Porthos
tristement, c’est avec mon bras.


Chapitre CCLII -- Le fils de Biscarrat


Les Bretons de l’île étaient tout fiers de cette victoire; Aramis
ne les encouragea pas.

-- Ce qui arrivera, dit-il à Porthos, quand tout le monde fut
rentré, c’est que la colère du roi s’éveillera avec le récit de la
résistance, et que ces braves gens seront décimés ou brûlés quand
l’île sera prise; ce qui ne peut manquer d’advenir.

-- Il en résulte, dit Porthos, que nous n’avons rien fait d’utile?

-- Pour le moment, si fait, répliqua l’évêque; car nous avons un
prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis préparent.

-- Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le
faire parler est simple: nous allons souper, nous l’inviterons; en
buvant, il parlera.

Ce qui fut fait. L’officier, un peu inquiet d’abord, se rassura en
voyant les gens auxquels il avait affaire.

Il donna, n’ayant pas peur de se compromettre, tous les détails
imaginables sur la démission et le départ de d’Artagnan.

Il expliqua comment, après ce départ, le nouveau chef de
l’expédition avait ordonné une surprise sur Belle-Île. Là
s’arrêtèrent ses explications.

Aramis et Porthos échangèrent un coup d’oeil qui témoignait de
leur désespoir.

Plus de fonds à faire sur cette brave imagination de d’Artagnan,
plus de ressource, par conséquent, en cas de défaite.

Aramis, continuant son interrogatoire, demanda au prisonnier ce
que les royaux comptaient faire des chefs de Belle-Île.

-- Ordre, répliqua celui-ci, de tuer pendant le combat et de
pendre après.

Aramis et Porthos se regardèrent encore.

Le rouge monta au visage de tous deux.

-- Je suis bien léger pour la potence, répondit Aramis; les gens
comme moi ne se pendent pas.

-- Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos; les gens comme moi
cassent la corde.

-- Je suis sûr, fit galamment le prisonnier, que nous vous
eussions procuré la faveur d’une mort à votre choix.

-- Mille remerciements, dit sérieusement Aramis.

Porthos s’inclina.

-- Encore ce coup de vin à votre santé, fit-il en buvant lui-même.

De propos en propos, le souper se prolongea; l’officier, qui était
un spirituel gentilhomme, se laissa doucement aller au charme de
l’esprit d’Aramis et de la cordiale bonhomie de Porthos.

-- Pardonnez-moi, dit-il si je vous adresse une question; mais des
gens qui en sont à leur sixième bouteille ont bien le droit de
s’oublier un peu.

-- Adressez, dit Porthos, adressez.

-- Parlez, fit Aramis.

-- N’étiez-vous pas, messieurs, vous deux, dans les mousquetaires
du feu roi?

-- Oui, monsieur, et des meilleurs, s’il vous plaît, répliqua
Porthos.

-- C’est vrai: je dirais même les meilleurs de tous les soldats,
messieurs, si je ne craignais d’offenser la mémoire de mon père.

-- De votre père? s’écria Aramis.

-- Savez-vous comment je me nomme?

-- Ma foi! non, monsieur; mais vous me le direz, et...

-- Je m’appelle Georges de Biscarrat.

-- Oh! s’écria Porthos à son tour, Biscarrat! vous rappelez-vous
ce nom, Aramis?

-- Biscarrat?... rêva l’évêque. Il me semble...

-- Cherchez bien, monsieur, dit l’officier.

-- Pardieu! ce ne sera pas long, fit Porthos. Biscarrat, dit
Cardinal... un des quatre qui vinrent nous interrompre le jour où
nous entrâmes dans l’amitié de d’Artagnan, l’épée à la main.

-- Précisément, messieurs.

-- Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessâmes pas.

-- Une rude lame, par conséquent, fit le prisonnier.

-- C’est vrai, oh! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma
foi! monsieur de Biscarrat, enchanté de faire la connaissance d’un
aussi brave homme.

Biscarrat serra les deux mains que lui tendaient les deux anciens
mousquetaires.

Aramis regarda Porthos, comme pour lui dire: «Voilà un homme qui
nous aidera.» Et, sur-le-champ:

-- Avouez, dit-il, monsieur, qu’il fait bon d’avoir été honnête
homme.

-- Mon père me l’a toujours dit, monsieur.

-- Avouez, de plus, que c’est une triste circonstance que celle où
vous vous trouvez de rencontrer des gens destinés à être
arquebusés ou pendus, et de s’apercevoir que ces gens-là sont
d’anciennes connaissances, de vieilles connaissances héréditaires.

-- Oh! vous n’êtes pas réservés à ce sort affreux, messieurs et
amis, dit vivement le jeune homme.

-- Bah! vous l’avez dit.

-- Je l’ai dit tout à l’heure, quand je ne vous connaissais pas;
mais, maintenant que je vous connais, je dis: Vous éviterez ce
destin funeste, si vous le voulez.

-- Comment, si nous le voulons? s’écria Aramis, dont les yeux
brillèrent d’intelligence en regardant alternativement son
prisonnier et Porthos.

-- Pourvu, continua Porthos en regardant à son tour, avec une
noble intrépidité, M. de Biscarrat et l’évêque, pourvu qu’on ne
nous demande pas de lâchetés.

-- On ne vous demandera rien du tout, messieurs reprit le
gentilhomme de l’armée royale; que voulez-vous qu’on vous demande?
Si l’on vous trouve, on vous tue, c’est chose arrêtée; tâchez
donc, messieurs, qu’on ne vous trouve pas.

-- Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignité, mais il
me semble bien que, pour nous trouver, il faut que l’on vienne
nous quérir ici.

-- En cela vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit
Aramis en interrogeant toujours du regard la physionomie de
Biscarrat, silencieux et contraint. Vous voulez, monsieur de
Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouverture
et vous n’osez pas, n’est-il pas vrai?

-- Ah! messieurs et amis, c’est qu’en parlant je trahis la
consigne; mais, tenez, j’entends une voix qui dégage la mienne en
la dominant.

-- Le canon! fit Porthos.

-- Le canon et la mousqueterie s’écria l’évêque.

On entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits
sinistres d’un combat qui ne dura point.

-- Qu’est-ce que cela? demanda Porthos.

-- Eh! pardieu! s’écria Aramis, c’est ce dont je me doutais.

-- Quoi donc?

-- L’attaque faite par vous n’était qu’une feinte, n’est-il pas
vrai, monsieur? et, pendant que vos compagnies se laissaient
repousser, vous aviez la certitude d’opérer un débarquement de
l’autre côté de l’île.

-- Oh! plusieurs, monsieur.

-- Nous sommes perdus, alors, fit paisiblement l’évêque de Vannes.

-- Perdus! cela est possible, répondit le seigneur de Pierrefonds;
mais nous ne sommes pas pris ni pendus.

Et, en disant ces mots, il se leva de la table, s’approcha du mur
et en détacha froidement son épée et ses pistolets, qu’il visita
avec ce soin du vieux soldat qui s’apprête à combattre, et qui
sent que sa vie repose en grande partie sur l’excellence et la
bonne tenue de ses armes.

Au bruit du canon, à la nouvelle de la surprise qui pouvait livrer
l’île aux troupes royales, la foule éperdue se précipita dans le
fort. Elle venait demander assistance et conseil à ses chefs.

Aramis, pâle et vaincu, se montra entre deux flambeaux à la
fenêtre qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui
attendaient des ordres, et d’habitants éperdus qui imploraient
secours.

-- Mes amis, dit d’Herblay d’une voix grave et sonore, M. Fouquet,
votre protecteur, votre ami, votre père, a été arrêté par ordre du
roi et jeté à la Bastille.

Un long cri de fureur et de menace monta jusqu’à la fenêtre où se
tenait l’évêque, et l’enveloppa d’un fluide vibrant.

-- Vengeons M. Fouquet! crièrent les plus exaltés. À mort les
royaux!

-- Non, mes amis, répliqua solennellement Aramis, non, mes amis,
pas de résistance Le roi est maître dans son royaume. Le roi est
le mandataire de Dieu. Le roi et Dieu ont frappé M. Fouquet.
Humiliez-vous devant la main de Dieu. Aimez Dieu et le roi, qui
ont frappé M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur, ne
cherchez pas à Je venger. Vous vous sacrifieriez en vain, vous,
vos femmes et vos enfants, vos biens et votre liberté. Bas les
armes, mes amis! bas les armes! puisque le roi vous le commande,
et retirez-vous paisiblement dans vos demeures. C’est moi qui vous
le demande, c’est moi qui vous en prie, c’est moi qui, au besoin,
vous le commande au nom de M. Fouquet.

La foule, amassée sous la fenêtre, fit entendre un long
frémissement de colère et d’effroi.

-- Les soldats de Louis XIV sont entrés dans l’île, continua
Aramis. Désormais, ce ne serait plus entre eux et vous un combat,
ce serait un massacre. Allez, allez et oubliez; cette fois, je
vous le commande au nom du Seigneur.

Les mutins se retirèrent lentement, soumis et muets.

-- Ah çà! mais que venez-vous donc de dire là, mon ami? dit
Porthos.

-- Monsieur, dit Biscarrat à l’évêque, vous sauvez tous ces
habitants, mais vous ne sauvez ni votre ami ni vous.

-- Monsieur de Biscarrat, dit avec un accent singulier de noblesse
et de courtoisie l’évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, soyez
assez bon pour reprendre votre liberté.

-- Je le veux bien, monsieur; mais...

-- Mais cela nous rendra service; car, en annonçant au lieutenant
du roi la soumission des insulaires, vous obtiendrez peut-être
quelque grâce pour nous, en l’instruisant de la manière dont cette
soumission s’est opérée.

-- Grâce! répliqua Porthos avec des yeux flamboyants, grâce!
qu’est-ce que ce mot-là!

Aramis toucha rudement le coude de son ami, comme il faisait aux
beaux jours de leur jeunesse, alors qu’il voulait avertir Porthos
qu’il avait fait ou qu’il allait faire quelque bévue. Porthos
comprit et se tut soudain.

-- J’irai, messieurs, répondit Biscarrat, un peu surpris aussi de
ce mot de _grâce_ prononcé par le fier mousquetaire dont, quelques
instants auparavant, il racontait et vantait avec tant
d’enthousiasme les exploits héroïques.

-- Allez donc, monsieur de Biscarrat, dit Aramis en le saluant,
et, en partant, recevez l’expression de toute notre
reconnaissance.

-- Mais vous, messieurs, vous que je m’honore d’appeler mes amis,
puisque vous avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous
pendant ce temps? reprit l’officier tout ému, en prenant congé des
deux anciens adversaires de son père.

-- Nous, nous attendons ici.

-- Mais, mon Dieu!... l’ordre est formel!

-- Je suis évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, et l’on ne
passe pas plus par les armes un évêque que l’on ne pend un
gentilhomme.

-- Ah! oui, monsieur, oui, monseigneur, reprit Biscarrat; oui,
c’est vrai, vous avez raison, il y a encore pour vous cette
chance. Donc, je pars, je me rends auprès du commandant de
l’expédition, du lieutenant du roi. Adieu donc, messieurs; ou
plutôt, au revoir!

En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui fit
donner Aramis, courut dans la direction des coups de feu qu’on
avait entendus et qui, en amenant la foule dans le fort, avait
interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier.

Aramis le regarda partir, et demeura seul avec Porthos:

-- Eh bien! comprenez-vous? dit-il.

-- Ma foi, non.

-- Est-ce que Biscarrat ne vous gênait pas ici?

-- Non, c’est un brave garçon.

-- Oui; mais la grotte de Locmaria, est-il nécessaire que tout le
monde la connaisse?

-- Ah! c’est vrai, c’est vrai, je comprends. Nous nous sauvons par
le souterrain.

-- S’il vous plaît, répliqua joyeusement Aramis. En route, ami
Porthos! Notre bateau nous attend, et le roi ne nous tient pas
encore.


Chapitre CCLIII -- La grotte de Locmaria


Le souterrain de Locmaria était assez éloigné du môle pour que les
deux amis dussent ménager leurs forces avant d’y arriver.

D’ailleurs, la nuit s’avançait; minuit avait sonné au fort;
Porthos et Aramis étaient chargés d’argent et d’armes.

Ils cheminaient donc dans la lande qui sépare le môle de ce
souterrain, écoutant tous les bruits et tâchant d’éviter toutes
les embûches.

De temps en temps, sur la route qu’ils avaient soigneusement
laissée à leur gauche, passaient des fuyards venant de l’intérieur
des terres, à la nouvelle du débarquement des troupes royales.

Aramis et Porthos, cachés derrière quelque anfractuosité de
rocher, recueillaient les mots échappés aux pauvres gens qui
fuyaient tout tremblants, portant avec eux leurs effets les plus
précieux, et tâchaient, en entendant leurs plaintes, d’en conclure
quelque chose pour leur intérêt.

Enfin, après une course rapide, mais fréquemment interrompue par
des stations prudentes, ils atteignirent ces grottes profondes
dans lesquelles le prévoyant évêque de Vannes avait eu soin de
faire rouler sur des cylindres une bonne barque capable de tenir
la mer dans cette belle saison.

-- Mon bon ami, dit Porthos après avoir respiré bruyamment, nous
sommes arrivés, à ce qu’il me paraît; mais je crois que vous
m’avez parlé de trois hommes, de trois serviteurs qui devaient
nous accompagner. Je ne les vois pas; où sont-ils donc?

-- Pourquoi les verriez-vous, cher Porthos? répondit Aramis. Ils
nous attendent certainement dans la caverne, et sans nul doute,
ils se reposent un moment après avoir accompli ce rude et
difficile travail.

Aramis arrêta Porthos, qui se préparait à entrer dans le
souterrain.

-- Voulez-vous, mon bon ami, dit-il au géant, me permettre de
passer le premier? Je connais le signal que j’ai donné à nos
hommes, et nos gens, ne l’entendant pas, seraient dans le cas de
faire feu sur vous ou de vous lancer leur couteau dans l’ombre.

-- Allez, cher Aramis, allez le premier, vous êtes tout sagesse et
tout prudence, allez. Aussi bien, voilà cette fatigue dont je vous
ai parlé qui me reprend encore une fois.

Aramis laissa Porthos s’asseoir à l’entrée de la grotte, et,
courbant la tête, il pénétra dans l’intérieur de la caverne en
imitant le cri de la chouette.

Un petit roucoulement plaintif, un cri à peine distinct, répondit
dans la profondeur du souterrain.

Aramis continua sa marche prudente, et bientôt il fut arrêté par
le même cri qu’il avait le premier fait entendre, et ce cri était
lancé à dix pas de lui.

-- Êtes-vous là, Yves? fit l’évêque.

-- Oui, monseigneur. Goennec est là aussi. Son fils nous
accompagne.

-- Bien. Toutes choses sont-elles prêtes?

-- Oui, monseigneur.

-- Allez un peu à l’entrée des grottes, mon bon Yves, et vous y
trouverez le seigneur de Pierrefonds, qui se repose, fatigué qu’il
est de sa course. Et si, par hasard, il ne peut pas marcher,
enlevez-le et l’apportez ici près de moi.

Les trois Bretons obéirent. Mais la recommandation d’Aramis à ses
serviteurs était inutile. Porthos, rafraîchi, avait déjà lui-même
commencé la descente, et son pas pesant résonnait au milieu des
cavités formées et soutenues par les colonnes de silex et de
granit.

Dès que le seigneur de Bracieux eut rejoint l’évêque, les Bretons
allumèrent une lanterne dont ils s’étaient munis, et Porthos
assura son ami qu’il se sentait désormais fort comme à
l’ordinaire.

-- Visitons le canot, dit Aramis, et assurons-nous d’abord de ce
qu’il renferme.

-- N’approchez pas trop la lumière, dit le patron Yves; car, ainsi
que vous avez bien voulu me le recommander, monseigneur, j’ai mis
sous le banc de poupe, dans le coffre, vous savez, le baril de
poudre et les charges de mousquet que vous m’aviez envoyés du
fort.

-- Bien, fit Aramis.

Et, prenant lui-même la lanterne, il visita minutieusement toutes
les parties du canot avec les précautions d’un homme qui n’est ni
timide ni ignorant en face du danger.

Le canot était long, léger, tirant peu d’eau, mince de quille,
enfin de ceux que l’on a toujours si bien construits à Belle-Île,
un peu haut de bord, solide sur l’eau, très maniable, muni de
planches qui, dans les temps incertains, forment une sorte de pont
sur lequel glissent les lames, et qui peuvent protéger les
rameurs.

Dans deux coffres bien clos, placés sous les bancs de proue et de
poupe, Aramis trouva du pain, du biscuit, des fruits secs, un
quartier de lard, une bonne provision d’eau dans des outres; le
tout formant des rations suffisantes pour des gens qui ne devaient
jamais quitter la côte, et se trouvaient à même de se ravitailler
si le besoin le commandait.

Les armes, huit mousquets et autant de pistolets de cavalier,
étaient en bon état et toutes chargées. Il avait des avirons de
rechange en cas d’accident et cette petite voile appelée
trinquette, qui aide la marche du canot en même temps que les
rameurs nagent, qui est si utile lorsque la brise se fait sentir,
et qui ne charge pas l’embarcation.

Lorsque Aramis eut reconnu toutes ces choses, et qu’il se fut
montré content du résultat de son inspection:

-- Consultons-nous, dit-il, cher Porthos, pour savoir s’il faut
essayer de faire sortir la barque par l’extrémité inconnue de la
grotte, en suivant la pente et l’ombre du souterrain, ou s’il vaut
mieux, à ciel découvert, la faire glisser sur les rouleaux, par
les bruyères, en aplanissant le chemin de la petite falaise, qui
n’a pas vingt pieds de haut, et donne à son pied, dans la marée,
trois ou quatre brasses de bonne eau sur un bon fond.

-- Qu’à cela ne tienne, monseigneur répliqua le patron Yves
respectueusement; mais je ne crois pas que par la pente du
souterrain et dans l’obscurité où nous serons obligés de
manoeuvrer notre embarcation, le chemin soit aussi commode qu’en
plein air. Je connais bien la falaise, et je puis vous certifier
qu’elle est unie comme un gazon de jardin; l’intérieur de la
grotte, au contraire, est raboteux; sans compter encore,
monseigneur, que, à l’extrémité, nous trouverons le boyau qui mène
à la mer, et peut-être le canot n’y passera pas.

-- J’ai fait mes calculs, répondit l’évêque, et j’ai la certitude
qu’il passerait.

-- Soit; je le veux bien, monseigneur, insista le patron; mais
Votre Grandeur sait bien que, pour le faire atteindre à
l’extrémité du boyau, il faut lever une énorme pierre, celle sous
laquelle passe toujours le renard, et qui ferme le boyau comme une
porte.

-- On la lèvera, dit Porthos; ce n’est rien.

-- Oh! je sais que Monseigneur a la force de dix hommes, répliqua
Yves; seulement, c’est bien du mal pour Monseigneur.

-- Je crois que le patron pourrait avoir raison, dit Aramis.
Essayons du ciel ouvert.

-- D’autant plus, monseigneur, continua le pêcheur, que nous ne
saurions nous embarquer avant le jour, tant il y a de travail, et
que, aussitôt que le jour paraîtra, une bonne vedette, placée sur
la partie supérieure de la grotte, nous sera nécessaire,
indispensable même, pour surveiller les manoeuvres des chalands ou
des croiseurs qui nous guetteraient.

-- Oui, Yves, oui, votre raison est bonne; on va passer sur la
falaise.

Et les trois robustes Bretons allaient, plaçant leurs rouleaux
sous la barque, la mettre en mouvement, lorsque des aboiements
lointains de chiens se firent entendre dans la campagne. Aramis
s’élança hors de la grotte; Porthos le suivit.

L’aube teignait de pourpre et de nacre les flots et la plaine;
dans le demi-jour, on voyait les petits sapins mélancoliques se
tordre sur les pierres, et de longues volées de corbeaux rasaient
de leurs ailes noires les maigres champs de sarrasin.

Un quart d’heure encore et le jour serait plein; les oiseaux,
réveillés, l’annonçaient joyeusement par leurs chants à toute la
nature.

Les aboiements qu’on avait entendus, et qui avaient arrêté les
trois pêcheurs prêts à remuer la barque, et fait sortir Aramis et
Porthos, se prolongeaient dans une gorge profonde, à une lieue
environ de la grotte.

-- C’est une meute, dit Porthos; les chiens sont lancés sur une
piste.

-- Qu’est cela? qui chasse en un pareil moment? pensa Aramis.

-- Et par ici, surtout, continua Porthos, par ici où l’on craint
l’arrivée des royaux!

-- Le bruit se rapproche. Oui, vous avez raison Porthos, les
chiens sont sur une trace.

-- Eh! mais! s’écria tout à coup Aramis, Yves, Yves, venez donc!

Yves accourut, laissant là le cylindre qu’il tenait encore et
qu’il allait placer sous la barque quand cette exclamation de
l’évêque interrompit sa besogne.

-- Qu’est-ce que cette chasse, patron? dit Porthos.

-- Eh! monseigneur, répliqua le Breton, je n’y comprends rien. Ce
n’est pas en un pareil moment que le seigneur de Locmaria
chasserait. Non; et, pourtant, les chiens...

-- À moins qu’ils ne se soient échappés du chenil.

-- Non, dit Goennec, ce ne sont pas là les chiens du seigneur de
Locmaria.

-- Par prudence, reprit Aramis, rentrons dans la grotte;
évidemment les voix approchent, et, tout à l’heure, nous saurons à
quoi nous en tenir.

Ils rentrèrent; mais ils n’avaient pas fait cent pas dans l’ombre
qu’un bruit, semblable au rauque soupir d’une créature effrayée,
retentit dans la caverne; et, haletant, rapide, effrayé, un renard
passa comme un éclair devant les fugitifs, sauta par-dessus la
barque et disparut laissant après lui son fumet âcre, conservé
quelques secondes sous les voûtes basses du souterrain.

-- Le renard! crièrent les Bretons avec la joyeuse surprise du
chasseur.

-- Maudits soyons-nous!cria l’évêque, notre retraite est
découverte.

-- Comment cela? dit Porthos; avons-nous peur d’un renard?

-- Eh! mon ami, que dites-vous donc, et que vous inquiétez-vous du
renard? Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, pardieu! Mais ne savez-
vous pas, Porthos, qu’après le renard viennent les chiens, et
qu’après les chiens viennent les hommes?

Porthos baissa la tête.

On entendit, comme pour confirmer les paroles d’Aramis, la meute
grondeuse arriver avec une effrayante vitesse sur la piste de
l’animal.

Six chiens courants débouchèrent au même instant dans la petite
lande, avec un bruit de voix qui ressemblait à la fanfare d’un
triomphe.

-- Voilà bien les chiens, dit Aramis, posté à l’affût derrière une
lucarne pratiquée entre deux rochers; quels sont les chasseurs,
maintenant?

-- Si c’est le seigneur de Locmaria, répondit le patron, il
laissera les chiens fouiller la grotte; car il les connaît, et il
n’y pénétrera pas lui-même, assuré qu’il sera que le renard
sortira de l’autre côté; c’est là qu’il ira l’attendre.

-- Ce n’est pas le seigneur de Locmaria qui chasse, répondit
l’évêque en pâlissant malgré lui.

-- Qui donc, alors? dit Porthos.

-- Regardez.

Porthos appliqua son oeil à la lucarne et vit, au sommet du
monticule, une douzaine de cavaliers qui poussaient leurs chevaux
sur la trace des chiens, en criant: «Taïaut!»

-- Les gardes! dit-il.

-- Oui, mon ami, les gardes du roi.

-- Les gardes du roi, dites-vous, monseigneur? s’écrièrent les
Bretons en pâlissant à leur tour.

-- Et Biscarrat à leur tête, monté sur mon cheval gris, continua
Aramis.

Les chiens, au même moment, se précipitèrent dans la grotte comme
une avalanche, et les profondeurs de la caverne s’emplirent de
leurs cris assourdissants.

-- Ah! diable! fit Aramis reprenant tout son sang-froid à la vue
de ce danger, certain, inévitable. Je sais bien que nous sommes
perdus; mais, au moins, il nous reste une chance: si les gardes
qui vont suivre leurs chiens, viennent à s’apercevoir qu’il y a
une issue aux grottes, plus d’espoir; car, en entrant ici, ils
découvriront la barque et nous-mêmes. Il ne faut pas que les
chiens sortent du souterrain. Il ne faut pas que les maîtres y
entrent.

-- C’est juste, dit Porthos.

-- Vous comprenez, ajouta l’évêque avec la rapide précision du
commandement: il y a là six chiens, qui seront forcés de s’arrêter
à la grosse pierre sous laquelle le renard s’est glissé, mais à
l’ouverture trop étroite de laquelle ils seront, eux, arrêtés et
tués.

Les Bretons s’élancèrent, le couteau à la main.

Quelques minutes après, un lamentable concert de gémissements, de
hurlements mortels; puis, plus rien.

-- Bien, dit Aramis froidement. Aux maîtres, maintenant!

-- Que faire? dit Porthos.

-- Attendre l’arrivée, se cacher et tuer.

-- Tuer? répéta Porthos.

-- Ils sont seize, dit Aramis, du moins pour le moment.

-- Et bien armés, ajouta Porthos avec un sourire de consolation.

-- Cela durera dix minutes, dit Aramis. Allons!

Et, d’un air résolu, il prit un mousquet et mit son couteau de
chasse entre ses dents.

-- Yves, Goennec et son fils, continua Aramis, vont nous passer
les mousquets. Vous Porthos, vous ferez feu à bout portant. Nous
en aurons abattu huit avant que les autres s’en doutent, c’est
certain; puis tous, nous sommes cinq, nous dépêcherons les huit
derniers le couteau à la main.

-- Et ce pauvre Biscarrat? dit Porthos.

Aramis réfléchit un moment.

-- Biscarrat le premier, répliqua-t-il froidement. Il nous
connaît.


Chapitre CCLIV -- La grotte


Malgré l’espèce de divination qui était le côté remarquable du
caractère d’Aramis, l’événement, subissant les chances des choses
soumises au hasard, ne s’accomplit pas tout à fait comme l’avait
prévu l’évêque de Vannes.

Biscarrat, mieux monté que ses compagnons, arriva le premier à
l’ouverture de la grotte, et comprit que, renard et chiens, tout
s’était engouffré là. Seulement, frappé de cette terreur
superstitieuse qu’imprime naturellement à l’esprit de l’homme
toute voie souterraine et sombre, il s’arrêta à l’extérieur de la
grotte, et attendit que ses compagnons fussent réunis autour de
lui.

-- Eh bien? lui demandèrent les jeunes gens tout essoufflés, et ne
comprenant rien à son inaction.

-- Eh bien! on n’entend plus les chiens; il faut que renard et
meute soient engloutis dans ce souterrain.

-- Ils ont trop bien mené, dit un des gardes, pour avoir perdu
tout à coup la voie. D’ailleurs, on les entendrait rabâcher d’un
côté ou de l’autre. Il faut, comme le dit Biscarrat, qu’ils soient
dans cette grotte.

-- Mais alors, dit un des jeunes gens, pourquoi ne donnent-ils
plus de voix?

-- C’est étrange, dit un autre.

-- Eh bien! mais, fit un quatrième, entrons dans cette grotte.
Est-ce qu’il est défendu d’y entrer, par hasard?

-- Non, répliqua Biscarrat. Seulement, il y fait noir comme dans
un four, et l’on peut s’y rompre le cou.

-- Témoins nos chiens, dit un garde, qui se le sont rompu, à ce
qu’il paraît.

-- Que diable sont-ils devenus? se demandèrent en choeur les
jeunes gens.

Et chaque maître appela son chien par son nom, le siffla de sa
fanfare favorite, sans qu’un seul répondît, ni à l’appel, ni au
sifflet.

-- C’est peut-être une grotte enchantée, dit Biscarrat. Voyons.

Et mettant pied à terre, il fit un pas dans la grotte.

-- Attends, attends, je t’accompagne, dit un des gardes voyant
Biscarrat prêt à disparaître dans la pénombre.

-- Non, répondit Biscarrat, il faut qu’il y ait quelque chose
d’extraordinaire; ne nous risquons donc pas tous à la fois. Si,
dans dix minutes, vous n’avez point de mes nouvelles, vous
entrerez, mais tous ensemble, alors.

-- Soit, dirent les jeunes gens, qui ne voyaient point,
d’ailleurs, pour Biscarrat grand danger à tenter l’entreprise;
nous l’attendons.

Et, sans descendre de cheval, ils firent un cercle autour de la
grotte.

Biscarrat entra donc seul, et avança dans les ténèbres jusque sous
le mousquet de Porthos.

Cette résistance que rencontrait sa poitrine l’étonna; il allongea
la main et saisit le canon glacé.

Au même instant, Yves levait sur le jeune homme un couteau, qui
allait retomber sur lui de toute la force d’un bras breton,
lorsque le poignet de fer de Porthos l’arrêta à moitié chemin.

Puis, comme un grondement sourd, cette voix se fit entendre dans
l’obscurité:

-- Je ne veux pas qu’on le tue, moi.

Biscarrat se trouvait pris entre une protection et une menace,
presque aussi terribles l’une que l’autre.

Si brave que fût le jeune homme, il laissa échapper un cri,
qu’Aramis comprima aussitôt, en lui menant un mouchoir sur la
bouche.

-- Monsieur de Biscarrat, lui dit-il à voix basse, nous ne vous
voulons pas de mal, et vous devez le savoir si vous nous avez
reconnus; mais, au premier mot, au premier soupir, au premier
souffle, nous serons forcés de vous tuer comme nous avons tué vos
chiens.

-- Oui, je vous reconnais, messieurs, dit tout bas le jeune homme.
Mais pourquoi êtes-vous ici? qu’y faites-vous? Malheureux!
malheureux! je vous croyais dans le fort.

-- Et vous, monsieur, vous deviez nous obtenir des conditions, ce
me semble?

-- J’ai fait ce que j’ai pu, messieurs; mais...

-- Mais?...

-- Mais il y a des ordres formels.

-- De nous tuer?

Biscarrat ne répondit rien. Il lui en coûtait de parler de corde à
des gentilshommes.

Aramis comprit le silence de son prisonnier.

Monsieur Biscarrat, dit-il, vous seriez déjà mort si nous n’avions
eu égard à votre jeunesse et à notre ancienne liaison avec votre
père; mais vous pouvez encore échapper d’ici en nous jurant que
vous ne parlerez pas à vos compagnons de ce que vous avez vu.

-- Non seulement je jure que je n’en parlerai point, dit
Biscarrat, mais je jure encore que je ferai tout au monde pour
empêcher mes compagnons de mettre le pied dans cette grotte.

-- Biscarrat! Biscarrat! crièrent du dehors plusieurs voix qui
vinrent s’engouffrer comme un tourbillon dans le souterrain.

-- Répondez, dit Aramis.

-- Me voici! cria Biscarrat.

-- Allez, nous nous reposons sur votre loyauté.

Et il lâcha le jeune homme.

Biscarrat remonta vers la lumière.

-- Biscarrat! Biscarrat! crièrent les voix plus rapprochées.

Et l’on vit se projeter à l’intérieur de la grotte les ombres de
plusieurs formes humaines.

Biscarrat s’élança au-devant de ses amis pour les arrêter, et les
rejoignit comme ils commençaient à s’aventurer dans le souterrain.

Aramis et Porthos prêtèrent l’oreille avec l’attention de gens qui
jouent leur vie sur un souffle de l’air.

Biscarrat avait regagné l’entrée de la grotte, suivi de ses amis.

-- Oh! oh! dit l’un d’eux en arrivant au jour, comme tu es pâle!

-- Pâle! s’écria un autre; tu veux dire livide?

-- Moi? fit le jeune homme essayant de rappeler toute sa puissance
sur lui même.

-- Mais, au nom du Ciel, que t’est-il donc arrivé? demandèrent
toutes les voix.

-- Tu n’as pas une goutte de sang dans les veines, mon pauvre ami,
fit un autre en riant.

-- Messieurs, c’est sérieux, dit un autre; il va se trouver mal;
avez-vous des sels?

Et tous éclatèrent de rire. Toutes ces interpellations, toutes ces
railleries se croisaient autour de Biscarrat, comme se croisent au
milieu du feu les balles dans une mêlée.

