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Title: Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. Author: Dumas père, Alexandre, 1802-1870 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le vicomte de Bragelonne, Tome IV." *** is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LE VICOMTE DEBRAGELONNE TOME IV (1848 -- 1850) Table des matières Chapitre CXCVII -- Roi et noblesse Chapitre CXCVIII -- Suite d'orage Chapitre CXCIX -- Heu! miser! Chapitre CC -- Blessures sur blessures Chapitre CCI -- Ce qu'avait deviné Raoul Chapitre CCII -- Trois convives étonnés de souper ensemble Chapitre CCIII -- Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille Chapitre CCIV -- Rivaux politiques Chapitre CCV -- Où Porthos est convaincu sans avoir compris Chapitre CCVI -- La société de M. de Baisemeaux Chapitre CCVII -- Prisonnier Chapitre CCVIII -- Comment Mouston avait engraissé sans en prévenir Porthos, et des désagréments qui en étaient résultés pour ce digne gentilhomme Chapitre CCIX -- Ce que c'était que messire Jean Percerin Chapitre CCX -- Les échantillons Chapitre CCXI -- Où Molière prit peut-être sa première idée du Bourgeois gentilhomme Chapitre CCXII -- La ruche, les abeilles et le miel Chapitre CCXIII -- Encore un souper à la Bastille Chapitre CCXIV -- Le général de l'ordre Chapitre CCXV -- Le tentateur Chapitre CCXVI -- Couronne et tiare Chapitre CCXVII -- Le château de Vaux-le-Vicomte Chapitre CCXVIII -- Le vin de Melun Chapitre CCXIX -- Nectar et ambroisie Chapitre CCXX -- À Gascon, Gascon et demi Chapitre CCXXI -- Colbert Chapitre CCXXII -- Jalousie Chapitre CCXXIII -- Lèse-majesté Chapitre CCXXIV -- Une nuit à la Bastille Chapitre CCXXV -- L'ombre de M. Fouquet Chapitre CCXXVI -- Le matin Chapitre CCXXVII -- L'ami du roi Chapitre CCXXVIII -- Comment la consigne était respectée à la Bastille Chapitre CCXXIX -- La reconnaissance du roi Chapitre CCXXX -- Le faux roi Chapitre CCXXXI -- Où Porthos croit courir après un duché Chapitre CCXXXII -- Les derniers adieux Chapitre CCXXXIII -- M. de Beaufort Chapitre CCXXXIV -- Préparatifs de départ Chapitre CCXXXV -- L'inventaire de Planchet Chapitre CCXXXVI -- L'inventaire de M. de Beaufort Chapitre CCXXXVII -- Le plat d'argent Chapitre CCXXXVIII -- Captif et geôliers Chapitre CCXXXIX -- Les promesses Chapitre CCXL -- Entre femmes Chapitre CCXLI -- La cène Chapitre CCXLII -- Dans le carrosse de M. Colbert Chapitre CCXLIII -- Les deux gabares Chapitre CCXLIV -- Conseils d'ami Chapitre CCXLV -- Comment le roi Louis XIV joua son petit rôle Chapitre CCXLVI -- Le cheval blanc et le cheval noir Chapitre CCXLVII -- Où l'écureuil tombe, où la couleuvre vole Chapitre CCXLVIII -- Belle-Île-en-Mer Chapitre CCXLIX -- Les explications d'Aramis Chapitre CCL -- Suite des idées du roi et des idées de M. d'Artagnan Chapitre CCLI -- Les aïeux de Porthos Chapitre CCLII -- Le fils de Biscarrat Chapitre CCLIII -- La grotte de Locmaria Chapitre CCLIV -- La grotte Chapitre CCLV -- Un chant d'Homère Chapitre CCLVI -- La mort d'un titan Chapitre CCLVII -- L'épitaphe de Porthos Chapitre CCLVIII -- La ronde de M. de Gesvres Chapitre CCLIX -- Le roi Louis XIV Chapitre CCLX -- Les amis de M. Fouquet Chapitre CCLXI -- Le testament de Porthos Chapitre CCLXII -- La vieillesse d'Athos Chapitre CCLXIII -- Vision d'Athos Chapitre CCLXIV -- L'ange de la mort Chapitre CCLXV -- Bulletin Chapitre CCLXVI -- Le dernier chant du poème Chapitre CCLXVII -- Épilogue Chapitre CCLXVIII -- La mort de M. d'Artagnan Chapitre CXCVII -- Roi et noblesse Louis se remit aussitôt pour faire un bon visage à M. de La Fère. Il prévoyait bien que le comte narrivait point par hasard. Il sentait vaguement limportance de cette visite; mais à un homme du ton dAthos, à un esprit aussi distingué, la première vue ne devait rien offrir de désagréable ou de mal ordonné. Quand le jeune roi fut assuré dêtre calme en apparence, il donna ordre aux huissiers dintroduire le comte. Quelques minutes après, Athos, en habit de cérémonie, revêtu des ordres que seul il avait le droit de porter à la Cour de France, Athos se présenta dun air si grave et si solennel, que le roi put juger, du premier coup, sil sétait ou non trompé dans ses pressentiments. Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une main sur laquelle Athos sinclina plein de respect. -- Monsieur le comte de La Fère, dit le roi rapidement, vous êtes si rare chez moi, que cest une très bonne fortune de vous y voir. Athos sinclina et répondit: -- Je voudrais avoir le bonheur dêtre toujours auprès de Votre Majesté. Cette réponse, faite sur ce ton, signifiait manifestement: «Je voudrais pouvoir être un des conseillers du roi pour lui épargner des fautes.» Le roi le sentit, et, décidé devant cet homme à conserver lavantage du calme avec lavantage du rang: -- Je vois que vous avez quelque chose à me dire, fit-il. -- Je ne me serais pas, sans cela, permis de me présenter chez Votre Majesté. -- Dites vite, monsieur, jai hâte de vous satisfaire. Le roi sassit. -- Je suis persuadé, répliqua Athos dun ton légèrement ému, que Votre Majesté me donnera toute satisfaction. -- Ah! dit le roi avec une certaine hauteur, cest une plainte que vous venez formuler ici? -- Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majesté... Mais, veuillez mexcuser, Sire, je vais reprendre lentretien à son début. -- Jattends. -- Le roi se souvient quà lépoque du départ de M. de Buckingham, jai eu lhonneur de lentretenir. -- À cette époque, à peu près... Oui, je me le rappelle; seulement, le sujet de lentretien... je lai oublié. Athos tressaillit. -- Jaurai lhonneur de le rappeler au roi, dit-il. Il sagissait dune demande que je venais adresser à Votre Majesté, touchant le mariage que voulait contracter M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière. -- Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, dit-il tout haut. -- À cette époque, poursuivit Athos, le roi fut si bon et si généreux envers moi et M. de Bragelonne, que pas un des mots prononcés par Sa Majesté ne mest sorti de la mémoire. -- Et?... fit le roi. -- Et le roi, à qui je demandais Mlle de La Vallière pour M. de Bragelonne, me refusa. -- Cest vrai, dit sèchement Louis. -- En alléguant, se hâta de dire Athos, que la fiancée navait pas détat dans le monde. Louis se contraignit pour écouter patiemment. -- Que... ajouta Athos, elle avait peu de fortune. Le roi senfonça dans son fauteuil. -- Peu de naissance. Nouvelle impatience du roi. -- Et peu de beauté, ajouta encore impitoyablement Athos. Ce dernier trait, enfoncé dans le coeur de lamant le fit bondir hors mesure. -- Monsieur, dit-il, voilà une bien bonne mémoire! -- Cest toujours ce qui marrive quand jai lhonneur si grand dun entretien avec le roi, repartit le comte sans se troubler. -- Enfin, jai dit tout cela, soit! -- Et jen ai beaucoup remercié Votre Majesté, Sire, parce que ces paroles témoignaient dun intérêt bien honorable pour M. de Bragelonne. -- Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant sur ces paroles, que vous aviez pour ce mariage une grande répugnance? -- Cest vrai, Sire. -- Et que vous faisiez la demande à contrecoeur? -- Oui, Votre Majesté. -- Enfin, je me rappelle aussi, car jai une mémoire presque aussi bonne que la vôtre, je me rappelle, dis-je, que vous avez dit ces paroles: «Je ne crois pas à lamour de Mlle de La Vallière pour M. de Bragelonne.» Est-ce vrai? Athos sentit le coup, il ne recula pas. -- Sire, dit-il, jen ai déjà demandé pardon à Votre Majesté, mais il est certaines choses dans cet entretien qui ne seront intelligibles quau dénouement. -- Voyons le dénouement, alors. -- Le voici. Votre Majesté avait dit quelle différait le mariage pour le bien de M. de Bragelonne. Le roi se tut. -- Aujourdhui, M. de Bragelonne est tellement malheureux, quil ne peut différer plus longtemps de demander une solution à Votre Majesté. Le roi pâlit. Athos le regarda fixement. -- Et que... demande-t-il... M. de Bragelonne? dit le roi avec hésitation. -- Absolument ce que je venais demander au roi dans la dernière entrevue: le consentement de Votre Majesté à son mariage. Le roi se tut. -- Les questions relatives aux obstacles sont aplanies pour nous, continua Athos. Mlle de La Vallière, sans fortune, sans naissance et sans beauté, nen est pas moins le seul beau parti du monde pour M. de Bragelonne, puisquil aime cette jeune fille. Le roi serra ses mains lune contre lautre. -- Le roi hésite? demanda le comte sans rien perdre de sa fermeté ni de sa politesse. -- Je nhésite pas... je refuse, répliqua le roi. Athos se recueillit un moment. -- Jai eu lhonneur, dit-il dune voix douce, de faire observer au roi que nul obstacle narrêtait les affections de M. de Bragelonne, et que sa détermination semblait invariable. -- Il y a ma volonté; cest un obstacle, je crois? -- Cest le plus sérieux de tous, riposta Athos. -- Ah! -- Maintenant, quil nous soit permis de demander humblement à Votre Majesté la raison de ce refus. -- La raison?... Une question? sécria le roi. -- Une demande, Sire. Le roi, sappuyant sur la table avec les deux poings: -- Vous avez perdu lusage de la Cour, monsieur de La Fère, dit-il dune voix concentrée. À la Cour, on ne questionne pas le roi. -- Cest vrai, Sire; mais, si lon ne questionne pas, on suppose. -- On suppose! que veut dire cela? -- Presque toujours la supposition du sujet implique la franchise du roi... -- Monsieur! -- Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrépidement Athos. -- Je crois que vous vous méprenez, dit le monarque entraîné malgré lui à la colère. -- Sire, je suis forcé de chercher ailleurs ce que je croyais trouver en Votre Majesté. Au lieu davoir une réponse de vous, je suis forcé de men faire une à moi-même. -- Monsieur le comte, dit-il, je vous ai donné tout le temps que javais de libre. -- Sire, répondit le comte, je nai pas eu le temps de dire au roi ce que jétais venu lui dire, et je vois si rarement le roi, que je dois saisir loccasion. -- Vous en étiez à des suppositions; vous allez passer aux offenses. -- Oh! Sire, offenser le roi, moi? Jamais! Jai toute ma vie soutenu que les rois sont au-dessus des autres hommes, non seulement par le rang et la puissance mais par la noblesse du coeur et la valeur de lesprit. Je ne me ferai jamais croire que mon roi, celui qui ma dit une parole, cachait avec cette parole une arrière-pensée. -- Quest-ce à dire? quelle arrière-pensée? -- Je mexplique, dit froidement Athos. Si, en refusant la main de Mlle de La Vallière à M. de Bragelonne, Votre Majesté avait un autre but que le bonheur et la fortune du vicomte... -- Vous voyez bien, monsieur, que vous moffensez. -- Si, en demandant un délai au vicomte, Votre Majesté avait voulu éloigner seulement le fiancé de Mlle de La Vallière... -- Monsieur! Monsieur! -- Cest que je lai ouï dire partout, Sire. Partout lon parle de lamour de Votre Majesté pour Mlle de La Vallière. Le roi déchira ses gants, que, par contenance, il mordillait depuis quelques minutes. -- Malheur! sécria-t-il, à ceux qui se mêlent de mes affaires! Jai pris un parti: je briserai tous les obstacles. -- Quels obstacles? dit Athos. Le roi sarrêta court, comme un cheval emporté à qui le mors brise le palais en se retournant dans sa bouche. -- Jaime Mlle de La Vallière, dit-il soudain avec autant de noblesse que demportement. -- Mais, interrompit Athos, cela nempêche pas Votre Majesté de marier M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière. Le sacrifice est digne dun roi; il est mérité par M. de Bragelonne, qui a déjà rendu des services et qui peut passer pour un brave homme. Ainsi donc, le roi, en renonçant à son amour, fait preuve à la fois de générosité, de reconnaissance et de bonne politique. -- Mlle de La Vallière, dit sourdement le roi, naime pas M. de Bragelonne. -- Le roi le sait? demanda Athos avec un regard profond. -- Je le sais. -- Depuis peu, alors; sans quoi, si le roi le savait lors de ma première demande, Sa Majesté eût pris la peine de me le dire. -- Depuis peu. Athos garda un moment le silence. -- Je ne comprends point alors, dit-il, que le roi ait envoyé M. de Bragelonne à Londres. Cet exil surprend à bon droit ceux qui aiment lhonneur du roi. -- Qui parle de lhonneur du roi, monsieur de La Fère? -- Lhonneur du roi, Sire, est fait de lhonneur de toute sa noblesse. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, cest-à- dire quand il lui prend un morceau de son honneur, cest à lui- même, au roi, que cette part dhonneur est dérobée. -- Monsieur de La Fère! -- Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne avant dêtre lamant de Mlle de La Vallière, ou depuis que vous êtes son amant? Le roi, irrité, surtout parce quil se sentait dominé, voulut congédier Athos par un geste. -- Sire, je vous dirai tout, répliqua le comte; je ne sortirai dici que satisfait par Votre Majesté ou par moi-même. Satisfait si vous mavez prouvé que vous avez raison; satisfait si je vous ai prouvé que vous avez tort. Oh! vous mécouterez, Sire. Je suis vieux, et je tiens à tout ce quil y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le royaume. Je suis un gentilhomme qui a versé son sang pour votre père et pour vous, sans jamais avoir rien demandé ni à vous ni à votre père. Je nai fait de tort à personne en ce monde, et jai obligé des rois! Vous mécouterez! Je viens vous demander compte de lhonneur dun de vos serviteurs que vous avez abusé par un mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que ces mots irritent Votre Majesté; mais les faits nous tuent, nous autres; je sais que vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma franchise; mais je sais, moi, quel châtiment je demanderai à Dieu de vous infliger, quand je lui raconterai votre parjure et le malheur de mon fils. Le roi se promenait à grands pas, la main sur la poitrine, la tête roidie, loeil flamboyant. -- Monsieur, sécria-t-il tout à coup, si jétais pour vous le roi, vous seriez déjà puni; mais je ne suis quun homme, et jai le droit daimer sur la terre ceux qui maiment, bonheur si rare! -- Vous navez pas plus ce droit comme homme que comme roi; ou, si vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prévenir M. de Bragelonne au lieu de lexiler. -- Je crois que je discute, en vérité! interrompit Louis XIV avec cette majesté que lui seul savait trouver à un point si remarquable dans le regard et dans la voix. -- Jespérais que vous me répondriez, dit le comte. -- Vous saurez tantôt ma réponse, monsieur. -- Vous savez ma pensée, répliqua M. de La Fère. -- Vous avez oublié que vous parliez au roi, monsieur; cest un crime! -- Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux hommes; cest un péché mortel, Sire! -- Sortez, maintenant! -- Pas avant de vous avoir dit: Fils de Louis XIII, vous commencez mal votre règne, car vous le commencez par le rapt et la déloyauté! Ma race et moi, nous sommes dégagés envers vous de toute cette affection et de tout ce respect que javais fait jurer à mon fils dans les caveaux de Saint-Denis, en présence des restes de vos nobles aïeux. Vous êtes devenu notre ennemi, Sire, et nous navons plus affaire désormais quà Dieu, notre seul maître. Prenez-y garde! -- Vous menacez? -- Oh! non, dit tristement Athos, et je nai pas plus de bravade que de peur dans lâme. Dieu, dont je vous parle, Sire, mentend parler; il sait que, pour lintégrité, pour lhonneur de votre couronne, je verserais encore à présent tout ce que mont laissé de sang vingt années de guerre civile et étrangère. Je puis donc vous assurer que je ne menace pas le roi plus que je ne menace lhomme; mais je vous dis, à vous: Vous perdez deux serviteurs pour avoir tué la foi dans le coeur du père et lamour dans le coeur du fils. Lun ne croit plus à la parole royale, lautre ne croit plus à la loyauté des hommes, ni à la pureté des femmes. Lun est mort au respect et lautre à lobéissance. Adieu! Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement les deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui étouffait de rage et de honte, il sortit du cabinet. Louis, abîmé sur sa table, passa quelques minutes à se remettre, et, se relevant soudain, il sonna violemment. -- Quon appelle M. dArtagnan! dit-il aux huissiers épouvantés. Chapitre CXCVIII -- Suite d'orage Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos sétait si bien à point trouvé chez le roi, lui dont ils navaient point entendu parler depuis un long temps. Notre prétention, comme romancier, étant surtout denchaîner les événements les uns aux autres avec une logique presque fatale, nous nous tenions prêt à répondre et nous répondons à cette question. Porthos, fidèle à son devoir darrangeur daffaires avait, en quittant le Palais-Royal, été rejoindre Raoul aux Minimes du bois de Vincennes, et lui avait raconté, dans ses moindres détails, son entretien avec M. de Saint-Aignan; puis il avait terminé en disant que le message du roi à son favori namènerait, probablement, quun retard momentané, et quen quittant le roi de Saint-Aignan sempresserait de se rendre à lappel que lui avait fait Raoul. Mais Raoul, moins crédule que son vieil ami, avait conclu, du récit de Porthos, que, si de Saint-Aignan allait chez le roi, de Saint-Aignan conterait tout au roi et que, si de Saint-Aignan contait tout au roi, le roi défendrait à de Saint-Aignan de se présenter sur le terrain. Il avait donc, en conséquence de cette réflexion, laissé Porthos garder la place, au cas, fort peu probable, où de Saint-Aignan viendrait, et encore avait-il bien engagé Porthos à ne pas rester sur le pré plus dune heure ou une heure et demie. Ce à quoi Porthos sétait formellement refusé, sinstallant, bien au contraire, aux Minimes, comme pour y prendre racine, faisant promettre à Raoul de revenir de chez son père chez lui, Raoul, afin que le laquais de Porthos sût où le trouver si M. de Saint-Aignan venait au rendez-vous. Bragelonne avait quitté Vincennes et sétait acheminé tout droit chez Athos, qui, depuis deux jours, était à Paris. Le comte était déjà prévenu par une lettre de dArtagnan. Raoul arrivait donc surabondamment chez son père, qui, après lui avoir tendu la main et lavoir embrassé, lui fit signe de sasseoir. -- Je sais que vous venez à moi comme on vient à un ami, vicomte, quand on pleure et quand on souffre; dites-moi quelle cause vous amène. Le jeune homme sinclina et commença son récit. Plus dune fois, dans le cours de ce récit, les larmes coupèrent sa voix et un sanglot étranglé dans sa gorge suspendit la narration. Cependant il acheva. Athos savait probablement déjà à quoi sen tenir, puisque nous avons dit que dArtagnan lui avait écrit; mais, tenant à garder jusquau bout ce calme et cette sérénité qui faisaient le côté presque surhumain de son caractère, il répondit: -- Raoul, je ne crois rien de ce que lon dit; je ne crois rien de ce que vous craignez, non pas que des personnes dignes de foi ne maient pas déjà entretenu de cette aventure, mais parce que, dans mon âme et dans ma conscience, je crois impossible que le roi ait outragé un gentilhomme. Je garantis donc le roi, et vais vous rapporter la preuve de ce que je dis. Raoul, flottant comme un homme ivre entre ce quil avait vu de ses propres yeux et cette imperturbable foi quil avait dans un homme qui navait jamais menti, sinclina et se contenta de répondre: -- Allez donc, monsieur le comte; jattendrai. Et il sassit, la tête cachée dans ses deux mains. Athos shabilla et partit. Chez le roi, il fit ce que nous venons de raconter à nos lecteurs, qui lont vu entrer chez Sa Majesté et qui lont vu en sortir. Quand il rentra chez lui, Raoul, pâle et morne navait pas quitté sa position désespérée. Cependant au bruit des portes qui souvraient, au bruit des pas de son père qui sapprochait de lui, le jeune homme releva la tête. Athos était pâle, découvert, grave; il remit son manteau et son chapeau au laquais, le congédia du geste et sassit près de Raoul. -- Eh bien! monsieur, demanda le jeune homme en hochant tristement la tête de haut en bas, êtes-vous bien convaincu, à présent? -- Je le suis, Raoul; le roi aime Mlle de La Vallière. -- Ainsi, il avoue? sécria Raoul. -- Absolument, dit Athos. -- Et elle? -- Je ne lai pas vue. -- Non; mais le roi vous en a parlé. Que dit-il delle? -- Il dit quelle laime. -- Oh! vous voyez! vous voyez, monsieur! Et le jeune homme fit un geste de désespoir. -- Raoul, reprit le comte, jai dit au roi, croyez-le bien, tout ce que vous eussiez pu lui dire vous-même, et je crois le lui avoir dit en termes convenables, mais fermes. -- Et que lui avez-vous dit, monsieur? -- Jai dit, Raoul, que tout était fini entre lui et nous, que vous ne seriez plus rien pour son service; jai dit que, moi-même, je demeurerais à lécart. Il ne me reste plus quà savoir une chose. -- Laquelle, monsieur? -- Si vous avez pris votre parti. -- Mon parti? À quel sujet? -- Touchant lamour et... -- Achevez, monsieur. -- Et touchant la vengeance; car jai peur que vous ne songiez à vous venger. -- Oh! monsieur, lamour... peut-être un jour, plus tard, réussirai-je à larracher de mon coeur. Jy compte, avec laide de Dieu et le secours de vos sages exhortations. La vengeance, je ny avais songé que sous lempire dune pensée mauvaise, car ce nétait point du vrai coupable que je pouvais me venger; jai donc déjà renoncé à la vengeance. -- Ainsi, vous ne songez plus à chercher une querelle à M. de Saint Aignan? -- Non, monsieur. Un défi a été fait; si M. de Saint-Aignan laccepte, je le soutiendrai; sil ne le relève pas, je le laisserai à terre. -- Et de La Vallière? -- Monsieur le comte na pas sérieusement cru que je songerais à me venger dune femme, répondit Raoul avec un sourire si triste, quil attira une larme aux bords des paupières de cet homme qui sétait tant de fois penché sur ses douleurs et sur les douleurs des autres. Il tendit sa main à Raoul, Raoul la saisit vivement. -- Ainsi, monsieur le comte, vous êtes bien assuré que le mal est sans remède? demanda le jeune homme. Athos secoua la tête à son tour. -- Pauvre enfant! murmura-t-il. -- Vous pensez que jespère encore, dit Raoul, et vous me plaignez. Oh! cest quil men coûte horriblement, voyez-vous, pour mépriser, comme je le dois, celle que jai tant aimée. Que nai-je quelque tort envers elle, je serais heureux et je lui pardonnerais. Athos regarda tristement son fils. Ces quelques mots que venait de prononcer Raoul semblaient être sortis de son propre coeur. En ce moment, le laquais annonça M. dArtagnan. Ce nom retentit, dune façon bien différente, aux oreilles dAthos et de Raoul. Le mousquetaire annoncé fit son entrée avec un vague sourire sur les lèvres. Raoul sarrêta; Athos marcha vers son ami avec une expression de visage qui néchappa point à Bragelonne. DArtagnan répondit à Athos par un simple clignement de loeil; puis, savançant vers Raoul et lui prenant la main: -- Eh bien! dit-il sadressant à la fois au père et au fils, nous consolons lenfant, à ce quil paraît? -- Et vous, toujours bon, dit Athos, vous venez maider à cette tâche difficile. Et, ce disant, Athos serra entre ses deux mains la main de dArtagnan. Raoul crut remarquer que cette pression avait un sens particulier à part celui des paroles. -- Oui, répondit le mousquetaire en se grattant la moustache de la main quAthos lui laissait libre, oui, je viens aussi... -- Soyez le bienvenu, monsieur le chevalier, non pour la consolation que vous apportez, mais pour vous-même. Je suis consolé. Et il essaya dun sourire plus triste quaucune des larmes que dArtagnan eût jamais vu répandre. -- À la bonne heure! fit dArtagnan. -- Seulement, continua Raoul, vous êtes arrivé comme M. le comte allait me donner les détails de son entrevue avec le roi. Vous permettez, nest-ce pas, que M. le comte continue? Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusquau fond du coeur du mousquetaire. -- Son entrevue avec le roi? fit dArtagnan dun ton si naturel, quil ny avait pas moyen de douter de son étonnement. Vous avez donc vu le roi, Athos? Athos sourit. -- Oui, dit-il, je lai vu. -- Ah! vraiment, vous ignoriez que le comte eût vu Sa Majesté? demanda Raoul à demi rassuré. -- Ma foi, oui! tout à fait. -- Alors, me voilà plus tranquille, dit Raoul. -- Tranquille, et sur quoi? demanda Athos. -- Monsieur, dit Raoul, pardonnez-moi; mais, connaissant lamitié que vous me faites lhonneur de me porter, je craignais que vous neussiez un peu vivement exprimé à Sa Majesté ma douleur et votre indignation, et qualors le roi... -- Et qualors le roi? répéta dArtagnan. Voyons, achevez, Raoul. -- Excusez-moi à votre tour, monsieur dArtagnan, dit Raoul. Un instant jai tremblé, je lavoue, que vous ne vinssiez pas ici comme M. dArtagnan, mais comme capitaine de mousquetaires. -- Vous êtes fou, mon pauvre Raoul, sécria dArtagnan avec un éclat de rire dans lequel un exact observateur eût peut-être désiré plus de franchise. -- Tant mieux! dit Raoul. -- Oui, fou, et savez-vous ce que je vous conseille? -- Dites, monsieur; venant de vous, lavis doit être bon. -- Eh bien! je vous conseille, après votre voyage, après votre visite chez M. de Guiche, après votre visite chez Madame, après votre visite chez Porthos, après votre voyage à Vincennes, je vous conseille de prendre quelque repos; couchez-vous, dormez douze heures, et, à votre réveil, fatiguez-moi un bon cheval. Et, lattirant à lui, il lembrassa comme il eût fait de son propre enfant. Athos en fit autant; seulement, il était visible que le baiser était plus tendre et la pression plus forte encore chez le père que chez lami. Le jeune homme regarda de nouveau ces deux hommes, en appliquant à les pénétrer toutes les forces de son intelligence. Mais son regard sémoussa sur la physionomie riante du mousquetaire et sur la figure calme et douce du comte de La Fère. -- Et où allez-vous, Raoul? demanda ce dernier, voyant que Bragelonne sapprêtait à sortir. -- Chez moi, monsieur, répondit celui-ci de sa voix douce et triste. -- Cest donc là quon vous trouvera, vicomte, si lon a quelque chose à vous dire? -- Oui, monsieur. Est-ce que vous prévoyez avoir quelque chose à me dire? -- Que sais-je! dit Athos. -- Oui, de nouvelles consolations, dit dArtagnan en poussant tout doucement Raoul vers la porte. Raoul, voyant cette sérénité dans chaque geste des deux amis, sortit de chez le comte, nemportant avec lui que lunique sentiment de sa douleur particulière. -- Dieu soit loué, dit-il, je puis donc ne plus penser quà moi. Et, senveloppant de son manteau, de manière à cacher aux passants son visage attristé, il sortit pour se rendre à son propre logement, comme il lavait promis à Porthos. Les deux amis avaient vu le jeune homme séloigner avec un sentiment pareil de commisération. Seulement, chacun deux lavait exprimé dune façon différente. -- Pauvre Raoul! avait dit Athos en laissant échapper un soupir. -- Pauvre Raoul! avait dit dArtagnan en haussant les épaules. Chapitre CXCIX -- Heu! miser! «Pauvre Raoul!» avait dit Athos. «Pauvre Raoul!» avait dit dArtagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul devait être un homme bien malheureux. Aussi, lorsquil se trouva seul en face de lui-même, laissant derrière lui lami intrépide et le père indulgent, lorsquil se rappela laveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait sa bien-aimée Louise de La Vallière, il sentit son coeur se briser, comme chacun de nous la senti se briser une fois à la première illusion détruite, au premier amour trahi. -- Oh! murmura-t-il, cen est donc fait! Plus rien dans la vie! Rien à attendre, rien à espérer! Guiche me la dit, mon père me la dit, M. dArtagnan me la dit. Tout est donc un rêve en ce monde! Cétait un rêve que cet avenir poursuivi depuis dix ans! Cette union de nos coeurs, cétait un rêve! Cette vie toute damour et de bonheur, cétait un rêve! Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis sattristent de mes peines et que mes ennemis rient de mes douleurs!... Ainsi, mon malheur va devenir une disgrâce éclatante, un scandale public. Ainsi, demain, je serai montré honteusement au doigt! Et, malgré le calme promis à son père et à dArtagnan, Raoul fit entendre quelques paroles de sourde menace. -- Et cependant, continua-t-il, si je mappelais de Wardes, et que jeusse à la fois la souplesse et la vigueur de M. dArtagnan, je rirais avec les lèvres, je convaincrais les femmes que cette perfide, honorée de mon amour, ne me laisse quun regret, celui davoir été abusé par ses semblants dhonnêteté; quelques railleurs flagorneraient le roi à mes dépens; je me mettrais à laffût sur le chemin des railleurs, jen châtierais quelques-uns. Les hommes me redouteraient et, au troisième que jaurais couché à mes pieds, je serais adoré par les femmes. Oui, voilà un parti à prendre, et le comte de La Fère lui-même ny répugnerait pas. Na-t-il pas été éprouvé, lui aussi, au milieu de sa jeunesse, comme je viens de lêtre? Na-t-il pas remplacé lamour par livresse? Il me la dit souvent. Pourquoi, moi, ne remplacerais-je pas lamour par le plaisir? Il avait souffert autant que je souffre, plus peut-être! Lhistoire dun homme est donc lhistoire de tous les hommes? une épreuve plus ou moins longue plus ou moins douloureuse? La voix de lhumanité tout entière nest quun long cri. Mais quimporte la douleur des autres à celui qui souffre? La plaie ouverte dans une autre poitrine adoucit-elle la plaie béante sur la nôtre? Le sang qui coule à côté de nous tarit-il notre sang? Cette angoisse universelle diminue-t-elle langoisse particulière? Non, chacun souffre pour soi, chacun lutte avec sa douleur, chacun pleure ses propres larmes. Et, dailleurs, qua été la vie pour moi jusquà présent? Une arène froide et stérile où jai combattu pour les autres toujours, pour moi jamais. Tantôt pour un roi, tantôt pour une femme. Le roi ma trahi, la femme ma dédaigné. Oh! malheureux!... Les femmes! Ne pourrais-je donc faire expier à toutes le crime de lune delles? Que faut-il pour cela?... Navoir plus de coeur, ou oublier quon en a un; être fort, même contre la faiblesse; appuyer toujours, même lorsque lon sent rompre. Que faut-il pour en arriver là? Être jeune, beau, fort, vaillant, riche. Je suis ou je serai tout cela. Mais lhonneur? Quest-ce que lhonneur? Une théorie que chacun comprend à sa façon. Mon père me disait: «Lhonneur, cest le respect de ce que lon doit aux autres, et surtout de ce quon se doit à soi-même.» Mais de Guiche, mais Manicamp, mais de Saint- Aignan surtout me diraient: «Lhonneur consiste à servir les passions et les plaisirs de son roi.» Cet honneur-là est facile et productif. Avec cet honneur-là, je puis garder mon poste à la Cour, devenir gentilhomme de la Chambre, avoir un beau et bon régiment à moi. Avec cet honneur-là, je puis être duc et pair. La tache que vient de mimprimer cette femme, cette douleur avec laquelle elle vient de briser mon coeur, à moi, Raoul, son ami denfance, ne touche en rien M. de Bragelonne, bon officier, brave capitaine qui se couvrira de gloire à la première rencontre, et qui deviendra cent fois plus que nest aujourdhui Mlle de La Vallière, la maîtresse du roi; car le roi népousera pas Mlle de La Vallière, et plus il la déclarera publiquement sa maîtresse, plus il épaissira le bandeau de honte quil lui jette au front en guise de couronne, et, à mesure quon la méprisera comme je la méprise, moi, je me glorifierai. Hélas! nous avions marché ensemble, elle et moi, pendant le premier, pendant le plus beau tiers de notre vie, nous tenant par la main le long du sentier charmant et plein de fleurs de la jeunesse, et voilà que nous arrivons à un carrefour où elle se sépare de moi, où nous allons suivre une route différente qui ira nous écartant toujours davantage lun de lautre; et, pour atteindre le bout de ce chemin, Seigneur, je suis seul, je suis désespéré, je suis anéanti! Ô malheureux!... Raoul en était là de ses réflexions sinistres, quand son pied se posa machinalement sur le seuil de sa maison. Il était arrivé là sans voir les rues par lesquelles il passait, sans savoir comment il était venu; il poussa la porte, continua davancer et gravit lescalier. Comme dans la plupart des maisons de cette époque, lescalier était sombre et les paliers étaient obscurs. Raoul logeait au premier étage; il sarrêta pour sonner. Olivain parut, lui prit des mains lépée et le manteau. Raoul ouvrit lui-même la porte qui, de lantichambre, donnait dans un petit salon assez richement meublé pour un salon de jeune homme, et tout garni de fleurs par Olivain, qui, connaissant les goûts de son maître, sétait empressé dy satisfaire, sans sinquiéter sil sapercevrait ou ne sapercevrait pas de cette attention. Il y avait dans le salon un portrait de La Vallière que La Vallière elle-même avait dessiné et avait donné à Raoul. Ce portrait, accroché au-dessus dune grande chaise longue recouverte de damas de couleur sombre, fut le premier point vers lequel Raoul se dirigea, le premier objet sur lequel il fixa les yeux. Au reste, Raoul cédait à son habitude; cétait, chaque fois quil rentrait chez lui, ce portrait qui, avant toute chose, attirait ses yeux. Cette fois, comme toujours, il alla donc droit au portrait, posa ses genoux sur la chaise longue, et sarrêta à le regarder tristement. Il avait les bras croisés sur la poitrine, la tête doucement levée, loeil calme et voilé, la bouche plissée par un sourire amer. Il regarda limage adorée; puis tout ce quil avait dit repassa dans son esprit, tout ce quil avait souffert assaillit son coeur, et, après un long silence: -- Ô malheureux dit-il pour la troisième fois. À peine avait-il prononcé ces deux mots, quun soupir et une plainte se firent entendre derrière lui. Il se retourna vivement, et, dans langle du salon, il aperçut, debout, courbée, voilée, une femme quen entrant il avait cachée derrière le déplacement de la porte, et que depuis il navait pas vue, ne sétant pas retourné. Il savança vers cette femme, dont personne ne lui avait annoncé la présence, saluant et sinformant à la fois, quand tout à coup la tête baissée se releva, le voile écarté laissa voir le visage, et une figure blanche et triste lui apparut. Raoul se recula, comme il eût fait devant un fantôme. -- Louise! sécria-t-il avec un accent si désespéré, quon neût pas cru que la voix humaine pût jeter un pareil cri sans que se brisassent toutes les fibres du coeur. -- Voulez-vous me faire la grâce de vous asseoir et de mécouter? dit Louise, linterrompant avec sa plus douce voix. Bragelonne la regarda un instant; puis, secouant tristement la tête, il sassit ou plutôt tomba sur une chaise. -- Parlez, dit-il. Elle jeta un regard à la dérobée autour delle. Ce regard était une prière et demandait bien mieux le secret quun instant auparavant ne lavaient fait ses paroles. Raoul se releva, et, allant à la porte quil ouvrit: -- Olivain, dit-il, je ny suis pour personne. Puis, se retournant vers La Vallière: -- Cest cela que vous désirez? dit-il. Rien ne peut rendre leffet que fit sur Louise cette parole qui signifiait: «Vous voyez que je vous comprends encore, moi.» Elle passa son mouchoir sur ses yeux pour éponger une larme rebelle; puis, sétant recueillie un instant: -- Raoul, dit-elle, ne détournez point de moi votre regard si bon et si franc; vous nêtes pas un de ces hommes qui méprisent une femme parce quelle a donné son coeur, dût cet amour faire leur malheur ou les blesser dans leur orgueil. Raoul ne répondit point. -- Hélas! continua La Vallière, ce nest que trop vrai; ma cause est mauvaise, et je ne sais par quelle phrase commencer. Tenez, je ferai mieux, je crois, de vous raconter tout simplement ce qui marrive. Comme je dirai la vérité, je trouverai toujours mon droit chemin, dans lobscurité, dans lhésitation, dans les obstacles que jai à braver, pour soulager mon coeur qui déborde et veut se répandre à vos pieds. Raoul continua de garder le silence. La Vallière le regardait dun air qui voulait dire: «Encouragez- moi! par pitié, un mot!» Mais Raoul se tut et la jeune fille dut continuer. Chapitre CC -- Blessures sur blessures Mlle de La Vallière, car cétait bien elle, fit un pas en avant. -- Oui, Louise, murmura-t-elle. Mais dans cet intervalle, si court quil fût, Raoul avait eu le temps de se remettre. -- Vous, mademoiselle? dit-il. Puis, avec un accent indéfinissable: -- Vous ici? ajouta-t-il. -- Oui, Raoul, répéta la jeune fille; oui, moi, qui vous attendais. -- Pardon; lorsque je suis rentré, jignorais... -- Oui, et javais recommandé à Olivain de vous laisser ignorer... Elle hésita; et, comme Raoul ne se pressait pas de lui répondre, il se fit un silence dun instant, silence pendant lequel on eût pu entendre le bruit de ces deux coeurs qui battaient, non plus à lunisson lun de lautre, mais aussi violemment lun que lautre. Cétait à Louise de parler. Elle fit un effort. -- Javais à vous parler, dit-elle; il fallait absolument que je vous visse... moi-même... seule... Je nai point reculé devant une démarche qui doit rester secrète; car personne, excepté vous, ne la comprendrait, monsieur de Bragelonne. -- En effet, mademoiselle, balbutia Raoul, tout effaré, tout haletant, et moi même, malgré la bonne opinion que vous avez de moi, javoue... -- Tout à lheure, dit-elle, M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi. Elle baissa les yeux. De son côté, Raoul détourna les siens pour ne rien voir. -- M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi, répéta- t-elle, et il ma dit que vous saviez tout. Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette blessure après tant dautres blessures; mais il lui fut impossible de rencontrer les yeux de Raoul. -- Il ma dit que vous aviez conçu contre moi une légitime colère. Cette fois, Raoul regarda la jeune fille, et un sourire dédaigneux retroussa ses lèvres. -- Oh! continua-t-elle, je vous en supplie, ne dites pas que vous avez ressenti contre moi autre chose que de la colère. Raoul, attendez que je vous aie tout dit, attendez que je vous aie parlé jusquà la fin. Le front de Raoul se rasséréna par la force de sa volonté; le pli de sa bouche seffaça. -- Et dabord, dit La Vallière, dabord, les mains jointes, le front courbé, je vous demande pardon comme au plus généreux, comme au plus noble des hommes. Si je vous ai laissé ignorer ce qui se passait en moi, jamais du moins je neusse consenti à vous tromper. Oh! je vous en supplie, Raoul, je vous le demande à genoux, répondez-moi, fût-ce une injure. Jaime mieux une injure de vos lèvres quun soupçon de votre coeur. -- Jadmire votre sublimité, mademoiselle, dit Raoul en faisant un effort sur lui-même pour rester calme. Laisser ignorer que lon trompe, cest loyal; mais tromper, il paraît que ce serait mal, et vous ne le feriez point. -- Monsieur, longtemps, jai cru que je vous aimais avant toute chose, et, tant que jai cru à mon amour pour vous, je vous ai dit que je vous aimais. À Blois, je vous aimais. Le roi passa à Blois; je crus que je vous aimais encore. Je leusse juré sur un autel; mais un jour est venu qui ma détrompée. -- Eh bien! ce jour-là, mademoiselle, voyant que je vous aimais toujours, moi, la loyauté devait vous ordonner de me dire que vous ne maimiez plus. -- Ce jour-là, Raoul, le jour où jai lu jusquau fond de mon coeur le jour où je me suis avoué à moi-même que vous ne remplissiez pas toute ma pensée, le jour où jai vu un autre avenir que celui dêtre votre amie, votre amante, votre épouse, ce jour-là, Raoul, hélas! vous nétiez plus près de moi. -- Vous saviez où jétais, mademoiselle; il fallait écrire. -- Raoul, je nai point osé. Raoul, jai été lâche. Que voulez- vous, Raoul! je vous connaissais si bien, je savais si bien que vous maimiez, que jai tremblé à la seule idée de la douleur que jallais vous faire; et cela est si vrai, Raoul, quen ce moment où je vous parle, courbée devant vous, le coeur serré, des soupirs plein la voix, des larmes plein les yeux, aussi vrai que je nai dautre défense que ma franchise, je nai pas non plus dautre douleur que celle que je lis dans vos yeux. Raoul essaya de sourire. -- Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous ne me ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous maimiez, vous; vous étiez sûr de maimer; vous ne vous trompiez pas vous-même, vous ne mentiez pas à votre propre coeur, tandis que moi, moi!... Et toute pâle, les bras tendus au-dessus de sa tête, elle se laissa tomber sur les genoux. -- Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous maimiez, et vous en aimiez un autre! -- Hélas! oui, sécria la pauvre enfant; hélas! oui, jen aime un autre; et cet autre... mon Dieu! laissez-moi dire, car cest ma seule excuse, Raoul; cet autre, je laime plus que je naime ma vie, plus que je naime Dieu. Pardonnez-moi ma faute ou punissez ma trahison, Raoul. Je suis venue ici, non pour me défendre, mais pour vous dire: Vous savez ce que cest quaimer? Eh bien, jaime! Jaime à donner ma vie, à donner mon âme à celui que jaime! Sil cesse de maimer jamais, je mourrai de douleur, à moins que Dieu ne me secoure, à moins que le Seigneur ne me prenne en miséricorde. Raoul, je suis ici pour subir votre volonté, quelle quelle soit; pour mourir si vous voulez que je meure. Tuez-moi donc, Raoul, si, dans votre coeur, vous croyez que je mérite la mort. -- Prenez-y garde, mademoiselle, dit Raoul, la femme qui demande la mort est celle qui ne peut plus donner que son sang à lamant trahi. -- Vous avez raison dit-elle. Raoul poussa un profond soupir. -- Et vous aimez sans pouvoir oublier? sécria Raoul. -- Jaime sans vouloir oublier, sans désir daimer jamais ailleurs, répondit La Vallière. -- Bien! fit Raoul. Vous mavez dit, en effet, tout ce que vous aviez à me dire, tout ce que je pouvais désirer savoir. Et maintenant, mademoiselle, cest moi qui vous demande pardon, cest moi qui ai failli être un obstacle dans votre vie, cest moi qui ai eu tort, cest moi qui, en me trompant, vous aidais à vous tromper. -- Oh! fit La Vallière, je ne vous demande pas tant, Raoul. -- Tout cela est ma faute, mademoiselle, continua Raoul; plus instruit que vous dans les difficultés de la vie, cétait à moi de vous éclairer; je devais ne pas me reposer sur lincertain, je devais faire parler votre coeur, tandis que jai fait à peine parler votre bouche. Je vous le répète, mademoiselle, je vous demande pardon. -- Cest impossible, cest impossible! sécria-t-elle. Vous me raillez! -- Comment, impossible? -- Oui, il est impossible dêtre bon, dêtre excellent, dêtre parfait à ce point. -- Prenez garde! dit Raoul avec un sourire amer; car tout à lheure vous allez peut-être dire que je ne vous aimais pas. -- Oh! vous maimez comme un tendre frère; laissez-moi espérer cela, Raoul. -- Comme un tendre frère? Détrompez-vous, Louise. Je vous aimais comme un amant, comme un époux, comme le plus tendre des hommes qui vous aiment. -- Raoul! Raoul! -- Comme un frère? Oh! Louise, je vous aimais à donner pour vous tout mon sang goutte à goutte, toute ma chair lambeau par lambeau, toute mon éternité heure par heure. -- Raoul, Raoul, par pitié! -- Je vous aimais tant, Louise, que mon coeur est mort, que ma foi chancelle, que mes yeux séteignent; je vous aimais tant, que je ne vois plus rien, ni sur la terre, ni dans le ciel. -- Raoul, Raoul, mon ami, je vous en conjure, épargnez-moi! sécria La Vallière. Oh! si javais su!... -- Il est trop tard, Louise; vous aimez, vous êtes heureuse; je lis votre joie à travers vos larmes; derrière les larmes que verse votre loyauté, je sens les soupirs quexhale votre amour. Louise, Louise, vous avez fait de moi le dernier des hommes: retirez-vous, je vous en conjure. Adieu! adieu! -- Pardonnez-moi, je vous en supplie! -- Eh! nai-je pas fait plus? Ne vous ai-je pas dit que je vous aimais toujours? Elle cacha son visage entre ses mains. -- Et vous dire cela, comprenez-vous, Louise? vous le dire dans un pareil moment, vous le dire comme je vous le dis, cest vous dire ma sentence de mort. Adieu! La Vallière voulut tendre ses mains vers lui. -- Nous ne devons plus nous voir dans ce monde, dit-il. Elle voulut sécrier: il lui ferma la bouche avec la main. Elle baisa cette main et sévanouit. -- Olivain, dit Raoul, prenez cette jeune dame et la portez dans sa chaise, qui attend à la porte. Olivain la souleva. Raoul fit un mouvement pour se précipiter vers La Vallière, pour lui donner le premier et le dernier baiser; puis, sarrêtant tout à coup: -- Non, dit-il, ce bien nest pas à moi. Je ne suis pas le roi de France, pour voler! Et il rentra dans sa chambre, tandis que le laquais emportait La Vallière toujours évanouie. Chapitre CCI -- Ce qu'avait deviné Raoul Raoul parti, les deux exclamations qui lavaient suivi exhalées, Athos et dArtagnan se retrouvèrent seuls, en face lun de lautre. Athos reprit aussitôt lair empressé quil avait à larrivée de dArtagnan. -- Eh bien! dit-il, cher ami, que veniez-vous mannoncer? -- Moi? demanda dArtagnan. -- Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause? Athos sourit. -- Dame! fit dArtagnan. -- Je vais vous mettre à votre aise, cher ami. Le roi est furieux, nest-ce pas? -- Mais je dois vous avouer quil nest pas content. -- Et vous venez?... -- De sa part, oui. -- Pour marrêter, alors? -- Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami. -- Je my attendais. Allons! -- Oh! oh! que diable! fit dArtagnan, comme vous êtes pressé, vous! -- Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos. -- Jai le temps. Nêtes-vous pas curieux, dailleurs, de savoir comment les choses se sont passées entre moi et le roi? -- Sil vous plaît de me le raconter, cher ami, jécouterai cela avec plaisir. Et il montra à dArtagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci sétendit en prenant ses aises. -- Jy tiens, voyez-vous, continua dArtagnan, attendu que la conversation est assez curieuse. -- Jécoute. -- Eh bien! dabord, le roi ma fait appeler. -- Après mon départ? -- Vous descendiez les dernières marches de lescalier, à ce que mont dit les mousquetaires. Je suis arrivé. Mon ami, il nétait pas rouge, il était violet. Jignorais encore ce qui sétait passé. Seulement, à terre, sur le parquet, je voyais une épée brisée en deux morceaux. -- Capitaine dArtagnan! sécria le roi en mapercevant. -- Sire, répondis-je. -- Je quitte M. de La Fère, qui est un insolent! -- Un insolent? mécriai-je avec un tel accent, que le roi sarrêta court. -- Capitaine dArtagnan, reprit le roi les dents serrées, vous allez mécouter et mobéir. -- Cest mon devoir, Sire. -- Jai voulu épargner à ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons souvenirs, laffront de ne pas le faire arrêter chez moi. -- Ah! ah! dis-je tranquillement. -- Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse... Je fis un mouvement. -- Sil vous répugne de larrêter vous-même, continua le roi, envoyez-moi mon capitaine des gardes. -- Sire, répliquai-je, il nest pas besoin du capitaine des gardes puisque je suis de service. -- Je ne voudrais pas vous déplaire, dit le roi avec bonté; car vous mavez toujours bien servi, monsieur dArtagnan. -- Vous ne me déplaisez pas, Sire, répondis-je. Je suis de service, voilà tout. -- Mais, dit le roi avec étonnement, il me semble que le comte est votre ami? -- Il serait mon père, Sire, que je nen serais pas moins de service. Le roi me regarda; il vit mon visage impassible et parut satisfait. -- Vous arrêterez donc M. le comte de La Fère? demanda-t-il. -- Sans doute, Sire, si vous men donnez lordre. -- Eh bien! lordre, je vous le donne. Je minclinai. -- Où est le comte, Sire? -- Vous le chercherez. -- Et je larrêterai en quelque lieu quil soit, alors? -- Oui... cependant, tâchez quil soit chez lui. Sil retournait dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route. Je saluai; et, comme je restais en place: -- Eh bien? demanda le roi. -- Jattends, Sire? -- Quattendez-vous? -- Lordre signé. Le roi parut contrarié. En effet, cétait un nouveau coup dautorité à faire, cétait réparer lacte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a. Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur puis il écrivit: «Ordre à M. le chevalier dArtagnan, capitaine-lieutenant de mes mousquetaires, darrêter M. le comte de La Fère partout où on le trouvera.» Puis il se tourna de mon côté. Jattendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillité, car il signa vivement; puis, me remettant lordre: -- Allez! sécria-t-il. Jobéis, et me voici. Athos serra la main de son ami. -- Marchons, dit-il. -- Oh! fit dArtagnan, vous avez bien quelques petites affaires à arranger avant de quitter comme cela votre logement? -- Moi? Pas du tout. -- Comment!... -- Mon Dieu, non. Vous le savez, dArtagnan, jai toujours été simple voyageur sur la terre, prêt à aller au bout du monde à lordre de mon roi, prêt à quitter ce monde pour lautre à lordre de mon Dieu. Que faut-il à lhomme prévenu? Un portemanteau ou un cercueil. Je suis prêt aujourdhui comme toujours, cher ami. Emmenez-moi donc. -- Mais Bragelonne?... -- Je lai élevé dans les principes que je métais faits à moi- même, et vous voyez quen vous apercevant il a deviné à linstant même la cause qui vous amenait. Nous lavons dépisté un moment; mais, soyez tranquille, il sattend assez à ma disgrâce pour ne pas seffrayer outre mesure. Marchons. -- Marchons, dit tranquillement dArtagnan. -- Mon ami, dit le comte, comme jai brisé mon épée chez le roi, et que jen ai jeté les morceaux à ses pieds, je crois que cela me dispense de vous la remettre. -- Vous avez raison; et, dailleurs, que diable voulez-vous que je fasse de votre épée? -- Marche-t-on devant vous ou derrière vous? -- On marche à mon bras, répliqua dArtagnan. Et il prit le bras du comte de La Fère pour descendre lescalier. Ils arrivèrent ainsi au palier. Grimaud, quils avaient rencontré dans lantichambre, regardait cette sortie dun air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne pas se douter quil y eût quelque chose de caché là-dessous. -- Ah! cest toi, mon bon Grimaud? dit Athos. Nous allons... -- Faire un tour dans mon carrosse, interrompit dArtagnan avec un mouvement amical de la tête. Grimaud remercia dArtagnan par une grimace qui avait visiblement lintention dêtre un sourire, et il accompagna les deux amis jusquà la portière. Athos monta le premier; dArtagnan le suivit sans avoir rien dit au cocher. Ce départ, tout simple et sans autre démonstration, ne fit aucune sensation dans le voisinage. Lorsque le carrosse eut atteint les quais: -- Vous me menez à la Bastille, à ce que je vois? dit Athos. -- Moi? dit dArtagnan. Je vous mène où vous voulez aller, pas ailleurs. -- Comment cela? fit le comte surpris. -- Pardieu! dit dArtagnan, vous comprenez bien, mon cher comte, que je ne me suis chargé de la commission que pour que vous en fassiez à votre fantaisie. Vous ne vous attendez pas à ce que je vous fasse écrouer comme cela brutalement, sans réflexion. Si je navais pas prévu cela, jeusse laissé faire M. le capitaine des gardes. -- Ainsi?... demanda Athos. -- Ainsi, je vous le répète, nous allons où vous voulez. -- Cher ami, dit Athos en embrassant dArtagnan, je vous reconnais bien là. -- Dame! il me semble que cest tout simple. Le cocher va vous mener à la barrière du Cours-la-Reine; vous y trouverez un cheval que jai ordonné de tenir tout prêt, avec ce cheval, vous ferez trois postes tout dune traite, et, moi, jaurai soin de ne rentrer chez le roi, pour lui dire que vous êtes parti, quau moment où il sera impossible de vous joindre. Pendant ce temps, vous aurez gagné Le Havre, et, du Havre, lAngleterre, où vous trouverez la jolie maison que ma donnée mon ami M. Monck, sans parler de lhospitalité que le roi Charles ne manquera pas de vous offrir... Eh bien! que dites-vous de ce projet? -- Menez-moi à la Bastille, dit Athos en souriant. -- Mauvaise tête! dit dArtagnan; réfléchissez donc. -- Quoi? -- Que vous navez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vous parle daprès moi. Une prison est mortelle aux gens de notre âge. Non, non, je ne souffrirai pas que vous languissiez en prison. Rien que dy penser, la tête men tourne! -- Ami, répondit Athos, Dieu ma fait, par bonheur, aussi fort de corps que desprit Croyez-moi, je serai fort jusquà mon dernier soupir. -- Mais ce nest pas de la force, mon cher, cest de la folie. -- Non, dArtagnan, cest une raison suprême. Ne croyez pas que je discute le moins du monde avec vous cette question de savoir si vous vous perdriez en me sauvant. Jeusse fait ce que vous faites, si la fuite eût été dans mes convenances. Jeusse donc accepté de vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous eussiez accepté de moi. Non! je vous connais trop pour effleurer seulement ce sujet. -- Ah! si vous me laissiez faire, dit dArtagnan, comme jenverrais le roi courir après vous! -- Il est le roi, cher ami. -- Oh! cela mest bien égal; et, tout roi quil est, je lui répondrais parfaitement: «Sire, emprisonnez, exilez, tuez tout en France et en Europe; ordonnez-moi darrêter et de poignarder qui vous voudrez, fût-ce Monsieur, votre frère; mais ne touchez jamais à un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordioux!...» -- Cher ami, répondit Athos avec calme, je voudrais vous persuader dune chose, cest que je désire être arrêté, cest que je tiens à une arrestation par dessus tout. DArtagnan fit un mouvement dépaules. -- Que voulez-vous! continua Athos, cest ainsi: vous me laisseriez aller, que je reviendrais de moi-même me constituer prisonnier. Je veux prouver à ce jeune homme que léclat de sa couronne étourdit, je veux lui prouver quil nest le premier des hommes quà la condition den être le plus généreux et le plus sage. Il me punit, il memprisonne, il me torture, soit! Il abuse, et je veux lui faire savoir ce que cest quun remords, en attendant que Dieu lui apprenne ce que cest quun châtiment. -- Mon ami, répondit dArtagnan, je sais trop que, lorsque vous avez dit non, cest non. Je ninsiste plus; vous voulez aller à la Bastille? -- Je le veux. -- Allons-y!... À la Bastille! continua dArtagnan en sadressant au cocher. Et, se rejetant dans le carrosse, il mâcha sa moustache avec un acharnement qui, pour Athos, signifiait une résolution prise ou en train de naître. Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais pas plus vite, pas plus lentement. Athos reprit la main du mousquetaire. -- Vous nêtes point fâché contre moi, dArtagnan? dit-il. -- Moi? Eh! pardieu! non. Ce que vous faites par héroïsme, vous, je leusse fait, moi, par entêtement. -- Mais vous êtes bien davis que Dieu me vengera, nest-ce pas, dArtagnan? -- Et je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu, dit le capitaine. Chapitre CCII -- Trois convives étonnés de souper ensemble Le carrosse était arrivé devant la première porte de la Bastille. Un factionnaire larrêta, et dArtagnan neut quun mot à dire pour que la consigne fût levée. Le carrosse entra donc. Tandis que lon suivait le grand chemin couvert qui conduisait à la cour du Gouvernement, dArtagnan dont loeil de lynx voyait tout, même à travers les murs, sécria tout à coup: -- Eh! quest-ce que je vois? -- Bon! dit tranquillement Athos, qui voyez-vous, mon ami? -- Regardez donc là-bas! -- Dans la cour? -- Oui; vite, dépêchez-vous. -- Eh bien! un carrosse. -- Bien! -- Quelque pauvre prisonnier comme moi quon amène. -- Ce serait trop drôle! -- Je ne vous comprends pas. -- Dépêchez-vous de regarder encore pour voir celui qui va sortir de ce carrosse. Justement un second factionnaire venait darrêter dArtagnan. Les formalités saccomplissaient. Athos pouvait voir à cent pas lhomme que son ami lui avait signalé. Cet homme descendit, en effet, de carrosse à la porte même du Gouvernement. -- Eh bien! demanda dArtagnan, vous le voyez? -- Oui; cest un homme en habit gris. -- Quen dites-vous? -- Je ne sais trop; cest, comme je vous le dis, un homme en habit gris qui descend de carrosse: voilà tout. -- Athos, je gagerais que cest lui. -- Qui lui? -- Aramis. -- Aramis arrêté? Impossible! -- Je ne vous dis pas quil est arrêté, puisque nous le voyons seul dans son carrosse. -- Alors, que fait-il ici? -- Oh! il connaît Baisemeaux, le gouverneur, répliqua le mousquetaire dun ton sournois. Ma foi! nous arrivons à temps! -- Pour quoi faire? -- Pour voir. -- Je regrette fort cette rencontre; Aramis, en me voyant, va prendre de lennui, dabord de me voir, ensuite dêtre vu. -- Bien raisonné. -- Malheureusement, il ny a pas de remède quand on rencontre quelquun dans la Bastille; voulût-on reculer pour léviter, cest impossible. -- Je vous dis, Athos, que jai mon idée; il sagit dépargner à Aramis lennui dont vous parliez. -- Comment faire? -- Comme je vous dirai, ou, pour mieux mexpliquer, laissez-moi conter la chose à ma façon; je ne vous recommanderai pas de mentir, cela vous serait impossible. -- Eh bien! alors? -- Eh bien! je mentirai pour deux; cest si facile avec la nature et lhabitude du Gascon! Athos sourit. Le carrosse sarrêta où sétait arrêté celui que nous venons de signaler, sur le seuil du Gouvernement même. -- Cest entendu? fit dArtagnan bas à son ami. Athos consentit par un geste. Ils montèrent lescalier. Si lon sétonne de la facilité avec laquelle ils étaient entrés dans la Bastille, on se souviendra quen entrant, cest-à-dire au plus difficile, dArtagnan avait annoncé quil amenait un prisonnier dÉtat. À la troisième porte, au contraire, cest-à-dire une fois bien entré, il dit seulement au factionnaire: -- Chez M. de Baisemeaux. Et tous deux passèrent. Ils furent bientôt dans la salle à manger du gouverneur, où le premier visage qui frappa les yeux de dArtagnan fut celui dAramis, qui était assis côte à côte avec Baisemeaux, et attendait larrivée dun bon repas, dont lodeur fumait par tout lappartement. Si dArtagnan joua la surprise, Aramis ne la joua pas; il tressaillit en voyant ses deux amis, et son émotion fut visible. Cependant Athos et dArtagnan faisaient leurs compliments, et Baisemeaux, étonné, abasourdi de la présence de ces trois hôtes, commençait mille évolutions autour deux. -- Ah çà! dit Aramis, par quel hasard?... -- Nous vous le demandons, riposta dArtagnan. -- Est-ce que nous nous constituons tous prisonniers? sécria Aramis avec laffectation de lhilarité. -- Eh! eh! fit dArtagnan, il est vrai que les murs sentent la prison en diable. Monsieur de Baisemeaux, vous savez que vous mavez invité à dîner lautre jour? -- Moi? sécria Baisemeaux? -- Ah çà! mais on dirait que vous tombez des nues. Vous ne vous souvenez pas? Baisemeaux pâlit, rougit, regarda Aramis qui le regardait, et finit par balbutier: -- Certes... je suis ravi... mais... sur lhonneur... je ne... Ah! misérable mémoire! -- Eh! mais jai tort, dit dArtagnan comme un homme fâché. -- Tort, de quoi? -- Tort de me souvenir, à ce quil paraît. Baisemeaux se précipita vers lui. -- Ne vous formalisez pas, cher capitaine, dit-il; je suis la plus pauvre tête du royaume. Sortez-moi de mes pigeons et de leur colombier, je ne vaux pas un soldat de six semaines. -- Enfin, maintenant, vous vous souvenez, dit dArtagnan avec aplomb. -- Oui, oui, répliqua le gouverneur hésitant, je me souviens. -- Cétait chez le roi; vous me disiez je ne sais quelles histoires sur vos comptes avec MM. Louvières et Tremblay. -- Ah! oui, parfaitement! -- Et sur les bontés de M. dHerblay pour vous. -- Ah! sécria Aramis en regardant au blanc des yeux le malheureux gouverneur, vous disiez que vous naviez pas de mémoire, monsieur Baisemeaux! Celui-ci interrompit court le mousquetaire. -- Comment donc! cest cela; vous avez raison. Il me semble que jy suis encore. Mille millions de pardons! Mais, notez bien ceci, cher monsieur dArtagnan, à cette heure comme aux autres, prié ou non prié, vous êtes le maître chez moi, vous et monsieur dHerblay, votre ami, dit-il en se tournant vers Aramis, et Monsieur, ajouta-t-il en saluant Athos. -- Jai bien pensé à tout cela, répondit dArtagnan. Voici pourquoi je venais: nayant rien à faire ce soir au Palais-Royal, je voulais tâter de votre ordinaire, quand, sur la route, je rencontrai M. le comte. Athos salua. -- M. le comte, qui quittait Sa Majesté, me remit un ordre qui exige prompte exécution. Nous étions près dici; jai voulu poursuivre, ne fût-ce que pour vous serrer la main et vous présenter Monsieur, dont vous me parlâtes si avantageusement chez le roi, ce même soir où... -- Très bien! très bien! M. le comte de La Fère, nest-ce pas? -- Justement. -- M. le comte est le bienvenu. -- Et il dînera avec vous deux, nest-ce pas? tandis que moi, pauvre limier, je vais courir pour mon service. Heureux mortels que vous êtes, vous autres! ajouta-t-il en soupirant comme Porthos leût pu faire. -- Ainsi, vous partez? dirent Aramis et Baisemeaux unis dans un même sentiment de surprise joyeuse. La nuance fut saisie par dArtagnan. -- Je vous laisse à ma place, dit-il, un noble et bon convive. Et il frappa doucement sur lépaule dAthos, qui, lui aussi, sétonnait et ne pouvait sempêcher de le témoigner un peu; nuance qui fut saisie par Aramis seul, M. de Baisemeaux nétant pas de la force des trois amis. -- Quoi! nous vous perdons? reprit le bon gouverneur. -- Je vous demande une heure ou une heure et demie. Je reviendrai pour le dessert. -- Oh! nous vous attendrons, dit Baisemeaux. -- Ce serait me désobliger. -- Vous reviendriez? dit Athos dun air de doute. -- Assurément, dit-il en lui serrant la main confidentiellement. Et il ajouta plus bas: -- Attendez-moi, Athos; soyez gai, et surtout ne parlez pas affaires, pour lamour de Dieu! Une nouvelle pression de main confirma le comte dans lobligation de se tenir discret et impénétrable. Baisemeaux reconduisit dArtagnan jusquà la porte. Aramis, avec force caresses, sempara dAthos, résolu de le faire parler; mais Athos avait toutes les vertus au suprême degré. Quand la nécessité lexigeait, il eût été le premier orateur du monde, au besoin; il fût mort avant de dire une syllabe, dans loccasion. Ces trois messieurs se placèrent donc, dix minutes après le départ de dArtagnan, devant une bonne table meublée avec le luxe gastronomique le plus substantiel. Les grosses pièces, les conserves, les vins les plus variés, apparurent successivement sur cette table servie aux dépens du roi, et sur la dépense de laquelle M. Colbert eût trouvé facilement à séconomiser deux tiers, sans faire maigrir personne à la Bastille. Baisemeaux fut le seul qui mangeât et qui bût résolument. Aramis ne refusa rien et effleura tout; Athos après le potage et les trois hors-doeuvre, ne toucha plus à rien. La conversation fut ce quelle devait être entre trois hommes si opposés dhumeur et de projets. Aramis ne cessa de se demander par quelle singulière rencontre Athos se trouvait chez Baisemeaux lorsque dArtagnan ny était plus, et pourquoi dArtagnan ne sy trouvait plus quand Athos y était resté. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit dAramis, qui vivait de subterfuges et dintrigues, il regarda bien son homme et le flaira occupé de quelque projet important. Puis il se concentra, lui aussi, dans ses propres intérêts, en se demandant pourquoi dArtagnan avait quitté la Bastille si étrangement vite, en laissant là un prisonnier si mal introduit et si mal écroué. Mais ce nest pas sur ces personnages que nous arrêterons notre examen. Nous les abandonnons à eux-mêmes, devant les débris des chapons, des perdrix et des poissons mutilés par le couteau généreux de Baisemeaux. Celui que nous poursuivrons, cest dArtagnan, qui, remontant dans le carrosse qui lavait amené, cria au cocher, à loreille: -- Chez le roi, et brûlons le pavé! Chapitre CCIII -- Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille M. de Saint-Aignan avait fait sa commission auprès de La Vallière, ainsi quon la vu dans un des précédents chapitres; mais, quelle que fût son éloquence, il ne persuada point à la jeune fille quelle eût un protecteur assez considérable dans le roi, et quelle navait besoin de personne au monde quand le roi était pour elle. En effet, au premier mot que le confident prononça de la découverte du fameux secret, Louise, éplorée, jeta les hauts cris et sabandonna tout entière à une douleur que le roi neut pas trouvée obligeante, si, dun coin de lappartement, il eût pu en être le témoin. De Saint-Aignan, ambassadeur, sen formalisa comme aurait pu faire son maître, et revint chez le roi annoncer ce quil avait vu et entendu. Cest là que nous le retrouvons, fort agité, en présence de Louis, plus agité encore. -- Mais, dit le roi à son courtisan, lorsque celui-ci eut achevé sa narration, qua-t-elle conclu? La verrai-je au moins tout à lheure avant le souper? Viendra-t-elle, ou faudra-t-il que je passe chez elle? -- Je crois, Sire, que, si Votre Majesté désire la voir, il faudra que le roi fasse non seulement les premiers pas, mais tout le chemin. -- Rien pour moi! Ce Bragelonne lui tient donc bien au coeur? murmura Louis XIV entre ses dents. -- Oh! Sire, cela nest pas possible, car cest vous que Mlle de La Vallière aime, et cela de tout son coeur. Mais, vous savez, M. de Bragelonne appartient à cette race sévère qui joue les héros romains. Le roi sourit faiblement. Il savait à quoi sen tenir. Athos le quittait. -- Quant à Mlle de La Vallière, continua de Saint-Aignan, elle a été élevée chez Madame douairière, cest-à-dire dans la retraite et laustérité. Ces deux fiancés-là se sont froidement fait de petits serments devant la lune et les étoiles, et, voyez-vous, Sire, aujourdhui, pour rompre cela cest le diable! De Saint-Aignan croyait faire rire encore le roi; mais bien au contraire, du simple sourire Louis passa au sérieux complet. Il ressentait déjà ce que le comte avait promis à dArtagnan de lui donner: des remords. Il songeait quen effet ces deux jeunes gens sétaient aimés et juré alliance; que lun des deux avait tenu parole, et que lautre était trop probe pour ne pas gémir de sêtre parjuré. Et, avec le remords, la jalousie aiguillonnait vivement le coeur du roi. Il ne prononça plus une parole, et, au lieu daller chez sa mère, ou chez la reine, ou chez Madame pour ségayer un peu et faire rire les dames, ainsi quil le disait lui-même, il se plongea dans le vaste fauteuil où Louis XIII, son auguste père, sétait tant ennuyé avec Baradas et Cinq-Mars pendant tant de jours et dannées. De Saint-Aignan comprit que le roi nétait pas amusable en ce moment-là. Il hasarda la dernière ressource et prononça le nom de Louise. Le roi leva la tête. -- Que fera Votre Majesté ce soir? Faut-il prévenir Mlle de La Vallière? -- Dame! il me semble quelle est prévenue, répondit le roi. -- Se promènera-t-on? -- On sort de se promener, répliqua le roi. -- Eh bien! Sire? -- Eh bien! rêvons, de Saint-Aignan, rêvons chacun de notre côté; quand Mlle de La Vallière aura bien regretté ce quelle regrette le remords faisait son oeuvre, eh bien! alors, daignera-t-elle nous donner de ses nouvelles! -- Ah! Sire, pouvez-vous ainsi méconnaître ce coeur dévoué? Le roi se leva rouge de dépit; la jalousie mordait à son tour. De Saint-Aignan commençait à trouver la position difficile, quand la portière se leva. Le roi fit un brusque mouvement; sa première idée fut quil lui arrivait un billet de La Vallière; mais, à la place dun messager damour, il ne vit que son capitaine des mousquetaires debout et muet dans lembrasure. -- Monsieur dArtagnan! fit-il. Ah!... Eh bien? DArtagnan regarda de Saint-Aignan. Les yeux du roi prirent la même direction que ceux de son capitaine. Ces regards eussent été clairs pour tout le monde; à bien plus forte raison le furent-ils pour de Saint-Aignan. Le courtisan salua et sortit. Le roi et dArtagnan se trouvèrent seuls. -- Est-ce fait? demanda le roi. -- Oui, Sire, répondit le capitaine des mousquetaires dune voix grave, cest fait. Le roi ne trouva plus un mot à dire. Cependant lorgueil lui commandait de nen pas rester là. Quand un roi a pris une décision, même injuste, il faut quil prouve à tous ceux qui la lui ont vu prendre, et surtout il faut quil se prouve à lui-même quil avait raison en la prenant. Il y a un moyen pour cela, un moyen presque infaillible, cest de chercher des torts à la victime. Louis, élevé par Mazarin et Anne dAutriche, savait, mieux quaucun prince ne le sut jamais, son métier de roi. Aussi essaya- t-il de le prouver en cette occasion. Après un moment de silence, pendant lequel il avait fait tout bas les réflexions que nous venons de faire tout haut: -- Qua dit le comte? reprit-il négligemment. -- Mais rien, Sire. -- Cependant, il ne sest pas laissé arrêter sans rien dire? -- Il a dit quil sattendait à être arrêté, Sire. Le roi releva la tête avec fierté. -- Je présume que M. le comte de La Fère na pas continué son rôle de rebelle? dit-il. -- Dabord, Sire, quappelez-vous rebelle? demanda tranquillement le mousquetaire. Un rebelle aux yeux du roi, est-ce lhomme qui, non seulement se laisse coffrer à la Bastille, mais qui encore résiste à ceux qui ne veulent pas ly conduire? -- Qui ne veulent pas ly conduire? sécria le roi. Quentends-je là, capitaine? Êtes-vous fou? -- Je ne crois pas, Sire. -- Vous parlez de gens qui ne voulaient pas arrêter M. de La Fère?... -- Oui, Sire. -- Et quels sont ces gens-là? -- Ceux que Votre Majesté en avait chargés, apparemment, dit le mousquetaire. -- Mais cest vous que jen avais chargé, sécria le roi. -- Oui, Sire, cest moi. -- Et vous dites que, malgré mon ordre, vous aviez lintention de ne pas arrêter lhomme qui mavait insulté? -- Cétait absolument mon intention, oui, Sire. -- Oh! -- Je lui ai même proposé de monter sur un cheval que javais fait préparer pour lui à la barrière de la Conférence. -- Et dans quel but aviez-vous fait préparer ce cheval? -- Mais, Sire, pour que M. le comte de La Fère pût gagner Le Havre et, de là, lAngleterre. -- Vous me trahissiez donc, alors, monsieur? sécria le roi étincelant de fierté sauvage. -- Parfaitement. Il ny avait rien à répondre à des articulations faites sur ce ton. Le roi sentit une si rude résistance, quil sétonna. -- Vous aviez au moins une raison, monsieur dArtagnan, quand vous agissiez ainsi? interrogea le roi avec majesté. -- Jai toujours une raison, Sire. -- Ce nest pas la raison de lamitié, au moins, la seule que vous puissiez faire valoir, la seule qui puisse vous excuser, car je vous avais mis bien à laise sur ce chapitre. -- Moi, Sire? -- Ne vous ai-je pas laissé le choix darrêter ou de ne pas arrêter M. le comte de La Fère? -- Oui, Sire; mais... -- Mais quoi? interrompit le roi impatient. -- Mais en me prévenant, Sire, que, si je ne larrêtais pas, votre capitaine des gardes larrêterait, lui. -- Ne vous faisais-je pas la partie assez belle, du moment où je ne vous forçais pas la main? -- À moi, oui, Sire; à mon ami, non. -- Non? -- Sans doute, puisque, par moi ou par le capitaine des gardes, mon ami était toujours arrêté. -- Et voilà votre dévouement, monsieur? un dévouement qui raisonne, qui choisit? Vous nêtes pas un soldat, monsieur! -- Jattends que Votre Majesté me dise ce que je suis. -- Eh bien! vous êtes un frondeur! -- Depuis quil ny a plus de Fronde, alors, Sire... -- Mais, si ce que vous dites est vrai... -- Ce que je dis est toujours vrai, Sire. -- Que venez-vous faire ici? Voyons. -- Je viens ici dire au roi: Sire, M. de La Fère est à la Bastille... -- Ce nest point votre faute, à ce quil paraît. -- Cest vrai, Sire, mais enfin, il y est, et, puisquil y est, il est important que Votre Majesté le sache. -- Ah! monsieur dArtagnan, vous bravez votre roi! -- Sire... -- Monsieur dArtagnan, je vous préviens que vous abusez de ma patience. -- Au contraire, Sire. -- Comment, au contraire? -- Je viens me faire arrêter aussi. -- Vous faire arrêter, vous? -- Sans doute. Mon ami va sennuyer là-bas, et je viens proposer à Votre Majesté de me permettre de lui faire compagnie; que Votre Majesté dise un mot, et je marrête moi-même; je naurai pas besoin du capitaine des gardes pour cela, je vous en réponds. Le roi sélança vers la table et saisit une plume pour donner lordre demprisonner dArtagnan. -- Faites attention que cest pour toujours, monsieur, sécria-t- il avec laccent de la menace. -- Jy compte bien, reprit le mousquetaire; car lorsquune fois vous aurez fait ce beau coup-là, vous noserez plus me regarder en face. Le roi jeta sa plume avec violence. -- Allez-vous-en! dit-il. -- Oh! non pas, Sire, sil plaît à Votre Majesté. -- Comment, non pas? -- Sire, je venais pour parler doucement au roi; le roi sest emporté, cest un malheur, mais je nen dirai pas moins au roi ce que jai à lui dire. -- Votre démission, monsieur, sécria le roi! -- Sire, vous savez que ma démission ne me tient pas au coeur, puisque, à Blois, le jour où Votre Majesté a refusé au roi Charles le million que lui a donné mon ami le comte de La Fère, jai offert ma démission au roi. -- Eh bien! alors, faites vite. -- Non, Sire; car ce nest point de ma démission quil sagit ici; Votre Majesté avait pris la plume pour menvoyer à la Bastille, pourquoi change-t elle davis? -- DArtagnan! tête gasconne! qui est le roi de vous ou de moi! Voyons. -- Cest vous, Sire, malheureusement. -- Comment, malheureusement? -- Oui, Sire; car, si cétait moi... -- Si cétait vous, vous approuveriez la rébellion de M. dArtagnan, nest-ce pas? -- Oui, certes! -- En vérité? Et le roi haussa les épaules. -- Et je dirais à mon capitaine des mousquetaires, continua dArtagnan, je lui dirais en le regardant avec des yeux humains et non avec des charbons enflammés, je lui dirais: «Monsieur dArtagnan, jai oublié que je suis le roi. Je suis descendu de mon trône pour outrager un gentilhomme.» -- Monsieur, sécria le roi, croyez-vous que cest excuser votre ami que de surpasser son insolence? -- Oh! Sire, jirai bien plus loin que lui, dit dArtagnan, et ce sera votre faute. Je vous dirai, ce quil ne vous a pas dit, lui, lhomme de toutes les délicatesses; je vous dirai: Sire, vous avez sacrifié son fils, et il défendait son fils; vous lavez sacrifié lui-même; il vous parlait au nom de lhonneur, de la religion et de la vertu, vous lavez repoussé, chassé, emprisonné. Moi, je serai plus dur que lui, Sire; et je vous dirai: Sire, choisissez! Voulez-vous des amis ou des valets? des soldats ou des danseurs à révérences? des grands hommes ou des polichinelles? Voulez-vous quon vous serve ou voulez-vous quon plie! voulez-vous quon vous aime ou voulez-vous quon ait peur de vous? Si vous préférez la bassesse, lintrigue, la couardise, oh! dites-le, Sire; nous partirons, nous autres, qui sommes les seuls restes, je dirai plus, les seuls modèles de la vaillance dautrefois; nous qui avons servi et dépassé peut-être en courage, en mérite, des hommes déjà grands dans la postérité. Choisissez, Sire, et hâtez-vous. Ce qui vous reste de grands seigneurs, gardez-le; vous aurez toujours assez de courtisans. Hâtez-vous, et envoyez-moi à la Bastille avec mon ami; car, si vous navez pas su écouter le comte de La Fère, cest-à-dire la voix la plus douce et la plus noble de lhonneur; si vous ne savez pas entendre dArtagnan, cest-à-dire la plus franche et la plus rude voix de la sincérité, vous êtes un mauvais roi, et demain, vous serez un pauvre roi. Or, les mauvais rois, on les abhorre; les pauvres rois, on les chasse. Voilà ce que javais à vous dire, Sire; vous avez eu tort de me pousser jusque-là. Le roi se renversa froid et livide sur son fauteuil: il était évident que la foudre tombée à ses pieds ne leût pas étonné davantage; on eût cru que le souffle lui manquait et quil allait expirer. Cette rude voix de la sincérité, comme lappelait dArtagnan, lui avait traversé le coeur, pareille à une lame. DArtagnan avait dit tout ce quil avait à dire. Comprenant la colère du roi, il tira son épée, et, sapprochant respectueusement de Louis XIV, il la posa sur la table. Mais le roi, dun geste furieux, repoussa lépée, qui tomba à terre et roula aux pieds de dArtagnan. Si maître que le mousquetaire fût de lui, il pâlit à son tour, et frémissant dindignation: -- Un roi, dit-il, peut disgracier un soldat; il peut lexiler, il peut le condamner à mort; mais, fût-il cent fois roi, il na jamais le droit de linsulter en déshonorant son épée. Sire, un roi de France na jamais repoussé avec mépris lépée dun homme tel que moi. Cette épée souillée, songez-y, Sire, elle na plus désormais dautre fourreau que mon coeur ou le vôtre. Je choisis le mien, Sire, remerciez-en Dieu et ma patience! Puis se précipitant sur son épée: -- Que mon sang retombe sur votre tête, Sire! sécria-t-il. Et, dun geste rapide, appuyant la poignée de lépée au parquet, il en dirigea la pointe sur sa poitrine. Le roi sélança dun mouvement encore plus rapide que celui de dArtagnan, jetant le bras droit au cou du mousquetaire, et, de la main gauche, saisissant par le milieu la lame de lépée, quil remit silencieusement au fourreau. DArtagnan, roide, pâle et frémissant encore, laissa, sans laider, faire le roi jusquau bout. Alors, Louis, attendri, revenant à la table, prit la plume, écrivit quelques lignes, les signa, et étendit la main vers dArtagnan. -- Quest-ce que ce papier, Sire? demanda le capitaine. -- Lordre donné à M. dArtagnan délargir à linstant même M. le comte de La Fère. DArtagnan saisit la main royale et la baisa; puis il plia lordre, le passa sous son buffle et sortit. Ni le roi ni le capitaine navaient articulé une syllabe. -- Ô coeur humain! boussole des rois! murmura Louis resté seul, quand donc saurai-je lire dans tes replis comme dans les feuilles dun livre? Non, je ne suis pas un mauvais roi; non, je ne suis pas un pauvre roi; mais je suis encore un enfant. Chapitre CCIV -- Rivaux politiques DArtagnan avait promis à M. de Baisemeaux dêtre de retour au dessert, dArtagnan tint parole. On en était aux vins fins et aux liqueurs, dont la cave du gouverneur avait la réputation dêtre admirablement garnie, lorsque les éperons du capitaine des mousquetaires retentirent dans le corridor et que lui-même parut sur le seuil. Athos et Aramis avaient joué serré. Aussi, aucun des deux navait pénétré lautre. On avait soupé, causé beaucoup de la Bastille, du dernier voyage de Fontainebleau, de la future fête que M. Fouquet devait donner à Vaux. Les généralités avaient été prodiguées, et nul, hormis de Baisemeaux, navait effleuré les choses particulières. DArtagnan tomba au milieu de la conversation, encore pâle et ému de sa conversation avec le roi De Baisemeaux sempressa dapprocher une chaise. DArtagnan accepta un verre plein et le laissa vide. Athos et Aramis remarquèrent tous deux cette émotion de dArtagnan. Quant à de Baisemeaux, il ne vit rien que le capitaine des mousquetaires de Sa Majesté auquel il se hâta de faire fête. Approcher le roi, cétait avoir tous droits aux égards de M. de Baisemeaux. Seulement, quoique Aramis eût remarqué cette émotion, il nen pouvait deviner la cause. Athos seul croyait lavoir pénétrée. Pour lui, le retour de dArtagnan et surtout le bouleversement de lhomme impassible signifiaient: «Je viens de demander au roi quelque chose que le roi ma refusé.» Bien convaincu quil était dans le vrai, Athos sourit, se leva de table et fit un signe à dArtagnan, comme pour lui rappeler quils avaient autre chose à faire que de souper ensemble. DArtagnan comprit et répondit par un autre signe. Aramis et Baisemeaux, voyant ce dialogue muet, interrogeaient du regard. Athos crut que cétait à lui de donner lexplication de ce qui se passait. -- La vérité, mes amis, dit le comte de La Fère avec un sourire, cest que vous, Aramis, vous venez de souper avec un criminel dÉtat, et vous, monsieur de Baisemeaux, avec votre prisonnier. Baisemeaux poussa une exclamation de surprise et presque de joie. Ce cher M. de Baisemeaux avait lamour-propre de sa forteresse. À part le profit, plus il avait de prisonniers, plus il était heureux; plus ces prisonniers étaient grands, plus il était fier. Quant à Aramis, prenant une figure de circonstance: -- Oh! cher Athos, dit-il, pardonnez-moi, mais, je me doutais presque de ce qui arrive. Quelque incartade de Raoul ou de La Vallière, nest-ce pas? -- Hélas! fit Baisemeaux. -- Et, continua Aramis, vous, en grand seigneur que vous êtes, oubliant quil ny a plus que des courtisans, vous avez été trouver le roi et vous lui avez dit son fait? -- Vous avez deviné, mon ami. -- De sorte, dit de Baisemeaux, tremblant davoir soupé si familièrement avec un homme tombé dans la disgrâce de Sa Majesté; de sorte, monsieur le comte?... -- De sorte, mon cher gouverneur, dit Athos, que mon ami M. dArtagnan va vous communiquer ce papier qui passe par louverture de son buffle, et qui nest autre, certainement, que mon ordre décrou. De Baisemeaux tendit la main avec sa souplesse dhabitude. DArtagnan tira, en effet, deux papiers de sa poitrine, et en présenta un au gouverneur. Baisemeaux déplia le papier et lut à demi-voix, tout en regardant Athos par-dessus le papier, en sinterrompant: -- «Ordre de détenir dans mon château de la Bastille...» Très bien... «Dans mon château de la Bastille... M. le comte de La Fère.» oh! monsieur, que cest pour moi un douloureux honneur de vous posséder! -- Vous aurez un patient prisonnier, monsieur dit Athos de sa voix suave et calme. -- Et un prisonnier qui ne restera pas un mois chez vous, mon cher gouverneur, dit Aramis, tandis que de Baisemeaux, lordre à la main, transcrivait sur son registre décrou la volonté royale. -- Pas même un jour, ou plutôt, pas même une nuit, dit dArtagnan en exhibant le second ordre du roi; car maintenant, cher monsieur de Baisemeaux, il vous faudra transcrire aussi cet ordre de mettre immédiatement le comte en liberté. -- Ah! fit Aramis, cest de la besogne que vous mépargnez, dArtagnan. Et il serra dune façon significative la main du mousquetaire en même temps que celle dAthos. -- Eh quoi! dit ce dernier avec étonnement, le roi me donne la liberté? -- Lisez, cher ami, repartit dArtagnan. Athos prit lordre et lut. -- Cest vrai, dit-il. -- En seriez-vous fâché? demanda dArtagnan. -- Oh! non, au contraire. Je ne veux pas de mal au roi, et le plus grand mal quon puisse souhaiter aux rois, cest quils commettent une injustice. Mais vous avez eu du mal, nest-ce pas? oh! avouez- le mon ami. -- Moi? Pas du tout! fit en riant le mousquetaire. Le roi fait tout ce que je veux. Aramis regarda dArtagnan et vit bien quil mentait. Mais Baisemeaux ne regarda rien que dArtagnan, tant il était saisi dune admiration profonde pour cet homme qui faisait faire au roi tout ce quil voulait. -- Et le roi exile Athos? demanda Aramis. -- Non, pas précisément; le roi ne sest pas même expliqué là- dessus, reprit dArtagnan; mais je crois que le comte na rien de mieux à faire, à moins quil ne tienne à remercier le roi... -- Non, en vérité, répondit en souriant Athos. -- Eh bien! je crois que le comte na rien de mieux à faire, reprit dArtagnan, que de se retirer dans son château. Au reste, mon cher Athos, parlez, demandez; si une résidence vous est plus agréable que lautre, je me fais fort de vous faire obtenir celle- là. -- Non, merci, dit Athos; rien ne peut mêtre plus agréable, cher ami, que de retourner dans ma solitude, sous mes grands arbres, au bord de la Loire. Si Dieu est le suprême médecin des maux de lâme, la nature est le souverain remède. Ainsi, monsieur, continua Athos en se retournant vers Baisemeaux, me voilà donc libre? -- Oui, monsieur le comte, je le crois, je lespère, du moins, dit le gouverneur en tournant et retournant les deux papiers, à moins, toutefois, que M. dArtagnan nait un troisième ordre. -- Non, cher monsieur de Baisemeaux, non, dit le mousquetaire, il faut vous en tenir au second et nous arrêter là. -- Ah! monsieur le comte, dit Baisemeaux sadressant à Athos, vous ne savez pas ce que vous perdez! Je vous eusse mis à trente livres, comme les généraux; que dis-je! à cinquante livres, comme les princes, et vous eussiez soupé tous les soirs comme vous avez soupé ce soir. -- Permettez-moi, monsieur, dit Athos, de préférer ma médiocrité. Puis, se retournant vers dArtagnan: -- Partons, mon ami, dit-il. -- Partons, dit dArtagnan. -- Est-ce que jaurai cette joie, demanda Athos, de vous posséder pour compagnon, mon ami? -- Jusquà la porte seulement, très cher, répondit dArtagnan; après quoi, je vous dirai ce que jai dit au roi: «Je suis de service.» -- Et vous, mon cher Aramis, dit Athos en souriant maccompagnez- vous? La Fère est sur la route de Vannes. -- Moi, mon ami, dit le prélat, jai rendez-vous ce soir à Paris, et je ne saurais méloigner sans faire souffrir de graves intérêts. -- Alors, mon cher ami, dit Athos, permettez-moi que je vous embrasse, et que je parte. Mon cher monsieur Baisemeaux, grand merci de votre bonne volonté, et surtout de léchantillon que vous mavez donné de lordinaire de la Bastille. Et, après avoir embrassé Aramis et serré la main à M. de Baisemeaux; après avoir reçu les souhaits de bon voyage de tous deux, Athos partit avec dArtagnan. Tandis que le dénouement de la scène du Palais-Royal saccomplissait à la Bastille, disons ce qui se passait chez Athos et chez Bragelonne. Grimaud, comme nous lavons vu, avait accompagné son maître à Paris; comme nous lavons dit, il avait assisté à la sortie dAthos; il avait vu dArtagnan mordre ses moustaches; il avait vu son maître monter en carrosse; il avait interrogé lune et lautre physionomie, et il les connaissait toutes deux depuis assez longtemps pour avoir compris, à travers le masque de leur impassibilité, quil se passait de graves événements. Une fois Athos parti, il se mit à réfléchir. Alors il se rappela létrange façon dont Athos lui avait dit adieu, lembarras imperceptible pour tout autre que pour lui de ce maître aux idées si nettes, à la volonté si droite. Il savait quAthos navait rien emporté que ce quil avait sur lui, et, cependant, il croyait voir quAthos ne partait pas pour une heure, pas même pour un jour. Il y avait une longue absence dans la façon dont Athos, en quittant Grimaud, avait prononcé le mot adieu. Tout cela lui revenait à lesprit avec tous ses sentiments daffection profonde pour Athos, avec cette horreur du vide et de la solitude qui toujours occupe limagination des gens qui aiment; tout cela, disons-nous, rendit lhonnête Grimaud fort triste et surtout fort inquiet. Sans se rendre compte de ce quil faisait depuis le départ de son maître, il errait par tout lappartement, cherchant, pour ainsi dire, les traces de son maître, semblable, en cela, tout ce qui est bon se ressemble, au chien, qui na pas dinquiétude sur son maître absent, mais qui a de lennui. Seulement, comme à linstinct de lanimal Grimaud joignait la raison de lhomme, Grimaud avait à la fois de lennui et de linquiétude. Nayant trouvé aucun indice qui pût le guider, nayant rien vu ou rien découvert qui eût fixé ses doutes, Grimaud se mit à imaginer ce qui pouvait être arrivé. Or, limagination est la ressource ou plutôt le supplice des bons coeurs. En effet, jamais il narrive quun bon coeur se représente son ami heureux ou allègre. Jamais le pigeon qui voyage ninspire autre chose que la terreur au pigeon resté au logis. Grimaud passa donc de linquiétude à la terreur. Il récapitula tout ce qui sétait passé: la lettre de dArtagnan à Athos, lettre à la suite de laquelle Athos avait paru si chagrin; puis la visite de Raoul à Athos, visite à la suite de laquelle Athos avait demandé ses ordres et son habit de cérémonie; puis cette entrevue avec le roi, entrevue à la suite de laquelle Athos était rentré si sombre; puis cette explication entre le père et le fils, explication à la suite de laquelle Athos avait si tristement embrassé Raoul, tandis que Raoul sen allait si tristement chez lui; enfin larrivée de dArtagnan mordant sa moustache, arrivée à la suite de laquelle M. le comte de La Fère était monté en carrosse avec dArtagnan. Tout cela composait un drame en cinq actes fort clair, surtout pour un analyste de la force de Grimaud. Et dabord Grimaud eut recours aux grands moyens; il alla chercher dans le justaucorps laissé par son maître la lettre de M. dArtagnan. Cette lettre sy trouvait encore, et voici ce quelle contenait: «Cher ami, Raoul est venu me demander des renseignements sur la conduite de Mlle de La Vallière durant le séjour de notre jeune ami à Londres. Moi, je suis un pauvre capitaine de mousquetaires dont les oreilles sont rebattues tout le jour des propos de caserne et de ruelle. Si javais dit à Raoul ce que je crois savoir, le pauvre garçon en fût mort; mais, moi qui suis au service du roi, je ne puis raconter les affaires du roi. Si le coeur vous en dit, marchez! La chose vous regarde plus que moi et presque autant que Raoul.» Grimaud sarracha une demi-pincée de cheveux. Il eût fait mieux si sa chevelure eût été plus abondante. -- Voilà, dit-il, le noeud de lénigme. La jeune fille a fait des siennes. Ce quon dit delle et du roi est vrai. Notre jeune maître est trompé. Il doit le savoir. M. le comte a été trouver le roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoyé M. dArtagnan pour arranger laffaire. Ah! mon Dieu, continua Grimaud, M. le comte est rentré sans son épée. Cette découverte fit monter la sueur au front du brave homme. Il ne sarrêta pas plus longtemps à conjecturer, il enfonça son chapeau sur la tête et courut au logis de Raoul. Après la sortie de Louise, Raoul avait dompté sa douleur, sinon son amour, et, forcé de regarder en avant dans cette route périlleuse où lentraînaient la folie et la rébellion, il avait vu du premier coup doeil son père en butte à la résistance royale, puisque Athos sétait dabord offert à cette résistance. En ce moment de lucidité toute sympathique, le malheureux jeune homme se rappela justement les signes mystérieux dAthos, la visite inattendue de dArtagnan, et le résultat de tout ce conflit entre un prince et un sujet apparut à ses yeux épouvantés. DArtagnan en service, cest-à-dire cloué à son poste, ne venait certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en daussi pénibles conjonctures, était un malheur ou un danger. Raoul frémit davoir été égoïste, davoir oublié son père pour son amour, davoir, en un mot, cherché la rêverie ou la jouissance du désespoir, alors quil sagissait peut-être de repousser lattaque imminente dirigée contre Athos. Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son épée et courut dabord à la demeure de son père. En chemin, il se heurta contre Grimaud, qui, parti du pôle opposé, sélançait avec la même ardeur à la recherche de la vérité. Ces deux hommes sétreignirent lun et lautre; ils en étaient lun et lautre au même point de la parabole décrite par leur imagination. -- Grimaud! sécria Raoul. -- Monsieur Raoul! sécria Grimaud. -- M. le comte va bien? -- Tu las vu? -- Non; où est-il? -- Je le cherche. -- Et M. dArtagnan? -- Sorti avec lui. -- Quand? -- Dix minutes après votre départ. -- Comment sont-ils sortis? -- En carrosse. -- Où vont-ils? -- Je ne sais. -- Mon père a pris de largent? -- Non. -- Une épée? -- Non. -- Grimaud! -- Monsieur Raoul! -- Jai idée que M. dArtagnan venait pour... -- Pour arrêter M. le comte, nest-ce pas? -- Oui, Grimaud. -- Je laurais juré! -- Quel chemin ont-ils pris? -- Le chemin des quais. -- La Bastille? -- Ah! mon Dieu, oui. -- Vite, courons! -- Oui, courons! -- Mais où cela? dit soudain Raoul avec accablement. -- Passons chez M. dArtagnan; nous saurons peut-être quelque chose. -- Non; si lon sest caché de moi chez mon père, on sen cachera partout. Allons chez... Oh! mon Dieu! mais je suis fou aujourdhui, mon bon Grimaud. -- Quoi donc? -- Jai oublié M. du Vallon. -- M. Porthos? -- Qui mattend toujours! Hélas! je te le disais, je suis fou. -- Qui vous attend, où cela? -- Aux Minimes de Vincennes! -- Ah! mon Dieu! Heureusement, cest du côté de la Bastille! -- Allons, vite! -- Monsieur, je vais faire seller les chevaux. -- Oui, mon ami, va. Chapitre CCV -- Où Porthos est convaincu sans avoir compris Ce digne Porthos, fidèle à toutes les lois de la chevalerie antique, sétait décidé à attendre M. de Saint-Aignan jusquau coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir, comme Raoul avait oublié den prévenir son second, comme la faction commençait à être des plus longues et des plus pénibles, Porthos sétait fait apporter par le garde dune porte quelques bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin davoir au moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une bouchée. Il en était aux dernières extrémités, cest-à-dire aux dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et tous deux poussant à toute bride. Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si pressés, il ne douta plus que ce ne fussent ses hommes, et, se levant aussitôt de lherbe sur laquelle il sétait mollement assis, il commença par déraidir ses genoux et ses poignets, en disant: -- Ce que cest que davoir de belles habitudes! Ce drôle a fini par venir. Si je me fusse retiré, il ne trouvait personne et prenait avantage. Puis il se campa sur une hanche avec une martiale attitude, et fit ressortir par un puissant tour de reins la cambrure de sa taille gigantesque. Mais, au lieu de Saint-Aignan, il ne vit que Raoul, lequel, avec des gestes désespérés, laborda en criant: -- Ah! cher ami; ah! pardon; ah! que je suis malheureux! -- Raoul! fit Porthos tout surpris. -- Vous men vouliez? sécria Raoul en venant embrasser Porthos. -- Moi? et de quoi? -- De vous avoir ainsi oublié. Mais, voyez-vous, jai la tête perdue. -- Ah bah! -- Si vous saviez, mon ami? -- Vous lavez tué? -- Qui? -- De Saint-Aignan. -- Hélas! il sagit bien de Saint-Aignan. -- Quy a-t-il encore? -- Il y a que M. le comte de La Fère doit être arrêté à lheure quil est. Porthos fit un mouvement qui eût renversé une muraille. -- Arrêté!... Par qui? -- Par dArtagnan! -- Cest impossible, dit Porthos. -- Cest cependant la vérité, répliqua Raoul. Porthos se tourna du côté de Grimaud en homme qui a besoin dune seconde affirmation. Grimaud fit un signe de tête. -- Et où la-t-on mené? demanda Porthos. -- Probablement à la Bastille. -- Qui vous le fait croire? -- En chemin, nous avons questionné des gens qui ont vu passer le carrosse, et dautres encore qui lont vu entrer à la Bastille. -- Oh! oh! murmura Porthos, et il fit deux pas. -- Que décidez-vous? demanda Raoul. -- Moi? Rien. Seulement, je ne veux pas quAthos reste à la Bastille. Raoul sapprocha du digne Porthos. -- Savez-vous que cest par ordre du roi que larrestation sest faite? Porthos regarda le jeune homme comme pour lui dire: «Quest-ce que cela me fait, à moi?» Ce muet langage parut si éloquent à Raoul, quil nen demanda pas davantage. Il remonta à cheval. Déjà Porthos, aidé de Grimaud, en avait fait autant. -- Dressons notre plan, dit Raoul. -- Oui, répliqua Porthos, notre plan, cest cela, dressons-le. Raoul poussa un grand soupir et sarrêta soudain. -- Quavez-vous? demanda Porthos; une faiblesse? -- Non, limpuissance! Avons-nous la prétention, à trois, daller prendre la Bastille? -- Ah! si dArtagnan était là, répondit Porthos, je ne dis pas. Raoul fut saisi dadmiration à la vue de cette confiance héroïque à force dêtre naïve. Cétaient donc bien là ces hommes célèbres qui, à trois ou quatre, abordaient des armées ou attaquaient des châteaux! Ces hommes qui avaient épouvanté la mort, et qui survivant à tout un siècle en débris, étaient plus forts encore que les plus robustes dentre les jeunes. -- Monsieur, dit-il à Porthos, vous venez de me faire naître une idée: il faut absolument voir M. dArtagnan. -- Sans doute. -- Il doit être rentré chez lui, après avoir conduit mon père à la Bastille. -- Informons-nous dabord à la Bastille, dit Grimaud, qui parlait peu, mais bien. En effet, ils se hâtèrent darriver devant la forteresse. Un de ces hasards, comme Dieu les donne aux gens de grande volonté, fit que Grimaud aperçut tout à coup le carrosse qui tournait la grande porte du pont-levis. Cétait au moment où dArtagnan, comme on la vu, revenait de chez le roi. En vain Raoul poussa-t-il son cheval pour joindre le carrosse et voir quelles personnes étaient dedans. Les chevaux étaient déjà arrêtés de lautre côté de cette grande porte, qui se referma, tandis quun garde française en faction heurta du mousquet le nez du cheval de Raoul. Celui-ci fit volte-face, trop heureux de savoir à quoi sen tenir sur la présence de ce carrosse qui avait renfermé son père. -- Nous le tenons, dit Grimaud. -- En attendant un peu, nous sommes sûrs quil sortira, nest-ce pas, mon ami? -- À moins que dArtagnan aussi ne soit prisonnier répliqua Porthos; auquel cas tout est perdu. Raoul ne répondit rien. Tout était admissible. Il donna le conseil à Grimaud de conduire les chevaux dans la petite rue Jean- Beausire, afin déveiller moins de soupçons, et lui-même, avec sa vue perçante, il guetta la sortie de dArtagnan ou celle du carrosse. Cétait le bon parti. En effet, vingt minutes ne sétaient pas écoulées, que la porte se rouvrit et que le carrosse reparut. Un éblouissement empêcha Raoul de distinguer quelles figures occupaient cette voiture. Grimaud jura quil avait vu deux personnes, et que son maître était une des deux. Porthos regardait tour à tour Raoul et Grimaud, espérant comprendre leur idée. -- Il est évident, dit Grimaud, que, si M. le comte est dans ce carrosse, cest quon le met en liberté, ou quon le mène à une autre prison. -- Nous lallons bien voir par le chemin quil prendra, dit Porthos. -- Si on le met en liberté, dit Grimaud, on le conduira chez lui. -- Cest vrai, dit Porthos. -- Le carrosse nen prend pas le chemin, dit Raoul. Et, en effet, les chevaux venaient de disparaître dans le faubourg Saint Antoine. -- Courons, dit Porthos; nous attaquerons le carrosse sur la route, et nous dirons à Athos de fuir. -- Rébellion! murmura Raoul. Porthos lança à Raoul un second regard, digne pendant du premier. Raoul ny répondit quen serrant les flancs de son cheval. Peu dinstants après, les trois cavaliers avaient rattrapé le carrosse et le suivaient de si près, que lhaleine des chevaux humectait la caisse de la voiture. DArtagnan, dont les sens veillaient toujours, entendit le trot des chevaux. Cétait au moment où Raoul disait à Porthos de dépasser le carrosse, pour voir quelle était la personne qui accompagnait Athos. Porthos obéit, mais il ne put rien voir; les mantelets étaient baissés. La colère et limpatience gagnaient Raoul. Il venait de remarquer ce mystère de la part des compagnons dAthos, et il se décidait aux extrémités. Dun autre côté, dArtagnan avait parfaitement reconnu Porthos; il avait, sous le cuir des mantelets, reconnu également Raoul, et communiqué au comte le résultat de son observation. Ils voulaient voir si Raoul et Porthos pousseraient les choses au dernier degré. Cela ne manqua pas. Raoul, le pistolet au poing, fondit sur le premier cheval du carrosse en commandant au cocher darrêter. Porthos saisit le cocher et lenleva de dessus son siège. Grimaud tenait déjà la portière du carrosse arrêté. Raoul ouvrit ses bras en criant: -- Monsieur le comte! monsieur le comte! -- Eh bien! cest vous, Raoul? dit Athos ivre de joie. -- Pas mal! ajouta dArtagnan avec un éclat de rire. Et tous deux embrassèrent le jeune homme et Porthos, qui sétaient emparés deux. -- Mon brave Porthos, excellent ami! sécria Athos; toujours vous! -- Il a encore vingt ans! dit dArtagnan. Bravo, Porthos! -- Dame! répondit Porthos un peu confus, nous avons cru que lon vous arrêtait. -- Tandis que, reprit Athos, il ne sagissait que dune promenade dans le carrosse de M. dArtagnan. -- Nous vous suivons depuis la Bastille, répliqua Raoul avec un ton de soupçon et de reproche. -- Où nous étions allés souper avec ce bon M. de Baisemeaux. Vous rappelez-vous Baisemeaux, Porthos? -- Pardieu! très bien. -- Et nous y avons vu Aramis. -- À la Bastille? -- À souper. -- Ah! sécria Porthos en respirant. -- Il nous a dit mille choses pour vous. -- Merci! -- Où va Monsieur le comte? demanda Grimaud que son maître avait déjà récompensé par un sourire. -- Nous allons à Blois, chez nous. -- Comme cela?... tout droit? -- Tout droit. -- Sans bagages? -- Oh! mon Dieu! Raoul eût été chargé de mexpédier les miens ou de me les apporter en revenant chez moi sil y revient. -- Si rien ne larrête plus à Paris, dit dArtagnan avec un regard ferme et tranchant comme lacier douloureux comme lui, car il rouvrit les blessures du pauvre jeune homme, il fera bien de vous suivre Athos. -- Rien ne marrête plus à Paris, dit Raoul. -- Nous partons, alors, répliqua sur-le-champ Athos. -- Et M. dArtagnan? -- Oh! moi, jaccompagnais Athos jusquà la barrière seulement, et je reviens avec Porthos. -- Très bien, dit celui-ci. -- Venez, mon fils, ajouta le comte en passant doucement le bras autour du cou de Raoul pour lattirer dans le carrosse, et en lembrassant encore. Grimaud, poursuivit le comte, tu vas retourner doucement à Paris avec ton cheval et celui de M. du Vallon; car, Raoul et moi, nous montons à cheval ici, et laissons le carrosse à ces deux messieurs pour rentrer dans Paris; puis, une fois au logis, tu prendras mes hardes, mes lettres, et tu expédieras le tout chez nous. -- Mais, fit observer Raoul, qui cherchait à faire parler le comte, quand vous reviendrez à Paris, il ne vous restera ni linge ni effets; ce sera bien incommode. -- Je pense que, dici à bien longtemps, Raoul, je ne retournerai à Paris. Le dernier séjour que nous y fîmes ne ma pas encouragé à en faire dautres. Raoul baissa la tête et ne dit plus un mot. Athos descendit du carrosse, et monta le cheval qui avait amené Porthos et qui sembla fort heureux de léchange. On sétait embrassé, on sétait serré les mains, on sétait donné mille témoignages déternelle amitié. Porthos avait promis de passer un mois chez Athos à son premier loisir. DArtagnan promit de mettre à profit son premier congé; puis, ayant embrassé Raoul pour la dernière fois: -- Mon enfant, dit-il, je técrirai. Il y avait tout dans ces mots de dArtagnan, qui nécrivait jamais. Raoul fut touché jusquaux larmes. Il sarracha des mains du mousquetaire et partit. DArtagnan rejoignit Porthos dans le carrosse. -- Eh bien! dit-il, cher ami, en voilà une journée! -- Mais, oui, répliqua Porthos. -- Vous devez être éreinté? -- Pas trop. Cependant je me coucherai de bonne heure, afin dêtre prêt demain. -- Et pourquoi cela? -- Pardieu! pour finir ce que jai commencé. -- Vous me faites frémir, mon ami; je vous vois tout effarouché. Que diable avez-vous commencé qui ne soit pas fini? -- Écoutez donc, Raoul ne sest pas battu. Il faut que je me batte, moi! -- Avec qui?... avec le roi? -- Comment, avec le roi? dit Porthos stupéfait. -- Mais oui, grand enfant, avec le roi! -- Je vous assure que cest avec M. de Saint-Aignan. -- Voilà ce que je voulais vous dire. En vous battant avec ce gentilhomme, cest contre le roi que vous tirez lépée. -- Ah! fit Porthos en écarquillant les yeux, vous en êtes sûr? -- Pardieu! -- Eh bien! comment arranger cela, alors? -- Nous allons tâcher de faire un bon souper, Porthos. La table du capitaine des mousquetaires est agréable. Vous y verrez le beau de Saint-Aignan, et vous boirez à sa santé. -- Moi? sécria Porthos avec horreur. -- Comment! dit dArtagnan, vous refusez de boire à la santé du roi? -- Mais, corboeuf! je ne vous parle pas du roi; je vous parle de M. de Saint-Aignan. -- Mais puisque je vous répète que cest la même chose. -- Ah!... très bien, alors, dit Porthos vaincu. -- Vous comprenez, nest-ce pas? -- Non, dit Porthos; mais cest égal. -- Oui, cest égal, répliqua dArtagnan; allons souper, Porthos. Chapitre CCVI -- La société de M. de Baisemeaux On na pas oublié quen sortant de la Bastille dArtagnan et le comte de La Fère y avaient laissé Aramis en tête à tête avec Baisemeaux. Baisemeaux ne saperçut pas le moins du monde, une fois ses deux convives sortis, que la conversation souffrît de leur absence. Il croyait que le vin de dessert, et celui de la Bastille était excellent, il croyait, disons-nous, que le vin de dessert était un stimulant suffisant pour faire parler un homme de bien. Il connaissait mal Sa Grandeur, qui nétait jamais plus impénétrable quau dessert. Mais Sa Grandeur connaissait à merveille M. de Baisemeaux, en comptant pour faire parler le gouverneur sur le moyen que celui-ci regardait comme efficace. La conversation, sans languir en apparence, languissait donc en réalité; car Baisemeaux, non seulement parlait à peu près seul, mais encore ne parlait que de ce singulier événement de lincarcération dAthos, suivie de cet ordre si prompt de le mettre en liberté. Baisemeaux, dailleurs, navait pas été sans remarquer que les deux ordres, ordre darrestation et ordre de mise en liberté, étaient tous deux de la main du roi. Or, le roi ne se donnait la peine décrire de pareils ordres que dans les grandes circonstances. Tout cela était fort intéressant, et surtout très obscur pour Baisemeaux mais, comme tout cela était fort clair pour Aramis, celui-ci nattachait pas à cet événement la même importance quy attachait le bon gouverneur. Dailleurs, Aramis se dérangeait rarement pour rien, et il navait pas encore dit à M. Baisemeaux pour quelle cause il sétait dérangé. Aussi, au moment où Baisemeaux en était au plus fort de sa dissertation, Aramis linterrompit tout à coup. -- Dites-moi, cher monsieur de Baisemeaux, dit-il est-ce que vous navez jamais à la Bastille dautres distractions que celles auxquelles jai assisté pendant les deux ou trois visites que jai eu lhonneur de vous faire? Lapostrophe était si inattendue, que le gouverneur, comme une girouette qui reçoit tout à coup une impulsion opposée à celle du vent, en demeura tout étourdi. -- Des distractions? dit-il. Mais jen ai continuellement, monseigneur. -- Oh! à la bonne heure! Et ces distractions? -- Sont de toute nature. -- Des visites, sans doute? -- Des visites? Non. Les visites ne sont pas communes à la Bastille. -- Comment, les visites sont rares? -- Très rares. -- Même de la part de votre société? -- Quappelez-vous de ma société?... Mes prisonniers? -- Oh! non. Vos prisonniers!... Je sais que cest vous qui leur faites des visites, et non pas eux qui vous en font. Jentends par votre société, mon cher de Baisemeaux, la société dont vous faites partie. Baisemeaux regarda fixement Aramis; puis, comme si ce quil avait supposé un instant était impossible: -- Oh! dit-il, jai bien peu de société à présent. Sil faut que je vous lavoue, cher monsieur dHerblay, en général, le séjour de la Bastille paraît sauvage et fastidieux aux gens du monde. Quant aux dames, ce nest jamais sans un certain effroi, que jai toutes les peines de la terre à calmer, quelles parviennent jusquà moi. En effet, comment ne trembleraient-elles pas un peu, pauvres femmes, en voyant ces tristes donjons, et en pensant quils sont habités par de pauvres prisonniers qui... Et, au fur et à mesure que les yeux de Baisemeaux se fixaient sur le visage dAramis, la langue du bon gouverneur sembarrassait de plus en plus, si bien quelle finit par se paralyser tout à fait. -- Non, vous ne comprenez pas, mon cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, vous ne comprenez pas... Je ne veux point parler de la société en général, mais dune société particulière, de la société à laquelle vous êtes affilié, enfin. Baisemeaux laissa presque tomber le verre plein de muscat quil allait porter à ses lèvres. -- Affilié? dit-il, affilié? -- Mais sans doute, affilié, répéta Aramis avec le plus grand sang-froid. Nêtes-vous donc pas membre dune société secrète, mon cher monsieur de Baisemeaux? -- Secrète? -- Secrète ou mystérieuse. -- Oh! monsieur dHerblay!... -- Voyons, ne vous défendez pas. -- Mais croyez bien... -- Je crois ce que je sais. -- Je vous jure!... -- Écoutez-moi, cher monsieur de Baisemeaux, je dis oui, vous dites non; lun de nous est nécessairement dans le vrai, et lautre inévitablement dans le faux. -- Eh bien? -- Eh bien! nous allons tout de suite nous reconnaître. -- Voyons, dit Baisemeaux, voyons. -- Buvez donc votre verre de muscat, cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis. Que diable! vous avez lair tout effaré. -- Mais non, pas le moins du monde, non. -- Buvez, alors. Baisemeaux but, mais il avala de travers. -- Eh bien! reprit Aramis, si, disais-je, vous ne faites point partie dune société secrète, mystérieuse, comme vous voudrez, lépithète ny fait rien; si, dis-je, vous ne faites point partie dune société pareille à celle que je veux désigner, eh bien! vous ne comprendrez pas un mot à ce que je vais dire: voilà tout. -- Oh! soyez sûr davance que je ne comprendrai rien. -- À merveille, alors. -- Essayez, voyons. -- Cest ce que je vais faire. Si, au contraire, vous êtes un des membres de cette société, vous allez tout de suite me répondre oui ou non. -- Faites la question, poursuivit Baisemeaux en tremblant. -- Car, vous en conviendrez, cher monsieur Baisemeaux, continua Aramis avec la même impassibilité, il est évident que lon ne peut faire partie dune société, il est évident quon ne peut jouir des avantages que la société produit aux affiliés, sans être astreint soi-même à quelques petites servitudes? -- En effet, balbutia Baisemeaux, cela se concevrait si... -- Eh bien! donc, reprit Aramis, il y a dans la société dont je vous parlais, et dont, à ce quil paraît, vous ne faites point partie... -- Permettez, dit Baisemeaux, je ne voudrais cependant pas dire absolument... -- Il y a un engagement pris par tous les gouverneurs et capitaines de forteresse affiliés à lordre. Baisemeaux pâlit. -- Cet engagement, continua Aramis dune voix ferme, le voici. Baisemeaux se leva, en proie à une indicible émotion. -- Voyons, cher monsieur dHerblay, dit-il, voyons. Aramis dit alors ou plutôt récita le paragraphe suivant, de la même voix que sil eût lu dans un livre: «Ledit capitaine ou gouverneur de forteresse laissera entrer quand besoin sera, et sur la demande du prisonnier, un confesseur affilié à lordre.» Il sarrêta. Baisemeaux faisait peine à voir, tant il était pâle et tremblant. -- Est-ce bien là le texte de lengagement? demanda tranquillement Aramis. -- Monseigneur!... fit Baisemeaux. -- Ah! bien, vous commencez à comprendre, je crois? -- Monseigneur, sécria Baisemeaux, ne vous jouez pas ainsi de mon pauvre esprit; je me trouve bien peu de chose auprès de vous, si vous avez le malin désir de me tirer les petits secrets de mon administration. -- Oh! non pas, détrompez-vous, cher Monsieur de Baisemeaux; ce nest point aux petits secrets de votre administration que jen veux, cest à ceux de votre conscience. -- Eh bien! soit, de ma conscience, cher monsieur dHerblay. Mais ayez un peu dégard à ma situation, qui nest point ordinaire. -- Elle nest point ordinaire, mon cher monsieur, poursuivit linflexible Aramis, si vous êtes agrégé à cette société; mais elle est toute naturelle, si, libre de tout engagement, vous navez à répondre quau roi. -- Eh bien! monsieur, eh bien! non! je nobéis quau roi. À qui donc, bon Dieu! voulez-vous quun gentilhomme français obéisse, si ce nest au roi? Aramis ne bougea point; mais, avec sa voix si suave: -- Il est bien doux, dit-il, pour un gentilhomme français, pour un prélat de France, dentendre sexprimer ainsi loyalement un homme de votre mérite, cher monsieur de Baisemeaux, et, vous ayant entendu, de ne plus croire que vous. -- Avez-vous douté, monsieur? -- Moi? oh! non. -- Ainsi, vous ne doutez plus? -- Je ne doute plus quun homme tel que vous, monsieur, dit sérieusement Aramis, ne serve fidèlement les maîtres quil sest donnés volontairement. -- Les maîtres? sécria Baisemeaux. -- Jai dit les maîtres. -- Monsieur dHerblay, vous badinez encore, nest-ce pas? -- Oui, je conçois, cest une situation plus difficile davoir plusieurs maîtres que den avoir un seul; mais cet embarras vient de vous, cher monsieur de Baisemeaux, et je nen suis pas la cause. -- Non, certainement, répondit le pauvre gouverneur plus embarrassé que jamais. Mais que faites-vous? Vous vous levez? -- Assurément. -- Vous partez? -- Je pars, oui. -- Mais que vous êtes donc étrange avec moi, monseigneur! -- Moi, étrange? où voyez-vous cela? -- Voyons, avez-vous juré de me mettre à la torture? -- Non, jen serais au désespoir. -- Restez, alors. -- Je ne puis. -- Et, pourquoi? -- Parce que je nai plus rien à faire ici, et quau contraire, jai des devoirs ailleurs. -- Des devoirs, si tard? -- Oui. Comprenez donc, cher monsieur de Baisemeaux; on ma dit, doù je viens: «Ledit gouverneur ou capitaine laissera pénétrer quand besoin sera, sur la demande du prisonnier, un confesseur affilié à lordre.» Je suis venu; vous ne savez pas ce que je veux dire, je men retourne dire aux gens quils se sont trompés et quils aient à menvoyer ailleurs. -- Comment! vous êtes?... sécria Baisemeaux regardant Aramis presque avec effroi. -- Le confesseur affilié à lordre, dit Aramis sans changer de voix. Mais, si douces que fussent ces paroles, elles firent sur le pauvre gouverneur leffet dun coup de tonnerre. Baisemeaux devint livide, et il lui sembla que les beaux yeux dAramis étaient deux lames de feu, plongeant jusquau fond de son coeur. -- Le confesseur! murmura-t-il; vous, monseigneur, le confesseur de lordre? -- Oui, moi; mais nous navons rien à démêler ensemble, puisque vous nêtes point affilié. -- Monseigneur... -- Et je comprends que, nétant pas affilié, vous vous refusiez à suivre les commandements. -- Monseigneur, je vous en supplie, reprit Baisemeaux, daignez mentendre. -- Pourquoi? -- Monseigneur, je ne dis pas que je ne fasse point partie de lordre... -- Ah! ah! -- Je ne dis pas que je me refuse à obéir. -- Ce qui vient de se passer ressemble cependant bien à de la résistance, monsieur de Baisemeaux. -- Oh! non, monseigneur, non; seulement, jai voulu massurer... -- Vous assurer de quoi? dit Aramis avec un air de suprême dédain. -- De rien, monseigneur. Baisemeaux baissa la voix et sinclina devant le prélat. -- Je suis en tout temps, en tout lieu, à la disposition de mes maîtres, dit-il; mais... -- Fort bien! Je vous aime mieux ainsi, monsieur. Aramis reprit sa chaise et tendit son verre à Baisemeaux, qui ne put jamais le remplir, tant la main lui tremblait. -- Vous disiez: _mais_, reprit Aramis. -- Mais, reprit le pauvre homme, nétant pas prévenu, jétais loin de mattendre... -- Est-ce que lÉvangile ne dit pas: «Veillez, car le moment nest connu que de Dieu.» Est-ce que les prescriptions de lordre ne disent pas: «Veillez, car ce que je veux, vous devez toujours le vouloir.» Et sous quel prétexte