Il reprit ses forces sous ce déluge d’interrogations.

-- Que voulez-vous que j’aie vu? demanda-t-il. J’avais très chaud
quand je suis entré dans cette grotte, j’y ai été saisi par le
froid; voilà tout.

-- Mais les chiens, les chiens, les as-tu revus? en as-tu entendu
parler? en as-tu eu des nouvelles?

-- Il faut croire qu’ils ont pris une autre voie, dit Biscarrat.

-- Messieurs, dit un des jeunes gens, il y a, dans ce qui se
passe, dans la pâleur et dans le silence de notre ami, un mystère
que Biscarrat ne veut pas, ou ne peut sans doute pas révéler.
Seulement, et c’est chose sûre, Biscarrat a vu quelque chose dans
la grotte. Eh bien! moi, je suis curieux de voir ce qu’il a vu,
fût-ce le diable. À la grotte, messieurs! à la grotte!

-- À la grotte! répétèrent toutes les voix.

Et l’écho du souterrain alla porter comme une menace à Porthos et
à Aramis ces mots: «À la grotte! à la grotte!»

Biscarrat se jeta au-devant de ses compagnons.

-- Messieurs! messieurs! s’écria-t-il, au nom du Ciel n’entrez
pas!

-- Mais qu’y a-t-il donc de si effrayant dans ce souterrain?
demandèrent plusieurs voix.

-- Voyons, parle, Biscarrat.

-- Décidément, c’est le diable qu’il a vu, répéta celui qui avait
déjà avancé cette hypothèse.

-- Eh bien! mais, s’il l’a vu, s’écria un autre, qu’il ne soit pas
égoïste, et qu’il nous le laisse voir à notre tour.

-- Messieurs! messieurs! de grâce! insista Biscarrat.

-- Voyons, laisse-nous passer.

-- Messieurs, je vous en supplie, n’entrez pas!

-- Mais tu es bien entré, toi?

Alors, un des officiers qui, d’un âge plus mûr que les autres,
était resté en arrière jusque-là et n’avait rien dit, s’avança:

-- Messieurs, dit-il d’un ton calme qui contrastait avec
l’animation des jeunes gens, il y a là-dedans quelqu’un ou quelque
chose qui n’est pas le diable, mais qui, quel qu’il soit, a eu
assez de pouvoir pour faire taire nos chiens. Il faut savoir quel
est ce quelqu’un ou ce quelque chose.

Biscarrat tenta un dernier effort pour arrêter ses amis; mais ce
fut un effort inutile. Vainement il se jeta au-devant des plus
téméraires; vainement il se cramponna aux roches pour barrer le
passage, la foule des jeunes gens fit irruption dans la caverne,
sur les pas de l’officier qui avait parlé le dernier, mais qui, le
premier, s’était élancé l’épée à la main pour affronter le danger
inconnu.

Biscarrat, repoussé par ses amis, ne pouvant les accompagner, sous
peine de passer aux yeux de Porthos et d’Aramis pour un traître et
un parjure, alla, l’oreille tendue et les mains encore
suppliantes, s’appuyer contre les parois rugueuses d’un rocher,
qu’il jugeait devoir être exposé au feu des mousquetaires.

Quant aux gardes, ils pénétraient de plus en plus avec des cris
qui s’affaiblissaient à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le
souterrain.

Tout à coup, une décharge de mousqueterie, grondant comme un
tonnerre, éclata sous les voûtes.

Deux ou trois balles vinrent s’aplatir sur le rocher auquel
s’appuyait Biscarrat.

Au même instant, des soupirs, des hurlements et des imprécations
s’élevèrent, et cette petite troupe de gentilshommes reparut,
quelques-uns pâles, quelques-uns sanglants, tous enveloppés d’un
nuage de fumée que l’air extérieur semblait aspirer du fond de la
caverne.

-- Biscarrat! Biscarrat! criaient les fuyards, tu savais qu’il y
avait une embuscade dans cette caverne, et tu ne nous as pas
prévenus!

-- Biscarrat! tu es cause que quatre de nous sont tués; malheur à
toi, Biscarrat!

-- Tu es cause que je suis blessé à mort, dit un des jeunes gens
en recueillant son sang dans sa main, et en le jetant au visage de
Biscarrat; que mon sang retombe sur toi!

Et il roula agonisant aux pieds du jeune homme.

-- Mais, au moins, dis-nous qui est là! s’écrièrent plusieurs voix
furieuses.

Biscarrat se tut.

-- Dis-le ou meurs! s’écria le blessé en se relevant sur un genou,
et en levant sur son compagnon un bras armé d’un fer inutile.

Biscarrat se précipita vers lui, ouvrant sa poitrine au coup; mais
le blessé retomba pour ne plus se relever, en poussant un soupir,
le dernier.

Biscarrat, les cheveux hérissés, les yeux hagards, la tête perdue,
s’avança vers l’intérieur de la caverne, en disant:

-- Vous avez raison, mort à moi qui ai laissé assassiner mes
compagnons! je suis un lâche!

Et, jetant loin de lui son épée, car il voulait mourir sans se
défendre, il se précipita, tête baissée, dans le souterrain.

Les autres jeunes gens l’imitèrent.

Onze, qui restaient de seize, plongèrent avec lui dans le gouffre.

Mais ils n’allèrent pas plus loin que les premiers: une seconde
décharge en coucha cinq sur le sable glacé, et comme il était
impossible de voir d’où partait cette foudre mortelle, les autres
reculèrent avec une épouvante qui peut mieux se peindre que
s’exprimer.

Mais, loin de fuir comme les autres, Biscarrat, demeuré sain et
sauf, s’assit sur un quartier de roc et attendit.

Il ne restait plus que six gentilshommes.

-- Sérieusement, dit un des survivants, est-ce le diable?

-- Ma foi! c’est bien pis, dit un autre.

-- Demandons à Biscarrat; il le sait, lui.

-- Où est Biscarrat?

Les jeunes gens regardèrent autour d’eux, et virent que Biscarrat
manquait à l’appel.

-- Il est mort! dirent deux ou trois voix.

-- Non pas, répondit un autre, je l’ai vu, moi, au milieu de la
fumée, s’asseoir tranquillement sur un rocher; il est dans la
caverne, il nous attend.

-- Il faut qu’il connaisse ceux qui y sont.

-- Et comment les connaîtrait-il?

-- Il a été prisonnier des rebelles.

-- C’est vrai. Eh bien! appelons-le, et sachons par lui à qui nous
avons affaire.

Et toutes les voix crièrent:

-- Biscarrat! Biscarrat!

Mais Biscarrat ne répondit point.

-- Bon! dit l’officier qui avait montré tant de sang-froid dans
cette affaire, nous n’avons plus besoin de lui, voilà des renforts
qui nous arrivent.

En effet, une compagnie des gardes, laissée en arrière par leurs
officiers, que l’ardeur de la chasse avait emportés, soixante-
quinze à quatre-vingts hommes à peu près, arrivait en bel ordre,
guidée par le capitaine et le premier lieutenant. Les cinq
officiers coururent au-devant de leurs soldats et, dans un langage
dont l’éloquence est facile à concevoir, ils expliquèrent
l’aventure et demandèrent secours.

Le capitaine les interrompit.

-- Où sont vos compagnons? demanda-t-il.

-- Morts!

-- Mais vous étiez seize!

-- Dix sont morts, Biscarrat est dans la caverne, et nous voilà
cinq.

-- Biscarrat est donc prisonnier?

-- Probablement.

-- Non, car le voici; voyez.

En effet, Biscarrat apparaissait à l’ouverture de la grotte.

-- Il nous fait signe de venir, dirent les officiers. Allons!

-- Allons! répéta toute la troupe.

-- Monsieur, dit le capitaine s’adressant à Biscarrat, on m’assure
que vous savez quels sont les hommes qui sont dans cette grotte et
qui font cette défense désespérée. Au nom du roi, je vous somme de
déclarer ce que vous savez.

-- Mon capitaine, dit Biscarrat, vous n’avez plus besoin de me
sommer, ma parole m’a été rendue à l’instant même, et je viens au
nom de ces hommes.

-- Me dire qu’ils se rendent?

-- Vous dire qu’ils sont décidés à se défendre jusqu’à la mort, si
on ne leur accorde pas bonne composition.

-- Combien sont-ils donc?

-- Ils sont deux, dit Biscarrat.

-- Ils sont deux, et veulent nous imposer des conditions?

-- Ils sont deux, et nous ont déjà tué dix hommes, dit Biscarrat.

-- Quels gens est-ce donc? des géants?

-- Mieux que cela. Vous rappelez-vous l’histoire du bastion Saint-
Gervais, mon capitaine?

-- Oui, où quatre mousquetaires du roi ont tenu contre toute une
armée?

-- Eh bien! ces deux hommes étaient de ces mousquetaires.

-- Vous les appelez?...

-- À cette époque, on les appelait Porthos et Aramis. Aujourd’hui,
on les appelle M. d’Herblay et M. du Vallon.

-- Et quel intérêt ont-ils dans tout ceci?

-- Ce sont eux qui tenaient Belle-Île pour M. Fouquet.

Un murmure courut parmi les soldats à ces deux mots. «Porthos et
Aramis.»

-- Les mousquetaires! les mousquetaires! répétaient-ils.

Et, chez tous ces braves jeunes gens, l’idée qu’ils allaient avoir
à lutter contre deux des plus vieilles gloires de l’armée faisait
courir un frisson, moitié d’enthousiasme, moitié de terreur.

C’est qu’en effet ces quatre noms, d’Artagnan, Athos, Porthos et
Aramis, étaient vénérés par tout ce qui portait une épée, comme
dans l’Antiquité étaient vénérés les noms d’Hercule, de Thésée, de
Castor et de Pollux.

-- Deux hommes! s’écria le capitaine, et ils nous ont tué dix
officiers en deux décharges. C’est impossible, monsieur Biscarrat.

-- Eh! mon capitaine, répondit celui-ci, je ne vous dis point
qu’ils n’ont pas avec eux deux ou trois hommes comme les
mousquetaires du bastion Saint-Gervais avaient avec eux trois ou
quatre domestiques; mais croyez-moi, capitaine, j’ai vu ces gens-
là, j’ai été pris par eux, je les connais; ils suffiraient à eux
seuls pour détruire tout un corps d’armée.

-- C’est ce que nous allons voir, dit le capitaine, et cela dans
un moment. Attention, messieurs!

Sur cette réponse, personne ne bougea plus, et chacun s’apprêta à
obéir.

Biscarrat seul risqua une dernière tentative.

-- Monsieur, dit-il à voix basse, croyez-moi, passons notre
chemin; ces deux hommes, ces deux lions que l’on va attaquer se
défendront jusqu’à la mort. Ils nous ont déjà tué dix hommes; ils
en tueront encore le double, et finiront par se tuer eux-mêmes
plutôt que de se rendre. Que gagnerons-nous à les combattre?

-- Nous y gagnerons, monsieur, la conscience de n’avoir pas fait
reculer quatre-vingts gardes du roi devant deux rebelles. Si
j’écoutais votre conseil, monsieur, je serais un homme déshonoré,
et, en me déshonorant, je déshonorerais l’armée. En avant, vous
autres!

Et il marcha le premier jusqu’à l’ouverture de la grotte.

Arrivé là, il fit halte.

Cette halte avait pour but de donner à Biscarrat et à ses
compagnons le temps de lui dépeindre l’intérieur de la grotte.
Puis, quand il crut avoir une connaissance suffisante des lieux,
il divisa la compagnie en trois corps, qui devaient entrer
successivement en faisant un feu nourri dans toutes les
directions. Sans doute, à cette attaque, on perdrait cinq hommes
encore, dix peut-être; mais certes, on finirait par prendre les
rebelles, puisqu’il n’y avait pas d’issue, et que, à tout prendre,
deux hommes n’en pouvaient pas tuer quatre-vingts.

-- Mon capitaine, demanda Biscarrat, je demande à marcher à la
tête du premier peloton.

-- Soit! répondit le capitaine. Vous en avez tout l’honneur. C’est
un cadeau que je vous fais.

-- Merci!répondit le jeune homme avec toute la fermeté de sa race.

-- Prenez votre épée, alors.

-- J’irai ainsi que je suis, mon capitaine, dit Biscarrat; car je
ne vais pas pour tuer, mais pour être tué.

Et, se plaçant à la tête du premier peloton, le front découvert et
les bras croisés:

-- Marchons, messieurs! dit-il.


Chapitre CCLV -- Un chant d'Homère


Il est temps de passer dans l’autre camp et de décrire à la fois
les combattants et le champ de bataille.

Aramis et Porthos s’étaient engagés dans la grotte de Locmaria
pour y trouver le canot tout amarré, ainsi que les trois Bretons
leurs aides, et ils espéraient d’abord faire passer la barque par
la petite issue du souterrain, en dérobant de cette façon leurs
travaux et leur fuite. L’arrivée du renard et des chiens les avait
contraints de rester cachés.

La grotte s’étendait l’espace d’à peu près cent toises, jusqu’à un
petit talus dominant une crique. Jadis temple des divinités
païennes, alors que Belle-Île s’appelait encore Calonèse, cette
grotte avait vu s’accomplir plus d’un sacrifice humain dans ses
mystérieuses profondeurs.

On pénétrait dans le premier entonnoir de cette caverne par une
pente douce, au-dessus de laquelle des roches entassées formaient
une arcade basse; l’intérieur mal uni quant au sol, dangereux par
les inégalités rocailleuses de la voûte, se subdivisait en
plusieurs compartiments, qui se commandaient l’un l’autre et se
dominaient moyennant quelques degrés raboteux, rompus, soudés de
droite et de gauche dans d’énormes piliers naturels.

Au troisième compartiment, la voûte était si basse, le couloir si
étroit, que la barque eût à peine passé en touchant les deux murs;
néanmoins, dans un moment de désespoir, le bois s’assouplit, la
pierre devient complaisante sous le souffle de la volonté humaine.

Telle était la pensée d’Aramis, lorsque, après avoir engagé le
combat, il se décidait à la fuite, fuite assurément dangereuse,
puisque tous les assaillants n’étaient pas morts, et que, en
admettant la possibilité de mettre la barque en mer on se fût
enfui au grand jour, devant les vaincus, si intéressés, en
reconnaissant leur petit nombre, à faire poursuivre leurs
vainqueurs.

Quand les deux décharges eurent tué dix hommes, Aramis, habitué
aux détours du souterrain, les alla reconnaître un à un, les
compta, car la fumée l’empêchait de voir au-dehors, et sur-le-
champ il commanda que le canot fût roulé jusqu’à la grosse pierre,
clôture de l’issue libératrice.

Porthos rassembla ses forces, prit le canot dans ses deux bras et
le souleva, tandis que les Bretons faisaient courir les rouleaux
avec rapidité.

On était descendu dans le troisième compartiment, on était arrivé
à la pierre qui murait l’issue.

Porthos saisit cette pierre gigantesque à sa base, appuya dessus
sa robuste épaule, et donna un coup qui fit craquer cette
muraille. Une nuée de poussière tomba de la voûte avec les cendres
de dix mille générations d’oiseaux de mer, dont les nids
s’accrochaient comme un ciment à ce rocher.

Au troisième choc, la pierre céda, elle oscilla une minute.
Porthos, s’adossant aux roches voisines, fit de son pied un arc-
boutant qui chassa le bloc hors des entassements calcaires qui lui
servaient de gonds et de scellements.

La pierre tombée, on aperçut le jour, radieux, qui se précipita
dans ce souterrain par l’encadrement de la sortie, et la mer bleue
apparut aux Bretons enchantés.

On commença dès lors à monter la barque sur cette barricade. Vingt
toises encore et elle pouvait glisser dans l’océan.

C’est pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangée par le
capitaine et disposée pour l’escalade ou pour l’assaut.

Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis.

Il vit ce renfort, il compta les hommes, il se convainquit avec un
seul coup d’oeil de l’infranchissable péril où un nouveau combat
les allait engager.

S’enfuir sur la mer au moment où le souterrain allait être envahi,
impossible!

En effet, le jour, qui venait d’éclairer les deux derniers
compartiments, eût montré aux soldats la barque roulant vers la
mer, les deux rebelles à portée de mousquet et une de leurs
décharges criblait le bateau, si elle ne tuait pas les cinq
navigateurs.

En outre, en supposant tout, si la barque échappait avec les
hommes qui la montaient, comment l’alarme ne serait-elle pas
donnée? comment un avis ne serait-il pas envoyé aux chalands
royaux? comment le pauvre canot, traqué sur mer et guetté sur
terre, ne succomberait-il pas avant la fin du jour? Aramis,
fouillant avec rage ses cheveux grisonnants, invoqua l’assistance
de Dieu et l’assistance du démon.

Appelant Porthos, qui travaillait à lui seul plus que rouleaux et
rouleurs:

-- Ami, dit-il tout bas, il vient d’arriver un renfort à nos
adversaires.

-- Ah! fit tranquillement Porthos; que faire alors?

-- Recommencer le combat, fit Aramis, c’est encore chanceux.

-- Oui, dit Porthos, car il est difficile que, sur deux, on ne tue
pas l’un de nous, et certainement, si l’un de nous était tué,
l’autre se ferait tuer aussi.

Porthos dit ces mots avec ce naturel héroïque qui, chez lui,
grandissait de toutes les forces de la matière.

Aramis sentit comme un coup d’éperon à son coeur.

-- Nous ne serons tués ni l’un ni l’autre si vous faites ce que je
vais vous dire, ami Porthos.

-- Dites.

-- Ces gens vont descendre dans la grotte.

-- Oui.

-- Nous en tuerons une quinzaine, mais pas davantage.

-- Combien sont-ils en tout? demanda Porthos.

-- Il leur est arrivé un renfort de soixante-quinze hommes.

-- Soixante-quinze et cinq, quatre-vingts... Ah! ah! fit Porthos.

-- S’ils font feu ensemble, ils nous cribleront de balles.

-- Assurément.

-- Sans compter, ajouta Aramis, que les détonations peuvent
occasionner des éboulements dans la caverne.

-- Tout à l’heure, en effet, dit Porthos, un éclat de roche m’a un
peu déchiré l’épaule.

-- Voyez-vous!

-- Mais ce n’est rien.

-- Prenons vite un parti. Nos Bretons vont continuer de rouler le
canot vers la mer.

-- Très bien.

-- Nous deux, nous garderons ici la poudre, les balles et les
mousquets.

-- Mais à deux, mon cher Aramis, nous ne tirerons jamais trois
coups de mousqueterie ensemble, dit naïvement Porthos; le moyen de
la mousqueterie est mauvais.

-- Trouvez-en donc un autre.

-- Je l’ai trouvé! fit tout à coup le géant. Je vais me mettre en
embuscade derrière le pilier avec cette barre de fer, et,
invisible, inattaquable, lorsqu’ils seront entrés par flots, je
laisse tomber ma barre sur les crânes trente fois par minute!
Hein! qu’en dites-vous, du projet? vous sourit-il?

-- Excellent, cher ami, parfait! j’approuve fort; seulement, vous
les effraierez, et la moitié restera dehors pour nous prendre par
la famine. Ce qu’il nous faut, mon bon ami, c’est la destruction
entière de la troupe; un seul homme resté debout nous perd.

-- Vous avez raison, mon ami; mais comment les attirer, je vous
prie?

-- En ne bougeant pas, mon bon Porthos.

-- Ne bougeons pas; mais, quand il seront tous bien réunis?...

-- Alors, laissez-moi faire, j’ai une idée.

-- S’il en est ainsi, et que votre idée soit bonne... et elle doit
être bonne, votre idée... je suis tranquille.

-- En embuscade, Porthos, et comptez tous ceux qui entreront.

-- Mais vous, que ferez-vous?

-- Ne vous inquiétez pas de moi; j’ai ma besogne.

-- J’entends des voix, ce me semble.

-- Ce sont eux. À votre poste!... Tenez-vous à la portée de ma
voix et de ma main.

Porthos se réfugia dans le second compartiment qui était
absolument noir.

Aramis se glissa dans le troisième; le géant tenait en main une
barre de fer du poids de cinquante livres. Porthos maniait avec
une facilité merveilleuse ce levier qui avait servi à faire rouler
la barque.

Pendant ce temps, les Bretons poussaient le canot jusqu’à la
falaise.

Dans le compartiment éclairé, Aramis, baissé, caché, s’occupait à
une manoeuvre mystérieuse.

On entendit un commandement proféré à voix haute. C’était le
dernier ordre du capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sautèrent
des roches supérieures dans le premier compartiment de la grotte,
et, ayant pris terre, ils se mirent à faire feu.

Les échos grondèrent, des sifflements sillonnèrent la voûte, une
fumée opaque emplit l’espace.

-- À gauche! à gauche! cria Biscarrat, qui, dans son premier
assaut, avait vu le passage de la seconde chambre, et qui, animé
par l’odeur de la poudre, voulait guider ses soldats de ce côté.

La troupe se précipita effectivement à gauche; le couloir allait
se rétrécissant; Biscarrat, les mains étendues, dévoué à la mort,
marchait en avant des mousquets.

-- Venez! venez! cria-t-il, je vois du jour!

-- Frappez, Porthos! cria la voix sépulcrale d’Aramis.

Porthos poussa un soupir, mais il obéit.

La barre de fer tomba d’aplomb sur la tête de Biscarrat, qui fut
tué sans avoir achevé son cri. Puis le levier formidable se leva
et s’abaissa dix fois en dix secondes et fit dix cadavres.

Les soldats ne voyaient rien; ils entendaient des cris, des
soupirs; ils foulaient des corps, mais n’avaient pas encore
compris, et montaient en trébuchant les uns sur les autres.

L’implacable barre, tombant toujours, anéantit le premier peloton
sans qu’un seul bruit eût averti le deuxième, qui s’avançait
tranquillement.

Seulement, ce second peloton, commandé par le capitaine, avait
brisé un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses
branches résineuses, tordues ensemble, le capitaine s’était fait
un flambeau.

En arrivant à ce compartiment où Porthos, pareil à l’ange
exterminateur, avait détruit tout ce qu’il avait touché, le
premier rang recula d’épouvante. Nulle fusillade n’avait répondu à
la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de
cadavres, on marchait littéralement dans le sang.

Porthos était toujours derrière son pilier.

Le capitaine, en éclairant, avec la lumière tremblante du sapin
enflammé, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la
cause, recula jusqu’au pilier derrière lequel était caché Porthos.

Alors une main gigantesque sortit de l’ombre, se colla à la gorge
du capitaine, qui poussa un sourd râlement; ses bras s’étendirent
battant l’air, la torche tomba et s’éteignit dans le sang.

Une seconde après, le corps du capitaine tombait près de la torche
éteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui
barrait le chemin.

Tout cela s’était fait mystérieusement comme une chose magique. Au
râlement du capitaine, les hommes qui l’accompagnaient s’étaient
retournés; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de
leur orbite; puis, la torche tombée, ils étaient restés dans
l’obscurité.

Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal, le lieutenant
cria:

-- Feu!

Aussitôt une volée de coups de mousquet crépita, tonna, hurla dans
la caverne en arrachant d’énormes morceaux aux voûtes.

La caverne s’éclaira un instant à cette fusillade, puis rentra
immédiatement dans une obscurité rendue plus profonde encore par
la fumée.

Il se fit alors un grand silence, troublé seulement par les pas de
la troisième brigade, qui entrait dans le souterrain.


Chapitre CCLVI -- La mort d'un titan


Au moment où Porthos, plus habitué à l’obscurité que tous ces
hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans
cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit
doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle
murmura tout bas à son oreille:

-- Venez.

-- Oh! fit Porthos.

-- Chut! dit Aramis encore plus bas.

Et, au milieu du bruit de la troisième brigade qui continuait
d’avancer, au milieu des imprécations des gardes restés debout,
des moribonds râlant leur dernier soupir, Aramis et Porthos
glissèrent inaperçus le long des murailles granitiques de la
caverne.

Aramis conduisit Porthos dans l’avant-dernier compartiment, et lui
montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre
pesant soixante à quatre-vingts livres, auquel il venait
d’attacher une mèche.

-- Ami, dit-il à Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je
vais, moi allumer la mèche, et vous le jetterez au milieu de nos
ennemis: le pouvez vous?

-- Parbleu! répliqua Porthos.

Et il souleva le petit tonneau d’une seule main.

-- Allumez.

-- Attendez, dit Aramis, qu’ils soient bien tous massés, et puis,
mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu d’eux.

-- Allumez, répéta Porthos.

-- Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider
à mettre le canot à la mer. Je vous attendrai au rivage; lancez
ferme et accourez à nous.

-- Allumez, dit une dernière fois Porthos.

-- Vous avez compris? dit Aramis.

-- Parbleu! dit encore Porthos, en riant d’un rire qu’il
n’essayait pas même d’éteindre; quand on m’explique, je comprends;
allez, et donnez-moi le feu.

Aramis donna l’amadou brûlant à Porthos, qui lui tendit son bras à
serrer à défaut de la main.

Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos et se replia
jusqu’à l’issue de la caverne, où les trois rameurs attendaient.

Porthos, demeuré seul, approcha bravement l’amadou de la mèche.

L’amadou, faible étincelle, principe premier d’un immense
incendie, brilla dans l’obscurité comme une luciole volante, puis
vint se souder à la mèche qu’il enflamma, et dont Porthos activa
la flamme avec son souffle.

La fumée s’était un peu dissipée, et, à la lueur de cette mèche
pétillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les
objets.

Ce fut un court mais splendide spectacle, que celui de ce géant,
pâle, sanglant et le visage éclairé par le feu de la mèche qui
brûlait dans l’ombre.

Les soldats le virent. Ils virent ce baril qu’il tenait dans sa
main. Ils comprirent ce qui allait se passer.

Alors, ces hommes, déjà pleins d’effroi à la vue de ce qui s’était
accompli, pleins de terreur en songeant à ce qui allait
s’accomplir, poussèrent tous à la fois, un hurlement d’agonie.

Les uns essayèrent de s’enfuir, mais ils rencontrèrent la
troisième brigade qui leur barrait le chemin; les autres,
machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets
déchargés; d’autres enfin tombèrent à genoux.

Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour lui promettre la
liberté s’il leur donnait la vie.

Le lieutenant de la troisième brigade criait de faire feu; mais
les gardes avaient devant eux leurs compagnons effarés qui
servaient de rempart vivant à Porthos.

Nous l’avons dit, cette lumière produite par le souffle de Porthos
sur l’amadou et la mèche ne dura que deux secondes; mais, pendant
ces deux secondes, voici ce qu’elle éclaira: d’abord le géant
grandissant dans l’obscurité; puis, à dix pas de lui, un amas de
corps sanglants, écrasés, broyés, au milieu desquels vivait encore
un dernier frémissement d’agonie, qui soulevait la masse, comme
une dernière respiration soulève les flancs d’un monstre informe
expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la
mèche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupé
de larges tranches de pourpre.

Outre ce groupe principal, semé dans la grotte, selon que le
hasard de la mort ou la surprise du coup les avait étendus,
quelques cadavres isolés semblaient menacer par leurs blessures
béantes.

Au-dessus de ce sol pétri d’une fange de sang, montaient, mornes
et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les
nuances, chaudement accentuées, poussaient en avant les parties
lumineuses.

Et tout cela était vu au feu tremblotant d’une mèche correspondant
à un baril de poudre, c’est-à-dire à une torche, qui, en éclairant
la mort passée, montrait la mort à venir.

Comme je l’ai dit, ce spectacle ne dura qu’une ou deux secondes.
Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisième
brigade réunit huit gardes armés de mousquets, et, par une trouée,
leur ordonna de faire feu sur Porthos.

Mais ceux qui recevaient l’ordre de tirer tremblaient tellement
qu’à cette décharge trois hommes tombèrent, et que les cinq autres
balles allèrent en sifflant rayer la voûte, sillonner la terre ou
creuser les parois de la caverne.

Un éclat de rire répondit à ce tonnerre; puis le bras du géant se
balança, puis on vit passer dans l’air, pareille à une étoile
filante, la traînée de feu.

Le baril, lancé à trente pas, franchit la barricade de cadavres,
et alla tomber dans un groupe hurlant de soldats qui se jetèrent à
plat ventre.

L’officier avait suivi en l’air la brillante traînée; il voulut se
précipiter sur le baril pour en arracher la mèche avant qu’elle
n’atteignit la poudre qu’il recélait.

Dévouement inutile: l’air avait activé la flamme attachée au
conducteur; la mèche, qui, en repos, eût brûlé cinq minutes, se
trouva dévorée en trente secondes, et l’oeuvre infernale éclata.

Tourbillons furieux, sifflements du soufre et du nitre, ravages
dévorants du feu qui creuse, tonnerre épouvantable de l’explosion,
voilà ce que cette seconde, qui suivit les deux secondes que nous
avons décrites, vit éclore dans cette caverne, égale en horreurs à
une caverne de démons.

Les rochers se fendaient comme des planches de sapin sous la
cognée. Un jet de feu, de fumée, de débris, s’élança du milieu de
la grotte, s’élargissant à mesure qu’il montait. Les grands murs
de silex s’inclinèrent pour se coucher dans le sable, et le sable
lui-même, instrument de douleur lancé hors de ses couches durcies,
alla cribler les visages avec ses myriades d’atomes blessants.

Les cris, les hurlements, les imprécations et les existences, tout
s’éteignit dans un immense fracas; les trois premiers
compartiments devinrent un gouffre dans lequel retomba un à un,
suivant sa pesanteur, chaque débris végétal, minéral ou humain.

Puis le sable et la cendre, plus légers, tombèrent à leur tour,
s’étendant comme un linceul grisâtre et fumant sur ces lugubres
funérailles.

Et maintenant, cherchez dans ce brûlant tombeau, dans ce volcan
souterrain, cherchez les gardes du roi aux habits bleus galonnés
d’argent.

Cherchez les officiers brillants d’or, cherchez les armes sur
lesquelles ils avaient compté pour se défendre, cherchez les
pierres qui les ont tués; cherchez le sol qui les portait.

Un seul homme a fait de tout cela un chaos plus confus, plus
informe, plus terrible que le chaos qui existait une heure avant
que Dieu eût eu l’idée de créer le monde.

Il ne resta rien des trois premiers compartiments, rien que Dieu
lui-même pût reconnaître pour son ouvrage.

Quant à Porthos, après avoir lancé le baril de poudre au milieu
des ennemis, il avait fui, selon le conseil d’Aramis, et gagné le
dernier compartiment, dans lequel pénétraient, par l’ouverture,
l’air, le jour et le soleil.

Aussi, à peine eut-il tourné l’angle qui séparait le troisième
compartiment du quatrième, qu’il aperçut à cent pas de lui la
barque balancée par les flots; là étaient ses amis; là était la
liberté; là était la vie après la victoire.

Encore six de ses formidables enjambées, et il était hors de la
voûte; hors de la voûte, deux ou trois vigoureux élans, et il
touchait au canot.

Soudain, il sentit ses genoux fléchir: ses genoux semblaient
vides, ses jambes mollissaient sous lui.

-- Oh! oh! murmura-t-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend;
voilà que je ne peux plus marcher. Qu’est-ce à dire?

À travers l’ouverture, Aramis l’apercevait et ne comprenait pas
pourquoi il s’arrêtait ainsi.

-- Venez, Porthos! criait Aramis, venez! venez vite!

-- Oh! répondit le géant en faisant un effort qui tendit
inutilement tous les muscles de son corps, je ne puis.

En disant ces mots, il tomba sur ses genoux; mais, de ses mains
robustes, il se cramponna aux roches et se releva.

-- Vite! vite! répéta Aramis en se courbant vers le rivage, comme
pour attirer Porthos avec ses bras.

-- Me voici, balbutia Porthos en réunissant toutes ses forces pour
faire un pas de plus.

-- Au nom du Ciel! Porthos, arrivez! arrivez! le baril va sauter!

-- Arrivez, monseigneur, crièrent les Bretons à Porthos, qui se
débattait comme dans un rêve.

Mais il n’était plus temps: l’explosion retentit, la terre se
crevassa, la fumée, qui s’élança par les larges fissures,
obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassée par le souffle du
feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule d’une gigantesque
chimère; le reflux emporta la barque à vingt toises, toutes les
roches craquèrent à leur base, et se séparèrent comme des
quartiers sous l’effort des coins; on vit s’élancer une portion de
la voûte enlevée au ciel comme par des fils rapides; le feu rose
et vert du soufre, la noire lave des liquéfactions argileuses, se
heurtèrent et se combattirent un instant sous un dôme majestueux
de fumée; puis on vit osciller d’abord, puis se pencher, puis
tomber successivement les longues arêtes de rocher que la violence
de l’explosion n’avait pu déraciner de leurs socles séculaires;
ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et
lents, puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse
tombe.

Cet effroyable choc parut rendre à Porthos les forces qu’il avait
perdues; il se releva, géant lui-même entre ces géants. Mais, au
moment où il fuyait entre la double haie de fantômes granitiques,
ces derniers, qui n’étaient plus soutenus par les chaînons
correspondants, commencèrent à rouler avec fracas autour de ce
Titan qui semblait précipité du ciel au milieu des rochers qu’il
venait de lancer contre lui.

Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long
déchirement. Il étendit à droite et à gauche ses vastes mains pour
repousser les rochers croulants. Un bloc gigantesque vint
s’appuyer à chacune de ses paumes étendues; il courba la tête, et
une troisième masse granitique vint s’appesantir entre ses deux
épaules.

Un instant, les bras de Porthos avaient plié; mais l’hercule
réunit toutes ses forces, et l’on vit les deux parois de cette
prison dans laquelle il était enseveli s’écarter lentement et lui
faire place. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit
comme l’ange antique du chaos; mais, en écartant les roches
latérales, il ôta son point d’appui au monolithe qui pesait sur
ses fortes épaules, et le monolithe, s’appuyant de tout son poids
précipita le géant sur ses genoux. Les roches latérales, un
instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur poids
au poids primitif, qui eût suffi pour écraser dix hommes.

Le géant tomba sans crier à l’aide; il tomba en répondant à Aramis
par des mots d’encouragement et d’espoir, car un instant, grâce au
puissant arc-boutant de ses mains, il put croire que, comme
Encelade, il secouerait ce triple poids. Mais, peu à peu, Aramis
vit le bloc s’affaisser; les mains crispées un instant, les bras
roidis par un dernier effort, plièrent, les épaules tendues
s’affaissèrent déchirées, et la roche continua de s’abaisser
graduellement.

-- Porthos! Porthos! criait Aramis en s’arrachant les cheveux,
Porthos, où es-tu? Parle!

-- Là! là! murmurait Porthos d’une voix qui s’éteignait; patience!
patience!

À peine acheva-t-il ce dernier mot l’impulsion de la chute
augmenta la pesanteur; l’énorme roche s’abattit, pressée par les
deux autres qui s’abattirent sur elle et engloutit Porthos dans un
sépulcre de pierres brisées.

En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait sauté à
terre. Deux des Bretons le suivirent un levier à la main, un seul
suffisant pour garder la barque. Les derniers râles du vaillant
lutteur les guidèrent dans les décombres.

Aramis, étincelant, superbe, jeune comme à vingt ans, s’élança
vers la triple masse, et de ses mains délicates, comme des mains
de femme, leva par un miracle de vigueur un coin de l’immense
sépulcre de granit. Alors, il entrevit dans les ténèbres de cette
fosse l’oeil brillant de son ami, à qui la masse soulevée un
instant venait de rendre la respiration. Aussitôt les deux hommes
se précipitèrent, se cramponnèrent au levier de fer, réunissant
leur triple effort, non pas pour le soulever, mais pour le
maintenir. Tout fut inutile: les trois hommes plièrent lentement
avec des cris de douleur, et la rude voix de Porthos, les voyant
s’épuiser dans une lutte inutile, murmura d’un ton railleur ces
mots suprêmes venus jusqu’aux lèvres avec la suprême respiration:

-- Trop lourd!

Après quoi, l’oeil s’obscurcit et se ferma, le visage devint pâle,
la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier
soupir.

Avec lui s’affaissa la roche, que, même dans son agonie, il avait
soutenue encore!

Les trois hommes laissèrent échapper le levier qui roula sur la
pierre tumulaire.

Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la
poitrine serrée, le coeur à se rompre.

Plus rien! Le géant dormait de l’éternel sommeil, dans le sépulcre
que Dieu lui avait fait à sa taille.


Chapitre CCLVII -- L'épitaphe de Porthos


Aramis, silencieux, glacé, tremblant comme un enfant craintif se
releva en frissonnant de dessus cette pierre.

Un chrétien ne marche pas sur des tombes.

Mais, capable de se tenir debout, il était incapable de marcher.
On eût dit que quelque chose de Porthos mort venait de mourir en
lui.

Ses Bretons l’entourèrent; Aramis se laissa aller à leurs
étreintes, et les trois marins, le soulevant, l’emportèrent dans
le canot.

Puis, l’ayant déposé sur le banc, près du gouvernail ils forcèrent
de rames, préférant s’éloigner en nageant à hisser la voile, qui
pouvait les dénoncer.

Sur toute cette surface rasée de l’ancienne grotte de Locmaria,
sur cette plage aplatie, un seul monticule attirait le regard.
Aramis n’en put détacher ses yeux, et, de loin, en mer, à mesure
qu’il gagnait le large, la roche menaçante et fière lui semblait
se dresser, comme naguère se dressait Porthos, et lever au ciel
une tête souriante et invincible comme celle de l’honnête et
vaillant ami, le plus fort des quatre et cependant le premier
mort.

Étrange destinée de ces hommes d’airain! Le plus simple du coeur,
allié au plus astucieux; la force du corps guidée par la subtilité
de l’esprit; et, dans le moment décisif, lorsque la vigueur seule
pouvait sauver esprit et corps, une pierre, un rocher, un poids
vil et matériel, triomphait de la vigueur, et, s’écroulant sur le
corps, en chassait l’esprit.

Digne Porthos! né pour aider les autres hommes, toujours prêt à se
sacrifier au salut des faibles, comme si Dieu ne lui eût donné la
force que pour cet usage; en mourant, il avait cru seulement
remplir les conditions de son pacte avec Aramis, pacte qu’Aramis
cependant avait rédigé seul, et que Porthos n’avait connu que pour
en réclamer la terrible solidarité.

Noble Porthos! À quoi bon les châteaux regorgeant de meubles, les
forêts regorgeant de gibier, les lacs regorgeant de poissons, et
les caves regorgeant de richesses? à quoi bon les laquais aux
brillantes livrées, et, au milieu d’eux, Mousqueton, fier du
pouvoir délégué par toi? Ô noble Porthos! soucieux entasseur de
trésors, fallait-il tant travailler à adoucir et dorer ta vie pour
venir, sur une plage déserte, aux cris des oiseaux de l’océan,
t’étendre, les os écrasés sous une froide pierre! fallait-il,
enfin, noble Porthos, amasser tant d’or pour n’avoir pas même le
distique d’un pauvre poète sur ton monument!

Vaillant Porthos! Il dort sans doute encore, oublié, perdu, sous
la roche que les pâtres de la lande prennent pour la toiture
gigantesque d’un dolmen.

Et tant de bruyères frileuses, tant de mousse, caressées par le
vent amer de l’océan, tant de lichens vivaces ont soudé le
sépulcre à la terre, que jamais le passant ne saurait imaginer
qu’un pareil bloc de granit ait pu être soulevé par l’épaule d’un
mortel.

Aramis, toujours pâle, toujours glacé, le coeur aux lèvres, Aramis
regarda, jusqu’au dernier rayon du jour, la plage s’effaçant à
l’horizon.

Pas un mot ne s’exhala de sa bouche, pas un soupir ne souleva sa
poitrine profonde.

Les Bretons, superstitieux, le regardaient en tremblant. Ce
silence n’était pas d’un homme, mais d’une statue.

Cependant, aux premières lignes grises qui descendirent du ciel,
le canot avait hissé sa petite voile, qui, s’arrondissant au
baiser de la brise et s’éloignant rapidement de la côte, s’élança
bravement, le cap sur l’Espagne, à travers ce terrible golfe de
Gascogne si fécond en tempêtes.

Mais, une demi-heure à peine après que la voile eut été hissée,
les rameurs, devenus inactifs, se courbèrent sur leurs bancs, et,
se faisant un garde-vue de leur main, se montrèrent les uns aux
autres, un point blanc qui apparaissait à l’horizon, aussi
immobile que l’est en apparence une mouette bercée par
l’insensible respiration des flots.

Mais ce qui eût semblé immobile à des yeux ordinaires marchait
d’un pas rapide pour l’oeil exercé du marin; ce qui semblait
stationnaire sur la vague rasait les flots.

Pendant quelque temps, voyant la profonde torpeur dans laquelle
était plongé le maître, ils n’osèrent le réveiller, et se
contentèrent d’échanger leurs conjectures d’une voix basse et
inquiète. Aramis, en effet, si vigilant si actif, Aramis, dont
l’oeil, comme celui du lynx, veillait sans cesse et voyait mieux
la nuit que le jour, Aramis s’endormait dans le désespoir de son
âme.

Une heure se passa ainsi, pendant laquelle le jour baissa
graduellement, mais pendant laquelle aussi le navire en vue gagna
tellement sur la barque, que Goennec, un des trois marins, se
hasarda de dire assez haut:

-- Monseigneur, on nous chasse!

Aramis ne répondit rien, le navire gagnait toujours.

Alors, d’eux-mêmes, les deux marins, sur l’ordre du patron Yves,
abattirent la voile, afin que ce seul point, qui apparaissait sur
la surface des flots, cessât de guider l’oeil ennemi qui les
poursuivait.

De la part du navire en vue, au contraire, la poursuite s’accéléra
de deux nouvelles petites voiles que l’on vit monter à l’extrémité
des mâts.

Malheureusement, on était aux plus beaux et aux plus longs jours
de l’année, et la lune, dans toute sa clarté succédait à ce jour
néfaste. La balancelle qui poursuivait la petite barque, vent
arrière, avait donc une demi-heure encore de crépuscule, et toute
une nuit de demi-clarté.

-- Monseigneur! monseigneur! nous sommes perdus! dit le patron;
regardez, ils nous voient quoique nous ayons cargué nos voiles.

-- Ce n’est pas étonnant, murmura un des matelots, puisqu’on dit
que avec l’aide du diable, les gens des villes ont fabriqué des
instruments avec lesquels ils voient aussi bien de loin que de
près, la nuit que le jour.

Aramis prit au fond de la barque une lunette d’approche, la mit
silencieusement au point, et, la passant au matelot:

-- Tenez, dit-il, regardez!

Le matelot hésita.

-- Tranquillisez-vous, dit l’évêque, il n’y a point péché et, s’il
y a péché, je le prends sur moi.

Le matelot porta la lunette à son oeil, et jeta un cri.

Il avait cru que, par un miracle, le navire, qui lui apparaissait
à une portée de canon à peine, avait subitement et d’un seul bond
franchi la distance.

Mais en retirant l’instrument de son oeil, il vit que, sauf le
chemin que la balancelle avait pu faire pendant ce court instant,
il était encore à la même distance.

-- Ainsi, murmura le matelot, ils nous voient comme nous les
voyons?

-- Ils nous voient, dit Aramis.

Et il retomba dans son impassibilité.

-- Comment! ils nous voient? fit le patron Yves. Impossible!

-- Tenez, patron, regardez, dit le matelot.

Et il lui passa la lunette d’approche.

-- Monseigneur m’assure, demanda le patron, que le diable n’a rien
à faire dans tout ceci?

Aramis haussa les épaules.

Le patron porta la lunette à son oeil.

-- Oh! monseigneur, dit-il, il y a miracle: ils sont là; il me
semble que je vais les toucher. Vingt-cinq hommes au moins! Ah! je
vois le capitaine à l’avant. Il tient une lunette comme celle-ci,
et nous regarde... Ah! il se retourne, il donne un ordre; ils
roulent une pièce de canon à l’avant; ils la chargent, ils la
pointent... Miséricorde! ils tirent sur nous!

Et, par un mouvement machinal, le patron écarta sa lunette et les
objets, repoussés à l’horizon, lui apparurent sous leur véritable
aspect.

Le bâtiment était encore à la distance d’une lieue à peu près;
mais la manoeuvre annoncée par le patron n’en était pas moins
réelle.

Un léger nuage de fumée apparut au-dessous des voiles, plus bleu
qu’elles et s’épanouissant comme une fleur qui s’ouvre; puis, à un
mille à peu près du petit canot, on vit le boulet découronner deux
ou trois vagues, creuser un sillon blanc dans la mer, et
disparaître au bout de ce sillon, aussi inoffensif encore que la
pierre avec laquelle, en jouant, un écolier fait des ricochets.

-- Que faire? demanda le patron.

-- Ils vont nous couler, dit Goennec; donnez-nous l’absolution,
monseigneur.

Et les marins s’agenouillèrent devant l’évêque.

-- Vous oubliez qu’ils vous voient, dit celui-ci.

-- C’est vrai, dirent les marins honteux de leur faiblesse.
Ordonnez, monseigneur, nous sommes prêts à mourir pour vous.

-- Attendons, dit Aramis.

-- Comment, attendons?

-- Oui; ne voyez-vous pas, comme vous le disiez tout à l’heure,
que, si nous essayons de fuir, ils vont nous couler?

-- Mais peut-être, hasarda le patron, peut-être qu’à la faveur de
la nuit nous pourrons leur échapper?

-- Oh! dit Aramis, ils ont bien quelque feu grégeois pour éclairer
leur route et la nôtre.

Et, en même temps, comme si le petit bâtiment eût voulu répondre à
l’appel d’Aramis, un second nuage de fumée monta lentement au
ciel, et du sein de ce nuage jaillit une flèche enflammée qui
décrivit sa parabole pareille à un arc-en-ciel, et vint tomber
dans la mer, où elle continua de brûler, éclairant l’espace à un
quart de lieue de diamètre.

Les Bretons se regardèrent épouvantés.

-- Vous voyez bien, dit Aramis, que mieux vaut les attendre.

Les rames échappèrent aux mains des matelots, et la petite barque,
cessant d’avancer, se berça immobile à l’extrémité des vagues.

La nuit venait, mais le bâtiment avançait toujours.

On eût dit qu’il redoublait de vitesse avec l’obscurité. De temps
en temps, comme un vautour au cou sanglant dresse la tête hors de
son nid, le formidable feu grégeois s’élançait de ses flancs et
jetait au milieu de l’océan sa flamme comme une neige
incandescente.

Enfin, il arriva à la portée du mousquet.

Tous les hommes étaient sur le pont, l’arme au bras, les
canonniers à leurs pièces; les mèches brûlaient.

On eût dit qu’il s’agissait d’aborder une frégate et de combattre
un équipage supérieur en nombre, et non de prendre un canot monté
par quatre hommes.

-- Rendez-vous! s’écria le commandant de la balancelle, à l’aide
de son porte-voix.

Les matelots regardèrent Aramis.

Aramis fit un signe de tête.

Le patron Yves fit flotter un chiffon blanc au bout d’une gaffe.

C’était une manière d’amener le pavillon.

Le bâtiment avançait comme un cheval de course.

Il lança une nouvelle fusée grégeoise, qui vint tomber à vingt pas
du petit canot, et qui le mit en lumière mieux que n’eût fait un
rayon du plus ardent soleil.

-- Au premier signe de résistance, cria le commandant de la
balancelle, feu!

Les soldats abaissèrent leurs mousquets.

-- Puisqu’on vous dit qu’on se rend! cria le patron Yves.

-- Vivants! vivants, capitaine! crièrent quelques soldats exaltés;
il faut les prendre vivants.

-- Eh bien! oui, vivants, dit le capitaine.

Puis, se tournant vers les Bretons:

-- Vous avez tous la vie sauve, mes amis! cria-t-il sauf M. le
chevalier d’Herblay.

Aramis tressaillit imperceptiblement.

Un instant son oeil se fixa sur les profondeurs de l’océan,
éclairé à sa surface par les dernières lueurs du feu grégeois,
lueurs qui couraient aux flancs des vagues jouaient à leurs cimes
comme des panaches, et rendaient plus sombres, plus mystérieux et
plus terribles encore les abîmes qu’elles couvraient.

-- Vous entendez, monseigneur? firent les matelots.

-- Oui.

-- Qu’ordonnez-vous?

-- Acceptez.

-- Mais vous, monseigneur?

Aramis se pencha plus avant, et joua du bout de ses doigts blancs
et effilés avec l’eau verdâtre de la mer, à laquelle il souriait
comme à une amie.

-- Acceptez! répéta-t-il.

-- Nous acceptons, répétèrent les matelots; mais quel gage aurons-
nous?

-- La parole d’un gentilhomme, dit l’officier. Sur mon grade et
sur mon nom, je jure que tout ce qui n’est point M. le chevalier
d’Herblay aura la vie sauve. Je suis lieutenant de la frégate du
roi _la Pomone_, et je me nomme Louis-Constant de Pressigny.

D’un geste rapide, Aramis, déjà courbé vers la mer déjà à demi
penché hors de la barque, d’un geste rapide, Aramis releva la
tête, se dressa tout debout, et, l’oeil ardent, enflammé, le
sourire sur les lèvres:

-- Jetez l’échelle, messieurs, dit-il, comme si c’eût été à lui
qu’appartint le commandement.

On obéit.

Alors Aramis, saisissant la rampe de corde, monta le premier;
mais, au lieu de l’effroi que l’on s’attendait à voir paraître sur
son visage, la surprise des marins de la balancelle fut grande,
lorsqu’ils le virent marcher au commandant d’un pas assuré, le
regarder fixement, et lui faire de la main un signe mystérieux et
inconnu, à la vue duquel l’officier pâlit, trembla et courba le
front.

Sans dire un mot, Aramis alors leva la main jusque sous les yeux
du commandant, et lui fit voir le chaton d’une bague qu’il portait
à l’annulaire de la main gauche.

Et, en faisant ce signe, Aramis, drapé dans une majesté froide,
silencieuse et hautaine, avait l’air d’un empereur donnant sa main
à baiser.

Le commandant, qui, un instant, avait relevé la tête, s’inclina
une seconde fois avec les signes du plus profond respect.

Puis, étendant à son tour la main vers la poupe, c’est-à-dire vers
sa chambre, il s’effaça pour laisser Aramis passer le premier.

Les trois Bretons, qui avaient monté derrière leur évêque, se
regardaient stupéfaits.

Tout l’équipage faisait silence.

Cinq minutes après, le commandant appela le lieutenant en second,
qui remonta aussitôt, en ordonnant de mettre le cap sur la
Corogne.

Pendant qu’on exécutait l’ordre donné, Aramis reparut sur le pont
et vint s’asseoir contre le bastingage.

La nuit était arrivée, la lune n’était point encore venue, et
cependant Aramis regardait opiniâtrement du côté de Belle-Île.
Yves s’approcha alors du commandant, qui était revenu prendre son
poste à l’arrière, et, bien bas, bien humblement:

-- Quelle route suivons-nous donc, capitaine? demanda-t-il.

-- Nous suivons la route qu’il plaît à Monseigneur, répondit
l’officier.

Aramis passa la nuit accoudé sur le bastingage.

Yves, en s’approchant de lui, remarqua, le lendemain, que cette
nuit avait dû être bien humide, car le bois sur lequel s’était
appuyée la tête de l’évêque était trempé comme d’une rosée.

Qui sait! cette rosée, c’était peut-être les premières larmes qui
fussent tombées des yeux d’Aramis!

Quelle épitaphe eût valu celle-là, bon Porthos?


Chapitre CCLVIII -- La ronde de M. de Gesvres


D’Artagnan n’était pas accoutumé à des résistances comme celle
qu’il venait d’éprouver. Il revint à Nantes profondément irrité.

L’irritation, chez cet homme vigoureux, se traduisait par une
impétueuse attaque, à laquelle peu de gens, jusqu’alors, fussent-
ils rois, fussent-ils géants, avaient su résister.

D’Artagnan, tout frémissant alla, droit au château et demanda à
parler au roi. Il pouvait être sept heures du matin, et, depuis
son arrivée à Nantes, le roi était matinal.

Mais, en arrivant au petit corridor que nous connaissons,
d’Artagnan trouva M. de Gesvres, qui l’arrêta fort poliment, en
lui recommandant de ne pas parler haut, pour laisser reposer le
roi.

-- Le roi dort? dit d’Artagnan. Je le laisserai donc dormir. Vers
quelle heure supposez-vous qu’il se lèvera?

-- Oh! dans deux heures, à peu près: le roi a veillé toute la
nuit.

D’Artagnan reprit son chapeau, salua M. de Gesvres et retourna
chez lui.

Il revint à neuf heures et demie. On lui dit que le roi déjeunait.

-- Voilà mon affaire, répliqua-t-il, je parlerai au roi tandis
qu’il mange.

M. de Brienne fit observer à d’Artagnan que le roi ne voulait
recevoir personne pendant ses repas.

-- Mais, dit d’Artagnan en regardant Brienne de travers, vous ne
savez peut-être pas, monsieur le secrétaire, que j’ai mes entrées
partout et à toute heure.

Brienne prit doucement la main du capitaine, et lui dit:

-- Pas à Nantes, cher monsieur d’Artagnan; le roi, en ce voyage, a
changé tout l’ordre de sa maison.

D’Artagnan, radouci, demanda vers quelle heure le roi aurait fini
de déjeuner.

-- On ne sait, fit Brienne.

-- Comment, on ne sait? Que veut dire cela? on ne sait combien le
roi met à manger? C’est une heure, d’ordinaire, et, si j’admets
que l’air de la Loire donne appétit, nous mettrons une heure et
demie; c’est assez, je pense; j’attendrai donc ici.

-- Oh! cher monsieur d’Artagnan, l’ordre est de ne plus laisser
personne dans ce corridor; je suis de garde pour cela.

D’Artagnan sentit la colère monter une seconde fois à son cerveau.
Il sortit bien vite, de peur de compliquer l’affaire par un coup
de mauvaise humeur.

Comme il était dehors, il se mit à réfléchir.

«Le roi, dit-il, ne veut pas me recevoir, c’est évident; il est
fâché, ce jeune homme; il craint les mots que je puis lui dire.
Oui; mais, pendant ce temps, on assiège Belle-Île et l’on prend ou
tue peut-être mes deux amis... Pauvre Porthos! Quant à maître
Aramis, celui-là est plein de ressources, et je suis tranquille
sur son compte... Mais, non, non, Porthos n’est pas encore
invalide, et Aramis n’est pas un vieillard idiot. L’un avec ses
bras, l’autre avec son imagination, vont donner de l’ouvrage aux
soldats de Sa Majesté. Qui sait! si ces deux braves allaient
refaire, pour l’édification de Sa Majesté Très Chrétienne, un
petit bastion Saint-Gervais?... Je n’en désespère pas. Ils ont
canon et garnison.

Cependant, continua d’Artagnan en secouant la tête, je crois qu’il
vaudrait mieux arrêter le combat. Pour moi seul, je ne
supporterais ni morgue ni trahison de la part du roi; mais, pour
mes amis, rebuffades, insultes, je dois subir tout. Si j’allais
chez M. Colbert? reprit-il. En voilà un auquel il va falloir que
je prenne l’habitude de faire peur. Allons chez M. Colbert.

Et d’Artagnan se mit bravement en route. Il apprit là que
M. Colbert travaillait avec le roi au château de Nantes.

-- Bon! s’écria-t-il, me voilà revenu au temps où j’arpentais les
chemins de chez M. Tréville au logis du cardinal du logis du
cardinal chez la reine, de chez la reine chez Louis XIII. On a
raison de dire qu’en vieillissant les hommes redeviennent enfants.
Au château.

Il y retourna. M. de Lyonne sortait. Il donna ses deux mains à
d’Artagnan et lui apprit que le roi travaillerait tout le soir,
toute la nuit même, et que l’ordre était donné de ne laisser
entrer personne.

-- Pas même, s’écria d’Artagnan, le capitaine qui prend l’ordre?
C’est trop fort!

-- Pas même, dit M. de Lyonne.

-- Puisqu’il en est ainsi, répliqua d’Artagnan blessé jusqu’au
coeur, puisque le capitaine des mousquetaires, qui est toujours
entré dans la chambre à coucher du roi, ne peut plus entrer dans
le cabinet ou dans la salle à manger, c’est que le roi est mort ou
qu’il a pris son capitaine en disgrâce. Dans l’un et l’autre cas,
il n’en a plus besoin. Faites-moi le plaisir de rentrer, vous,
monsieur de Lyonne, qui êtes en faveur, et dites tout nettement au
roi que je lui envoie ma démission.

-- D’Artagnan, prenez garde! s’écria de Lyonne.

-- Allez, par amitié pour moi.

Et il le poussa doucement vers le cabinet.

-- J’y vais, dit M. de Lyonne.

D’Artagnan attendit en arpentant le corridor.

Lyonne revint.

-- Eh bien! qu’a dit le roi? demanda d’Artagnan.

-- Le roi a dit que c’était bien, répondit de Lyonne.

-- Que c’était bien! fit le capitaine avec explosion, c’est-à-dire
qu’il accepte? Bon! me voilà libre. Je suis bourgeois, monsieur de
Lyonne; au plaisir de vous revoir! Adieu, château, corridor,
antichambre! un bourgeois qui va enfin respirer vous salue.

Et, sans plus attendre, le capitaine sauta hors de la terrasse
dans l’escalier où il avait retrouvé les morceaux de la lettre de
Gourville. Cinq minutes après, il rentrait dans l’hôtellerie où,
suivant l’usage de tous les grands officiers qui ont logement au
château, il avait pris ce qu’on appelait sa chambre de ville.

Mais là, au lieu de quitter son épée et son manteau, il prit des
pistolets, mit son argent dans une grande bourse de cuir, envoya
chercher ses chevaux à l’écurie du château, et donna des ordres
pour gagner Vannes pendant la nuit.

Tout se succéda selon ses voeux. À huit heures du soir, il mettait
le pied à l’étrier, lorsque M. de Gesvres apparut à la tête de
douze gardes devant l’hôtellerie.

D’Artagnan voyait tout du coin de l’oeil; il vit nécessairement
ces treize hommes et ces treize chevaux; mais il feignit de ne
rien remarquer et continua d’enfourcher son cheval. Gesvres arriva
sur lui.

-- Monsieur d’Artagnan! dit-il tout haut.

-- Eh! monsieur de Gesvres, bonsoir!

-- On dirait que vous montez à cheval?

-- Il y a plus, je suis monté, comme vous voyez.

-- Cela se trouve bien que je vous rencontre.

-- Vous me cherchiez?

-- Mon Dieu, oui.

-- De la part du roi, je parie?

-- Mais oui.

-- Comme moi, il y a deux ou trois jours, je cherchais M. Fouquet?

-- Oh!

-- Allons, vous allez me faire des mignardises, à moi? Peine
perdue, allez! dites-moi vite que vous venez m’arrêter.

-- Vous arrêter? Bon Dieu, non!

-- Eh bien! que faites-vous à m’aborder avec douze hommes à
cheval?

-- Je fais une ronde.

-- Pas mal! Et vous me ramassez dans cette ronde?

-- Je ne vous ramasse pas, je vous trouve et vous prie de venir
avec moi.

-- Où cela?

-- Chez le roi.

-- Bon! dit d’Artagnan d’un air goguenard. Le roi n’a donc plus
rien à faire?

-- Par grâce, capitaine, dit M. de Gesvres bas au mousquetaire, ne
vous compromettez pas; ces hommes vous entendent!

D’Artagnan se mit à rire et répliqua:

-- Marchez. Les gens qu’on arrête sont entre les six premiers et
les six derniers.

-- Mais, comme je ne vous arrête pas, dit M. de Gesvres, vous
marcherez derrière moi, s’il vous plaît.

-- Eh bien! fit d’Artagnan, voilà un beau procédé, duc, et vous
avez raison; car, si jamais j’avais eu à faire des rondes du côté
de votre chambre de ville, j’eusse été courtois envers vous, je
vous l’assure, foi de gentilhomme! Maintenant, une faveur de plus.
Que veut le roi!

-- Oh! le roi est furieux!

-- Eh bien! le roi, qui s’est donné la peine de se rendre furieux,
prendra la peine de se calmer, voilà tout. Je n’en mourrai pas, je
vous jure.

-- Non; mais...

-- Mais on m’enverra tenir société à ce pauvre M. Fouquet?
Mordioux! c’est un galant homme. Nous vivrons de compagnie, et
doucement, je vous le jure.

-- Nous voici arrivés, dit le duc. Capitaine, par grâce! soyez
calme avec le roi.

-- Ah çà? mais, comme vous êtes brave homme avec moi, duc! fit
d’Artagnan en regardant M. de Gesvres. On m’avait dit que vous
ambitionniez de réunir vos gardes à mes mousquetaires; je crois
que c’est une fameuse occasion, celle-ci!

-- Je ne la prendrai pas, Dieu m’en garde! capitaine.

-- Et pourquoi?

-- Pour beaucoup de raisons d’abord; puis pour celle-ci, que, si
je vous succédais aux mousquetaires après vous avoir arrêté...

-- Ah! vous avouez que vous m’arrêtez?

-- Non, non!

-- Alors, dites rencontré. Si, dites-vous, vous me succédiez après
m’avoir rencontré?

-- Vos mousquetaires, au premier exercice à feu, tireraient de mon
côté par mégarde.

-- Ah! quant à cela, je ne dis pas non. Ces drôles m’aiment fort.

Gesvres fit passer d’Artagnan le premier, le conduisit directement
au cabinet où le roi attendait son capitaine des mousquetaires, et
se plaça derrière son collègue dans l’antichambre. On entendait
très distinctement le roi parler haut avec Colbert, dans ce même
cabinet où Colbert avait pu entendre, quelques jours auparavant,
le roi parler haut avec M. d’Artagnan.

Les gardes restèrent, en piquet à cheval, devant la porte
principale, et le bruit se répandit peu à peu dans la ville que
M. le capitaine des mousquetaires venait d’être arrêté par ordre
du roi.

Alors, on vit tous ces hommes se mettre en mouvement, comme au bon
temps de Louis XIII et de M. de Tréville; des groupes se
formaient, les escaliers s’emplissaient; des murmures vagues,
partant des cours, venaient en montant rouler jusqu’aux étages
supérieurs, pareils aux rauques lamentations des flots à la marée.

M. de Gesvres était inquiet. Il regardait ses gardes, qui,
d’abord, interrogés par les mousquetaires qui venaient se mêler à
leur rang, commençaient à s’écarter d’eux en manifestant aussi
quelque inquiétude.

D’Artagnan était, certes, bien moins inquiet que M. de Gesvres, le
capitaine des gardes. Dès son entrée, il s’était assis sur le
rebord d’une fenêtre, voyait toutes choses de son regard d’aigle,
et ne sourcillait pas.

Aucun des progrès de la fermentation qui s’était manifestée au
bruit de son arrestation ne lui avait échappé. Il prévoyait le
moment où l’explosion aurait lieu; et l’on sait que ses prévisions
étaient certaines.

«Il serait assez bizarre, pensait-il, que, ce soir, mes prétoriens
me fissent roi de France. Comme j’en rirais!»

Mais, au moment le plus beau, tout s’arrêta. Gardes,
mousquetaires, officiers, soldats, murmures et inquiétudes se
dispersèrent, s’évanouirent, s’effacèrent; plus de tempête, plus
de menace, plus de sédition.

Un mot avait calmé les flots.

Le roi venait de faire crier par Brienne:

-- Chut! messieurs, vous gênez le roi.

D’Artagnan soupira.

-- C’est fini, dit-il, les mousquetaires d’aujourd’hui ne sont pas
ceux de Sa Majesté Louis XIII. C’est fini.

-- Monsieur d’Artagnan chez le roi! cria un huissier.


Chapitre CCLIX -- Le roi Louis XIV


Le roi, se tenait assis dans son cabinet, le dos tourné à la porte
d’entrée. En face de lui était une glace dans laquelle, tout en
remuant ses papiers, il lui suffisait d’envoyer un coup d’oeil
pour voir ceux qui arrivaient chez lui.

Il ne se dérangea pas à l’arrivée de d’Artagnan, et replia sur ses
lettres et sur ses plans la grande toile de soie verte qui lui
servait à cacher ses secrets aux importuns.

D’Artagnan comprit le jeu et demeura en arrière; de sorte qu’au
bout d’un moment le roi, qui n’entendait rien et qui ne voyait que
du coin de l’oeil, fut obligé de crier:

-- Est-ce qu’il n’est pas là, M. d’Artagnan?