nattendiez-vous pas le confesseur, monsieur de Baisemeaux? -- Parce quil ny a en ce moment aucun prisonnier malade à la Bastille, monseigneur. Aramis haussa les épaules. -- Quen savez-vous? dit-il. -- Mais il me semble... -- Monsieur de Baisemeaux, dit Aramis en se renversant dans son fauteuil, voici votre valet qui veut vous parler. En ce moment, en effet, le valet de Baisemeaux parut au seuil de la porte. -- Quy a-t-il? demanda vivement Baisemeaux. -- Monsieur le gouverneur, dit le valet, cest le rapport du médecin de la maison quon vous apporte. Aramis regarda M. de Baisemeaux de son oeil clair et assuré. -- Eh bien! faites entrer le messager, dit-il. Le messager entra, salua, et remit le rapport. Baisemeaux jeta les yeux dessus, et, relevant la tête: -- Le deuxième Bertaudière est malade! dit-il avec surprise. -- Que disiez-vous donc, cher monsieur de Baisemeaux, que tout le monde se portait bien dans votre hôtel? dit négligemment Aramis. Et il but une gorgée de muscat, sans cesser de regarder Baisemeaux. Alors, le gouverneur, ayant fait de la tête un signe au messager, et celui-ci étant sorti: -- Je crois, dit-il, en tremblant toujours, quil y a dans le paragraphe: «Sur la demande du prisonnier»? -- Oui, il y a cela, répondit Aramis; mais voyez donc ce que lon vous veut, cher monsieur de Baisemeaux. En effet, un sergent passait sa tête par lentrebâillement de la porte. -- Quest-ce encore? sécria Baisemeaux. Ne peut-on me laisser dix minutes de tranquillité? -- Monsieur le gouverneur, dit le sergent, le malade de la deuxième Bertaudière a chargé son geôlier de vous demander un confesseur. Baisemeaux faillit tomber à la renverse. Aramis dédaigna de le rassurer, comme il avait dédaigné de lépouvanter. -- Que faut-il répondre? demanda Baisemeaux. -- Mais, ce que vous voudrez, répondit Aramis en se pinçant les lèvres; cela vous regarde; je ne suis pas gouverneur de la Bastille, moi. -- Dites, sécria vivement Baisemeaux, dites au prisonnier quil va avoir ce quil demande. Le sergent sortit. -- Oh! monseigneur, monseigneur! murmura Baisemeaux, comment me serais-je douté?... comment aurais-je prévu? -- Qui vous disait de vous douter? qui vous priait de prévoir? répondit dédaigneusement Aramis. Lordre se doute, lordre sait, lordre prévoit: nest-ce pas suffisant? -- Quordonnez-vous? ajouta Baisemeaux. -- Moi? Rien. Je ne suis quun pauvre prêtre, un simple confesseur. Mordonnez-vous daller voir le malade? -- Oh! monseigneur, je ne vous lordonne pas, je vous en prie. -- Cest bien. Alors, conduisez-moi. Chapitre CCVII -- Prisonnier Depuis cette étrange transformation dAramis en confesseur de lordre, Baisemeaux nétait plus le même homme. Jusque-là, Aramis avait été pour le digne gouverneur un prélat auquel il devait le respect, un ami auquel il devait la reconnaissance; mais, à partir de la révélation qui venait de bouleverser toutes ses idées, il était inférieur et Aramis était un chef. Il alluma lui-même un falot, appela un porte-clefs, et, se retournant vers Aramis: -- Aux ordres de Monseigneur, dit-il. Aramis se contenta de faire un signe de tête qui voulait dire: «Cest bien!» et un signe de la main qui voulait dire: «Marchez devant!» Baisemeaux se mit en route. Aramis le suivit. Il faisait une belle nuit étoilée; les pas des trois hommes retentissaient sur la dalle des terrasses, et le cliquetis des clefs pendues à la ceinture du guichetier montait jusquaux étages des tours, comme pour rappeler aux prisonniers que la liberté était hors de leur atteinte. On eût dit que le changement qui sétait opéré dans Baisemeaux sétait étendu jusquau porte-clefs. Ce porte-clefs, le même qui, à la première visite dAramis, sétait montré si curieux et si questionneur, était devenu non seulement muet, mais même impassible. Il baissait la tête et semblait craindre douvrir les oreilles. On arriva ainsi au pied de la Bertaudière, dont les deux étages furent gravis silencieusement et avec une certaine lenteur; car Baisemeaux, tout en obéissant, était loin de mettre un grand empressement à obéir. Enfin, on arriva à la porte; le guichetier neut pas besoin de chercher la clef, il lavait préparée. La porte souvrit. Baisemeaux se disposait à entrer chez le prisonnier; mais, larrêtant sur le seuil: -- Il nest pas écrit, dit Aramis, que le gouverneur entendra la confession du prisonnier. Baisemeaux sinclina et laissa passer Aramis, qui prit le falot des mains du guichetier et entra; puis dun geste, il fit signe que lon refermât la porte derrière lui. Pendant un instant, il se tint debout, loreille tendue, écoutant si Baisemeaux et le porte-clefs séloignaient; puis, lorsquil se fut assuré, par la décroissance du bruit, quils avaient quitté la tour, il posa le falot sur la table et regarda autour de lui. Sur un lit de serge verte, en tout pareil aux autres lits de la Bastille, excepté quil était plus neuf, sous des rideaux amples et fermés à demi, reposait le jeune homme près duquel, une fois déjà, nous avons introduit Aramis. Suivant lusage de la prison, le captif était sans lumière. À lheure du couvre-feu, il avait dû éteindre sa bougie. On voit combien le prisonnier était favorisé, puisquil avait ce rare privilège de garder de la lumière jusquau moment du couvre-feu. Près de ce lit, un grand fauteuil de cuir, à pieds tordus, supportait des habits dune fraîcheur remarquable. Une petite table, sans plumes, sans livres, sans papiers, sans encre, était abandonnée tristement près de la fenêtre. Plusieurs assiettes, encore pleines attestaient que le prisonnier avait à peine touché à son dernier repas. Aramis vit, sur le lit, le jeune homme étendu, le visage à demi caché sous ses deux bras. Larrivée du visiteur ne le fit point changer de posture; il attendait ou dormait. Aramis alluma la bougie à laide du falot, repoussa doucement le fauteuil et sapprocha du lit avec un mélange visible dintérêt et de respect. Le jeune homme souleva la tête. -- Que me veut-on? demanda-t-il. -- Navez-vous pas désiré un confesseur? -- Oui. -- Parce que vous êtes malade? -- Oui. -- Bien malade? Le jeune homme attacha sur Aramis des yeux pénétrants, et dit: -- Je vous remercie. Puis, après un silence: -- Je vous ai déjà vu, continua-t-il. Aramis sinclina. Sans doute, lexamen que le prisonnier venait de faire, cette révélation dun caractère froid, rusé et dominateur, empreint sur la physionomie de lévêque de Vannes, était peu rassurant dans la situation du jeune homme; car il ajouta: -- Je vais mieux. -- Alors? demanda Aramis. -- Alors, allant mieux, je nai plus le même besoin dun confesseur, ce me semble. -- Pas même du cilice que vous annonçait le billet que vous avez trouvé dans votre pain? Le jeune homme tressaillit; mais, avant quil eût répondu ou nié: -- Pas même, continua Aramis, de cet ecclésiastique de la bouche duquel vous avez une importante révélation à attendre? -- Sil en est ainsi, dit le jeune homme en retombant sur son oreiller, cest différent; jécoute. Aramis alors le regarda plus attentivement et fut surpris de cet air de majesté simple et aisée quon nacquiert jamais, si Dieu ne la mis dans le sang ou dans le coeur. -- Asseyez-vous, monsieur, dit le prisonnier. Aramis obéit en sinclinant. -- Comment vous trouvez-vous à la Bastille? demanda lévêque. -- Très bien. -- Vous ne souffrez pas? -- Non. -- Vous ne regrettez rien? -- Rien. -- Pas même la liberté? -- Quappelez-vous la liberté, monsieur, demanda le prisonnier avec laccent dun homme qui se prépare à une lutte. -- Jappelle la liberté, les fleurs, lair, le jour, les étoiles, le bonheur de courir où vous portent vos jambes nerveuses de vingt ans. Le jeune homme sourit; il eût été difficile de dire si cétait de résignation ou de dédain. -- Regardez, dit-il, jai là, dans ce vase du Japon, deux roses, deux belles roses, cueillies hier au soir en boutons dans le jardin du gouverneur; elles sont écloses ce matin et ont ouvert sous mes yeux leur calice vermeil; avec chaque pli de leurs feuilles, elles ouvraient le trésor de leur parfum; ma chambre en est tout embaumée. Ces deux roses, voyez-les: elles sont belles parmi les roses; et les roses sont les plus belles des fleurs. Pourquoi donc voulez-vous que je désire dautres fleurs, puisque jai les plus belles de toutes? Aramis regarda le jeune homme avec surprise. -- Si les fleurs sont la liberté, reprit mélancoliquement le captif, jai donc la liberté, puisque jai les fleurs. -- Oh! mais lair! sécria Aramis; lair si nécessaire à la vie? -- Eh bien! monsieur, approchez-vous de la fenêtre continua le prisonnier; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de tièdes vapeurs ou de douces brises. Lair qui vient de là caresse mon visage, quand, monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide. Le front dAramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune homme. -- Le jour? continua-t-il. Jai mieux que le jour, jai le soleil, un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la fenêtre, il trace dans ma chambre un grand carré long qui part de la fenêtre même et va mordre la tenture de mon lit jusquaux franges. Ce carré lumineux grandit de dix heures à midi, et décroît de une heure à trois, lentement, comme si, ayant eu hâte de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon disparaît, jai joui quatre heures de sa présence. Est-ce que ça ne suffit pas? on ma dit quil y avait des malheureux qui creusaient des carrières, des ouvriers qui travaillaient aux mines, et qui ne le voyaient jamais. Aramis sessuya le front. -- Quant aux étoiles, qui sont douces à voir, continua le jeune homme, elles se ressemblent toutes, sauf léclat et la grandeur. Moi, je suis favorisé; car, si vous neussiez allumé cette bougie, vous eussiez pu voir la belle étoile que je voyais de mon lit avant votre arrivée, et dont le rayonnement caressait mes yeux. Aramis baissa la tête: il se sentait submergé, sous le flot amer de cette sinistre philosophie qui est la religion de la captivité. -- Voilà donc pour les fleurs, pour lair, pour le jour et pour les étoiles, dit le jeune homme avec la même tranquillité. Reste la promenade. Est-ce que, toute la journée, je ne me promène pas dans le jardin du gouverneur sil fait beau, ici sil pleut, au frais sil fait chaud, au chaud sil fait froid, grâce à ma cheminée pendant lhiver? Ah! croyez-moi, monsieur, ajouta le prisonnier avec une expression qui nétait pas exempte dune certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut espérer, tout ce que peut désirer un homme. -- Les hommes, soit! dit Aramis en relevant la tête; mais il me semble que vous oubliez Dieu. -- Jai, en effet, oublié Dieu, répondit le prisonnier sans sémouvoir; mais, pourquoi me dites-vous cela? À quoi bon parler de Dieu aux prisonniers? Aramis regarda en face ce singulier jeune homme qui avait la résignation dun martyr avec le sourire dun athée. -- Est-ce que Dieu nest pas dans toutes choses? murmura-t-il dun ton de reproche. -- Dites au bout de toute chose, répondit le prisonnier fermement. -- Soit! dit Aramis; mais revenons au point doù nous sommes partis. -- Je ne demande pas mieux, fit le jeune homme. -- Je suis votre confesseur. -- Oui. -- Eh bien! comme mon pénitent, vous me devez la vérité. -- Je ne demande pas mieux que de vous la dire. -- Tout prisonnier a commis le crime qui la fait mettre en prison. Quel crime avez-vous commis, vous? -- Vous mavez déjà demandé cela, la première fois que vous mavez vu, dit le prisonnier. -- Et vous avez éludé ma réponse, cette fois, comme aujourdhui. -- Et pourquoi, aujourdhui, pensez-vous que je vous répondrai? -- Parce que, aujourdhui, je suis votre confesseur. -- Alors, si vous voulez que je vous dise quel crime jai commis, expliquez-moi ce que cest quun crime. Or, comme je ne sais rien en moi qui me fasse des reproches, je dis que je ne suis pas criminel. -- On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre, non seulement pour avoir commis des crimes, mais parce que lon sait que des crimes ont été commis. Le prisonnier prêtait une attention extrême. -- Oui, dit-il après un moment de silence, je comprends; oui, vous avez raison, monsieur; il se pourrait bien que, de cette façon, je fusse criminel aux yeux des grands. -- Ah! vous savez donc quelque chose? dit Aramis, qui crut avoir entrevu, non pas le défaut, mais la jointure de la cuirasse. -- Non, je ne sais rien, répondit le jeune homme; mais je pense quelquefois, et je me dis, à ces moments là... -- Que vous dites-vous? -- Que, si je voulais penser plus, ou je deviendrais fou, ou je devinerais bien des choses. -- Eh bien! alors? demanda Aramis avec impatience. -- Alors, je marrête. -- Vous vous arrêtez? -- Oui, ma tête est lourde, mes idées deviennent tristes, je sens lennui qui me prend; je désire... -- Quoi? -- Je nen sais rien, car je ne veux pas me laisser prendre au désir de choses que je nai pas, moi qui suis si content de ce que jai. -- Vous craignez la mort? dit Aramis avec une légère inquiétude. -- Oui, dit le jeune homme en souriant. Aramis sentit le froid de ce sourire et frémit. -- Oh! puisque vous avez peur de la mort, vous en savez plus que vous nen dites, sécria-t-il. -- Mais vous, répondit le prisonnier, vous qui me faites dire de vous demander, vous qui, lorsque je vous ai demandé, entrez ici en me promettant tout un monde de révélations, doù vient que cest vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle? Puisque nous portons chacun un masque, ou gardons-le tous deux, ou déposons-le ensemble. Aramis sentit à la fois la force et la justesse de ce raisonnement. -- Je nai point affaire à un homme ordinaire, pensa-t-il. Voyons, avez-vous de lambition? dit-il tout haut sans avoir préparé le prisonnier à la transition. -- Quest-ce que cela, de lambition? demanda le jeune homme. -- Cest, répondit Aramis, un sentiment qui pousse lhomme à désirer plus quil na. -- Jai dit que jétais content, monsieur, mais il est possible que je me trompe. Jignore ce que cest que lambition, mais il est possible que jen aie. Voyons ouvrez-moi lesprit, je ne demande pas mieux. -- Un ambitieux, dit Aramis, est celui qui convoite par-delà son état. -- Je ne convoite rien par-delà mon état, dit le jeune homme avec une assurance qui, encore une fois fit tressaillir lévêque de Vannes. Il se tut. Mais, à voir les yeux ardents, le front plissé, lattitude réfléchie du captif, on sentait bien quil attendait autre chose que du silence. Ce silence, Aramis le rompit. -- Vous mavez menti, la première fois que je vous ai vu, dit-il. -- Menti? sécria le jeune homme en se dressant sur son lit, avec un tel accent dans la voix, avec un tel éclair dans les yeux, quAramis recula malgré lui. -- Je veux dire, reprit Aramis en sinclinant, que vous mavez caché ce que vous savez de votre enfance. -- Les secrets dun homme sont à lui, monsieur, dit le prisonnier, et non au premier venu. -- Cest vrai, dit Aramis en sinclinant plus bas que la première fois, cest vrai, pardonnez, mais aujourdhui, suis-je encore pour vous le premier venu; Je vous en supplie, répondez, _monseigneur!_ Ce titre causa un léger trouble au prisonnier; cependant il ne parut point étonné quon le lui donnât. -- Je ne vous connais pas, monsieur, dit-il. -- Oh! si josais, je prendrais votre main, et je la baiserais. Le jeune homme fit un mouvement comme pour donner la main à Aramis, mais léclair qui avait jailli de ses yeux séteignit au bord de sa paupière, et sa main se retira froide et défiante. -- Baiser la main dun prisonnier! dit-il en secouant la tête, à quoi bon? -- Pourquoi mavez-vous dit, demanda Aramis, que vous vous trouviez bien ici? pourquoi mavez vous dit que vous naspiriez à rien? pourquoi enfin en me parlant ainsi, mempêchez-vous dêtre franc à mon tour? Le même éclair reparut pour la troisième fois aux yeux du jeune homme, mais, comme les deux autres fois, il expira sans rien amener. -- Vous vous défiez de moi? dit Aramis. -- À quel propos, monsieur? -- Oh! par une raison bien simple: cest que, si vous savez ce que vous devez savoir, vous devez vous défier de tout le monde. -- Alors, ne vous étonnez pas que je me délie, puisque vous me soupçonnez de savoir ce que je ne sais pas. Aramis était frappé dadmiration pour cette énergique résistance. -- Oh! vous me désespérez, monseigneur! sécriât-il en frappant du poing sur le fauteuil. -- Et moi, je ne vous comprends pas monsieur. -- Eh bien! tâchez de me comprendre. Le prisonnier regarda fixement Aramis. -- Il me semble parfois, continua celui-ci, que jai devant les yeux lhomme que je cherche... et puis... -- Et puis... cet homme disparaît, nest-ce pas? dit le prisonnier en souriant. Tant mieux! -- Décidément, reprit-il, je nai rien à dire à un homme qui se défie de moi au point que vous le faites. -- Et moi, ajouta le prisonnier du même ton, rien à dire à lhomme qui ne veut pas comprendre quun prisonnier doit se défier de tout. -- Même de ses anciens amis? dit Aramis. Oh! cest trop de prudence, monseigneur! -- De mes anciens amis? vous êtes un de mes anciens amis, vous? -- Voyons, dit Aramis, ne vous souvient-il donc plus davoir vu autrefois, dans le village où sécoula votre première enfance?... -- Savez-vous le nom de ce village? demanda le prisonnier. -- Noisy-le-Sec, monseigneur, répondit fermement Aramis. -- Continuez, dit le jeune homme sans que son visage avouât ou niât. -- Tenez, monseigneur, dit Aramis, si vous voulez absolument continuer ce jeu, restons-en là. Je viens pour vous dire beaucoup de choses, cest vrai; mais il faut me laisser voir que ces choses, vous avez, de votre côté, le désir de les connaître. Avant de parler, avant de déclarer les choses si importantes que je recèle en moi, convenez-en, jeusse eu besoin dun peu daide sinon de franchise, dun peu de sympathie sinon de confiance. Eh bien! vous vous tenez renfermé dans une prétendue ignorance qui me paralyse... Oh! non pas pour ce que vous croyez; car, si fort ignorant que vous soyez, ou si fort indifférent que vous feigniez dêtre, vous nen êtes pas moins ce que vous êtes, monseigneur, et rien, rien! entendez-vous bien, ne fera que vous ne le soyez pas. -- Je vous promets, répondit le prisonnier, de vous écouter sans impatience. Seulement, il me semble que jai le droit de vous répéter cette question que je vous ai déjà faite: Qui êtes-vous? -- Vous souvient-il, il y a quinze ou dix-huit ans, davoir vu à Noisy-le-Sec un cavalier qui venait avec une dame, vêtue ordinairement de soie noire, avec des rubans couleur de feu dans les cheveux? -- Oui, dit le jeune homme: une fois jai demandé le nom de ce cavalier, et lon ma dit quil sappelait labbé dHerblay. Je me suis étonné que cet abbé eût lair si guerrier, et lon ma répondu quil ny avait rien détonnant à cela, attendu que cétait un mousquetaire du roi Louis XIII. -- Eh bien! dit Aramis, ce mousquetaire autrefois, cet abbé alors, évêque de Vannes depuis, votre confesseur aujourdhui, cest moi. -- Je le sais. Je vous avais reconnu. -- Eh bien! monseigneur, si vous savez cela, il faut que jy ajoute une chose que vous ne savez pas: cest que si la présence ici de ce mousquetaire, de cet abbé, de cet évêque, de ce confesseur était connue du roi, ce soir, demain, celui qui a tout risqué pour venir à vous verrait reluire la hache du bourreau au fond dun cachot plus sombre et plus perdu que ne lest le vôtre. En écoutant ces mots fermement accentués, le jeune homme sétait soulevé sur son lit, et avait plongé des regards de plus en plus avides dans les regards dAramis. Le résultat de cet examen fut que le prisonnier parut prendre quelque confiance. -- Oui, murmura-t-il, oui, je me souviens parfaitement. La femme dont vous parlez vint une fois avec vous, et deux autres fois avec la femme... Il sarrêta. -- Avec la femme qui venait vous voir tous les mois, nest-ce pas, monseigneur? -- Oui. -- Savez-vous quelle était cette dame? Un éclair parut près de jaillir de loeil du prisonnier. -- Je sais que cétait une dame de la Cour, dit-il. -- Vous vous la rappelez bien, cette dame? -- Oh! mes souvenirs ne peuvent être bien confus sous ce rapport, dit le jeune prisonnier; jai vu une fois cette dame avec un homme de quarante-cinq ans, à peu près, jai vu une fois cette dame avec vous et avec la dame à la robe noire et aux rubans couleur de feu; je lai revue deux fois depuis avec la même personne. Ces quatre personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnette, mon geôlier et le gouverneur, sont les seules personnes à qui jaie jamais parlé, et, en vérité, presque les seules personnes que jaie jamais vues. -- Mais vous étiez donc en prison? -- Si je suis en prison ici, relativement jétais libre là-bas, quoique ma liberté fût bien restreinte; une maison doù je ne sortais pas, un grand jardin entouré de murs que je ne pouvais franchir: cétait ma demeure; vous la connaissez, puisque vous y êtes venu. Au reste, habitué à vivre dans les limites de ces murs et de cette maison, je nai jamais désiré en sortir. Donc, vous comprenez, monsieur, nayant rien vu de ce monde je ne puis rien désirer, et, si vous me racontez quelque chose, vous serez forcé de tout mexpliquer. -- Ainsi ferai-je, monseigneur, dit Aramis en sinclinant; car cest mon devoir. -- Eh bien! commencez donc par me dire ce quétait mon gouverneur. -- Un bon gentilhomme, monseigneur, un honnête gentilhomme surtout, un précepteur à la fois pour votre corps et pour votre âme. Avez-vous jamais eu à vous en plaindre? -- Oh! non, monsieur, bien au contraire; mais ce gentilhomme ma dit souvent que mon père et ma mère étaient morts; ce gentilhomme mentait-il ou disait-il la vérité? -- Il était forcé de suivre les ordres qui lui étaient donnés. -- Alors il mentait donc? -- Sur un point. Votre père est mort. -- Et ma mère? -- Elle est morte pour vous. -- Mais, pour les autres, elle vit, nest-ce pas? -- Oui. -- Et moi, le jeune homme regarda Aramis, moi, je suis condamné à vivre dans lobscurité dune prison? -- Hélas! je le crois. -- Et cela, continua le jeune homme, parce que ma présence dans le monde révélerait un grand secret? -- Un grand secret, oui. -- Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je létais, il faut que mon ennemi soit bien puissant. -- Il lest. -- Plus puissant que ma mère, alors? -- Pourquoi cela? -- Parce que ma mère meût défendu. Aramis hésita. -- Plus puissant que votre mère, oui, monseigneur. -- Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et pour quon mait séparé deux ainsi, jétais donc ou ils étaient donc un bien grand danger pour mon ennemi? -- Oui, un danger dont votre ennemi sest délivré en faisant disparaître le gentilhomme et la nourrice, répondit tranquillement Aramis. -- Disparaître? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont- ils disparu? -- De la façon la plus sûre, répondit Aramis: ils sont morts. Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur son visage. -- Par le poison? demanda-t-il. -- Par le poison. Le prisonnier réfléchit un instant. -- Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient été assassinées le même jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la nécessité; car ce digne gentilhomme et cette pauvre femme navaient jamais fait de mal à personne. -- La nécessité est dure dans votre maison, monseigneur. Aussi est-ce une nécessité qui me fait, à mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice ont été assassinés. -- Oh! vous ne mapprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en fronçant le sourcil. -- Comment cela? -- Je men doutais. -- Pourquoi? -- Je vais vous le dire. En ce moment, le jeune homme, sappuyant sur ses deux coudes, sapprocha du visage dAramis avec une telle expression de dignité, dabnégation, de défi même, que lévêque sentit lélectricité de lenthousiasme monter en étincelles dévorantes de son coeur flétri à son crâne dur comme lacier. -- Parlez, monseigneur. Je vous ai déjà dit que jexpose ma vie en vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la recevoir comme rançon de la vôtre. -- Eh bien! reprit le jeune homme, voici pourquoi je soupçonnais que lon avait tué ma nourrice et mon gouverneur. -- Que vous appeliez votre père. -- Oui, que jappelais mon père, mais dont je savais bien que je nétais pas le fils. -- Qui vous avait fait supposer?... -- De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami, lui était trop respectueux pour un père. -- Moi, dit Aramis, je nai pas le dessein de me déguiser. Le jeune homme fit un signe de tête et continua: -- Sans doute, je nétais pas destiné à demeurer éternellement enfermé, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire, maintenant surtout, cest le soin quon prenait de faire de moi un cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était près de moi mavait appris tout ce quil savait lui-même: les mathématiques, un peu de géométrie, dastronomie, lescrime, le manège. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle basse, et montais à cheval dans le jardin. Eh bien! un matin, cétait pendant lété, car il faisait une grande chaleur, je métais endormi dans cette salle basse. Rien, jusque-là, ne mavait, excepté le respect de mon gouverneur, instruit ou donné des soupçons. Je vivais comme les oiseaux, comme les plantes, dair et de soleil; je venais davoir quinze ans. -- Alors, il y a huit ans de cela? -- Oui, à peu près; jai perdu la mesure du temps. -- Pardon, mais que vous disait votre gouverneur pour vous encourager au travail? -- Il me disait quun homme doit chercher à se faire sur la terre une fortune que Dieu lui a refusée en naissant; il ajoutait que, pauvre, orphelin, obscur, je ne pouvais compter que sur moi, et que nul ne sintéressait ou ne sintéresserait jamais à ma personne. Jétais donc dans cette salle basse, et, fatigué par ma leçon descrime, je métais endormi. Mon gouverneur était dans sa chambre, au premier étage, juste au-dessus de moi. Soudain jentendis comme un petit cri poussé par mon gouverneur. Puis il appela: «Perronnette! Perronnette!» Cétait ma nourrice quil appelait. -- Oui, je sais, dit Aramis; continuez, monseigneur, continuez. -- Sans doute elle était au jardin, car mon gouverneur descendit lescalier avec précipitation. Je me levai, inquiet de le voir inquiet lui-même. Il ouvrit la porte qui, du vestibule, menait au jardin, en criant toujours: «Perronnette! Perronnette!» Les fenêtres de la salle basse donnaient sur la cour; les volets de ces fenêtres étaient fermés; mais, par une fente du volet, je vis mon gouverneur sapprocher dun large puits situé presque au- dessous des fenêtres de son cabinet de travail. Il se pencha sur la margelle, regarda dans le puits, et poussa un nouveau cri en faisant de grands gestes effarés. Doù jétais, je pouvais non seulement voir, mais encore entendre. Je vis donc, jentendis donc. -- Continuez, monseigneur, je vous en prie, dit Aramis. «-- Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla au-devant delle, la prit par le bras et lentraîna vivement vers la margelle; après quoi, se penchant avec elle dans le puits, il lui dit: -- Regardez, regardez, quel malheur! -- Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette; quy a-t- il? -- Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous cette lettre? Et il étendait la main vers le fond du puits. -- Quelle lettre? demanda la nourrice. -- Cette lettre que vous voyez là-bas, cest la dernière lettre de la reine. À ce mot je tressaillis. Mon gouverneur, celui qui passait pour mon père, celui qui me recommandait sans cesse la modestie et lhumilité, en correspondance avec la reine! -- La dernière lettre de la reine? sécria dame Perronnette sans paraître étonnée autrement que de voir cette lettre au fond du puits. Et comment est elle là? -- Un hasard, dame Perronnette, un hasard étrange! Je rentrais chez moi; en rentrant, jouvre la porte; la fenêtre de son côté était ouverte; un courant dair sétablit; je vois un papier qui senvole, je reconnais que ce papier, cest la lettre de la reine; je cours à la fenêtre en poussant un cri; le papier flotte un instant en lair et tombe dans le puits. -- Eh bien! dit dame Perronnette, si la lettre est tombée dans le puits, cest comme si elle était brûlée, et, puisque la reine brûle elle-même toutes ses lettres, chaque fois quelle vient...» Chaque fois quelle vient! Ainsi cette femme qui venait tous les mois, cétait la reine? interrompit le prisonnier. -- Oui, fit de la tête Aramis. «-- Sans doute, sans doute, continua le vieux gentilhomme, mais cette lettre contenait des instructions. Comment ferai-je pour les suivre? -- Écrivez vite à la reine, racontez-lui la chose comme elle sest passée, et la reine vous écrira une seconde lettre en place de celle-ci. -- Oh! la reine ne voudra pas croire à cet accident, dit le bonhomme en branlant la tête; elle pensera que jai voulu garder cette lettre, au lieu de la lui rendre comme les autres, afin de men faire une arme. Elle est si défiante, et M. de Mazarin si... Ce démon dItalien est capable de nous faire empoisonner au premier soupçon!» Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tête. «-- Vous savez, dame Perronnette, tous les deux sont si ombrageux à lendroit de Philippe!» Philippe, cest le nom quon me donnait, interrompit le prisonnier. «-- Eh bien! alors, il ny a pas à hésiter, dit dame Perronnette, il faut faire descendre quelquun dans le puits. -- Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en remontant. -- Prenons, dans le village, quelquun qui ne sache pas lire; ainsi vous serez tranquille. -- Soit; mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il pas limportance dun papier pour lequel on risque la vie dun homme? Cependant vous venez de me donner une idée, dame Perronnette; oui, quelquun descendra dans le puits, et ce quelquun sera moi. Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit à séplorer et à sécrier de telle façon, elle supplia si fort en pleurant le vieux gentilhomme, quil lui promit de se mettre en quête dune échelle assez grande pour quon pût descendre dans le puits, tandis quelle irait jusquà la ferme chercher un garçon résolu, à qui lon ferait accroire quil était tombé un bijou dans le puits, que ce bijou était enveloppé dans du papier, et, comme le papier, remarqua mon gouverneur, se développe à leau, il ne sera pas surprenant quon ne retrouve que la lettre tout ouverte. -- Elle aura peut-être déjà eu le temps de seffacer dit dame Perronnette. -- Peu importe, pourvu que nous ayons la lettre. En remettant la lettre à la reine, elle verra bien que nous ne lavons pas trahie, et, par conséquent, nexcitant pas la défiance de M. de Mazarin, nous naurons rien à craindre de lui.» Cette résolution prise, ils se séparèrent. Je repoussai le volet, et, voyant que mon gouverneur sapprêtait à rentrer, je me jetai sur mes coussins avec un bourdonnement dans la tête, causé par tout ce que je venais dentendre. Mon gouverneur entrebâilla la porte quelques secondes après que je métais rejeté sur mes coussins, et, me croyant assoupi, la referma doucement. À peine fut-elle refermée, que le me relevai et prêtant loreille, jentendis le bruit des pas qui séloignaient. Alors je revins à mon volet, et je vis sortir mon gouverneur et dame Perronnette. Jétais seul à la maison. Ils neurent pas plutôt refermé la porte, que, sans prendre la peine de traverser le vestibule, je sautai par la fenêtre et courus au puits. Alors, comme sétait penché mon gouverneur, je me penchai à mon tour. Je ne sais quoi de blanchâtre et de lumineux tremblotait dans les cercles frissonnants de leau verdâtre Ce disque brillant me fascinait et mattirait. Mes yeux étaient fixes, ma respiration haletante. Le puits maspirait avec sa large bouche et son haleine glacée: il me semblait lire au fond de leau des caractères de feu tracés sur le papier quavait touché la reine. Alors, sans savoir ce que je faisais, et animé par un de ces mouvements instinctifs qui vous poussent sur les pentes fatales, je roulai une extrémité de la corde au pied de la potence du puits, je laissai pendre le seau jusque dans leau, à trois pieds de profondeur à peu près, tout cela en me donnant bien du mal pour ne pas déranger le précieux papier, qui commençait à changer sa couleur blanchâtre contre une teinte verdâtre, preuve quil senfonçait, puis, un morceau de toile mouillée entre les mains, je me laissai glisser dans labîme. Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque deau sombre, quand je vis le ciel diminuer au-dessus de ma tête, le froid sempara de moi, le vertige me saisit et fit dresser mes cheveux; mais ma volonté domina tout, terreur et malaise. Jatteignis leau, et je my plongeai dun seul coup, me retenant dune main, tandis que jallongeais lautre, et que je saisissais le précieux papier, qui se déchira en deux entre mes doigts. Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et, maidant des pieds aux parois du puits, me suspendant des mains, vigoureux, agile, et pressé surtout, je regagnai la margelle, que jinondai en la touchant de leau qui ruisselait de toute la partie inférieure de mon corps. Une fois hors du puits avec ma proie, je me mis à courir au soleil, et jatteignis le fond du jardin, où se trouvait une espèce de petit bois. Cest là que je voulais me réfugier. Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche qui retentissait lorsque souvrait la grand-porte sonna. Cétait mon gouverneur qui rentrait. Il était temps! Je calculai quil me restait dix minutes avant quil matteignît, si, devinant où jétais, il venait droit à moi; vingt minutes, sil prenait la peine de me chercher. Cétait assez pour lire cette précieuse lettre, dont je me hâtai de rapprocher les deux fragments. Les caractères commençaient à seffacer. Cependant, malgré tout, je parvins à déchiffrer la lettre. -- Et quy avez-vous lu, monseigneur? demanda Aramis vivement intéressé. -- Assez de choses pour croire, monsieur, que le valet était un gentilhomme, et que Perronnette, sans être une grande dame, était cependant plus quune servante; enfin que javais moi-même quelque naissance, puisque la reine Anne dAutriche et le premier ministre Mazarin me recommandaient si soigneusement. Le jeune homme sarrêta tout ému. -- Et quarriva-t-il? demanda Aramis. -- Il arriva, monsieur, répondit le jeune homme, que louvrier appelé par mon gouverneur ne trouva rien dans le puits, après lavoir fouillé en tous sens; il arriva que mon gouverneur saperçut que la margelle était toute ruisselante; il arriva que je ne métais pas si bien séché au soleil que dame Perronnette ne reconnût que mes habits étaient tout humides; il arriva enfin que je fus pris dune grosse fièvre causée par la fraîcheur de leau et lémotion de ma découverte, et que cette fièvre fut suivie dun délire pendant lequel je racontai tout; de sorte que, guidé par mes propres aveux, mon gouverneur trouva sous mon chevet les deux fragments de la lettre écrite par la reine. -- Ah! fit Aramis, je comprends à cette heure. -- À partir de là, tout est conjecture. Sans doute, le pauvre gentilhomme et la pauvre femme, nosant garder le secret de ce qui venait de se passer, écrivirent tout à la reine et lui renvoyèrent la lettre déchirée. -- Après quoi, dit Aramis, vous fûtes arrêté et conduit à la Bastille? -- Vous le voyez. -- Puis vos serviteurs disparurent? -- Hélas! -- Ne nous occupons pas des morts, reprit Aramis, et voyons ce que lon peut faire avec le vivant. Vous mavez dit que vous étiez résigné? -- Et je vous le répète. -- Sans souci de la liberté? -- Je vous lai dit. -- Sans ambition, sans regret, sans pensée? Le jeune homme ne répondit rien. -- Eh bien! demanda Aramis, vous vous taisez? -- Je crois que jai assez parlé, répondit le prisonnier, et que cest votre tour. Je suis fatigué. -- Je vais vous obéir, dit Aramis. Aramis se recueillit, et une teinte de solennité profonde se répandit sur toute sa physionomie. On sentait quil en était arrivé à la partie importante du rôle quil était venu jouer dans la prison. -- Une première question, fit Aramis. -- Laquelle? Parlez. -- Dans la maison que vous habitiez, il ny avait ni glace ni miroir, nest-ce pas? -- Quest-ce que ces deux mots, et que signifient-ils? demanda le jeune homme. Je ne les connais même pas. -- On entend par miroir ou glace un meuble qui réfléchit les objets, qui permet, par exemple, que lon voie les traits de son propre visage dans un verre préparé, comme vous voyez les miens à loeil nu. -- Non, il ny avait dans la maison ni glace ni miroir, répondit le jeune homme. Aramis regarda autour de lui. -- Il ny en a pas non plus ici, dit-il; les mêmes précautions ont été prises ici que là-bas. -- Dans quel but? -- Vous le saurez tout à lheure. Maintenant, pardonnez-moi; vous mavez dit que lon vous avait appris les mathématiques, lastronomie, lescrime, le manège; vous ne mavez point parlé dhistoire. -- Quelquefois, mon gouverneur ma raconté les hauts faits du roi saint Louis, de François Ier et du roi Henri IV. -- Voilà tout? -- Voilà à peu près tout. -- Eh bien! je le vois, cest encore un calcul: comme on vous avait enlevé les miroirs qui réfléchissent le présent, on vous a laissé ignorer lhistoire qui réfléchit le passé. Depuis votre emprisonnement, les livres vous ont été interdits, de sorte que bien des faits vous sont inconnus, à laide desquels vous pourriez reconstruire lédifice écroulé de vos souvenirs ou de vos intérêts. -- Cest vrai, dit le jeune homme. -- Écoutez, je vais donc, en quelques mots, vous dire ce qui sest passé en France depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, cest-à- dire depuis la date probable de votre naissance, cest-à-dire, enfin, depuis le moment qui vous intéresse. -- Dites. Et le jeune homme reprit son attitude sérieuse et recueillie. -- Savez-vous quel fut le fils du roi Henri IV? -- Je sais du moins quel fut son successeur. -- Comment savez-vous cela? -- Par une pièce de monnaie, à la date de 1610, qui représentait le roi Henri IV; par une pièce de monnaie à la date de 1612, qui représentait le roi Louis XIII. Je présumai, puisquil ny avait que deux ans entre les deux pièces, que Louis XIII devait être le successeur de Henri IV. -- Alors, dit Aramis, vous savez que le dernier roi régnant était Louis XIII? -- Je le sais, dit le jeune homme en rougissant légèrement. -- Eh bien! ce fut un prince plein de bonnes idées, plein de grands projets, projets toujours ajournés par le malheur des temps et par les luttes queut à soutenir contre la seigneurie de France son ministre Richelieu. Lui, personnellement je parle du roi Louis XIII, était faible de caractère. Il mourut jeune encore et tristement. -- Je sais cela. -- Il avait été longtemps préoccupé du soin de sa postérité. Cest un soin douloureux pour les princes, qui ont besoin de laisser sur la terre plus quun souvenir, pour que leur pensée se poursuive, pour que leur oeuvre continue. -- Le roi Louis XIII est-il mort sans enfants? demanda en souriant le prisonnier. -- Non, mais il fut privé longtemps du bonheur den avoir; non, mais longtemps il crut quil mourrait tout entier. Et cette pensée lavait réduit à un profond désespoir, quand tout à coup sa femme, Anne dAutriche... Le prisonnier tressaillit. -- Saviez-vous, continua Aramis, que la femme de Louis XIII sappelât Anne dAutriche? -- Continuez, dit le jeune homme sans répondre. -- Quand tout à coup, reprit Aramis, la reine Anne dAutriche annonça quelle était enceinte. La joie fut grande à cette nouvelle, et tous les voeux tendirent à une heureuse délivrance. Enfin, le 5 septembre 1638, elle accoucha dun fils. Ici Aramis regarda son interlocuteur, et crut sapercevoir quil pâlissait. -- Vous allez entendre, dit Aramis, un récit que peu de gens sont en état de faire à lheure quil est; car ce récit est un secret que lon croit mort avec les morts, ou enseveli dans labîme de la confession. -- Et vous allez me dire ce secret? fit le jeune homme. -- Oh! dit Aramis avec un accent auquel il ny avait pas à se méprendre, ce secret, je ne crois pas laventurer en le confiant à un prisonnier qui na aucun désir de sortir de la Bastille. -- Jécoute, monsieur. -- La reine donna donc le jour à un fils. Mais quand toute la Cour eut poussé des cris de joie à cette nouvelle, quand le roi eut montré le nouveau-né à son peuple, et à sa noblesse, quand il se fut gaiement mis à table pour fêter cette heureuse naissance, alors la reine, restée seule dans sa chambre, fut prise, pour la seconde fois, des douleurs de lenfantement, et donna le jour à un second fils. -- Oh! dit le prisonnier trahissant une instruction plus grande que celle quil avouait, je croyais que Monsieur nétait né quen... Aramis leva le doigt. -- Attendez que je continue, dit-il. Le prisonnier poussa un soupir impatient, et attendit. -- Oui, dit Aramis, la reine eut un second fils, un second fils que dame Perronnette, la sage-femme, reçut dans ses bras. -- Dame Perronnette! murmura le jeune homme. -- On courut aussitôt à la salle où le roi dînait; on le prévint tout bas de ce qui arrivait; il se leva de table et accourut. Mais, cette fois, ce nétait plus la gaieté quexprimait son visage, cétait un sentiment qui ressemblait à de la terreur. Deux fils jumeaux changeaient en amertume la joie que lui avait causée la naissance dun seul, attendu que ce que je vais vous dire, vous lignorez certainement, attendu quen France cest laîné des fils qui règne après le père. -- Je sais cela. -- Et que les médecins et les jurisconsultes prétendent quil y a lieu de douter si le fils qui sort le premier du sein de sa mère est laîné de par la loi de Dieu et de la nature. Le prisonnier poussa un cri étouffé, et devint plus blanc que le drap sous lequel il se cachait. -- Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi, qui sétait vu avec tant de joie continuer dans un héritier, dut être au désespoir en songeant que maintenant il en avait deux, et que, peut-être, celui qui venait de naître et qui était inconnu, contesterait le droit daînesse à lautre qui était né deux heures auparavant, et qui, deux heures auparavant, avait été reconnu. Ainsi, ce second fils, sarmant des intérêts ou des caprices dun parti, pouvait, un jour, semer dans le royaume la discorde et la guerre, détruisant, par cela même, la dynastie quil eût dû consolider. -- Oh! je comprends, je comprends!... murmura le jeune homme. -- Eh bien! continua Aramis, voilà ce quon rapporte, voilà ce quon assure, voilà pourquoi un des deux fils dAnne dAutriche, indignement séparé de son frère, indignement séquestré, réduit à lobscurité la plus profonde, voilà pourquoi ce second fils a disparu, et si bien disparu, que nul en France ne sait aujourdhui quil existe, excepté sa mère. -- Oui, sa mère, qui la abandonné! sécria le prisonnier avec lexpression du désespoir. -- Excepté, continua Aramis, cette dame à la robe noire et aux rubans de feu, et enfin excepté... -- Excepté vous, nest-ce pas? Vous qui venez me conter tout cela, vous qui venez éveiller en mon âme la curiosité, la haine, lambition, et, qui sait? peut-être, la soif de la vengeance; excepté vous, monsieur, qui, si vous êtes lhomme que jattends, lhomme que me promet le billet, lhomme enfin que Dieu doit menvoyer, devez avoir sur vous... -- Quoi? demanda Aramis. -- Un portrait du roi Louis XIV, qui règne en ce moment sur le trône de France. -- Voici le portrait, répliqua lévêque en donnant au prisonnier un émail des plus exquis, sur lequel Louis XIV apparaissait fier, beau, et vivant pour ainsi dire. Le prisonnier saisit avidement le portrait, et fixa ses yeux sur lui comme sil eût voulu le dévorer. -- Et maintenant, monseigneur, dit Aramis voici un miroir. Aramis laissa le temps au prisonnier de renouer ses idées. -- Si haut! si haut! murmura le jeune homme en dévorant du regard le portrait de Louis XIV et son image à lui-même réfléchie dans le miroir. -- Quen pensez-vous? dit alors Aramis. -- Je pense que je suis perdu, répondit le captif, que le roi ne me pardonnera jamais. -- Et moi, je me demande, ajouta lévêque en attachant sur le prisonnier un regard brillant de signification, je me demande lequel des deux est le roi, de celui que représente ce portrait, ou de celui que reflète cette glace. -- Le roi, monsieur, est celui qui est sur le trône, répliqua tristement le jeune homme, cest celui qui nest pas en prison, et qui, au contraire, y fait mettre les autres. La royauté, cest la puissance, et vous voyez bien que je suis impuissant. -- Monseigneur, répondit Aramis avec un respect quil navait pas encore témoigné, le roi, prenez-y bien garde, sera, si vous le voulez, celui qui, sortant de prison, saura se tenir sur le trône où des amis le placeront. -- Monsieur, ne me tentez point, fit le prisonnier avec amertume. -- Monseigneur, ne faiblissez pas, persista Aramis avec vigueur. Jai apporté toutes les preuves de votre naissance: consultez-les, prouvez-vous à vous-même que vous êtes un fils de roi, et, après, agissons. -- Non, non, cest impossible. -- À moins, reprit ironiquement lévêque, quil ne soit dans la destinée de votre race que les frères exclus du trône soient tous des princes sans valeur et sans honneur, comme M. Gaston dOrléans, votre oncle, qui, dix fois, conspira contre le roi Louis XIII, son frère. -- Mon oncle Gaston dOrléans conspira contre son frère? sécria le prince épouvanté; il conspira pour le détrôner? -- Mais oui, monseigneur, pas pour autre chose. -- Que me dites-vous là, monsieur? -- La vérité. -- Et il eut des amis... dévoués? -- Comme moi pour vous. -- Eh bien! que fit-il? il échoua? -- Il échoua, mais toujours par sa faute, et, pour racheter, non pas sa vie, car la vie du frère du roi est sacrée, inviolable, mais pour racheter sa liberté, votre oncle sacrifia la vie de tous ses amis les uns après les autres. Aussi est-il aujourdhui la honte de lhistoire et lexécration de cent nobles familles de ce royaume. -- Je comprends, monsieur, fit le prince, et cest par faiblesse ou par trahison que mon oncle tua ses amis? -- Par faiblesse: ce qui est toujours une trahison chez les princes. -- Ne peut-on pas échouer aussi par ignorance, par incapacité? Croyez-vous bien quil soit possible à un pauvre captif tel que moi, élevé non seulement loin de la Cour, mais encore loin du monde, croyez-vous quil lui soit possible daider ceux de ses amis qui tenteraient de le servir? Et comme Aramis allait répondre, le jeune homme sécria tout à coup avec une violence qui décelait la force du sang: -- Nous parlons ici damis, mais par quel hasard aurais-je des amis, moi que personne ne connaît, et qui nai pour men faire ni liberté, ni argent, ni puissance? -- Il me semble que jai eu lhonneur de moffrir à Votre Altesse Royale. -- Oh! ne mappelez pas ainsi, monsieur; cest une dérision ou une barbarie. Ne me faites pas songer à autre chose quaux murs de la prison qui menferme, laissez-moi aimer encore, ou, du moins, subir mon esclavage et mon obscurité. -- Monseigneur! monseigneur! si vous me répétez encore ces paroles découragées! Si, après avoir eu la preuve de votre naissance, vous demeurez pauvre desprit, de souffle et de volonté, jaccepterai votre voeu, je disparaîtrai, je renoncerai à servir ce maître, à qui, si ardemment, je venais dévouer ma vie et mon aide. -- Monsieur, sécria le prince, avant de me dire tout ce que vous dites, neût-il pas mieux valu réfléchir que vous mavez à jamais brisé le coeur? -- Ainsi ai-je voulu faire, monseigneur. -- Monsieur, pour me parler de grandeur, de puissance, de royauté même, est-ce que vous devriez choisir une prison? Vous voulez me faire croire à la splendeur, et nous nous cachons dans la nuit? Vous me vantez la gloire, et nous étouffons nos paroles sous les rideaux de ce grabat? Vous me faites entrevoir une toute-puissance et jentends les pas du geôlier dans ce corridor, ce pas qui vous fait trembler plus que moi? Pour me rendre un peu moins incrédule, tirez-moi donc de la Bastille, donnez de lair à mes poumons, des éperons à mon pied, une épée à mon bras, et nous commencerons à nous entendre. -- Cest bien mon intention de vous donner tout cela, et plus que cela, monseigneur. Seulement, le voulez-vous? -- Écoutez encore, monsieur, interrompit le prince. Je sais quil y a des gardes à chaque galerie, des verrous à chaque porte, des canons et des soldats à chaque barrière. Avec quoi vaincrez-vous les gardes, enclouerez vous les canons? Avec quoi briserez-vous les verrous et les barrières? -- Monseigneur, comment vous est venu ce billet que vous avez lu et qui annonçait ma venue? -- On corrompt un geôlier pour un billet. -- Si lon corrompt un geôlier, on peut en corrompre dix. -- Eh bien! jadmets que ce soit possible de tirer un pauvre captif de la Bastille, possible de le bien cacher pour que les gens du roi ne le rattrapent point, possible encore de nourrir convenablement ce malheureux dans un asile inconnu. -- Monseigneur! fit en souriant Aramis. -- Jadmets que celui qui ferait cela pour moi serait déjà plus quun homme, mais puisque vous dites que je suis un prince, un frère de roi, comment me rendrez-vous le rang et la force que ma mère et mon frère mont enlevés? Mais, puisque je dois passer une vie de combats et de haines, comment me ferez-vous vainqueur dans ces combats et invulnérable à mes ennemis? Ah! monsieur, songez-y! jetez-moi demain dans quelque noire caverne, au fond dune montagne! faites-moi cette joie dentendre en liberté les bruits du fleuve et de la plaine, de voir en liberté le soleil dazur ou le ciel orageux, cen est assez! Ne me promettez pas davantage, car, en vérité, vous ne pouvez me donner davantage, et ce serait un crime de me tromper, puisque vous vous dites mon ami. Aramis continua découter en silence. -- Monseigneur, reprit-il après avoir un moment réfléchi, jadmire ce sens si droit et si ferme qui dicte vos paroles; je suis heureux davoir deviné mon roi. -- Encore! encore!... Ah! par pitié, sécria le prince en comprimant de ses mains glacées son front couvert dune sueur brûlante, nabusez pas de moi: je nai pas besoin dêtre un roi, monsieur, pour être le plus heureux des hommes. -- Et moi, monseigneur, jai besoin que vous soyez un roi pour le bonheur de lhumanité. -- Ah! fit le prince avec une nouvelle défiance inspirée par ce mot, ah! qua donc lhumanité à reprocher à mon frère? -- Joubliais de dire, monseigneur, que, si vous daignez vous laisser guider par moi, et si vous consentez à devenir le plus puissant prince de la terre, vous aurez servi les intérêts de tous les amis que je voue au succès de notre cause, et ces amis sont nombreux. -- Nombreux? -- Encore moins que puissants, monseigneur. -- Expliquez-vous. -- Impossible! Je mexpliquerai, je le jure devant Dieu qui mentend, le propre jour où je vous verrai assis sur le trône de France. -- Mais mon frère? -- Vous ordonnerez de son sort. Est-ce que vous le plaignez? -- Lui qui me laisse mourir dans un cachot? Non, je ne le plains pas! -- À la bonne heure! -- Il pouvait venir lui-même en cette prison, me prendre la main et me dire: «Mon frère, Dieu nous a créés pour nous aimer, non pour nous combattre. Je viens à vous. Un préjugé sauvage vous condamnait à périr obscurément loin de tous les hommes, privé de toutes les joies. Je veux vous faire asseoir près de moi; je veux vous attacher au côté lépée de notre père. Profiterez-vous de ce rapprochement pour métouffer ou me contraindre? Userez-vous de cette épée pour verser mon sang?...» -- «Oh! non, lui eussé-je répondu: je vous regarde comme mon sauveur, et vous respecterai comme mon maître. Vous me donnez bien plus que ne mavait donné Dieu. Par vous, jai la liberté; par vous, jai le droit daimer et dêtre aimé en ce monde.» -- Et vous eussiez tenu parole, monseigneur? -- Oh! sur ma vie! -- Tandis que maintenant?... -- Tandis que, maintenant, je sens que jai des coupables à punir... -- De quelle façon, monseigneur? -- Que dites-vous de cette ressemblance que Dieu mavait donnée avec mon frère? -- Je dis quil y avait dans cette ressemblance un enseignement providentiel que le roi neût pas dû négliger, je dis que votre mère a commis un crime en faisant différents par le bonheur et par la fortune ceux que la nature avait créés si semblables dans son sein, et je conclus, moi, que le châtiment ne doit être autre chose que léquilibre à rétablir. -- Ce qui signifie?... -- Que, si je vous rends votre place sur le trône de votre frère, votre frère prendra la vôtre dans votre prison. -- Hélas! on souffre bien en prison! surtout quand on a bu si largement à la coupe de la vie! -- Votre Altesse Royale sera toujours libre de faire ce quelle voudra: elle pardonnera, si bon lui semble, après avoir puni. -- Bien. Et maintenant, savez-vous une chose, monsieur? -- Dites, mon prince. -- Cest que je nécouterai plus rien de vous que hors de la Bastille. -- Jallais dire à Votre Altesse Royale que je naurai plus lhonneur de la voir quune fois. -- Quand cela? -- Le jour où mon prince sortira de ces murailles noires. -- Dieu vous entende! Comment me préviendrez-vous? -- En venant ici vous chercher. -- Vous-même? -- Mon prince, ne quittez cette chambre quavec moi, ou, si lon vous contraint en mon absence, rappelez-vous que ce ne sera pas de ma part. -- Ainsi, pas un mot à qui que ce soit, si ce nest à vous? -- Si ce nest à moi. Aramis sinclina profondément. Le prince lui tendit la main. -- Monsieur, dit-il avec un accent qui jaillissait du coeur, jai un dernier mot à vous dire. Si vous vous êtes adressé à moi pour me perdre, si vous navez été quun instrument aux mains de mes ennemis, si de notre conférence, dans laquelle vous avez sondé mon coeur il résulte pour moi quelque chose de pire que la captivité, cest-à-dire la mort, eh bien! soyez béni, car vous aurez terminé mes peines et fait succéder le calme aux fiévreuses tortures dont je suis dévoré depuis huit ans. -- Monseigneur, attendez pour me juger, dit Aramis. -- Jai dit que je vous bénissais et que je vous pardonnais. Si, au contraire, vous êtes venu pour me rendre la place que Dieu mavait destinée au soleil de la fortune et de la gloire, si, grâce à vous, je puis vivre dans la mémoire des hommes, et faire honneur à ma race par quelques faits illustres ou quelques services rendus à mes peuples, si, du dernier rang où je languis, je mélève au faîte des honneurs, soutenu par votre main généreuse, eh bien! à vous que je bénis et que je remercie, à vous la moitié de ma puissance et de ma gloire! Vous serez encore trop peu payé; votre part sera toujours incomplète, car jamais je ne réussirai à partager avec vous tout ce bonheur que vous maurez donné. -- Monseigneur, dit Aramis ému de la pâleur et de lélan du jeune homme, votre noblesse de coeur me pénètre de joie et dadmiration. Ce nest pas à vous de me remercier, ce sera surtout aux peuples que vous rendrez heureux, à vos descendants que vous rendrez illustres. Oui, je vous aurai donné plus que la vie, je vous donnerai limmortalité. Le jeune homme tendit la main à Aramis: celui-ci la baisa en sagenouillant. -- Oh! sécria le prince avec une modestie charmante. -- Cest le premier hommage rendu à notre roi futur, dit Aramis. Quand je vous reverrai, je dirai: «Bonjour, Sire!» -- Jusque-là, sécria le jeune homme en appuyant ses doigts blancs et amaigris sur son coeur, jusque-là plus de rêves, plus de chocs à ma vie; elle se briserait! oh! monsieur, que ma prison est petite et que cette fenêtre est basse, que ces portes sont étroites! Comment tant dorgueil, tant de splendeur, tant de félicité a-t-il pu passer par là et tenir ici? -- Votre Altesse Royale me rend fier, dit Aramis, puisquelle prétend que cest moi qui ai apporté tout cela. Il heurta aussitôt la porte. Le geôlier vint ouvrir avec Baisemeaux, qui, dévoré dinquiétude et de crainte, commençait à écouter malgré lui à la porte de la chambre. Heureusement ni lun ni lautre des deux interlocuteurs navait oublié détouffer sa voix, même dans les plus hardis élans de la passion. -- Quelle confession! dit le gouverneur en essayant de rire; croirait-on jamais quun reclus, un homme presque mort, ait commis des péchés si nombreux et si longs? Aramis se tut. Il avait hâte de sortir de la Bastille, où le secret qui laccablait doublait le poids des murailles. Quand ils furent arrivés chez Baisemeaux: -- Causons affaires, mon cher gouverneur, dit Aramis. -- Hélas! répliqua Baisemeaux. -- Vous avez à me demander mon acquit pour cent cinquante mille livres? dit lévêque. -- Et à verser le premier tiers de la somme, ajouta en soupirant le pauvre gouverneur, qui fit trois pas vers son armoire de fer. -- Voici votre quittance, dit Aramis. -- Et voici largent, reprit avec un triple soupir M. de Baisemeaux. -- Lordre ma dit seulement de donner une quittance de cinquante mille livres, dit Aramis: il ne ma pas dit de recevoir dargent. Adieu, monsieur le gouverneur. Et il partit, laissant Baisemeaux plus que suffoqué par la surprise et la joie, en présence de ce présent royal fait si grandement par le confesseur extraordinaire de la Bastille. Chapitre CCVIII -- Comment Mouston avait engraissé sans en prévenir Porthos, et des désagréments qui en étaient résultés pour ce digne gentilhomme Depuis le départ dAthos pour Blois, Porthos et dArtagnan sétaient rarement trouvés ensemble. Lun avait fait un service fatigant près du roi, lautre avait fait beaucoup demplettes de meubles, quil comptait emporter dans ses terres, et à laide desquels il espérait fonder, dans ses diverses résidences, un peu de ce luxe de cour dont il avait entrevu léblouissante clarté dans la compagnie de Sa Majesté. DArtagnan, toujours fidèle, un matin que son service lui laissait quelque liberté, songea à Porthos, et, inquiet de navoir pas entendu parler de lui depuis plus de quinze jours, sachemina vers son hôtel, où il le saisit au sortir du lit. Le digne baron paraissait pensif: plus que pensif, mélancolique. Il était assis sur son lit, demi-nu, les jambes pendantes, contemplant une foule dhabits qui jonchaient le parquet de leurs franges, de leurs galons, de leurs broderies et de leurs cliquetis dinharmonieuses couleurs. Porthos, triste et songeur comme le lièvre de La Fontaine, ne vit pas entrer dArtagnan, que lui cachait dailleurs en ce moment M. Mouston, dont la corpulence personnelle, fort suffisante en tout cas pour cacher un homme à un autre homme, était momentanément doublée par le déploiement dun habit écarlate que lintendant exhibait à son maître en le tenant par les manches, afin quil fût plus manifeste de tous les côtés. DArtagnan sarrêta sur le seuil et examina Porthos songeant. Puis, comme la vue de ces innombrables habits jonchant le parquet tirait de profonds soupirs de la poitrine du digne gentilhomme, dArtagnan pensa quil était temps de larracher à cette douloureuse contemplation, et toussa pour sannoncer. -- Ah! fit Porthos, dont le visage sillumina de joie ah! ah! voici dArtagnan! Je vais enfin avoir une idée! Mouston, à ces mots, se doutant de ce qui se passait derrière lui, seffaça en souriant tendrement à lami de son maître, qui se trouva ainsi débarrassé de lobstacle matériel qui lempêchait de parvenir jusquà dArtagnan. Porthos fit craquer ses genoux robustes en se redressant, et, en deux enjambées, traversant la chambre, se trouva en face de dArtagnan, quil pressa sur son coeur avec une affection qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque jour qui sécoulait. -- Ah! répéta-t-il, vous êtes toujours le bienvenu, cher ami, mais aujourdhui, vous êtes mieux venu que jamais. -- Voyons, voyons, on est triste chez vous? fit dArtagnan. Porthos répondit par un regard qui exprimait labattement. -- Eh bien! contez-moi cela, Porthos, mon ami, à moins que ce ne soit un secret. -- Dabord, mon ami, dit Porthos, vous savez que je nai pas de secrets pour vous. Voici donc ce qui mattriste. -- Attendez, Porthos, laissez-moi dabord me dépêtrer de toute cette litière de drap, de satin et de velours. -- Oh! marchez, marchez, dit piteusement Porthos: tout cela nest que rebut. -- Peste! du rebut, Porthos, du drap à vingt livres laune! du satin magnifique, du velours royal! -- Vous trouvez donc ces habits?... -- Splendides, Porthos, splendides! Je gage que vous seul en France en avez autant, et, en supposant que vous nen fassiez plus faire un seul, et que vous viviez cent ans, ce qui ne métonnerait pas, vous porteriez encore des habits neufs le jour de votre mort, sans avoir besoin de voir le nez dun seul tailleur, daujourdhui à ce jour-là. Porthos secoua la tête. -- Voyons, mon ami, dit dArtagnan, cette mélancolie qui nest pas dans votre caractère meffraie. Mon cher Porthos, sortons-en donc: le plus tôt sera le mieux. -- Oui, mon ami, sortons-en, dit Porthos, si toutefois cela est possible. -- Est-ce que vous avez reçu de mauvaises nouvelles de Bracieux, mon ami? -- Non, on a coupé les bois, et ils ont donné un tiers de produit au-delà de leur estimation. -- Est-ce quil y a une fuite dans les étangs de Pierrefonds? -- Non, mon ami, on les a pêchés, et du superflu de la vente, il y a eu de quoi empoissonner tous les étangs des environs. -- Est-ce que le Vallon se serait éboulé par suite dun tremblement de terre? -- Non, mon ami, au contraire, le tonnerre est tombé à cent pas du château, et a fait jaillir une source à un endroit qui manquait complètement deau. -- Eh bien! alors, quy a-t-il? -- Il y a que jai reçu une invitation pour la fête de Vaux, fit Porthos dun air lugubre. -- Eh bien! plaignez-vous un peu! le roi a causé dans les ménages de la Cour plus de cent brouilles mortelles en refusant des invitations. Ah! vraiment, cher ami, vous êtes du voyage de Vaux? Tiens, tiens, tiens! -- Mon Dieu, oui! -- Vous allez avoir un coup doeil magnifique, mon ami. -- Hélas! je men doute bien. -- Tout ce quil y a de grand en France va être réuni. -- Ah! fit Porthos en sarrachant de désespoir une pincée de cheveux. -- Eh! là, bon Dieu! fit dArtagnan, êtes-vous malade, mon ami? -- Je me porte comme le Pont-Neuf, ventre Mahon! Ce nest pas cela. -- Mais quest-ce donc, alors? -- Cest que je nai pas dhabits. DArtagnan demeura pétrifié. -- Pas dhabits, Porthos! pas dhabits! sécria-t-il quand jen vois là plus de cinquante sur le plancher! -- Cinquante, oui, et pas un qui maille! -- Comment, pas un qui vous aille? Mais on ne vous prend donc pas mesure quand on vous habille? -- Si fait, répondit Mouston, mais malheureusement jai engraissé. -- Comment! vous avez engraissé? -- De sorte que je suis devenu plus gros, mais beaucoup plus gros que M. le baron. Croiriez-vous cela, monsieur? -- Parbleu! il me semble que cela se voit! -- Entends-tu, imbécile! dit Porthos, cela se voit. -- Mais enfin, mon cher Porthos, reprit dArtagnan avec une légère impatience, je ne comprends pas pourquoi vos habits ne vous vont point parce que Mouston a engraissé. -- Je vais vous expliquer cela, mon ami, dit Porthos. Vous vous rappelez mavoir raconté lhistoire dun général romain, Antoine, qui avait toujours sept sangliers à la broche, et cuits à des points différents, afin de pouvoir demander son dîner à quelque heure du jour quil lui plût de le faire. Eh bien! je résolus, comme, dun moment à lautre, je pouvais être appelé à la Cour et y rester une semaine, je résolus davoir toujours sept habits prêts pour cette occasion. -- Puissamment raisonné, Porthos. Seulement, il faut avoir votre fortune pour se passer ces fantaisies-là. Sans compter le temps que lon perd à donner des mesures. Les modes changent si souvent. -- Voilà justement, dit Porthos, où je me flattais davoir trouvé quelque chose de fort ingénieux. -- Voyons, dites-moi cela. Pardieu! je ne doute pas de votre génie. -- Vous vous rappelez que Mouston a été maigre? -- Oui, du temps quil sappelait Mousqueton. -- Mais vous rappelez-vous aussi lépoque où il a commencé dengraisser? -- Non, pas précisément. Je vous demande pardon, mon cher Mouston. -- Oh! Monsieur nest pas fautif, dit Mouston dun air aimable, Monsieur était à Paris, et nous étions, nous, à Pierrefonds. -- Enfin, mon cher Porthos, il y a un moment où Mouston sest mis à engraisser. Voilà ce que vous voulez dire, nest-ce pas? -- Oui, mon ami, et je men réjouis fort à cette époque. -- Peste! je le crois bien, fit dArtagnan. -- Vous comprenez, continua Porthos, ce que cela mépargnait de peine? -- Non, mon cher ami, je ne comprends pas encore; mais, à force de mexpliquer... -- My voici, mon ami. Dabord, comme vous lavez dit, cest une perte de temps que de donner sa mesure, ne fût-ce quune fois tous les quinze jours. Et puis on peut être en voyage, et, quand on veut avoir toujours sept habits en train... Enfin, mon ami, jai horreur de donner ma mesure à quelquun. On est gentilhomme ou on ne lest pas, que diable! Se faire toiser par un drôle qui vous analyse au pied, pouce et ligne, cest humiliant. Ces gens-là vous trouvent trop creux ici, trop saillant là; ils connaissent votre fort et votre faible. Tenez, quand on sort des mains dun mesureur, on ressemble à ces places fortes dont un espion est venu relever les angles et les épaisseurs. -- En vérité, mon cher Porthos, vous avez des idées qui nappartiennent quà vous. -- Ah! vous comprenez, quand on est ingénieur. -- Et quon a fortifié Belle-Île, cest juste, mon ami. -- Jeus donc une idée, et, sans doute, elle eût été bonne sans la négligence de M. Mouston. DArtagnan jeta un regard sur Mouston, qui répondit à ce regard par un léger mouvement de corps qui voulait dire: «Vous allez voir sil y a de ma faute dans tout cela.» -- Je mapplaudis donc, reprit Porthos, de voir engraisser Mouston, et jaidai même, de tout mon pouvoir, à lui faire de lembonpoint, à laide dune nourriture substantielle, espérant toujours quil parviendrait à mégaler en circonférence, et qualors il pourrait se faire mesurer à ma place. -- Ah! corboeuf! sécria dArtagnan, je comprends... Cela vous épargnait le temps et lhumiliation. -- Parbleu! jugez donc de ma joie quand, après un an et demi de nourriture bien combinée, car je prenais la peine de le nourrir moi-même, ce drôle-là... -- Oh! et jy ai bien aidé, monsieur, dit modestement Mouston. -- Ça, cest vrai. Jugez donc de ma joie, lorsque je maperçus quun matin Mouston était forcé de seffacer comme je meffaçais moi-même, pour passer par la petite porte secrète que ces diables darchitectes ont faite dans la chambre de feu Mme du Vallon, au château de Pierrefonds. Et, à propos de cette porte, mon ami, je vous demanderai, à vous qui savez tout, comment ces bélîtres darchitectes, qui doivent avoir, par état, le compas dans loeil, imaginent de faire des portes par lesquelles ne peuvent passer que des gens maigres. -- Ces portes-là, répondit dArtagnan, sont destinées aux galants; or, un galant est généralement de taille mince et svelte. -- Mme du Vallon navait pas de galants, interrompit Porthos avec majesté. -- Parfaitement juste, mon ami, répondit dArtagnan: mais les architectes ont songé au cas où, peut-être, vous vous remarieriez. -- Ah! cest possible, dit Porthos. Et, maintenant que lexplication des portes trop étroites mest donnée, revenons à lengraissement de Mouston. Mais remarquez que les deux choses se touchent, mon ami. Je me suis toujours aperçu que les idées sappareillaient. Ainsi, admirez ce phénomène, dArtagnan; je vous parlais de Mouston, qui était gras, et nous en sommes venus à Mme du Vallon... -- Qui était maigre. -- Hum! nest-ce pas prodigieux, cela? -- Mon cher, un savant de mes amis, M. Costar, a fait la même observation que vous, et il appelle cela dun nom grec que je ne me rappelle pas. -- Ah! mon observation nest donc pas nouvelle? sécria Porthos stupéfait. Je croyais lavoir inventée. -- Mon ami, cétait un fait connu avant Aristote, cest-à-dire voilà deux mille ans, à peu près. -- Eh bien! il nen est pas moins juste, dit Porthos, enchanté de sêtre rencontré avec les sages de lAntiquité. -- À merveille! Mais si nous revenions à Mouston. Nous lavons laissé engraissant à vue doeil, ce me semble. -- Oui, monsieur, dit Mouston. -- My voici, fit Porthos. Mouston engraissa donc si bien, quil combla toutes mes espérances, en atteignant ma mesure, ce dont je pus me convaincre un jour, en voyant sur le corps de ce coquin-là une de mes vestes dont il sétait fait un habit: une veste qui valait cent pistoles, rien que par la broderie! -- Cétait pour lessayer, monsieur, dit Mouston. -- À partir de ce moment, reprit Porthos, je décidai donc que Mouston entrerait en communication avec mes tailleurs dhabits, et prendrait mesure en mon lieu et place. -- Puissamment imaginé, Porthos; mais Mouston a un pied et demi moins que vous. -- Justement. On prenait la mesure jusquà terre, et lextrémité de lhabit me venait juste au-dessus du genou. -- Quelle chance vous avez, Porthos! ces choses-là narrivent quà vous! -- Ah! oui, faites-moi votre compliment, il y a de quoi! Ce fut justement à cette époque, cest-à-dire voilà deux ans et demi à peu près, que je partis pour Belle-Île, en recommandant à Mouston, pour avoir toujours, et en cas de besoin, un échantillon de toutes les modes, de se faire faire un habit tous les mois. -- Et Mouston aurait-il négligé dobéir à votre recommandation? Ah! ah! ce serait mal, Mouston! -- Au contraire, monsieur, au contraire! -- Non, il na pas oublié de se faire faire des habits, mais il a oublié de me prévenir quil engraissait. -- Dame! ce nest pas ma faute, monsieur, votre tailleur ne me la pas dit. -- De sorte, continua Porthos, que le drôle, depuis deux ans, a gagné dix-huit pouces de circonférence, et que mes douze derniers habits sont tous trop larges progressivement, dun pied à un pied et demi. -- Mais les autres, ceux qui se rapprochent du temps où votre taille était la même? -- Ils ne sont plus de mode, mon cher ami, et, si je les mettais, jaurais lair darriver de Siam et dêtre hors de cour depuis deux ans. -- Je comprends votre embarras. Vous avez combien dhabits neufs? trente-six? et vous nen avez pas un! Eh bien! il faut en faire faire un trente-septième; les trente-six autres seront pour Mouston. -- Ah! monsieur! dit Mouston dun air satisfait, le fait est que Monsieur a toujours été bien bon pour moi. -- Parbleu! croyez-vous que cette idée ne me soit pas venue ou que la dépense mait arrêté? Mais il ny a plus que deux jours dici à la fête de Vaux; jai reçu linvitation hier, jai fait venir Mouston en poste avec ma garde-robe; je me suis aperçu du malheur qui marrivait ce matin seulement, et, dici à après-demain, il ny a pas un tailleur un peu à la mode qui se charge de me confectionner un habit. -- Cest-à-dire un habit couvert dor, nest-ce pas? -- Jen veux partout! -- Nous arrangerons cela. Vous ne partez que dans trois jours. Les invitations sont pour mercredi et nous sommes le dimanche matin. -- Cest vrai; mais Aramis ma bien recommandé dêtre à Vaux vingt quatre heures davance. -- Comment, Aramis? -- Oui, cest Aramis qui ma apporté linvitation. -- Ah! fort bien, je comprends. Vous êtes invité du côté de M. Fouquet. -- Non pas! Du côté du roi, cher ami. Il y a sur le billet, en toutes lettres: «M. le baron du Vallon est prévenu que le roi a daigné le mettre sur la liste de ses invitations...» -- Très bien, mais cest avec M. Fouquet que vous partez. -- Et quand je pense, sécria Porthos en défonçant le parquet dun coup de pied, quand je pense que je naurai pas dhabits! Jen crève de colère! Je voudrais bien étrangler quelquun ou déchirer quelque chose! -- Nétranglez personne et ne déchirez rien, Porthos, jarrangerai tout cela: mettez un de vos trente-six habits et venez avec moi chez un tailleur. -- Bah! mon coureur les a tous vus depuis ce matin. -- Même M. Percerin? -- Quest-ce que M. Percerin? -- Cest le tailleur du roi, parbleu! -- Ah! oui, oui, dit Porthos, qui voulait avoir lair de connaître le tailleur du roi et qui entendait prononcer ce nom pour la première fois; chez M. Percerin, le tailleur du roi, parbleu! Jai pensé quil serait trop occupé. -- Sans doute, il le sera trop; mais, soyez tranquille, Porthos; il fera pour moi ce quil ne ferait pas pour un autre. Seulement, il faudra que vous vous laissiez mesurer, mon ami. -- Ah! fit Porthos, avec un soupir, cest fâcheux; mais, enfin, que voulez vous! -- Dame! vous ferez comme les autres, mon cher ami; vous ferez comme le roi. -- Comment! on mesure aussi le roi? Et il le souffre? -- Le roi est coquet, mon cher, et vous aussi, vous lêtes, quoi que vous en disiez. Porthos sourit dun air vainqueur. -- Allons donc chez le tailleur du roi! dit-il, et puisquil mesure le roi, ma foi! je puis bien, il me semble, me laisser mesurer par lui. Chapitre CCIX -- Ce que c'était que messire Jean Percerin Le tailleur du roi, messire Jean Percerin, occupait une maison assez grande dans la rue Saint-Honoré, près de la rue de lArbre- Sec. Cétait un homme qui avait le goût des belles étoffes, des belles broderies, des beaux velours, étant de père en fils tailleur du roi. Cette succession remontait à Charles IX, auquel, comme on sait, remontaient souvent des fantaisies de _bravoure_ assez difficiles à satisfaire. Le Percerin de ce temps-là était un huguenot comme Ambroise Paré, et avait été épargné par la royne de Navarre, la belle Margot, comme on écrivait et comme on disait alors, et cela attendu quil était le seul qui eût jamais pu lui réussir ces merveilleux habits de cheval quelle aimait à porter, parce quils étaient propres à dissimuler certains défauts anatomiques que la royne de Navarre cachait fort soigneusement. Percerin, sauvé, avait fait, par reconnaissance, de beaux justes noirs, fort économiques pour la reine Catherine, laquelle finit par savoir bon gré de sa conservation au huguenot, à qui longtemps elle avait fait la mine. Mais Percerin était un homme prudent: il avait entendu dire que rien nétait plus dangereux pour un huguenot que les sourires de la reine Catherine; et, ayant remarqué quelle lui souriait plus souvent que de coutume, il se hâta de se faire catholique avec toute sa famille, et, devenu irréprochable par cette conversion, il parvint à la haute position de tailleur maître de la couronne de France. Sous Henri III, roi coquet sil en fut, cette position acquit la hauteur dun des plus sublimes pics des Cordillères. Percerin avait été un homme habile toute sa vie, et, pour garder cette réputation au-delà de la tombe, il se garda bien de manquer sa mort; il trépassa donc fort adroitement et juste à lheure où son imagination commençait à baisser. Il laissait un fils et une fille, lun et lautre dignes du nom quils étaient appelés à porter: le fils, coupeur intrépide et exact comme une équerre; la fille, brodeuse et dessinateur dornements. Les noces de Henri IV et de Marie de Médicis, les deuils si beaux de ladite reine, firent, avec quelques mots échappés à M. de Bassompierre, le roi des élégants de lépoque, la fortune de cette seconde génération des Percerin. M. Concino Concini et sa femme Galigaï, qui brillèrent ensuite à la Cour de France, voulurent italianiser les habits et firent venir des tailleurs de Florence; mais Percerin, piqué au jeu dans son patriotisme et dans son amour-propre, réduisit à néant ces étrangers par ses dessins de brocatelle en application et ses plumetis inimitables; si bien que Concino renonça le premier à ses compatriotes, et tint le tailleur français en telle estime, quil ne voulut plus être habillé que par lui; de sorte quil portait un pourpoint de lui, le jour où Vitry lui cassa la tête, dun coup de pistolet, au petit pont du Louvre. Cest ce pourpoint, sortant des ateliers de maître Percerin, que les Parisiens eurent le plaisir de déchiqueter en tant de morceaux, avec la chair humaine quil contenait. Malgré la faveur dont Percerin avait joui près de Concino Concini, le roi Louis XIII eut la générosité de ne pas garder rancune à son tailleur, et de le retenir à son service. Au moment où Louis le Juste donnait ce grand exemple déquité, Percerin avait élevé deux fils, dont lun fit son coup dessai dans les noces dAnne dAutriche, inventa pour le cardinal de Richelieu ce bel habit espagnol avec lequel il dansa une sarabande, fit les costumes de la tragédie de _Mirame_, et cousit au manteau de Buckingham ces fameuses perles qui étaient destinées à être répandues sur les parquets du Louvre. On devient aisément illustre quand on a habillé M. de Buckingham, M. de Cinq-Mars, Mlle Ninon, M. de Beaufort et Marion Delorme. Aussi Percerin III avait-il atteint lapogée de sa gloire lorsque son père mourut. Ce même Percerin III, vieux, glorieux et riche, habillait encore Louis XIV, et, nayant plus de fils, ce qui était un grand chagrin pour lui, attendu quavec lui sa dynastie séteignait, et, nayant plus de fils, disons-nous, avait formé plusieurs élèves de belle espérance. Il avait un carrosse, une terre, des laquais, les plus grands de tout Paris, et, par autorisation spéciale de Louis XIV, une meute. Il habillait MM. de Lyonne et Letellier avec une sorte de protection; mais, homme politique, nourri aux secrets dÉtat, il nétait jamais parvenu à réussir un habit à M. Colbert. Cela ne sexplique pas, cela se devine. Les grands esprits, en tout genre, vivent de perceptions invisibles, insaisissables; ils agissent sans savoir eux-mêmes pourquoi. Le grand Percerin, car, contre lhabitude des dynasties, cétait surtout le dernier des Percerin qui avait mérité le surnom de Grand, le grand Percerin, avons-nous dit, taillait dinspiration une jupe pour la reine ou une trousse pour le roi; il inventait un manteau pour Monsieur, un coin de bas pour Madame; mais, malgré son génie suprême, il ne pouvait retenir la mesure de M. Colbert. -- Cet homme-là, disait-il souvent, est hors de mon talent, et je ne saurais le voir dans le dessin de mes aiguilles. Il va sans dire que Percerin était le tailleur de M. Fouquet, et que M. le surintendant le prisait fort. M. Percerin avait près de quatre-vingts ans, et cependant il était vert encore, et si sec en même temps, disaient les courtisans, quil en était cassant. Sa renommée et sa fortune étaient assez grandes pour que M. le prince, ce roi des petits-maîtres, lui donnât le bras en causant costumes avec lui, et que les moins ardents à payer parmi les gens de cour nosassent jamais laisser chez lui des comptes trop arriérés; car maître Percerin faisait une fois des habits à crédit, mais jamais une seconde sil nétait pas payé de la première. On conçoit quun pareil tailleur, au lieu de courir après les pratiques, fût difficile à en recevoir de nouvelles. Aussi Percerin refusait dhabiller les bourgeois ou les anoblis trop récents. Le bruit courait même que M. de Mazarin, contre la fourniture désintéressée dun grand habit complet de cardinal en cérémonie, lui avait glissé, un beau jour, des lettres de noblesse dans sa poche. Percerin avait de lesprit et de la malice. On le disait fort égrillard. À quatre-vingts ans, il prenait encore dune main ferme la mesure des corsages de femme. Cest dans la maison de cet artiste grand seigneur que dArtagnan conduisit le désolé Porthos. Celui-ci, tout en marchant, disait à son ami: -- Prenez garde, mon cher dArtagnan, prenez garde de commettre la dignité dun homme comme moi avec larrogance de ce Percerin, qui doit être fort incivil; car je vous préviens, cher ami, que sil me manquait, je le châtierais. -- Présenté par moi, répondit dArtagnan, vous navez rien à craindre, cher ami, fussiez-vous... ce que vous nêtes pas. -- Ah! cest que... -- Quoi donc? Auriez-vous quelque chose contre Percerin? Voyons, Porthos. -- Je crois que, dans le temps... -- Eh bien! quoi, dans le temps? -- Jaurais envoyé Mousqueton chez un drôle de ce nom-là. -- Eh bien! après? -- Et que ce drôle aurait refusé de mhabiller. -- Oh! un malentendu, sans doute, quil est urgent de redresser; Mouston aura confondu. -- Peut-être. -- Il aura pris un nom pour un autre. -- Cest possible. Ce coquin de Mouston na jamais eu la mémoire des noms. -- Je me charge de tout cela. -- Fort bien. -- Faites arrêter le carrosse, Porthos; cest ici. -- Cest ici? -- Oui. -- Comment, ici? Nous sommes aux Halles, et vous mavez dit que la maison était au coin de la rue de lArbre-Sec. -- Cest vrai; mais regardez. -- Eh bien! je regarde, et je vois... -- Quoi? -- Que nous sommes aux Halles, pardieu! -- Vous ne voulez pas, sans doute, que nos chevaux montent sur le carrosse qui nous précède? -- Non. -- Ni que le carrosse qui nous précède monte sur celui qui est devant. -- Encore moins. -- Ni que le deuxième carrosse passe sur le ventre aux trente ou quarante autres qui sont arrivés avant nous? -- Ah! par ma foi! vous avez raison. -- Ah! -- Que de gens, mon cher, que de gens! -- Hein? -- Et que font-ils là, tous ces gens? -- Cest bien simple: ils attendent leur tour. -- Bah! les comédiens de lhôtel de Bourgogne seraient-ils déménagés? -- Non, leur tour pour entrer chez M. Percerin. -- Mais nous allons donc attendre aussi, nous. -- Nous, nous serons plus ingénieux et moins fiers queux. -- Quallons-nous faire, donc? -- Nous allons descendre, passer parmi les pages et les laquais, et nous entrerons chez le tailleur, cest moi qui vous en réponds, surtout si vous marchez le premier. -- Allons, fit Porthos. Et tous deux, étant descendus, sacheminèrent à pied vers la maison. Ce qui causait cet encombrement, cest que la porte de M. Percerin était fermée, et quun laquais, debout à cette porte, expliquait aux illustres pratiques de lillustre tailleur que, pour le moment, M. Percerin ne recevait personne. On se répétait au- dehors, toujours daprès ce quavait dit confidentiellement le grand laquais à un grand seigneur pour lequel il avait des bontés, on se répétait que M. Percerin soccupait de cinq habits pour le roi, et que, vu lurgence de la situation il méditait dans son cabinet les ornements, la couleur et la coupe de ces cinq habits. Plusieurs, satisfaits de cette raison, sen retournaient heureux de la dire aux autres, mais plusieurs aussi, plus tenaces, insistaient pour que la porte leur fût ouverte, et, parmi ces derniers, trois cordons bleus désignés pour un ballet qui manquerait infailliblement si les trois cordons bleus navaient pas des habits taillés de la main même du grand Percerin. DArtagnan, poussant devant lui Porthos, qui effondra les groupes, parvint jusquaux comptoirs, derrière lesquels les garçons tailleurs sescrimaient à répondre de leur mieux. Nous oublions de dire quà la porte on avait voulu consigner Porthos comme les autres, mais dArtagnan sétait montré, avait prononcé ces seules paroles: -- Ordre du roi! Et il avait été introduit avec son ami. Ces pauvres diables avaient fort à faire et faisaient de leur mieux pour répondre aux exigences des clients en labsence du patron, sinterrompant de piquer un point pour tourner une phrase, et quand lorgueil blessé ou lattente déçue les gourmandait trop vivement, celui qui était attaqué faisait un plongeon et disparaissait sous le comptoir. La procession des seigneurs mécontents faisait un tableau plein de détails curieux. Notre capitaine des mousquetaires, homme au regard rapide et sûr, lembrassa dun seul coup doeil. Mais, après avoir parcouru les groupes, ce regard sarrêta sur un homme placé en face de lui. Cet homme, assis sur un escabeau, dépassait de la tête à peine le comptoir qui labritait. Cétait un homme de quarante ans à peu près, à la physionomie mélancolique, au visage pâle, aux yeux doux et lumineux. Il regardait dArtagnan et les autres, une main sous son menton, en amateur curieux et calme. Seulement, en apercevant et en reconnaissant, sans doute, notre capitaine, il rabattit son chapeau sur ses yeux. Ce fut peut-être ce geste qui attira le regard de dArtagnan. Sil en était ainsi, il en était résulté que lhomme au chapeau rabattu avait atteint un but tout différent de celui quil sétait proposé. Au reste, le costume de cet homme était assez simple, et ses cheveux étaient assez uniment coiffés pour que des clients peu observateurs le prissent pour un simple garçon tailleur accroupi derrière le chêne, et piquant, avec exactitude, le drap et le velours. Toutefois, cet homme avait trop souvent la tête en lair pour travailler fructueusement avec ses doigts. DArtagnan nen fut pas dupe, lui, et il vit bien que, si cet homme travaillait, ce nétait pas, assurément, sur les étoffes. -- Hé! dit-il en sadressant à cet homme, vous voilà donc devenu garçon tailleur, monsieur Molière? -- Chut! monsieur dArtagnan, répondit doucement lhomme, chut! au nom du Ciel! vous mallez faire reconnaître. -- Eh bien! où est le mal? -- Le fait est quil ny a pas de mal, mais... -- Mais vous voulez dire quil ny a pas de bien non plus, nest- ce pas? -- Hélas! non, car jétais, je vous laffirme, occupé à regarder de bien bonnes figures. -- Faites, faites, monsieur Molière. Je comprends lintérêt que la chose a pour vous, et... je ne vous troublerai point dans vos études. -- Merci! -- Mais à une condition: cest que vous me direz où est réellement M. Percerin. -- Oh! cela, volontiers: dans son cabinet. Seulement... -- Seulement, on ne peut pas y entrer? -- Inabordable! -- Pour tout le monde? -- Pour tout le monde. Il ma fait entrer ici, afin que je fusse à laise pour y faire mes observations et puis il sen est allé. -- Eh bien! mon cher monsieur Molière, vous lallez prévenir que je suis là, nest-ce pas? -- Moi? sécria Molière du ton dun brave chien à qui lon retire los quil a légitimement gagné; moi, me déranger? Ah! monsieur dArtagnan, comme vous me traitez mal! -- Si vous nallez pas prévenir tout de suite M. Percerin que je suis là, mon cher monsieur Molière dit dArtagnan à voix basse, je vous préviens dune chose, cest que je ne vous ferai pas voir lami que jamène avec moi. Molière désigna Porthos dun geste imperceptible. -- Celui-ci nest-ce pas? dit-il. -- Oui. Molière attacha sur Porthos un de ces regards qui fouillent les cerveaux et les coeurs. Lexamen lui parut sans doute gros de promesses, car il se leva aussitôt et passa dans la chambre voisine. Chapitre CCX -- Les échantillons Pendant ce temps, la foule sécoulait lentement, laissant à chaque angle de comptoir un murmure ou une menace, comme aux bancs de sable de locéan, les flots laissent un peu décume ou dalgues broyées, lorsquils se retirent en descendant les marées. Au bout de dix minutes, Molière reparut, faisant sous la tapisserie un signe à dArtagnan. Celui-ci se précipita, entraînant Porthos, et, à travers des corridors assez compliqués, il le conduisit dans le cabinet de Percerin. Le vieillard, les manches retroussées, fouillait une pièce de brocart à grandes fleurs dor, pour y faire naître de beaux reflets. En apercevant dArtagnan, il laissa son étoffe et vint à lui, non pas radieux, non pas courtois, mais, en somme, assez civil. -- Monsieur le capitaine des gardes, dit-il, vous mexcuserez, nest-ce pas, mais jai affaire. -- Eh! oui, pour les habits du roi? Je sais cela, mon cher monsieur Percerin. Vous en faites trois, ma-t-on dit? -- Cinq, mon cher monsieur, cinq! -- Trois ou cinq, cela ne minquiète pas, maître Percerin, et je sais que vous les ferez les plus beaux du monde. -- On le sait, oui. Une fois faits, ils seront les plus beaux du monde, je ne dis pas non, mais pour quils soient les plus beaux du monde, il faut dabord quils soient, et pour cela, monsieur le capitaine, jai besoin de temps. -- Ah bah! deux jours encore, cest bien plus quil ne vous en faut, monsieur Percerin, dit dArtagnan avec le plus grand flegme. Percerin leva la tête en homme peu habitué à être contrarié, même dans ses caprices, mais dArtagnan ne fit point attention à lair que lillustre tailleur de brocart commençait à prendre. -- Mon cher monsieur Percerin, continua-t-il, je vous amène une pratique. -- Ah! ah! fit Percerin dun air rechigné. -- M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, continua dArtagnan. Percerin essaya un salut qui ne trouva rien de bien sympathique chez le terrible Porthos, lequel, depuis son entrée dans le cabinet, regardait le tailleur de travers. -- Un de mes bons amis, acheva dArtagnan. -- Je servirai Monsieur, dit Percerin, mais, plus tard. -- Plus tard? Et quand cela? -- Mais, quand jaurai le temps. -- Vous avez déjà dit cela à mon valet, interrompit Porthos mécontent. -- Cest possible, dit Percerin, je suis presque toujours pressé. -- Mon ami, dit sentencieusement Porthos, on a toujours le temps quon veut. Percerin devint cramoisi, ce qui, chez les vieillards blanchis par lâge, est un fâcheux diagnostic. -- Monsieur, dit-il, est, ma foi! bien libre de se servir ailleurs. -- Allons, allons, Percerin, glissa dArtagnan, vous nêtes pas aimable aujourdhui. Eh bien! je vais vous dire un mot qui va vous faire tomber à nos genoux. Monsieur est non seulement un ami à moi, mais encore un ami à M. Fouquet. -- Ah! ah! fit le tailleur, cest autre chose. Puis, se retournant vers Porthos: -- Monsieur le baron est à M. le surintendant? demanda-t-il. -- Je suis à moi, éclata Porthos, juste au moment où la tapisserie se soulevait pour donner passage à un nouvel interlocuteur. Molière observait. DArtagnan riait. Porthos maugréait. -- Mon cher Percerin, dit dArtagnan, vous ferez un habit à M. le baron, cest moi qui vous le demande. -- Pour vous, je ne dis pas, monsieur le capitaine. -- Mais ce nest pas le tout: vous lui ferez cet habit tout de suite. -- Impossible avant huit jours. -- Alors, cest comme si vous refusiez de le lui faire, parce que lhabit est destiné à paraître aux fêtes de Vaux. -- Je répète que cest impossible, reprit lobstiné vieillard. -- Non pas, cher monsieur Percerin, surtout si cest moi qui vous en prie, dit une douce voix à la porte, voix métallique qui fit dresser loreille à dArtagnan. Cétait la voix dAramis. -- Monsieur dHerblay! sécria le tailleur. -- Aramis! murmura dArtagnan. -- Ah! notre évêque! fit Porthos. -- Bonjour, dArtagnan! bonjour, Porthos! bonjour, chers amis! dit Aramis. Allons, allons, cher monsieur Percerin, faites lhabit de Monsieur, et je vous réponds quen le faisant vous ferez une chose agréable à M. Fouquet. Et il accompagna ces paroles dun signe qui voulait dire: «Consentez et congédiez.» Il paraît quAramis avait sur maître Percerin une influence supérieure à celle de dArtagnan lui-même, car le tailleur sinclina en signe dassentiment, et, se retournant vers Porthos: -- Allez vous faire prendre mesure de lautre côté, dit-il rudement. Porthos rougit dune façon formidable. DArtagnan vit venir lorage, et, interpellant Molière: -- Mon cher monsieur, lui dit-il à demi-voix, lhomme que vous voyez se croit déshonoré quand on toise la chair et les os que Dieu lui a départis; étudiez-moi ce type, maître Aristophane, et profitez. Molière navait pas besoin dêtre encouragé; il couvait des yeux le baron Porthos. -- Monsieur, lui dit-il, sil vous plaît de venir avec moi, je vous ferai prendre mesure dun habit, sans que le mesureur vous touche. -- Oh! fit Porthos, comment dites-vous cela, mon ami? -- Je dis quon nappliquera ni laune ni le pied sur vos coutures. Cest un procédé nouveau, que nous avons imaginé, pour prendre la mesure des gens de qualité dont la susceptibilité répugne à se laisser toucher par des manants. Nous avons des gens susceptibles qui ne peuvent souffrir dêtre mesurés, cérémonie qui, à mon avis, blesse la majesté naturelle de lhomme, et si, par hasard, monsieur, vous étiez de ces gens-là... -- Corboeuf! je crois bien que jen suis. -- Eh bien! cela tombe à merveille, monsieur le baron, et vous aurez létrenne de notre invention. -- Mais comment diable sy prend-on? dit Porthos ravi. -- Monsieur, dit Molière en sinclinant, si vous voulez bien me suivre, vous le verrez. Aramis regardait cette scène de tous ses yeux. Peut-être croyait- il reconnaître, à lanimation de dArtagnan, que celui-ci partirait avec Porthos, pour ne pas perdre la fin dune scène si bien commencée. Mais, si perspicace que fût Aramis, il se trompait. Porthos et Molière partirent seuls. DArtagnan demeura avec Percerin. Pourquoi? Par curiosité, voilà tout; probablement, dans lintention de jouir quelques instants de plus de la présence de son bon ami Aramis. Molière et Porthos disparus, dArtagnan se rapprocha de lévêque de Vannes; ce qui parut contrarier celui-ci tout particulièrement. -- Un habit aussi pour vous, nest-ce pas, cher ami? Aramis sourit. -- Non, dit-il. -- Vous allez à Vaux, cependant? -- Jy vais, mais sans habit neuf. Vous oubliez, cher dArtagnan, quun pauvre évêque de Vannes nest pas assez riche pour se faire faire des habits à toutes les fêtes. -- Bah! dit le mousquetaire en riant, et les poèmes, nen faisons- nous plus? -- Oh! dArtagnan, fit Aramis, il y a longtemps que je ne pense plus à toutes ces futilités. -- Bien! répéta dArtagnan mal convaincu. Quant à Percerin, il sétait replongé dans sa contemplation de brocarts. -- Ne remarquez-vous pas, dit Aramis en souriant, que nous gênons beaucoup ce brave homme mon cher dArtagnan? -- Ah! ah! murmura à demi-voix le mousquetaire, cest-à-dire que je te gêne, cher ami. Puis tout haut: -- Eh bien, partons; moi, je nai plus affaire ici, et, si vous êtes aussi libre que moi, cher Aramis... -- Non; moi, je voulais... -- Ah! vous aviez quelque chose à dire en particulier à Percerin? Que ne me préveniez-vous de cela tout de suite! -- De particulier, répéta Aramis, oui, certes, mais pas pour vous, dArtagnan. Jamais, je vous prie de le croire, je naurai rien dassez particulier pour quun ami tel que vous ne puisse lentendre. -- Oh! non, non, je me retire, insista dArtagnan, mais en donnant à sa voix un accent sensible de curiosité; car la gêne dAramis, si bien dissimulée quelle fût, ne lui avait point échappé, et il savait que, dans cette âme impénétrable, tout, même les choses les plus futiles en apparence, marchaient dordinaire vers un but, but inconnu mais que, daprès la connaissance quil avait du caractère de son ami, le mousquetaire comprenait devoir être important. Aramis, de son côté, vit que dArtagnan nétait pas sans soupçon, et il insista: -- Restez, de grâce, dit-il, voici ce que cest. Puis, se retournant vers le tailleur: -- Mon cher Percerin... dit-il. Je suis même très heureux que vous soyez là, dArtagnan. -- Ah! vraiment? fit pour la troisième fois le Gascon encore moins dupe cette fois que les autres. Percerin ne bougeait pas. Aramis le réveilla violemment en lui tirant des mains létoffe, objet de sa méditation. -- Mon cher Percerin, lui dit-il, jai ici près M. Le Brun, un des peintres de M. Fouquet. -- Ah! très bien, pensa dArtagnan; mais pourquoi Le Brun? Aramis regardait dArtagnan, qui avait lair de regarder des gravures de Marc-Antoine. -- Et vous voulez lui faire faire un habit pareil à ceux des épicuriens? répondit Percerin. Et, tout en disant cela dune façon distraite, le digne tailleur cherchait à rattraper sa pièce de brocart. -- Un habit dépicurien? demanda dArtagnan dun ton questionneur. -- Enfin, dit Aramis avec son plus charmant sourire, il est écrit que ce cher dArtagnan saura tous nos secrets ce soir; oui, mon ami, oui. Vous avez bien entendu parler des épicuriens de M. Fouquet, nest-ce pas? -- Sans doute. Nest-ce pas une espèce de société de poètes dont sont La Fontaine, Loret Pélisson, Molière, que sais-je? et qui tient son académie à Saint-Mandé? -- Cest cela justement. Eh bien, nous donnons un uniforme à nos poètes, et nous les enrégimentons au service du roi. -- Oh! très bien, je devine: une surprise que M. Fouquet fait au roi. Oh! soyez tranquille, si cest là le secret de M. Le Brun, je ne le dirai pas. -- Toujours charmant, mon ami. Non, M. Le Brun na rien à faire de ce côté; le secret qui le concerne est bien plus important que lautre encore! -- Alors, sil est si important que cela, jaime mieux ne pas le savoir, dit dArtagnan en dessinant une fausse sortie. -- Entrez, monsieur Le Brun, entrez, dit Aramis en ouvrant de la main droite une porte latérale, et en retenant de la gauche dArtagnan. -- Ma foi! je ne comprends plus, dit Percerin. Aramis prit un temps, comme on dit en matière de théâtre. -- Mon cher monsieur Percerin, dit-il, vous faites cinq habits pour le roi, nest-ce pas? Un en brocart, un en drap de chasse, un en velours, un en satin, et un en étoffe de Florence? -- Oui. Mais comment savez-vous tout cela, Monseigneur? demanda Percerin stupéfait. -- Cest tout simple, mon cher monsieur; il y aura chasse, festin, concert, promenade et réception; ces cinq étoffes sont détiquette. -- Vous savez tout, Monseigneur! -- Et bien dautres choses encore, allez, murmura dArtagnan. -- Mais, sécria le tailleur avec triomphe, ce que vous ne savez pas, Monseigneur, tout prince de lÉglise que vous êtes, ce que personne ne saura, ce que le roi seul, mademoiselle de La Vallière et moi savons, cest la couleur des étoffes et le genre des ornements, cest la coupe, cest lensemble, cest la tournure de tout cela! -- Eh bien, dit Aramis, voilà justement ce que je viens vous demander de me faire connaître, mon cher monsieur Percerin. -- Ah bas! sécria le tailleur épouvanté, quoique Aramis eût prononcé les paroles que nous rapportons de sa voix la plus douce et la plus mielleuse. La prétention parut, en y réfléchissant, si exagérée, si ridicule, si énorme à M. Percerin, quil rit dabord tout bas, puis tout haut, et quil finit par éclater. DArtagnan limita, non quil trouvât la chose aussi profondément risible, mais pour ne pas laisser refroidir Aramis. Celui-ci les laissa faire tous deux; puis, lorsquils furent calmés: -- Au premier abord, dit-il, jai lair de hasarder une absurdité, nest-ce pas? Mais dArtagnan, qui est la sagesse incarnée, va vous dire que je ne saurais faire autrement que de vous demander cela. -- Voyons, fit le mousquetaire attentif, et sentant avec son flair merveilleux quon navait fait quescarmoucher jusque-là et que le moment de la bataille approchait. -- Voyons, dit Percerin avec incrédulité. -- Pourquoi, continua Aramis, M. Fouquet donne-t-il une fête au roi? Nest-ce pas pour lui plaire? -- Assurément, fit Percerin. DArtagnan approuva dun signe de tête. -- Par quelque galanterie? Par quelque bonne imagination? Par une suite de surprises pareilles à celle dont nous parlions tout à lheure à propos de lenrégimentation de nos épicuriens? -- À merveille! -- Eh bien, voici la surprise, mon bon ami. M. Le Brun, que voici, est un homme qui dessine très exactement. -- Oui, dit Percerin, jai vu des tableaux de monsieur, et jai remarqué que les habits étaient fort soignés. Voilà pourquoi jai accepté tout de suite de lui faire un vêtement, soit conforme à ceux de MM. les épicuriens, soit particulier. -- Cher monsieur, nous acceptons votre parole; plus tard, nous y aurons recours, mais pour le moment, M. Le Brun a besoin, non des habits que vous ferez pour lui, mais de ceux que vous faites pour le roi. Percerin exécuta un bond en arrière que dArtagnan, lhomme calme et lappréciateur par excellence, ne trouva pas trop exagéré, tant la proposition que venait de risquer Aramis renfermait de faces étranges et horripilantes. -- Les habits du roi! Donner à qui que ce soit au monde les habits du roi?... Oh! pour le coup, monsieur lévêque, Votre Grandeur est folle! sécria le pauvre tailleur poussé à bout. -- Aidez-moi donc, dArtagnan, dit Aramis de plus en plus souriant et calme, aidez-moi donc à persuader monsieur; car vous comprenez, vous, nest-ce pas? -- Eh! eh! pas trop, je lavoue. -- Comment! mon ami, vous ne comprenez pas que M. Fouquet veut faire au roi la surprise de trouver son portrait en arrivant à Vaux? que le portrait, dont la ressemblance sera frappante, devra être vêtu juste comme sera vêtu le roi le jour où le portrait paraîtra? -- Ah! oui, oui, sécria le mousquetaire presque persuadé, tant la raison était plausible; oui, mon cher Aramis, vous avez raison; oui, lidée est heureuse. Gageons quelle est de vous, Aramis? -- Je ne sais, répondit négligemment lévêque; de moi ou de M. Fouquet... Puis, interrogeant la figure de Percerin après avoir remarqué lindécision de dArtagnan: -- Eh bien, monsieur Percerin, demanda-t-il, quen dites-vous? Voyons. -- Je dis que... -- Que vous êtes libre de refuser, sans doute, je le sais bien, et je ne compte nullement vous forcer, mon cher monsieur; je dirai plus, je comprends même toute la délicatesse que vous mettez à naller pas au-devant de lidée de M. Fouquet: vous redoutez de paraître aduler le roi. Noblesse de coeur, monsieur Percerin! noblesse de coeur! Le tailleur balbutia. -- Ce serait, en effet, une bien belle flatterie à faire au jeune prince, continua Aramis. «Mais, ma dit M. le surintendant, si Percerin refuse, dites-lui que cela ne lui fait aucun tort dans mon esprit, et que je lestime toujours. Seulement...» -- Seulement?... répéta Percerin avec inquiétude. -- «Seulement, continua Aramis, je serai forcé de dire au roi mon cher monsieur Percerin, vous comprenez, cest M. Fouquet qui parle; seulement, je serai forcé de dire au roi: «Sire, javais lintention doffrir à Votre Majesté son image; mais, dans un sentiment de délicatesse, exagérée peut-être, quoique respectable, M. Percerin sy est opposé.» -- Opposé! sécria le tailleur épouvanté de la responsabilité qui allait peser sur lui; moi, mopposer à ce que désire, à ce que veut M. Fouquet quand il sagit de faire plaisir au roi? oh! le vilain mot que vous avez dit là, monsieur lévêque! Mopposer! Oh! ce nest pas moi qui lai prononcé Dieu merci! Jen prends à témoin M. le capitaine des mousquetaires. Nest ce pas, monsieur dArtagnan, que je ne moppose à rien? DArtagnan fit un signe dabnégation indiquant quil désirait demeurer neutre; il sentait quil y avait là-dessous une intrigue, comédie ou tragédie; il se donnait au diable de ne pas la deviner, mais en attendant, il désirait sabstenir. Mais déjà Percerin, poursuivi de lidée quon pouvait dire au roi quil sétait opposé à ce quon lui fît une surprise, avait approché un siège à Le Brun et soccupait de tirer dune armoire quatre habits resplendissants, le cinquième étant encore aux mains des ouvriers, et plaçait successivement lesdits chefs-doeuvre sur autant de mannequins de Bergame, qui, venus en France du temps de Concini avaient été donnés à Percerin II par le maréchal dAncre, après la déconfiture des tailleurs italiens ruinés dans leur concurrence. Le peintre se mit à dessiner, puis à peindre les habits. Mais Aramis, qui suivait des yeux toutes les phases de son travail et qui le veillait de près larrêta tout à coup. -- Je crois que vous nêtes pas dans le ton, mon cher monsieur Le Brun, lui dit-il; vos couleurs vous tromperont, et sur la toile se perdra cette parfaite ressemblance qui nous est absolument nécessaire; il faudrait plus de temps pour observer attentivement les nuances. -- Cest vrai, dit Percerin; mais le temps nous fait faute, et à cela, vous en conviendrez, monsieur lévêque, je ne puis rien. -- Alors la chose manquera, dit Aramis tranquillement, et cela faute de vérité dans les couleurs. Cependant Le Brun copiait étoffes et ornements avec la plus grande fidélité, ce que regardait Aramis avec une impatience mal dissimulée. -- Voyons, voyons, quel diable dimbroglio joue-t-on ici? continua de se demander le mousquetaire. -- Décidément, cela nira point, dit Aramis; monsieur Le Brun, fermez vos boites et roulez vos toiles. -- Mais cest quaussi, monsieur, sécria le peintre dépité, le jour est détestable ici. -- Une idée, monsieur Le Brun, une idée! Si on avait un échantillon des étoffes, par exemple, et quavec le temps et dans un meilleur jour... -- Oh! alors, sécria Le Brun, je répondrais de tout. -- Bon! dit dArtagnan, ce doit être là le noeud de laction; on a besoin dun échantillon de chaque étoffe. Mordious! Le donnera-t- il, ce Percerin? Percerin, battu dans ses derniers retranchements, dupe, dailleurs, de la feinte bonhomie dAramis, coupa cinq échantillons quil remit à lévêque de Vannes. -- Jaime mieux cela. Nest-ce pas, dit Aramis à dArtagnan, cest votre avis, hein? -- Mon avis, mon cher Aramis, dit dArtagnan cest que vous êtes toujours le même. -- Et, par conséquent, toujours votre ami, dit lévêque avec un son de voix charmant. -- Oui, oui, dit tout haut dArtagnan. Puis tout bas: Si je suis ta dupe, double jésuite, je ne veux pas être ton complice, au moins, et, pour ne pas être ton complice, il est temps que je sorte dici. Adieu, Aramis, ajouta-t-il tout haut; adieu, je vais rejoindre Porthos. -- Alors attendez-moi, fit Aramis en empochant les échantillons, car jai fini, et je ne serai pas fâché de dire un dernier mot à notre ami. Le Brun plia bagage, Percerin rentra ses habits dans larmoire, Aramis pressa sa poche de la main pour sassurer que les échantillons y étaient bien renfermés, et tous sortirent du cabinet. Chapitre CCXI -- Où Molière prit peut-être sa première idée du Bourgeois gentilhomme DArtagnan retrouva Porthos dans la salle voisine; non plus Porthos irrité, non plus Porthos désappointé, mais Porthos épanoui, radieux, charmant, et causant avec Molière, qui le regardait avec une sorte didolâtrie et comme un homme qui, non seulement na jamais rien vu de mieux, mais qui encore na jamais rien vu de pareil. Aramis alla droit à Porthos, lui présenta sa main fine et blanche, qui alla sengloutir dans la main gigantesque de son vieil ami, opération quAramis ne risquait jamais sans une espèce dinquiétude. Mais, la pression amicale sétant accomplie sans trop de souffrance, lévêque de Vannes se retourna du côté de Molière. -- Eh bien, monsieur, lui dit-il, viendrez-vous avec moi à Saint- Mandé? -- Jirai partout où vous voudrez, Monseigneur, répondit Molière. -- À Saint-Mandé! sécria Porthos, surpris de voir ainsi le fier évêque de Vannes en familiarité avec un garçon tailleur. Quoi! Aramis, vous emmenez monsieur à Saint-Mandé? -- Oui, dit Aramis en souriant, le temps presse. -- Et puis mon cher Porthos, continua dArtagnan, M. Molière nest pas tout à fait ce quil paraît être. -- Comment? demanda Porthos. -- Oui, monsieur est un des premiers commis de maître Percerin, il est attendu à Saint-Mandé pour essayer aux épicuriens les habits de fête qui ont été commandés par M. Fouquet. -- Cest justement cela, dit Molière. Oui, monsieur. -- Venez donc, mon cher monsieur Molière, dit Aramis, si toutefois vous avez fini avec M. du Vallon. -- Nous avons fini, répliqua Porthos. -- Et vous êtes satisfait? demanda dArtagnan. -- Complètement satisfait, répondit Porthos. Molière prit congé de Porthos avec force saluts et serra la main que lui tendit furtivement le capitaine des mousquetaires. -- Monsieur, acheva Porthos en minaudant, monsieur, soyez exact, surtout. -- Vous aurez votre habit dès demain, monsieur le baron, répondit Molière. Et il partit avec Aramis. Alors dArtagnan, prenant le bras de Porthos: -- Que vous a donc fait ce tailleur, mon cher Porthos, demanda-t- il, pour que vous soyez si content de lui? -- Ce quil ma fait, mon ami! Ce quil ma fait! sécria Porthos avec enthousiasme. -- Oui, je vous demande ce quil vous a fait. -- Mon ami, il a su faire ce quaucun tailleur navait jamais fait: il ma pris mesure sans me toucher. -- Ah bah! Contez-moi cela, mon ami. -- Dabord, mon ami, on a été chercher je ne sais où une suite de mannequins de toutes les tailles espérant quil sen trouverait un de la mienne, mais le plus grand, qui était celui du tambour-major des Suisses, était de deux pouces trop court et dun demi-pied trop maigre. -- Ah! vraiment? -- Cest comme jai lhonneur de vous le dire mon cher dArtagnan. Mais cest un grand homme ou tout au moins un grand tailleur que ce M. Molière; il na pas été le moins du monde embarrassé pour cela. -- Et qua-t-il fait? -- Oh! une chose bien simple. Cest inouï, par ma foi! Comment! on est assez grossier pour navoir pas trouvé tout de suite ce moyen? Que de peines et dhumiliations on meût épargnées! -- Sans compter les habits, mon cher Porthos. -- Oui, trente habits. -- Eh bien, mon cher Porthos, voyons, dites-moi la méthode de M. Molière. -- Molière? vous lappelez ainsi, nest-ce pas? Je tiens à me rappeler son nom. -- Oui, ou Poquelin, si vous laimez mieux. -- Non, jaime mieux Molière. Quand je voudrai me rappeler son nom, je penserai à volière, et, comme jen ai une à Pierrefonds... -- À merveille, mon ami. Et sa méthode, à ce M. Molière? -- La voici. Au lieu de me démembrer comme font tous ces bélîtres, de me faire courber les reins, de me faire plier les articulations, toutes pratiques déshonorantes et basses... DArtagnan fit un signe approbatif de la tête. -- «Monsieur, ma-t-il dit, un galant homme doit se mesurer lui- même. Faites-moi le plaisir de vous approcher de ce miroir.» Alors je me suis approché du miroir. Je dois avouer que je ne comprenais pas parfaitement ce que ce brave M. Volière voulait de moi. -- Molière. -- Ah! oui, Molière, Molière. Et, comme la peur dêtre mesuré me tenait toujours: «Prenez garde, lui ai-je dit, à ce que vous mallez faire; je suis fort chatouilleux, je vous en préviens.» Mais lui, de sa voix douce car cest un garçon courtois, mon ami, il faut en convenir, mais lui, de sa voix douce: «Monsieur, dit- il, pour que lhabit aille bien, il faut quil soit fait à votre image. Votre image est exactement réfléchie par le miroir. Nous allons prendre mesure sur votre image.» -- En effet, dit dArtagnan, vous vous voyiez au miroir; mais comment a-t on trouvé un miroir où vous pussiez vous voir tout entier? -- Mon cher, cest le propre miroir où le roi se regarde. -- Oui; mais le roi a un pied et demi de moins que vous. -- Eh bien, je ne sais pas comment cela se fait cétait sans doute une manière de flatter le roi, mais le miroir était trop grand pour moi. Il est vrai que sa hauteur était faite de trois glaces de Venise superposées et sa largeur des mêmes glaces juxtaposées. -- Oh! mon ami, les admirables mots que vous possédez là! Où diable en avez-vous fait collection? -- À Belle-Île. Aramis les expliquait à larchitecte. -- Ah! très bien! Revenons à la glace, cher ami. -- Alors, ce brave M. Volière... -- Molière. -- Oui, Molière, cest juste. Vous allez voir, mon cher ami, que voilà maintenant que je vais trop me souvenir de son nom. Ce brave M. Molière se mit donc à tracer avec un peu de blanc dEspagne des lignes sur le miroir, le tout en suivant le dessin de mes bras et de mes épaules, et cela tout en professant cette maxime que je trouvai admirable: «Il faut quun habit ne gêne pas celui qui le porte.» -- En effet, dit dArtagnan, voilà une belle maxime, qui nest pas toujours mise en pratique. -- Cest pour cela que je la trouvai dautant plus étonnante, surtout lorsquil la développa. -- Ah! Il développa cette maxime? -- Parbleu! -- Voyons le développement. «-- Attendu, continua-t-il, que lon peut, dans une circonstance difficile, ou dans une situation gênante, avoir son habit sur lépaule, et désirer ne pas ôter son habit...» -- Cest vrai, dit dArtagnan. «-- Ainsi», continua M. Volière... -- Molière! -- Molière, oui. «Ainsi continua M. Molière, vous avez besoin de tirer lépée, monsieur, et vous avez votre habit sur le dos. Comment faites-vous? «-- Je lôte, répondis-je. «-- Eh bien, non, répondit-il à son tour. «-- Comment! non? «-- Je dis quil faut que lhabit soit si bien fait, quil ne vous gêne aucunement, même pour tirer lépée. «-- Ah! ah! «-- Mettez-vous en garde», poursuivit-il. Jy tombai avec un si merveilleux aplomb, que deux carreaux de la fenêtre en sautèrent. «Ce nest rien, ce nest rien, dit-il, restez comme cela.» Je levai le bras gauche en lair, lavant-bras plié gracieusement, la manchette rabattue et le poignet circonflexe, tandis que le bras droit à demi étendu garantissait la ceinture avec le coude, et la poitrine avec le poignet. -- Oui, dit dArtagnan, la vraie garde, la garde académique. -- Vous avez dit le mot, cher ami. Pendant ce temps, Volière... -- Molière! -- Tenez, décidément, mon cher ami, jaime mieux lappeler... Comment avez-vous dit son autre nom? -- Poquelin. -- Jaime mieux lappeler Poquelin. -- Et comment vous souviendrez-vous mieux de ce nom que de lautre? -- Vous comprenez... Il sappelle Poquelin, nest-ce pas? -- Oui. -- Je me rappellerai madame Coquenard. -- Bon. -- Je changerai _Coque_ en _Poque_, _nard_ en _lin_, et au lieu de Coquenard, jaurai Poquelin. -- Cest merveilleux! sécria dArtagnan abasourdi... Allez, mon ami, je vous écoute avec admiration. -- Ce Coquelin esquissa donc mon bras sur le miroir. -- Poquelin. Pardon. -- Comment ai-je donc dit? -- Vous avez dit Coquelin. -- Ah! cest juste. Ce Poquelin esquissa donc mon bras sur le miroir; mais il y mit le temps; il me regardait beaucoup; le fait est que jétais très beau. «Cela vous fatigue? demanda-t-il. -- Un peu, répondis-je en pliant sur les jarrets; cependant le peux tenir encore une heure. -- Non, non, je ne le souffrirai pas! Nous avons ici des garçons complaisants qui se feront un devoir de vous soutenir les bras, comme autrefois on soutenait ceux des prophètes quand ils invoquaient le Seigneur. -- Très bien! répondis-je. -- Cela ne vous humiliera pas? -- Mon ami, lui dis-je, il y a, je le crois, une grande différence entre être soutenu et être mesuré.» -- La distinction est pleine de sens, interrompit dArtagnan. -- Alors, continua Porthos, il fit un signe; deux garçons sapprochèrent; lun me soutint le bras gauche, tandis que lautre, avec infiniment dadresse, me soutenait le bras droit. «-- Un troisième garçon! dit-il. «Un troisième garçon sapprocha. «-- Soutenez les reins de monsieur, dit-il. «Le garçon me soutint les reins.» -- De sorte que vous posiez? demanda dArtagnan. -- Absolument, et Poquenard me dessinait sur la glace. -- Poquelin, mon ami. -- Poquelin, vous avez raison. Tenez, décidément, jaime encore mieux lappeler Volière. -- Oui, et que ce soit fini, nest-ce pas? -- Pendant ce temps-là, Volière me dessinait sur la glace. -- Cétait galant. -- Jaime fort cette méthode: elle est respectueuse et met chacun à sa place. -- Et cela se termina?... -- Sans que personne meût touché, mon ami. -- Excepté les trois garçons qui vous soutenaient? -- Sans doute; mais je vous ai déjà exposé, je crois, la différence quil y a entre soutenir et mesurer. -- Cest vrai, répondit dArtagnan, qui se dit ensuite à lui-même: Ma foi! ou je me trompe fort, ou jai valu là une bonne aubaine à ce coquin de Molière, et nous en verrons bien certainement la scène tirée au naturel dans quelque comédie. Porthos souriait. -- Quelle chose vous fait rire? lui demanda dArtagnan. -- Faut-il vous lavouer? Eh bien, je ris de ce que jai tant de bonheur. -- Oh! cela, cest vrai; je ne connais pas dhomme plus heureux que vous. Mais quel est le nouveau bonheur qui vous arrive? -- Eh