-- Me voici, répliqua le mousquetaire en s’avançant.

-- Eh bien! monsieur, dit le roi en fixant son oeil clair sur
d’Artagnan, qu’avez-vous à me dire?

-- Moi, Sire? répliqua celui-ci, qui guettait le premier coup de
l’adversaire pour faire une bonne riposte; moi? Je n’ai rien à
dire à Votre Majesté, sinon qu’elle m’a fait arrêter et que me
voici.

Le roi allait répondre qu’il n’avait pas fait arrêter d’Artagnan;
mais cette phrase lui parut être une excuse et il se tut.

D’Artagnan garda un silence obstiné.

-- Monsieur, reprit le roi, que vous avais-je chargé d’aller faire
à Belle-Île? Dites-le-moi, je vous prie.

Le roi, en prononçant ces mots, regardait fixement son capitaine.

Ici, d’Artagnan était trop heureux; le roi lui faisait la partie
si belle!

-- Je crois, répliqua-t-il, que Votre Majesté me fait l’honneur de
me demander ce que je suis allé faire à Belle-Île?

-- Oui, monsieur.

-- Eh bien! Sire, je n’en sais rien; ce n’est pas à moi qu’il faut
demander cela, c’est à ce nombre infini d’officiers de toute
espèce, à qui l’on avait donné un nombre infini d’ordres de tous
genres, tandis qu’à moi, chef de l’expédition, l’on n’avait
ordonné rien de précis.

Le roi fut blessé; il le montra par sa réponse.

-- Monsieur, répliqua-t-il, on n’a donné des ordres qu’aux gens
qu’on a jugés fidèles.

-- Aussi m’étonné-je, Sire, riposta le mousquetaire, qu’un
capitaine comme moi, qui a valeur de maréchal de France, se soit
trouvé sous les ordres de cinq ou six lieutenants ou majors, bons
à faire des espions, c’est possible, mais nullement bons à
conduire des expéditions de guerre. Voilà sur quoi je venais
demander à Votre Majesté des explications, lorsque la porte m’a
été refusée; ce qui, dernier outrage fait à un brave homme, m’a
conduit à quitter le service de Votre Majesté.

-- Monsieur, repartit le roi, vous croyez toujours vivre dans un
siècle où les rois étaient, comme vous vous plaignez de l’avoir
été, sous les ordres et à la discrétion de leurs inférieurs. Vous
me paraissez trop oublier qu’un roi ne doit compte qu’à Dieu de
ses actions.

-- Je n’oublie rien du tout, Sire, fit le mousquetaire, blessé à
son tour de la leçon. D’ailleurs, je ne vois pas en quoi un
honnête homme, quand il demande au roi en quoi il l’a mal servi,
l’offense.

-- Vous m’avez mal servi, monsieur, en prenant le parti de mes
ennemis contre moi.

-- Quels sont vos ennemis, Sire?

-- Ceux que je vous envoyais combattre.

-- Deux hommes! ennemis de l’armée de Votre Majesté! Ce n’est pas
croyable, Sire.

-- Vous n’avez point à juger mes volontés.

-- J’ai à juger mes amitiés, Sire.

-- Qui sert ses amis ne sert pas son maître.

-- Je l’ai si bien compris, Sire, que j’ai offert respectueusement
ma démission à Votre Majesté.

-- Et je l’ai acceptée, monsieur, dit le roi. Avant de me séparer
de vous, j’ai voulu vous prouver que je savais tenir ma parole.

-- Votre Majesté a tenu plus que sa parole; car Votre Majesté m’a
fait arrêter, dit d’Artagnan de son air froidement railleur; elle
ne me l’avait pas promis.

Le roi dédaigna cette plaisanterie, et, venant au sérieux:

-- Voyons, monsieur, dit-il, à quoi votre désobéissance m’a forcé.

-- Ma désobéissance? s’écria d’Artagnan rouge de colère.

-- C’est le nom le plus doux que j’ai trouvé, poursuivit le roi.
Mon idée, à moi, était de prendre et de punir des rebelles; avais-
je à m’inquiéter si les rebelles étaient vos amis?

-- Mais j’avais à m’en inquiéter, moi, répondit d’Artagnan.
C’était une cruauté à Votre Majesté de m’envoyer prendre mes amis
pour les amener à vos potences.

-- C’était, monsieur, une épreuve que j’avais à faire sur les
prétendus serviteurs qui mangent mon pain et doivent défendre ma
personne. L’épreuve a mal réussi, monsieur d’Artagnan.

-- Pour un mauvais serviteur que perd Votre Majesté, dit le
mousquetaire avec amertume, il y en a dix qui ont, ce même jour,
fait leurs preuves. Écoutez-moi, Sire; je ne suis pas accoutumé à
ce service-là, moi. Je suis une épée rebelle quand il s’agit de
faire le mal. Il était mal à moi d’aller poursuivre, jusqu’à la
mort, deux hommes dont M. Fouquet, le sauveur de Votre Majesté,
vous avait demandé la vie. De plus, ces deux hommes étaient mes
amis. Ils n’attaquaient pas Votre Majesté; ils succombaient sous
le poids d’une colère aveugle. D’ailleurs, pourquoi ne les
laissait-on pas fuir? Quel crime avaient-ils commis? J’admets que
vous me contestiez le droit de juger leur conduite. Mais, pourquoi
me soupçonner avant l’action? pourquoi m’entourer d’espions?
pourquoi me déshonorer devant l’armée! pourquoi, moi, dans lequel
vous avez jusqu’ici montré la confiance la plus entière, moi qui,
depuis trente ans, suis attaché à votre personne et vous ai donné
mille preuves de dévouement car, il faut bien que je le dise,
aujourd’hui que l’on m’accuse, pourquoi me réduire à voir trois
mille soldats du roi marcher en bataille contre deux hommes?

-- On dirait que vous oubliez ce que ces hommes m’ont fait? dit le
roi d’une voix sourde, et qu’il n’a pas tenu à eux que je ne fusse
perdu.

-- Sire, on dirait que vous oubliez que j’étais là!

-- Assez, monsieur d’Artagnan, assez de ces intérêts dominateurs
qui viennent ôter le soleil à mes intérêts. Je fonde un État dans
lequel il n’y aura qu’un maître, je vous l’ai promis autrefois; le
moment est venu de tenir ma promesse. Vous voulez être, selon vos
goûts et vos amitiés, libre d’entraver mes plans et de sauver mes
ennemis? Je vous brise ou je vous quitte. Cherchez un maître plus
commode. Je sais bien qu’un autre roi ne se conduirait point comme
je le fais, et qu’il se laisserait dominer par vous, risque à vous
envoyer un jour tenir compagnie à M. Fouquet et aux autres; mais
j’ai bonne mémoire, et, pour moi, les services sont des titres
sacrés à la reconnaissance, à l’impunité. Vous n’aurez, monsieur
d’Artagnan, que cette leçon pour punir votre indiscipline, et je
n’imiterai pas mes prédécesseurs dans leur colère, ne les ayant
pas imités dans leur faveur. Et puis d’autres raisons me font agir
doucement envers vous: c’est que, d’abord, vous êtes un homme de
sens, homme de grand sens, homme de coeur, et que vous serez un
bon serviteur pour qui vous aura dompté; c’est ensuite que vous
allez cesser d’avoir des motifs d’insubordination. Vos amis sont
détruits ou ruinés par moi. Ces points d’appui sur lesquels,
instinctivement, reposait votre esprit capricieux, je les ai fait
disparaître. À l’heure qu’il est, mes soldats ont pris ou tué les
rebelles de Belle-Île.

D’Artagnan pâlit.

-- Pris ou tué? s’écria-t-il. Oh! Sire, si vous pensiez ce que
vous me dites là, et si vous étiez sûr de me dire la vérité,
j’oublierais tout ce qu’il y a de juste, tout ce qu’il y a de
magnanime dans vos paroles, pour vous appeler un roi barbare et un
homme dénaturé. Mais je vous les pardonne, ces paroles, dit-il en
souriant avec orgueil; je les pardonne au jeune prince qui ne sait
pas, qui ne peut pas comprendre ce que sont des hommes tels que
M. d’Herblay, tels que M. du Vallon, tels que moi. Pris ou tué?
Ah! ah! Sire, dites-moi, si la nouvelle est vraie, combien elle
vous coûte d’hommes et d’argent. Nous compterons après si le gain
a valu l’enjeu.

Comme il parlait encore, le roi s’approcha de lui en colère, et
lui dit:

-- Monsieur d’Artagnan, voilà des réponses de rebelle? Veuillez
donc me dire, s’il vous plaît, quel est le roi de France? En
savez-vous un autre?

-- Sire, répliqua froidement le capitaine des mousquetaires, je me
souviens qu’un matin vous avez adressé cette question, à Vaux, à
beaucoup de gens qui n’ont pas su y répondre, tandis que moi j’y
ai répondu. Si j’ai reconnu le roi ce jour-là, quand la chose
n’était pas aisée, je crois qu’il serait inutile de me le
demander, aujourd’hui que Votre Majesté est seule avec moi.

À ces mots, Louis XIV baissa les yeux. Il lui sembla que l’ombre
du malheureux Philippe venait de passer entre d’Artagnan et lui,
pour évoquer le souvenir de cette terrible aventure.

Presque au même moment, un officier entra, remit une dépêche au
roi, qui, à son tour, changea de couleur en la lisant.

D’Artagnan s’en aperçut. Le roi resta immobile et silencieux,
après avoir lu pour la seconde fois. Puis, prenant tout à coup son
parti:

-- Monsieur, dit-il, ce qu’on m’apprend, vous le sauriez plus
tard; mieux vaut que je vous le dise et que vous l’appreniez par
la bouche du roi. Un combat a eu lieu à Belle-Île.

-- Ah! ah! fit d’Artagnan d’un air calme, pendant que son coeur
battait à faire rompre sa poitrine. Eh bien! Sire?

-- Eh bien! monsieur, j’ai perdu cent six hommes.

Un éclair de joie et d’orgueil brilla dans les yeux de d’Artagnan.

-- Et les rebelles? dit-il.

-- Les rebelles se sont enfuis, dit le roi.

D’Artagnan poussa un cri de triomphe.

-- Seulement, ajouta le roi, j’ai une flotte qui bloque
étroitement Belle-Île, et j’ai la certitude que pas une barque
n’échappera.

-- En sorte que, dit le mousquetaire rendu à ses sombres idées, si
l’on prend ces deux messieurs?...

-- On les pendra, dit le roi tranquillement.

-- Et ils le savent? répliqua d’Artagnan, qui réprima un frisson.

-- Ils le savent, puisque vous avez dû le leur dire, et que tout
le pays le sait.

-- Alors, Sire, on ne les aura pas vivants, je vous en réponds.

-- Ah! fit le roi avec négligence et en reprenant sa lettre. Eh
bien! on les aura morts, monsieur d’Artagnan, et cela reviendra au
même, puisque je ne les prenais que pour les faire pendre.

D’Artagnan essuya la sueur qui coulait de son front.

-- Je vous ai dit, poursuivit Louis XIV, que je vous serais un
jour maître affectionné, généreux et constant. Vous êtes
aujourd’hui le seul homme d’autrefois qui soit digne de ma colère
ou de mon amitié. Je ne vous ménagerai ni l’une ni l’autre selon
votre conduite. Comprendriez-vous, monsieur d’Artagnan, de servir
un roi qui aurait cent autres rois, ses égaux, dans le royaume?

«Pourrais-je, dites-le moi, faire avec cette faiblesse les grandes
choses que je médite? Avez-vous jamais vu l’artiste pratiquer des
oeuvres solides avec un instrument rebelle? Loin de nous,
monsieur, ces vieux levains des abus féodaux! La Fronde, qui
devait perdre la monarchie, l’a émancipée. Je suis maître chez
moi, capitaine d’Artagnan, et j’aurai des serviteurs qui, manquant
peut-être de votre génie, pousseront le dévouement et l’obéissance
jusqu’à l’héroïsme. Qu’importe, je vous le demande, qu’importe que
Dieu n’ait pas donné du génie à des bras et à des jambes? C’est à
la tête qu’il le donne, et à la tête, vous le savez, le reste
obéit. Je suis la tête, moi!

D’Artagnan tressaillit. Louis continua comme s’il n’avait rien vu,
quoique ce tressaillement ne lui eût point échappé.

-- Maintenant, concluons, entre nous deux ce marché que je vous
promis de faire, un jour que vous me trouviez bien petit, à Blois.
Sachez-moi gré, monsieur, de ne faire payer à personne les larmes
de honte que j’ai versées alors. Regardez autour de vous: les
grandes têtes sont courbées. Courbez-vous comme elles, ou
choisissez-vous l’exil qui vous conviendra le mieux. Peut-être, en
y réfléchissant, trouverez-vous que ce roi est un coeur généreux
qui compte assez sur votre loyauté pour vous quitter, vous sachant
mécontent, quand vous possédez le secret de l’État. Vous êtes
brave homme, je le sais. Pourquoi m’avez-vous jugé avant terme?
Jugez-moi à partir de ce jour, d’Artagnan, et soyez sévère tant
qu’il vous plaira.

D’Artagnan demeurait étourdi, muet, flottant pour la première fois
de sa vie. Il venait de trouver un adversaire digne de lui. Ce
n’était plus de la ruse, c’était du calcul; ce n’était plus de la
violence, c’était de la force; ce n’était plus de la colère,
c’était de la volonté; ce n’était plus de la jactance, c’était du
conseil. Ce jeune homme, qui avait terrassé Fouquet, et qui
pouvait se passer de d’Artagnan, dérangeait tous les calculs un
peu entêtés du mousquetaire.

-- Voyons, qui vous arrête? lui dit le roi avec douceur. Vous avez
donné votre démission; voulez-vous que je vous la refuse? Je
conviens qu’il sera dur à un vieux capitaine de revenir sur sa
mauvaise humeur.

-- Oh! répliqua mélancoliquement d’Artagnan, ce n’est pas là mon
plus grave souci. J’hésite à reprendre ma démission, parce que je
suis vieux en face de vous et que j’ai des habitudes difficiles à
perdre. Il faut, désormais, des courtisans qui sachent vous
amuser, des fous qui sachent se faire tuer pour ce que vous
appelez vos grandes oeuvres. Grandes, elles le seront, je le sens;
mais, si par hasard j’allais ne pas les trouver telles? J’ai vu la
guerre, Sire; j’ai vu la paix; j’ai servi Richelieu et Mazarin;
j’ai roussi avec votre père au feu de La Rochelle, troué de coups
comme un crible, ayant fait peau neuve plus de dix fois, comme les
serpents. Après les affronts et les injustices, j’ai un
commandement qui était autrefois quelque chose, parce qu’il
donnait le droit de parler comme on voulait au roi. Mais votre
capitaine des mousquetaires sera désormais un officier gardant les
portes basses. Vrai, Sire, si tel doit être désormais l’emploi,
profitez de ce que nous sommes bien ensemble pour me l’ôter.
N’allez pas croire que j’aie gardé rancune; non, vous m’avez
dompté, comme vous dites; mais, il faut l’avouer, en me dominant,
vous m’avez amoindri, en me courbant, vous m’avez convaincu de
faiblesse. Si vous saviez comme cela va bien de porter haut la
tête, et comme j’aurai piteuse mine à flairer la poussière de vos
tapis! oh! Sire, je regrette sincèrement, et vous regretterez
comme moi, ce temps où le roi de France voyait dans ses vestibules
tous ces gentilshommes insolents, maigres, maugréant toujours,
hargneux, mâtins qui mordaient mortellement les jours de bataille.
Ces gens-là sont les meilleurs courtisans pour la main qui les
nourrit, ils la lèchent; mais, pour la main qui les frappe, oh! le
beau coup de dent! Un peu d’or sur les galons de ces manteaux, un
peu de ventre dans les hauts-de-chausse, un peu de gris dans ces
cheveux secs, et vous verrez les beaux ducs et pairs, les fiers
maréchaux de France! Mais pourquoi dire tout cela? Le roi est mon
maître, il veut que je fasse des vers, il veut que je polisse,
avec des souliers de satin, les mosaïques de ses antichambres;
mordioux! c’est difficile, mais j’ai fait plus difficile que cela.
Je le ferai. Pourquoi le ferai-je? Parce que j’aime l’argent? J’en
ai. Parce que je suis ambitieux? Ma carrière est bornée. Parce que
j’aime la Cour? Non. Je resterai, parce que j’ai l’habitude,
depuis trente ans, d’aller prendre le mot d’ordre du roi, et de
m’entendre dire: «Bonsoir, d’Artagnan», avec un sourire que je ne
mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Êtes-vous content,
Sire?

Et d’Artagnan courba lentement sa tête argentée, sur laquelle le
roi, souriant, posa sa blanche main avec orgueil.

-- Merci, mon vieux serviteur, mon fidèle ami, dit-il. Puisque, à
compter d’aujourd’hui, je n’ai plus d’ennemi, en France, il me
reste à t’envoyer sur un champ étranger ramasser ton bâton de
maréchal. Compte sur moi pour trouver l’occasion. En attendant,
mange mon meilleur pain et dors tranquille.

-- À la bonne heure! dit d’Artagnan ému. Mais ces pauvres gens de
Belle-Île? l’un surtout, si bon et si brave?

-- Est-ce que vous me demandez leur grâce?

-- À genoux, Sire.

-- Eh bien! allez la leur porter, s’il en est temps encore. Mais
vous vous engagez pour eux!

-- J’engage ma vie!

-- Allez. Demain, je pars pour Paris. Soyez revenu; car je ne veux
plus que vous me quittiez.

-- Soyez tranquille, Sire, s’écria d’Artagnan en baisant la main
du roi.

Et il s’élança, le coeur gonflé de joie, hors du château, sur la
route de Belle-Île.


Chapitre CCLX -- Les amis de M. Fouquet


Le roi étant retourné à Paris, et avec lui d’Artagnan, qui, en
vingt-quatre heures, ayant pris avec le plus grand soin toutes ses
informations à Belle-Île, ne savait rien du secret que gardait si
bien le lourd rocher de Locmaria, tombe héroïque de Porthos.

Le capitaine des mousquetaires savait seulement ce que ces deux
hommes vaillants, ce que ces deux amis, dont il avait si noblement
pris la défense et essayé de sauver la vie, aidés de trois fidèles
Bretons, avaient accompli contre une armée entière. Il avait pu
voir, lancés dans la lande voisine, les débris humains qui avaient
taché de sang les silex épars dans les bruyères.

Il savait aussi qu’un canot avait été aperçu bien loin en mer, et
que, pareil à un oiseau de proie, un vaisseau royal avait
poursuivi, rejoint et dévoré ce pauvre petit oiseau qui fuyait à
tire-d’aile.

Mais là s’arrêtaient les certitudes de d’Artagnan. Le champ des
conjectures s’ouvrait à cette limite. Maintenant, que fallait-il
penser? Le vaisseau n’était pas revenu. Il est vrai qu’un coup de
vent régnait depuis trois jours; mais la corvette était à la fois
bonne voilière et solide dans ses membrures; elle ne craignait
guère les coups de vent, et celle qui portait Aramis eût dû, selon
l’estime de d’Artagnan, être revenue à Brest, ou rentrer à
l’embouchure de la Loire.

Telles étaient les nouvelles ambiguës, mais à peu près rassurantes
pour lui personnellement, que d’Artagnan rapportait à Louis XIV,
lorsque le roi, suivi de toute la Cour, revint à Paris.

Louis, content de son succès, Louis, plus doux et plus affable
depuis qu’il se sentait plus puissant, n’avait pas cessé un seul
instant de chevaucher à la portière de Mlle de La Vallière.

Tout le monde s’était empressé de distraire les deux reines pour
leur faire oublier cet abandon du fils et de l’époux. Tout
respirait l’avenir; le passé n’était plus rien pour personne.
Seulement, ce passé venait comme une plaie douloureuse et
saignante aux coeurs de quelques âmes tendres et dévouées. Aussi,
le roi ne fut pas plutôt installé chez lui, qu’il en reçut une
preuve touchante.

Louis XIV venait de se lever et de prendre son premier repas,
quand son capitaine des mousquetaires se présenta devant lui.
D’Artagnan était un peu pâle et semblait gêné.

Le roi s’aperçut, au premier coup d’oeil, de l’altération de ce
visage, ordinairement si égal.

-- Qu’avez-vous donc, d’Artagnan? dit-il.

-- Sire, il m’est arrivé un grand malheur.

-- Mon Dieu! quoi donc?

-- Sire, j’ai perdu un de mes amis, M. du Vallon, à l’affaire de
Belle-Île.

Et, en disant ces mots, d’Artagnan attachait son oeil de faucon
sur Louis XIV, pour deviner en lui le premier sentiment qui se
ferait jour.

-- Je le savais, répliqua le roi.

-- Vous le saviez et vous ne me l’avez pas dit? s’écria le
mousquetaire.

-- À quoi bon? Votre douleur, mon ami, est si respectable! J’ai
dû, moi, la ménager. Vous instruire de ce malheur qui vous
frappait, d’Artagnan, c’était en triompher à vos yeux. Oui, je
savais que M. du Vallon s’était enterré sous les rochers de
Locmaria; je savais que M. d’Herblay m’a pris un vaisseau avec son
équipage pour se faire conduire à Bayonne. Mais j’ai voulu que
vous appreniez vous-même ces événements d’une manière directe,
afin que vous fussiez convaincu que mes amis sont pour moi
respectables et sacrés, que toujours en moi l’homme s’immolera aux
hommes, puisque le roi est si souvent forcé de sacrifier les
hommes à sa majesté, à sa puissance.

-- Mais, Sire, comment savez-vous?...

-- Comment savez-vous vous-même, d’Artagnan?

-- Par cette lettre, Sire, que m’écrit de Bayonne, Aramis, libre
et hors de péril.

-- Tenez, fit le roi en tirant de sa cassette, placée sur un
meuble voisin du siège où d’Artagnan était appuyé, une lettre
copiée exactement sur celle d’Aramis, voici la même lettre, que
Colbert m’a fait passer huit heures avant que vous receviez la
vôtre... Je suis bien servi, je l’espère.

-- Oui, Sire, murmura le mousquetaire, vous étiez le seul homme
dont la fortune fût capable de dominer la fortune et la force de
mes deux amis. Vous avez usé, Sire; mais vous n’abuserez point,
n’est-ce pas?

-- D’Artagnan, dit le roi, avec un sourire plein de bienveillance,
je pourrais faire enlever M. d’Herblay sur les terres du roi
d’Espagne et me le faire amener ici vivant pour en faire justice.
D’Artagnan, croyez-le bien, je ne céderai pas à ce premier
mouvement, bien naturel. Il est libre, qu’il continue d’être
libre.

-- Oh! Sire, vous ne resterez pas toujours aussi clément, aussi
noble, aussi généreux que vous venez de vous le montrer à mon
égard et à celui de M. d’Herblay; vous trouverez auprès de vous
des conseillers qui vous guériront de cette faiblesse.

-- Non, d’Artagnan, vous vous trompez, quand vous accusez mon
conseil de vouloir me pousser à la rigueur. Le conseil de ménager
M. d’Herblay vient de Colbert lui-même.

-- Ah! Sire, fit d’Artagnan stupéfait.

-- Quant à vous, continua le roi avec une bonté peu ordinaire,
j’ai plusieurs bonnes nouvelles à vous annoncer, mais vous les
saurez, mon cher capitaine, du moment où j’aurai terminé mes
comptes. J’ai dit que je voulais faire et que je ferais votre
fortune. Ce mot va devenir une réalité.

-- Merci mille fois, Sire; je puis attendre, moi. Je vous en prie,
pendant que je vais et puis prendre patience, que Votre Majesté
daigne s’occuper de ces pauvres gens, qui, depuis longtemps,
assiègent votre antichambre, et viennent humblement déposer une
supplique aux pieds du roi.

-- Qui cela?

-- Des ennemis de Votre Majesté.

Le roi leva la tête.

-- Des amis de M. Fouquet, ajouta d’Artagnan.

-- Leurs noms?

-- M. Gourville, M. Pélisson et un poète, M. Jean de La Fontaine.

Le roi s’arrêta un moment pour réfléchir.

-- Que veulent-ils?

-- Je ne sais.

-- Comment sont-ils?

-- En deuil.

-- Que disent-ils?

-- Rien.

-- Que font-ils?

-- Ils pleurent.

-- Qu’ils entrent, dit le roi en fronçant le sourcil.

D’Artagnan tourna rapidement sur lui-même, leva la tapisserie qui
fermait l’entrée de la chambre royale, et cria dans la salle
voisine:

-- Introduisez!

Bientôt parurent à la porte du cabinet, où se tenaient le roi et
son capitaine, les trois hommes que d’Artagnan avait nommés.

Sur leur passage régnait un profond silence. Les courtisans, à
l’approche des amis du malheureux surintendant des finances, les
courtisans, disons-nous, reculaient comme pour n’être pas gâtés
par la contagion de la disgrâce et de l’infortune.

D’Artagnan, d’un pas rapide, vint lui-même prendre par la main ces
malheureux qui hésitaient et tremblaient à la porte du cabinet
royal; il les amena devant le fauteuil du roi, qui, réfugié dans
l’embrasure d’une fenêtre, attendait le moment de la présentation
et se préparait à faire aux suppliants un accueil rigoureusement
diplomatique.

Le premier des amis de Fouquet qui s’avança fut Pélisson. Il ne
pleurait plus; mais ses larmes n’avaient uniquement tari que pour
que le roi pût mieux entendre sa voix et sa prière.

Gourville se mordait les lèvres pour arrêter ses pleurs par
respect du roi. La Fontaine ensevelissait son visage dans son
mouchoir, et l’on n’eût pas dit qu’il vivait, sans le mouvement
convulsif de ses épaules soulevées par ses sanglots.

Le roi avait gardé toute sa dignité. Son visage était impassible.
Il avait même conservé le froncement de sourcil qui avait paru
quand d’Artagnan lui avait annoncé ses ennemis. Il fit un geste
qui signifiait: «Parlez», et il demeura debout, couvant d’un
regard profond ces trois hommes désespérés.

Pélisson se courba jusqu’à terre, et La Fontaine s’agenouilla
comme on fait dans les églises.

Cet obstiné silence, troublé seulement par des soupirs et des
gémissements si douloureux, commençait à émouvoir chez le roi, non
pas la compassion, mais l’impatience.

-- Monsieur Pélisson, dit-il d’une voix brève et sèche, monsieur
Gourville, et vous, monsieur...

Et il ne nomma pas La Fontaine.

-- Je verrais, avec un sensible déplaisir, que vous vinssiez me
prier pour un des plus grands criminels que doive punir ma
justice. Un roi ne se laisse attendrir que par les larmes ou par
les remords: larmes de l’innocence, remords des coupables. Je ne
croirai ni aux remords de M. Fouquet ni aux larmes de ses amis,
parce que l’un est gâté jusqu’au coeur et que les autres doivent
redouter de me venir offenser chez moi. C’est pourquoi, monsieur
Pélisson, monsieur Gourville, et vous, monsieur... je vous prie de
ne rien dire qui ne témoigne hautement du respect que vous avez
pour ma volonté.

-- Sire, répondit Pélisson tremblant à ces terribles paroles, nous
ne sommes rien venus dire à Votre Majesté qui ne soit l’expression
la plus profonde du plus sincère respect et du plus sincère amour
qui sont dus au roi par tous ses sujets. La justice de Votre
Majesté est redoutable; chacun doit se courber sous les arrêts
qu’elle prononce. Nous nous inclinons respectueusement devant
elle. Loin de nous la pensée de venir défendre celui qui a eu le
malheur d’offenser Votre Majesté. Celui qui a encouru votre
disgrâce peut être un ami pour nous, mais c’est un ennemi de
l’État. Nous l’abandonnerons en pleurant à la sévérité du roi.

-- D’ailleurs, interrompit le roi, calmé par cette voix suppliante
et ces persuasives paroles, mon Parlement jugera. Je ne frappe pas
sans avoir pesé le crime. Ma justice n’a pas l’épée sans avoir eu
les balances.

-- Aussi avons-nous toute confiance dans cette impartialité du
roi, et pouvons-nous espérer de faire entendre nos faibles voix,
avec l’assentiment de Votre Majesté, quand l’heure de défendre un
ami accusé aura sonné pour nous.

-- Alors, messieurs, que demandez-vous? dit le roi de son air
imposant.

-- Sire, continua Pélisson, l’accusé laisse une femme et une
famille. Le peu de bien qu’il avait suffit à peine à payer ses
dettes, et Mme Fouquet, depuis la captivité de son mari, est
abandonnée par tout le monde. La main de Votre Majesté frappe à
l’égal de la main de Dieu. Quand le Seigneur envoie la plaie de la
lèpre ou de la peste à une famille, chacun fuit et s’éloigne de la
demeure du lépreux ou du pestiféré. Quelquefois, mais bien
rarement, un médecin généreux ose seul approcher du seuil maudit,
le franchit avec courage et expose sa vie pour combattre la mort.
Il est la dernière ressource du mourant; il est l’instrument de la
miséricorde céleste. Sire, nous vous supplions, à mains jointes, à
deux genoux, comme on supplie la Divinité; Mme Fouquet n’a plus
d’amis, plus de soutiens; elle pleure dans sa maison, pauvre et
déserte, abandonnée par tous ceux qui en assiégeaient la porte au
moment de la faveur; elle n’a plus de crédit, elle n’a plus
d’espoir! Au moins, le malheureux sur qui s’appesantit votre
colère reçoit de vous, tout coupable qu’il est, le pain que
mouillent chaque jour ses larmes. Aussi affligée, plus dénuée que
son époux, Mme Fouquet, celle qui eut l’honneur de recevoir Votre
Majesté à sa table, Mme Fouquet, l’épouse de l’ancien surintendant
des finances de Votre Majesté, Mme Fouquet n’a plus de pain!

Ici, le silence mortel qui enchaînait le souffle des deux amis de
Pélisson fut rompu par l’éclat des sanglots, et d’Artagnan dont la
poitrine se brisait en écoutant cette humble prière, tourna sur
lui-même, vers l’angle du cabinet, pour mordre en liberté sa
moustache et comprimer ses soupirs.

Le roi avait conservé son oeil sec, son visage sévère: mais la
rougeur était montée à ses joues, et l’assurance de ses regards
diminuait visiblement.

-- Que souhaitez-vous? dit-il d’une voix émue.

-- Nous venons demander humblement à Votre Majesté, répliqua
Pélisson, que l’émotion gagnait peu à peu, de nous permettre, sans
encourir sa disgrâce, de prêter à Mme Fouquet deux mille pistoles,
recueillies parmi tous les anciens amis de son mari, pour que la
veuve ne manque pas des choses les plus nécessaires à la vie.

À ce mot de _veuve_, prononcé par Pélisson, quand Fouquet vivait
encore, le roi pâlit extrêmement; sa fierté tomba; la pitié lui
vint du coeur aux lèvres. Il laissa tomber un regard attendri sur
tous ces gens qui sanglotaient à ses pieds.

-- À Dieu ne plaise, répondit-il, que je confonde l’innocent avec
le coupable! Ceux-là me connaissent mal qui doutent de ma
miséricorde envers les faibles. Je ne frapperai jamais que les
arrogants. Faites, messieurs, faites tout ce que votre coeur vous
conseillera pour soulager la douleur de Mme Fouquet. Allez,
messieurs, allez.

Les trois hommes se relevèrent silencieux, l’oeil aride. Les
larmes s’étaient taries au contact brûlant de leurs joues et de
leurs paupières. Ils n’eurent pas la force d’adresser un
remerciement au roi, lequel, d’ailleurs, coupa court à leurs
révérences solennelles en se retranchant vivement derrière son
fauteuil.

D’Artagnan demeura seul avec le roi.

-- Bien! dit-il en s’approchant du jeune prince, qui
l’interrogeait du regard; bien, mon maître! Si vous n’aviez pas la
devise qui pare votre soleil, je vous en conseillerais une, quitte
à la faire traduire en latin par M. Conrart: «Doux au petit, rude
au fort!»

Le roi sourit et passa dans la salle voisine, après avoir dit à
d’Artagnan:

-- Je vous donne le congé dont vous devez avoir besoin pour mettre
en ordre les affaires de feu M. du Vallon, votre ami.