bien, mon cher, félicitez-moi. -- Je ne demande pas mieux. -- Il paraît que je suis le premier à qui lon ait pris mesure de cette façon-là. -- Vous en êtes sûr? -- À peu près. Certains signes dintelligence échangés entre Volière et les autres garçons me lont bien indiqué. -- Eh bien, mon cher ami, cela ne me surprend pas de la part de Molière. -- Volière, mon ami! -- Oh! non, non, par exemple! je veux bien vous laisser dire Volière à vous; mais je continuerai, moi, à dire Molière. Eh bien, cela, disais-je donc, ne métonne point de la part de Molière qui est un garçon ingénieux, et à qui vous avez inspiré cette belle idée. -- Elle lui servira plus tard, jen suis sûr. -- Comment donc, si elle lui servira! Je le crois bien, quelle lui servira, et même beaucoup! Car, voyez-vous, mon ami, Molière est, de tous nos tailleurs connus, celui qui habille le mieux nos barons, nos comtes et nos marquis... à leur mesure. Sur ce mot, dont nous ne discuterons ni là-propos ni la profondeur, dArtagnan et Porthos sortirent de chez maître Percerin et rejoignirent leur carrosse. Nous les y laisserons, sil plaît au lecteur, pour revenir auprès de Molière et dAramis à Saint-Mandé. Chapitre CCXII -- La ruche, les abeilles et le miel Lévêque de Vannes, fort marri davoir rencontré dArtagnan chez maître Percerin, revint dassez mauvaise humeur à Saint-Mandé. Molière, au contraire, tout enchanté davoir trouvé un si bon croquis à faire, et de savoir où retrouver loriginal, quand du croquis il voudrait faire un tableau, Molière y rentra de la plus joyeuse humeur. Tout le premier étage, du côté gauche, était occupé par les épicuriens les plus célèbres dans Paris et les plus familiers dans la maison, employés chacun dans son compartiment, comme des abeilles dans leurs alvéoles, à produire un miel destiné au gâteau royal que M. Fouquet comptait servir à Sa Majesté Louis XIV pendant la fête de Vaux. Pélisson, la tête dans sa main, creusait les fondations du prologue des _Fâcheux_, comédie en trois actes, que devait faire représenter Poquelin de Molière, comme disait dArtagnan, et Coquelin de Volière, comme disait Porthos. Loret, dans toute la naïveté de son état de gazetier, les gazetiers de tout temps ont été naïfs, Loret composait le récit des fêtes de Vaux avant que ces fêtes eussent eu lieu. La Fontaine vaguait au milieu des uns et des autres, ombre égarée, distraite, gênante, insupportable, qui bourdonnait et susurrait à lépaule de chacun mille inepties poétiques. Il gêna tant de fois Pélisson, que celui-ci, relevant la tête avec humeur. -- Au moins, La Fontaine, dit-il, cueillez-moi une rime, puisque vous dites que vous vous promenez dans les jardins du Parnasse. -- Quelle rime voulez-vous? demanda le fablier, comme lappelait madame de Sévigné. -- Je veux une rime à _lumière_. -- _Ornière_, répondit La Fontaine. -- Eh! mon cher ami, impossible de parler dornières quand on vante les délices de Vaux dit Loret. -- Dailleurs, cela ne rime pas, répondit Pélisson. -- Comment! cela ne rime pas? sécria La Fontaine surpris. -- Oui, vous avez une détestable habitude mon cher; habitude qui vous empêchera toujours dêtre un poète de premier ordre. Vous rimez lâchement! -- Oh! oh! vous trouvez, Pélisson? -- Eh! oui, mon cher, je trouve. Rappelez-vous quune rime nest jamais bonne tant quil sen peut trouver une meilleure. -- Alors, je nécrirai plus jamais quen prose, dit La Fontaine, qui avait pris au sérieux le reproche de Pélisson. Ah! je men étais souvent douté, que je nétais quun maraud de poète! oui, cest la vérité pure. -- Ne dites pas cela, mon cher; vous devenez trop exclusif, et vous avez du bon dans vos fables. -- Et pour commencer, continua La Fontaine poursuivant son idée, je vais brûler une centaine de vers que je venais de faire. -- Où sont-ils, vos vers? -- Dans ma tête. -- Eh bien, sils sont dans votre tête, vous ne pouvez pas les brûler? -- Cest vrai, dit La Fontaine. Si je ne les brûle pas, cependant... -- Eh bien, quarrivera-t-il si vous ne les brûlez pas? -- Il arrivera quils me resteront dans lesprit, et que je ne les oublierai jamais. -- Diable! fit Loret, voilà qui est dangereux; on en devient fou! -- Diable, diable, diable! comment faire? répéta La Fontaine. -- Jai trouvé un moyen, moi, dit Molière, qui venait dentrer sur les derniers mots. -- Lequel? -- Écrivez-les dabord, et brûlez-les ensuite. -- Comme cest simple! Eh bien, je neusse jamais inventé cela. Quil a desprit, ce diable de Molière! dit La Fontaine. Puis, se frappant le front: -- Ah! tu ne seras jamais quun âne, Jean de La Fontaine, ajouta- t-il. -- Que dites-vous là, mon ami? interrompit Molière en sapprochant du poète, dont il avait entendu laparté. -- Je dis que je ne serai jamais quun âne, mon cher confrère, répondit La Fontaine avec un gros soupir et les yeux tout bouffis de tristesse. Oui, mon ami, continua-t-il avec une tristesse croissante, il paraît que je rime lâchement. -- Cest un tort. -- Vous voyez bien! Je suis un faquin! -- Qui a dit cela? -- Parbleu! cest Pélisson. Nest-ce pas, Pélisson? Pélisson, replongé dans sa composition, se garda bien de répondre. -- Mais, si Pélisson a dit que vous étiez un faquin sécria Molière, Pélisson vous a gravement offensé. -- Vous croyez?... -- Ah! mon cher, je vous conseille, puisque vous êtes gentilhomme, de ne pas laisser impunie une pareille injure. -- Heu! fit La Fontaine. -- Vous êtes-vous jamais battu? -- Une fois, mon ami, avec un lieutenant de chevau-légers. -- Que vous avait-il fait? -- Il paraît quil avait séduit ma femme. -- Ah! ah! dit Molière pâlissant légèrement. Mais comme, à laveu formulé par La Fontaine, les autres sétaient retournés, Molière garda sur ses lèvres le sourire railleur qui avait failli sen effacer, et, continuant de faire parler La Fontaine: -- Et quest-il résulté de ce duel? -- Il est résulté que, sur le terrain, mon adversaire me désarma, puis me fit des excuses, me promettant de ne plus remettre les pieds à la maison. -- Et vous vous tîntes pour satisfait? demanda Molière. -- Non pas, au contraire! Je ramassai mon épée: «Pardon, monsieur, lui dis-je, je ne me suis pas battu avec vous parce que vous étiez lamant de ma femme, mais parce quon ma dit que je devais me battre. Or, comme je nai jamais été heureux que depuis ce temps- là, faites-moi le plaisir de continuer daller à la maison, comme par le passé, ou, morbleu! recommençons.» De sorte, continua La Fontaine, quil fut forcé de rester lamant de ma femme, et que je continue dêtre le plus heureux mari de la terre. Tous éclatèrent de rire. Molière seul passa sa main sur ses yeux. Pourquoi? Peut-être pour essuyer une larme, peut-être pour étouffer un soupir. Hélas! on le sait, Molière était moraliste mais Molière nétait pas philosophe. -- Cest égal, dit-il revenant au point de départ de la discussion, Pélisson vous a offensé. -- Ah! cest vrai, je lavais déjà oublié, moi. -- Et je vais lappeler de votre part. -- Cela se peut faire, si vous le jugez indispensable. -- Je le juge indispensable, et jy vais. -- Attendez, fit La Fontaine. Je veux avoir votre avis. -- Sur quoi?... Sur cette offense? -- Non, dites-moi si, réellement, _lumière_ ne rime pas avec _ornière_. -- Moi, je les ferais rimer. -- Parbleu! je le savais bien. -- Et jai fait cent mille vers pareils dans ma vie. -- Cent mille? sécria La Fontaine. Quatre fois _la Pucelle_ que médite M. Chapelain! Est-ce aussi sur ce sujet que vous avez fait cent mille vers, cher ami? -- Mais, écoutez donc, éternel distrait! dit Molière. -- Il est certain, continua La Fontaine, que _légume_ par exemple rime avec_ posthume_. -- Au pluriel surtout. -- Oui, surtout au pluriel; attendu qualors, il rime, non plus par trois lettres, mais par quatre; cest comme _ornière_ avec _lumière_. Mettez _ornières_ et _lumières_ au pluriel mon cher Pélisson, dit La Fontaine en allant frapper sur lépaule de son confrère, dont il avait complètement oublié linjure, et cela rimera. -- Hein! fit Pélisson. -- Dame! Molière le dit, et Molière sy connaît, il avoue lui-même avoir fait cent mille vers. -- Allons, dit Molière en riant, le voilà parti! -- Cest comme _rivage_, qui rime admirablement avec _herbage_, jen mettrais ma tête au feu. -- Mais... fit Molière. -- Je vous dis cela, continua La Fontaine, parce que vous faites un divertissement pour Sceaux, nest-ce pas? -- Oui, _les Fâcheux_. -- Ah! _les Fâcheux_, cest cela; oui, je me souviens. Eh bien, javais imaginé quun prologue ferait très bien à votre divertissement. -- Sans doute, cela irait à merveille. -- Ah! vous êtes de mon avis? -- Jen suis si bien, que je vous avais prié de le faire, ce prologue. -- Vous mavez prié de le faire, moi? -- Oui, vous; et même, sur votre refus, je vous ai prié de le demander à Pélisson, qui le fait en ce moment. -- Ah! cest donc cela que fait Pélisson? Ma foi! mon cher Molière, vous pourriez bien avoir raison quelquefois. -- Quand cela? -- Quand vous dites que je suis distrait. Cest un vilain défaut; je men corrigerai, et je vais vous faire votre prologue. -- Mais puisque cest Pélisson qui le fait! -- Cest juste! Ah! double brute que je suis! Loret a eu bien raison de dire que jétais un faquin! -- Ce nest pas Loret qui la dit, mon ami. -- Eh bien, celui qui la dit, peu mimporte lequel! Ainsi, votre divertissement sappelle _les Fâcheux_. Eh bien, est-ce que vous ne feriez pas rimer _heureux_ avec _fâcheux_? -- À la rigueur, oui. -- Et même avec _capricieux_? -- Oh! non, cette fois, non! -- Ce serait hasardé, nest-ce pas? Mais, enfin, pourquoi serait- ce hasardé? -- Parce que la désinence est trop différente. -- Je supposais, moi, dit La Fontaine en quittant Molière pour aller trouver Loret, je supposais... -- Que supposiez-vous? dit Loret au milieu dune phrase. Voyons, dites vite. -- Cest vous qui faites le prologue des _Fâcheux_, nest-ce pas? -- Eh! non, mordieu! cest Pélisson! -- Ah! cest Pélisson! sécria La Fontaine, qui alla trouver Pélisson. Je supposais, continua-t-il, que la nymphe de Vaux... -- Ah! jolie! sécria Loret. La nymphe de Vaux! Merci, La Fontaine; vous venez de me donner les deux derniers vers de ma gazette. _Et lon vit la nymphe de Vaux_ _Donner le prix à leurs travaux_. -- À la bonne heure! voilà qui est rimé, dit Pélisson: si vous rimiez comme cela, La Fontaine, à la bonne heure! -- Mais il paraît que je rime comme cela, puisque Loret dit que cest moi qui lui ai donné les deux vers quil vient de dire. -- Eh bien, si vous rimez comme cela, voyons dites, de quelle façon commenceriez-vous mon prologue? -- Je dirais, par exemple: _Ô nymphe... qui..._ Après _qui_, je mettrais un verbe à la deuxième personne du pluriel du présent de lindicatif, et je continuerais ainsi: _cette grotte profonde_. -- Mais le verbe, le verbe? demanda Pélisson. -- _Pour venir admirer le plus grand roi du monde_, continua La Fontaine. -- Mais le verbe, le verbe? insista obstinément Pélisson. Cette seconde personne du pluriel du présent de lindicatif? -- Eh bien: _quittez_. _Ô nymphe qui quittez cette grotte profonde_ _Pour venir admirer le plus grand roi du monde_. -- Vous mettriez: _qui quittez_, vous? -- Pourquoi pas? -- _Qui... qui!_ -- Ah! mon cher, fit La Fontaine, vous êtes horriblement pédant! -- Sans compter, dit Molière, que, dans le second vers, _venir admirer_ est faible, mon cher La Fontaine. -- Alors, vous voyez bien que je suis un pleutre, un faquin, comme vous disiez. -- Je nai jamais dit cela. -- Comme disait Loret, alors. -- Ce nest pas Loret non plus; cest Pélisson. -- Eh bien, Pélisson avait cent fois raison. Mais ce qui me fâche surtout, mon cher Molière, cest que je crois que nous naurons pas nos habits dépicuriens. -- Vous comptiez sur le vôtre pour la fête? -- Oui, pour la fête, et puis pour après la fête. Ma femme de ménage ma prévenu que le mien était un peu mûr. -- Diable! votre femme de ménage a raison: il est plus que mûr! -- Ah! voyez-vous, reprit La Fontaine, cest que je lai oublié à terre dans mon cabinet, et ma chatte... -- Eh bien, votre chatte? -- Ma chatte a fait ses chats dessus, ce qui la un peu fané. Molière éclata de rire. Pélisson et Loret suivirent son exemple. En ce moment, lévêque de Vannes parut, tenant sous son bras un rouleau de plans et de parchemins. Comme si lange de la mort eût glacé toutes les imaginations folles et rieuses, comme si cette figure pâle eût effarouché les grâces auxquelles sacrifiait Xénocrate, le silence sétablit aussitôt dans latelier, et chacun reprit son sang-froid et sa plume. Aramis distribua des billets dinvitation aux assistants, et leur adressa des remerciements de la part de M. Fouquet. Le surintendant, disait-il retenu dans son cabinet par le travail, ne pouvait les venir voir, mais les priait de lui envoyer un peu de leur travail du jour pour lui faire oublier la fatigue de son travail de la nuit. À ces mots, on vit tous les fronts sabaisser. La Fontaine lui- même se mit à une table et fit courir sur le vélin une plume rapide; Pélisson remit au net son prologue; Molière donna cinquante vers nouvellement crayonnés que lui avait inspirés sa visite chez Percerin; Loret, son article sur les fêtes merveilleuses quil prophétisait, et Aramis chargé de butin comme le roi des abeilles, ce gros bourdon noir aux ornements de pourpre et dor rentra dans son appartement, silencieux et affairé. Mais, avant de rentrer: -- Songez, dit-il, chers messieurs, que nous partons tous demain au soir. -- En ce cas, il faut que je prévienne chez moi, dit Molière. -- Ah! oui, pauvre Molière! fit Loret en souriant _il aime_ chez lui. -- _Il aime_, oui, répliqua Molière avec son doux et triste sourire; _il aime_, ce qui ne veut pas dire _on laime_. -- Moi, dit La Fontaine, on maime à Château-Thierry, jen suis bien sûr. En ce moment, Aramis rentra après une disparition dun instant. -- Quelquun vient-il avec moi? demanda-t-il. Je passe par Paris, après avoir entretenu M. Fouquet un quart dheure. Joffre mon carrosse. -- Bon, à moi! dit Molière. Jaccepte; je suis pressé. -- Moi, je dînerai ici, dit Loret. M. de Gourville ma promis des écrevisses. _Il ma promis des écrevisses..._ Cherche la rime, La Fontaine.» Aramis sortit en riant comme il savait rire. Molière le suivit. Ils étaient au bas de lescalier lorsque La Fontaine entrebâilla la porte et cria: _Moyennant que tu lécrivisses, _ _Il ta promis des écrevisses_. Les éclats de rire des épicuriens redoublèrent et parvinrent jusquaux oreilles de Fouquet, au moment où Aramis ouvrait la porte de son cabinet. Quant à Molière, il sétait chargé de commander les chevaux, tandis quAramis allait échanger avec le surintendant les quelques mots quil avait à lui dire. -- Oh! comme ils rient là-haut! dit Fouquet avec un soupir. -- Vous ne riez pas, vous, Monseigneur? -- Je ne ris plus, monsieur dHerblay. -- La fête approche. -- Largent séloigne. -- Ne vous ai-je pas dit que cétait mon affaire? -- Vous mavez promis des millions. -- Vous les aurez le lendemain de lentrée du roi à Vaux. Fouquet regarda profondément Aramis, et passa sa main glacée sur son front humide. Aramis comprit que le surintendant doutait de lui, ou sentait son impuissance à avoir de largent. Comment Fouquet pouvait-il supposer quun pauvre évêque, ex-abbé, ex- mousquetaire, en trouverait? -- Pourquoi douter? dit Aramis.: Fouquet sourit et secoua la tête. -- Homme de peu de foi! ajouta lévêque. -- Mon cher monsieur dHerblay, répondit Fouquet, si je tombe... -- Eh bien, si vous tombez... -- Je tomberai du moins de si haut, que je me briserai en tombant. Puis, secouant la tête comme pour échapper à lui-même: -- Doù venez-vous, dit-il, cher ami? -- De Paris. -- De Paris? Ah! -- Oui, de chez Percerin. -- Et quavez-vous été faire vous-même chez Percerin; car je ne suppose pas que vous attachiez une si grande importance aux habits de nos poètes? -- Non; jai été commander une surprise. -- Une surprise? -- Oui, que vous ferez au roi. -- Coûtera-t-elle cher? -- Oh! cent pistoles, que vous donnerez à Le Brun. -- Une peinture? Ah! tant mieux! Et que doit représenter cette peinture? -- Je vous conterai cela; puis, du même coup, quoi que vous en disiez, jai visité les habits de nos poètes. -- Bah! et ils seront élégants, riches? -- Superbes! Il ny aura pas beaucoup de grands seigneurs qui en auront de pareils. On verra la différence quil y a entre les courtisans de la richesse et ceux de lamitié. -- Toujours spirituel et généreux, cher prélat! -- À votre école. Fouquet lui serra la main. -- Et où allez-vous? dit-il. -- Je vais à Paris, quand vous maurez donné une lettre. -- Une lettre pour qui? -- Une lettre pour M. de Lyonne. -- Et que lui voulez-vous, à Lyonne? -- Je veux lui faire signer une lettre de cachet. -- Une lettre de cachet! Vous voulez faire mettre quelquun à la Bastille? -- Non, au contraire, jen veux faire sortir quelquun. -- Ah! Et qui cela? -- Un pauvre diable, un jeune homme, un enfant, qui est embastillé, voilà tantôt dix ans, pour deux vers latins quil a faits contre les jésuites. -- Pour deux vers latins! Et, pour deux vers latins, il est en prison depuis dix ans, le malheureux? -- Oui. -- Et il na pas commis dautre crime? -- À part ces deux vers, il est innocent comme vous et moi. -- Votre parole? -- Sur lhonneur! -- Et il se nomme?... -- Seldon. -- Ah! cest trop fort, par exemple! Et vous saviez cela, et vous ne me lavez pas dit? -- Ce nest quhier que sa mère sest adressée à moi, Monseigneur. -- Et cette femme est pauvre? -- Dans la misère la plus profonde. -- Mon Dieu! dit Fouquet, vous permettez parfois de telles injustices, que je comprends quil y ait des malheureux qui doutent de vous! Tenez, monsieur dHerblay. Et Fouquet, prenant une plume, écrivit rapidement quelques lignes à son collègue Lyonne. Aramis prit la lettre et sapprêta à sortir. -- Attendez, dit Fouquet. Il ouvrit son tiroir et lui remit dix billets de caisse qui sy trouvaient. Chaque billet était de mille livres. -- Tenez, dit-il, faites sortir le fils, et remettez ceci à la mère; mais surtout ne lui dites pas... -- Quoi, Monseigneur? -- Quelle est de dix mille livres plus riche que moi; elle dirait que je suis un triste surintendant. Allez, et jespère que Dieu bénira ceux qui pensent à ses pauvres. -- Cest ce que jespère aussi, répliqua Aramis en baisant la main de Fouquet. Et il sortit rapidement, emportant la lettre pour Lyonne, les bons de caisse pour la mère de Seldon et emmenant Molière, qui commençait à simpatienter. Chapitre CCXIII -- Encore un souper à la Bastille Sept heures du soir sonnaient au grand cadran de la Bastille, à ce fameux cadran qui, pareil à tous les accessoires de la prison dÉtat, dont lusage est une torture, rappelait aux prisonniers la destination de chacune des heures de leur supplice. Le cadran de la Bastille, orné de figures comme la plupart des horloges de ce temps, représentait saint Pierre aux Liens. Cétait lheure du souper des pauvres captifs. Les portes, grondant sur leurs énormes gonds, ouvraient passage aux plateaux et aux paniers chargés de mets, dont la délicatesse, comme M. Baisemeaux nous la appris lui-même, sappropriait à la condition du détenu. Nous savons là-dessus les théories de M. Baisemeaux, souverain dispensateur des délices gastronomiques, cuisinier en chef de la forteresse royale, dont les paniers pleins montaient les raides escaliers, portant quelque consolation aux prisonniers, dans le fond des bouteilles honnêtement remplies. Cette même heure était celle du souper de M. le gouverneur. Il avait un convive ce jour-là, et la broche tournait plus lourde que dhabitude. Les perdreaux rôtis, flanqués de cailles et flanquant un levraut piqué; les poules dans le bouillon, le jambon frit et arrosé de vin blanc, les cardons de Guipuzcoa et la bisque décrevisses; voilà, outre les soupes et les hors doeuvre, quel était le menu de M. le gouverneur. Baisemeaux, attablé, se frottait les mains en regardant M. lévêque de Vannes, qui, botté comme un cavalier, habillé de gris, lépée au flanc, ne cessait de parler de sa faim et témoignait la plus vive impatience. M. Baisemeaux de Montlezun nétait pas accoutumé aux familiarités de Sa Grandeur Monseigneur de Vannes, et, ce soir-là, Aramis, devenu guilleret, faisait confidences sur confidences. Le prélat était redevenu tant soit peu mousquetaire. Lévêque frisait la gaillardise. Quant à M. Baisemeaux, avec cette facilité des gens vulgaires, il se livrait tout entier sur ce quart dabandon de son convive. -- Monsieur, dit-il, car, en vérité, ce soir, je nose vous appeler Monseigneur... -- Non pas, dit Aramis, appelez-moi monsieur, jai des bottes. -- Eh bien, monsieur, savez-vous qui vous me rappelez ce soir? -- Non, ma foi! dit Aramis en se versant à boire, mais jespère que je vous rappelle un bon convive. -- Vous men rappelez deux. Monsieur François, mon ami, fermez cette fenêtre: le vent pourrait incommoder Sa Grandeur. -- Et quil sorte! ajouta Aramis. Le souper est complètement servi, nous le mangerons bien sans laquais. Jaime fort, quand je suis en petit comité, quand je suis avec un ami... Baisemeaux sinclina respectueusement. -- Jaime fort, continua Aramis, à me servir moi-même. -- François, sortez! cria Baisemeaux. Je disais donc que Votre Grandeur me rappelle deux personnes: lune bien illustre, cest feu M. le cardinal, le grand cardinal, celui de La Rochelle, celui qui avait des bottes comme vous. Est-ce vrai? -- Oui, ma foi! dit Aramis. Et lautre? -- Lautre, cest un certain mousquetaire, très joli, très brave, très hardi, très heureux, qui, dabbé, se fit mousquetaire, et, de mousquetaire, abbé. Aramis daigna sourire. -- Dabbé, continua Baisemeaux enhardi par le sourire de Sa Grandeur, dabbé, évêque, et, dévêque... -- Ah! arrêtons-nous, par grâce! fit Aramis. -- Je vous dis, monsieur, que vous me faites leffet dun cardinal. -- Cessons, mon cher monsieur Baisemeaux. Vous lavez dit, jai les bottes dun cavalier, mais je ne veux pas, même ce soir, me brouiller, malgré cela, avec lÉglise. -- Vous avez des intentions mauvaises, cependant, Monseigneur. -- Oh! je lavoue, mauvaises comme tout ce qui est mondain. -- Vous courez la ville, les ruelles, en masque? -- Comme vous dites, en masque. -- Et vous jouez toujours de lépée? -- Je crois que oui, mais seulement quand on my force. Faites-moi donc le plaisir dappeler François. -- Vous avez du vin là. -- Ce nest pas pour du vin, cest parce quil fait chaud ici et que la fenêtre est close. -- Je ferme les fenêtres en soupant pour ne pas entendre les rondes ou les arrivées des courriers. -- Ah! oui... On les entend quand la fenêtre est ouverte? -- Trop bien, et cela dérange. Vous comprenez. -- Cependant on étouffe. François! François entra. -- Ouvrez, je vous prie, maître François, dit Aramis. Vous permettez, cher monsieur Baisemeaux? -- Monseigneur est ici chez lui, répondit le gouverneur. La fenêtre fut ouverte. -- Savez-vous, dit M. Baisemeaux, que vous allez vous trouver bien esseulé, maintenant que M. de La Fère a regagné ses pénates de Blois? Cest un bien ancien ami, nest-ce pas? -- Vous le savez comme moi, Baisemeaux, puisque vous avez été aux mousquetaires avec nous. -- Bah! avec mes amis, je ne compte ni les bouteilles ni les années. -- Et vous avez raison. Mais je fais plus quaimer M. de La Fère, cher monsieur Baisemeaux, je le vénère. -- Eh bien, moi, cest singulier, dit le gouverneur, je lui préfère M. dArtagnan. Voilà un homme qui boit bien et longtemps! Ces gens-là laissent voir leur pensée, au moins. -- Baisemeaux, enivrez-moi ce soir, faisons la débauche comme autrefois; et, si jai une peine au fond du coeur, je vous promets que vous la verrez comme vous verriez un diamant au fond de votre verre. -- Bravo! dit Baisemeaux. Et il se versa un grand coup de vin, et lavala en frémissant de joie dêtre pour quelque chose dans un péché capital darchevêque. Tandis quil buvait il ne voyait pas avec quelle attention Aramis observait les bruits de la grande cour. Un courrier entra vers huit heures, à la cinquième bouteille apportée par François sur la table, et, quoique ce courrier fît grand bruit, Baisemeaux nentendit rien. -- Le diable lemporte! fit Aramis. -- Quoi donc? Qui donc? demanda Baisemeaux. Jespère que ce nest pas le vin que vous buvez, ni celui qui vous le fait boire? -- Non; cest un cheval qui fait, à lui seul autant de bruit dans la cour que pourrait en faire un escadron tout entier. -- Bon! Quelque courrier, répliqua le gouverneur en redoublant force rasades. Oui, le diable lemporte! et si vite, que nous nen entendions plus parler! Hourra! hourra! -- Vous moubliez, Baisemeaux! Mon verre est vide, dit Aramis en montrant un cristal éblouissant. -- Dhonneur, vous menchantez... François, du vin! François entra. -- Du vin, maraud, et du meilleur! -- Oui, monsieur; mais... cest un courrier. -- Au diable! ai-je dit. -- Monsieur, cependant... -- Quil laisse au greffe; nous verrons demain. Demain, il sera temps; demain, il fera jour, dit Baisemeaux en chantonnant ces deux dernières phrases. -- Ah! monsieur, grommela le soldat François, bien malgré lui, monsieur... -- Prenez garde, dit Aramis, prenez garde. -- À quoi, cher monsieur dHerblay? dit Baisemeaux à moitié ivre. -- La lettre par courrier, qui arrive aux gouverneurs de citadelle cest quelquefois un ordre. -- Presque toujours. -- Les ordres ne viennent-ils pas des ministres? -- Oui sans doute; mais... -- Et ces ministres ne font-ils pas que contresigner le seing du roi? -- Vous avez peut-être raison. Cependant, cest bien ennuyeux quand on est en face dune bonne table en tête à tête avec un ami! Ah! pardon, monsieur, joublie que cest moi qui vous donne à souper, et que je parle à un futur cardinal. -- Laissons tout cela, cher Baisemeaux, et revenons à votre soldat, à François. -- Eh bien, qua-t-il fait, François? -- Il a murmuré. -- Il a eu tort. -- Cependant, il a murmuré, vous comprenez; cest quil se passe quelque chose dextraordinaire. Ce pourrait bien nêtre pas François qui aurait tort de murmurer, mais vous qui auriez tort de ne pas lentendre. -- Tort? Moi, avoir tort devant François? Cela me paraît dur. -- Un tort dirrégularité. Pardon! mais jai cru devoir vous faire une observation que je juge importante. -- Oh! vous avez raison, peut-être, bégaya Baisemeaux. Ordre du roi cest sacré! Mais les ordres qui viennent quand on soupe, je le répète, que le diable... -- Si vous eussiez fait cela au grand cardinal, hein! mon cher Baisemeaux, et que cet ordre eût eu quelque importance... -- Je le fais pour ne pas déranger un évêque; ne suis-je pas excusable, morbleu? -- Noubliez pas, Baisemeaux, que jai porté la casaque, et jai lhabitude de voir partout des consignes. -- Vous voulez donc?... -- Je veux que vous fassiez votre devoir, mon ami. Oui, je vous en prie, au moins devant ce soldat. -- Cest mathématique, fit Baisemeaux. François attendait toujours. -- Quon me monte cet ordre du roi, dit Baisemeaux en se redressant. Et il ajouta tout bas: Savez-vous ce que cest? Je vais vous le dire quelque chose dintéressant comme ceci: «Prenez garde au feu dans les environs de la poudrière»; ou bien: «Veillez sur un tel, qui est un adroit fuyard.» Ah! si vous saviez, Monseigneur, combien de fois jai été réveillé en sursaut au plus doux, au plus profond de mon sommeil, par des ordonnances arrivant au galop pour me dire, ou plutôt pour mapporter un pli contenant ces mots: «Monsieur Baisemeaux, quy a-t-il de nouveau?» On voit bien que ceux qui perdent leur temps à écrire de pareils ordres nont jamais couché à la Bastille. Ils connaîtraient mieux lépaisseur de mes murailles, la vigilance de mes officiers, la multiplicité de mes rondes. Enfin, que voulez-vous, Monseigneur! leur métier est décrire pour me tourmenter lorsque je suis tranquille; pour me troubler quand je suis heureux ajouta Baisemeaux en sinclinant devant Aramis. Laissons-les donc faire leur métier. -- Et faites le vôtre, ajouta en souriant lévêque, dont le regard, soutenu, commandait malgré cette caresse. François rentra. Baisemeaux prit de ses mains lordre envoyé du ministère. Il le décacheta lentement et le lut de même. Aramis feignit de boire pour observer son hôte au travers du cristal. Puis, Baisemeaux ayant lu: -- Que disais-je tout à lheure? fit-il. -- Quoi donc? demanda lévêque. -- Un ordre délargissement. Je vous demande un peu, la belle nouvelle pour nous déranger! -- Belle nouvelle pour celui quelle concerne, vous en conviendrez, au moins, mon cher gouverneur. -- Et à huit heures du soir! -- Cest de la charité. -- De la charité, je le veux bien; mais elle est pour ce drôle-là qui sennuie, et non pas pour moi qui mamuse! dit Baisemeaux exaspéré. -- Est-ce une perte que vous faites, et le prisonnier qui vous est enlevé était il aux grands contrôles? -- Ah bien, oui! Un pleutre, un rat, à cinq francs! -- Faites voir, demanda M. dHerblay. Est-ce indiscret? -- Non pas; lisez. -- Il y a _pressé_ sur la feuille. Vous avez vu, nest-ce pas. -- Cest admirable! _Pressé!_... un homme qui est ici depuis dix ans! On est pressé de le mettre dehors, aujourdhui, ce soir même, à huit heures! Et Baisemeaux, haussant les épaules avec un air de superbe dédain, jeta lordre sur la table et se remit à manger. -- Ils ont de ces mouvements-là, dit-il la bouche pleine, ils prennent un homme un beau jour, ils le nourrissent pendant dix ans et vous écrivent: _Veillez bien sur le drôle!_ ou bien: _Tenez-le rigoureusement!_ Et puis, quand on sest accoutumé à regarder le détenu comme un homme dangereux tout à coup, sans cause, sans précédent, ils vous écrivent: _Mettez en liberté_. Et ils ajoutent à leur missive: _Pressé!_ Vous avouerez, Monseigneur que cest à faire lever les épaules. -- Que voulez-vous! on crie comme cela, dit Aramis, et on exécute lordre. -- Bon! bon! lon exécute!... Oh! patience!... Il ne faudrait pas vous figurer que je suis un esclave. -- Mon Dieu, très cher monsieur Baisemeaux, qui vous dit cela? on connaît votre indépendance. -- Dieu merci! -- Mais on connaît aussi votre bon coeur. -- Ah! parlons-en! -- Et votre obéissance à vos supérieurs. Quand on a été soldat, voyez-vous, Baisemeaux, cest pour la vie. -- Aussi, obéirai-je strictement, et demain matin, au point du jour, le détenu désigné sera élargi. -- Demain? -- Au jour. -- Pourquoi pas ce soir, puisque la lettre de cachet porte sur la suscription et à lintérieur: _Pressé_? -- Parce que ce soir nous soupons et que nous sommes pressés, nous aussi. -- Cher Baisemeaux, tout botté que je suis, je me sens prêtre, et la charité mest un devoir plus impérieux que la faim et la soif. Ce malheureux a souffert assez longtemps, puisque vous venez de me dire que, depuis dix ans, il est votre pensionnaire. Abrégez-lui la souffrance. Une bonne minute lattend, donnez-la-lui bien vite. Dieu vous la rendra dans son paradis en années de félicité. -- Vous le voulez? -- Je vous en prie. -- Comme cela, tout au travers du repas. -- Je vous en supplie; cette action vaudra dix _Benedicite_. -- Quil soit fait comme vous le désirez. Seulement, nous mangerons froid. -- Oh! quà cela ne tienne! Baisemeaux se pencha en arrière pour sonner François, et, par un mouvement tout naturel, il se retourna vers la porte. Lordre était resté sur la table. Aramis profita du moment où Baisemeaux ne regardait pas pour échanger ce papier contre un autre, plié de la même façon, et quil tira de sa poche. -- François, dit le gouverneur, que lon fasse monter ici M. le major avec les guichetiers de la Bertaudière. François sortit en sinclinant, et les deux convives se retrouvèrent seuls. Chapitre CCXIV -- Le général de l'ordre Il se fit, entre les deux convives, un instant de silence pendant lequel Aramis ne perdit pas de vue le gouverneur. Celui-ci ne semblait quà moitié résolu à se déranger ainsi au milieu de son souper, et il était évident quil cherchait une raison quelconque, bonne ou mauvaise, pour retarder au moins jusquaprès le dessert. Cette raison, il parut tout à coup lavoir trouvée. -- Eh! mais, sécria-t-il, cest impossible! -- Comment, impossible? dit Aramis. Voyons un peu, cher ami, ce qui est impossible. -- Il est impossible de mettre le prisonnier en liberté à une pareille heure. Où ira-t-il, lui qui ne connaît pas Paris? -- Il ira où il pourra. -- Vous voyez bien, autant vaudrait délivrer un aveugle. -- Jai un carrosse, je le conduirai là où il voudra que je le mène. -- Vous avez réponse à tout... François, quon dise à M. le major daller ouvrir la prison de M. Seldon, N° 3, Bertaudière. -- Seldon? fit Aramis très simplement. Vous avez dit Seldon, je crois? -- Jai dit Seldon. Cest le nom de celui quon élargit. -- Oh! vous voulez dire Marchiali, dit Aramis. -- Marchiali? Ah bien! oui! Non, non, Seldon. -- Je pense que vous faites erreur, monsieur Baisemeaux. -- Jai lu lordre. -- Moi aussi. -- Et jai vu _Seldon_ en lettres grosses comme cela. Et M. de Baisemeaux montrait son doigt. -- Moi, jai lu _Marchiali_ en caractères gros comme ceci. Et Aramis montrait les deux doigts. -- Au fait, éclaircissons le cas, dit Baisemeaux, sûr de lui. Le papier est là, et il suffira de le lire. -- Je lis: Marchiali, reprit Aramis en déployant le papier. Tenez! Baisemeaux regarda et ses bras fléchirent. -- Oui, oui, dit-il atterré, oui, _Marchiali_. Il y a bien écrit Marchiali! cest bien vrai! -- Ah! -- Comment! lhomme dont nous parlons tant? Lhomme que chaque jour lon me recommande tant? -- Il y a _Marchiali, _répéta encore linflexible Aramis. -- Il faut lavouer, monseigneur, mais je ny comprends absolument rien. -- On en croit ses yeux, cependant. -- Ma foi, dire quil y a bien _Marchiali_! -- Et dune bonne écriture, encore. -- Cest phénoménal! Je vois encore cet ordre et le nom de Seldon, Irlandais. Je le vois. Ah! et même, je me le rappelle, sous ce nom, il y avait un pâté dencre. -- Non, il ny a pas dencre, non, il ny a pas de pâté. -- Oh! par exemple, si fait! À telle enseigne que jai frotté la poudre quil y avait sur le pâté. -- Enfin, quoi quil en soit, cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, et quoi que vous ayez vu, lordre est signé de délivrer Marchiali, avec ou sans pâté. -- Lordre est signé de délivrer Marchiali, répéta machinalement Baisemeaux, qui essayait de reprendre possession de ses esprits. -- Et vous allez délivrer ce prisonnier. Si le coeur vous dit de délivrer aussi Seldon, je vous déclare que je ne my opposerai pas le moins du monde. Aramis ponctua cette phrase par un sourire dont lironie acheva de dégriser Baisemeaux et lui donna du courage. -- Monseigneur, dit-il, ce Marchiali est bien le même prisonnier, que, lautre jour, un prêtre, confesseur de _notre ordre_, est venu visiter si impérieusement et si secrètement. -- Je ne sais pas cela, monsieur, répliqua lévêque. -- Il ny a pas cependant si longtemps, cher monsieur dHerblay. -- Cest vrai, mais chez nous, monsieur, il est bon que lhomme daujourdhui ne sache plus ce qua fait lhomme dhier. -- En tout cas, fit Baisemeaux, la visite du confesseur jésuite aura porté bonheur à cet homme. Aramis ne répliqua pas et se remit à manger et à boire. Baisemeaux, lui, ne touchant plus à rien de ce qui était sur la table, reprit encore une fois lordre et lexamina en tous sens. Cette inquisition, dans des circonstances ordinaires, eût fait monter le pourpre aux oreilles du mal patient Aramis; mais lévêque de Vannes ne se courrouçait point pour si peu, surtout quand il sétait dit tout bas quil serait dangereux de se courroucer. -- Allez-vous délivrer Marchiali? dit-il. Oh! que voilà du xérès fondu et parfumé, mon cher gouverneur! -- Monseigneur, répondit Baisemeaux, je délivrerai le prisonnier Marchiali quand jaurai rappelé le courrier qui apportait lordre, et surtout lorsquen linterrogeant je me serai assuré... -- Les ordres sont cachetés, et le contenu est ignoré du courrier. De quoi vous assurerez-vous donc, je vous prie? -- Soit, monseigneur; mais jenverrai au ministère, et, là, M. de Lyonne retirera lordre ou lapprouvera. -- À quoi bon tout cela? fit Aramis froidement. -- À quoi bon? -- Oui, je demande à quoi cela sert. -- Cela sert à ne jamais se tromper, monseigneur, à ne jamais manquer au respect que tout subalterne doit à ses supérieurs, à ne jamais enfreindre les devoirs du service quon a consenti à prendre. -- Fort bien, vous venez de parler si éloquemment, que je vous ai admiré. Cest vrai, un subalterne doit respect à ses supérieurs, il est coupable quand il se trompe, et il serait puni sil enfreignait les devoirs ou les lois de son service. Baisemeaux regarda lévêque avec étonnement. -- Il en résulte, poursuivit Aramis, que vous allez consulter pour vous mettre en repos avec votre conscience? -- Oui, monseigneur. -- Et que, si un supérieur vous ordonne, vous obéirez? -- Vous nen doutez pas, monseigneur. -- Vous connaissez bien la signature du roi, monsieur de Baisemeaux? -- Oui, monseigneur. -- Nest-elle pas sur cet ordre de mise en liberté? -- Cest vrai, mais elle peut... -- Être fausse, nest-ce pas? -- Cela sest vu, monseigneur. -- Vous avez raison. Et celle de M. de Lyonne? -- Je la vois bien sur lordre; mais, de même quon peut contrefaire le seing du roi, lon peut, à plus forte raison, contrefaire celui de M. de Lyonne. -- Vous marchez dans la logique à pas de géant, monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, et votre argumentation est invincible. Mais vous vous fondez, pour croire ces signatures fausses, particulièrement sur quelles causes? -- Sur celle-ci: labsence des signataires. Rien ne contrôle la signature de Sa Majesté, et M. de Lyonne nest pas là pour me dire quil a signé. -- Eh bien! monsieur de Baisemeaux, fit Aramis en attachant sur le gouverneur son regard daigle, jadopte si franchement vos doutes et votre façon de les éclaircir, que je vais prendre une plume si vous me la donnez. Baisemeaux donna une plume. -- Une feuille blanche quelconque, ajouta Aramis. Baisemeaux donna le papier. -- Et que je vais écrire, moi aussi, moi présent, moi incontestable, nest-ce pas? un ordre auquel, jen suis certain, vous donnerez créance, si incrédule que vous soyez. Baisemeaux pâlit devant cette glaciale assurance. Il lui sembla que cette voix dAramis, si souriant et si gai naguère, était devenue funèbre et sinistre, que la cire des flambeaux se changeait en cierges de chapelle sépulcrale, et que le vin des verres se transformait en calice de sang. Aramis prit la plume et écrivit. Baisemeaux, terrifié, lisait derrière son épaule: «A.M.D.G.» écrivit lévêque, et il souscrivit une croix au-dessous de ces quatre lettres, qui signifient _ad majorem Dei gloriam_. Puis il continua: «Il nous plaît que lordre apporté à M. de Baisemeaux de Montlezun, gouverneur pour le roi du château de la Bastille, soit réputé par lui bon et valable, et mis sur-le-champ à exécution. _Signé_: dHerblay, _général de lordre par la grâce de Dieu.»_ Baisemeaux fut frappé si profondément, que ses traits demeurèrent contractés, ses lèvres béantes, ses yeux fixes. Il ne remua pas, il narticula pas un son. On nentendait dans la vaste salle que le bourdonnement dune petite mouche qui voletait autour des flambeaux. Aramis, sans même daigner regarder lhomme quil réduisait à un si misérable état, tira de sa poche un petit étui qui renfermait de la cire noire; il cacheta sa lettre, y apposa un sceau suspendu à sa poitrine derrière son pourpoint, et, quand lopération fut terminée, il présenta, silencieusement toujours, la missive à M. de Baisemeaux. Celui-ci, dont les mains tremblaient à faire pitié, promena un regard terne et fou sur le cachet. Une dernière lueur démotion se manifesta sur ses traits, et il tomba comme foudroyé sur une chaise. -- Allons, allons, dit Aramis après un long silence pendant lequel le gouverneur de la Bastille avait repris peu à peu ses sens, ne me faites pas croire, cher Baisemeaux, que la présence du général de lordre est terrible comme celle de Dieu, et quon meurt de lavoir vu. Du courage! levez vous, donnez-moi votre main, et obéissez. Baisemeaux, rassuré, sinon satisfait, obéit, baisa la main dAramis et se leva. -- Tout de suite? murmura-t-il. -- Oh! pas dexagération, mon hôte; reprenez votre place, et faisons honneur à ce beau dessert. -- Monseigneur, je ne me relèverai pas dun tel coup; moi qui ai ri, plaisanté avec vous! moi qui ai osé vous traiter sur un pied dégalité! -- Tais-toi, mon vieux camarade, répliqua lévêque, qui sentit combien la corde était tendue et combien il eût été dangereux de la rompre, tais-toi. Vivons chacun de notre vie: à toi, ma protection et mon amitié; à moi, ton obéissance. Ces deux tributs exactement payés, restons en joie. Baisemeaux réfléchit; il aperçut dun coup doeil les conséquences de cette extorsion dun prisonnier à laide dun faux ordre, et, mettant en parallèle la garantie que lui offrait lordre officiel du général, il ne la sentit pas de poids. Aramis le devina. -- Mon cher Baisemeaux, dit-il, vous êtes un niais. Perdez donc lhabitude de réfléchir, quand je me donne la peine de penser pour vous. Et sur un nouveau geste quil fit, Baisemeaux sinclina encore. -- Comment vais-je my prendre? dit-il. -- Comment faites-vous pour délivrer un prisonnier? -- Jai le règlement. -- Eh bien! suivez le règlement, mon cher. -- Je vais avec mon major à la chambre du prisonnier, et je lemmène quand cest un personnage dimportance. -- Mais ce Marchiali nest pas un personnage dimportance? dit négligemment Aramis. -- Je ne sais, répliqua le gouverneur. Comme il eût dit: «Cest à vous de me lapprendre.» -- Alors, si vous ne le savez pas, cest que jai raison: agissez donc envers ce Marchiali comme vous agissez envers les petits. -- Bien. Le règlement lindique. -- Ah! -- Le règlement porte que le guichetier ou lun des bas officiers amènera le prisonnier au gouverneur, dans le greffe. -- Eh bien! mais cest fort sage, cela. Et ensuite? -- Ensuite, on rend à ce prisonnier les objets de valeur quil portait sur lui lors de son incarcération, les habits, les papiers, si lordre du ministre nen a disposé autrement. -- Que dit lordre du ministre à propos de ce Marchiali? -- Rien; car le malheureux est arrivé ici sans joyaux, sans papiers, presque sans habits. -- Voyez comme tout cela est simple! En vérité, Baisemeaux, vous vous faites des monstres de toute chose. Restez donc ici, et faites amener le prisonnier au Gouvernement. Baisemeaux obéit. Il appela son lieutenant, et lui donna une consigne, que celui-ci transmit, sans sémouvoir, à qui de droit. Une demi-heure après, on entendit une porte se refermer dans la cour: cétait la porte du donjon qui venait de rendre sa proie à lair libre. Aramis souffla toutes les bougies qui éclairaient la chambre. Il nen laissa brûler quune, derrière la porte. Cette lueur tremblotante ne permettait pas aux regards de se fixer sur les objets. Elle en décuplait les aspects et les nuances par son incertitude et sa mobilité. Les pas se rapprochèrent. -- Allez au-devant de vos hommes, dit Aramis à Baisemeaux. Le gouverneur obéit. Le sergent et les guichetiers disparurent. Baisemeaux rentra, suivi dun prisonnier. Aramis sétait placé dans lombre; il voyait sans être vu. Baisemeaux, dune voix émue, fit connaître à ce jeune homme lordre qui le rendait libre. Le prisonnier écouta sans faire un geste ni prononcer un mot. -- Vous jurerez, cest le règlement qui le veut, ajouta le gouverneur, de ne jamais rien révéler de ce que vous avez vu ou entendu dans la Bastille? Le prisonnier aperçut un christ; il étendit la main et jura des lèvres. -- À présent, monsieur, vous êtes libre; où comptez-vous aller? Le prisonnier tourna la tête, comme pour chercher derrière lui une protection sur laquelle il avait dû compter. Cest alors quAramis sortit de lombre. -- Me voici, dit-il, pour rendre à Monsieur le service quil lui plaira de me demander. Le prisonnier rougit légèrement, et, sans hésitation vint passer son bras sous celui dAramis. -- Dieu vous ait en sa sainte garde! dit-il dune voix qui, par sa fermeté, fit tressaillir le gouverneur, autant que la formule lavait étonné. Aramis, en serrant les mains de Baisemeaux, lui dit: -- Mon ordre vous gêne-t-il? craignez-vous quon ne le trouve chez vous, si lon venait à y fouiller? -- Je désire le garder, monseigneur, dit Baisemeaux. Si on le trouvait chez moi, ce serait un signe certain que je serais perdu, et, en ce cas, vous seriez pour moi un puissant et dernier auxiliaire. -- Étant votre complice, voulez-vous dire? répondit Aramis en haussant les épaules. Adieu, Baisemeaux! dit-il. Les chevaux attendaient, ébranlant le carrosse dans leur impatience. Baisemeaux conduisit lévêque jusquau bas du perron. Aramis fit monter son compagnon avant lui dans le carrosse, y monta ensuite, et, sans donner dautre ordre au cocher: -- Allez! dit-il. La voiture roula bruyamment sur le pavé des cours. Un officier, portant un flambeau, devançait les chevaux, et donnait à chaque corps de garde lordre de laisser passer. Pendant le temps que lon mit à ouvrir toutes les barrières, Aramis ne respira point, et lon eût pu entendre son coeur battre contre les parois de sa poitrine. Le prisonnier, plongé dans un angle du carrosse, ne donnait pas non plus signe dexistence. Enfin, un soubresaut, plus fort que les autres, annonça que le dernier ruisseau était franchi. Derrière le carrosse se referma la dernière porte, celle de la rue Saint-Antoine. Plus de murs à droite ni à gauche; le ciel partout, la liberté partout, la vie partout. Les chevaux, tenus en bride par une main vigoureuse, allèrent doucement jusquau milieu du faubourg. Là, ils prirent le trot. Peu à peu, soit quil séchauffassent, soit quon les poussât, ils gagnèrent en rapidité, et, une fois à Bercy, le carrosse semblait voler, tant lardeur des coursiers était grande. Ces chevaux coururent ainsi jusquà Villeneuve-Saint-Georges, où le relais était préparé. Alors, quatre chevaux, au lieu de deux, entraînèrent la voiture dans la direction de Melun, et sarrêtèrent un moment au milieu de la forêt de Sénart. Lordre sans doute, avait été donné davance au postillon, car Aramis neut pas même besoin de faire un signe. -- Quy a-t-il? demanda le prisonnier, comme sil sortait dun long rêve. -- Il y a, monseigneur, dit Aramis, quavant daller plus loin, nous avons besoin de causer, Votre Altesse Royale et moi. -- Jattendrai loccasion, monsieur, répondit le jeune prince. -- Elle ne saurait être meilleure, monseigneur; nous voici au milieu du bois, nul ne peut nous entendre. -- Et le postillon? -- Le postillon de ce relais est sourd et muet, monseigneur. -- Je suis à vous, monsieur dHerblay. -- Vous plaît-il de rester dans cette voiture? -- Oui, nous sommes bien assis, et jaime cette voiture; cest celle qui ma rendu à la liberté. -- Attendez, monseigneur... Encore une précaution à prendre. -- Laquelle? -- Nous sommes ici sur le grand chemin: il peut passer des cavaliers ou des carrosses voyageant comme nous, et qui, à nous voir arrêtés, nous croiraient dans un embarras. Évitons des offres de services qui nous gêneraient. -- Ordonnez au postillon de cacher le carrosse dans une allée latérale. -- Cest précisément ce que je voulais faire, monseigneur. Aramis fit un signe au muet, quil toucha. Celui-ci mit pied à terre, prit les deux premiers chevaux par la bride, et les entraîna dans les bruyères veloutées, sur lherbe moussue dune allée sinueuse, au fond de laquelle, par cette nuit sans lune, les nuages formatent un rideau plus noir que des taches dencre. Cela fait, lhomme se coucha sur un talus, près de ses chevaux, qui arrachaient de droite et de gauche les jeunes pousses de la glandée. -- Je vous écoute, dit le jeune prince à Aramis; mais que faites- vous là? -- Je désarme des pistolets dont nous navons plus besoin, monseigneur. Chapitre CCXV -- Le tentateur -- Mon prince, dit Aramis en se tournant, dans le carrosse, du côté de son compagnon, si faible créature que je sois, si médiocre desprit, si inférieur dans lordre des êtres pensants, jamais il ne mest arrivé de mentretenir avec un homme, sans pénétrer sa pensée au travers de ce masque vivant jeté sur notre intelligence, afin den retenir la manifestation. Mais ce soir, dans lombre où nous sommes, dans la réserve où je vous vois je ne pourrai rien lire sur vos traits, et quelque chose me dit que jaurai de la peine à vous arracher une parole sincère. Je vous supplie donc, non pas par amour pour moi, car les sujets ne doivent peser rien dans la balance que tiennent les princes, mais pour lamour de vous, de retenir chacune de mes syllabes, chacune de mes inflexions, qui, dans les graves circonstances où nous sommes engagés, auront chacune leur sens et leur valeur, aussi importantes que jamais il sen prononça dans le monde. -- Jécoute, répéta le jeune prince avec décision, sans rien ambitionner, sans rien craindre de ce que vous mallez dire. Et il senfonça plus profondément encore dans les coussins épais du carrosse, essayant de dérober à son compagnon, non seulement la vue, mais la supposition même de sa personne. Lombre était noire, et elle descendait, large et opaque, du sommet des arbres entrelacés. Ce carrosse fermé dune vaste toiture, neût pas reçu la moindre parcelle de lumière, lors même quun atome lumineux se fût glissé entre les colonnes de brume qui sépanouissaient dans lallée du bois. -- Monseigneur, reprit Aramis, vous connaissez lhistoire du gouvernement qui dirige aujourdhui la France. Le roi est sorti dune enfance captive comme la été la vôtre, obscure comme la été la vôtre, étroite comme la été la vôtre. Seulement, au lieu davoir, comme vous, lesclavage de la prison, lobscurité de la solitude, létroitesse de la vie cachée, il a dû souffrir toutes ses misères, toutes ses humiliations, toutes ses gênes, au grand jour, au soleil impitoyable de la royauté; place noyée de lumière, où toute tache paraît une fange sordide, où toute gloire paraît une tache. Le roi a souffert, il a de la rancune, il se vengera. Ce sera un mauvais roi. Je ne dis pas quil versera le sang comme Louis XI ou Charles IX, car il na pas à venger dinjures mortelles, mais il dévorera largent et la subsistance de ses sujets, parce quil a subi des injures dintérêt et dargent. Je mets donc tout dabord à labri ma conscience quand je considère en face les mérites et les défauts de ce prince, et, si je le condamne, ma conscience mabsout. Aramis fit une pause. Ce nétait pas pour écouter si le silence du bois était toujours le même, cétait pour reprendre sa pensée du fond de son esprit, cétait pour laisser à cette pensée le temps de sincruster profondément dans lesprit de son interlocuteur. -- Dieu fait bien tout ce quil fait, continua lévêque de Vannes, et de cela je suis tellement persuadé, que je me suis applaudi dès longtemps davoir été choisi par lui comme dépositaire du secret que je vous ai aidé à découvrir. Il fallait au Dieu de justice et de prévoyance un instrument aigu, persévérant, convaincu, pour accomplir une grande oeuvre. Cet instrument, cest moi. Jai lacuité, jai la persévérance, jai la conviction; je gouverne un peuple mystérieux qui a pris pour devise la devise de Dieu: _Patiens quia aeternus!_ Le prince fit un mouvement. -- Je devine, monseigneur, dit Aramis, que vous levez la tête, et que ce peuple à qui je commande vous étonne. Vous ne saviez pas traiter avec un roi. Oh! monseigneur, roi dun peuple bien humble, roi dun peuple bien déshérité: humble, parce quil na de force quen rampant; déshérité, parce que jamais, presque jamais en ce monde, mon peuple ne récolte les moissons quil sème et ne mange le fruit quil cultive. Il travaille pour une abstraction, il agglomère toutes les molécules de sa puissance pour en former un homme, et à cet homme, avec le produit de ses gouttes de sueur, il compose un nuage dont le génie de cet homme doit à son tour faire une auréole, dorée aux rayons de toutes les couronnes de la chrétienté. Voilà lhomme que vous avez à vos côtés, monseigneur. Cest vous dire quil vous a tiré de labîme dans un grand dessein, et quil veut, dans ce dessein magnifique, vous élever au-dessus des puissances de la terre, au-dessus de lui-même. Le prince toucha légèrement le bras dAramis. -- Vous me parlez, dit-il, de cet ordre religieux dont vous êtes le chef. Il résulte, pour moi, de vos paroles, que, le jour où vous voudrez précipiter celui que vous aurez élevé, la chose se fera, et que vous tiendrez sous votre main votre créature de la veille. -- Détrompez-vous, monseigneur, répliqua lévêque, je ne prendrais pas la peine de jouer ce jeu terrible avec Votre Altesse Royale, si je navais un double intérêt à gagner la partie. Le jour où vous serez élevé, vous serez élevé à jamais, vous renverserez en montant le marchepied, vous lenverrez rouler si loin, que jamais sa vue ne vous rappellera même son droit à votre reconnaissance. -- Oh! monsieur. -- Votre mouvement, monseigneur, vient dun excellent naturel. Merci! Croyez bien que jaspire à plus que de la reconnaissance; je suis assuré que, parvenu au faite, vous me jugerez plus digne encore dêtre votre ami, et alors, à nous deux, monseigneur, nous ferons de si grandes choses, quil en sera longtemps parlé dans les siècles. -- Dites-moi bien, monsieur, dites-le-moi sans voiles, ce que je suis aujourdhui et ce que vous prétendez que je sois demain. -- Vous êtes le fils du roi Louis XIII, vous êtes le frère du roi Louis XIV, vous êtes lhéritier naturel et légitime du trône de France. En vous gardant près de lui, comme on a gardé Monsieur, votre frère cadet, le roi se réservait le droit dêtre souverain légitime. Les médecins seuls et Dieu pouvaient lui disputer la légitimité. Les médecins aiment toujours mieux le roi qui est que le roi qui nest pas. Dieu se mettrait dans son tort en nuisant à un prince honnête homme. Mais Dieu a voulu quon vous persécutât, et cette persécution vous sacre aujourdhui roi de France. Vous aviez donc le droit de régner, puisquon vous le conteste; vous aviez donc le droit dêtre déclaré, puisquon vous séquestre; vous êtes donc de sang divin, puisquon na pas osé verser votre sang comme celui de vos serviteurs. Maintenant, voyez ce quil a fait pour vous, ce Dieu que vous avez tant de fois accusé davoir tout fait contre vous. Il vous a donné les traits, la taille, lâge et la voix de votre frère, et toutes les causes de votre persécution vont devenir les causes de votre résurrection triomphale. Demain, après-demain, au premier moment, fantôme royal, ombre vivante de Louis XIV, vous vous assiérez sur son trône, doù la volonté de Dieu, confiée à lexécution dun bras dhomme, laura précipité sans retour. -- Je comprends, dit le prince, on ne versera pas le sang de mon frère. -- Vous serez seul arbitre de sa destinée. -- Ce secret dont on a abusé envers moi... -- Vous en userez avec lui. Que faisait-il pour le cacher? Il vous cachait. Vivante image de lui-même, vous trahiriez le complot de Mazarin et dAnne dAutriche. Vous, mon prince, vous aurez le même intérêt à cacher celui qui vous ressemblera prisonnier, comme vous lui ressemblerez roi. -- Je reviens sur ce que je vous disais. Qui le gardera? -- Qui vous gardait. -- Vous connaissez ce secret, vous en avez fait usage pour moi. Qui le connaît encore? -- La reine mère et Mme de Chevreuse. -- Que feront-elles? -- Rien, si vous le voulez. -- Comment cela? -- Comment vous reconnaîtront-elles, si vous agissez de façon quon ne vous reconnaisse pas? -- Cest vrai. Il y a des difficultés plus graves. -- Dites, prince. -- Mon frère est marié; je ne puis prendre la femme de mon frère. -- Je ferai quune répudiation soit consentie par lEspagne; cest lintérêt de votre nouvelle politique, cest la morale humaine. Tout ce quil y a de vraiment noble et de vraiment utile en ce monde y trouvera son compte. -- Le roi, séquestré, parlera. -- À qui voulez-vous quil parle? Aux murs? -- Vous appelez murs les hommes en qui vous aurez confiance. -- Au besoin, oui, Votre Altesse Royale. Dailleurs... -- Dailleurs?... -- Je voulais dire que les desseins de Dieu ne sarrêtent pas en si beau chemin. Tout plan de cette portée est complété par les résultats, comme un calcul géométrique. Le roi, séquestré, ne sera pas pour vous lembarras que vous avez été pour le roi régnant. Dieu a fait cette âme orgueilleuse et impatiente de nature. Il la, de plus, amollie, désarmée, par lusage des honneurs et lhabitude du souverain pouvoir. Dieu, qui voulait que la fin du calcul géométrique dont javais lhonneur de vous parler fût votre avènement au trône et la destruction de ce qui vous est nuisible, a décidé que le vaincu finira bientôt ses souffrances avec les vôtres. Il a donc préparé cette âme et ce corps pour la brièveté de lagonie. Mis en prison simple particulier, séquestré avec vos doutes, privé de tout, avec lhabitude dune vie solide vous avez résisté. Mais votre frère, captif, oublié, restreint, ne supportera point son injure, et Dieu reprendra son âme au temps voulu, cest-à-dire bientôt. À ce moment de la sombre analyse dAramis, un oiseau de nuit poussa du fond des futaies ce hululement plaintif et prolongé qui fait tressaillir toute créature. -- Jexilerais le roi déchu, dit Philippe en frémissant; ce serait plus humain. -- Le bon plaisir du roi décidera la question, répondit Aramis. Maintenant, ai-je bien posé le problème? ai-je bien amené la solution selon les désirs ou les prévisions de Votre Altesse Royale? -- Oui, monsieur, oui; vous navez rien oublié, si ce nest cependant deux choses. -- La première? -- Parlons-en tout de suite avec la même franchise que nous venons de mettre à notre conversation, parlons des motifs qui peuvent amener la dissolution des espérances que nous avons conçues, parlons des dangers que nous courons. -- Ils seraient immenses, infinis, effrayants, insurmontables, si, comme je vous lai dit, tout ne concourait à les rendre absolument nuls. Il ny a pas de dangers pour vous ni pour moi, si la constance et lintrépidité de Votre Altesse Royale égalent la perfection de cette ressemblance que la nature vous a donnée avec le roi. Je vous le répète, il ny a pas de dangers, il ny a que des obstacles. Ce mot-là, que je trouve dans toutes les langues, je lai toujours mal compris; si jétais roi, je le ferais effacer comme absurde et inutile. -- Si fait, monsieur, il y a un obstacle très sérieux, un danger insurmontable que vous oubliez. -- Ah! fit Aramis. -- Il y a la conscience qui crie, il y a le remords qui déchire. -- Oui, cest vrai, dit lévêque; il y a la faiblesse de coeur vous me le rappelez. Oh! vous avez raison, cest un immense obstacle, cest vrai. Le cheval qui a peur du fossé saute au milieu et se tue! Lhomme qui croise le fer en tremblant laisse à la lame ennemie des jours par lesquels la mort passe! Cest vrai! cest vrai! -- Avez-vous un frère? dit le jeune homme à Aramis. -- Je suis seul au monde, répliqua celui-ci dune voix sèche et nerveuse comme la détente dun pistolet. -- Mais vous aimez quelquun sur la terre? ajouta Philippe. -- Personne! Si fait, je vous aime. Le jeune homme se plongea dans un silence si profond, que le bruit de son propre souffle devint un tumulte pour Aramis. -- Monseigneur, reprit-il, je nai pas dit tout ce que javais à dire à Votre Altesse Royale: je nai pas offert à mon prince tout ce que je possède pour lui de salutaires conseils et dutiles ressources. Il ne sagit pas de faire briller un éclair aux yeux de ce qui aime lombre; il ne sagit pas de faire gronder les magnificences du canon aux oreilles de lhomme doux qui aime le repos et les champs. Monseigneur, jai votre bonheur tout prêt dans ma pensée; je vais le laisser tomber de mes lèvres, ramassez- le précieusement pour vous, qui avez tant aimé le ciel, les prés verdoyants et lair pur. Je connais un pays de délices, un paradis ignoré, un coin du monde où, seul, libre, inconnu, dans les bois, dans les fleurs, dans les eaux vives, vous oublierez tout ce que la folie humaine, tentatrice de Dieu, vient de vous débiter de misères tout à lheure. Oh! écoutez-moi, mon prince, je ne raille pas. Jai une âme, voyez-vous, je devine labîme de la vôtre. Je ne vous prendrai pas incomplet pour vous jeter dans le creuset de ma volonté, de mon caprice ou de mon ambition. Tout ou rien. Vous êtes froissé, malade, presque éteint par le surcroît de souffle quil vous a fallu donner depuis une heure de liberté. Cest un signe certain pour moi que vous ne voudrez pas continuer à respirer largement, longuement. Tenons-nous donc à une vie plus humble, plus appropriée à nos forces. Dieu mest témoin, jen atteste sa toute-puissance, que je veux faire sortir votre bonheur de cette épreuve où je vous ai engagé. -- Parlez! Parlez! dit le prince avec une vivacité qui fit réfléchir Aramis. -- Je connais, reprit le prélat, dans le Bas-Poitou, un canton dont nul en France ne soupçonne lexistence. Vingt lieues de pays, cest immense, nest-ce pas? Vingt lieues, monseigneur, et toutes couvertes et eau, dherbages et de joncs, le tout mêlé dîles chargées de bois. Ces grands marais, vêtus de roseaux comme dune épaisse mante, dorment silencieux et profonds sous le sourire du soleil. Quelques familles de pêcheurs les mesurent paresseusement avec leurs grands radeaux de peuplier et daulne, dont le plancher est fait dun lit de roseaux, dont la toiture est tressée en joncs solides. Ces barques, ces maisons flottantes, vont à laventure sous le souffle du vent. Quand elles touchent une rive, cest par hasard, et si moelleusement, que le pêcheur qui dort nest pas réveillé par la secousse. Sil a voulu aborder, cest quil a vu les longues bandes de râles ou de vanneaux, de canards ou de pluviers, de sarcelles ou de bécassines, dont il fait sa proie avec le piège ou avec le plomb du mousquet. Les aloses argentées, les anguilles monstrueuses, les brochets nerveux, les perches roses et grises, tombent par masse dans ses filets. Il ny a quà choisir les pièces les plus grasses, et laisser échapper le reste. Jamais un homme des villes, jamais un soldat, jamais personne na pénétré dans ce pays. Le soleil y est doux. Certains massifs de terre retiennent la vigne et nourrissent dun suc généreux ses belles grappes noires et blanches. Une fois la semaine, une barque va chercher, au four commun, pain tiède et jaune dont lodeur attire et caresse de loin. Vous vivrez là comme un homme des temps anciens. Seigneur puissant de vos chiens barbets, de vos lignes, de vos fusils et de votre belle maison de roseaux, vous y vivrez dans lopulence de la chasse dans la plénitude de la sécurité; vous passerez ainsi des années au bout desquelles, méconnaissable, transformé, vous aurez forcé Dieu à vous refaire une destinée. Il y a mille pistoles dans ce sac, monseigneur; cest plus quil nen faut pour acheter tout le marais dont je vous ai parlé; cest plus quil nen faut pour y vivre autant dannées que vous avez de jours à vivre; cest plus quil nen faut pour être le plus riche, le plus libre et le plus heureux de la contrée. Acceptez comme je vous offre, sincèrement, joyeusement. Tout de suite du carrosse que voici, nous allons distraire deux chevaux. Le muet, mon serviteur, vous conduira, marchant la nuit, dormant le jour, jusquau pays dont je vous parle, et au moins jaurai la satisfaction de me dire que jai rendu à mon prince le service quil a choisi. Jaurai fait un homme heureux. Dieu men saura plus de gré que davoir fait un homme puissant. Cest bien autrement difficile! Eh bien! que répondez-vous, monseigneur? Voici largent. Oh! nhésitez pas. Au Poitou, vous ne risquez rien, sinon de gagner les fièvres. Encore les sorciers du pays pourront-ils vous guérir pour vos pistoles. À jouer lautre partie, celle que vous savez, vous risquez dêtre assassiné sur un trône ou étranglé dans une prison. Sur mon âme! je le dis, à présent que jai pesé les deux, sur ma vie! jhésiterais. -- Monsieur, répliqua le jeune prince, avant que je me résolve, laissez-moi descendre de ce carrosse, marcher sur la terre, et consulter cette voix que Dieu fait parler dans la nature libre. Dix minutes, et je répondrai. -- Faites, monseigneur, dit Aramis en sinclinant avec respect, tant avait été solennelle et auguste la voix qui venait de sexprimer ainsi. Chapitre CCXVI -- Couronne et tiare Aramis était descendu avant le jeune homme et lui tenait la portière ouverte. Il le vit poser le pied sur la mousse avec un frémissement de tout le corps, et faire autour de la voiture quelques pas embarrassés, chancelants presque. On eût dit que le pauvre prisonnier était mal habitué à marcher sur la terre des hommes. On était au 15 août, vers onze heures du soir: de gros nuages, qui présageaient la tempête, avaient envahi le ciel, et sous leurs plis dérobaient toute lumière et toute perspective. À peine les extrémités des allées se détachaient-elles des taillis par une pénombre dun gris opaque qui devenait, après un certain temps dexamen, sensible au milieu de cette obscurité complète. Mais les parfums qui montent de lherbe, ceux plus pénétrants et plus frais quexhale lessence des chênes, latmosphère tiède et onctueuse qui lenveloppait tout entier pour la première fois depuis tant dannées, cette ineffable jouissance de liberté en pleine campagne, parlaient un langage si séduisant pour le prince, que, quelle que fût cette retenue, nous dirons presque cette dissimulation dont nous avons essayé de donner une idée, il se laissa surprendre à son émotion et poussa un soupir de joie. Puis peu à peu, il leva sa tête alourdie, et respira les différentes couches dair, à mesure quelles soffraient chargées darômes à son visage épanoui. Croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour lempêcher déclater à linvasion de cette félicité nouvelle, il aspira délicieusement cet air inconnu qui court la nuit sous le dôme des hautes forêts. Ce ciel quil contemplait, ces eaux quil entendait bruire, ces créatures quil voyait sagiter, nétait-ce pas la réalité? Aramis nétait-il pas un fou de croire quil y eût autre chose à rêver dans ce monde? Ces tableaux enivrants de la vie de campagne, exempte de soucis, de craintes et de gênes, cet océan de jours heureux qui miroite incessamment devant toute imagination jeune, voilà la véritable amorce à laquelle pourra se prendre un malheureux captif, usé par la pierre du cachot, étiolé dans lair si rare de la Bastille. Cétait celle, on sen souvient, que lui avait présentée Aramis en lui offrant et les mille pistoles que renfermait la voiture et cet Eden enchanté que cachaient aux yeux du monde les déserts du Bas- Poitou. Telles étaient les réflexions dAramis pendant quil suivait, avec une anxiété impossible à décrire, la marche silencieuse des joies de Philippe, quil voyait senfoncer graduellement dans les profondeurs de sa méditation. En effet, le jeune prince, absorbé, ne touchait plus que des pieds à la terre, et son âme, envolée aux pieds de Dieu, le suppliait daccorder un rayon de lumière à cette hésitation doù devait sortir sa mort ou sa vie. Ce moment fut terrible pour lévêque de Vannes. Il ne sétait pas encore trouvé en présence dun aussi grand malheur. Cette âme dacier, habituée à se jouer dans la vie parmi des obstacles sans consistance, ne se trouvant jamais inférieure ni vaincue, allait- elle échouer dans un si vaste plan, pour navoir pas prévu linfluence quexerçaient sur un corps humain quelques feuilles darbres arrosées de quelques litres dair? Aramis, fixé à la même place par langoisse de son doute, contempla donc cette agonie douloureuse de Philippe, qui soutenait la lutte contre les deux anges mystérieux. Ce supplice dura les dix minutes quavait demandées le jeune homme. Pendant cette éternité Philippe ne cessa de regarder le ciel avec un oeil suppliant, triste et humide. Aramis ne cessa de regarder Philippe avec un oeil avide, enflammé, dévorant. Tout à coup, la tête du jeune homme sinclina. Sa pensée redescendit sur la terre. On vit son regard sendurcir, son front se plisser, sa bouche sarmer dun courage farouche; puis ce regard devint fixe encore une fois; mais, cette fois, il reflétait la flamme des mondaines splendeurs; cette fois, il ressemblait au regard de Satan sur la montagne, lorsquil passait en revue les royaumes et les puissances de la terre pour en faire des séductions à Jésus. Loeil dAramis redevint aussi doux quil avait été sombre. Alors, Philippe lui saisissant la main dun mouvement rapide et nerveux: -- Allons, dit-il, allons où lon trouve la couronne de France! -- Cest votre décision, mon prince? repartit Aramis. -- Cest ma décision. -- Irrévocable? Philippe ne daigna pas même répondre. Il regarda résolument lévêque, comme pour lui demander sil était possible quun homme revînt jamais sur un parti pris. -- Ces regards-là sont des traits de feu qui peignent les caractères, dit Aramis en sinclinant sur la main de Philippe. Vous serez grand, monseigneur, je vous en réponds. -- Reprenons, sil vous plaît, la conversation où nous lavons laissée. Je vous avais dit, je crois, que je voulais mentendre avec vous sur deux points: les dangers ou les obstacles. Ce point est décidé. Lautre, ce sont les conditions que vous me poseriez. À votre tour de parler, monsieur dHerblay. -- Les conditions, mon prince? -- Sans doute. Vous ne marrêterez pas en chemin pour une bagatelle semblable, et vous ne me ferez pas linjure de supposer que je vous crois sans intérêt dans cette affaire. Ainsi donc, sans détour et sans crainte, ouvrez-moi le fond de votre pensée. -- My voici, monseigneur. Une fois roi... -- Quand sera-ce? -- Ce sera demain au soir. Je veux dire dans la nuit. -- Expliquez-moi comment. -- Quand jaurai fait une question à Votre Altesse Royale. -- Faites. -- Javais envoyé à Votre Altesse un homme à moi, chargé de lui remettre un cahier de notes écrites finement, rédigées avec sûreté, notes qui permettent à Votre Altesse de connaître à fond toutes les personnes qui composent et composeront sa cour. -- Jai lu toutes ces notes. -- Attentivement? -- Je les sais par coeur. -- Et comprises? Pardon, je puis demander cela au pauvre abandonné de la Bastille. Il va sans dire que dans huit jours, je naurai plus rien à demander à un esprit comme le vôtre, jouissant de sa liberté dans sa toute-puissance. -- Interrogez-moi, alors: je veux être lécolier à qui le savant maître fait répéter la leçon convenue. -- Sur votre famille, dabord, monseigneur. -- Ma mère, Anne dAutriche? tous ses chagrins sa triste maladie? oh! je la connais! je la connais! -- Votre second frère? dit Aramis en sinclinant. -- Vous avez joint à ces notes des portraits si merveilleusement tracés, dessinés et peints, que jai, par ces peintures, reconnu les gens dont vos notes me désignaient le caractère, les moeurs et lhistoire. Monsieur mon frère est un beau brun, le visage pâle; il naime pas sa femme Henriette, que moi, moi Louis XIV, jai un peu aimée, que jaime encore coquettement, bien quelle mait tant fait pleurer le jour où elle voulait chasser Mlle de La Vallière. -- Vous prendrez garde aux yeux de celle-ci, dit Aramis. Elle aime sincèrement le roi actuel. On trompe difficilement les yeux dune femme qui aime. -- Elle est blonde, elle a des yeux bleus dont la tendresse me révélera son identité. Elle boite un peu, elle écrit chaque jour une lettre à laquelle je fais répondre par M. de Saint-Aignan. -- Celui-là, vous le connaissez? -- Comme si je le voyais, et je sais les derniers vers quil ma faits, comme ceux que jai composés en réponse aux siens. -- Très bien. Vos ministres, les connaissez-vous? -- Colbert, une figure laide et sombre, mais intelligente, cheveux couvrant le front, grosse tête, lourde, pleine: ennemi mortel de M. Fouquet. -- Quant à celui-là, ne nous en inquiétons pas. -- Non, parce que, nécessairement, vous me demanderez de lexiler, nest ce pas? Aramis, pénétré dadmiration, se contenta de dire: -- Vous serez très grand, monseigneur. -- Vous voyez, ajouta le prince, que je sais ma leçon à merveille, et, Dieu aidant, vous ensuite, je ne me tromperai guère. -- Vous avez encore une paire dyeux bien gênants, monseigneur. -- Oui, le capitaine des mousquetaires, M. dArtagnan, votre ami. -- Mon ami je dois le dire. -- Celui qui a escorté La Vallière à Chaillot, celui qui a livré Monck dans un coffre au roi Charles II, celui qui a si bien servi ma mère, celui à qui la couronne de France doit tant quelle lui doit tout. Est-ce que vous me demanderez aussi de lexiler, celui- là? -- Jamais, Sire. DArtagnan est un homme à qui, dans un moment donné, je me charge de tout dire; mais défiez-vous, car, sil nous dépiste avant cette révélation, vous ou moi, nous serons pris ou tués. Cest un homme de main. -- Javiserai. Parlez-moi de M. Fouquet. Quen voulez-vous faire? -- Un moment encore, je vous en prie, monseigneur. Pardon, si je parais manquer de respect en vous questionnant toujours. -- Cest votre devoir de le faire, et cest encore votre droit. -- Avant de passer à M. Fouquet, jaurais un scrupule doublier un autre ami à moi. -- M. du Vallon, lHercule de la France. Quant à celui-là, sa fortune est assurée. -- Non, ce nest pas de lui que je voulais parler. -- Du comte de La Fère, alors? -- Et de son fils, notre fils à tous quatre. -- Ce garçon qui se meurt damour pour La Vallière, à qui mon frère la prise déloyalement! Soyez tranquille, je saurai la lui faire recouvrer. Dites-moi une chose, monsieur dHerblay: oublie- t-on les injures quand on aime? pardonne-t-on à la femme qui a trahi? Est-ce un des usages de lesprit français? est-ce une des lois du coeur humain? -- Un homme qui aime profondément, comme aime Raoul de Bragelonne, finit par oublier le crime de sa maîtresse; mais je ne sais si Raoul oubliera. -- Jy pourvoirai. Est-ce tout ce que vous vouliez me dire sur votre ami? -- Cest tout. -- À M. Fouquet, maintenant. Que comptez-vous que jen ferai? -- Le surintendant, comme par le passé, je vous en prie. -- Soit! mais il est aujourdhui premier ministre. -- Pas tout à fait. -- Il faudra bien un premier ministre à un roi ignorant et embarrassé comme je le serai. -- Il faudra un ami à Votre Majesté? -- Je nen ai quun, cest vous. -- Vous en aurez dautres plus tard: jamais daussi dévoué, jamais daussi zélé pour votre gloire. -- Vous serez mon premier ministre. -- Pas tout de suite, monseigneur. Cela donnerait trop dombrage et détonnement. -- M. de Richelieu, premier ministre de ma grand-mère Marie de Médicis, nétait quévêque de Luçon, comme vous êtes évêque de Vannes. -- Je vois que Votre Altesse Royale a bien profité de mes notes. Cette miraculeuse perspicacité me comble de joie. -- Je sais bien que M. de Richelieu, par la protection de la reine, est devenu bientôt cardinal. -- Il vaudra mieux, dit Aramis en sinclinant, que je ne sois premier ministre quaprès que Votre Altesse Royale maura fait nommer cardinal. -- Vous le serez avant deux mois, monsieur dHerblay. Mais voilà bien peu de chose. Vous ne moffenseriez pas en me demandant davantage, et vous maffligeriez en vous en tenant là. -- Aussi ai-je quelque chose à espérer de plus, monseigneur. -- Dites, dites! -- M. Fouquet ne gardera pas toujours les affaires, il vieillira vite. Il aime le plaisir, compatible aujourdhui avec son travail, grâce au reste de jeunesse dont il jouit; mais cette jeunesse tient au premier chagrin ou à la première maladie quil rencontrera. Nous lui épargnerons le chagrin, parce quil est galant homme et noble coeur. Nous ne pourrons lui sauver la maladie. Ainsi, cest jugé. Quand vous aurez payé toutes les dettes de M. Fouquet, remis les finances en état, M. Fouquet pourra demeurer roi dans sa cour de poètes et de peintres; nous laurons fait riche. Alors, devenu premier ministre de Votre Altesse Royale, je pourrai songer à mes intérêts et aux vôtres. Le jeune homme regarda son interlocuteur. -- M. de Richelieu, dont nous parlions, dit Aramis, a eu le tort très grand de sattacher à gouverner seulement la France. Il a laissé deux rois, le roi Louis XIII et lui, trôner sur le même trône, tandis quil pouvait les installer plus commodément sur deux trônes différents. -- Sur deux trônes? dit le jeune homme en rêvant. -- En effet, poursuivit Aramis tranquillement: un cardinal premier ministre de France, aidé de la faveur et de lappui du roi Très Chrétien; un cardinal à qui le roi son maître prêtre ses trésors, son armée, son conseil, cet homme-là ferait un double emploi fâcheux en appliquant ses ressources à la seule France. Vous, dailleurs, ajouta Aramis en plongeant jusquau fond des yeux de Philippe, vous ne serez pas un roi comme votre père, délicat, lent et fatigué de tout; vous serez un roi de tête et dépée; vous naurez pas assez de vos États: je vous y gênerais. Or, jamais notre amitié ne doit être, je ne dis pas altérée, mais même effleurée par une pensée secrète. Je vous aurai donné le trône de France, vous me donnerez le trône de saint Pierre. Quand votre main loyale, ferme et armée aura pour main jumelle la main dun pape tel que je le serai, ni Charles-Quint, qui a possédé les deux tiers du monde, ni Charlemagne, qui le posséda entier, ne viendront à la hauteur de votre ceinture. Je nai pas dalliance, moi, je nai pas de préjugés, je ne vous jette pas dans la persécution des hérétiques, je ne vous jetterai pas dans les guerres de famille; je dirai: «À nous deux lunivers; à moi pour les âmes, à vous pour les corps.» Et, comme je mourrai le premier, vous aurez mon héritage. Que dites-vous de mon plan, monseigneur? -- Je dis que vous me rendez heureux et fier, rien que de vous avoir compris, monsieur dHerblay, vous serez cardinal; cardinal, vous serez mon premier ministre. Et puis vous mindiquerez ce quil faut faire pour quon vous élise pape; je le ferai. Demandez-moi des garanties. -- Cest inutile. Je nagirai jamais quen vous faisant gagner quelque chose; je ne monterai jamais sans vous avoir hissé sur léchelon supérieur; je me tiendrai toujours assez loin de vous pour échapper à votre jalousie, assez près pour maintenir votre profit et surveiller votre amitié. Tous les contrats en ce monde se rompent, parce que lintérêt quils renferment tend à pencher dun seul côté. Jamais entre nous il nen sera de même; je nai pas besoin de garanties. -- Ainsi... mon frère... disparaîtra?... -- Simplement. Nous lenlèverons de son lit par le moyen dun plancher qui cède à la pression du doigt. Endormi sous la couronne, il se réveillera dans la captivité. Seul, vous commanderez à partir de ce moment, et vous naurez pas dintérêt plus cher que celui de me conserver près de vous. -- Cest vrai! Voici ma main, monsieur dHerblay. -- Permettez-moi de magenouiller devant vous, Sire, bien respectueusement. Nous nous embrasserons le jour où tous deux nous aurons au front, vous la couronne, moi la tiare. -- Embrassez-moi aujourdhui même, et soyez plus que grand, plus quhabile, plus que sublime génie: soyez bon pour moi, soyez mon père! Aramis faillit sattendrir en lécoutant parler. Il crut sentir dans son coeur un mouvement jusqualors inconnu; mais cette impression seffaça bien vite. «Son père! pensa-t-il. Oui, Saint-Père!» Et ils reprirent place dans le carrosse, qui courut rapidement sur la route de Vaux-le-Vicomte. Chapitre CCXVII -- Le château de Vaux-le-Vicomte Le château de Vaux-le-Vicomte, situé à une lieue de Melun, avait été bâti par Fouquet en 1656. Il ny avait alors que peu dargent en France. Mazarin avait tout pris, et Fouquet dépensait le reste. Seulement, comme certains hommes ont les défauts féconds et les vices utiles, Fouquet, en semant les millions dans ce palais, avait trouvé le moyen de récolter trois hommes illustres: Le Vau, architecte de lédifice, Le Nôtre, dessinateur des jardins, et Le Brun, décorateur des appartements. Si le château de Vaux avait un défaut quon pût lui reprocher, cétait son caractère grandiose et sa gracieuse magnificence, il est encore proverbial aujourdhui de nombrer les arpents de sa toiture, dont la réparation est de nos jours la ruine des fortunes rétrécies comme toute lépoque. Vaux-le-Vicomte, quand on a franchi sa large grille, soutenue par des cariatides, développe son principal corps de logis dans la vaste cour dhonneur, ceinte de fossés profonds que borde un magnifique balustre de pierre. Rien de plus noble que lavant- corps du milieu, hissé sur son perron comme un roi sur son trône, ayant autour de lui quatre pavillons qui forment les angles, et dont les immenses colonnes ioniques sélèvent majestueusement à toute la hauteur de lédifice. Les frises ornées darabesques, les frontons couronnant les pilastres donnent partout la richesse et la grâce. Les dômes, surmontant le tout, donnent lampleur et la majesté. Cette maison, bâtie par un sujet, ressemble bien plus à une maison royale que ces maisons royales dont Wolsey se croyait forcé de faire présent à son maître de peur de le rendre jaloux. Mais, si la magnificence et le goût éclatent dans un endroit spécial de ce palais, si quelque chose peut être préféré à la splendide ordonnance des intérieurs, au luxe des dorures, à la profusion des peintures et des statues, cest le parc, ce sont les jardins de Vaux. Les jets deau, merveilleux en 1653, sont encore des merveilles aujourdhui, les cascades faisaient ladmiration de tous les rois et de tous les princes, et quant à la fameuse grotte, thème de tant de vers fameux, séjour de cette illustre nymphe de Vaux que Pélisson fit parler avec La Fontaine, on nous dispensera den décrire toutes les beautés, car nous ne voudrions pas réveiller pour nous ces critiques que méditait alors Boileau: _Ce ne sont que festons, ce ne sont quastragales._ _........................_ _Et je me sauve à peine au travers du jardin._ Nous ferons comme Despréaux, nous entrerons dans ce parc âgé de huit ans seulement, et dont les cimes, déjà superbes, sépanouissaient rougissantes aux premiers rayons du soleil. Le Nôtre avait hâté le plaisir de Mécène; toutes les pépinières avaient donné des arbres doublés par la culture et les actifs engrais. Tout arbre du voisinage qui offrait un bel espoir avait été enlevé avec ses racines, et planté tout vif dans le parc. Fouquet pouvait bien acheter des arbres pour orner son parc, puisquil avait acheté trois villages et leurs contenances pour lagrandir. M. de Scudéry dit de ce palais que, pour larroser, M. Fouquet avait divisé une rivière en mille fontaines et réuni mille fontaines en torrents. Ce M. de Scudéry en dit bien dautres dans sa _Clélie_ sur ce palais de Valterre, dont il décrit minutieusement les agréments. Nous serons plus sages de renvoyer les lecteurs curieux à Vaux que de les renvoyer à la _Clélie_. Cependant il y a autant de lieues de Paris à Vaux que de volumes à la _Clélie_. Cette splendide maison était prête pour recevoir _le plus grand roi du monde_. Les amis de M. Fouquet avaient voituré là, les uns leurs acteurs et leurs décors, les autres leurs équipages de statuaires et de peintres, les autres encore leur plumes finement taillées. Il sagissait de risquer beaucoup dimpromptus. Les cascades, peu dociles, quoique nymphes, regorgeaient dune eau plus brillante que le cristal; elles épanchaient sur les tritons et les néréides de bronze des flots écumeux sirisant aux feux du soleil. Une armée de serviteurs courait par escouades dans les cours et dans les vastes corridors, tandis que Fouquet, arrivé le matin seulement, se promenait calme et clairvoyant, pour donner les derniers ordres, après que ses intendants avaient passé leur revue. On était, comme nous lavons dit, au 15 août. Le soleil tombait daplomb sur les épaules des dieux de marbre et de bronze; il chauffait leau des conques et mûrissait dans les vergers ces magnifiques pêches que le roi devait regretter cinquante ans plus tard, alors quà Marly, manquant de belles espèces dans ses jardins qui avaient coûté à la France le double de ce quavait coûté Vaux, le grand roi disait à quelquun: -- Vous êtes trop jeune, vous, pour avoir mangé des pêches de M. Fouquet. Ô souvenir! ô trompettes de la renommée! ô gloire de ce monde! Celui-là qui se connaissait si bien en mérite; celui-là qui avait recueilli lhéritage de Nicolas Fouquet; celui-là qui lui avait pris Le Nôtre et Le Brun; celui-là qui lavait envoyé pour toute sa vie dans une prison dÉtat, celui-là se rappelait seulement les pêches de cet ennemi vaincu, étouffé, oublié! Fouquet avait eu beau jeter trente millions dans ses bassins, dans les creusets de ses statuaires, dans les écritures de ses poètes, dans les portefeuilles de ses peintres; il avait cru en vain faire penser à lui. Une pêche éclose vermeille et charnue entre les losanges dun treillage, sous les langues verdoyantes de ses feuilles aiguës, ce peu de matière végétale quun loir croquait sans y penser, suffisait au grand roi pour ressusciter en son souvenir lombre lamentable du dernier surintendant de France! Bien sûr quAramis avait distribué les grandes masses, quil avait pris soin de faire garder les portes et préparer les logements, Fouquet ne soccupait plus que de lensemble. Ici, Gourville lui montrait les dispositions du feu dartifice; là, Molière le conduisait au théâtre; et enfin, après avoir visité la chapelle, les salons, les galeries, Fouquet redescendait épuisé, quand il vit Aramis dans lescalier. Le prélat lui faisait signe. Le surintendant vint joindre son ami, qui larrêta devant un grand tableau terminé à peine. Sescrimant sur cette toile, le peintre Le Brun, couvert de sueur, taché de couleurs, pâle de fatigue et dinspiration, jetait les derniers coups de sa brosse rapide. Cétait ce portrait du roi quon attendait, avec lhabit de cérémonie, que Percerin avait daigné faire voir davance à lévêque de Vannes. Fouquet se plaça devant ce tableau, qui vivait, pour ainsi dire, dans sa chair fraîche et dans sa moite chaleur. Il regarda la figure, calcula le travail, admira, et, ne trouvant pas de récompense qui fût digne de ce travail dHercule, il passa ses bras au cou du peintre et lembrassa. M. le surintendant venait de gâter un habit de mille pistoles, mais il avait reposé Le Brun. Ce fut un beau moment pour lartiste, ce fut un douloureux moment pour M. Percerin, qui, lui aussi, marchait derrière Fouquet, et admirait dans la peinture de Le Brun lhabit quil avait fait pour Sa Majesté, objet dart, disait-il, qui navait son pareil que dans la garde-robe de M. le surintendant. Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut donné du sommet de la maison. Par-delà Melun, dans la plaine déjà nue, les sentinelles de Vaux avaient aperçu le cortège du roi et des reines: Sa Majesté entrait dans Melun avec sa longue file de carrosses et de cavaliers. -- Dans une heure, dit Aramis à Fouquet. -- Dans une heure! répliqua celui-ci en soupirant. -- Et ce peuple qui se demande à quoi servent les fêtes royales! continua lévêque de Vannes en riant de son faux rire. -- Hélas! moi, qui ne suis pas peuple, je me le demande aussi. -- Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, monseigneur. Prenez votre bon visage, car cest jour de joie. -- Eh bien! croyez-moi, si vous voulez, dHerblay, dit le surintendant avec expansion, en désignant du doigt le cortège de Louis à lhorizon, il ne maime guère, je ne laime pas beaucoup, mais je ne sais comment il se fait que, depuis quil approche de ma maison... -- Eh bien! quoi? -- Eh bien! depuis quil se rapproche, il mest plus sacré, il mest le roi, il mest presque cher. -- Cher? oui, fit Aramis en jouant sur le mot, comme, plus tard, labbé Terray avec Louis XV. -- Ne riez pas, dHerblay, je sens que, sil le voulait bien, jaimerais ce jeune homme. -- Ce nest pas à moi quil faut dire cela, reprit Aramis, cest à M. Colbert. -- À M. Colbert! sécria Fouquet. Pourquoi? -- Parce quil vous fera avoir une pension sur la cassette du roi, quand il sera surintendant. Ce trait lancé, Aramis salua. -- Où allez-vous donc? reprit Fouquet, devenu sombre. -- Chez moi, pour changer dhabits, monseigneur. -- Où vous êtes-vous logé, dHerblay? -- Dans la chambre bleue du deuxième étage. -- Celle qui donne au-dessus de la chambre du roi? -- Précisément. -- Quelle sujétion vous avez prise là! Se condamner à ne pas remuer! -- Toute la nuit, monseigneur, je dors ou je lis dans mon lit. -- Et vos gens? -- Oh! je nai quune personne avec moi. -- Si peu! -- Mon lecteur me suffit. Adieu, monseigneur, ne vous fatiguez pas trop. Conservez-vous frais pour larrivée du roi. -- On vous verra? on verra votre ami du Vallon? -- Je lai logé près de moi. Il shabille. Et Fouquet, saluant de la tête et du sourire, passa comme un général en chef qui visite des avant-postes, quand on lui a signalé lennemi. Chapitre CCXVIII -- Le vin de Melun Le roi était entré effectivement dans Melun avec lintention de traverser seulement la ville. Le jeune monarque avait soif de plaisirs. Durant tout le voyage, il navait aperçu que deux fois La Vallière, et, devinant quil ne pourrait lui parler que la nuit, dans les jardins, après la cérémonie, il avait hâte de prendre ses logements à Vaux. Mais il comptait sans son capitaine des mousquetaires et aussi sans M. Colbert. Semblable à Calypso, qui ne pouvait se consoler du départ dUlysse, notre Gascon ne pouvait se consoler de navoir pas deviné pourquoi Aramis faisait demander à Percerin lexhibition des habits neufs du roi. «Toujours est-il, se disait cet esprit flexible dans sa logique, que lévêque de Vannes, mon ami, fait cela pour quelque chose.» Et de se creuser la cervelle bien inutilement. DArtagnan, si fort assoupli à toutes les intrigues de cour; dArtagnan, qui connaissait la situation de Fouquet mieux que Fouquet lui-même, avait conçu les plus étranges soupçons à lénoncé de cette fête qui eût ruiné un homme riche, et qui devenait une oeuvre impossible, insensée, pour un homme ruiné. Et puis, la présence dAramis, revenu de Belle-Île et nommé grand ordonnateur par M. Fouquet, son immixtion persévérante dans toutes les affaires du surintendant, les visites de M. de Vannes chez Baisemeaux, tout ce louche avait profondément tourmenté dArtagnan depuis quelques semaines. «Avec des hommes de la trempe dAramis, disait-il, on nest le plus fort que lépée à la main. Tant quAramis a fait lhomme de guerre, il y a eu espoir de le surmonter; depuis quil a doublé sa cuirasse dune étole, nous sommes perdus. Mais que veut Aramis?» Et dArtagnan rêvait. «Que mimporte! après tout, sil ne veut renverser que M. Colbert?... Que peut-il vouloir autre chose?» DArtagnan se grattait le front, cette fertile terre doù le soc de ses ongles avait tant fouillé de belles et bonnes idées. Il eut celle de saboucher avec M. Colbert, mais son amitié, son serment dautrefois, le liaient trop à Aramis. Il recula. Dailleurs, il haïssait ce financier. Il voulut souvrir au roi. Mais le roi ne comprendrait rien à ses soupçons, qui navaient pas même la réalité de lombre. Il résolut de sadresser directement à Aramis, la première fois quil le verrait. «Je le prendrai entre deux chandelles, directement, brusquement, se dit le mousquetaire. Je lui mettrai la main sur le coeur, et il me dira... Que me dira-t-il? oui, il me dira quelque chose, car, mordioux! il y a quelque chose là-dessous!» Plus tranquille, dArtagnan fit ses apprêts de voyage, et donna ses soins à ce que la maison militaire du roi, fort peu considérable encore, fût bien commandée et bien ordonnée dans ses médiocres proportions. Il résulta, de ces tâtonnements du capitaine, que le roi se mit à la tête des mousquetaires, de ses Suisses et dun piquet de gardes-françaises, lorsquil arriva devant Melun. On eût dit dune petite armée. M. Colbert regardait ces hommes dépée avec beaucoup de joie. Il en voulait encore un tiers en sus. -- Pourquoi? disait le roi. -- Pour faire plus dhonneur à M. Fouquet, répliquait Colbert. «Pour le ruiner plus vite», pensait dArtagnan. Larmée parut devant Melun, dont les notables apportèrent au roi les clefs, et linvitèrent à entrer à lHôtel de Ville pour prendre le vin dhonneur. Le roi, qui sattendait à passer outre et à gagner Vaux tout de suite, devint rouge de dépit. -- Quel est le sot qui ma valu ce retard? grommela-t-il entre ses dents, pendant que le maître échevin faisait son discours. -- Ce nest pas moi, répliqua dArtagnan; mais je crois bien que cest M. Colbert. Colbert entendit son nom. -- Que plaît-il à M. dArtagnan? demanda-t-il. -- Il me plaît savoir si vous êtes celui qui a fait entrer le roi dans le vin de Brie? -- Oui, monsieur. -- Alors, cest à vous que le roi a donné un nom. -- Lequel, monsieur? -- Je ne sais trop... Attendez... imbécile... non, non... sot, sot, stupide, voilà ce que Sa Majesté a dit de celui qui lui a valu le vin de Melun. DArtagnan, après cette bordée, caressa tranquillement son cheval. La grosse tête de M. Colbert enfla comme un boisseau. DArtagnan, le voyant si laid par la colère, ne sarrêta pas en chemin. Lorateur allait toujours; le roi rougissait à vue doeil. -- Mordioux! dit flegmatiquement le mousquetaire, le roi va prendre un coup de sang. Où diable avez-vous eu cette idée-là, monsieur Colbert? Vous navez pas de chance. -- Monsieur, dit le financier en se redressant, elle ma été inspirée par mon zèle pour le service du roi. -- Bah! -- Monsieur, Melun est une ville, une bonne ville qui paie bien, et quil est inutile de mécontenter. -- Voyez-vous cela! Moi qui ne suis pas un financier, javais seulement vu une idée dans votre idée. -- Laquelle, monsieur? -- Celle de faire faire un peu de bile à M. Fouquet, qui sévertue, là-bas, sur ses donjons, à nous attendre. Le coup était juste et rude. Colbert en fut désarçonné. Il se retira loreille basse. Heureusement, le discours était fini. Le roi but, puis tout le monde reprit la marche à travers la ville. Le roi rongeait ses lèvres, car la nuit venait et tout espoir de promenade avec La Vallière sévanouissait. Pour faire entrer la maison du roi dans Vaux, il fallait au moins quatre heures, grâce à toutes les consignes. Aussi le roi, qui bouillait dimpatience, pressa-t-il les reines, afin darriver avant la nuit, mais au moment de se remettre en marche, les difficultés surgirent. -- Est-ce que le roi ne va pas coucher à Melun? dit M. Colbert, bas, à dArtagnan. M. Colbert était bien mal inspiré, ce jour-là, de sadresser ainsi au chef des mousquetaires. Celui-ci avait deviné que le roi ne tenait pas en place. DArtagnan ne voulait le laisser entrer à Vaux que bien accompagné: il désirait donc que Sa Majesté nentrât quavec toute lescorte. Dun autre côté, il sentait que les retards irriteraient cet impatient caractère. Comment concilier ces deux difficultés? DArtagnan prit Colbert au mot et le lança sur le roi. -- Sire, dit-il, M. Colbert demande si Votre Majesté ne couchera pas à Melun? -- Coucher à Melun! Et pour quoi faire? sécria Louis XIV Coucher à Melun! Qui diable a pu songer à cela, quand M. Fouquet nous attend ce soir? -- Cétait, reprit vivement Colbert, la crainte de retarder Votre Majesté, qui, daprès létiquette, ne peut entrer autre part que chez elle, avant que les logements aient été marqués par son fourrier, et la garnison distribuée. DArtagnan écoutait de ses oreilles en se mordant la moustache. Les reines entendaient aussi. Elles étaient fatiguées; elles eussent voulu dormir, et surtout empêcher le roi de se promener, le soir, avec M. de Saint-Aignan et les dames; car, si létiquette renfermait chez elles les princesses, les dames, leur service fait, avaient toute faculté de se promener. On voit que tous ces intérêts, samoncelant en vapeurs, devaient produire des nuages, et les nuages une tempête. Le roi navait pas de moustache à mordre: il mâchait avidement le manche de son fouet. Comment sortir de là? DArtagnan faisait les doux yeux et Colbert le gros dos. Sur qui mordre? -- On consultera là-dessus la reine, dit Louis XIV en saluant les dames. Et cette bonne grâce quil eut pénétra le coeur de Marie-Thérèse, qui était bonne et généreuse, et qui, remise à son libre arbitre, répliqua respectueusement: -- Je ferai la volonté du roi, toujours avec plaisir. -- Combien faut-il de temps pour aller à Vaux? demanda Anne dAutriche en traînant sur chaque syllabe, et en appuyant la main sur son sein endolori. -- Une heure pour les carrosses de Leurs Majestés, dit dArtagnan, par des chemins assez beaux. Le roi le regarda. -- Un quart dheure pour le roi, se hâta-t-il dajouter. -- On arriverait au jour, dit Louis XIV. -- Mais les logements de la maison militaire, objecta doucement Colbert, feront perdre au roi toute la hâte du voyage, si prompt quil soit. «Double brute! pensa dArtagnan, si javais intérêt à démolir ton crédit, je le ferais en dix minutes.» -- À la place du roi, ajouta-t-il tout haut, en me rendant chez M. Fouquet, qui est un galant homme, je laisserais ma maison, jirais en ami; jentrerais seul avec mon capitaine des gardes; jen serais plus grand et plus sacré. La joie brilla dans les yeux du roi. -- Voilà un bon conseil, dit-il, mesdames; allons chez un ami, en ami. Marchez doucement, messieurs des équipages; et nous, messieurs, en avant! Il entraîna derrière lui tous les cavaliers. Colbert cacha sa grosse tête renfrognée derrière le cou de son cheval. -- Jen serai quitte, dit dArtagnan tout en galopant, pour causer, dès ce soir, avec Aramis. Et puis M. Fouquet est un galant homme, mordioux! je lai dit, il faut le croire. Voilà comment, vers sept heures du soir, sans trompettes et sans gardes avancées, sans éclaireurs ni mousquetaires, le roi se présenta devant la grille de Vaux, où Fouquet, prévenu, attendait, depuis une demi-heure, tête nue, au milieu de sa maison et de ses amis. Chapitre CCXIX -- Nectar et ambroisie M. Fouquet tint létrier au roi, qui, ayant mis pied à terre, se releva gracieusement, et, plus gracieusement encore, lui tendit une main que Fouquet, malgré un léger effort du roi, porta respectueusement à ses lèvres. Le roi voulait attendre, dans la première enceinte larrivée des carrosses. Il nattendit pas longtemps. Les chemins avaient été battus par ordre du surintendant. On neût pas trouvé, depuis Melun jusquà Vaux, un caillou gros comme un oeuf. Aussi les carrosses, roulant comme sur un tapis, amenèrent-ils, sans cahots ni fatigues, toutes les dames à huit heures. Elles furent reçues par Mme la surintendante, et au moment où elles apparaissaient, une lumière vive, comme celle du jour, jaillit de tous les arbres, de tous les vases de tous les marbres. Cet enchantement dura jusquà ce que Leurs Majestés se fussent perdues dans lintérieur du palais. Toutes ces merveilles, que le chroniqueur a entassées ou plutôt conservées dans son récit, au risque de rivaliser avec le romancier, ces splendeurs de la nuit vaincue, de la nature corrigée, de tous les plaisirs, de tous les luxes combinés pour la satisfaction des sens et de lesprit, Fouquet les offrit réellement à son roi, dans cette retraite enchantée, dont nul souverain, en Europe ne pouvait se flatter de posséder léquivalent. Nous ne parlerons ni du grand festin qui réunit Leurs Majestés, ni des concerts, ni des féeriques métamorphoses; nous nous contenterons de peindre le visage du roi, qui, de gai, ouvert, de bienheureux quil était dabord, devint bientôt sombre, contraint, irrité. Il se rappelait sa maison à lui, et ce pauvre luxe qui nétait que lustensile de la royauté sans être la propriété de lhomme-roi. Les grands vases du Louvre, les vieux meubles et la vaisselle de Henri II, de François Ier, de Louis XI, nétaient que des monuments historiques. Ce nétaient que des objets dart, une défroque du métier royal. Chez Fouquet, la valeur était dans le travail comme dans la matière. Fouquet mangeait dans un or que des artistes à lui avaient fondu et ciselé pour lui. Fouquet buvait des vins dont le roi de France ne savait pas le nom: il les buvait dans des gobelets plus précieux chacun que toute la cave royale. Que dire des salles, des tentures, des tableaux, des serviteurs, des officiers de toute sorte? Que dire du service ou, lordre remplaçant létiquette, le bien-être remplaçant les consignes, le plaisir et la satisfaction du convive devenaient la suprême loi de tout ce qui obéissait à lhôte? Cet essaim de gens affairés sans bruit, cette multitude de convives moins nombreux que les serviteurs, ces myriades de mets, de vases dor et dargent, ces flots de lumière, ces amas de fleurs inconnues, dont les serres sétaient dépouillées comme dune surcharge, puisquelles étaient encore redondantes de beauté, ce tout harmonieux, qui nétait que le prélude de la fête promise, ravit tous les assistants, qui témoignèrent leur admiration à plusieurs reprises, non par la voix ou par le geste, mais par le silence et lattention, ces deux langages du courtisan qui ne connaît plus le frein du maître. Quant au roi, ses yeux se gonflèrent: il nosa plus regarder la reine. Anne dAutriche, toujours supérieure en orgueil à toute créature, écrasa son hôte par le mépris quelle témoigna pour tout ce quon lui servait. La jeune reine, bonne et curieuse de la vie, loua Fouquet, mangea de grand appétit, et demanda le nom de plusieurs fruits qui paraissaient sur la table. Fouquet répondit quil ignorait les noms. Ces fruits sortaient de ses réserves: il les avait souvent cultivés lui-même, étant un savant en fait dagronomie exotique. Le roi sentit la délicatesse. Il nen fut que plus humilié. Il trouvait la reine un peu peuple, et Anne dAutriche un peu Junon. Tout son soin, à lui, était de se garder froid sur la limite de lextrême dédain ou de la simple admiration. Mais Fouquet avait prévu tout cela: cétait un de ces hommes qui prévoient tout. Le roi avait expressément déclaré que, tant quil serait chez M. Fouquet, il désirait ne pas soumettre ses repas à létiquette, et, par conséquent, dîner avec tout le monde; mais, par les soins du surintendant, le dîner du roi se trouvait servi à part, si lon peut sexprimer ainsi, au milieu de la table générale. Ce dîner, merveilleux par sa composition, comprenait tout ce que le roi aimait, tout ce quil choisissait dhabitude. Louis navait pas dexcuses, lui, le premier appétit de son royaume, pour dire quil navait pas faim. M. Fouquet fit bien mieux: il sétait mis à table pour obéir à lordre du roi, mais dès que les potages furent servis, il se leva de table et se mit lui-même à servir le roi, pendant que Mme la surintendante se tenait derrière le fauteuil de la reine mère. Le dédain de Junon et les bouderies de Jupiter ne tinrent pas contre cet excès de bonne grâce. La reine mère mangea un biscuit dans du vin de San Lucar, et le roi mangea de tout en disant à M. Fouquet: -- Il est impossible, monsieur le surintendant, de faire meilleure chère. Sur quoi, toute la Cour se mit à dévorer dun tel enthousiasme, que lon eût dit des nuées de sauterelles dÉgypte sabattant sur les seigles verts. Cela nempêcha pas que, après la faim assouvie, le roi ne redevînt triste: triste en proportion de la belle humeur quil avait cru devoir manifester, triste surtout de la bonne mine que ses courtisans avaient faite à Fouquet. DArtagnan, qui mangeait beaucoup et qui buvait sec, sans quil y parût, ne perdit pas un coup de dent, mais fit un grand nombre dobservations qui lui profitèrent. Le souper fini, le roi ne voulut pas perdre la promenade. Le parc était illuminé. La lune, dailleurs, comme si elle se fût mise aux ordres du seigneur de Vaux, argenta les massifs et les lacs de ses diamants et de son phosphore. La fraîcheur était douce. Les allées étaient ombreuses et sablées si moelleusement, que les pieds sy plaisaient. Il y eut fête complète; car le roi, trouvant La Vallière au détour dun bois, lui put serrer la main et dire: «Je vous aime», sans que nul lentendît, excepté M. dArtagnan, qui suivait, et M. Fouquet, qui précédait. Cette nuit denchantements savança. Le roi demanda sa chambre. Aussitôt tout fut en mouvement. Les reines passèrent chez elles au son des théorbes et des flûtes. Le roi trouva, en montant, ses mousquetaires, que M. Fouquet avait fait venir de Melun et invités à souper. DArtagnan perdit toute défiance. Il était las, il avait bien soupé, et voulait, une fois dans sa vie, jouir dune fête chez un véritable roi. -- M. Fouquet, disait-il, est mon homme. On conduisit, en grande cérémonie, le roi dans la chambre de Morphée, dont nous devons une mention légère à nos lecteurs. Cétait la plus belle et la plus vaste du palais. Le Brun avait peint, dans la coupole, les songes heureux et les songes tristes que Morphée suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le sommeil enfante de gracieux, ce quil verse de miel et de parfums, de fleurs et de nectar, de voluptés ou de repos dans les sens, le peintre en avait enrichi les fresques. Cétait une composition aussi suave dans une partie, que sinistre et terrible dans lautre. Les coupes qui versent les poisons, le fer qui brille sur la tête du dormeur, les sorciers et les fantômes aux masques hideux, les demi-ténèbres, plus effrayantes que la flamme ou la nuit profonde, voilà ce quil avait donné pour pendants à ses gracieux tableaux. Le roi, entré dans cette chambre magnifique, fut saisi dun frisson. Fouquet en demanda la cause. -- Jai sommeil, répliqua Louis assez pâle. -- Votre Majesté veut-elle son service sur-le-champ? -- Non, jai à causer avec quelques personnes, dit le roi. Quon prévienne M. Colbert. Fouquet sinclina et sortit. Chapitre CCXX -- À Gascon, Gascon et demi DArtagnan navait pas perdu de temps; ce nétait pas dans ses habitudes. Après sêtre informé dAramis, il avait couru jusquà ce quil leût rencontré. Or, Aramis, une fois le roi entré dans Vaux, sétait retiré dans sa chambre, méditant sans doute encore quelque galanterie pour les plaisirs de Sa Majesté. DArtagnan se fit annoncer et trouva au second étage, dans une belle chambre quon appelait la chambre bleue, à cause de ses tentures, il trouva, disons-nous lévêque de Vannes en compagnie de Porthos et de plusieurs épicuriens modernes. Aramis vint embrasser son ami, lui offrit le meilleur siège, et comme on vit généralement que le mousquetaire se réservait sans doute afin dentretenir secrètement Aramis, les épicuriens prirent congé. Porthos ne bougea pas. Il est vrai quayant dîné beaucoup, il dormait dans son fauteuil. Lentretien ne fut pas gêné par ce tiers. Porthos avait le ronflement harmonieux, et lon pouvait parler sur cette espèce de basse comme sur une mélopée antique. DArtagnan sentit que cétait à lui douvrir la conversation. Lengagement quil était venu chercher était rude; aussi aborda-t- il nettement le sujet. -- Eh bien! nous voici donc à Vaux? dit-il. -- Mais oui, dArtagnan. Aimez-vous ce séjour? -- Beaucoup, et jaime aussi M. Fouquet. -- Nest-ce pas quil est charmant? -- On ne saurait plus. -- On dit que le roi a commencé par lui battre froid, et que Sa Majesté sest radoucie? -- Vous navez donc pas vu, que vous dites: «On dit»? -- Non; je moccupais, avec ces messieurs qui viennent de sortir, de la représentation et du carrousel de demain. -- Ah çà! vous êtes ordonnateur des fêtes, ici, vous? -- Je suis, comme vous savez, ami des plaisirs de limagination: jai toujours été poète par quelque endroit, moi. -- Je me rappelle vos vers. Ils étaient charmants. -- Moi, je les ai oubliés, mais je me réjouis dapprendre ceux des autres, quand les autres sappellent Molière, Pélisson, La Fontaine, etc. -- Savez-vous lidée qui mest venue ce soir en soupant, Aramis? -- Non. Dites-la-moi; sans quoi, je ne la devinerais pas; vous en avez tant! -- Eh bien! lidée mest venue que le vrai roi de France nest pas Louis XIV. -- Hein! fit Aramis en ramenant involontairement ses yeux sur les yeux du mousquetaire. -- Non, cest M. Fouquet. Aramis respira et sourit. -- Vous voilà comme les autres: jaloux! dit-il. Parions que cest M. Colbert qui vous a fait cette phrase-là? DArtagnan, pour amadouer Aramis, lui conta les mésaventures de Colbert à propos du vin de Melun. -- Vilaine race que ce Colbert! fit Aramis. -- Ma foi, oui! -- Quand on pense, ajouta lévêque, que ce drôle-là sera votre ministre dans quatre mois. -- Bah! -- Et que vous le servirez comme Richelieu, comme Mazarin. -- Comme vous servez Fouquet, dit dArtagnan. -- Avec cette différence, cher ami, que M. Fouquet nest pas M. Colbert. -- Cest vrai. Et dArtagnan feignit de devenir triste. -- Mais, ajouta-t-il un moment après, pourquoi donc me disiez-vous que M. Colbert sera ministre dans quatre mois? -- Parce que M. Fouquet ne le sera plus, répliqua Aramis. -- Il sera ruiné, nest-ce pas? dit dArtagnan. -- À plat. -- Pourquoi donner des fêtes, alors? fit le mousquetaire dun ton de bienveillance si naturel, que lévêque en fut un moment la dupe. Comment ne len avez-vous pas dissuadé, vous? Cette dernière partie de la phrase était un excès. Aramis revint à la défiance. -- Il sagit, dit-il, de se ménager le roi. -- En se ruinant? -- En se ruinant pour lui, oui. -- Singulier calcul! -- La nécessité. -- Je ne la vois pas, cher Aramis. -- Si fait, vous remarquez bien lantagonisme naissant de M. de Colbert. -- Et que M. Colbert pousse le roi à se défaire du surintendant. -- Cela saute aux yeux. -- Et quil y a cabale contre M. Fouquet. -- On le sait de reste. -- Quelle apparence que le roi se mette de la partie contre un homme qui aura tout dépensé pour lui plaire? -- Cest vrai, fit lentement Aramis, peu convaincu, et curieux daborder une autre face du sujet de conversation. -- Il y a folies et folies, reprit dArtagnan. Je naime pas toutes celles que vous faites. -- Lesquelles? -- Le souper, le bal, le concert, la comédie, les carrousels, les cascades, les feux de joie et dartifice, les illuminations et les présents, très bien, je vous accorde cela; mais ces dépenses de circonstance ne suffisaient-elles point? Fallait-il... -- Quoi? -- Fallait-il habiller de neuf toute une maison, par exemple? -- Oh! cest vrai! Jai dit cela à M. Fouquet; il ma répondu que, sil était assez riche, il offrirait au roi un château neuf des girouettes aux caves, neuf avec tout ce qui tient dedans, et que, le roi parti, il brûlerait tout cela pour que rien ne servît à dautres. -- Cest de lespagnol pur! -- Je le lui ai dit. Il a ajouté ceci: «Sera mon ennemi, quiconque me conseillera dépargner.» -- Cest de la démence, vous dis-je, ainsi que ce portrait. -- Quel portrait? dit Aramis. -- Celui du roi, cette surprise... -- Cette surprise? -- Oui, pour laquelle vous avez pris des échantillons chez Percerin. DArtagnan sarrêta. Il avait lancé la flèche. Il ne sagissait plus que den mesurer la portée. -- Cest une gracieuseté, répondit Aramis. DArtagnan vint droit à son ami, lui prit les deux mains, et, le regardant dans les yeux: -- Aramis, dit-il, maimez-vous encore un peu? -- Si je vous aime! -- Bon! Un service, alors. Pourquoi avez-vous pris des échantillons de lhabit du roi chez Percerin? -- Venez avec moi le demander à ce pauvre Le Brun, qui a travaillé là dessus deux jours et deux nuits. -- Aramis, cela est la vérité pour tout le monde, mais pour moi... -- En vérité, dArtagnan, vous me surprenez! -- Soyez bon pour moi. Dites-moi la vérité: vous ne voudriez pas quil marrivât du désagrément, nest-ce pas? -- Cher ami, vous devenez incompréhensible. Quel diable de soupçon avez vous donc? -- Croyez-vous à mes instincts? Vous y croyiez autrefois. Eh bien! un instinct me dit que vous avez un projet caché. -- Moi, un projet? -- Je nen suis pas sûr. -- Pardieu! -- Je nen suis pas sûr, mais jen jurerais. -- Eh bien! dArtagnan, vous me causez une vive peine. En effet, si jai un projet que je doive vous taire, je vous le tairai, nest-ce pas? Si jen ai un que je doive vous révéler, je vous laurais déjà dit. -- Non, Aramis, non, il est des projets qui ne se révèlent quau moment favorable. -- Alors, mon bon ami, reprit lévêque en riant, cest que le moment favorable nest pas encore arrivé. DArtagnan secoua la tête avec mélancolie. -- Amitié! amitié! dit-il, vain nom! Voilà un homme qui, si je le lui demandais, se ferait hacher en morceaux pour moi. -- Cest vrai, dit noblement Aramis. -- Et cet homme, qui me donnerait tout le sang de ses veines, ne mouvrira pas un petit coin de son coeur. Amitié, je le répète, tu nes quune ombre et quun leurre, comme tout ce qui brille dans le monde! -- Ne parlez pas ainsi de notre amitié, répondit lévêque dun ton ferme et convaincu. Elle nest pas du genre de celles dont vous parlez. -- Regardez-nous, Aramis. Nous voici trois sur quatre. Vous me trompez, je vous suspecte, et Porthos dort. Beau trio damis, nest-ce pas? beau reste! -- Je ne puis vous dire quune chose, dArtagnan, et je vous laffirme sur lévangile. Je vous aime comme autrefois. Si jamais je me défie de vous, cest à cause des autres, non à cause de vous ni de moi. Toute chose que je ferai et en quoi je réussirai, vous y trouverez votre part. Promettez-moi la même faveur, dites! -- Si je ne mabuse, Aramis, voilà des paroles qui sont, au moment où vous les prononcez, pleines de générosité. -- Cest possible. -- Vous conspirez contre M. Colbert. Si ce nest que cela, mordioux! dites le-moi donc, jai loutil, jarracherai la dent. Aramis ne put effacer un sourire de dédain, qui glissa sur sa noble figure. -- Et, quand je conspirerais contre M. Colbert, où serait le mal? -- Cest trop peu pour vous, et ce nest pas pour renverser Colbert que vous avez été demander des échantillons à Percerin. Oh! Aramis, nous ne sommes pas ennemis, nous sommes frères. Dites- moi ce que vous voulez entreprendre, et, foi de dArtagnan, si je ne puis pas vous aider, je jure de rester neutre. -- Je nentreprends rien, dit Aramis. -- Aramis, une voix me parle, elle méclaire; cette voix ne ma jamais trompé. Vous en voulez au roi! -- Au roi? sécria lévêque en affectant le mécontentement. -- Votre physionomie ne me convaincra pas. Au roi, je le répète. -- Vous maiderez? dit Aramis, toujours avec lironie de son rire. -- Aramis, je ferai plus que de vous aider, je ferai plus que de rester neutre, je vous sauverai. -- Vous êtes fou, dArtagnan. -- Je suis le plus sage de nous deux. -- Vous, me soupçonner de vouloir assassiner le roi! -- Qui est-ce qui parle de cela? dit le mousquetaire. -- Alors, entendons-nous, je ne vois pas ce que lon peut faire à un roi légitime comme le nôtre, si on ne lassassine pas. DArtagnan ne répliqua rien. -- Vous avez, dailleurs, vos gardes et vos mousquetaires ici, fit lévêque. -- Cest vrai. -- Vous nêtes pas chez M. Fouquet, vous êtes chez vous. -- Cest vrai. -- Vous avez, à lheure quil est, M. Colbert qui conseille au roi contre M. Fouquet tout ce que vous voudriez peut-être conseiller si je nétais pas de la partie. -- Aramis! Aramis! par grâce, un mot