Chapitre CCLXI -- Le testament de Porthos


À Pierrefonds, tout était en deuil. Les cours étaient désertes,
les écuries fermées, les parterres négligés.

Dans les bassins, s’arrêtaient d’eux-mêmes les jets d’eau, naguère
épanouis, bruyants et brillants.

Sur les chemins, autour du château, venaient quelques graves
personnages sur des mules ou sur des bidets de ferme. C’étaient
les voisins de campagne, les curés et les baillis des terres
limitrophes.

Tout ce monde entrait silencieusement au château, remettait sa
monture à un palefrenier morne, et se dirigeait, conduit par un
chasseur vêtu de noir, vers la grande salle, où, sur le seuil,
Mousqueton recevait les arrivants.

Mousqueton avait tellement maigri depuis deux jours, que ses
habits remuaient sur lui, pareils à ces fourreaux trop larges,
dans lesquels dansent les fers des épées.

Sa figure couperosée de rouge et de blanc, comme celle de la
Madone de Van Dyck, était sillonnée par deux ruisseaux argentés
qui creusaient leur lit dans ses joues, aussi pleines jadis
qu’elles étaient flasques depuis son deuil.

À chaque nouvelle visite, Mousqueton trouvait de nouvelles larmes,
et c’était pitié de le voir étreindre son gosier par sa grosse
main pour ne pas éclater en sanglots.

Toutes ces visites avaient pour but la lecture du testament de
Porthos, annoncée pour ce jour, et à laquelle voulaient assister
toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, qui ne
laissait aucun parent après lui.

Les assistants prenaient place à mesure qu’ils arrivaient, et la
grande salle venait d’être fermée quand sonna l’heure de midi,
heure fixée pour la lecture.

Le procureur de Porthos, et c’était naturellement le successeur de
maître Coquenard, commença par déployer lentement le vaste
parchemin sur lequel la puissante main de Porthos avait tracé ses
volontés suprêmes.

Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux préliminaire ayant
retenti, chacun tendit l’oreille. Mousqueton s’était blotti dans
un coin pour mieux pleurer, pour moins entendre.

Tout à coup, la porte à deux battants de la grande salle, qui
avait été refermée, s’ouvrit comme par un prodige, et une figure
mâle apparut sur le seuil, resplendissant dans la plus vive
lumière du soleil.

C’était d’Artagnan, qui était arrivé seul jusqu’à cette porte, et,
ne trouvant personne pour lui tenir l’étrier, avait attaché son
cheval au heurtoir, et s’annonçait lui-même.

L’éclat du jour envahissant la salle, le murmure des assistants,
et, plus que tout cela, l’instinct du chien fidèle, arrachèrent
Mousqueton à sa rêverie. Il releva la tête, reconnut le vieil ami
du maître, et, hurlant de douleur, vint lui embrasser les genoux
en arrosant les dalles de ses larmes.

D’Artagnan releva le pauvre intendant, l’embrassa comme un frère,
et ayant salué noblement l’assemblée, qui s’inclinait tout entière
en chuchotant son nom, il alla s’asseoir à l’extrémité de la
grande salle de chêne sculpté tenant toujours la main de
Mousqueton qui suffoquait et s’asseyait sur le marchepied.

Alors le procureur, qui était ému comme les autres commença la
lecture.

Porthos, après une profession de foi des plus chrétiennes,
demandait pardon à ses ennemis du tort qu’il avait pu leur causer.

À ce paragraphe, un rayon d’inexprimable orgueil glissa des yeux
de d’Artagnan. Il se rappelait le vieux soldat. Tous ces ennemis
de Porthos, terrassés par sa main vaillante, il en supputait le
nombre, et se disait que Porthos avait fait sagement de ne pas
détailler ses ennemis ou les torts causés à ceux-ci; sans quoi, le
besogne eût été trop rude pour le lecteur.

Venait alors l’énumération suivante:

«Je possède à l’heure qu’il est, par la grâce de Dieu:

«1° Le domaine de Pierrefonds, terres, bois, prés, eaux, forêts,
entourés de bons murs;

«2° Le domaine de Bracieux, château, forêts, terres labourables,
formant trois fermes;

«3° La petite terre du Vallon, ainsi nommée, parce qu’elle est
dans le vallon...»

-- Brave Porthos!

«4° Cinquante métairies dans la Touraine, d’une contenance de cinq
cents arpents;

«5° Trois moulins sur le Cher, d’un rapport de six cents livres
chacun;

«6° Trois étangs dans le Berri, d’un rapport de deux cents livres
chacun.

«Quant aux biens _mobiliers_, ainsi nommés, parce qu’ils ne
peuvent se mouvoir, comme l’explique si bien mon savant ami
l’évêque de Vannes...»

D’Artagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom.

Le procureur continua imperturbablement:

«Ils consistent:

«1° En des meubles que je ne saurais détailler ici faute d’espace,
et qui garnissent tous mes châteaux ou maisons, mais dont la liste
est dressée par mon intendant...»

Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui s’abîma dans sa
douleur.

«2° En vingt chevaux de main et de trait que j’ai particulièrement
dans mon château de Pierrefonds et qui s’appellent: _Bayard,
Roland, Charlemagne, Pépin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon,
Nemrod, Urgande, Armide, Falstrade, Dalila, Rébecca, Yolande,
Finette, Grisette, Lisette et Musette._
_ _
«3° En soixante chiens, formant six équipages, répartis comme il
suit: le premier, pour le cerf; le second, pour le loup; le
troisième, pour le sanglier; le quatrième, pour le lièvre, et les
deux autres, pour l’arrêt ou la garde;

«4° En armes de guerre et de chasse renfermées dans ma galerie
d’armes;

«5° Mes vins d’Anjou, choisis pour Athos, qui les aimait
autrefois; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux et
d’Espagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses
maisons;

«6° Mes tableaux et statues qu’on prétend être d’une grande
valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la vue.

«7° Ma bibliothèque, composée de six mille volumes tout neufs, et
qu’on n’a jamais ouverts;

«8° Ma vaisselle d’argent, qui s’est peut-être un peu usée, mais
qui doit peser de mille à douze cents livres, car je pouvais à
grand-peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que
six fois le tour de ma chambre en le portant.

«9° Tous ces objets, plus le linge de table et de service, sont
répartis dans les maisons que j’aimais le mieux...»

Ici, le lecteur s’arrêta pour reprendre haleine. Chacun soupira,
toussa et redoubla d’attention. Le procureur reprit:

«J’ai vécu sans avoir d’enfants, et il est probable que je n’en
aurai pas, ce qui m’est une cuisante douleur. Je me trompe
cependant, car j’ai un fils en commun avec mes autres amis: c’est
M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne, véritable fils de M. le
comte de La Fère.

«Ce jeune seigneur m’a paru digne de succéder aux trois vaillants
gentilshommes dont je suis l’ami et le très humble serviteur.»

Ici, un bruit aigu se fit entendre. C’était l’épée de d’Artagnan,
qui, glissant du baudrier, était tombée sur la planche sonore.
Chacun tourna les yeux de ce côté, et l’on vit qu’une grande larme
avait coulé des cils épais de d’Artagnan sur son nez aquilin, dont
l’arête lumineuse brillait ainsi qu’un croissant enflammé au
soleil.

«C’est pourquoi, continua le procureur, j’ai laissé tous mes
biens, meubles et immeubles, compris dans l’énumération ci-dessus
faite, à M. le vicomte Raoul-Auguste-Jules de Bragelonne, fils de
M. le comte de La Fère, pour le consoler du chagrin qu’il paraît
avoir, et le mettre en état de porter glorieusement son nom...»

Un long murmure courut dans l’auditoire.

Le procureur continua, soutenu par l’oeil flamboyant de
d’Artagnan, qui, parcourant l’assemblée, rétablit le silence
interrompu.

«À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de donner à M. le
chevalier d’Artagnan, capitaine des mousquetaires du roi, ce que
ledit chevalier d’Artagnan lui demandera de mes biens.

«À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de faire tenir une
bonne pension à M. le chevalier d’Herblay, mon ami, s’il avait
besoin de vivre en exil.

«À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, d’entretenir ceux
de mes serviteurs qui ont fait dix ans de service chez moi, et de
donner cinq cents livres à chacun des autres.

«Je laisse à mon intendant Mousqueton tous mes habits de ville, de
guerre et de chasse, au nombre de quarante-sept, dans l’assurance
qu’il les portera jusqu’à les user pour l’amour et par souvenir de
moi.

«De plus, je lègue à M. le vicomte de Bragelonne mon vieux
serviteur et fidèle ami Mousqueton, déjà nommé, à la charge par
ledit vicomte de Bragelonne d’agir en sorte que Mousqueton déclare
en mourant qu’il n’a jamais cessé d’être heureux.»

En entendant ces mots, Mousqueton salua, pâle et tremblant; ses
larges épaules frissonnaient convulsivement; son visage, empreint
d’une effrayante douleur, sortit de ses mains glacées, et les
assistants le virent trébucher, hésiter, comme si, voulant quitter
la salle, il cherchait une direction.

-- Mousqueton, dit d’Artagnan, mon bon ami, sortez d’ici; allez
faire vos préparatifs. Je vous emmène chez Athos, où je m’en vais
en quittant Pierrefonds.

Mousqueton ne répondit rien. Il respirait à peine, comme si tout,
dans cette salle, lui devait être désormais étranger. Il ouvrit la
porte et disparut lentement.

Le procureur acheva sa lecture, après laquelle s’évanouirent
déçus, mais pleins de respect, la plupart de ceux qui étaient
venus entendre les dernières volontés de Porthos.

Quant à d’Artagnan, demeuré seul après avoir reçu la révérence
cérémonieuse que lui avait faite le procureur il admirait cette
sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si
justement son bien au plus digne, au plus nécessiteux, avec des
délicatesses que nul, parmi les plus fins courtisans et les plus
nobles coeurs, n’eût pu rencontrer aussi parfaites.

En effet, Porthos enjoignait à Raoul de Bragelonne de donner à
d’Artagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce
digne Porthos, que d’Artagnan ne demanderait rien; et, au cas où
il eût demandé quelque chose, nul, excepté lui-même, ne lui
faisait sa part.

Porthos laissait une pension à Aramis, lequel, s’il eût eu l’envie
de demander trop, était arrêté par l’exemple de d’Artagnan; et ce
mot exil, jeté par le testateur sans intention apparente, n’était-
il la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite
d’Aramis qui avait causé la mort de Porthos?

Enfin, il n’était pas fait mention d’Athos dans le testament du
mort. Celui-ci, en effet, pouvait-il supposer que le fils
n’offrirait pas la meilleure part au père? Le gros esprit de
Porthos avait jugé toutes ces causes, saisi toutes ces nuances,
mieux que la loi, mieux que l’usage, mieux que le goût.

«Porthos était un coeur», se dit d’Artagnan avec un soupir.

Et il lui sembla entendre un gémissement au plafond. Il pensa tout
de suite à ce pauvre Mousqueton, qu’il fallait distraire de sa
douleur.

À cet effet, d’Artagnan quitta la salle avec empressement pour
aller chercher le digne intendant, puisque celui-ci ne revenait
pas.

Il monta l’escalier qui conduisait au premier étage, et aperçut
dans la chambre de Porthos un amas d’habits de toutes couleurs et
de toutes étoffes, sur lesquels Mousqueton s’était couché après
les avoir entassés lui-même.

C’était le lot du fidèle ami. Ces habits lui appartenaient bien;
ils lui avaient été bien donnés. On voyait la main de Mousqueton
s’étendre sur ces reliques, qu’il baisait de toutes ses lèvres, de
tout son visage, qu’il couvrait de tout son corps.

D’Artagnan s’approcha pour consoler le pauvre garçon.

-- Mon Dieu, dit-il, il ne bouge plus; il est évanoui!

D’Artagnan se trompait: Mousqueton était mort.

Mort, comme le chien qui, ayant perdu son maître, revient mourir
sur son habit.


Chapitre CCLXII -- La vieillesse d'Athos


Pendant que tous ces événements séparaient à jamais les quatre
mousquetaires, autrefois liés d’une façon qui paraissait
indissoluble, Athos, demeuré seul après le départ de Raoul,
commençait à payer son tribut à cette mort anticipée qu’on appelle
l’absence des gens aimés.

Revenu à sa maison de Blois, n’ayant plus même Grimaud pour
recueillir un pauvre sourire quand il passait dans les parterres,
Athos sentait de jour en jour s’altérer la vigueur d’une nature
qui, depuis si longtemps semblait infaillible.

L’âge, reculé pour lui par la présence de l’objet chéri, arrivait
avec ce cortège de douleurs et de gênes qui grossit à mesure qu’il
se fait attendre. Athos n’avait plus là son fils pour s’étudier à
marcher droit, à lever la tête, à donner le bon exemple; il
n’avait plus ces yeux brillants de jeune homme, foyer toujours
ardent où se régénérait la flamme de ses regards.

Et puis, faut-il le dire? cette nature, exquise par sa tendresse
et sa réserve, ne trouvant plus rien qui contînt ses élans, se
livrait au chagrin avec toute la fougue des natures vulgaires,
quand elles se livrent à la joie.

Le comte de La Fère, resté jeune jusqu’à sa soixante-deuxième
année, l’homme de guerre qui avait conservé sa force malgré les
fatigues, sa fraîcheur d’esprit malgré les malheurs, sa douce
sérénité d’âme et de corps malgré Milady, malgré Mazarin, malgré
La Vallière, Athos était devenu un vieillard en huit jours, du
moment qu’il avait perdu l’appui de son arrière jeunesse.

Toujours beau, mais courbé, noble, mais triste, doux et chancelant
sous ses cheveux blanchis, il recherchait, depuis sa solitude, les
clairières par lesquelles le soleil venait trouer le feuillage des
allées.

Le rude exercice de toute sa vie, il le désapprit quand Raoul ne
fut plus là. Les serviteurs, accoutumés à le voir levé dès l’aube
en toute saison, s’étonnèrent d’entendre sonner sept heures en été
sans que leur maître eût quitté le lit.

Athos demeurait couché, un livre sous son chevet, et il ne dormait
pas, et il ne lisait pas. Couché pour n’avoir plus à porter son
corps, il laissait l’âme et l’esprit s’élancer hors de l’enveloppe
et retourner à son fils ou à Dieu.

On fut bien effrayé quelquefois de le voir, pendant des heures,
absorbé dans une rêverie muette, insensible; il n’entendait plus
le pas du valet plein de crainte qui venait au seuil de la chambre
épier le sommeil ou le réveil du maître. Il lui arrivait d’oublier
que le jour était à moitié écoulé, que l’heure des deux premiers
repas était passée. Alors on l’éveillait, il se levait, descendait
sous son allée sombre, puis revenait un peu au soleil comme pour
en partager une minute la chaleur avec l’enfant absent. Et puis la
promenade lugubre, monotone, recommençait jusqu’à ce que, épuisé,
il regagnât la chambre et le lit, son domicile préféré.

Pendant plusieurs jours, le comte ne dit pas une parole. Il refusa
de recevoir les visites qui lui arrivaient, et, pendant la nuit,
on le vit rallumer sa lampe et passer de longues heures à écrire
ou à feuilleter des parchemins.

Athos écrivit une de ces lettres à Vannes, une autre à
Fontainebleau: elles demeurèrent sans réponse. On sait pourquoi:
Aramis avait quitté la France; d’Artagnan voyageait de Nantes à
Paris, de Paris à Pierrefonds. Son valet de chambre remarqua qu’il
diminuait chaque jour quelques tours de sa promenade. La grande
allée de tilleuls devint bientôt trop longue pour les pieds qui la
parcouraient jadis mille fois en un jour. On vit le comte aller
péniblement aux arbres du milieu, s’asseoir sur le banc de mousse
qui échancrait une allée latérale, et attendre ainsi le retour des
forces ou plutôt le retour de la nuit.

Bientôt cent pas l’exténuèrent. Enfin, Athos ne voulut plus se
lever; il refusa toute nourriture, et ses gens épouvantés, bien
qu’il ne se plaignit pas, bien qu’il eût toujours le sourire aux
lèvres, bien qu’il continuât à parler de sa douce voix, ses gens
allèrent à Blois chercher l’ancien médecin de feu Monsieur, et
l’amenèrent au comte de La Fère, de telle façon qu’il pût voir
celui-ci sans être vu.

À cet effet, ils le placèrent dans un cabinet voisin de la chambre
du malade et le supplièrent de ne pas se montrer dans la crainte
de déplaire au maître, qui n’avait pas demandé de médecin.

Le docteur obéit; Athos était une sorte de modèle pour les
gentilshommes du pays; le Blaisois se vantait de posséder cette
relique sacrée des vieilles gloires françaises; Athos était un
bien grand seigneur, comparé à ces noblesses comme le roi en
improvisait en touchant de son sceptre jeune et fécond les troncs
desséchés des arbres héraldiques de la province.

On respectait, disons-nous, et l’on aimait Athos. Le médecin ne
put souffrir de voir pleurer ses gens et de voir s’attrouper les
pauvres du canton, à qui Athos donnait la vie et la consolation
par ses bonnes paroles et ses aumônes. Il examina donc du fond de
sa cachette les allures du mal mystérieux qui courbait et mordait
de jour en jour plus mortellement un homme naguère encore plein de
vie et d’envie de vivre.

Il remarqua sur les joues d’Athos la pourpre de la fièvre qui
s’allume et se nourrit, fièvre lente, impitoyable, née dans un pli
du coeur, s’abritant derrière ce rempart grandissant de la
souffrance qu’elle engendre, cause à là fois et effet d’une
situation périlleuse.

Le comte ne parlait à personne, disons-nous, il ne parlait pas
même seul. Sa pensée craignait le bruit, elle touchait à ce degré
de surexcitation qui confine à l’extase. L’homme ainsi absorbé,
quand il n’appartient pas encore à Dieu, n’appartient déjà plus à
la terre.

Le docteur demeura plusieurs heures à étudier cette douloureuse
lutte de la volonté contre une puissance supérieure. Il
s’épouvanta de voir ces yeux toujours fixes, toujours attachés sur
le but invisible; il s’épouvanta de voir battre du même mouvement
ce coeur dont jamais un soupir ne venait varier l’habitude;
quelquefois l’acuité de la douleur fait l’espoir du médecin.

Une demi-journée se passa ainsi. Le docteur prit son parti en
homme brave, en esprit ferme: il sortit brusquement de sa retraite
et vint droit à Athos, qui le vit sans témoigner plus de surprise
que s’il n’eût rien compris à cette apparition.

-- Monsieur le comte, pardon, dit le docteur en venant au malade
les bras ouverts, mais j’ai un reproche à vous faire; vous allez
m’entendre.

Et il s’assit au chevet d’Athos, qui sortit à grand-peine de sa
préoccupation.

-- Qu’y a-t-il, docteur? demanda le comte après un silence.

-- Il y a que vous êtes malade, monsieur, et que vous ne vous
faites pas traiter.

-- Moi, malade! dit Athos en souriant.

-- Fièvre, consomption, affaiblissement, dépérissement, monsieur
le comte!

-- Affaiblissement! répondit Athos. Est-ce possible? Je ne me lève
pas.

-- Allons, allons, monsieur le comte, pas de subterfuges! Vous
êtes un bon chrétien.

-- Je le crois, dit Athos.

-- Vous donneriez-vous la mort?

-- Jamais, docteur.

-- Eh bien! monsieur, vous vous en allez mourant; demeurer ainsi,
c’est un suicide; guérissez, monsieur le comte, guérissez!

-- De quoi? Trouvez le mal d’abord. Moi, jamais je ne me suis
trouvé mieux, jamais le ciel ne m’a paru plus beau, jamais je n’ai
plus chéri mes fleurs.

-- Vous avez un chagrin caché.

-- Caché?... Non pas, j’ai l’absence de mon fils, docteur; voilà
tout mon mal; je ne le cache pas.

-- Monsieur le comte, votre fils vit, il est fort, il a tout
l’avenir des gens de son mérite et de sa race; vivez pour lui...

-- Mais je vis, docteur. Oh! soyez bien tranquille ajouta-t-il en
souriant avec mélancolie, tant que Raoul vivra, on le saura bien;
car, tant qu’il vivra, je vivrai.

-- Que dites-vous?

-- Une chose bien simple. En ce moment, docteur, je laisse la vie
suspendue en moi. Ce serait une tâche au-dessus de mes forces que
la vie oublieuse, dissipée, indifférente, quand je n’ai pas là
Raoul. Vous ne demandez point à la lampe de brûler quand
l’étincelle n’y a pas attaché la flamme; ne me demandez pas de
vivre au bruit et à la clarté. Je végète, je me dispose,
j’attends. Tenez, docteur, rappelez-vous ces soldats que nous
vîmes tant de fois ensemble sur les ports où ils attendaient
d’être embarqués; couchés, indifférents, moitié sur un élément,
moitié sur l’autre, ils n’étaient ni à l’endroit où la mer allait
les porter, ni à l’endroit où la terre allait les perdre; bagages
préparés, esprit tendu, regard fixe, ils attendaient. Je le
répète, ce mot, c’est celui qui peint ma vie présente. Couché
comme ces soldats, l’oreille tendue vers ces bruits qui
m’arrivent, je veux être prêt à partir au premier appel. Qui me
fera cet appel? la vie, ou la mort? Dieu, ou Raoul? Mes bagages
sont prêts, mon âme est disposée, j’attends le signal...
J’attends, docteur, j’attends!

Le docteur connaissait la trempe de cet esprit, il appréciait la
solidité de ce corps; il réfléchit un moment, se dit à lui-même
que les paroles étaient inutiles, les remèdes absurdes, et il
partit en exhortant les serviteurs d’Athos à ne le point
abandonner un moment.

Athos, le docteur parti, ne témoigna ni colère ni dépit de ce
qu’on l’avait troublé; il ne recommanda même pas qu’on lui remit
promptement les lettres qui viendraient: il savait bien que toute
distraction qui lui arrivait était une joie, une espérance que ses
serviteurs eussent payée de leur sang pour la lui procurer.

Le sommeil était devenu rare. Athos, à force de songer, s’oubliait
quelques heures au plus dans une rêverie plus profonde, plus
obscure, que d’autres eussent appelée un rêve. Ce repos momentané
donnait cet oubli au corps, que fatiguait l’âme; car Athos vivait
doublement pendant ces pérégrinations de son intelligence. Une
nuit, il songea que Raoul s’habillait dans une tente, pour aller à
l’expédition commandée par M. de Beaufort en personne. Le jeune
homme était triste, il agrafait lentement sa cuirasse, lentement
il ceignait son épée.

-- Qu’avez-vous donc? lui demanda tendrement son père.

-- Ce qui m’afflige, c’est la mort de Porthos, notre si bon ami,
répondit Raoul; je souffre d’ici de la douleur que vous en
ressentirez là-bas.

Et la vision disparut avec le sommeil d’Athos.

Au point du jour, un des valets entra chez son maître, et lui
remit une lettre venant d’Espagne.

L’écriture d’Aramis, pensa le comte.

Et il lut.

-- Porthos est mort! s’écria-t-il après les premières lignes. Ô
Raoul, Raoul, merci! tu tiens ta promesse, tu m’avertis!

Et Athos, pris d’une sueur mortelle, s’évanouit dans son lit sans
autre cause que sa faiblesse.


Chapitre CCLXIII -- Vision d'Athos


Quand cet évanouissement d’Athos eut cessé, le comte, presque
honteux d’avoir faibli devant cet événement surnaturel, s’habilla
et demanda un cheval, bien décidé à se rendre à Blois, pour nouer
des correspondances plus sûres, soit avec l’Afrique, soit avec
d’Artagnan ou Aramis.

En effet, cette lettre d’Aramis instruisait le comte de La Fère du
mauvais succès de l’expédition de Belle-Île. Elle lui donnait, sur
la mort de Porthos, assez de détails pour que le coeur si tendre
et si dévoué d’Athos fût ému jusqu’en ses dernières fibres.

Athos voulut donc aller faire à son ami Porthos une dernière
visite. Pour rendre cet honneur à son ancien compagnon d’armes, il
comptait prévenir d’Artagnan, l’amener à recommencer le pénible
voyage de Belle-Île, accomplir en sa compagnie ce triste
pèlerinage au tombeau du géant qu’il avait tant aimé, puis revenir
dans sa maison, pour obéir à cette influence secrète qui le
conduisait à l’éternité par ces chemins mystérieux.

Mais, à peine les valets, joyeux, avaient-ils habillé leur maître,
qu’ils voyaient avec plaisir se préparer à un voyage qui devait
dissiper sa mélancolie, à peine le cheval le plus doux de l’écurie
du comte était-il sellé et conduit devant le perron, que le père
de Raoul sentit sa tête s’embarrasser, ses jambes se rompre, et
qu’il comprit l’impossibilité où il était de faire un pas de plus.

Il demanda à être porté au soleil; on l’étendit sur son banc de
mousse, où il passa une grande heure avant de reprendre ses
esprits.

Rien n’était plus naturel que cette atonie après le repos inerte
des derniers jours. Athos prit un bouillon pour se donner des
forces, et trempa ses lèvres desséchées dans un verre plein du vin
qu’il aimait le mieux, ce vieux vin d’Anjou, mentionné par le bon
Porthos dans son admirable testament.

Alors, réconforté, libre d’esprit, il se fit amener son cheval;
mais il lui fallut l’aide des valets pour monter péniblement en
selle.

Il ne fit point cent pas: le frisson s’empara de lui au détour du
chemin.

-- Voilà qui est étrange, dit-il à son valet de chambre, qui
l’accompagnait.

-- Arrêtons-nous, monsieur, je vous en conjure! répondit le fidèle
serviteur. Voilà que vous pâlissez.

-- Cela ne m’empêchera pas de poursuivre ma route, puisque je suis
en chemin, réplique le comte.

Et il rendit les rênes à son cheval.

Mais soudain l’animal, au lieu d’obéir à la pensée de son maître,
s’arrêta. Un mouvement dont Athos ne se rendit pas compte avait
serré le mors.

-- Quelque chose, dit Athos, veut que je n’aille pas plus loin.
Soutenez-moi, ajouta-t-il en étendant les bras; vite, approchez!
je sens tous mes muscles qui se détendent, et je vais tomber de
cheval.

Le valet avait vu le mouvement fait par son maître en même temps
qu’il avait reçu l’ordre. Il s’approcha vivement, reçut le comte
dans ses bras, et, comme on n’était pas encore assez éloigné de la
maison pour que les serviteurs, demeurés sur le seuil de la porte
pour voir partir M. de La Fère, n’aperçussent pas ce désordre dans
la marche ordinairement si régulière de leur maître, le valet de
chambre appela ses camarades du geste et de la voix; alors tous
accoururent avec empressement.

À peine Athos eut-il fait quelques pas pour retourner vers sa
maison, qu’il se trouva mieux. Sa vigueur sembla renaître, et la
volonté lui revint de pousser vers Blois. Il fit faire une volte à
son cheval. Mais, au premier mouvement de celui-ci, il retomba
dans cet état de torpeur et d’angoisse.

-- Allons, décidément, murmura-t-il, on veut que je reste chez
moi.

Ses gens s’approchèrent; on le descendit de cheval; et tous le
portèrent en courant vers sa maison. Tout fut bientôt préparé dans
sa chambre; ils le couchèrent dans son lit.

-- Vous ferez bien attention, leur dit-il en se disposant à
dormir, que j’attends aujourd’hui même des lettres d’Afrique.

-- Monsieur apprendra sans doute avec plaisir que le fils de
Blaisois est monté à cheval pour gagner une heure sur le courrier
de Blois, répondit le valet de chambre.

-- Merci! répondit Athos avec son sourire de bonté.

Le comte s’endormit; son sommeil anxieux ressemblait à une
souffrance. Celui qui le veillait vit sur ses traits poindre, à
plusieurs reprises l’expression d’une torture intérieure. Peut-
être Athos rêvait-il. La journée se passa; le fils de Blaisois
revint; le courrier n’avait pas apporté de nouvelles. Le comte
calculait avec désespoir les minutes, il frémissait quand ces
minutes avaient formé une heure. L’idée qu’on l’avait oublié là-
bas lui vint une fois et lui coûta une atroce douleur au coeur.

Personne, dans la maison, n’espérait plus que le courrier arrivât,
son heure était passée depuis longtemps. Quatre fois, l’exprès
envoyé à Blois avait réitéré son voyage, et rien n’était venu à
l’adresse du comte.

Athos savait que ce courrier n’arrivait qu’une fois par semaine.
C’était donc un retard de huit mortels jours à subir.

Il commença la nuit avec cette douloureuse persuasion.

Tout ce qu’un homme malade et irrité par la souffrance peut
ajouter de sombres suppositions à des probabilités déjà tristes,
Athos l’entassa pendant les premières heures de cette mortelle
nuit.

La fièvre monta; elle envahit la poitrine, où le feu prit bientôt,
suivant l’expression du médecin qu’on avait ramené de Blois au
dernier voyage du fils de Blaisois.

Bientôt elle gagna la tête. Le médecin pratiqua successivement
deux saignées qui la dégagèrent, mais qui affaiblirent le malade
et ne laissèrent la force d’action qu’à son cerveau.

Cependant cette fièvre redoutable avait cessé. Elle assiégeait de
ses derniers battements les extrémités engourdies; elle finit par
céder tout à fait lorsque minuit sonna.

Le médecin, voyant ce mieux incontestable, regagna Blois après
avoir ordonné quelques prescriptions et déclaré que le comte était
sauvé.

Alors commença, pour Athos, une situation étrange, indéfinissable.
Libre de penser, son esprit se porta vers Raoul, vers ce fils
bien-aimé. Son imagination lui montra les champs de l’Afrique aux
environs de Djidgelli, où M. de Beaufort avait dû débarquer avec
son armée.

C’étaient des roches grises toutes verdies en certains endroits
par l’eau de la mer, quand elle vient fouetter la plage pendant
les tourmentes et les tempêtes.

Au-delà du rivage, diapré de ces roches semblables à des tombes,
montait en amphithéâtre, parmi les lentisques et les cactus, une
sorte de bourgade pleine de fumée, de bruits obscurs et de
mouvements effarés.

Tout à coup, du sein de cette fumée se dégagea une flamme qui
parvint, bien qu’en rampant, à couvrir toute la surface de cette
bourgade, et qui grandit peu à peu, englobant tout dans ses
tourbillons rouges; pleurs, cris, bras étendus au ciel. Ce fut,
pendant un moment, un pêle-mêle affreux de madriers s’écroulant,
de lames tordues, de pierres calcinées, d’arbres grillés,
disparus.

Chose étrange! dans ce chaos où Athos distinguait des bras levés,
où il entendait des cris, des sanglots, des soupirs, il ne vit
jamais une figure humaine.

Le canon tonnait au loin, la mousqueterie pétillait, la mer
mugissait, les troupeaux s’échappaient en bondissant sur les talus
verdoyants. Mais pas un soldat pour approcher la mèche auprès des
batteries de canon, pas un marin pour aider à la manoeuvre de
cette flotte, pas un pasteur pour ces troupeaux.

Après la ruine du village et la destruction des forts qui le
dominaient, ruine et destruction opérées magiquement, sans la
coopération d’un seul être humain, la flamme s’éteignit, la fumée
recommença de monter, puis diminua d’intensité, pâlit et s’évapora
complètement.

La nuit alors se fit dans ce paysage; une nuit opaque sur terre,
brillante au firmament; les grosses étoiles flamboyantes qui
scintillent au ciel africain brillaient sans rien éclairer
qu’elles-mêmes autour d’elles.

Un long silence s’établit qui servit à reposer un moment
l’imagination troublée d’Athos, et, comme il sentait que ce qu’il
avait à voir n’était pas terminé, il appliqua plus attentivement
les regards de son intelligence sur le spectacle étrange que lui
réservait son imagination.

Ce spectacle continua bientôt pour lui.

Une lune douce et pâle se leva derrière les versants de la côte,
et moirant d’abord des plis onduleux de la mer, qui semblait
s’être calmée après les mugissements qu’elle avait fait entendre
pendant la vision d’Athos, la lune, disons-nous, vint attacher ses
diamants et ses opales aux broussailles et aux halliers de la
colline.

Les roches grises, comme autant de fantômes silencieux et
attentifs, semblèrent dresser leurs têtes verdâtres pour examiner
aussi le champ de bataille à la clarté de la lune, et Athos
s’aperçut que ce champ, entièrement vide pendant le combat, était
maintenant jonché de corps abattus.

Un inexplicable frisson de crainte et d’horreur saisit son âme,
quand il reconnut l’uniforme blanc et bleu des soldats de
Picardie, leurs longues piques au manche bleu et leurs mousquets
marqués de la fleur de lis à la crosse;

Quand il vit toutes les blessures béantes et froides regarder le
ciel azuré, comme pour lui redemander les âmes auxquelles elles
avaient livré passage;

Quand il vit les chevaux, éventrés, mornes, la langue pendante de
côté hors des lèvres, dormir dans le sang glacé répandu autour
d’eux, et qui souillait leurs housses et leurs crinières;

Quand il vit le cheval blanc de M. de Beaufort étendu, la tête
fracassée, au premier rang sur le champ des morts.

Athos passa une main froide sur son front, qu’il s’étonna de ne
pas trouver brûlant. Il se convainquit, par cet attouchement,
qu’il assistait, comme un spectateur sans fièvre, au lendemain
d’une bataille livrée sur le rivage de Djidgelli par l’armée
expéditionnaire, qu’il avait vue quitter les côtes de France et
disparaître à l’horizon, et dont il avait salué, de la pensée et
du geste, la dernière lueur du coup de canon envoyé par le duc, en
signe d’adieu à la patrie.

Qui pourra peindre le déchirement mortel avec lequel son âme,
suivant comme un oeil vigilant la trace de ces cadavres, les alla
tous regarder les uns après les autres, pour reconnaître si parmi
eux ne dormait pas Raoul? Qui pourra exprimer la joie enivrante,
divine, avec laquelle Athos s’inclina devant Dieu, et le remercia
de n’avoir pas vu celui qu’il cherchait avec tant de crainte parmi
les morts?

En effet, tombés morts à leur rang, roidis, glacés, tous ces
morts, bien reconnaissables, semblaient se tourner avec
complaisance et respect vers le comte de La Fère, pour être mieux
vus de lui pendant son inspection funèbre.

Cependant, il s’étonnait voyant tous ces cadavres, de ne pas
apercevoir les survivants.

Il en était venu à ce point d’illusion, que cette vision était
pour lui un voyage réel fait par le père en Afrique, pour obtenir
des renseignements plus exacts sur le fils.

Aussi, fatigué d’avoir tant parcouru de mers et de continents, il
cherchait à se reposer sous une des tentes abritées derrière un
rocher, et sur le sommet desquelles flottait le pennon blanc
fleurdelisé. Il chercha un soldat pour être conduit vers la tente
de M. de Beaufort.

Alors, pendant que son regard errait dans la plaine, se tournant
de tous les côtés, il vit une forme blanche apparaître derrière
les myrtes résineux.

Cette figure était vêtue d’un costume d’officier: elle tenait en
main une épée brisée; elle s’avança lentement vers Athos, qui,
s’arrêtant tout à coup et fixant son regard sur elle, ne parlait
pas, ne remuait pas, et qui voulait ouvrir ses bras, parce que
dans cet officier silencieux et pâle, il venait de reconnaître
Raoul.

Le comte essaya un cri, qui demeura étouffé dans son gosier.
Raoul, d’un geste, lui indiquait de se taire en mettant un doigt
sur sa bouche et en reculant peu à peu, sans qu’Athos vit ses
jambes se mouvoir.

Le comte, plus pâle que Raoul, plus tremblant, suivit son fils en
traversant péniblement bruyères et buissons, pierres et fossés.
Raoul ne paraissait pas toucher la terre, et nul obstacle
n’entravait la légèreté de sa marche.

Le comte, que les accidents de terrain fatiguaient, s’arrêta
bientôt épuisé. Raoul lui faisait toujours signe de le suivre. Le
tendre père, auquel l’amour redonnait des forces, essaya un
dernier mouvement et gravit la montagne à la suite du jeune homme,
qui l’attirait par son geste et son sourire.

Enfin, il toucha la crête de cette colline, et vit se dessiner en
noir, sur l’horizon blanchi par la lune, les formes aériennes,
poétiques de Raoul. Athos étendait la main pour arriver près de
son fils bien-aimé, sur le plateau, et celui-ci lui tendait aussi
la sienne; mais soudain, comme si le jeune homme eût été entraîné
malgré lui, reculant toujours, il quitta la terre, et Athos vit le
ciel briller entre les pieds de son enfant et le sol de la
colline.

Raoul s’élevait insensiblement dans le vide, toujours souriant,
toujours appelant du geste; il s’éloignait vers le ciel.

Athos poussa un cri de tendresse effrayée; il regarda en bas. On
voyait un camp détruit, et, comme des atomes immobiles, tous ces
blancs cadavres de l’armée royale.

Et puis, en relevant la tête, il voyait toujours, toujours, son
fils qui l’invitait à monter avec lui.


Chapitre CCLXIV -- L'ange de la mort


Athos en était là de sa vision merveilleuse, quand le charme fut
soudain rompu par un grand bruit parti des portes extérieures de
la maison.

On entendit un cheval galoper sur le sable durci de la grande
allée, et les rumeurs des conversations les plus bruyantes et les
plus animées montèrent jusqu’à la chambre où rêvait le comte.

Athos ne bougea pas de la place qu’il occupait; à peine tourna-t-
il sa tête du côté de la porte pour percevoir plus tôt les bruits
qui arrivaient jusqu’à lui.

Un pas alourdi monta le perron; le cheval, qui galopait naguère
avec tant de rapidité, partit lentement du côté de l’écurie.
Quelques frémissements accompagnaient ces pas qui, peu à peu, se
rapprochaient de la chambre d’Athos.

Alors une porte s’ouvrit, et Athos, se tournant un peu du côté où
venait le bruit, cria d’une voix faible:

-- C’est un courrier d’Afrique, n’est-ce pas?

-- Non, monsieur le comte, répondit une voix qui fit tressaillir
sur son lit le père de Raoul.

-- Grimaud! murmura-t-il.

Et la sueur commença de glisser le long de ses joues amaigries.

Grimaud apparut sur le seuil. Ce n’était plus le Grimaud que nous
avons vu, jeune encore par le courage et par le dévouement, alors
qu’il sautait le premier dans la barque destinée à porter Raoul de
Bragelonne aux vaisseaux de la flotte royale.

C’était un sévère et pâle vieillard, aux habits couverts de
poudre, aux rares cheveux blanchis par les années. Il tremblait en
s’appuyant au chambranle de la porte, et faillit tomber en voyant
de loin, et à la lueur des lampes, le visage de son maître.

Ces deux hommes, qui avaient tant vécu l’un avec l’autre en
communauté d’intelligence et dont les yeux, habitués à économiser
les expressions, savaient se dire silencieusement tant de choses;
ces deux vieux amis, aussi nobles l’un que l’autre par le coeur,
s’ils étaient inégaux par la fortune et la naissance, demeurèrent
interdits en se regardant. Ils venaient, avec un seul coup d’oeil,
de lire au plus profond du coeur l’un de l’autre.

Grimaud portait sur son visage l’empreinte d’une douleur déjà
vieillie d’une habitude lugubre. Il semblait n’avoir plus à son
usage qu’une seule traduction de ses pensées.

Comme jadis il s’était accoutumé à ne plus parler, il s’habituait
à ne plus sourire.

Athos lut d’un coup d’oeil toutes ces nuances sur le visage de son
fidèle serviteur, et, du même ton qu’il eût pris pour parler à
Raoul dans son rêve:

-- Grimaud, dit-il, Raoul est mort, n’est-ce pas?

Derrière Grimaud, les autres serviteurs écoutaient palpitants, les
yeux fixés sur le lit du malade.

Ils entendirent la terrible question, et un silence effrayant la
suivit.

-- Oui, répondit le vieillard en arrachant ce monosyllabe de sa
poitrine avec un rauque soupir.

Alors s’élevèrent des voix lamentables qui gémirent sans mesure et
emplirent de regrets et de prières la chambre où ce père agonisant
cherchait des yeux le portrait de son fils.

Ce fut pour Athos comme la transition qui le conduisit à son rêve.

Sans pousser un cri, sans verser une larme, patient, doux et
résigné comme les martyrs, il leva les yeux au ciel afin d’y
revoir, s’élevant au-dessus de la montagne de Djidgelli, l’ombre
chère qui s’éloignait de lui au moment où Grimaud était arrivé.

Sans doute, en regardant au ciel, en reprenant son merveilleux
songe, il repassa par les mêmes chemins où la vision à la fois si
terrible et si douce l’avait conduit naguère; car, après avoir
fermé doucement les yeux; il les rouvrit et se mit à sourire: il
venait de voir Raoul qui lui souriait à son tour.

Les mains jointes sur sa poitrine, le visage tourné vers la
fenêtre, baigné par l’air frais de la nuit qui apportait à son
chevet les arômes des fleurs et des bois, Athos entra pour n’en
plus sortir, dans la contemplation de ce paradis que les vivants
ne voient jamais.

Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de la
béatitude éternelle, à l’heure où les autres hommes tremblent
d’être sévèrement reçus par le Seigneur, et se cramponnent à cette
vie qu’ils connaissent, dans la terreur de l’autre vie qu’ils
entrevoient aux sombres et sévères flambeaux de la mort.

Athos était guidé par l’âme pure et sereine de son fils, qui
aspirait l’âme paternelle. Tout pour ce juste fut mélodie et
parfum, dans le rude chemin que prennent les âmes pour retourner
dans la céleste patrie.

Après une heure de cette extase, Athos éleva doucement ses mains
blanches comme la cire; le sourire ne quitta point ses lèvres, et
il murmura, si bas, si bas qu’à peine on l’entendit, ces deux mots
adressés à Dieu ou à Raoul:

-- _Me voici!_

Et ses mains retombèrent lentement comme si lui-même les eût
reposées sur le lit.

La mort avait été commode et caressante à cette noble créature.
Elle lui avait épargné les déchirements de l’agonie, les
convulsions du départ suprême; elle avait ouvert d’un doigt
favorable les portes de l’éternité à cette grande âme digne de
tous ses respects.

Dieu l’avait sans doute ordonné ainsi, pour que le souvenir pieux
de cette mort si douce restât dans le coeur des assistants et dans
la mémoire des autres hommes, trépas qui fit aimer le passage de
cette vie à l’autre à ceux dont l’existence sur cette terre ne
peut faire redouter le jugement dernier.

Athos garda même dans l’éternel sommeil ce sourire placide et
sincère, ornement qui devait l’accompagner dans le tombeau. La
quiétude de ses traits, le calme de son néant, firent douter
longtemps ses serviteurs qu’il eût quitté la vie.

Les gens du comte voulurent emmener Grimaud, qui, de loin,
dévorait ce visage pâlissant et n’approchait point, dans la
crainte pieuse de lui apporter le souffle de la mort. Mais
Grimaud, tout fatigué qu’il était, refusa de s’éloigner. Il
s’assit sur le seuil, gardant son maître avec la vigilance d’une
sentinelle, et jaloux de recueillir son premier regard au réveil,
son dernier soupir à la mort.

Les bruits s’éteignaient dans toute la maison, et chacun
respectait le sommeil du seigneur. Mais Grimaud, en prêtant
l’oreille, s’aperçut que le comte ne respirait plus.

Il se souleva, ses mains appuyées sur le sol, et, de sa place,
regarda s’il ne s’éveillerait pas un tressaillement dans le corps
de son maître.

Rien! la peur le prit; il se leva tout à fait, et, au même moment,
il entendit marcher dans l’escalier; un bruit d’éperons heurtés
par une épée, son belliqueux, familier à ses oreilles, l’arrêta
comme il allait marcher vers le lit d’Athos. Une voix plus
vibrante encore que le cuivre et l’acier retentit à trois pas de
lui.

-- Athos! Athos! mon ami! criait cette voix émue jusqu’aux larmes.

-- Monsieur le chevalier d’Artagnan! balbutia Grimaud.

-- Où est-il? continua le mousquetaire.

Grimaud lui saisit le bras dans ses doigts osseux, et lui montra
le lit, sur les draps duquel tranchait déjà la teinte livide du
cadavre.

Une respiration haletante, le contraire d’un cri aigu, gonfla la
gorge de d’Artagnan.

Il s’avança sur la pointe du pied, frissonnant, épouvanté du bruit
que faisaient ses pas sur le parquet, et le coeur déchiré par une
angoisse sans nom. Il approcha son oreille de la poitrine d’Athos,
son visage de la bouche du comte. Ni bruit ni souffle. D’Artagnan
recula.

Grimaud, qui l’avait suivi des yeux et pour qui chacun de ses
mouvements avait été une révélation, vint timidement s’asseoir au
pied du lit, et colla ses lèvres sur le drap que soulevaient les
pieds roidis de son maître.

Alors on vit de larges pleurs s’échapper de ses yeux rougis.

Ce vieillard au désespoir, qui larmoyait courbé sans proférer une
parole, offrait le plus émouvant spectacle que d’Artagnan, dans sa
vie d’émotions, eût jamais rencontré.

Le capitaine resta debout en contemplation devant ce mort
souriant, qui semblait avoir gardé sa dernière pensée pour faire à
son meilleur ami, à l’homme qu’il avait le plus aimé après Raoul,
un accueil gracieux, même au-delà de la vie, et, comme pour
répondre à cette suprême flatterie de l’hospitalité, d’Artagnan
alla baiser Athos au front et, de ses doigts tremblants, lui ferma
les yeux.

Puis il s’assit au chevet du lit, sans peur de ce mort qui lui
avait été si doux et si bienveillant pendant trente-cinq années;
il se nourrit avidement des souvenirs que le noble visage du comte
lui ramenait en foule à l’esprit, les uns fleuris et charmants
comme ce sourire, les autres sombres, mornes et glacés, comme
cette figure aux yeux clos pour l’éternité.

Tout à coup, le flot amer qui montait de minute en minute envahit
son coeur, et lui brisa la poitrine. Incapable de maîtriser son
émotion, il se leva, et, s’arrachant violemment de cette chambre,
où il venait de trouver mort celui auquel il venait apporter la
nouvelle de la mort de Porthos, il poussa des sanglots si
déchirants, que les valets, qui semblaient n’attendre qu’une
explosion de douleur, y répondirent par leurs clameurs lugubres,
et les chiens du seigneur par leurs lamentables hurlements.

Grimaud fut le seul qui n’éleva pas la voix. Même dans le
paroxysme de sa douleur, il n’eût pas osé profaner la mort, ni
pour la première fois troubler le sommeil de son maître. Athos,
d’ailleurs, l’avait habitué à ne parler jamais.

Au point du jour, d’Artagnan, qui avait erré dans la salle basse
en se mordant les poings pour étouffer ses soupirs, d’Artagnan
monta encore une fois l’escalier, et, guettant le moment où
Grimaud tournerait la tête de son côté, il lui fit signe de venir
à lui, ce que le fidèle serviteur exécuta sans faire plus de bruit
qu’une ombre.

D’Artagnan redescendit suivi de Grimaud.

Une fois au vestibule, prenant les mains du vieillard:

-- Grimaud, dit-il, j’ai vu comment le père est mort: dis-moi
maintenant comment est mort le fils.

Grimaud tira de son sein une large lettre, sur l’enveloppe de
laquelle était tracée l’adresse d’Athos. Il reconnut l’écriture de
M. de Beaufort, brisa le cachet et se mit à lire en arpentant, aux
premiers rayons du jour bleuâtre, la sombre allée de vieux
tilleuls foulée par les pas encore visibles du comte qui venait de
mourir.


Chapitre CCLXV -- Bulletin


Le duc de Beaufort écrivait à Athos. La lettre destinée à l’homme
n’arrivait qu’au mort. Dieu changeait l’adresse.

«Mon cher comte, écrivait le prince avec sa grande écriture
d’écolier malhabile, un grand malheur nous frappe au milieu d’un
grand triomphe. Le roi perd un soldat des plus braves. Je perds un
ami. Vous perdez M. de Bragelonne.

«Il est mort glorieusement, et si glorieusement, que je n’ai pas
la force de pleurer comme je voudrais.

«Recevez mes tristes compliments, mon cher comte. Le Ciel nous
distribue les épreuves selon la grandeur de notre coeur. Celle-là
est immense, mais non au-dessus de votre courage.

«Votre bon ami,

«Le duc de Beaufort.»

Cette lettre renfermait une relation écrite par un des secrétaires
du prince. C’était le plus touchant récit et le plus vrai de ce
lugubre épisode qui dénouait deux existences.

D’Artagnan, accoutumé aux émotions de la bataille, et le coeur
cuirassé contre les attendrissements, ne put s’empêcher de
tressaillir en lisant le nom de Raoul, le nom de cet enfant chéri,
devenu, comme son père, une ombre.

«Le matin, disait le secrétaire du prince, M. le duc commanda
l’attaque. Normandie et Picardie avaient pris position dans les
roches grises dominées par le talus de la montagne, sur le versant
de laquelle s’élèvent les bastions de Djidgelli.

«Le canon, commençant à tirer, engagea l’action; les régiments
marchèrent pleins de résolution; les piquiers avaient la pique
haute; les porteurs de mousquets avaient l’arme au bras. Le prince
suivait attentivement la marche et le mouvement des troupes, qu’il
était prêt à soutenir avec une forte réserve.

«Auprès de Monseigneur étaient les plus vieux capitaines et ses
aides de camp. M. le vicomte de Bragelonne avait reçu l’ordre de
ne pas quitter Son Altesse.

«Cependant le canon de l’ennemi, qui d’abord avait tonné
indifféremment contre les masses, avait réglé son feu, et les
boulets, mieux dirigés, étaient venus tuer quelques hommes autour
du prince. Les régiments formés en colonne, et qui s’avançaient
contre les remparts, furent un peu maltraités. Il y avait
hésitation de la part de nos troupes, qui se voyaient mal
secondées par notre artillerie. En effet, les batteries qu’on
avait établies la veille n’avaient qu’un tir faible et incertain,
en raison de leur position. La direction de bas en haut nuisait à
la justesse des coups et de la portée.

«Monseigneur, comprenant le mauvais effet de cette position de
l’artillerie de siège, commanda aux frégates embossées dans la
petite rade de commencer un feu régulier contre la place.

«Pour porter cet ordre, M. de Bragelonne s’offrit tout d’abord;
mais Monseigneur refusa d’acquiescer à la demande du vicomte.

«Monseigneur avait raison, puisqu’il aimait et voulait ménager ce
jeune seigneur; il avait bien raison, et l’événement se chargea de
justifier sa prévision et son refus; car, à peine le sergent que
Son Altesse avait chargé du message sollicité par M. de Bragelonne
fut-il arrivé au bord de la mer, que deux gros coups de longue
escopette partirent des rangs de l’ennemi et vinrent l’abattre.

«Le sergent tomba sur le sable mouillé qui but son sang.

«Ce que voyant, M. de Bragelonne sourit à Monseigneur, lequel lui
dit:

«-- Vous voyez, vicomte, je vous sauve la vie. Rapportez-le plus
tard à M. le comte de La Fère, afin que, l’apprenant de vous, il
m’en sache gré, à moi.

«Le jeune seigneur sourit tristement et répondit au duc:

«-- Il est vrai, monseigneur, sans votre bienveillance, j’aurais
été tué là-bas où est tombé ce pauvre sergent, et en un fort grand
repos.

«M. de Bragelonne fit cette réponse d’un tel air, que Monseigneur
répliqua vivement:

«-- Vrai Dieu! jeune homme, on dirait que l’eau vous en vient à la
bouche: mais, par l’âme de Henri IV! j’ai promis à votre père de
vous ramener vivant, et, s’il plaît au Seigneur, je tiendrai ma
parole.

«M. de Bragelonne rougit, et, d’une voix plus basse:

«-- Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi, je vous en prie; c’est que
j’ai toujours eu le désir d’aller aux occasions, et qu’il est doux
de se distinguer devant son général, surtout quand le général est
M. le duc de Beaufort.

«Monseigneur s’adoucit un peu, et, se tournant vers ses officiers
qui se pressaient autour de lui, donna différents ordres.

«Les grenadiers des deux régiments arrivèrent assez près des
fossés et des retranchements pour y lancer leurs grenades, qui
firent peu d’effet.

«Cependant, M. d’Estrées, qui commandait la flotte, ayant vu la
tentative du sergent pour approcher des vaisseaux, comprit qu’il
fallait tirer sans ordres et ouvrir le feu.

«Alors les Arabes, se voyant frappés par les boulets de la flotte
et par les ruines et les éclats de leurs mauvaises murailles,
poussèrent des cris effrayants.

«Leurs cavaliers descendirent la montagne au galop, courbés sur
leurs selles, et se lancèrent à fond de train sur les colonnes
d’infanterie, qui, croisant les piques, arrêtèrent cet élan
fougueux. Repoussés par l’attitude ferme du bataillon, les Arabes
vinrent de grande furie se rejeter vers l’état-major qui n’était
point gardé en ce moment.

«Le danger fut grand: Monseigneur tira l’épée; ses secrétaires et
ses gens l’imitèrent; les officiers de sa suite engagèrent un
combat avec ces furieux.

«Ce fut alors que M. de Bragelonne put contenter l’envie qu’il
manifestait depuis le commencement de l’action. Il combattit près
du prince avec une vigueur de Romain, et tua trois Arabes avec sa
petite épée.

«Mais il était visible que sa bravoure ne venait pas d’un
sentiment d’orgueil, naturel à tous ceux qui combattent. Elle
était impétueuse, affectée, forcée même; il cherchait à s’enivrer
du bruit et du carnage.

«Il s’échauffa de telle sorte, que Monseigneur lui cria d’arrêter.

«Il dut entendre la voix de Son Altesse, puisque nous
l’entendions, nous qui étions à ses côtés. Cependant il ne
s’arrêta pas, et continua de courir vers les retranchements.

«Comme M. de Bragelonne était un officier fort soumis, cette
désobéissance aux ordres de Monseigneur surprit fort tout le
monde, et M. de Beaufort redoubla d’instances, en criant:

«-- Arrêtez, Bragelonne! Où allez-vous? Arrêtez! reprit
Monseigneur, je vous l’ordonne.

«Nous tous, imitant le geste de M. le duc, nous avions levé la
main. Nous attendions que le cavalier tournât bride; mais
M. de Bragelonne courait toujours vers les palissades.

«-- Arrêtez, Bragelonne! répéta le prince d’une voix très forte;
arrêtez au nom de votre père!

«À ces mots, M. de Bragelonne se retourna, son visage exprimait
une vive douleur, mais il ne s’arrêtait pas; nous jugeâmes alors
que son cheval l’emportait.

«Quand M. le duc eut deviné que le vicomte n’était plus maître de
son cheval, et qu’il l’eut vu dépasser les premiers grenadiers,
Son Altesse cria:

«-- Mousquetaires, tuez-lui son cheval! Cent pistoles à qui mettra
bas le cheval!

«Mais de tirer sur la bête sans atteindre le cavalier, qui eut pu
l’espérer? Aucun n’osait. Enfin il s’en présenta un, c’était enfin
tireur du régiment de Picardie, nommé La Luzerne, qui coucha en
joue l’animal, tira et l’atteignit à la croupe, car on vit le sang
rougir le pelage blanc du cheval; seulement, au lieu de tomber, le
maudit genet s’emporta plus furieusement encore.

«Tout Picardie, qui voyait ce malheureux jeune homme courir à la
mort, criait à tue-tête: “Jetez-vous en bas, monsieur le vicomte!
en bas, en bas, jetez-vous en bas!” M. de Bragelonne était un
officier fort aimé dans toute l’armée.

«Déjà le vicomte était arrivé à portée de pistolet du rempart; une
décharge partit et l’enveloppa de feu et de fumée. Nous le
perdîmes de vue; la fumée dissipée, on le revit à pied, debout;
son cheval venait d’être tué.

«Le vicomte fut sommé de se rendre par les Arabes; mais il leur
fit un signe négatif avec sa tête, et continua de marcher aux
palissades.

«C’était une imprudence mortelle. Cependant toute l’armée lui sut
gré de ne point reculer, puisque le malheur l’avait conduit si
près. Il marcha quelques pas encore, et les deux régiments lui
battirent des mains.

«Ce fut encore à ce moment que la seconde décharge ébranla de
nouveau les murailles, et le vicomte de Bragelonne disparut une
seconde fois dans le tourbillon; mais, cette fois, la fumée eut
beau se dissiper, nous ne le vîmes plus debout. Il était couché,
la tête plus bas que les jambes, sur les bruyères, et les Arabes
commencèrent à vouloir sortir de leurs retranchements pour venir
lui couper la tête ou prendre son corps, comme c’est la coutume
chez les infidèles.

«Mais Son Altesse M. le duc de Beaufort avait suivi tout cela du
regard, et ce triste spectacle lui avait arraché de grands et
douloureux soupirs. Il se mit donc à crier, voyant les Arabes
courir comme des fantômes blancs parmi les lentisques:

«-- Grenadiers, piquiers, est-ce que vous leur laisserez prendre
ce noble corps?

«En disant ces mots et en agitant son épée, il courut lui-même
vers l’ennemi. Les régiments, s’élançant sur ses traces, coururent
à leur tour en poussant des cris aussi terribles que ceux des
Arabes étaient sauvages.

«Le combat commença sur le corps de M. de Bragelonne, et fut si
acharné, que cent soixante Arabes y demeurèrent morts, à côté de
cinquante au moins des nôtres.

«Ce fut un lieutenant de Normandie qui chargea le corps du vicomte
sur ses épaules, et le rapporta dans nos lignes.

«Cependant l’avantage se poursuivait; les régiments prirent avec
eux la réserve, et les palissades des ennemis furent renversées.

«À trois heures, le feu des Arabes cessa; le combat à l’arme
blanche dura deux heures; ce fut un massacre.

«À cinq heures, nous étions victorieux sur tous les points;
l’ennemi avait abandonné ses positions, et M. le duc avait fait
planter le drapeau blanc sur le point culminant du monticule.

«Ce fut alors que l’on put songer à M. de Bragelonne, qui avait
huit grands coups au travers du corps, et dont presque tout le
sang était perdu.

«Toutefois, il respirait encore, ce qui donna une joie
inexprimable à Monseigneur, lequel voulut assister, lui aussi, au
premier pansement du vicomte et à la consultation des chirurgiens.

«Il y en eut deux d’entre eux qui déclarèrent que M. de Bragelonne
vivrait. Monseigneur leur sauta au cou, et leur promit mille louis
chacun s’ils le sauvaient.

«Le vicomte entendit ces transports de joie, et, soit qu’il fût
désespéré, soit qu’il souffrît de ses blessures, il exprima par sa
physionomie une contrariété qui donna beaucoup à penser, surtout à
l’un de ses secrétaires, quand il eut entendu ce qui va suivre.

«Le troisième chirurgien qui vint était le frère Sylvain de Saint-
Cosme, le plus savant des nôtres. Il sonda les plaies à son tour
et ne dit rien.

«M. de Bragelonne ouvrait des yeux fixes et semblait interroger
chaque mouvement, chaque pensée du savant chirurgien.

«Celui-ci, questionné par Monseigneur, répondit qu’il voyait bien
trois plaies mortelles sur huit, mais que si forte était la
constitution du blessé, si féconde la jeunesse, si miséricordieuse
la bonté de Dieu, que peut-être M. de Bragelonne en reviendrait-
il, si toutefois il ne faisait pas le moindre mouvement.

«Frère Sylvain ajouta, en se retournant vers ses aides:

«-- Surtout, ne le remuez pas même du doigt, ou vous le tuerez.

«Et nous sortîmes tous de la tente avec un peu d’espoir.

«Ce secrétaire, en sortant, crut voir un sourire pâle et triste
glisser sur les lèvres du vicomte, lorsque M. le duc lui dit d’une
voix caressante:

«-- Oh! vicomte, nous te sauverons! Mais le soir, quand on crut
que le malade devait avoir reposé, l’un des aides entra dans la
tente du blessé, et en ressortit en poussant de grands cris.

«Nous accourûmes tous en désordre, M. le duc avec nous, et l’aide
nous montra le corps de M. de Bragelonne par terre, en bas du lit,
baigné dans le reste de son sang.

«Il y a apparence qu’il avait eu quelque nouvelle convulsion,
quelque mouvement fébrile, et qu’il était tombé; que la chute
qu’il avait faite avait accéléré sa fin, selon le pronostic de
frère Sylvain.

«On releva le vicomte; il était froid et mort. Il tenait une
boucle de cheveux blonds à la main droite, et cette main était
crispée sur son coeur.»

Suivaient les détails de l’expédition et de la victoire remportée
sur les Arabes.

D’Artagnan s’arrêta au récit de la mort du pauvre Raoul.

-- Oh! murmura-t-il, malheureux enfant, un suicide!

Et, tournant les yeux vers la chambre du château où dormait Athos
d’un sommeil éternel:

-- Ils se sont tenu parole l’un à l’autre, dit-il tout bas.
Maintenant, je les trouve heureux: ils doivent être réunis.

Et il reprit à pas lents le chemin du parterre.

Toute la rue, tous les environs se remplissaient déjà de voisins
éplorés qui se racontaient les uns aux autres la double
catastrophe et se préparaient aux funérailles.


Chapitre CCLXVI -- Le dernier chant du poème


Dès le lendemain, on vit arriver toute la noblesse des environs,
celle de la province, partout où les messagers avaient eu le temps
de porter la nouvelle.

D’Artagnan était resté enfermé sans vouloir parler à personne.
Deux morts aussi lourdes tombant sur le capitaine, après la mort
de Porthos, avaient accablé pour longtemps cet esprit jusqu’alors
infatigable.

Excepté Grimaud, qui entra dans sa chambre une fois, le
mousquetaire n’aperçut ni valets ni commensaux.

Il crut deviner au bruit de la maison, à ce train des allées et
des venues, qu’on disposait tout pour les funérailles du comte. Il
écrivit au roi pour lui demander un surcroît de congé.

Grimaud, nous l’avons dit, était entré chez d’Artagnan, s’était
assis sur un escabeau, près de la porte, comme un homme qui médite
profondément, puis, se levant, avait fait signe à d’Artagnan de le
suivre.

Celui-ci obéit en silence. Grimaud descendit jusqu’à la chambre à
coucher du comte, montra du doigt au capitaine la place du lit
vide, et leva éloquemment les yeux au ciel.

-- Oui, reprit d’Artagnan, oui, bon Grimaud, auprès du fils qu’il
aimait tant.

Grimaud sortit de la chambre et arriva au salon, où, selon l’usage
de la province, on avait dû disposer le corps en parade avant de
l’ensevelir à jamais.

D’Artagnan fut frappé de voir deux cercueils ouverts dans ce
salon; il approcha, sur l’invitation muette de Grimaud, et vit
dans l’un d’eux Athos, beau jusque dans la mort, et, dans l’autre
Raoul, les yeux fermés, les joues nacrées comme le Pallas de
Virgile, et le sourire sur ses lèvres violettes.

Il frissonna de voir le père et le fils, ces deux âmes envolées,
représentés sur terre par deux mornes cadavres incapables de se
rapprocher, si près qu’ils fussent l’un de l’autre.

-- Raoul ici! murmura-t-il. Oh! Grimaud, tu ne me l’avais pas dit!

Grimaud secoua la tête et ne répondit pas, mais, prenant
d’Artagnan par la main, il le conduisit au cercueil et lui montra,
sous le fin suaire, les noires blessures par lesquelles avait dû
s’envoler la vie.

Le capitaine détourna la vue, et, jugeant inutile de questionner
Grimaud qui ne répondrait pas, il se rappela que le secrétaire de
M. de Beaufort en avait écrit plus que lui, d’Artagnan, n’avait eu
le courage d’en lire.

Reprenant cette relation de l’affaire qui avait coûté la vie à
Raoul, il trouva ces mots qui formaient le dernier paragraphe de
la lettre:

«M. le duc a ordonné que le corps de M. le vicomte fût embaumé,
comme cela se pratique chez les Arabes lorsqu’ils veulent que
leurs corps soient portés dans la terre natale, et M. le duc a
destiné des relais pour qu’un valet de confiance, qui avait élevé
le jeune homme, pût ramener son cercueil à M. le comte de La
Fère.»