dami! -- Le mot des amis, cest la vérité. Si je pense à toucher du doigt au fils dAnne dAutriche, le vrai roi de ce pays de France, si je nai pas la ferme intention de me prosterner devant son trône, si, dans mes idées, le jour de demain, ici, à Vaux, ne doit pas être le plus glorieux des jours de mon roi, que la foudre mécrase! jy consens. Aramis avait prononcé ces paroles le visage tourné vers lalcôve de sa chambre, où dArtagnan, adossé dailleurs à cette alcôve, ne pouvait soupçonner quil se cachât quelquun. Lonction de ces paroles, leur lenteur étudiée, la solennité du serment, donnèrent au mousquetaire la satisfaction la plus complète. Il prit les deux mains dAramis et les serra cordialement. Aramis avait supporté les reproches sans pâlir, il rougit en écoutant les éloges. DArtagnan trompé lui faisait honneur. DArtagnan confiant lui faisait honte. -- Est-ce que vous partez? lui dit-il en lembrassant pour cacher sa rougeur. -- Oui, mon service mappelle. Jai le mot de la nuit à prendre. -- Où coucherez-vous? -- Dans lantichambre du roi, à ce quil paraît. Mais Porthos? -- Emmenez-le-moi donc; car il ronfle comme un canon. -- Ah!... il nhabite pas avec vous? dit dArtagnan. -- Pas le moins du monde. Il a son appartement je ne sais où. -- Très bien! dit le mousquetaire, à qui cette séparation des deux associés ôtait ses derniers soupçons. Et il toucha rudement lépaule de Porthos. Celui-ci répondit en rugissant. -- Venez! dit dArtagnan. -- Tiens! dArtagnan, ce cher ami! par quel hasard? Ah! cest vrai, je suis de la fête de Vaux. -- Avec votre bel habit. -- Cest gentil de la part de M. Coquelin de Volière, nest-ce pas? -- Chut! fit Aramis, vous marchez à défoncer les parquets. -- Cest vrai, dit le mousquetaire. Cette chambre est au-dessus du dôme. -- Et je ne lai pas prise pour salle darmes, ajouta lévêque. La chambre du roi a pour plafond les douceurs du sommeil. Noubliez pas que mon parquet est la doublure de ce plafond-là. Bonsoir, mes amis, dans dix minutes je dormirai. Et Aramis les conduisit en riant doucement. Puis, lorsquils furent dehors, fermant rapidement les verrous et calfeutrant les fenêtres, il appela: -- Monseigneur! monseigneur! Philippe sortit de lalcôve en poussant une porte à coulisse placée derrière le lit. -- Voilà bien des soupçons chez M. dArtagnan, dit-il. -- Ah! vous avez reconnu dArtagnan, nest-ce pas? -- Avant que vous leussiez nommé. -- Cest votre capitaine des mousquetaires. -- Il mest bien dévoué, répliqua Philippe en appuyant sur le pronom personnel. -- Fidèle comme un chien, mordant quelquefois. Si dArtagnan ne vous reconnaît pas avant que lautre ait disparu, comptez sur dArtagnan à toute éternité; car alors, sil na rien vu, il gardera sa fidélité. Sil a vu trop tard, il est Gascon et navouera jamais quil sest trompé. -- Je le pensais. Que faisons-nous maintenant? -- Vous allez vous mettre à lobservatoire et regarder, au coucher du roi, comment vous vous couchez en petite cérémonie. -- Très bien. Où me mettrai-je? -- Asseyez-vous sur ce pliant. Je vais faire glisser le parquet. Vous regarderez par cette ouverture qui répond aux fausses fenêtres pratiquées dans le dôme de la chambre du roi. Voyez-vous? -- Je vois le roi. Et Philippe tressaillit comme à laspect dun ennemi. -- Que fait-il? -- Il veut faire asseoir auprès de lui un homme. -- M. Fouquet. -- Non, non pas; attendez... -- Les notes, mon prince, les portraits! -- Lhomme que le roi veut faire sasseoir ainsi devant lui, cest M. Colbert. -- Colbert devant le roi? sécria Aramis. Impossible! -- Regardez. Aramis plongea ses regards dans la rainure du parquet. -- Oui, dit-il, Colbert lui-même. Oh! monseigneur, quallons-nous entendre, et que va-t-il résulter de cette intimité? -- Rien de bon pour M. Fouquet, sans nul doute. Le prince ne se trompait pas. Nous avons vu que Louis XIV avait fait mander Colbert, et que Colbert était arrivé. La conversation sétait engagée entre eux par une des plus hautes faveurs que le roi eût jamais faites. Il est vrai que le roi était seul avec son sujet. -- Colbert, asseyez-vous. Lintendant, comblé de joie, lui qui craignait dêtre renvoyé, refusa cet insigne honneur. -- Accepte-t-il? dit Aramis. -- Non, il reste debout. -- Écoutons, mon prince. Et le futur roi, le futur pape écoutèrent avidement ces simples mortels quils tenaient sous leurs pieds, prêts à les écraser sils leussent voulu. -- Colbert, dit le roi, vous mavez fort contrarié aujourdhui. -- Sire... je le savais. -- Très bien! Jaime cette réponse. Oui, vous le saviez. Il y a du courage à lavoir fait. -- Je risquais de mécontenter Votre Majesté, mais je risquais aussi de lui cacher son intérêt véritable. -- Quoi donc? Vous craigniez quelque chose pour moi? -- Ne fût-ce quune indigestion, Sire, dit Colbert, car on ne donne à son roi des festins pareils que pour létouffer sous le poids de la bonne chère. Et, cette grosse plaisanterie lancée, Colbert en attendit agréablement leffet. Louis XIV, lhomme le plus vain et le plus délicat de son royaume, pardonna encore cette facétie à Colbert. -- De vrai, dit-il, M. Fouquet ma donné un trop beau repas. Dites-moi, Colbert, où prend-il tout largent nécessaire pour subvenir à ces frais énormes? Le savez-vous? -- Oui, je le sais, Sire. -- Vous me lallez un peu établir. -- Facilement, à un denier près. -- Je sais que vous comptez juste. -- Cest la première qualité quon puisse exiger dun intendant des finances. -- Tous ne lont pas. -- Je rends grâce à Votre Majesté dun éloge si flatteur dans sa bouche. -- Donc, M. Fouquet est riche, très riche, et cela monsieur, tout le monde le sait. -- Tout le monde, les vivants comme les morts. -- Que veut dire cela, monsieur Colbert? -- Les vivants voient la richesse de M. Fouquet. Ils admirent un résultat, et ils y applaudissent; mais les morts, plus savants que nous, savent les causes, et ils accusent. -- Eh bien! M. Fouquet doit sa richesse à quelles causes? -- Le métier dintendant favorise souvent ceux qui lexercent. -- Vous avez à me parler plus confidentiellement; ne craignez rien, nous sommes bien seuls. -- Je ne crains jamais rien, sous légide de ma conscience et sous la protection de mon roi, Sire. Et Colbert sinclina. -- Donc, les morts, sils parlaient?... -- Ils parlent quelquefois, Sire. Lisez. -- Ah! murmura Aramis à loreille du prince, qui, à ses côtés, écoutait sans perdre une syllabe, puisque vous êtes placé ici, monseigneur, pour apprendre votre métier de roi, écoutez une infamie toute royale. Vous allez assister à une de ces scènes comme Dieu seul ou plutôt comme le diable les conçoit et les exécute. Écoutez bien, vous profiterez. Le prince redoubla dattention et vit Louis XIV prendre des mains de Colbert une lettre que celui-ci tendait. -- Lécriture du feu cardinal! dit le roi. -- Votre Majesté a bonne mémoire, répliqua Colbert en sinclinant, et cest une merveilleuse aptitude pour un roi destiné au travail, que de reconnaître ainsi les écritures à première vue. Le roi lut une lettre de Mazarin, qui, déjà connue du lecteur, depuis la brouille entre Mme de Chevreuse et Aramis, napprendrait rien de nouveau si nous la rapportions ici. -- Je ne comprends pas bien, dit le roi intéressé vivement. -- Votre Majesté na pas encore lhabitude des commis dintendance. -- Je vois quil sagit dargent donné à M. Fouquet. -- Treize millions. Une jolie somme! -- Mais oui... Eh bien! ces treize millions manquent dans le total des comptes? Voilà ce que je ne comprends pas très bien, vous dis- je. Pourquoi et comment ce déficit serait-il possible? -- Possible, je ne dis pas; réel, je le dis. -- Vous dites que treize millions manquent dans les comptes? -- Ce nest pas moi qui le dis, cest le registre. -- Et cette lettre de M. de Mazarin indique lemploi de cette somme et le nom du dépositaire? -- Comme Votre Majesté peut sen convaincre. -- Oui, en effet, il résulte de là que M. Fouquet naurait pas encore rendu les treize millions. -- Cela résulte des comptes, oui, Sire. -- Eh bien! alors?... -- Eh bien! alors, Sire, puisque M. Fouquet na pas rendu les treize millions, cest quil les a encaissés, et, avec treize millions, on fait quatre fois plus, et une fraction, de dépense et de munificence que Votre Majesté na pu en faire à Fontainebleau, où nous ne dépensâmes que trois millions en totalité, sil vous en souvient. Cétait, pour un maladroit, une bien adroite noirceur que ce souvenir invoqué de la fête dans laquelle le roi avait, grâce à un mot de Fouquet, aperçu pour la première fois sont infériorité. Colbert recevait à Vaux ce que Fouquet lui avait fait à Fontainebleau, et, en bon homme de finances, il le rendait avec tous les intérêts. Ayant ainsi disposé le roi, Colbert navait plus grand-chose à faire. Il le sentit; le roi était devenu sombre. Colbert attendit la première parole du roi avec autant dimpatience que Philippe et Aramis du haut de leur observatoire. -- Savez-vous ce qui résulte de tout cela, monsieur Colbert? dit le roi après une réflexion. -- Non, Sire, je ne le sais pas. -- Cest que le fait de lappropriation des treize millions, sil était avéré... -- Mais il lest. -- Je veux dire sil était déclaré, monsieur Colbert. -- Je pense quil le serait dès demain, si Votre Majesté... -- Nétait pas chez M. Fouquet, répondit assez dignement le roi. -- Le roi est chez lui partout, Sire, et surtout dans les maisons que son argent a payées. -- Il me semble, dit Philippe bas à Aramis, que larchitecte qui a bâti ce dôme aurait dû, prévoyant quel usage on en ferait, le mobiliser pour quon pût le faire choir sur la tête des coquins dun caractère aussi noir que ce M. Colbert. -- Jy pensais bien, dit Aramis, mais M. Colbert est si près du roi en ce moment! -- Cest vrai, cela ouvrirait une succession. -- Dont monsieur votre frère puîné récolterait tout le fruit, monseigneur. Tenez, restons en repos et continuons à écouter. -- Nous nécouterons pas longtemps, dit le jeune prince. -- Pourquoi cela, monseigneur? -- Parce que, si jétais le roi, je ne répondrais plus rien. -- Et que feriez-vous? -- Jattendrais à demain matin pour réfléchir. Louis XIV leva enfin les yeux, et, retrouvant Colbert attentif à sa première parole: -- Monsieur Colbert, dit-il, en changeant brusquement la conversation, je vois quil se fait tard, je me coucherai. -- Ah! fit Colbert, jaurai... -- À demain. Demain matin, jaurai pris une détermination. -- Fort bien, Sire, repartit Colbert outré, quoiquil se contint en présence du roi. Le roi fit un geste, et lintendant se dirigea vers la porte à reculons. -- Mon service! cria le roi. Le service du roi entra dans lappartement. Philippe allait quitter son poste dobservation. -- Un moment, lui dit Aramis avec sa douceur habituelle; ce qui vient de se passer nest quun détail, et nous nen prendrons plus demain aucun souci, mais le service de nuit, létiquette du petit coucher, ah! monseigneur, voilà qui est important! Apprenez, apprenez comment vous vous mettez au lit, Sire. Regardez, regardez! Chapitre CCXXI -- Colbert Lhistoire nous dira ou plutôt lhistoire nous a dit les événements du lendemain, les fêtes splendides données par le surintendant à son roi. Deux grands écrivains ont constaté la grande dispute quil y eut entre _la Cascade et la Gerbe dEau, _la lutte engagée entre _la Fontaine de la Couronne et les Animaux, _pour savoir à qui plairait davantage. Il y eut donc le lendemain divertissement et joie; il y eut promenade, repas, comédie; comédie dans laquelle, à sa grande surprise, Porthos reconnut M. Coquelin de Volière, jouant dans la _farce_ des _Fâcheux_. Cest ainsi quappelait ce divertissement M. de Bracieux de Pierrefonds. La Fontaine nen jugeait pas de même, sans doute, lui qui écrivait à son ami M. Maucrou: _Cest un ouvrage de Molière._ _Cet écrivain, par sa manière, _ _Charme à présent toute la Cour._ _De la façon que son nom court, _ _Il doit être par-delà Rome._ _Jen suis ravi, car cest un homme._ On voit que La Fontaine avait profité de lavis de Pélisson et avait soigné la rime. Au reste, Porthos était de lavis de La Fontaine, et il eût dit comme lui: «Pardieu! ce Molière est mon homme! mais seulement pour les habits.» À lendroit du théâtre, nous lavons dit, pour M. de Bracieux de Pierrefonds, Molière nétait quun _farceur_. Mais préoccupé par la scène de la veille, mais cuvant le poison versé par Colbert, le roi, pendant toute cette journée si brillante, si accidentée, si imprévue, où toutes les merveilles des _Mille et Une Nuits_ semblaient naître sous ses pas, le roi se montra froid, réservé, taciturne. Rien ne put le dérider; on sentait quun profond ressentiment venant de loin, accru peu à peu comme la source qui devient rivière, grâce aux mille filets deau qui lalimentent, tremblait au plus profond de son âme. Vers midi seulement, il commença à reprendre un peu de sérénité. Sans doute, sa résolution était arrêtée. Aramis, qui le suivait pas à pas, dans sa pensée comme dans sa marche, Aramis conclut que lévénement quil attendait ne se ferait pas attendre. Cette fois, Colbert semblait marcher de concert avec lévêque de Vannes, et, eût-il reçu pour chaque aiguille dont il piquait le coeur du roi un mot dordre dAramis, quil neût pas fait mieux. Toute cette journée, le roi, qui avait sans doute besoin décarter une pensée sombre, le roi parut rechercher aussi activement la société de La Vallière quil mit dempressement à fuir celle de M. Colbert ou celle de M. Fouquet. Le soir vint. Le roi avait désiré ne se promener quaprès le jeu. Entre le souper et la promenade, on joua donc. Le roi gagna mille pistoles, et, les ayant gagnées, les mit dans sa poche, et se leva en disant: -- Allons, messieurs, au parc. Il y trouva les dames. Le roi avait gagné mille pistoles et les avait empochées, avons-nous dit. Mais M. Fouquet avait su en perdre dix mille; de sorte que, parmi les courtisans, il y avait encore cent quatre-vingt-dix mille livres de bénéfice, circonstance qui faisait des visages des courtisans et des officiers de la maison du roi les visages les plus joyeux de la terre. Il nen était pas de même du visage du roi, sur lequel, malgré ce gain auquel il nétait pas insensible, demeurait toujours un lambeau de nuage. Au coin dune allée, Colbert lattendait. Sans doute, lintendant se trouvait là en vertu dun rendez-vous donné, car Louis XIV, qui lavait évité, lui fit un signe et senfonça avec lui dans le parc. Mais La Vallière aussi avait vu ce front sombre et ce regard flamboyant du roi, elle lavait vu, et comme rien de ce qui couvait dans cette âme nétait impénétrable à son amour, elle avait compris que cette colère comprimée menaçait quelquun. Elle se tenait sur le chemin de vengeance comme lange de la miséricorde. Toute triste, toute confuse, à demi folle davoir été si longtemps séparée de son amant, inquiète de cette émotion intérieure quelle avait devinée, elle se montra dabord au roi avec un aspect embarrassé que, dans sa mauvaise disposition desprit, le roi interpréta défavorablement. Alors, comme ils étaient seuls ou à peu près seuls, attendu que Colbert, en apercevant la jeune fille, sétait respectueusement arrêté et se tenait à dix pas de distance, le roi sapprocha de La Vallière et lui prit la main. -- Mademoiselle, lui dit-il, puis-je, sans indiscrétion, vous demander ce que vous avez? Votre poitrine paraît gonflée, vos yeux sont humides. -- Oh! Sire, si ma poitrine est gonflée, si mes yeux sont humides, si je suis triste enfin, cest de la tristesse de Votre Majesté. -- Ma tristesse? oh! vous voyez mal, mademoiselle. Non, ce nest point de la tristesse que jéprouve. -- Et quéprouvez-vous, Sire? -- De lhumiliation. -- De lhumiliation? oh! que dites-vous là? -- Je dis, mademoiselle, que, là où je suis, nul autre ne devrait être le maître. Eh bien! regardez, si je ne méclipse pas, moi, le roi de France, devant le roi de ce domaine. Oh! continua-t-il en serrant les dents et le poing, oh!... Et quand je pense que ce roi... -- Après? dit La Vallière effrayée. -- Que ce roi est un serviteur infidèle qui se fait orgueilleux avec mon bien volé! Aussi je vais lui changer, à cet impudent ministre, sa fête en deuil dont la nymphe de Vaux, comme disent ses poètes gardera longtemps le souvenir. -- Oh! Votre Majesté... -- Eh bien! mademoiselle, allez-vous prendre le parti de M. Fouquet? fit Louis XIV avec impatience. -- Non, Sire, je vous demanderai seulement si vous êtes bien renseigné. Votre Majesté, plus dune fois, a appris à connaître la valeur des accusations de cour. Louis XIV fit signe à Colbert de sapprocher. -- Parlez, monsieur Colbert, dit le jeune prince; car, en vérité, je crois que voilà Mlle de La Vallière qui a besoin de votre parole pour croire à la parole du roi. Dites à Mademoiselle ce qua fait M. Fouquet. Et vous, mademoiselle, oh! ce ne sera pas long, ayez la bonté découter, je vous prie. Pourquoi Louis XIV insistait-il ainsi? Chose toute simple: son coeur nétait pas tranquille, son esprit nétait pas bien convaincu; il devinait quelque menée sombre, obscure, tortueuse, sous cette histoire des treize millions, et il eût voulu que le coeur pur de La Vallière, révolté à lidée dun vol, approuvât, dun seul mot, cette résolution quil avait prise, et que néanmoins, il hésitait à mettre à exécution. -- Parlez, monsieur, dit La Vallière à Colbert qui sétait avancé; parlez, puisque le roi veut que je vous écoute. Voyons, dites, quel est le crime de M. Fouquet? -- Oh! pas bien grave, mademoiselle, dit le noir personnage; un simple abus de confiance... -- Dites, dites, Colbert, et quand vous aurez dit, laissez-nous et allez avertir M. dArtagnan que jai des ordres à lui donner. -- M. dArtagnan! sécria La Vallière, et pourquoi faire avertir M. dArtagnan, Sire? Je vous supplie de me le dire. -- Pardieu! pour arrêter ce titan orgueilleux qui, fidèle à sa devise, menace descalader mon ciel. -- Arrêter M. Fouquet, dites-vous? -- Ah! cela vous étonne? -- Chez lui? -- Pourquoi pas? Sil est coupable, il est coupable chez lui comme ailleurs. -- M. Fouquet, qui se ruine en ce moment pour faire honneur à son roi? -- Je crois, en vérité, que vous défendez ce traître, mademoiselle. Colbert se mit à rire tout bas. Le roi se retourna au sifflement de ce rire. -- Sire, dit La Vallière, ce nest pas M. Fouquet que je défends, cest vous même. -- Moi-même!... Vous me défendez? -- Sire, vous vous déshonorez en donnant un pareil ordre. -- Me déshonorer? murmura le roi blêmissant de colère. En vérité, mademoiselle, vous mettez à ce que vous dites une étrange passion. -- Je mets de la passion, non pas à ce que je dis, Sire, mais à servir Votre Majesté, répondit la noble jeune fille. Jy mettrais, sil le fallait, ma vie, et cela avec la même passion, Sire. Colbert voulut grommeler. Alors La Vallière, ce doux agneau, se redressa contre lui et, dun oeil enflammé, lui imposa silence. -- Monsieur, dit-elle, quand le roi agit bien, si le roi fait tort à moi ou aux miens, je me tais; mais, le roi me servît-il, moi ou ceux que jaime, si le roi agit mal, je le lui dis. -- Mais, il me semble, mademoiselle, hasarda Colbert, que, moi aussi, jaime le roi. -- Oui, monsieur, nous laimons tous deux, chacun à sa manière, répliqua La Vallière avec un tel accent, que le coeur du jeune roi en fut pénétré. Seulement je laime, moi, si fortement, que tout le monde le sait, si purement, que le roi lui-même ne doute pas de mon amour. Il est mon roi et mon maître, je suis son humble servante, mais quiconque touche à son honneur touche à ma vie. Or, je répète que ceux-là déshonorent le roi qui lui conseillent de faire arrêter M. Fouquet chez lui. Colbert baissa la tête, car il se sentait abandonné par le roi. Cependant, tout en baissant la tête, il murmura: -- Mademoiselle, je naurais quun mot à dire. -- Ne le dites pas, ce mot, monsieur, car ce mot, je ne lécouterais point. Que me diriez-vous dailleurs? Que M. Fouquet a commis des crimes? Je le sais, parce que le roi la dit, et du moment que le roi a dit: «Je crois», je nai pas besoin quune autre bouche dise: «Jaffirme.» Mais M. Fouquet, fût-il le dernier des hommes, je le dis hautement, M. Fouquet est sacré au roi, parce que le roi est son hôte. Sa maison fût-elle un repaire, Vaux fût-il une caverne de faux-monnayeurs ou de bandits, sa maison est sainte, son château est inviolable, puisquil y loge sa femme, et cest un lieu dasile que des bourreaux ne violeraient pas! La Vallière se tut. Malgré lui, le roi ladmirait; il fut vaincu par la chaleur de cette voix, par la noblesse de cette cause. Colbert, lui, ployait, écrasé par linégalité de cette lutte. Enfin, le roi respira, secoua la tête et tendit la main à La Vallière. -- Mademoiselle, dit-il avec douceur, pourquoi parlez-vous contre moi? Savez-vous ce que fera ce misérable si je le laisse respirer? -- Eh! mon Dieu, nest-ce pas une proie qui vous appartiendra toujours? -- Et sil échappe, sil fuit? sécria Colbert. -- Eh bien! monsieur, ce sera la gloire éternelle du roi davoir laissé fuir M. Fouquet, et plus il aura été coupable, plus la gloire du roi sera grande, comparée à cette misère, à cette honte. Louis baisa la main de La Vallière, tout en se laissant glisser à ses genoux. «Je suis perdu», pensa Colbert. Puis tout à coup sa figure séclaira: «Oh! non, non, pas encore!» se dit-il. Et, tandis que le roi, protégé par lépaisseur dun énorme tilleul, étreignait La Vallière avec toute lardeur dun ineffable amour, Colbert fouilla tranquillement dans son garde-notes, doù il tira un papier plié en forme de lettre, papier un peu jaune peut-être, mais qui devait être bien précieux, puisque lintendant sourit en le regardant. Puis il reporta son regard haineux sur le groupe charmant que dessinaient dans lombre la jeune fille et le roi, groupe que venait éclairer la lueur des flambeaux qui sapprochaient. Louis vit la lueur de ces flambeaux se refléter sur la robe blanche de La Vallière. -- Pars, Louise, lui dit-il, car voilà que lon vient. -- Mademoiselle, mademoiselle, on vient, ajouta Colbert pour hâter le départ de la jeune fille. Louise disparut rapidement entre les arbres. Puis, comme le roi, qui sétait mis aux genoux de la jeune fille, se relevait: -- Ah! Mlle de la Vallière a laissé tomber quelque chose, dit Colbert. -- Quoi donc? demanda le roi. -- Un papier, une lettre, quelque chose de blanc, voyez, là, Sire. Le roi se baissa vite, et ramassa la lettre en la froissant. En ce moment, les flambeaux arrivèrent, inondant de jour cette scène obscure. Chapitre CCXXII -- Jalousie Cette vraie lumière, cet empressement de tous, cette nouvelle ovation faite au roi par Fouquet, vinrent suspendre leffet dune résolution que La Vallière avait déjà bien ébranlée dans le coeur de Louis XIV. Il regarda Fouquet avec une sorte de reconnaissance pour lui, de ce quil avait fourni à La Vallière loccasion de se montrer si généreuse, si fort puissante sur son coeur. Cétait le moment des dernières merveilles. À peine Fouquet eut-il emmené le roi vers le château, quune masse de feu, séchappant avec un grondement majestueux du dôme de Vaux, éblouissante aurore, vint éclairer jusquaux moindres détails des parterres. Le feu dartifice commençait. Colbert, à vingt pas du roi, que les maîtres de Vaux entouraient et fêtaient, cherchait par lobstination de sa pensée funeste à ramener lattention de Louis sur des idées que la magnificence du spectacle éloignait déjà trop. Tout à coup, au moment de la tendre à Fouquet, le roi sentit dans sa main ce papier que, selon toute apparence, La Vallière, en fuyant, avait laissé tomber à ses pieds. Laimant le plus fort de la pensée damour entraînait le jeune prince vers le souvenir de sa maîtresse. Aux lueurs de ce feu, toujours croissant en beauté, et qui faisait pousser des cris dadmiration dans les villages dalentour, le roi lut le billet, quil supposait être une lettre damour destinée à lui par La Vallière. À mesure quil lisait, la pâleur montait à son visage, et cette sourde colère, illuminée par ces feux de mille couleurs, faisait un spectacle terrible dont tout le monde eût frémi, si chacun avait pu lire dans ce coeur ravagé par les plus sinistres passions. Pour lui, plus de trêve dans la jalousie et la rage. À partir du moment où il eut découvert la sombre vérité, tout disparut, pitié douceur, religion de lhospitalité. Peu sen fallut que, dans la douleur aiguë qui tordait son coeur, encore trop faible pour dissimuler la souffrance, peu sen fallut quil ne poussât un cri dalarme et quil nappelât ses gardes autour de lui. Cette lettre, jetée sur les pas du roi par Colbert on la déjà deviné, cétait celle qui avait disparu avec le grison Tobie à Fontainebleau, après la tentative faite par Fouquet sur le coeur de La Vallière. Fouquet voyait la pâleur et ne devinait point le mal; Colbert voyait la colère et se réjouissait à lapproche de lorage. La voix de Fouquet tira le jeune prince de sa farouche rêverie. -- Quavez-vous, Sire? demanda gracieusement le surintendant. Louis fit un effort sur lui-même, un violent effort. -- Rien, dit-il. -- Jai peur que Votre Majesté ne souffre. -- Je souffre, en effet, je vous lai déjà dit, monsieur, mais ce nest rien. Et le roi, sans attendre la fin du feu dartifice, se dirigea vers le château. Fouquet accompagna le roi. Tout le monde suivit derrière eux. Les dernières fusées brûlèrent tristement pour elles seules. Le surintendant essaya de questionner encore Louis XIV, mais nobtint aucune réponse. Il supposa quil y avait eu querelle entre Louis et La Vallière dans le parc; que brouille en était résultée; que le roi, peu boudeur de sa nature, mais tout dévoué à sa rage damour, prenait le monde en haine depuis que sa maîtresse le boudait. Cette idée suffit à le rassurer; il eut même un sourire amical et consolant pour le jeune roi, quand celui-ci lui souhaita le bonsoir. Ce nétait pas tout pour le roi. Il fallait subir le service. Ce service du soir se devait faire en grande étiquette. Le lendemain était le jour du départ. Il fallait bien que les hôtes remerciassent leur hôte et lui donnassent une politesse pour ses douze millions. La seule chose que Louis trouva daimable pour Fouquet en le congédiant, ce furent ces paroles: -- Monsieur Fouquet, vous saurez de mes nouvelles; faites, je vous prie, venir ici M. dArtagnan. Et le sang de Louis XIII, qui avait tant dissimulé, bouillait alors dans ses veines, et il était tout prêt à faire égorger Fouquet, comme son prédécesseur avait fait assassiner le maréchal dAncre. Aussi déguisa-t-il laffreuse résolution sous un de ces sourires royaux qui sont les éclairs des coups dÉtat. Fouquet prit la main du roi et la baisa. Louis frissonna de tout son corps, mais laissa toucher sa main aux lèvres de M. Fouquet. Cinq minutes après, dArtagnan, auquel on avait transmis lordre royal, entrait dans la chambre de Louis XIV. Aramis et Philippe étaient dans la leur, toujours attentifs, toujours écoutant. Le roi ne laissa pas au capitaine de ses mousquetaires le temps darriver jusquà son fauteuil. Il courut à lui. -- Ayez soin, sécria-t-il, que nul nentre ici. -- Bien, Sire, répliqua le soldat, dont le coup doeil avait, depuis longtemps, analysé les ravages de cette physionomie. Et il donna lordre à la porte, puis revenant vers le roi: -- Il y a du nouveau chez Votre Majesté? dit-il. -- Combien avez-vous dhommes ici? demanda le roi sans répondre autrement à la question qui lui était faite. -- Pour quoi faire, Sire? -- Combien avez-vous dhommes? répéta le roi en frappant du pied. -- Jai les mousquetaires. -- Après? -- Jai vingt gardes et treize Suisses. -- Combien faut-il de gens pour... -- Pour?... dit le mousquetaire avec ses grands yeux calmes. -- Pour arrêter M. Fouquet. DArtagnan fit un pas en arrière. -- Arrêter M. Fouquet! dit-il avec éclat. -- Allez-vous dire aussi que cest impossible? sécria le roi avec une rage froide et haineuse. -- Je ne dis jamais quune chose soit impossible répliqua dArtagnan blessé au vif. -- Eh bien! faites! DArtagnan tourna sur ses talons sans mesure et se dirigea vers la porte. Lespace à parcourir était court: il le franchit en six pas. Là, sarrêtant: -- Pardon, Sire, dit-il. -- Quoi? dit le roi. -- Pour faire cette arrestation, je voudrais un ordre écrit. -- À quel propos? et depuis quand la parole du roi ne vous suffit- elle pas? -- Parce quune parole de roi, issue dun sentiment de colère, peut changer quand le sentiment change. -- Pas de phrases, monsieur! vous avez une autre pensée. -- Oh! jai toujours des pensées, moi, et des pensées que les autres nont malheureusement pas, répliqua impertinemment dArtagnan. Le roi, dans la fougue de son emportement, plia devant cet homme, comme le cheval plie les jarrets sous la main robuste du dompteur. -- Votre pensée? sécria-t-il. -- La voici, Sire, répondit dArtagnan. Vous faites arrêter un homme lorsque vous êtes encore chez lui: cest de la colère. Quand vous ne serez plus en colère, vous vous repentirez. Alors, je veux pouvoir vous montrer votre signature. Si cela ne répare rien, au moins cela nous montrera-t-il que le roi a tort de se mettre en colère. -- À tort de se mettre en colère! hurla le roi avec frénésie. Est- ce que le roi mon père, est-ce que mon aïeul ne sy mettaient pas, corps du Christ? -- Le roi votre père, le roi votre aïeul ne se mettaient jamais en colère que chez eux. -- Le roi est maître partout comme chez lui. -- Cest une phrase de flatteur, et qui doit venir de M. Colbert, mais ce nest pas une vérité. Le roi est chez lui dans toute maison, quand il en a chassé le propriétaire. Louis se mordit les lèvres. -- Comment! dit dArtagnan, voilà un homme qui se ruine pour vous plaire, et vous voulez le faire arrêter? Mordioux! Sire, si je mappelais Fouquet et que lon me fît cela, javalerais dun coup dix fusées dartifice, et jy mettrais le feu pour me faire sauter, moi et tout le reste. Cest égal, vous le voulez, jy vais. -- Allez! fit le roi. Mais avez-vous assez de monde? -- Croyez-vous, Sire, que je vais emmener un anspessade avec moi? Arrêter M. Fouquet, mais cest si facile, quun enfant le ferait. M. Fouquet à arrêter, cest un verre dabsinthe à boire. On fait la grimace, et cest tout. -- Sil se défend?... -- Lui? Allons donc! se défendre, quand une rigueur comme celle-là le fait roi et martyr! Tenez, sil lui reste un million, ce dont je doute, je gage quil le donnerait pour avoir cette fin-là. Allons, Sire, jy vais. -- Attendez! dit le roi. -- Ah! quy a-t-il? -- Ne rendez pas son arrestation publique. -- Cest plus difficile, cela. -- Pourquoi? -- Parce que rien nest plus simple que daller, au milieu des mille personnes enthousiastes qui lentourent, dire à M. Fouquet: «Au nom du roi, monsieur, je vous arrête!» Mais aller à lui, le tourner, le retourner, le coller dans quelque coin de léchiquier, de façon quil ne sen échappe pas; le voler à tous ses convives, et vous le garder prisonnier, sans quun de ses _hélas!_ ait été entendu, voilà une difficulté réelle, véritable, suprême, et je la donne en cent aux plus habiles. -- Dites encore: «Cest impossible!» et vous aurez plus vite fait. Ah! mon Dieu, mon Dieu! ne serais-je entouré que de gens qui mempêchent de faire ce que je veux! -- Moi, je ne vous empêche de rien faire. Est-ce dit? -- Gardez-moi M. Fouquet jusquà ce que, demain, jaie pris une résolution. -- Ce sera fait, Sire. -- Et revenez à mon lever pour prendre mes nouveaux ordres. -- Je reviendrai. -- Maintenant, quon me laisse seul. -- Vous navez pas même besoin de M. Colbert? dit le mousquetaire envoyant sa dernière flèche au moment du départ. Le roi tressaillit. Tout entier à la vengeance, il avait oublié le corps du délit. -- Non, personne, dit-il, personne ici! Laissez-moi! DArtagnan partit. Le roi ferma sa porte lui-même, et commença une furieuse course dans sa chambre, comme le taureau blessé qui traîne après lui ses banderilles et les fers des hameçons. Enfin, il se mit à se soulager par des cris. -- Ah! le misérable! non seulement il me vole mes finances, mais, avec cet or, il me corrompt secrétaires, amis, généraux, artistes, il me prend jusquà ma maîtresse! Ah! voilà pourquoi cette perfide la si bravement défendu!... Cétait de la reconnaissance!... Qui sait?... peut-être même de lamour. Il sabîma un instant dans ces réflexions douloureuses. «Un satyre! pensa-t-il avec cette haine profonde que la grande jeunesse porte aux hommes mûrs qui songent encore à lamour; un faune qui court la galanterie et qui na jamais trouvé de rebelles! un homme à femmelettes, qui donne des fleurettes dor et de diamant, et qui a des peintres pour faire le portrait de ses maîtresses en costume de déesses!» Le roi frémit de désespoir. -- Il me souille tout! continua-t-il. Il me ruine tout! Il me tuera! Cet homme est trop pour moi! Il est mon mortel ennemi! Cet homme tombera! Je le hais!... je le hais!... je le hais!... Et, en disant ces mots, il frappait à coups redoublés sur les bras du fauteuil dans lequel il sasseyait et duquel il se levait comme un épileptique. -- Demain! demain!... Oh! le beau jour! murmura-t-il, quand le soleil se lèvera, nayant que moi pour rival, cet homme tombera si bas, quen voyant les ruines que ma colère aura faites, on avouera enfin que je suis plus grand que lui! Le roi, incapable de se maîtriser plus longtemps, renversa dun coup de poing une table placée près de son lit, et, dans la douleur quil ressentit, pleurant presque, suffoquant, il alla se précipiter sur ses draps, tout habillé quil était, pour les mordre et pour y trouver le repos du corps. Le lit gémit sous ce poids, et, à part quelques soupirs échappés de la poitrine haletante du roi, on nentendit plus rien dans la chambre de Morphée. Chapitre CCXXIII -- Lèse-majesté Cette fureur exaltée, qui sétait emparée du roi à la vue et à la lecture de la lettre de Fouquet à La Vallière, se fondit peu à peu en une fatigue douloureuse. La jeunesse, pleine de santé et de vie, ayant besoin de réparer à linstant même ce quelle perd, la jeunesse ne connaît point ces insomnies sans fin qui réalisent pour le malheureux la fable du foie toujours renaissant de Prométhée. Là où lhomme mûr dans sa force, où le vieillard dans son épuisement, trouvent une continuelle alimentation de la douleur, le jeune homme, surpris par la révélation subite du mal, sénerve en cris, en luttes directes, et se fait terrasser plus vite par linflexible ennemi quil combat. Une fois terrassé, il ne souffre plus. Louis fut dompté en un quart dheure; puis il cessa de crisper ses poings et de brûler avec ses regards les invincibles objets de sa haine; il cessa daccuser par de violentes paroles M. Fouquet et La Vallière; il tomba de la fureur dans le désespoir, et du désespoir dans la prostration. Après quil se fut roidi et tordu pendant quelques instants sur le lit, ses bras inertes retombèrent à ces côtés. Sa tête languit sur loreiller de dentelle, ses membres épuisés frissonnèrent, agités de légères contractions musculaires, sa poitrine ne laissa plus filtrer que de rares soupirs. Le dieu Morphée, qui régnait en souverain dans cette chambre à laquelle il avait donné son nom, et vers lequel Louis tournait ses yeux appesantis par la colère et rougis par les larmes, le dieu Morphée versait sur lui les pavots dont ses mains étaient pleines, de sorte que le roi ferma doucement ses yeux et sendormit. Alors il lui sembla, comme il arrive dans le premier sommeil, si doux et si léger, qui élève le corps au-dessus de la couche, lâme au-dessus de la terre, il lui sembla que le dieu Morphée, peint sur le plafond, le regardait avec des yeux tout humains; que quelque chose brillait et sagitait dans le dôme; que les essaims de songes sinistres, un instant déplacés, laissaient à découvert un visage dhomme, la main appuyée sur sa bouche, et dans lattitude dune méditation contemplative. Et, chose étrange, cet homme ressemblait tellement au roi, que Louis croyait voir son propre visage réfléchi dans un miroir. Seulement, ce visage était attristé par un sentiment de profonde pitié. Puis il lui sembla, peu à peu, que le dôme fuyait, échappant à sa vue, et que les figures et les attributs peints par Le Brun sobscurcissaient dans un éloignement progressif. Un mouvement doux, égal, cadencé, comme celui dun vaisseau qui plonge sous la vague, avait succédé à limmobilité du lit. Le roi faisait un rêve sans doute, et, dans ce rêve, la couronne dor qui attachait les rideaux séloignait comme le dôme auquel elle restait suspendue, de sorte que le génie ailé, qui, des deux mains, soutenait cette couronne, semblait appeler vainement le roi, qui disparaissait loin delle. Le lit senfonçait toujours. Louis, les yeux ouverts, se laissait décevoir par cette cruelle hallucination. Enfin, la lumière de la chambre royale allant sobscurcissant, quelque chose de froid, de sombre, dinexplicable envahit lair. Plus de peintures, plus dor, plus de rideaux de velours, mais des murs dun gris terne, dont lombre sépaississait de plus en plus. Et cependant le lit descendait toujours, et, après une minute, qui parut un siècle au roi, il atteignit une couche dair noire et glacée. Là, il sarrêta. Le roi ne voyait plus la lumière de sa chambre que comme, du fond dun puits, on voit la lumière du jour. «Je fais un affreux rêve! pensa-t-il. Il est temps de me réveiller. Allons, réveillons-nous!» Tout le monde a éprouvé ce que nous disons là. Il nest personne qui, au milieu dun cauchemar étouffant, ne se soit dit, à laide de cette lampe qui veille au fond du cerveau quand toute lumière humaine est éteinte il nest personne qui ne se soit dit: «Ce nest rien, je rêve!» Cétait ce que venait de se dire Louis XIV; mais à ce mot: «Réveillons-nous!» il saperçut que non seulement il était éveillé, mais encore quil avait les yeux ouverts. Alors il les jeta autour de lui. À sa droite et à sa gauche se tenaient deux hommes armés, enveloppés chacun dans un vaste manteau et le visage couvert dun masque. Lun de ces hommes tenait à la main une petite lampe dont la lueur rouge éclairait le plus triste tableau quun roi pût envisager. Louis se dit que son rêve continuait, et que, pour le faire cesser, il suffisait de remuer les bras ou de faire entendre sa voix. Il sauta à bas du lit, et se trouva sur un sol humide. Alors, sadressant à celui des deux hommes qui tenait la lampe: -- Quest cela, monsieur, dit-il, et doù vient cette plaisanterie? -- Ce nest point une plaisanterie, répondit dune voix sourde celui des deux hommes masqués qui tenait la lanterne. -- Êtes-vous à M. Fouquet? demanda le roi un peu interdit. -- Peu importe à qui nous appartenons! dit le fantôme. Nous sommes vos maîtres, voilà tout. Le roi, plus impatient quintimidé, se tourna vers le second masque. -- Si cest une comédie, fit-il, vous direz à M. Fouquet que je la trouve inconvenante, et jordonne quelle cesse. Ce second masque, auquel sadressait le roi, était un homme de très haute taille et dune vaste circonférence. Il se tenait droit et immobile comme un bloc de marbre. -- Eh bien! ajouta le roi en frappant du pied, vous ne me répondez pas? -- Nous ne vous répondons pas, mon petit monsieur, fit le géant dune voix de stentor, parce quil ny a rien à vous répondre, sinon que vous êtes le premier _fâcheux, _et que M. Coquelin de Volière vous a oublié dans le nombre des siens. -- Mais, enfin, que me veut-on? sécria Louis en se croisant les bras avec colère. -- Vous le saurez plus tard, répondit le porte-lampe. -- En attendant, où suis-je? -- Regardez! Louis regarda effectivement; mais, à la lueur de la lampe que soulevait lhomme masqué, il naperçut que des murs humides, sur lesquels brillait ça et là le sillage argenté des limaces. -- Oh! oh! un cachot? fit le roi. -- Non, un souterrain. -- Qui mène?... -- Veuillez nous suivre. -- Je ne bougerai pas dici, sécria le roi. -- Si vous faites le mutin, mon jeune ami, répondit le plus robuste des deux hommes, je vous enlèverai, je vous roulerai dans un manteau, et, si vous y étouffez, ma foi! ce sera tant pis pour vous. Et, en disant ces mots, celui qui les disait tira, de dessous ce manteau dont il menaçait le roi, une main que Milon de Crotone eût bien voulu posséder le jour où lui vint cette malheureuse idée de fendre son dernier chêne. Le roi eut horreur dune violence, car il comprenait que ces deux hommes, au pouvoir desquels il se trouvait, ne sétaient point avancés jusque-là pour reculer, et, par conséquent, pousseraient la chose jusquau bout. Il secoua la tête. -- Il paraît que je suis tombé aux mains de deux assassins, dit- il. Marchons! Aucun des deux hommes ne répondit à cette parole. Celui qui tenait la lampe marcha le premier; le roi le suivit; le second masque vint ensuite. On traversa ainsi une galerie longue et sinueuse, diaprée dautant descaliers quon en trouve dans les mystérieux et sombres palais dAnne Radcliff. Tous ces détours, pendant lesquels le roi entendit plusieurs fois des bruits deau sur sa tête, aboutirent enfin à un long corridor fermé par une porte de fer. Lhomme à la lampe ouvrit cette porte avec des clefs quil portait à sa ceinture, où, pendant toute la route, le roi les avait entendues résonner. Quand cette porte souvrit et donna passage à lair, Louis reconnut ces senteurs embaumées qui sexhalent des arbres après les journées chaudes de lété. Un instant, il sarrêta hésitant, mais le robuste gardien qui le suivait le poussa hors du souterrain. -- Encore une fois, dit le roi en se retournant vers celui qui venait de se livrer à cet acte audacieux de toucher son souverain, que voulez-vous faire du roi de France? -- Tâchez doublier ce mot-là, répondit lhomme à la lampe, dun ton qui nadmettait pas plus de réplique que les fameux arrêts de Minos. -- Vous devriez être roué pour le mot que vous venez de prononcer, ajouta le géant en éteignant la lumière que lui passait son compagnon, mais le roi est trop humain. Louis, à cette menace, fit un mouvement si brusque, que lon put croire quil voulait fuir, mais la main du géant sappuya sur son épaule et le fixa à sa place. -- Mais, enfin, où allons-nous? dit le roi. -- Venez, répondit le premier des deux hommes avec une sorte de respect, et en conduisant son prisonnier vers un carrosse qui semblait attendre. Ce carrosse était entièrement caché dans les feuillages. Deux chevaux, ayant des entraves aux jambes, étaient attachés, par un licol, aux branches basses dun grand chêne. -- Montez, dit le même homme en ouvrant la portière du carrosse et en abaissant le marchepied. Le roi obéit, sassit au fond de la voiture, dont la portière matelassée et à serrure se ferma à linstant même sur lui et sur son conducteur. Quant au géant, il coupa les entraves et les liens des chevaux, les attela lui-même et monta sur le siège, qui nétait pas occupé. Aussitôt le carrosse partit au grand trot, gagna la route de Paris, et dans la forêt de Sénart, trouva un relais attaché à des arbres comme les premiers chevaux. Lhomme du siège changea dattelage et continua rapidement sa route vers Paris, où il entra vers trois heures du matin. Le carrosse suivit le faubourg Saint-Antoine, et, après avoir crié à la sentinelle: «Ordre du roi!» le cocher guida les chevaux dans lenceinte circulaire de la Bastille, aboutissant à la cour du Gouvernement. Là, les chevaux sarrêtèrent fumants aux degrés du perron. Un sergent de garde accourut. -- Quon éveille M. le gouverneur, dit le cocher dune voix de tonnerre. À part cette voix, quon eût pu entendre de lentrée du faubourg Saint-Antoine, tout demeura calme dans le carrosse comme dans le château. Dix minutes après M. de Baisemeaux parut en robe de chambre sur le seuil de sa porte. -- Quest-ce encore, demanda-t-il, et que mamenez-vous là? Lhomme à la lanterne ouvrit la portière du carrosse et dit deux mots au cocher. Aussitôt celui-ci descendit de son siège, prit un mousqueton quil y tenait sous ses pieds, et appuya le canon de larme sur la poitrine du prisonnier. -- Et faites feu, sil parle! ajouta tout haut lhomme qui descendait de la voiture. -- Bien! répliqua lautre sans plus dobservation. Cette recommandation faite, le conducteur du roi monta les degrés, au haut desquels lattendait le gouverneur. -- Monsieur dHerblay! sécria celui-ci. -- Chut! dit Aramis. Entrons chez vous. -- Oh! mon Dieu! Et quoi donc vous amène à cette heure? -- Une erreur, mon cher monsieur de Baisemeaux, répondit tranquillement Aramis. Il paraît que, lautre jour, vous aviez raison. -- À quel propos? demanda le gouverneur. -- Mais à propos de cet ordre délargissement, cher ami. -- Expliquez-moi cela, monsieur... non, monseigneur dit le gouverneur, suffoqué à la fois et par la surprise et par la terreur. -- Cest bien simple: vous vous souvenez, cher monsieur de Baisemeaux, quon vous a envoyé un ordre de mise en liberté? -- Oui, pour Marchiali. -- Eh bien! nest-ce pas, nous avons tous cru que cétait pour Marchiali? -- Sans doute. Cependant, rappelez-vous que, moi, je doutais; que, moi, je ne voulais pas; que cest vous qui mavez contraint. -- Oh! quel mot employez-vous là, cher Baisemeaux!... engagé, voilà tout. -- Engagé, oui, engagé à vous le remettre, et que vous lavez emmené dans votre carrosse. -- Eh bien! mon cher monsieur de Baisemeaux, cétait une erreur. On la reconnue au ministère, de sorte que je vous rapporte un ordre du roi pour mettre en liberté... Seldon, ce pauvre diable dÉcossais, vous savez? -- Seldon? Vous êtes sûr, cette fois?... -- Dame! lisez vous-même, ajouta Aramis en lui remettant lordre. -- Mais, dit Baisemeaux, cet ordre, cest celui qui ma déjà passé par les mains. -- Vraiment? -- Cest celui que je vous attestais avoir vu lautre soir. Parbleu! je le reconnais au pâté dencre. -- Je ne sais si cest celui-là; mais toujours est-il que je vous lapporte. -- Mais, alors, lautre? -- Qui lautre? -- Marchiali? -- Je vous le ramène. -- Mais cela ne me suffit pas. Il faut, pour le reprendre, un nouvel ordre. -- Ne dites donc pas de ces choses-là, mon cher Baisemeaux; vous parlez comme un enfant! où est lordre que vous avez reçu, touchant Marchiali? Baisemeaux courut à son coffre et len tira. Aramis le saisit, le déchira froidement en quatre morceaux, approcha les morceaux de la lampe et les brûla. -- Mais que faites-vous? sécria Baisemeaux au comble de leffroi. -- Considérez un peu la situation, mon cher gouverneur, dit Aramis avec son imperturbable tranquillité, et vous allez voir comme elle est simple. Vous navez plus dordre qui justifie la sortie de Marchiali. -- Eh! mon Dieu, non! je suis un homme perdu! -- Mais pas du tout, puisque je vous ramène Marchiali. Du moment que je vous le ramène, cest comme sil nétait pas sorti. -- Ah! fit le gouverneur abasourdi. -- Sans doute. Vous lallez renfermer sur lheure. -- Je le crois bien! -- Et vous me donnerez ce Seldon que lordre nouveau libère. De cette façon votre comptabilité est en règle. Comprenez-vous? -- Je... je... -- Vous comprenez, dit Aramis. Très bien! Baisemeaux joignit les mains. -- Mais enfin, pourquoi, après mavoir pris Marchiali, me le ramenez-vous? sécria le malheureux gouverneur dans un paroxysme de douleur et dattendrissement. -- Pour un ami comme vous, dit Aramis, pour un serviteur comme vous, pas de secrets. Et Aramis approcha sa bouche de loreille de Baisemeaux. -- Vous savez, continua Aramis à voix basse, quelle ressemblance il y avait entre ce malheureux et... -- Et le roi, oui. -- Eh bien! le premier usage qua fait Marchiali de sa liberté a été pour soutenir, devinez quoi? -- Comment voulez-vous que je devine? -- Pour soutenir quil était le roi de France. -- Oh! le malheureux! sécria Baisemeaux. -- Ça été pour se revêtir dhabits pareils à ceux du roi et se poser en usurpateur. -- Bonté du Ciel! -- Voilà pourquoi je vous le ramène, cher ami. Il est fou, et dit sa folie à tout le monde. -- Que faire alors? -- Cest bien simple: ne le laissez communiquer avec personne. Vous comprenez que, lorsque sa folie est venue aux oreilles du roi, qui avait eu pitié de son malheur, et qui se voyait récompensé de sa bonté par une noire ingratitude, le roi a été furieux. De sorte que, maintenant, retenez bien ceci, cher monsieur de Baisemeaux, car ceci vous regarde, de sorte que, maintenant, il y a peine de mort contre ceux qui le laisseraient communiquer avec dautres que moi, ou le roi lui-même. Vous entendez, Baisemeaux, peine de mort! -- Si jentends, morbleu! -- Et maintenant, descendez, et reconduisez ce pauvre diable à son cachot, à moins que vous ne préfériez le faire monter ici. -- À quoi bon? -- Oui, mieux vaut lécrouer tout de suite, nest-ce pas? -- Pardieu! -- Eh bien! alors, allons. Baisemeaux fit battre le tambour et sonner la cloche qui avertissait chacun de rentrer, afin déviter la rencontre dun prisonnier mystérieux. Puis, lorsque les passages furent libres, il alla prendre au carrosse le prisonnier, que Porthos, fidèle à la consigne, maintenait toujours le mousqueton sur la gorge. -- Ah! vous voilà, malheureux! sécria Baisemeaux en apercevant le roi. Cest bon! cest bon! Et aussitôt, faisant descendre le roi de voiture, il le conduisit, toujours accompagné de Porthos, qui navait pas quitté son masque, et dAramis, qui avait remis le sien, dans la deuxième Bertaudière, et lui ouvrit la porte de la chambre où, pendant six ans, avait gémi Philippe. Le roi entra dans le cachot sans prononcer une parole. Il était pâle et hagard. Baisemeaux referma la porte sur lui, donna lui-même deux tours de clef à la serrure, et, revenant à Aramis: -- Cest, ma foi, vrai! lui dit-il tout bas, quil ressemble au roi; cependant, moins que vous ne le dites. -- De sorte, fit Aramis, que vous ne vous seriez pas laissé prendre à la substitution, vous? -- Ah! par exemple! -- Vous êtes un homme précieux, mon cher Baisemeaux, dit Aramis. Maintenant, mettez en liberté Seldon. -- Cest juste, joubliais... Je vais donner lordre. -- Bah! demain, vous avez le temps. -- Demain? Non, non, à linstant même. Dieu me garde dattendre une seconde! -- Alors, allez à vos affaires; moi, je vais aux miennes. Mais cest compris, nest-ce pas. -- Quest-ce qui est compris? -- Que personne nentrera chez le prisonnier quavec un ordre du roi, ordre que japporterai moi-même? -- Cest dit. Adieu! monseigneur. Aramis revint vers son compagnon. -- Allons, allons, ami Porthos, à Vaux! et bien vite! -- On est léger quand on a fidèlement servi son roi, et, en le servant, sauvé son pays, dit Porthos. Les chevaux nauront rien à traîner. Partons. Et le carrosse, délivré dun prisonnier qui, en effet, pouvait paraître bien lourd à Aramis, franchit le pont-levis de la Bastille, qui se releva derrière lui. Chapitre CCXXIV -- Une nuit à la Bastille La souffrance dans cette vie est en proportion des forces de lhomme. Nous ne prétendons pas dire que Dieu mesure toujours aux forces de la créature langoisse quil lui fait endurer: cela ne serait pas exact, puisque Dieu permet la mort, qui est parfois le seul refuge des âmes trop vivement pressées dans le corps. La souffrance est en proportion des forces, cest-à-dire que le faible souffre plus, à mal égal, que le fort. Maintenant, de quels éléments se compose la force humaine? Nest-ce pas surtout de lexercice, de lhabitude, de lexpérience? Voilà ce que nous ne prendrons même pas la peine de démontrer; cest un axiome au moral comme au physique. Quand le jeune roi, hébété, rompu, se vit conduire à une chambre de la Bastille, il se figura dabord que la mort est comme un sommeil, quelle a ses rêves, que le lit sétait enfoncé dans le plancher de Vaux, que la mort sen était ensuivie, et que, poursuivant son rêve, Louis XIV, défunt, rêvait une de ces horreurs, impossibles à la vie, quon appelle le détrônement, lincarcération et linsulte dun roi naguère tout-puissant. Assister, fantôme palpable, à sa passion douloureuse; nager dans un mystère incompréhensible entre la ressemblance et la réalité; tout voir, tout entendre, sans brouiller un de ces détails de lagonie, nétait-ce pas, se disait le roi, un supplice dautant plus épouvantable quil pouvait être éternel? -- Est-ce là ce quon appelle léternité, lenfer? murmura Louis XIV au moment où la porte se ferma sur lui, poussée par Baisemeaux lui-même. Il ne regarda pas même autour de lui, et, dans cette chambre, adossé à un mur quelconque, il se laissa emporter par la terrible supposition de sa mort, en fermant les yeux pour éviter de voir quelque chose de pire encore. -- Comment suis-je mort? se dit-il à moitié insensé. Naura-t-on pas fait descendre ce lit par artifice? Mais non, pas de souvenir daucune contusion, daucun choc... Ne maurait-on pas plutôt empoisonné dans le repas, ou avec des fumées de cire, comme Jeanne dAlbret, ma bisaïeule? Tout à coup, le froid de cette chambre tomba comme un manteau sur les épaules de Louis. -- Jai vu, dit-il, mon père exposé mort sur son lit dans son habit royal. Cette figure pâle, si calme et si affaissée; ces mains si adroites devenues insensibles; ces jambes raidies; tout cela nannonçait pas un sommeil peuplé de songes. Et pourtant que de songes Dieu ne devait-il pas envoyer à ce mort!... à ce mort que tant dautres avaient précédé, précipités par lui dans la mort éternelle!... Non, ce roi était encore le roi. Il trônait encore sur ce lit funèbre, comme sur le fauteuil de velours. Il navait rien abdiqué de sa majesté. Dieu, qui ne lavait point puni, ne peut me punir, moi qui nai rien fait. Un bruit étrange attira lattention du jeune homme. Il regarda et vit sur la cheminée, au-dessus dun énorme christ grossièrement peint à fresque, un rat de taille monstrueuse, occupé à grignoter un reste de pain dur, tout en fixant sur le nouvel hôte du logis un regard intelligent et curieux. Le roi eut peur; il sentit le dégoût; il recula vers la porte en poussant un grand cri. Et, comme sil eût fallu ce cri, échappé de sa poitrine, pour quil se reconnût lui-même, Louis se comprit vivant, raisonnable et nanti de sa conscience naturelle. -- Prisonnier! sécria-t-il, moi, moi, prisonnier! Il chercha des yeux une sonnette pour appeler. -- Il ny a pas de sonnettes à la Bastille, dit-il, et cest à la Bastille que je suis enfermé. Maintenant, comment ai-je été fait prisonnier? Cest une conspiration de M. Fouquet nécessairement. Jai été attiré à Vaux dans un piège. M. Fouquet ne peut être seul dans cette affaire. Son agent... cette voix... cétait M. dHerblay, je lai reconnu. Colbert avait raison. Mais que me veut Fouquet? Régnera-t-il à ma place? Impossible! Qui sait?... pensa le roi devenu sombre. Mon frère le duc dOrléans fait peut- être contre moi ce qua voulu faire, toute sa vie, mon oncle contre mon père. Mais la reine? mais ma mère? mais La Vallière? oh! La Vallière! elle serait livrée à Madame. Chère enfant! oui, cest cela, on laura renfermée comme je le suis moi-même. Nous sommes éternellement séparés! Et, à cette seule idée de séparation, lamant éclata en soupirs, en sanglots et en cris. -- Il y a un gouverneur ici, reprit le roi avec fureur. Je lui parlerai. Appelons. Il appela. Aucune voix ne répondit à la sienne. Il prit la chaise et sen servit pour frapper dans la massive porte de chêne. Le bois sonna sur le bois, et fit parler plusieurs échos lugubres dans les profondeurs de lescalier; mais, de créature qui répondit, pas une. Cétait pour le roi une nouvelle preuve du peu destime quon faisait de lui à la Bastille. Alors, après la première colère, ayant remarqué une fenêtre grillée par où passait une lumière dorée qui devait être laube lumineuse, Louis se mit à crier, doucement dabord, puis avec force. Il ne lui fut rien répondu. Vingt autres tentatives, faites successivement, nobtinrent pas plus de succès. Le sang commençait à se révolter et montait à la tête du prince. Cette nature, habituée au commandement, frémissait devant une désobéissance. Peu à peu la colère grandit. Le prisonnier brisa sa chaise trop lourde pour ses mains, et sen servit comme dun bélier pour frapper dans la porte. Il frappa si fort et tant de fois, que la sueur commença à couler de son front. Le bruit devint immense et continu. Quelques cris étouffés y répondaient çà et là. Ce bruit produisit sur le roi un effet étrange. Il sarrêta pour lécouter. Cétaient les voix des prisonniers, autrefois ses victimes, aujourdhui ses compagnons. Ces voix montaient comme des vapeurs à travers dépais plafonds, des murs opaques. Elles accusaient encore lauteur de ce bruit, comme, sans doute, les soupirs et les larmes accusaient tout bas lauteur de leur captivité. Après avoir ôté la liberté à tant de gens le roi venait chez eux leur ôter le sommeil. Cette idée faillit le rendre fou. Elle doubla ses forces ou plutôt sa volonté, altérée dobtenir un renseignement ou une conclusion. Le bâton de la chaise recommença son office. Au bout dune heure, Louis entendit quelque chose dans le corridor, derrière sa porte, et un violent coup, répondu dans cette porte même, fit cesser les siens. -- Ah çà! êtes-vous fou? dit une rude et grossière voix. Que vous prend-il ce matin? «Ce matin?» pensa le roi surpris. Puis, poliment: -- Monsieur, dit-il, êtes-vous le gouverneur de la Bastille? -- Mon brave, vous avez la cervelle détraquée répliqua la voix, mais ce nest pas une raison pour faire tant de vacarme. Taisez- vous, mordieu! -- Est-ce vous le gouverneur? demanda encore le roi. Une porte se referma. Le