-- Ainsi, pensa d’Artagnan, je suivrai tes funérailles mon cher
enfant, moi, déjà vieux, moi, qui ne vaut plus rien sur la terre,
et je répandrai la poussière sur ce front que je baisais encore il
y a deux mois. Dieu l’a voulu. Tu l’as voulu toi-même. Je n’ai
plus même le droit de pleurer; tu as choisi ta mort; elle t’a
semblé préférable à la vie.»

Enfin, arriva le moment où les froides dépouilles de ces deux
gentilshommes devaient être rendues à la terre.

Il y eut une telle affluence de gens de guerre et de peuple, que,
jusqu’au lieu de la sépulture, qui était une chapelle dans la
plaine, le chemin de la ville fut rempli de cavaliers et de
piétons en habits de deuil.

Athos avait choisi pour sa dernière demeure le petit enclos de
cette chapelle, érigée par lui aux limites de ses terres. Il en
avait fait venir les pierres, sculptées en 1550, d’un vieux manoir
gothique situé dans le Berri, et qui avait abrité sa première
jeunesse.

La chapelle, ainsi réédifiée, ainsi transportée, riait sous un
massif de peupliers et de sycomores. Elle était desservie chaque
dimanche par le curé du bourg voisin, à qui Athos faisait une
rente de deux cents livres à cet effet, et tous les vassaux de son
domaine, au nombre d’environ quarante, les laboureurs et les
fermiers avec leurs familles y venaient entendre la messe, sans
avoir besoin de se rendre à la ville.

Derrière la chapelle s’étendait, enfermé dans deux grosses haies
de coudriers, de sureaux et d’aubépines, ceintes d’un fossé
profond, le petit clos inculte, mais joyeux dans sa stérilité,
parce que les mousses y étaient hautes, parce que les héliotropes
sauvages et les ravenelles y croisaient leurs parfums; parce que
sous les marronniers venait sourdre une grosse source, prisonnière
dans une citerne de marbre, et que, sur des thyms, tout autour
s’abattaient des milliers d’abeilles, venues de toutes les plaines
voisines, tandis que les pinsons et les rouges-gorges chantaient
follement sur les fleurs de la haie.

Ce fut là qu’on amena les deux cercueils, au milieu d’une foule
silencieuse et recueillie.

L’office des morts célébré, les derniers adieux faits à ces nobles
morts, toute l’assistance se dispersa, parlant par les chemins des
vertus et de la douce mort du père, des espérances que donnait le
fils et de sa triste fin sur le rivage d’Afrique.

Et peu à peu les bruits s’éteignirent comme les lampes allumées
dans l’humble nef. Le desservant salua une dernière fois l’autel
et les tombes fraîches encore; puis, suivi de son assistant, qui
sonnait une rauque clochette, il regagna lentement son presbytère.

D’Artagnan, demeuré seul, s’aperçut que la nuit venait.

Il avait oublié l’heure en songeant aux morts.

Il se leva du banc de chêne sur lequel il s’était assis dans la
chapelle, et voulut, comme le prêtre, aller dire un dernier adieu
à la double fosse qui renfermait ses amis perdus.

Une femme priait agenouillée sur cette terre humide.

D’Artagnan s’arrêta au seuil de la chapelle pour ne pas troubler
cette femme, et aussi pour tâcher de voir quelle était l’amie
pieuse qui venait remplir ce devoir sacré avec tant de zèle et de
persévérance.

L’inconnue cachait son visage sous ses mains, blanches comme des
mains d’albâtre. À la noble simplicité de son costume on devinait
la femme de distinction. Au-dehors, plusieurs chevaux montés par
des valets et un carrosse de voyage attendaient cette dame.
D’Artagnan cherchait vainement à deviner ce qui la regardait.

Elle priait toujours; elle passait souvent son mouchoir sur son
visage. D’Artagnan comprit qu’elle pleurait.

Il la vit frapper sa poitrine avec la componction impitoyable de
la femme chrétienne. Il l’entendit proférer à plusieurs reprises
ce cri parti d’un coeur ulcéré: «Pardon! pardon!»

Et comme elle semblait s’abandonner tout entière à sa douleur,
comme elle se renversait, à demi évanouie, au milieu de ses
plaintes et de ses prières, d’Artagnan, touché par cet amour pour
ses amis tant regrettés, fit quelques pas vers la tombe, afin
d’interrompre le sinistre colloque de la pénitente avec les morts.

Mais aussitôt que son pied eut crié sur le sable, l’inconnue
releva la tête et laissa voir à d’Artagnan un visage inondé de
larmes, un visage ami.

C’était Mlle de La Vallière!

-- M. d’Artagnan! murmura-t-elle.

-- Vous! répondit le capitaine d’une voix sombre, vous ici! Oh!
madame, j’eusse aimé mieux vous voir parée de fleurs dans le
manoir du comte de La Fère. Vous eussiez moins pleuré, eux aussi,
moi aussi!

-- Monsieur! dit-elle en sanglotant.

-- Car c’est vous, ajouta l’impitoyable ami des morts, c’est vous
qui avez couché ces deux hommes dans la tombe.

-- Oh! épargnez-moi!

-- À Dieu ne plaise, mademoiselle, que j’offense une femme ou que
je la fasse pleurer en vain; mais je dois dire que la place du
meurtrier n’est pas sur la tombe des victimes.

Elle voulut répondre.

-- Ce que je vous dis là, ajouta-t-il froidement, je le disais au
roi.

Elle joignit les mains.

-- Je sais, dit-elle, que j’ai causé la mort du vicomte de
Bragelonne.

-- Ah! vous le savez?

-- La nouvelle en est arrivée à la Cour hier. J’ai fait, depuis
cette nuit à deux heures, quarante lieues pour venir demander
pardon au comte, que je croyais encore vivant, et pour supplier
Dieu, sur la tombe de Raoul, qu’il m’envoie tous les malheurs que
je mérite, excepté un seul. Maintenant, monsieur, je sais que la
mort du fils a tué le père; j’ai deux crimes à me reprocher; j’ai
deux punitions à attendre de Dieu.

-- Je vous répéterai, mademoiselle, dit M. d’Artagnan, ce que m’a
dit de vous, à Antibes, M. de Bragelonne, quand déjà il méditait
sa mort:

«Si l’orgueil et la coquetterie l’ont entraînée, je lui pardonne
en la méprisant. Si l’amour l’a fait succomber, je lui pardonne en
lui jurant que jamais nul ne l’eût aimée autant que moi.»

-- Vous savez, interrompit Louise, que, pour mon amour, j’allais
me sacrifier moi-même; vous savez si j’ai souffert quand vous me
rencontrâtes perdue, mourante, abandonnée. Eh bien! jamais je n’ai
autant souffert qu’aujourd’hui, parce qu’alors j’espérais, je
désirais, et qu’aujourd’hui je n’ai plus rien à souhaiter; parce
que ce mort entraîne toute ma joie dans sa tombe; parce que je
n’ose plus aimer sans remords, et que, je le sens, celui que
j’aime, oh! c’est la loi, me rendra les tortures que j’ai fait
subir à d’autres.

D’Artagnan ne répondit rien; il sentait trop bien qu’elle ne se
trompait point.

-- Eh bien! ajouta-t-elle, cher monsieur d’Artagnan, ne m’accablez
pas aujourd’hui, je vous en conjure encore. Je suis comme la
branche détachée du tronc, je ne tiens plus à rien en ce monde, et
un courant m’entraîne je ne sais où. J’aime follement, j’aime au
point de venir le dire, impie que je suis, sur les cendres de ce
mort, et je n’en rougis pas, et je n’en ai pas de remords. C’est
une religion que cet amour. Seulement, comme plus tard vous me
verrez seule, oubliée, dédaignée; comme vous me verrez punie de ce
que vous êtes destiné à punir, épargnez-moi dans mon éphémère
bonheur; laissez-le moi pendant quelques jours, pendant quelques
minutes. Il n’existe peut-être plus à l’heure où je vous parle.
Mon Dieu! ce double meurtre est peut-être déjà expié.

Elle parlait encore; un bruit de voix et de pas de chevaux fit
dresser l’oreille au capitaine.

Un officier du roi, M. de Saint-Aignan, venait chercher La
Vallière de la part du roi, que rongeaient, dit-il, la jalousie et
l’inquiétude.

De Saint-Aignan ne vit pas d’Artagnan, caché à moitié par
l’épaisseur d’un marronnier qui versait l’ombre sur les deux
tombeaux.

Louise le remercia et le congédia d’un geste. Il retourna hors de
l’enclos.

-- Vous voyez, dit amèrement le capitaine à la jeune femme, vous
voyez, madame, que votre bonheur dure encore.

La jeune femme se releva d’un air solennel:

-- Un jour, dit-elle, vous vous repentirez de m’avoir si mal
jugée. Ce jour-là, monsieur, c’est moi qui prierai Dieu d’oublier
que vous avez été injuste pour moi. D’ailleurs, je souffrirai
tant, que vous serez le premier à plaindre mes souffrances. Ce
bonheur, monsieur d’Artagnan, ne me le reprochez pas: il me coûte
cher, et je n’ai pas payé toute ma dette.

En disant ces mots, elle s’agenouilla encore doucement et
affectueusement.

-- Pardon, une dernière fois, mon fiancé Raoul, dit-elle. J’ai
rompu notre chaîne; nous sommes tous deux destinés à mourir de
douleur. C’est toi qui pars le premier: ne crains rien, je te
suivrai. Vois seulement que je n’ai pas été lâche, et que je suis
venue te dire ce suprême adieu. Le Seigneur m’est témoin, Raoul,
que, s’il eût fallu ma vie pour racheter la tienne, j’eusse donné
sans hésiter ma vie. Je ne pourrais donner mon amour. Encore une
fois, pardon!

Elle cueillit un rameau et l’enfonça dans la terre, puis essuya
ses yeux trempés de larmes, salua d’Artagnan et disparut.

Le capitaine regarda partir chevaux, cavaliers et carrosse, puis,
croisant les bras sur sa poitrine gonflée:

-- Quand sera-ce mon tour de partir? dit-il d’une voix émue. Que
reste-t-il à l’homme après la jeunesse, après l’amour, après la
gloire, après l’amitié, après la force, après la richesse?... Ce
rocher sous lequel dort Porthos, qui posséda tout ce que je viens
de dire; cette mousse sous laquelle reposent Athos et Raoul, qui
possédèrent bien plus encore!

Il hésita un moment, l’oeil atone; puis, se redressant:

-- Marchons toujours, dit-il. Quand il en sera temps, Dieu me le
dira comme il l’a dit aux autres.

Il toucha du bout des doigts la terre mouillée par la rosée du
soir, se signa comme s’il eût été au bénitier d’une église et
reprit seul, seul à jamais, le chemin de Paris.


Chapitre CCLXVII -- Épilogue


Quatre ans après la scène que nous venons de décrire, deux
cavaliers bien montés traversèrent Blois au petit jour et vinrent
tout ordonner pour une chasse à l’oiseau que le roi voulait faire
dans cette plaine accidentée que coupe en deux la Loire, et qui
confine d’un côté à Meung, de l’autre à Amboise.

C’était le capitaine des levrettes du roi et le gouverneur des
faucons, personnages fort respectés du temps de Louis XIII, mais
un peu négligés par son successeur.

Ces deux cavaliers, après avoir reconnu le terrain, s’en
revenaient, leurs observations faites, quand ils aperçurent des
petits groupes de soldats épars que des sergents plaçaient de loin
en loin, aux débouchés des enceintes. Ces soldats étaient les
mousquetaires du roi.

Derrière eux venait, sur un bon cheval, le capitaine,
reconnaissable à ses broderies d’or. Il avait des cheveux gris,
une barbe grisonnante. Il semblait un peu voûté, bien que maniant
son cheval avec aisance, et regardait tout autour de lui pour
surveiller.

-- M. d’Artagnan ne vieillit pas, dit le capitaine des levrettes à
son collègue le fauconnier; avec dix ans de plus que nous, il
paraît un cadet, à cheval.

-- C’est vrai, répondit le capitaine des faucons, voilà vingt ans
que je le vois toujours le même.

Cet officier se trompait: d’Artagnan, depuis quatre ans, avait
pris douze années.

L’âge imprimait ses griffes impitoyables à chaque angle de ses
yeux; son front s’était dégarni, ses mains, jadis brunes et
nerveuses, blanchissaient comme si le sang commençait à s’y
refroidir.

D’Artagnan aborda les deux officiers avec la nuance d’affabilité
qui distingue les hommes supérieurs. Il reçut en échange de sa
courtoisie deux saluts pleins de respect.

-- Ah! quelle heureuse chance de vous voir ici, monsieur
d’Artagnan! s’écria le fauconnier.

-- C’est plutôt à moi de vous dire cela, messieurs, répliqua le
capitaine, car, de nos jours, le roi se sert plus souvent de ses
mousquetaires que de ses oiseaux.

-- Ce n’est pas comme au bon temps, soupira le fauconnier. Vous
rappelez-vous, monsieur d’Artagnan, quand le feu roi volait la pie
dans les vignes au-delà de Beaugency? Ah! dame! vous n’étiez pas
capitaine des mousquetaires dans ce temps-là, monsieur d’Artagnan.

-- Et vous n’étiez qu’anspessades des tiercelets, reprit
d’Artagnan avec enjouement. Il n’importe, mais c’était le bon
temps, attendu que c’est toujours le bon temps quand on est
jeune... Bonjour, monsieur le capitaine des levrettes!

-- Vous me faites honneur, monsieur le comte, dit celui-ci.

D’Artagnan ne répondit rien. Ce titre de comte ne l’avait pas
frappé: d’Artagnan était devenu comte depuis quatre ans.

-- Est-ce que vous n’êtes pas bien fatigué de la longue route que
vous venez de faire, monsieur le capitaine? continua le
fauconnier. C’est deux cents lieues, je crois qu’il y a d’ici à
Pignerol?

-- Deux cent soixante pour aller et autant pour revenir, dit
tranquillement d’Artagnan.

-- Et, fit l’oiseleur tout bas, _il_ va bien?

-- Qui? demanda d’Artagnan.

-- Mais ce pauvre M. Fouquet, continua tout bas le fauconnier.

Le capitaine des levrettes s’était écarté par prudence.

-- Non, répondit d’Artagnan, le pauvre homme s’afflige
sérieusement; il ne comprend pas que la prison soit une faveur, il
dit que le Parlement l’avait absous en le bannissant, et que le
bannissement c’est la liberté. Il ne se figure pas qu’on avait
juré sa mort, et que, sauver sa vie des griffes du Parlement,
c’est avoir trop d’obligation à Dieu.

-- Ah! oui, le pauvre homme a frisé l’échafaud, répondit le
fauconnier; on dit que M. Colbert avait déjà donné des ordres au
gouverneur de la Bastille, et que l’exécution était commandée.

-- Enfin! fit d’Artagnan d’un air pensif et comme pour couper
court à la conversation.

-- Enfin! répéta le capitaine des levrettes, en se rapprochant,
voilà M. Fouquet à Pignerol, il l’a bien mérité; il a eu le
bonheur d’y être conduit par vous; il avait assez volé le roi.

D’Artagnan lança au maître des chiens un de ses mauvais regards,
et lui dit:

-- Monsieur, si l’on venait me dire que vous avez mangé les
croûtes de vos levrettes, non seulement je ne le croirais pas,
mais encore, si vous étiez condamné pour cela au cachot, je vous
plaindrais, et je ne souffrirais pas qu’on parlât mal de vous.
Cependant, monsieur, si fort honnête homme que vous soyez, je vous
affirme que vous ne l’êtes pas plus que ne l’était le pauvre
M. Fouquet.

Après avoir essuyé cette verte mercuriale, le capitaine des chiens
de Sa Majesté baissa le nez et laissa le fauconnier gagner deux
pas sur lui auprès de d’Artagnan.

-- Il est content, dit le fauconnier bas au mousquetaire; on voit
bien que les lévriers sont à la mode aujourd’hui; s’il était
fauconnier, il ne parlerait pas de même.

D’Artagnan sourit mélancoliquement de voir cette grande question
politique résolue par le mécontentement d’un intérêt si humble; il
pensa encore un moment à cette belle existence du surintendant, à
l’écroulement de sa fortune, à la mort lugubre qui l’attendait,
et, pour conclure:

-- M. Fouquet, dit-il, aimait les volières?

-- Oh! monsieur, passionnément, reprit le fauconnier avec un
accent de regret amer et un soupir qui fut l’oraison funèbre de
Fouquet.

D’Artagnan laissa passer la mauvaise humeur de l’un et la
tristesse de l’autre, et continua de s’avancer dans la plaine.

On voyait déjà au loin les chasseurs poindre aux issues du bois,
les panaches des écuyères passer comme des étoiles filantes les
clairières, et les chevaux blancs couper de leurs lumineuses
apparitions les sombres fourrés des taillis.

-- Mais, reprit d’Artagnan, nous ferez-vous une longue chasse? Je
vous prierai de nous donner l’oiseau bien vite, je suis très
fatigué. Est-ce un héron, est-ce un cygne?

-- L’un et l’autre, monsieur d’Artagnan, dit le fauconnier; mais
ne vous inquiétez pas, le roi n’est pas connaisseur; il ne chasse
pas pour lui; il veut seulement donner le divertissement aux
dames.

Ce mot _aux dames_ fut accentué de telle sorte qu’il fit dresser
l’oreille à d’Artagnan.

-- Ah! fit-il en regardant le fauconnier d’un air surpris.

Le capitaine des levrettes souriait, sans doute pour se
raccommoder avec le mousquetaire.

-- Oh! riez, dit d’Artagnan; je ne sais plus rien des nouvelles,
moi; j’arrive hier après un mois d’absence. J’ai laissé la Cour
triste encore de la mort de la reine mère. Le roi ne voulait plus
s’amuser depuis qu’il avait recueilli le dernier soupir d’Anne
d’Autriche; mais tout finit en ce monde. Eh! bien il n’est plus
triste, tant mieux!

-- Et tout commence aussi, dit le capitaine des levrettes avec un
gros rire.

-- Ah! fit pour la seconde fois d’Artagnan qui brûlait de
connaître, mais à qui la dignité défendait d’interroger au-dessous
de lui; il y a quelque chose qui commence, à ce qu’il paraît?

Le capitaine fit un clignement d’oeil significatif. Mais
d’Artagnan ne voulait rien savoir de cet homme.

-- Verra-t-on le roi de bonne heure? demanda-t-il au fauconnier.

-- Mais, à sept heures, monsieur, je fais lancer les oiseaux.

-- Qui vient avec le roi? Comment va Madame? Comment va la reine?

-- Mieux, monsieur.

-- Elle a donc été malade?

-- Monsieur, depuis le dernier chagrin qu’elle a eu, Sa Majesté
est demeurée souffrante.

-- Quel chagrin? Ne craignez pas de m’instruire, mon cher
monsieur. J’arrive.

-- Il paraît que la reine, un peu négligée depuis que sa belle-
mère est morte, s’est plainte au roi, qui lui aurait répondu:
«Est-ce que je ne couche pas chez vous toutes les nuits, madame?
Que vous faut-il de plus?»

-- Ah! dit d’Artagnan, pauvre femme! Elle doit bien haïr Mlle de
La Vallière.

-- Oh! non, pas Mlle de La Vallière, répondit le fauconnier.

-- Qui donc, alors?

Le cor interrompit cet entretien. Il appelait les chiens et les
oiseaux. Le fauconnier et son compagnon piquèrent aussitôt et
laissèrent d’Artagnan seul au milieu du sens suspendu.

Le roi apparaissait au loin entouré de dames et de cavaliers.

Toute cette troupe s’avançait au pas, en bel ordre, les cors et
les trompes animant les chiens et les chevaux.

C’était un mouvement, un bruit, un mirage de lumière dont
maintenant rien ne donnera plus une idée, si ce n’est la menteuse
opulence et la fausse majesté des jeux de théâtre.

D’Artagnan, d’un oeil un peu affaibli, distingua derrière le
groupe trois carrosses; le premier était celui destiné à la reine.
Il était vide.

D’Artagnan, qui ne vit pas Mlle de La Vallière à côté du roi, la
chercha et la vit dans le second carrosse.

Elle était seule avec deux femmes qui semblaient s’ennuyer comme
leur maîtresse.

À la gauche du roi, sur un cheval fougueux, maintenu par la main
habile, brillait une femme de la plus éclatante beauté.

Le roi lui souriait, et elle souriait au roi.

Tout le monde riait aux éclats quand elle avait parlé.

«Je connais cette femme, pensa le mousquetaire; qui donc est-
elle?»

Et il se pencha vers son ami le fauconnier, à qui il adressa cette
question.

Celui-ci allait répondre, quand le roi, apercevant d’Artagnan:

-- Ah! comte, dit-il, vous voilà donc revenu. Pourquoi ne vous ai-
je pas vu?

-- Sire, répondit le capitaine, parce que Votre Majesté dormait
quand je suis arrivé, et qu’elle n’était pas éveillée quand j’ai
pris mon service ce matin.

-- Toujours le même, dit à haute voix Louis satisfait. Reposez-
vous, comte, je vous l’ordonne. Vous dînerez avec moi aujourd’hui.

Un murmure d’admiration enveloppa d’Artagnan comme une immense
caresse. Chacun s’empressait autour de lui. Dîner avec le roi,
c’était un honneur que Sa Majesté ne prodiguait pas comme Henri
IV. Le roi fit quelques pas en avant, et d’Artagnan se sentit
arrêté par un nouveau groupe au milieu duquel brillait Colbert.

-- Bonjour, monsieur d’Artagnan, lui dit le ministre avec une
affable politesse; avez-vous fait bonne route?

-- Oui, monsieur, dit d’Artagnan en saluant sur le cou de son
cheval.

-- J’ai entendu le roi vous inviter à sa table pour ce soir,
continua le ministre, et vous y trouverez un ancien ami à vous.

-- Un ancien ami à moi? demanda d’Artagnan, plongeant avec douleur
dans les flots sombres du passé, qui avaient englouti pour lui
tant d’amitiés et tant de haines.

-- M. le duc d’Alaméda, qui est arrivé ce matin d’Espagne, reprit
Colbert.

-- Le duc d’Alaméda? fit d’Artagnan en cherchant.

-- Moi! fit un vieillard blanc comme la neige et courbé dans son
carrosse, qu’il faisait ouvrir pour aller au-devant du
mousquetaire.

-- Aramis! cria d’Artagnan, frappé de stupeur.

Et il laissa, inerte qu’il était, le bras amaigri du vieux
seigneur se pendre en tremblant à son cou.

Colbert, après avoir observé un instant en silence, poussa son
cheval et laissa les deux anciens amis en tête à tête.

-- Ainsi, dit le mousquetaire en prenant le bras d’Aramis, vous
voilà, vous, l’exilé, le rebelle, en France?

-- Et je dîne avec vous chez le roi, fit en souriant l’évêque de
Vannes. Oui, n’est-ce pas, vous vous demandez à quoi sert la
fidélité en ce monde? Tenez, laissons passer le carrosse de cette
pauvre La Vallière. Voyez comme elle est inquiète! comme son oeil
flétri par les larmes suit le roi qui va là-bas à cheval!

-- Avec qui?

-- Avec Mlle de Tonnay-Charente, devenue Mme de Montespan,
répondit Aramis.

-- Elle est jalouse, elle est donc trompée?

-- Pas encore, d’Artagnan, mais cela ne tardera pas.

Ils causèrent ensemble tout en suivant la chasse, et le cocher
d’Aramis les conduisit si habilement, qu’ils arrivèrent au moment
où le faucon, pillant l’oiseau, le forçait à s’abattre et tombait
sur lui.

Le roi mit pied à terre, Mme de Montespan l’imita. On était arrivé
devant une chapelle isolée, cachée de gros arbres dépouillés déjà
par les premiers vents de l’automne. Derrière cette chapelle était
un enclos fermé par une porte de treillage.

Le faucon avait forcé la proie à tomber dans l’enclos attenant à
cette petite chapelle, et le roi voulut y pénétrer pour prendre la
première plume selon l’usage.

Chacun fit cercle autour du bâtiment et des haies, trop petits
pour recevoir tout le monde.

D’Artagnan retint Aramis, qui voulait descendre du carrosse comme
les autres, et, d’une voix brève:

-- Savez-vous, Aramis, dit-il, où le hasard nous a conduits?

-- Non, répondit le duc.

-- C’est ici que reposent des gens que j’ai connus, dit
d’Artagnan, ému par un triste souvenir.

Aramis, sans rien deviner et d’un pas tremblant, pénétra dans la
chapelle par une petite porte que lui ouvrit d’Artagnan.

-- Où sont-ils ensevelis? dit-il.

-- Là, dans l’enclos. Il y a une croix, vous voyez, sous ce petit
cyprès. Le petit cyprès est planté sur leur tombe; n’y allez pas;
le roi s’y rend en ce moment, le héron y est tombé.

Aramis s’arrêta et se cacha dans l’ombre. Ils virent alors, sans
être vus, la pâle figure de La Vallière, qui, oubliée dans son
carrosse, avait d’abord regardé mélancoliquement à sa portière;
puis, emportée par la jalousie, s’était avancée dans la chapelle,
où, appuyée sur un pilier, elle contemplait dans l’enclos le roi
souriant, qui faisait signe à Mme de Montespan d’approcher et de
ne pas avoir peur.

Mme de Montespan s’approcha; elle prit la main que lui offrait le
roi, et celui-ci, arrachant la première plume du héron que le
faucon venait d’étrangler, l’attacha au chapeau de sa belle
compagne.

Elle, alors, souriant à son tour, baisa tendrement la main qui lui
faisait ce présent.

Le roi rougit de plaisir; il regarda Mme de Montespan avec le feu
du désir et de l’amour.

-- Que me donnerez-vous en échange? dit-il.

Elle cassa un des panaches du cyprès et l’offrit au roi, enivré
d’espoir.

-- Mais, dit tout bas Aramis à d’Artagnan, le présent est triste,
car ce cyprès ombrage une tombe.

-- Oui, et cette tombe est celle de Raoul de Bragelonne, dit
d’Artagnan tout haut; de Raoul, qui dort sous cette croix auprès
d’Athos son père.

Un gémissement retentit derrière eux. Il virent une femme tomber
évanouie. Mlle de La Vallière avait tout vu, et elle venait de
tout entendre.

-- Pauvre femme! murmura d’Artagnan, qui aida ses femmes à la
déposer dans son carrosse, à elle désormais de souffrir.

Le soir, en effet, d’Artagnan s’asseyait à la table du roi auprès
de M. Colbert et de M. le duc d’Alaméda.

Le roi fut gai. Il fit mille politesses à la reine, mille
tendresses à Madame, assise à sa gauche et fort triste. On se fut
cru au temps calme, alors que le roi guettait dans les yeux de sa
mère l’aveu ou le désaveu de ce qu’il venait de dire.

De maîtresse, à ce dîner, il n’en fut pas question. Le roi adressa
deux ou trois fois la parole à Aramis, en l’appelant
M. l’ambassadeur, ce qui augmenta la surprise que ressentait déjà
d’Artagnan de voir son ami le rebelle si merveilleusement bien en
cour.

Le roi, en se levant de table, offrit la main à la reine, et fit
un signe à Colbert, dont l’oeil épiait celui du maître.

Colbert prit à part d’Artagnan et Aramis. Le roi se mit à causer
avec sa soeur, tandis que Monsieur, inquiet, entretenait la reine
d’un air préoccupé, sans quitter sa femme et son frère du coin des
yeux.

La conversation entre Aramis, d’Artagnan et Colbert roula sur des
sujets indifférents. Ils parlèrent des ministres précédents;
Colbert raconta Mazarin et se fit raconter Richelieu.

D’Artagnan ne pouvait revenir de voir cet homme au sourcil épais,
au front bas, contenir tant de bonne science et de joyeuse humeur.
Aramis s’étonnait de cette légèreté d’esprit qui permettait à un
homme grave de retarder avec avantage le moment d’une conversation
plus sérieuse, à laquelle personne ne faisait allusion, bien que
les trois interlocuteurs en sentissent l’imminence.

On voyait, aux mines embarrassées de Monsieur, combien la
conversation du roi et de Madame le gênait. Madame avait presque
les yeux rouges; allait-elle se plaindre? allait-elle faire un
petit scandale en pleine cour?

Le roi la prit à part, et, d’un ton si doux, qu’il dut rappeler à
la princesse ces jours où on l’aimait pour elle:

-- Ma soeur, lui dit-il, pourquoi ces beaux yeux ont-ils pleuré?

-- Mais, Sire... dit-elle.

-- Monsieur est jaloux, n’est-ce pas, ma soeur?

Elle regarda du côté de Monsieur, signe infaillible qui avertit le
prince qu’on s’occupait de lui.

-- Oui... fit-elle.

-- Écoutez-moi, reprit le roi, si vos amis vous compromettent, ce
n’est pas la faute de Monsieur.

Il dit ces mots avec une telle douceur, que Madame, encouragée,
elle qui avait tant de chagrins depuis longtemps, faillit éclater
en pleurs, tant son coeur se brisait.

-- Voyons, voyons, chère soeur, dit le roi, contez-nous ces
douleurs-là; foi de frère! j’y compatis; foi de roi! j’y mettrai
un terme.

Elle releva ses beaux yeux; et, avec mélancolie:

Ce ne sont pas mes amis qui me compromettent, dit-elle, ils sont
absents ou cachés; on les a fait prendre en disgrâce à Votre
Majesté, eux si dévoués, si bons, si loyaux.

-- Vous me dites cela pour Guiche, que j’avais exilé sur la
demande de Monsieur?

-- Et qui, depuis cet exil injuste, cherche à se faire tuer une
fois par jour!

-- Injuste, dites-vous, ma soeur?

-- Tellement injuste, que si je n’eusse pas eu pour Votre Majesté
le respect mêlé d’amitié que j’ai toujours...

-- Eh bien?

-- Eh bien! j’eusse demandé à mon frère Charles, sur qui je puis
tout...

Le roi tressaillit.

-- Quoi donc?

-- Je lui eusse demandé de vous faire représenter que Monsieur et
son favori, M. le chevalier de Lorraine, ne doivent pas impunément
se faire les bourreaux de mon honneur et de mon bonheur.

-- Le chevalier de Lorraine, dit le roi, cette sombre figure?

-- Est mon mortel ennemi. Tant que cet homme vivra dans ma maison,
où Monsieur le retient et lui donne tout pouvoir, je serai la
dernière femme de ce royaume.

-- Ainsi, dit le roi avec lenteur, vous appelez votre frère
d’Angleterre un meilleur ami que moi?

-- Les actions sont là, Sire.

-- Et vous aimiez mieux aller demander secours à...

-- À mon pays! dit-elle avec fierté; oui, Sire.

Le roi lui répondit:

-- Vous êtes petite-fille de Henri IV comme moi, mon amie. Cousin
et beau-frère, est-ce que cela ne fait pas bien la monnaie du
titre de frère germain?

-- Alors, dit Henriette, agissez.

-- Faisons alliance.

-- Commencez.

-- J’ai, dites-vous, exilé injustement Guiche?

-- Oh! oui, fit-elle en rougissant.

-- Guiche reviendra.

-- Bien.

-- Et, maintenant, vous dites que j’ai tort de laisser dans votre
maison le chevalier de Lorraine, qui donne contre vous de mauvais
conseils à Monsieur?

-- Retenez bien ce que je vous dis, Sire; le chevalier de
Lorraine, un jour... Tenez, si jamais je finis mal, souvenez-vous
que d’avance j’accuse le chevalier de Lorraine... c’est une âme
capable de tous les crimes!

-- Le chevalier de Lorraine ne vous incommodera plus, c’est moi
qui vous le promets.

-- Alors ce sera un vrai préliminaire d’alliance, Sire; je le
signe... Mais, puisque vous avez fait votre part, dites-moi quelle
sera la mienne?

-- Au lieu de me brouiller avec votre frère Charles, il faudrait
me faire son ami plus intime que jamais.

-- C’est facile.

-- Oh! pas autant que vous croyez; car, en amitié ordinaire, on
s’embrasse, on se fête, et cela coûte seulement un baiser ou une
réception, frais faciles; mais en amitié politique...

-- Ah! c’est une amitié politique?

-- Oui, ma soeur, et alors, au lieu d’accolades et de festins, ce
sont des soldats qu’il faut servir tout vivants et tout équipés à
son ami; des vaisseaux qu’il faut lui offrir tout armés avec
canons et vivres. Il en résulte qu’on n’a pas toujours ses coffres
disposés à faire de ces amitiés là.

-- Ah! vous avez raison, dit Madame... les coffres du roi
d’Angleterre sont un peu sonores depuis quelque temps.

-- Mais vous, ma soeur, vous qui avez tant d’influence sur votre
frère, vous obtiendrez peut-être ce qu’un ambassadeur n’obtiendra
jamais.

-- Il faut pour cela que j’allasse à Londres, mon cher frère.

-- J’y avais bien pensé, repartit vivement le roi, et je m’étais
dit qu’un voyage semblable vous donnerait un peu de distraction.

-- Seulement, interrompit Madame, il est possible que j’échoue. Le
roi d’Angleterre a des conseillers dangereux.

-- Des conseillères, voulez-vous dire?

-- Précisément. Si, par hasard, Votre Majesté avait l’intention,
je ne fais que supposer, de demander à Charles II son alliance
pour une guerre...

-- Pour une guerre?

-- Oui. Eh bien! alors, les conseillères du roi, qui sont au
nombre de sept, Mlle Stewart, Mlle Wells, Mlle Gwyn, miss Orchay,
Mlle Zunga, miss Daws et la comtesse de Castelmaine,
représenteront au roi que la guerre coûte beaucoup d’argent; qu’il
vaut mieux donner des bals et des soupers dans Hampton-Court que
d’équiper des vaisseaux de ligne à Portsmouth et à Greenwich.

-- Et alors, votre négociation manquera?

-- Oh! ces dames font manquer toutes les négociations qu’elles ne
font pas elles-mêmes.

-- Savez-vous l’idée que j’ai eue, ma soeur?

-- Non. Dites.

-- C’est qu’en cherchant bien autour de vous, vous eussiez peut-
être trouvé une conseillère à emmener près du roi, et dont
l’éloquence eût paralysé le mauvais vouloir des sept autres.

-- C’est, en effet, une idée, Sire, et je cherche.

-- Vous trouverez.

-- Je l’espère.

-- Il faudrait une jolie personne: mieux vaut un visage agréable
qu’un difforme, n’est-ce pas?

-- Assurément.

-- Un esprit vif, enjoué, audacieux?

-- Certes.

-- De la noblesse... autant qu’il en faut pour s’approcher sans
gaucherie du roi. Assez peu pour n’être pas embarrassée de sa
dignité de race.

-- Très juste.

-- Et... qui sût un peu l’anglais.

-- Mon Dieu! mais quelqu’un, s’écria vivement Madame, comme Mlle
de Kéroualle, par exemple.

-- Eh! mais oui, dit Louis XIV, vous avez trouvé... c’est vous qui
avez trouvé, ma soeur.

-- Je l’emmènerai. Elle n’aura pas à se plaindre, je suppose.

-- Mais non, je la nomme séductrice plénipotentiaire d’abord, et
j’ajouterai les douaires au titre.

-- Bien.

-- Je vous vois déjà en route, chère petite soeur, et consolée de
tous vos chagrins.

-- Je partirai à deux conditions. Le première, c’est que je saurai
sur quoi négocier.

-- Le voici. Les Hollandais, vous le savez, m’insultent chaque
jour dans leurs gazettes et par leur attitude républicaine. Je
n’aime pas les républiques.

-- Cela se conçoit, Sire.

-- Je vois avec peine que ces rois de la mer, ils s’appellent
ainsi, tiennent le commerce de la France dans les Indes, et que
leurs vaisseaux occuperont bientôt tous les ports de l’Europe; une
pareille force m’est trop voisine, ma soeur.

-- Ils sont vos alliés, cependant?

-- C’est pourquoi ils ont eu tort de faire frapper cette médaille
que vous savez, qui représente la Hollande arrêtant le soleil,
comme Josué, avec cette légende: _Le soleil s’est arrêté devant
moi_. C’est peu fraternel, n’est-ce pas?

-- Je croyais que vous aviez oublié cette misère?

-- Je n’oublie jamais rien, ma soeur. Et si mes amis vrais, tels
que votre frère Charles, veulent me seconder...

La princesse resta pensive.

-- Écoutez: il y a l’empire des mers à partager, fit Louis XIV.
Pour ce partage que subissait l’Angleterre, est-ce que je ne
représenterai pas la seconde part aussi bien que les Hollandais?

-- Nous avons Mlle de Kéroualle pour traiter cette question-là,
repartit Madame.

-- Votre seconde condition, je vous prie, pour partir, ma soeur?

-- Le consentement de Monsieur, mon mari.

-- Vous l’allez avoir.

-- Alors, je suis partie, mon frère.

En écoutant ces mots, Louis XIV se retourna vers le coin de la
salle où se trouvaient Colbert et Aramis avec d’Artagnan, et il
fit avec son ministre un signe affirmatif.

Colbert brisa alors la conversation au point où elle se trouvait
et dit à Aramis:

-- Monsieur l’ambassadeur, voulez-vous que nous parlions affaires?

D’Artagnan s’éloigna aussitôt par discrétion.

Il se dirigea vers la cheminée, à portée d’entendre ce que le roi
allait dire à Monsieur, lequel, plein d’inquiétude, venait à sa
rencontre.

Le visage du roi était animé. Sur son front se lisait une volonté
dont l’expression redoutable ne rencontrait déjà plus de
contradiction en France, et ne devait bientôt plus en rencontrer
en Europe.

-- Monsieur, dit le roi à son frère, je ne suis pas content de
M. le chevalier de Lorraine. Vous, qui lui faites l’honneur de le
protéger, conseillez-lui de voyager pendant quelques mois.

Ces mots tombèrent avec le fracas d’une avalanche sur Monsieur,
qui adorait ce favori et concentrait en lui toutes les tendresses.

Il s’écria:

-- En quoi le chevalier a-t-il pu déplaire à Votre Majesté?

Il lança un furieux regard à Madame.

-- Je vous dirai cela quand il sera parti, répliqua le roi
impassible. Et aussi quand Madame, que voici, aura passé en
Angleterre.

-- Madame en Angleterre! murmura Monsieur saisi de stupeur.

-- Dans huit jours, mon frère, continua le roi, tandis que, nous
deux, nous irons où je vous dirai.

Et le roi tourna les talons après avoir souri à son frère pour
adoucir l’amertume de ces deux nouvelles.

Pendant ce temps-là, Colbert causait toujours avec M. le duc
d’Alaméda.

-- Monsieur, dit Colbert à Aramis, voici le moment de nous
entendre. Je vous ai raccommodé avec le roi, et je devais bien
cela à un homme de votre mérite; mais, comme vous m’avez
quelquefois témoigné de l’amitié, l’occasion s’offre de m’en
donner une preuve. Vous êtes d’ailleurs plus Français qu’Espagnol.
Aurons-nous, répondez-moi franchement, la neutralité de l’Espagne,
si nous entreprenons contre les Provinces-Unies?

-- Monsieur, répliqua Aramis, l’intérêt de l’Espagne est bien
clair. Brouiller avec l’Europe les Provinces-Unies contre
lesquelles subsiste l’ancienne rancune de leur liberté conquise,
c’est notre politique; mais le roi de France est allié des
Provinces-Unies. Vous n’ignorez pas ensuite que ce serait une
guerre maritime, et que la France n’est pas, je crois, en état de
la faire avec avantage.

Colbert, se retournant à ce moment, vit d’Artagnan qui cherchait
un interlocuteur pendant les apartés du roi et de Monsieur.

Il l’appela.

Et tout bas à Aramis:

-- Nous pouvons causer avec M. d’Artagnan, dit-il.

-- Oh! certes, répondit l’ambassadeur.

-- Nous étions à dire, M. d’Alaméda et moi, fit Colbert, que la
guerre avec les Provinces-Unies serait une guerre maritime.

-- C’est évident, répondit le mousquetaire.

-- Et qu’en pensez-vous, monsieur d’Artagnan?

-- Je pense que, pour faire cette guerre maritime, il nous
faudrait une bien grosse armée de terre.

-- Plaît-il? fit Colbert qui croyait avoir mal entendu.

-- Pourquoi une armée de terre? dit Aramis.

-- Parce que le roi sera battu sur mer s’il n’a pas les Anglais
avec lui, et que, battu sur mer, il sera vite envahi, soit par les
Hollandais dans les ports, soit par les Espagnols sur terre.

-- L’Espagne neutre? dit Aramis.

-- Neutre tant que le roi sera le plus fort, repartit d’Artagnan.

Colbert admira cette sagacité, qui ne touchait jamais à une
question sans l’éclairer à fond.

Aramis sourit. Il savait trop que, en fait de diplomates,
d’Artagnan ne reconnaissait pas de maître.

Colbert, qui, comme tous les hommes d’orgueil, caressait sa
fantaisie avec une certitude de succès, reprit la parole:

-- Qui vous dit, monsieur d’Artagnan, que le roi n’a pas de
marine?

-- Oh! je ne me suis pas occupé de ces détails, répliqua le
capitaine. Je suis un médiocre homme de mer. Comme tous les gens
nerveux, je hais la mer, j’ai idée qu’avec des vaisseaux, la
France étant un port de mer à deux cents têtes, on aurait des
marins.

Colbert tira de sa poche un petit carnet oblong, divisé en deux
colonnes. Sur la première, étaient des noms de vaisseaux; sur la
seconde, des chiffres résumant le nombre de canons et d’hommes qui
équipaient ces vaisseaux.

-- J’ai eu la même idée que vous, dit-il à d’Artagnan, et je me
suis fait faire un relevé des vaisseaux, que nous avons
additionnés. Trente-cinq vaisseaux.

-- Trente-cinq vaisseaux! C’est impossible! s’écria d’Artagnan.

-- Quelque chose comme deux mille pièces de canon, fit Colbert.
C’est ce que le roi possède en ce moment. Avec trente-cinq
vaisseaux on fait trois escadres, mais j’en veux cinq.

-- Cinq! s’écria Aramis.

-- Elles seront à flot avant la fin de l’année, messieurs; le roi
aura cinquante vaisseaux de ligne. On lutte avec cela, n’est-ce
pas?

-- Faire des vaisseaux, dit d’Artagnan, c’est difficile, mais
possible. Quant à les armer, comment faire? En France, il n’y a ni
fonderies, ni chantiers militaires.

-- Bah! répondit Colbert d’un air épanoui, depuis un an et demi,
j’ai installé tout cela, vous ne savez donc pas? Connaissez-vous
M. d’Infreville?

-- D’Infreville? répliqua d’Artagnan; non.

-- C’est un homme que j’ai découvert. Il a une spécialité, il sait
faire travailler des ouvriers. C’est lui qui, à Toulon, fait
fondre des canons et tailler des bois de Bourgogne. Et puis, vous
n’allez peut-être pas croire ce que je vais vous dire, monsieur
l’ambassadeur: j’ai eu encore une idée.

-- Oh! monsieur, fit Aramis civilement, je vous crois toujours.

-- Figurez-vous que, spéculant sur le caractère des Hollandais nos
alliés, je me suis dit: Ils sont marchands, ils sont amis avec le
roi, ils seront heureux de vendre à Sa Majesté ce qu’ils
fabriquent pour eux-mêmes. Donc, plus on achète... Ah! il faut que
j’ajoute ceci: J’ai Forant... Connaissez-vous Forant, d’Artagnan?

Colbert s’oubliait. Il appelait le capitaine d’Artagnan tout
court, comme le roi. Mais le capitaine sourit.

-- Non, répliqua-t-il, je ne le connais pas.

-- C’est encore un homme que j’ai découvert, une spécialité pour
acheter. Ce Forant m’a acheté trois-cent cinquante mille livres de
fer en boulets, deux-cent mille livres de poudre, douze
chargements de bois du Nord, des mèches, des grenades, du brai, du
goudron, que sais-je, moi? avec une économie de sept pour cent sur
ce que me coûteraient toutes ces choses fabriquées en France.

-- C’est une idée, répondit d’Artagnan, de faire fondre des
boulets hollandais qui retourneront aux Hollandais.

-- N’est-ce pas? avec perte.

Et Colbert se mit à rire d’un gros rire sec. Il était ravi de sa
plaisanterie.

-- De plus, ajouta-t-il, ces mêmes Hollandais font au roi, en ce
moment, six vaisseaux sur le modèle des meilleurs de leur marine.
Destouches... Ah! vous ne connaissez pas Destouches, peut-être?

-- Non, monsieur.

-- C’est un homme qui a le coup d’oeil assez singulièrement sûr
pour dire, quand il sort un navire sur l’eau, quels sont les
défauts et les qualités de ce navire. C’est précieux cela, savez-
vous! La nature est vraiment bizarre. Eh bien! ce Destouches m’a
paru devoir être un homme utile dans un port, et il surveille la
construction de six vaisseaux de soixante-dix-huit que les
Provinces font construire pour Sa Majesté. Il résulte de tout
cela, mon cher monsieur d’Artagnan, que le roi, s’il voulait se
brouiller avec les Provinces, aurait une bien jolie flotte. Or,
vous savez mieux que personne si l’armée de terre est bonne.

D’Artagnan et Aramis se regardèrent, admirant le mystérieux
travail que cet homme avait opéré depuis peu d’années.

Colbert les comprit, et fut touché par cette flatterie, la
meilleure de toutes.:

-- Si nous ne le savions pas en France, dit d’Artagnan, hors de
France on le sait encore moins.

-- Voilà pourquoi je disais à M. l’ambassadeur, fit Colbert, que
l’Espagne promettant sa neutralité, l’Angleterre nous aidant...

-- Si l’Angleterre vous aide, dit Aramis, je m’engage pour la
neutralité de l’Espagne.

-- Touchez là, se hâta de dire Colbert avec sa brusque bonhomie.
Et, à propos de l’Espagne, vous n’avez pas la Toison d’or,
monsieur d’Alaméda. J’entendais le roi dire l’autre jour qu’il
aimerait à vous voir porter le grand cordon de Saint-Michel.

Aramis s’inclina.

«Oh! pensa d’Artagnan, et Porthos qui n’est plus là! Que d’aunes
de rubans pour lui dans ces largesses! Bon Porthos!»

-- Monsieur d’Artagnan, reprit Colbert, à nous deux. Vous aurez,
je le parie, du goût pour mener les mousquetaires en Hollande.
Savez-vous nager?

Et il se mit à rire comme un homme agité de belle humeur.

-- Comme une anguille, répliqua d’Artagnan.

-- Ah! c’est qu’on a de rudes traversées de canaux et de
marécages, là-bas, monsieur d’Artagnan, et les meilleurs nageurs
s’y noient.

-- C’est mon état, répondit le mousquetaire, de mourir pour Sa
Majesté. Seulement, comme il est rare qu’à la guerre on trouve
beaucoup d’eau sans un peu de feu, je vous déclare à l’avance que
je ferai mon possible pour choisir le feu. Je me fais vieux, l’eau
me glace; le feu réchauffe, monsieur Colbert.

Et d’Artagnan fut si beau de vigueur et de fierté juvénile en
prononçant ces paroles, que Colbert, à son tour, ne put s’empêcher
de l’admirer.

D’Artagnan s’aperçut de l’effet qu’il avait produit. Il se rappela
que le bon marchand est celui qui fait priser haut sa marchandise
lorsqu’elle a de la valeur. Il prépara donc son prix d’avance.

-- Ainsi, dit Colbert, nous allons en Hollande?

-- Oui, répliqua d’Artagnan; seulement...

-- Seulement?... fit Colbert.

-- Seulement, répéta d’Artagnan, il y a dans tout la question
d’intérêt et la question d’amour-propre. C’est un beau traitement
que celui de capitaine de mousquetaires; mais, notez ceci: nous
avons maintenant les gardes du roi et la maison militaire du roi.
Un capitaine des mousquetaires doit, ou commander à tout cela, et
alors il absorberait cent mille livres par an pour frais de
représentation et de table...

-- Supposez-vous, par hasard, que le roi marchande avec vous? dit
Colbert.

-- Eh! monsieur, vous ne m’avez pas compris, répliqua d’Artagnan,
sûr d’avoir emporté la question d’intérêt; je vous disais que moi,
vieux capitaine, autrefois chef de la garde du roi, ayant le pas
sur les maréchaux de France, je me vis, un jour de tranchée, deux
égaux, le capitaine des gardes et le colonel commandant les
Suisses. Or, à aucun prix, je ne souffrirais cela. J’ai de
vieilles habitudes, j’y tiens.

Colbert sentit le coup. Il y était préparé, d’ailleurs.

-- J’ai pensé à ce que vous me disiez tout à l’heure, répondit-il.

-- À quoi, monsieur?

-- Nous parlions des canaux et des marais où l’on se noie.

-- Eh bien?

-- Eh bien! si l’on se noie, c’est faute d’un bateau, d’une
planche, d’un bâton.

-- D’un bâton si court qu’il soit, dit d’Artagnan.

-- Précisément, fit Colbert. Aussi, je ne connais pas d’exemple
qu’un maréchal de France se soit jamais noyé.

D’Artagnan pâlit de joie, et, d’une voix mal assurée:

-- On serait bien fier de moi dans mon pays, dit-il, si j’étais
maréchal de France; mais il faut avoir commandé en chef une
expédition pour obtenir le bâton.

-- Monsieur, lui dit Colbert, voici dans ce carnet, que vous
méditerez, un plan de campagne que vous aurez à faire observer au
corps de troupes que le roi met sous vos ordres pour la campagne,
au printemps prochain.

D’Artagnan prit le livre en tremblant, et ses doigts rencontrant
ceux de Colbert, le ministre serra loyalement la main du
mousquetaire.

-- Monsieur, lui dit-il, nous avions tous deux une revanche à
prendre l’un sur l’autre. J’ai commencé; à votre tour!

-- Je vous fais réparation, monsieur, répondit d’Artagnan, et vous
supplie de dire au roi que la première occasion qui me sera
offerte comptera pour une victoire, ou verra ma mort.

-- Je fais broder dès à présent, dit Colbert, les fleurs de lis
d’or de votre bâton de maréchal.

Le lendemain de ce jour, Aramis, qui partait pour Madrid afin de
négocier la neutralité de l’Espagne, vint embrasser d’Artagnan à
son hôtel.

-- Aimons-nous pour quatre, dit d’Artagnan, nous ne sommes plus
que deux.

-- Et tu ne me verras peut-être plus, cher d’Artagnan, dit Aramis;
si tu savais comme je t’ai aimé! Je suis vieux, je suis éteint, je
suis mort.

-- Mon ami, dit d’Artagnan, tu vivras plus que moi, la diplomatie
t’ordonne de vivre; mais, moi, l’honneur me condamne à mort.

-- Bah! les hommes comme nous, monsieur le maréchal, dit Aramis,
ne meurent que rassasiés, de joie et de gloire.

-- Ah! répliqua d’Artagnan avec un triste sourire, c’est qu’à
présent je ne me sens plus d’appétit, monsieur le duc.

Ils s’embrassèrent encore, et, deux heures après, ils étaient
séparés.


Chapitre CCLXVIII -- La mort de M. d'Artagnan


Contrairement à ce qui arrive toujours, soit en politique, soit en
morale, chacun tint ses promesses et fit honneur à ses
engagements.

Le roi appela M. de Guiche et chassa M. le chevalier de Lorraine;
de telle façon que Monsieur en fit une maladie.

Madame partit pour Londres, où elle s’appliqua si bien à faire
goûter à Charles II, son frère, les conseils politiques de Mlle de
Kéroualle, que l’alliance entre la France et l’Angleterre fut
signée, et que les vaisseaux anglais lestés par quelques millions
d’or français, firent une terrible campagne contre les flottes des
Provinces-Unies.

Charles II avait promis à Mlle de Kéroualle un peu de
reconnaissance pour ses bons conseils: il la fit duchesse de
Portsmouth.

Colbert avait promis au roi des vaisseaux, des munitions et des
victoires. Il tint parole, comme on sait.

Enfin Aramis, celui de tous sur les promesses duquel on pouvait le
moins compter, écrivit à Colbert la lettre suivante, au sujet des
négociations dont il s’était chargé à Madrid:

«Monsieur Colbert,

«J’ai l’honneur de vous expédier le R.P. d’Oliva, général par
intérim de la Société de Jésus, mon successeur provisoire.

«Le révérend père vous expliquera, monsieur Colbert, que je garde
la direction de toutes les affaires de l’ordre qui concernent la
France et l’Espagne; mais que je ne veux pas conserver le titre de
général, qui jetterait trop de lumière sur la marche des
négociations dont Sa Majesté Catholique veut bien me charger. Je
reprendrai ce titre par l’ordre de Sa Majesté quand les travaux
que j’ai entrepris, de concert avec vous, pour la plus grande
gloire de Dieu et de son Église, seront menés à bonne fin.

«Le R.P. d’Oliva vous instruira aussi, monsieur, du consentement
que donne Sa Majesté Catholique à la signature d’un traité qui
assure la neutralité de l’Espagne, dans le cas d’une guerre entre
la France et les Provinces-Unies.

«Ce consentement serait valable, même si l’Angleterre, au lieu de
se porter active, se contentait de demeurer neutre.

«Quant au Portugal, dont nous avions parlé vous et moi, monsieur,
je puis vous assurer qu’il contribuera de toutes ses ressources à
aider le roi Très Chrétien dans sa guerre.

«Je vous prie, monsieur Colbert, de me vouloir garder votre
amitié, comme aussi de croire à mon profond attachement, et de
mettre mon respect aux pieds de Sa Majesté Très Chrétienne.

_Signé_: Duc d’Alaméda.»

Aramis avait donc tenu plus qu’il n’avait promis; il restait à
savoir comment le roi, M. Colbert et M. d’Artagnan seraient
fidèles les uns aux autres.

Au printemps, comme l’avait prédit Colbert, l’armée de terre entra
en campagne.

Elle précédait, dans un ordre magnifique, la Cour de Louis XIV,
qui, parti à cheval, entouré de carrosses pleins de dames et de
courtisans, menait à cette fête sanglante l’élite de son royaume.

Les officiers de l’armée n’eurent, il est vrai, d’autre musique
que l’artillerie des forts hollandais; mais ce fut assez pour un
grand nombre, qui trouvèrent dans cette guerre les honneurs,
l’avancement, la fortune ou la mort.

M. d’Artagnan partit, commandant un corps de douze mille hommes,
cavalerie et infanterie, avec lequel il eut ordre de prendre les
différentes places qui sont les noeuds de ce réseau stratégique
qu’on appelle la Frise.

Jamais armée ne fut conduite plus galamment à une expédition. Les
officiers savaient que le maître, aussi prudent, aussi rusé qu’il
était brave, ne sacrifierait ni un homme ni un pouce de terrain
sans nécessité.

Il avait les vieilles habitudes de la guerre: vivre sur le pays,
tenir le soldat chantant, l’ennemi pleurant.

Le capitaine des mousquetaires du roi mettait sa coquetterie à
montrer qu’il savait l’état. On ne vit jamais occasions mieux
choisies, coups de main mieux appuyés, fautes de l’assiégé mieux
mises à profit. L’armée de d’Artagnan prit douze petites places en
un mois.

Il en était à la treizième, et celle-ci tenait depuis cinq jours.
D’Artagnan fit ouvrir la tranchée sans paraître supposer que ces
gens-là pussent jamais se prendre.

Les pionniers et les travailleurs étaient, dans l’armée de cet
homme, un corps rempli d’émulation, d’idées et de zèle, parce
qu’il les traitait en soldats, savait leur rendre la besogne
glorieuse, et ne les laissait jamais tuer que quand il ne pouvait
faire autrement.

Aussi fallait-il voir l’acharnement avec lequel se retournaient
les marécageuses glèbes de la Hollande. Ces tourbières et ces
glaises fondaient, aux dires des soldats, comme le beurre aux
vastes poêles des ménagères frisonnes.

M. d’Artagnan expédia un courrier au roi pour lui donner avis des
derniers succès; ce qui redoubla la belle humeur de Sa Majesté et
ses dispositions à bien fêter les dames.

Ces victoires de M. d’Artagnan donnaient tant de majesté au
prince, que Mme de Montespan ne l’appela plus que Louis
l’Invincible.

Aussi, Mlle de La Vallière, qui n’appelait le roi que Louis le
Victorieux, perdit-elle beaucoup de la faveur de Sa Majesté.
D’ailleurs, elle avait souvent les yeux rouges, et, pour un
invincible, rien n’est aussi rebutant qu’une maîtresse qui pleure,
alors que tout sourit autour de lui. L’astre de Mlle de La
Vallière se noyait à l’horizon dans les nuages et les larmes.

Mais la gaieté de Mme de Montespan redoublait avec les succès du
roi, et le consolait de toute autre disgrâce.

C’était à d’Artagnan que le roi devait cela.

Sa Majesté voulut reconnaître ces services; il écrivit à
M. Colbert:

«Monsieur Colbert, nous avons une promesse à remplir envers
M. d’Artagnan, qui tient les siennes. Je vous fais savoir qu’il
est l’heure de s’y exécuter. Toutes provisions à cet égard vous
seront fournies en temps utile.

«Louis.»

En conséquence, Colbert, qui retenait près de lui l’envoyé de
d’Artagnan, remit à cet officier une lettre de lui, Colbert, pour
d’Artagnan, et un petit coffre de bois d’ébène incrusté d’or, qui
n’était pas fort volumineux en apparence, mais qui sans doute,
était bien lourd, puisqu’on donna au messager une garde de cinq
hommes pour l’aider à le porter.

Ces gens arrivèrent devant la place qu’assiégeait M. d’Artagnan
vers le point du jour, et ils se présentèrent au logement du
général.

Il leur fut répondu que M. d’Artagnan, contrarié d’une sortie que
lui avait faite la veille le gouverneur, homme sournois, et dans
laquelle on avait comblé les ouvrages, tué soixante-dix-sept
hommes et commencé à réparer une brèche, venait de sortir avec une
dizaine de compagnies de grenadiers pour faire relever les
travaux.

L’envoyé de M. Colbert avait ordre d’aller chercher M. d’Artagnan
partout où il serait, à quelque heure que ce fût du jour ou de la
nuit. Il s’achemina donc vers les tranchées, suivi de son escorte,
tous à cheval.

On aperçut en plaine découverte M. d’Artagnan avec son chapeau
galonné d’or, sa longue canne et ses grands parements dorés. Il
mâchonnait sa moustache blanche, et n’était occupé qu’à secouer,
avec sa main gauche, la poussière que jetaient sur lui en passant
les boulets qui effondraient le sol.

Aussi, dans ce terrible feu qui remplissait l’air de sifflements,
voyait-on les officiers manier la pelle, les soldats rouler les
brouettes, et les vastes fascines, s’élevant portées ou traînées
par dix à vingt hommes, couvrir le front de la tranchée, rouverte
jusqu’au coeur par cet effort furieux du général animant ses
soldats.

En trois heures, tout avait été rétabli. D’Artagnan commençait à
parler plus doucement. Il fut tout à fait calmé quand le capitaine
des pionniers vint lui dire, le chapeau à la main, que la tranchée
était logeable.

Cet homme eut à peine achevé de parler, qu’un boulet lui coupa une
jambe et qu’il tomba dans les bras de d’Artagnan. Celui-ci releva
son soldat, et, tranquillement, avec toutes sortes de caresses, il
le descendit dans la tranchée, aux applaudissements enthousiastes
des régiments.

Dès lors, ce ne fut plus une ardeur, mais un délire; deux
compagnies se dérobèrent et coururent jusqu’aux avant-postes,
qu’elles eurent culbutés en un tour de main. Quand leurs
camarades, contenus à grand-peine par d’Artagnan, les virent logés
sur les bastions, ils s’élancèrent aussi, et bientôt un assaut
furieux fut donné à la contrescarpe, d’où dépendait le salut de la
place.

D’Artagnan vit qu’il ne lui restait qu’un moyen d’arrêter son
armée, c’était de la loger dans la place; il poussa tout le monde
sur deux brèches que les assiégés s’occupaient à réparer; le choc
fut terrible. Dix-huit compagnies y prirent part, et d’Artagnan se
porta avec le reste à une demi-portée de canon de la place, pour
soutenir l’assaut par échelons.

On entendait distinctement les cris des Hollandais poignardés sur
leurs pièces par les grenadiers de d’Artagnan; la lutte
grandissait de tout le désespoir du gouverneur, qui disputait pied
à pied sa position.

D’Artagnan, pour en finir et faire éteindre le feu qui ne cessait
point, envoya une nouvelle colonne, qui troua comme une vrille les
portes encore solides, et l’on aperçut bientôt sur les remparts,
dans le feu, la course effarée des assiégés poursuivis par les
assiégeants.

C’est à ce moment que le général, respirant et plein d’allégresse,
entendit, à ses côtés, une voix qui lui disait:

-- Monsieur, s’il vous plaît, de la part de M. Colbert.

Il rompit le cachet d’une lettre qui renfermait ces mots:

«Monsieur d’Artagnan, le roi me charge de vous faire savoir qu’il
vous a nommé maréchal de France en récompense de vos bons services
et de l’honneur que vous faites à ses armes.

«Le roi est charmé, monsieur, des prises que vous avez faites; il
vous commande, surtout, de finir le siège que vous avez commencé,
avec bonheur pour vous et succès pour lui.»

D’Artagnan était debout, le visage échauffé, l’oeil étincelant. Il
leva les yeux pour voir les progrès de ses troupes sur ces murs
tout enveloppés de tourbillons rouges et noirs.

-- J’ai fini, répondit-il au messager. La ville sera rendue dans
un quart d’heure.

Il continua sa lecture.

«Le coffret, monsieur d’Artagnan, est mon présent à moi. Vous ne
serez pas fâché de voir que, tandis que vous autres, guerriers,
vous tirez l’épée pour défendre le roi, j’anime les arts
pacifiques à vous orner des récompenses dignes de vous.

«Je me recommande à votre amitié, monsieur le maréchal, et vous
supplie de croire à toute la mienne.

«Colbert.»

D’Artagnan, ivre de joie, fit un signe au messager qui s’approcha,
son coffret dans les mains. Mais au moment où le maréchal allait
s’appliquer à le regarder, une forte explosion retentit sur les
remparts et appela son attention du côté de la ville.

-- C’est étrange, dit d’Artagnan, que je ne voie pas encore le
drapeau du roi sur les murs et qu’on n’entende pas battre la
chamade.

Il lança trois cents hommes frais, sous la conduite d’un officier
plein d’ardeur, et ordonna qu’on battît une autre brèche.

Puis, plus tranquille, il se retourna vers le coffret que lui
tendait l’envoyé de Colbert. C’était son bien; il l’avait gagné.

D’Artagnan allongeait le bras pour ouvrir ce coffret, quand un
boulet, parti de la ville, vint broyer le coffre entre les bras de
l’officier, frappa d’Artagnan en pleine poitrine, et le renversa
sur un talus de terre, tandis que le bâton fleurdelisé,
s’échappant des flancs mutilés de la boîte, venait en roulant se
placer sous la main défaillante du maréchal.

D’Artagnan essaya de se relever. On l’avait cru renversé sans
blessures. Un cri terrible partit du groupe de ses officiers
épouvantés: le maréchal était couvert de sang; la pâleur de la
mort montait lentement à son noble visage.

Appuyé sur les bras qui, de toutes parts, se tendaient pour le
recevoir, il put tourner une fois encore ses regards vers la
place, et distinguer le drapeau blanc à la crête du bastion
principal; ses oreilles, déjà sourdes aux bruits de la vie,
perçurent faiblement les roulements du tambour qui annonçaient la
victoire.

Alors serrant de sa main crispée le bâton brodé de fleurs de lis
d’or, il abaissa vers lui ses yeux qui n’avaient plus la force de
regarder au ciel, et il tomba en murmurant ces mots étranges, qui
parurent aux soldats surpris autant de mots cabalistiques, mots
qui avaient jadis représenté tant de choses sur la terre, et que
nul, excepté ce mourant, ne comprenait plus:

-- Athos, Porthos, au revoir. -- Aramis, à jamais, adieu!

Des quatre vaillants hommes dont nous avons raconté l’histoire, il
ne restait plus qu’un seul corps: Dieu avait repris les âmes.

FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le vicomte de Bragelonne, Tome IV." ***

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