guichetier venait de partir sans daigner même répondre un mot. Quand le roi eut la certitude de ce départ, sa fureur ne connut plus de bornes. Agile comme un tigre, il bondit de la table sur la fenêtre, dont il secoua les grilles. Il enfonça une vitre dont les éclats tombèrent avec mille cliquetis harmonieux dans les cours. Il appela, en senrouant: «Le gouverneur! le gouverneur!» Cet accès dura une heure, qui fut une période de fièvre chaude. Les cheveux en désordre et collés sur son front, ses habits déchirés, blanchis, son linge en lambeaux, le roi ne sarrêta quà bout de toutes ses forces, et, seulement alors, il comprit lépaisseur impitoyable de ces murailles, limpénétrabilité de ce ciment, invincible à toute autre tentative que celle du temps, ayant pour outil le désespoir. Il appuya son front sur la porte, et laissa son coeur se calmer peu à peu: un battement de plus leût fait éclater. -- Il viendra, dit-il, un moment où lon mapportera la nourriture que lon donne à tous les prisonniers. Je verrai alors quelquun, je parlerai, on me répondra. Et le roi chercha dans sa mémoire à quelle heure avait lieu le premier repas des prisonniers dans la Bastille. Il ignorait même ce détail. Ce fut un coup de poignard sourd et cruel, que ce remords davoir vécu vingt-cinq ans, roi et heureux, sans penser à tout ce que souffre un malheureux quon prive injustement de sa liberté. Le roi en rougit de honte. Il sentait que Dieu, en permettant cette humiliation terrible, ne faisait que rendre à un homme la torture infligée par cet homme à tant dautres. Rien ne pouvait être plus efficace pour ramener à la religion cette âme atterrée par le sentiment des douleurs. Mais Louis nosa pas même sagenouiller pour prier Dieu, pour lui demander la fin de cette épreuve. -- Dieu fait bien, dit-il, Dieu a raison. Ce serait lâche à moi de demander à Dieu ce que jai refusé souvent à mes semblables. Il en était là de ses réflexions, cest-à-dire de son agonie, quand le même bruit se fit entendre derrière sa porte, suivi cette fois du grincement des clefs et du bruit des verrous jouant dans les gâches. Le roi fit un bond en avant pour se rapprocher de celui qui allait entrer, mais soudain, songeant que cétait un mouvement indigne dun roi, il sarrêta, prit une pose noble et calme, ce qui lui était facile et il attendit, le dos tourné à la fenêtre, pour dissimuler un peu de son agitation aux regards du nouvel arrivant. Cétait seulement un porte-clefs chargé dun panier plein de vivres. Le roi considérait cet homme avec inquiétude: il attendit quil parlât. -- Ah! dit celui-ci, vous avez cassé votre chaise, je le disais bien. Mais il faut que vous soyez devenu enragé! -- Monsieur, fit le roi, prenez garde à tout ce que vous allez dire: il y va pour vous dun intérêt fort grave. Le guichetier posa son panier sur la table, et, regardant son interlocuteur: -- Hein? dit-il avec surprise. -- Faites-moi monter le gouverneur, ajouta noblement le roi. -- Voyons, mon enfant, dit le guichetier, vous avez toujours été bien sage; mais la folie rend méchant, et nous voulons bien vous prévenir: vous avez cassé votre chaise et fait du bruit; cest un délit qui se punit du cachot. Promettez-moi de ne pas recommencer, et je nen parlerai pas au gouverneur. -- Je veux voir le gouverneur, répliqua le roi sans sourciller. -- Il vous fera mettre dans le cachot, prenez-y garde. -- Je veux! entendez-vous? -- Ah! voilà votre oeil qui devient hagard. Bon! je vous retire votre couteau. Et le guichetier fit ce quil disait, ferma la porte et partit, laissant le roi plus étonné, plus malheureux, plus seul que jamais. En vain recommença-t-il le jeu du bâton de chaise, en vain fit-il voler par la fenêtre les plats et les assiettes: rien ne lui répondit plus. Deux heures après, ce nétait plus un roi, un gentilhomme, un homme, un cerveau: cétait un fou sarrachant les ongles aux portes, essayant de dépaver la chambre, et poussant des cris si effrayants, que la vieille Bastille semblait trembler jusque dans ses racines davoir osé se révolter contre son maître. Quant au gouverneur, il ne sétait pas même dérangé. Le porte- clefs et les sentinelles avaient fait leur rapport, mais à quoi bon? Les fous nétaient-ils pas chose vulgaire dans la forteresse, et les murs nétaient-ils pas plus forts que les fous? M. de Baisemeaux, pénétré de tout ce que lui avait dit Aramis, et parfaitement en règle avec son ordre du roi, ne demandait quune chose, cétait que le fou Marchiali fût assez fou pour se pendre un peu à son baldaquin ou à lun de ses barreaux. En effet, ce prisonnier-là ne rapportait guère, et il devenait plus gênant que de raison. Ces complications de Seldon et de Marchiali, ces complications de délivrance et de réincarcération, ces complications de ressemblance, se fussent trouvées avoir un dénouement fort commode. Baisemeaux croyait même avoir remarqué que cela ne déplairait pas trop à M. dHerblay. -- Et puis, réellement, disait Baisemeaux à son major, un prisonnier ordinaire est déjà bien assez malheureux dêtre prisonnier; il souffre bien assez pour quon puisse charitablement lui souhaiter la mort. À plus forte raison, quand ce prisonnier est devenu fou, et quil peut mordre et faire du bruit dans la Bastille; alors, ma foi! ce nest plus un voeu charitable à faire que de lui souhaiter la mort; ce serait une bonne oeuvre à accomplir que de le supprimer tout doucement. Et le bon gouverneur fit là-dessus son deuxième déjeuner. Chapitre CCXXV -- L'ombre de M. Fouquet DArtagnan, tout lourd encore de lentretien quil venait davoir avec le roi, se demandait sil était bien dans son bon sens; si la scène se passait bien à Vaux; si lui, dArtagnan, était bien le capitaine des mousquetaires, et M. Fouquet le propriétaire du château dans lequel Louis XIV venait de recevoir lhospitalité. Ces réflexions nétaient pas celles dun homme ivre. On avait cependant bien banqueté à Vaux. Les vins de M. le surintendant avaient cependant figuré avec honneur à la fête. Mais le Gascon était homme de sang-froid: il savait, en touchant son épée dacier, prendre au moral le froid de cet acier pour les grandes occasions. -- Allons, dit-il en quittant lappartement royal, me voilà jeté tout historiquement dans les destinées du roi et dans celles du ministre; il sera écrit que M. dArtagnan, cadet de Gascogne, a mis la main sur le collet de M. Nicolas Fouquet, surintendant des finances de France. Mes descendants, si jen ai, se feront une renommée avec cette arrestation, comme les messieurs de Luynes sen sont fait une avec les défroques de ce pauvre maréchal dAncre. Il sagit dexécuter proprement les volontés du roi. Tout homme saura bien dire à M. Fouquet: «Votre épée, monsieur!». Mais tout le monde ne saura pas garder M. Fouquet sans faire crier personne. Comment donc opérer, pour que M. le surintendant passe de lextrême faveur à la dernière disgrâce, pour quil voie se changer Vaux en un cachot, pour que, après avoir goutté lencens dAssuérus, il touche à la potence dAman, cest-à-dire dEnguerrand de Marigny? Ici, le front de dArtagnan, sassombrit à faire pitié. Le mousquetaire avait des scrupules. Livrer ainsi à la mort car certainement Louis XIV haïssait M. Fouquet, livrer, disons-nous, à la mort celui quon venait de breveter galant homme, cétait un véritable cas de conscience. -- Il me semble, se dit dArtagnan, que, si je ne suis pas un croquant, je ferai savoir à M. Fouquet lidée du roi à son égard. Mais, si je trahis le secret de mon maître, je suis un perfide et un traître, crime tout à fait prévu par les lois militaires, à telles enseignes que jai vu vingt fois, dans les guerres, brancher des malheureux qui avaient fait en petit ce que mon scrupule me conseille de faire en grand. Non, je pense quun homme desprit doit sortir de ce pas avec beaucoup plus dadresse. Et maintenant, admettons-nous que jaie de lesprit? Cest contestable, en ayant fait depuis quarante ans une telle consommation que, sil men reste pour une pistole, ce sera bien du bonheur. DArtagnan se prit la tête dans les mains, sarracha, bon gré mal gré, quelques poils de moustache et ajouta: -- Pour quelle cause M. Fouquet serait-il disgracié? Pour trois causes: la première, parce quil nest pas aimé de M. Colbert; la seconde, parce quil a voulu aimer Mlle de La Vallière; la troisième, parce que le roi aime M. Colbert et Mlle de La Vallière. Cest un homme perdu! Mais lui mettrai-je le pied sur la tête, moi, un homme, quand il succombe sous des intrigues de femmes et de commis? Fi donc! Sil est dangereux, je labattrai; sil nest que persécuté, je verrai! Jen suis venu à ce point que ni roi ni homme ne prévaudra sur mon opinion. Athos serait ici quil ferait comme moi. Ainsi donc, au lieu daller trouver brutalement M. Fouquet, de lappréhender au corps et de le calfeutrer, je vais tâcher de me conduire en homme de bonnes façons. On en parlera, daccord; mais on en parlera bien. Et dArtagnan, rehaussant par un geste particulier son baudrier sur son épaule, sen alla droit chez M. Fouquet, lequel, après les adieux faits aux dames, se préparait à dormir tranquillement sur ses triomphes de la journée. Lair était encore parfumé ou infecté, comme on voudra, de lodeur du feu dartifice. Les bougies jetaient leurs mourantes clartés, les fleurs tombaient détachées des guirlandes, les grappes de danseurs et de courtisans ségrenaient dans les salons. Au centre de ses amis, qui le complimentaient et recevaient ses compliments, le surintendant fermait à demi ses yeux fatigués. Il aspirait au repos, il tombait sur la litière de lauriers amassés depuis tant de jours. On eût dit quil courbait sa tête sous le poids de dettes nouvelles contractées pour faire honneur à cette fête. M. Fouquet venait de se retirer dans sa chambre, souriant et plus quà moitié mort. Il nécoutait plus, il ne voyait plus; son lit lattirait, le fascinait. Le dieu Morphée, dominateur du dôme, peint par Le Brun, avait étendu sa puissance aux chambres voisines, et lancé ses plus efficaces pavots chez le maître de la maison. M. Fouquet, presque seul, était déjà dans les mains de son valet de chambre, lorsque M. dArtagnan apparut sur le seuil de son appartement. DArtagnan navait jamais pu réussir à se vulgariser à la Cour: en vain le voyait-on partout et toujours il faisait son effet toujours et partout. Cest le privilège de certaines natures, qui ressemblent en cela aux éclairs ou au tonnerre. Chacun les connaît, mais leur apparition étonne, et, quand on les sent, la dernière impression est toujours celle quon croit avoir été la plus forte. -- Tiens! M. dArtagnan? dit M. Fouquet, dont la manche droite était déjà séparée du corps. -- Pour vous servir, répliqua le mousquetaire. -- Entrez donc, cher monsieur dArtagnan. -- Merci! -- Venez-vous me faire quelque critique sur la fête? Vous êtes un esprit ingénieux. -- Oh! non. -- Est-ce quon gêne votre service? -- Pas du tout. -- Vous êtes mal logé peut-être? -- À merveille. -- Eh bien! je vous remercie dêtre aussi aimable, et cest moi qui me déclare votre obligé pour tout ce que vous me dites de flatteur. Ces paroles signifiaient sans conteste: «Mon cher dArtagnan, allez vous coucher, puisque vous avez un lit, et laissez-moi en faire autant.» DArtagnan ne parut pas avoir compris. -- Vous vous couchez déjà? dit-il au surintendant. -- Oui. Avez-vous quelque chose à me communiquer? -- Rien, monsieur, rien. Vous couchez donc ici? -- Comme vous voyez. -- Monsieur, vous avez donné une bien belle fête au roi. -- Vous trouvez? -- Oh! superbe. -- Le roi est content? -- Enchanté. -- Vous aurait-il prié de men faire part? -- Il ne choisirait pas un si peu digne messager, monseigneur. -- Vous vous faites tort, monsieur dArtagnan. -- Cest votre lit, ceci? -- Oui. Pourquoi cette question? nêtes-vous pas satisfait du vôtre? -- Faut-il vous parler avec franchise? -- Assurément. -- Eh bien! non. Fouquet tressaillit. -- Monsieur dArtagnan, dit-il, prenez ma chambre. -- Vous en priver, monseigneur? Jamais! -- Que faire, alors? -- Me permettre de la partager avec vous. M. Fouquet regarda fixement le mousquetaire. -- Ah! ah! dit-il, vous sortez de chez le roi? -- Mais oui, monseigneur. -- Et le roi voudrait vous voir coucher dans ma chambre? -- Monseigneur... -- Très bien, monsieur dArtagnan, très bien. Vous êtes ici le maître. Allez, monsieur. -- Je vous assure, monseigneur, que je ne veux point abuser... M. Fouquet, sadressant à son valet de chambre: -- Laissez-nous, dit-il. Le valet sortit. -- Vous avez à me parler, monsieur? dit-il à dArtagnan. -- Moi? -- Un homme de votre esprit ne vient pas causer avec un homme du mien, à lheure quil est, sans de graves motifs? -- Ne minterrogez pas. -- Au contraire, que voulez-vous de moi? -- Rien que votre société. -- Allons au jardin, fit le surintendant tout à coup, dans le parc? -- Non, répondit vivement le mousquetaire, non. -- Pourquoi? -- La fraîcheur... -- Voyons, avouez donc que vous marrêtez, dit le surintendant au capitaine. -- Jamais! fit celui-ci. -- Vous me veillez, alors? -- Par honneur, oui, monseigneur. -- Par honneur?... Cest autre chose! Ah! lon marrête chez moi? -- Ne dites pas cela! -- Je le crierai, au contraire! -- Si vous le criez, je serai forcé de vous engager au silence. -- Bien! de la violence chez moi? Ah! cest très bien! -- Nous ne nous comprenons pas du tout. Tenez, il y a là un échiquier: jouons, sil vous plaît, monseigneur. -- Monsieur dArtagnan, je suis donc en disgrâce? -- Pas du tout, mais... -- Mais défense mest faite de me soustraire à vos regards? -- Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites, monseigneur, et si vous voulez que je me retire, annoncez-le-moi. -- Cher monsieur dArtagnan, vos façons me rendront fou. Je tombais de sommeil, vous mavez réveillé. -- Je ne me le pardonnerai jamais, et si vous voulez me réconcilier avec moi-même... -- Eh bien? -- Eh bien! dormez là, devant moi, jen serai ravi. -- Surveillance?... -- Je men vais alors. -- Je ne vous comprends plus. -- Bonsoir, monseigneur. Et dArtagnan feignit de se retirer. Alors M. Fouquet courut après lui. -- Je ne me coucherai pas, dit-il. Sérieusement, et puisque vous refusez de me traiter en homme, et que vous jouez au fin avec moi, je vais vous forcer comme on fait du sanglier. -- Bah! sécria dArtagnan affectant de sourire. -- Je commande mes chevaux et je pars pour Paris, dit M. Fouquet plongeant jusquau coeur du capitaine des mousquetaires. -- Ah! sil en est ainsi, monseigneur, cest différent. -- Vous marrêtez? -- Non, mais je pars avec vous. -- En voilà assez, monsieur dArtagnan, reprit Fouquet dun ton froid. Ce nest pas pour rien que vous avez cette réputation dhomme desprit et dhomme de ressources; mais, avec moi, tout cela est superflu. Droit au but: un service. Pourquoi marrêtez- vous? quai-je fait? -- Oh! je ne sais rien de ce que vous avez fait; mais je ne vous arrête pas... ce soir... -- Ce soir! sécria Fouquet en pâlissant. Mais demain? -- Oh! nous ne sommes pas à demain, monseigneur. Qui peut répondre jamais du lendemain? -- Vite! vite! capitaine, laissez-moi parler à M. dHerblay. -- Hélas! voilà qui devient impossible, monseigneur. Jai ordre de veiller à ce que vous ne causiez avec personne. -- Avec M. dHerblay, capitaine, avec votre ami! -- Monseigneur, est-ce que, par hasard, M. dHerblay, mon ami, ne serait pas le seul avec qui je dusse vous empêcher de communiquer? Fouquet rougit, et, prenant lair de la résignation: -- Monsieur, dit-il, vous avez raison, je reçois une leçon que je neusse pas dû provoquer. Lhomme tombé na droit à rien, pas même de la part de ceux dont il a fait la fortune, à plus forte raison de ceux à qui il na pas eu le bonheur de rendre jamais service. -- Monseigneur! -- Cest vrai, monsieur dArtagnan, vous vous êtes toujours mis avec moi dans une bonne situation, dans la situation qui convient à lhomme destiné à marrêter. Vous ne mavez jamais rien demandé, vous! -- Monseigneur, répondit le Gascon touché de cette douleur éloquente et noble, voulez-vous, je vous prie, mengager votre parole dhonnête homme que vous ne sortirez pas de cette chambre? -- À quoi bon, cher monsieur dArtagnan, puisque vous my gardez? Craignez-vous que je ne lutte contre la plus vaillante épée du royaume? -- Ce nest pas cela, monseigneur, cest que je vais vous aller chercher M. dHerblay, et, par conséquent, vous laisser seul. Fouquet poussa un cri de joie et de surprise. -- Chercher M. dHerblay! me laisser seul! sécria-t-il en joignant les mains. -- Où loge M. dHerblay? dans la chambre bleue? -- Oui, mon ami, oui. -- Votre ami! merci du mot, monseigneur. Vous me donnez aujourdhui, si vous ne mavez pas donné autrefois. -- Ah! vous me sauvez! -- Il y a bien pour dix minutes de chemin dici à la chambre bleue pour aller et revenir? reprit dArtagnan. -- À peu près. -- Et pour réveiller Aramis, qui dort bien quand il dort, pour le prévenir, je mets cinq minutes: total, un quart dheure dabsence. Maintenant, monseigneur, donnez-moi votre parole que vous ne chercherez en aucune façon à fuir, et quen rentrant ici je vous y retrouverai? -- Je vous la donne, monsieur, répondit Fouquet en serrant la main du mousquetaire avec une affectueuse reconnaissance. DArtagnan disparut. Fouquet le regarda séloigner, attendit avec une impatience visible que la porte se fût refermée derrière lui, et, la porte refermée, se précipita sur ses clefs, ouvrit quelques tiroirs à secret cachés dans des meubles, chercha vainement quelques papiers, demeurés sans doute à Saint-Mandé et quil parut regretter de ne point y trouver; puis, saisissant avec empressement des lettres, des contrats, des écritures, il en fit un monceau quil brûla hâtivement sur la plaque de marbre de lâtre, ne prenant pas la peine de tirer de lintérieur les pots de fleurs qui lencombraient. Puis, cette opération achevée, comme un homme qui vient déchapper à un immense danger, et que la force abandonne dès que ce danger nest plus à craindre, il se laissa tomber anéanti dans un fauteuil. DArtagnan rentra et trouva Fouquet dans la même position. Le digne mousquetaire navait pas fait un doute que Fouquet, ayant donné sa parole ne songerait pas même à y manquer; mais il avait pensé quil utiliserait son absence en se débarrassant de tous les papiers de toutes les notes, de tous les contrats qui pourraient rendre plus dangereuse la position déjà assez grave dans laquelle il se trouvait. Aussi, levant la tête comme un chien qui prend le vent, il flaira cette odeur de fumée quil comptait bien découvrir dans latmosphère, et, ly ayant trouvée, il fit un mouvement de tête en signe de satisfaction. À lentrée de dArtagnan, Fouquet avait, de son côté, levé la tête, et aucun des mouvements de dArtagnan ne lui avait échappé. Puis les regards des deux hommes se rencontrèrent; tous deux virent quils sétaient compris sans avoir échangé une parole. -- Eh bien! demanda, le premier, Fouquet, et M. dHerblay? -- Ma foi! monseigneur, répondit dArtagnan, il faut que M. dHerblay aime les promenades nocturnes et fasse, au clair de la lune, dans le parc de Vaux, des vers avec quelques-uns de vos poètes, mais il nétait pas chez lui. -- Comment! pas chez lui? sécria Fouquet, à qui échappait sa dernière espérance, car, sans quil se rendît compte de quelle façon lévêque de Vannes pouvait le secourir, il comprenait quen réalité il ne pouvait attendre de secours que de lui. -- Ou bien, sil est chez lui, continua dArtagnan, il a eu des raisons pour ne pas répondre. -- Mais vous navez donc pas appelé de façon quil entendît, monsieur? -- Vous ne supposez pas, monseigneur, que, déjà en dehors de mes ordres, qui me défendaient de vous quitter un seul instant, vous ne supposez pas que jaie été assez fou pour réveiller toute la maison et me faire voir dans le corridor de lévêque de Vannes, afin de bien faire constater par M. Colbert que je vous donnais le temps de brûler vos papiers? -- Mes papiers? -- Sans doute; cest du moins ce que jeusse fait à votre place. Quand on mouvre une porte, jen profite. -- Eh bien! oui, merci, jen ai profité. -- Et vous avez bien fait, morbleu! Chacun a ses petits secrets qui ne regardent pas les autres. Mais revenons à Aramis, monseigneur. -- Eh bien! je vous dis, vous aurez appelé trop bas, et il naura pas entendu. -- Si bas quon appelle Aramis, monseigneur, Aramis entend toujours quand il a intérêt à entendre. Je répète donc ma phrase: Aramis nétait pas chez lui, monseigneur, ou Aramis a eu, pour ne pas reconnaître ma voix, des motifs que jignore et que vous ignorez peut-être vous-même, tout votre homme-lige quest Sa Grandeur Mgr lévêque de Vannes. Fouquet poussa un soupir, se leva, fit trois ou quatre pas dans la chambre, et finit par aller sasseoir, avec une expression de profond abattement, sur son magnifique lit de velours, tout garni de splendides dentelles. DArtagnan regarda Fouquet avec un sentiment de profonde pitié. -- Jai vu arrêter bien des gens dans ma vie, dit le mousquetaire avec mélancolie, jai vu arrêter M. de Cinq-Mars, jai vu arrêter M. de Chalais. Jétais bien jeune. Jai vu arrêter M. de Condé avec les princes, jai vu arrêter M. de Retz, jai vu arrêter M. Broussel. Tenez, monseigneur, cest fâcheux à dire, mais celui de tous ces gens-là à qui vous ressemblez le plus en ce moment, cest le bonhomme Broussel. Peu sen faut que vous ne mettiez, comme lui, votre serviette dans votre portefeuille, et que vous ne vous essuyiez la bouche avec vos papiers. Mordioux! monsieur Fouquet, un homme comme vous na pas de ces abattements-là. Si vos amis vous voyaient!... -- Monsieur dArtagnan, reprit le surintendant avec un sourire plein de tristesse, vous ne comprenez point: cest justement parce que mes amis ne me voient pas, que je suis tel que vous me voyez, vous. Je ne vis pas tout seul, moi! je ne suis rien tout seul. Remarquez bien que jai employé mon existence à me faire des amis dont jespérais me faire des soutiens. Dans la prospérité, toutes ces voix heureuses, et heureuses par moi, me faisaient un concert de louanges et dactions de grâces. Dans la moindre défaveur, ces voix plus humbles accompagnaient harmonieusement les murmures de mon âme. Lisolement, je ne lai jamais connu. La pauvreté, fantôme que parfois jai entrevu avec ses haillons au bout de ma route! la pauvreté, cest le spectre avec lequel plusieurs de mes amis se jouent depuis tant dannées, quils poétisent, quils caressent, quils me font aimer! La pauvreté! mais je laccepte, je la reconnais, je laccueille comme une soeur déshéritée; car la pauvreté, ce nest pas la solitude, ce nest pas lexil, ce nest pas la prison! Est-ce que je serais jamais pauvre, moi, avec des amis comme Pélisson, comme La Fontaine, comme Molière? avec une maîtresse, comme... Oh! mais la solitude, à moi, homme de bruit, à moi, homme de plaisirs, à moi qui ne suis que parce que les autres sont!... Oh! Si vous saviez comme je suis seul en ce moment! et comme vous me paraissez être, vous qui me séparez de tout ce que jaimais, limage de la solitude, du néant et de la mort! -- Mais je vous ai déjà dit, monsieur Fouquet, répondit dArtagnan touché jusquau fond de lâme, je vous ai déjà dit que vous exagériez les choses. Le roi vous aime. -- Non, dit Fouquet en secouant la tête, non! -- M. Colbert vous hait. -- M. Colbert? que mimporte! -- Il vous ruinera. -- Oh! quant à cela, je len défie: je suis ruiné. À cet étrange aveu du surintendant, dArtagnan promena un regard expressif autour de lui. Quoiquil nouvrît pas la bouche, Fouquet le comprit si bien, quil ajouta: -- Que faire de ces magnificences, quand on nest plus magnifique? Savez-vous à quoi nous servent la plupart de nos possessions, à nous autres riches? Cest à nous dégoûter, par leur splendeur même, de tout ce qui négale pas cette splendeur. Vaux! me direz- vous, les merveilles de Vaux, nest-ce pas? Eh bien! quoi? Que faire de cette merveille? Avec quoi, si je suis ruiné, verserai-je leau dans les urnes de mes naïades, le feu dans les entrailles de mes salamandres, lair dans la poitrine de mes tritons? Pour être assez riche, monsieur dArtagnan, il faut être trop riche. DArtagnan hocha la tête. -- Oh! je sais bien ce que vous pensez, répliqua vivement Fouquet. Si vous aviez Vaux, vous le vendriez, vous, et vous achèteriez une terre en province. Cette terre aurait des bois, des vergers et des champs; cette terre nourrirait son maître. De quarante millions, vous feriez bien... -- Dix millions, interrompit dArtagnan. -- Pas un million, mon cher capitaine. Nul, en France, nest assez riche pour acheter Vaux deux millions et lentretenir comme il est, nul ne le pourrait, nul ne le saurait. -- Dame! fit dArtagnan, en tout cas, un million... -- Eh bien? -- Ce nest pas la misère. -- Cest bien près, mon cher monsieur. -- Comment? -- Oh! vous ne comprenez pas. Non, je ne veux pas vendre ma maison de Vaux. Je vous la donne, si vous voulez. Et Fouquet accompagna ces mots dun inexprimable mouvement dépaules. -- Donnez-la au roi, vous ferez un meilleur marché. -- Le roi na pas besoin que je la lui donne, dit Fouquet; il me la prendra parfaitement bien, si elle lui fait plaisir: voilà pourquoi jaime mieux quelle périsse. Tenez, monsieur dArtagnan, si le roi nétait pas sous mon toit, je prendrais cette bougie, jirais sous le dôme mettre le feu à deux caisses de fusées et dartifices que lon avait réservées, et je réduirais mon palais en cendres. -- Bah! fit négligemment le mousquetaire. En tout cas, vous ne brûleriez pas les jardins. Cest ce quil y a de mieux chez vous. -- Et puis, reprit sourdement Fouquet, quai-je dit là, mon Dieu! Brûler Vaux! détruire mon palais! Mais Vaux nest pas à moi, mais ces richesses, mais ces merveilles, elles appartiennent, comme jouissance, à celui qui les a payées, cest vrai, mais comme durée, elles sont à ceux-là qui les ont créées. Vaux est à Le Brun; Vaux est à Le Nôtre; Vaux est à Pélisson, à Levau, à La Fontaine, Vaux est à Molière, qui y a fait jouer _Les Fâcheux, _Vaux est à la postérité, enfin. Vous voyez bien, monsieur dArtagnan, que je nai plus ma maison à moi. -- À la bonne heure, dit dArtagnan, voilà une idée que jaime, et je reconnais là M. Fouquet. Cette idée méloigne du bonhomme Broussel, et je ny reconnais plus les pleurnicheries du vieux frondeur. Si vous êtes ruiné, monseigneur, prenez bien la chose; vous aussi, mordioux! vous appartenez à la postérité et vous navez pas le droit de vous amoindrir. Tenez, regardez-moi, moi qui ai lair dexercer une supériorité sur vous parce que je vous arrête; le sort, qui distribue leurs rôles aux comédiens de ce monde, men a donné un moins beau, moins agréable à jouer que nétait le vôtre. Je suis de ceux, voyez-vous, qui pensent que les rôles des rois ou des puissants valent mieux que les rôles de mendiants ou de laquais. Mieux vaut, même en scène, sur un autre théâtre que le théâtre du monde, mieux vaut porter le bel habit et mâcher le beau langage que de frotter la planche avec une savate ou se faire caresser léchine avec des bâtons rembourrés détoupe. En un mot, vous avez abusé de lor, vous avez commandé, vous avez joui. Moi, jai traîné ma longe; moi, jai obéi; moi, jai pâti. Eh bien! si peu que je vaille auprès de vous, monseigneur, je vous le déclare: le souvenir de ce que jai fait me tient lieu dun aiguillon qui mempêche de courber trop tôt ma vieille tête. Je serai jusquau bout bon cheval descadron, et je tomberai tout roide, tout dune pièce, tout vivant, après avoir bien choisi ma place. Faites comme moi, monsieur Fouquet; vous ne vous en trouverez pas plus mal. Cela narrive quune fois aux hommes comme vous. Le tout est de bien faire quand cela arrive. Il y a un proverbe latin dont jai oublié les mots, mais dont je me rappelle le sens, car plus dune fois, je lai médité: il dit: «La fin couronne loeuvre.» Fouquet se leva, vint passer son bras autour du cou de dArtagnan, quil étreignit sur sa poitrine, tandis que, de lautre main, il lui serrait la main. -- Voilà un beau sermon, dit-il après une pause. -- Sermon de mousquetaire, monseigneur. -- Vous maimez, vous, qui me dites tout cela. -- Peut-être. Fouquet redevint pensif. Puis, après un instant: -- Mais M. dHerblay, demanda-t-il, où peut-il être? -- Ah! voilà! -- Je nose vous prier de le faire chercher. -- Vous men prieriez, que je ne le ferais plus, monsieur Fouquet. Cest imprudent. On le saurait, et Aramis, qui nest pas en cause dans tout cela, pourrait être compromis et englobé dans votre disgrâce. -- Jattendrai le jour, dit Fouquet. -- Oui, cest ce quil y a de mieux. -- Que ferons-nous, au jour? -- Je nen sais rien, monseigneur. -- Faites-moi une grâce, monsieur dArtagnan. -- Très volontiers. -- Vous me gardez, je reste; vous êtes dans la pleine exécution de vos consignes, nest-ce pas? -- Mais oui. -- Eh bien! restez mon ombre, soit! Jaime mieux cette ombre-là quune autre. DArtagnan sinclina. -- Mais oubliez que vous êtes M. dArtagnan, capitaine des mousquetaires; oubliez que je suis M. Fouquet, surintendant des finances, et causons de mes affaires. -- Peste! cest épineux, cela. -- Vraiment? -- Oui; mais, pour vous, monsieur Fouquet, je ferais limpossible. -- Merci. Que vous a dit le roi? -- Rien. -- Ah! voilà comme vous causez? -- Dame! -- Que pensez-vous de ma situation? -- Rien. -- Cependant, à moins de mauvaise volonté... -- Votre situation est difficile. -- En quoi? -- En ce que vous êtes chez vous. -- Si difficile quelle soit, je la comprends bien. -- Pardieu! est-ce que vous vous imaginez quavec un autre que vous jeusse fait tant de franchise? -- Comment, tant de franchise? Vous avez été franc avec moi, vous! vous qui refusez de me dire la moindre chose? -- Tant de façons. Alors. -- À la bonne heure! -- Tenez, monseigneur, écoutez comment je my fusse pris avec un autre que vous: jarrivais à votre porte, les gens partis, ou, sils nétaient pas partis, je les attendais à leur sortie et je les attrapais un à un, comme des lapins au débouter; je les coffrais sans bruit, je métendais sur le tapis de votre corridor, et, une main sur vous, sans que vous vous en doutassiez, je vous gardais pour le déjeuner du maître. De cette façon pas desclandre, pas de défense, pas de bruit, mais aussi, pas davertissement pour M. Fouquet, pas de réserve, pas de ces concessions délicates quentre gens courtois on se fait au moment décisif. Êtes-vous content de ce plan-là? -- Il me fait frémir. -- Nest-ce pas? ceût été triste dapparaître demain, sans préparation, et de vous demander votre épée. -- Oh! monsieur, jen fusse mort de honte et de colère! -- Votre reconnaissance sexprime trop éloquemment; je nai point fait assez, croyez-moi. -- À coup sûr, monsieur, vous ne me ferez jamais avouer cela. -- Eh bien! maintenant, monseigneur, si vous êtes content de moi, si vous êtes remis de la secousse, que jai adoucie autant que jai pu, laissons le temps battre des ailes, vous êtes harassé, vous avez des réflexions à faire, je vous en conjure: dormez ou faites semblant de dormir, sur votre lit ou dans votre lit. Moi, je dors sur ce fauteuil, et quand je dors, mon sommeil est dur au point que le canon ne me réveillerait pas. Fouquet sourit. -- Jexcepte cependant, continua le mousquetaire, le cas où lon ouvrirait une porte, soit secrète, soit visible, soit de sortie, soit dentrée. Oh! pour cela, mon oreille est vulnérable au dernier point. Un craquement me fait tressaillir. Cest une affaire dantipathie naturelle. Allez donc, venez donc, promenez- vous par la chambre, écrivez, effacez, déchirez, brûlez, mais ne touchez pas la clef de la serrure; mais ne touchez pas au bouton de la porte, car vous me réveilleriez en sursaut, et cela magacerait horriblement les nerfs. -- Décidément, monsieur dArtagnan, dit Fouquet vous êtes lhomme le plus spirituel et le plus courtois que je connaisse, et vous ne me laisserez quun regret, cest davoir fait si tard votre connaissance. DArtagnan poussa un soupir qui voulait dire. «Hélas! peut-être lavez vous faite trop tôt!» Puis il senfonça dans son fauteuil, tandis que Fouquet, à demi couché sur son lit et appuyé sur le coude, rêvait à son aventure. Et tous deux, laissant les bougies brûler, attendirent ainsi le premier réveil du jour, et quand Fouquet soupirait trop haut, dArtagnan ronflait plus fort. Nulle visite, même celle dAramis, ne troubla leur quiétude, nul bruit ne se fit entendre dans la vaste maison. Au-dehors, les rondes dhonneur et les patrouilles de mousquetaires faisaient crier le sable sous leurs pas: cétait une tranquillité de plus pour les dormeurs. Quon y joigne le bruit du vent et des fontaines, qui font leur fonction éternelle, sans sinquiéter des petits bruits et des petites choses dont se composent la vie et la mort de lhomme. Chapitre CCXXVI -- Le matin Auprès de ce destin lugubre du roi enfermé à la Bastille et rongeant de désespoir les verrous et les barreaux, la rhétorique des chroniqueurs anciens ne manquerait pas de placer lantithèse de Philippe dormant sous le dais royal. Ce nest pas que la rhétorique soit toujours mauvaise et sème toujours à faux les fleurs dont elle veut émailler lhistoire; mais nous nous excuserons de polir ici soigneusement lantithèse et de dessiner avec intérêt lautre tableau destiné à servir de pendant au premier. Le jeune prince descendit de chez Aramis comme le roi était descendu de la chambre de Morphée. Le dôme sabaissa lentement sous la pression de M. dHerblay, et Philippe se trouva devant le lit royal, qui était remonté après avoir déposé son prisonnier dans les profondeurs des souterrains. Seul en présence de ce luxe, seul devant toute sa puissance, seul devant le rôle quil allait être forcé de jouer, Philippe sentit pour la première fois son âme souvrir à ces mille émotions qui sont les battements vitaux dun coeur de roi. Mais la pâleur le prit quand il considéra ce lit vide et encore froissé par le corps de son frère. Ce muet complice était revenu après avoir servi à la consommation de loeuvre. Il revenait avec la trace du crime, il parlait au coupable le langage franc et brutal que le complice ne craint jamais demployer avec son complice. Il disait la vérité. Philippe, en se baissant pour mieux voir, aperçut le mouchoir encore humide de la sueur froide qui avait ruisselé du front de Louis XIV. Cette sueur épouvanta Philippe comme le sang dAbel épouvanta Caïn. -- Me voilà face à face avec mon destin, dit Philippe, loeil en feu, le visage livide. Sera-t-il plus effrayant que ma captivité ne fut douloureuse? Forcé de suivre à chaque instant les usurpations de la pensée, songerai-je toujours à écouter les scrupules de mon coeur?... Eh bien! oui! le roi a reposé sur ce lit; oui, cest bien sa tête qui a creusé ce pli dans loreiller, cest bien lamertume de ses larmes qui a amolli ce mouchoir et jhésite à me coucher sur ce lit, à serrer de ma main ce mouchoir brodé des armes et du chiffre du roi!... Allons, imitons M. dHerblay, qui veut que laction soit toujours dun degré au- dessus de la pensée; imitons M. dHerblay, qui songe toujours à lui et qui sappelle honnête homme quand il na mécontenté ou trahi que ses ennemis. Ce lit, je laurais occupé si Louis XIV ne men eût frustré par le crime de notre mère. Ce mouchoir brodé aux armes de France, cest à moi quil appartiendrait de men servir, si, comme le fait observer M. dHerblay, javais été laissé à ma place dans le berceau royal. Philippe, fils de France, remonte sur ton lit! Philippe, seul roi de France, reprends ton blason! Philippe, seul héritier présomptif de Louis XIII, ton père, sois sans pitié pour lusurpateur, qui na pas même en ce moment le remords de tout ce que tu as souffert! Cela dit, Philippe, malgré sa répugnance instinctive du corps, malgré les frissons et la terreur que domptait la volonté, se coucha sur le lit royal, et contraignit ses muscles à presser la couche encore tiède de Louis XIV, tandis quil appuyait sur son front le mouchoir humide de sueur. Lorsque sa tête se renversa en arrière et creusa loreiller moelleux, Philippe aperçut au-dessus de son front la couronne de France, tenue, comme nous lavons dit, par lange aux ailes dor. Maintenant, quon se représente ce royal intrus, loeil sombre et le corps frémissant. Il ressemble au tigre égaré par une nuit dorage, qui est venu par les roseaux, par la ravine inconnue, se coucher dans la caverne du lion absent. Lodeur féline la attiré, cette tiède vapeur de lhabitation ordinaire. Il a trouvé un lit dherbes sèches, dossements rompus et pâteux comme une moelle; il arrive, promène dans lombre son regard qui flamboie et qui voit; il secoue ses membres ruisselants, son pelage souillé de vase, et saccroupit lourdement, son large museau sur ses pattes énormes, prêt au sommeil, mais aussi prêt au combat. De temps en temps, léclair qui brille et miroite dans les crevasses de lantre, le bruit des branches qui sentrechoquent, des pierres qui crient en tombant, la vague appréhension du danger, le tirent de cette léthargie causée par la fatigue. On peut être ambitieux de coucher dans le lit du lion, mais on ne doit pas espérer dy dormir tranquille. Philippe prêta loreille à tous les bruits, il laissa osciller son coeur au souffle de toutes les épouvantes; mais, confiant dans sa force, doublée par lexagération de sa résolution suprême, il attendit sans faiblesse quune circonstance décisive lui permît de se juger lui-même. Il espéra quun grand danger luirait pour lui, comme ces phosphores de la tempête qui montrent aux navigateurs la hauteur des vagues contre lesquelles ils luttent. Mais rien ne vint. Le silence, ce mortel ennemi des coeurs inquiets, ce mortel ennemi des ambitieux, enveloppa toute la nuit, dans son épaisse vapeur, le futur roi de France, abrité sous sa couronne volée. Vers le matin, une ombre bien plutôt quun corps se glissa dans la chambre royale; Philippe lattendait et ne sen étonna pas. -- Eh bien! monsieur dHerblay? dit-il. -- Eh bien! Sire, tout est fini. -- Comment? -- Tout ce que nous attendions. -- Résistance? -- Acharnée: pleurs, cris. -- Puis? -- Puis la stupeur. -- Mais enfin? -- Enfin, victoire complète et silence absolu. -- Le gouverneur de la Bastille se doute-t-il?... -- De rien. -- Cette ressemblance? -- Est la cause du succès. -- Mais le prisonnier ne peut manquer de sexpliquer, songez-y. Jai bien pu le faire, moi qui avais à combattre un pouvoir bien autrement solide que nest le mien. -- Jai déjà pourvu à tout. Dans quelques jours plus tôt peut- être, sil est besoin, nous tirerons le captif de sa prison, et nous le dépayserons par un exil si lointain... -- On revient de lexil, monsieur dHerblay. -- Si loin, ai-je dit, que les forces matérielles de lhomme et la durée de sa vie ne suffiraient pas au retour. Encore une fois, le regard du jeune roi et celui dAramis se croisèrent avec une froide intelligence. -- Et M. du Vallon? demanda Philippe pour détourner la conversation. -- Il vous sera présenté aujourdhui, et, confidentiellement, vous félicitera du danger que cet usurpateur vous a fait courir. -- Quen fera-t-on? -- De M. du Vallon? -- Un duc à brevet, nest-ce pas? -- Oui, un duc à brevet, reprit en souriant singulièrement Aramis. -- Pourquoi riez-vous, monsieur dHerblay? -- Je ris de lidée prévoyante de Votre Majesté. -- Prévoyante? Quentendez-vous par là? -- Votre Majesté craint sans doute que ce pauvre Porthos ne devienne un témoin gênant, et elle veut sen défaire. -- En le créant duc? -- Assurément. Vous le tuez; il en mourra de joie, et le secret mourra avec lui. -- Ah! mon Dieu! -- Moi, dit flegmatiquement Aramis, jy perdrai un bien bon ami. En ce moment, et au milieu de ces futiles entretiens sous lesquels les deux conspirateurs cachaient la joie et lorgueil du succès, Aramis entendit quelque chose qui lui fit dresser loreille. -- Quy a-t-il? dit Philippe. -- Le jour, Sire. -- Eh bien? -- Eh bien! avant de vous coucher, hier, sur ce lit, vous avez probablement décidé de faire quelque chose ce matin, au jour? -- Jai dit à mon capitaine des mousquetaires, répondit le jeune homme vivement, que je lattendrais. -- Si vous lui avez dit cela, il viendra assurément, car cest un homme exact. -- Jentends un pas dans le vestibule. -- Cest lui. -- Allons, commençons lattaque, fit le jeune roi avec résolution. -- Prenez garde! sécria Aramis. Commencer lattaque, et par dArtagnan, ce serait folie. DArtagnan ne sait rien, dArtagnan na rien vu, dArtagnan est à cent lieues de soupçonner notre mystère; mais quil pénètre ici ce matin le premier, et il flairera que quelque chose sy est passé dont il doit se préoccuper. Voyez-vous, Sire, avant de laisser pénétrer dArtagnan ici, nous devons donner beaucoup dair à la chambre, ou y introduire tant de gens, que le limier le plus fin de ce royaume ait été dépisté par vingt traces différentes. -- Mais comment le congédier, puisque je lui ai donné rendez-vous? fit observer le prince, impatient de se mesurer avec un si redoutable adversaire. -- Je men charge, répliqua lévêque, et, pour commencer, je vais frapper un coup qui étourdira notre homme. -- Lui aussi frappe un coup, ajouta vivement le prince. En effet, un coup retentit à lextérieur. Aramis ne sétait pas trompé: cétait bien dArtagnan qui sannonçait de la sorte. Nous lavons vu passer la nuit à philosopher avec M. Fouquet; mais le mousquetaire était bien las, même de feindre le sommeil; et aussitôt que laube vint illuminer de sa bleuâtre auréole les somptueuses corniches de la chambre du surintendant, dArtagnan se leva de son fauteuil, rangea son épée, repassa son habit avec sa manche et brossa son feutre comme un soldat aux gardes prêt à passer linspection de son anspessade. -- Vous sortez? demanda M. Fouquet. -- Oui, monseigneur; et vous? -- Moi, je reste. -- Sur parole? -- Sur parole. -- Bien. Je ne sors, dailleurs, que pour aller chercher cette réponse, vous savez? -- Cette sentence, vous voulez dire. -- Tenez, jai un peu du vieux Romain, moi. Ce matin, en me levant, jai remarqué que mon épée ne sest prise dans aucune aiguillette, et que le baudrier a bien coulé. Cest un signe infaillible. -- De prospérité? -- Oui, figurez-vous le bien. Chaque fois que ce diable de buffle saccrochait à mon dos, cétait une punition de M. de Tréville, ou un refus dargent de M. de Mazarin. Chaque fois que lépée saccrochait dans le baudrier même, cétait une mauvaise commission, comme il men a plu toute ma vie. Chaque fois que lépée elle-même dansait au fourreau, cétait un duel heureux. Chaque fois quelle se logeait dans mes mollets, cétait une blessure légère. Chaque fois quelle sortait tout à fait du fourreau, jétais fixé, jen étais quitte pour rester sur le champ de bataille, avec deux ou trois mois de chirurgien et de compresses. -- Ah! mais je ne vous savais pas si bien renseigné par votre épée, dit Fouquet avec un pâle sourire qui était la lutte contre ses propres faiblesses. Avez-vous une _tisona_ ou une _tranchante?_ Votre lame est-elle fée ou charmée? -- Mon épée, voyez-vous, cest un membre qui fait partie de mon corps. Jai ouï dire que certains hommes sont avertis par leur jambe ou par un battement de leur tempe. Moi, je suis averti par mon épée. Eh bien! elle ne ma rien dit ce matin. Ah! si fait!... la voilà qui vient de tomber toute seule dans le dernier recoin du baudrier. Savez-vous ce que cela me présage? -- Non. -- Eh bien! cela me présage une arrestation pour aujourdhui. -- Ah! mais, fit le surintendant plus étonné que fâché de cette franchise, si rien de triste ne vous est prédit par votre épée, il nest donc pas triste pour vous de marrêter? -- Vous arrêter! vous? -- Sans doute... le présage... -- Ne vous regarde pas, puisque vous êtes tout arrêté depuis hier. Ce nest donc pas vous que jarrêterai. Voilà pourquoi je me réjouis, voilà pourquoi je dis que ma journée sera heureuse. Et, sur ces paroles, prononcées avec une bonne grâce tout affectueuse, le capitaine prit congé de M. Fouquet pour se rendre chez le roi. Il allait franchir le seuil de la chambre, lorsque M. Fouquet lui dit: -- Une dernière marque de votre bienveillance. -- Soit, monseigneur. -- M. dHerblay; laissez-moi voir M. dHerblay. -- Je vais faire en sorte de vous le ramener. DArtagnan ne croyait pas si bien dire. Il était écrit que la journée se passerait pour lui à réaliser les prédictions que le matin lui aurait faites. Il vint heurter, ainsi que nous lavons dit, à la porte du roi. Cette porte souvrit. Le capitaine put croire que le roi venait ouvrir lui-même. Cette supposition nétait pas inadmissible après létat dagitation où le mousquetaire avait laissé Louis XIV la veille. Mais, au lieu de la figure royale, quil sapprêtait à saluer respectueusement, il aperçut la figure longue et impassible dAramis. Peu sen fallut quil ne poussât un cri, tant sa surprise fut violente. -- Aramis! dit-il. -- Bonjour, cher dArtagnan, répondit froidement le prélat. -- Ici? balbutia le mousquetaire. -- Sa Majesté vous prie, dit lévêque, dannoncer quelle repose, après avoir été bien fatiguée toute la nuit. -- Ah! fit dArtagnan, qui ne pouvait comprendre comment lévêque de Vannes, si mince favori la veille, se trouvait devenu, en six heures, le plus haut champignon de fortune qui eût encore poussé dans la ruelle dun lit royal. En effet, pour transmettre au seuil de la chambre du monarque les volontés du roi, pour servir dintermédiaire à Louis XIV, pour commander en son nom à deux pas de lui, il fallait être plus que navait jamais été Richelieu avec Louis XIII. Loeil expressif de dArtagnan, sa bouche dilatée, sa moustache hérissée, dirent tout cela dans le plus éclatant des langages au superbe favori, qui ne sen émut point. -- De plus, continua lévêque, vous voudrez bien, monsieur le capitaine des mousquetaires, ne laisser admettre que les grandes entrées ce matin. Sa Majesté veut dormir encore. -- Mais, objecta dArtagnan prêt à se révolter et surtout à laisser éclater les soupçons que lui inspirait le silence du roi; mais, monsieur lévêque, Sa Majesté ma donné rendez-vous ce matin. -- Remettons, remettons, dit du fond de lalcôve la voix du roi, voix qui fit courir un frisson dans les veines du mousquetaire. Il sinclina, ébahi, stupide, abruti par le sourire dont Aramis lécrasa, une fois ces paroles prononcées. -- Et puis, continua lévêque, pour répondre à ce que vous veniez demander au roi, mon cher dArtagnan, voici un ordre dont vous prendrez connaissance sur-le-champ. Cet ordre concerne M. Fouquet. DArtagnan prit lordre quon lui tendait. -- Mise en liberté? murmura-t-il. Ah! Et il poussa un second _ah!_ plus intelligent que le premier. Cest que cet ordre lui expliquait la présence dAramis chez le roi; cest quAramis, pour avoir obtenu la grâce de M. Fouquet, devait être bien avant dans la faveur royale; cest que cette faveur expliquait à son tour lincroyable aplomb avec lequel M. dHerblay donnait les ordres au nom de Sa Majesté. Il suffisait à dArtagnan davoir compris quelque chose pour tout comprendre. Il salua et fit deux pas pour partir. -- Je vous accompagne, dit lévêque. -- Où cela? -- Chez M. Fouquet; je veux jouir de son contentement. -- Ah! Aramis, que vous mavez intrigué tout à lheure, dit encore dArtagnan. -- Mais, à présent, vous comprenez? -- Pardieu! si je comprends, dit-il tout haut. Puis, tout bas: -- Eh bien! non! siffla-t-il entre ses dents; non, je ne comprends pas. Cest égal, il y a ordre. Et il ajouta: -- Passez devant, monseigneur. DArtagnan conduisit Aramis chez Fouquet. Chapitre CCXXVII -- L'ami du roi Fouquet attendait avec anxiété; il avait déjà congédié plusieurs de ses serviteurs et de ses amis qui, devançant lheure de ses réceptions accoutumées, étaient venus à sa porte. À chacun deux, taisant le danger suspendu sur sa tête, il demandait seulement où lon pouvait trouver Aramis. Quand il vit revenir dArtagnan, quand il aperçut derrière lui lévêque de Vannes, sa joie fut au comble; elle égala toute son inquiétude. Voir Aramis, cétait pour le surintendant une compensation au malheur dêtre arrêté. Le prélat était silencieux et grave; dArtagnan était bouleversé par toute cette accumulation dévénements incroyables. -- Eh bien! capitaine, vous mamenez M. dHerblay? -- Et quelque chose de mieux encore, monseigneur. -- Quoi donc? -- La liberté. -- Je suis libre? -- Vous lêtes. Ordre du roi. Fouquet reprit toute sa sérénité pour bien interroger Aramis avec son regard. -- Oh! oui, vous pouvez remercier M. lévêque de Vannes, poursuivit dArtagnan, car cest bien à lui que vous devez le changement du roi. -- Oh! dit M. Fouquet, plus humilié du service que reconnaissant du succès. -- Mais vous, continua dArtagnan en sadressant à Aramis, vous qui protégez M. Fouquet, est-ce que vous ne ferez pas quelque chose pour moi? -- Tout ce quil vous plaira, mon ami, répliqua lévêque de sa voix calme. -- Une seule chose alors, et je me déclare satisfait. Comment êtes-vous devenu le favori du roi, vous qui ne lui avez parlé que deux fois en votre vie? -- À un ami comme vous, repartit Aramis finement, on ne cache rien. -- Ah! bon. Dites. -- Eh bien! vous croyez que je nai vu le roi que deux fois, tandis que je lai vu plus de cent fois. Seulement, nous nous cachions, voilà tout. Et, sans chercher à éteindre la nouvelle rougeur que cette révélation fit monter au front de dArtagnan, Aramis se tourna vers M. Fouquet, aussi surpris que le mousquetaire. -- Monseigneur, reprit-il, le roi me charge de vous dire quil est plus que jamais votre ami, et que votre fête si belle, si généreusement offerte, lui a touché le coeur. Là-dessus, il salua M. Fouquet si révérencieusement, que celui-ci, incapable de rien comprendre à une diplomatie de cette force, demeura sans voix, sans idée et sans mouvement. DArtagnan crut comprendre, lui, que ces deux hommes avaient quelque chose à se dire, et il allait obéir à cet instinct de politesse qui précipite, en pareil cas, vers la porte celui dont la présence est une gêne pour les autres; mais sa curiosité ardente, fouettée par tant de mystères, lui conseilla de rester. Alors, Aramis, se tournant vers lui avec douceur: -- Mon ami, dit-il, vous vous rappellerez bien, nest-ce pas, lordre du roi touchant les défenses pour son petit lever? Ces mots étaient assez clairs. Le mousquetaire les comprit; il salua donc M. Fouquet, puis Aramis avec une teinte de respect ironique, et disparut. Alors M. Fouquet, dont toute limpatience avait eu peine à attendre ce moment, sélança vers la porte pour la fermer, et, revenant à lévêque: -- Mon cher dHerblay, dit-il, je crois quil est temps pour vous de mexpliquer ce qui se passe. En vérité, je ny comprends plus rien. -- Nous allons vous expliquer tout cela, dit Aramis en sasseyant et en faisant asseoir M. Fouquet. Par où faut-il commencer? -- Par ceci, dabord. Avant tout autre intérêt, pourquoi le roi me fait-il mettre en liberté? -- Vous eussiez dû plutôt me demander pourquoi il vous faisait arrêter. -- Depuis mon arrestation, jai eu le temps dy songer, et je crois quil sagit bien un peu de jalousie. Ma fête a contrarié M. Colbert, et M. Colbert a trouvé quelque plan contre moi, le plan de Belle-Île, par exemple? -- Non, il ne sagissait pas encore de Belle-Île. -- De quoi, alors? -- Vous souvenez-vous de ces quittances de treize millions que M. de Mazarin vous a fait voler? -- Oh! oui. Eh bien? -- Eh bien! vous voilà déjà déclaré voleur. -- Mon Dieu! -- Ce nest pas tout. Vous souvient-il de cette lettre écrite par vous à La Vallière? -- Hélas! cest vrai. -- Vous voilà déclaré traître et suborneur. -- Alors, pourquoi mavoir pardonné? -- Nous nen sommes pas encore là de notre argumentation. Je désire vous voir bien fixé sur le fait. Remarquez bien ceci: le roi vous sait coupable de détournements de fonds. Oh! pardieu! je nignore pas que vous navez rien détourné du tout; mais enfin, le roi na pas vu les quittances, et il ne peut faire autrement que de vous croire criminel. -- Pardon, je ne vois... -- Vous allez voir. Le roi, de plus, ayant lu votre billet amoureux et vos offres faites à La Vallière, ne peut conserver aucun doute sur vos intentions à légard de cette belle, nest-ce pas? -- Assurément. Mais concluez. -- Jy viens. Le roi est donc pour vous un ennemi capital, implacable, éternel. -- Daccord. Mais suis-je donc si puissant, quil nait osé me perdre, malgré cette haine, avec tous les moyens que ma faiblesse ou mon malheur lui donne comme prise sur moi? -- Il est bien constaté, reprit froidement Aramis, que le roi est irrévocablement brouillé avec vous. -- Mais quil mabsout. -- Le croyez-vous? fit lévêque avec un regard scrutateur. -- Sans croire à la sincérité du coeur, je crois à la vérité du fait. Aramis haussa légèrement les épaules. -- Pourquoi alors Louis XIV vous aurait-il chargé de me dire ce que vous mavez rapporté? demanda Fouquet. -- Le roi ne ma chargé de rien pour vous. -- De rien!... fit le surintendant stupéfait. Eh bien! alors, cet ordre?... -- Ah! oui, il y a un ordre, cest juste. Et ces mots furent prononcés par Aramis avec un accent si étrange, que Fouquet ne put sempêcher de tressaillir. -- Tenez, dit-il, vous me cachez quelque chose, je le vois. Aramis caressa son menton avec ses doigts si blancs. -- Le roi mexile? -- Ne faites pas comme dans ce jeu où les enfants devinent la présence dun objet caché à la façon dont une sonnette tinte quand ils sapprochent ou séloignent. -- Parlez, alors! -- Devinez. -- Vous me faites peur. -- Bah!... Cest que vous navez pas deviné, alors. -- Que vous a dit le roi? Au nom de notre amitié, ne me le dissimulez pas. -- Le roi ne ma rien dit. -- Vous me ferez mourir dimpatience, dHerblay. Suis-je toujours surintendant? -- Tant que vous voudrez. -- Mais quel singulier empire avez-vous pris tout à coup sur lesprit de Sa Majesté? -- Ah! voilà! -- Vous le faites agir à votre gré. -- Je le crois. -- Cest invraisemblable. -- On le dira. -- DHerblay, par notre alliance, par notre amitié, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, parlez-moi, je vous en supplie. À quoi devez-vous davoir ainsi pénétré chez Louis XIV? Il ne vous aimait pas, je le sais. -- Le roi maimera maintenant, dit Aramis en appuyant sur ce dernier mot. -- Vous avez eu quelque chose de particulier avec lui? -- Oui. -- Un secret, peut-être? -- Oui, un secret. -- Un secret de nature à changer les intérêts de Sa Majesté? -- Vous êtes un homme réellement supérieur, monseigneur. Vous avez bien deviné. Jai, en effet, découvert un secret de nature à changer les intérêts du roi de France. -- Ah! dit Fouquet, avec la réserve dun galant homme qui ne veut pas questionner. -- Et vous allez en juger, poursuivit Aramis; vous allez me dire si je me trompe sur limportance de ce secret. -- Jécoute, puisque vous êtes assez bon pour vous ouvrir à moi. Seulement, mon ami, remarquez que je nai rien sollicité dindiscret. Aramis se recueillit un moment. -- Ne parlez pas, sécria Fouquet. Il est temps encore. -- Vous souvient-il, dit lévêque, les yeux baissés, de la naissance de Louis XIV? -- Comme daujourdhui. -- Avez-vous ouï dire quelque chose de particulier sur cette naissance? -- Rien, sinon que le roi nétait pas véritablement le fils de Louis XIII. -- Cela nimporte en rien à notre intérêt ni à celui du royaume. Est le fils de son père, dit la loi française, celui qui a un père avoué par la loi. -- Cest vrai; mais cest grave, quand il sagit de la qualité de races. -- Question secondaire. Donc, vous navez rien su de particulier? -- Rien. -- Voilà où commence mon secret. -- Ah! -- La reine, au lieu daccoucher dun fils, accoucha de deux enfants. Fouquet leva la tête. -- Et le second est mort? dit-il. -- Vous allez voir. Ces deux jumeaux devaient être lorgueil de leur mère et lespoir de la France; mais la faiblesse du roi, sa superstition, lui firent craindre des conflits entre deux enfants égaux en droits; il supprima lun des deux jumeaux. -- Supprima, dites-vous? -- Attendez... Ces deux enfants grandirent: lun, sur le trône, vous êtes son ministre; lautre, dans lombre et lisolement. -- Et celui-là? -- Est mon ami. -- Mon Dieu! que me dites-vous là, monsieur dHerblay. Et que fait ce pauvre prince? -- Demandez-moi dabord ce quil a fait. -- Oui, oui. -- Il a été élevé dans une campagne, puis séquestré dans une forteresse que lon nomme la Bastille. -- Est-ce possible! sécria le surintendant les mains jointes. -- Lun était le plus fortuné des mortels, lautre le plus malheureux des misérables. -- Et sa mère ignore-t-elle? -- Anne dAutriche sait tout. -- Et le roi? -- Ah! le roi ne sait rien. -- Tant mieux! dit Fouquet. Cette exclamation parut impressionner vivement Aramis. Il regarda dun air soucieux son interlocuteur. -- Pardon, je vous ai interrompu, dit Fouquet. -- Je disais donc, reprit Aramis, que ce pauvre prince était le plus malheureux des hommes, quand Dieu, qui songe à toutes ses créatures, entreprit de venir à son secours. -- Oh! comment cela? -- Vous allez voir. Le roi régnant... Je dis le roi régnant, vous devinez bien pourquoi. -- Non... Pourquoi? -- Parce que tous deux, bénéficiant légitimement de leur naissance, eussent dû être rois. Est-ce votre avis? -- Cest mon avis. -- Positif? -- Positif. Les jumeaux sont un en deux corps. -- Jaime quun légiste de votre force et de votre autorité me donne cette consultation. Il est donc établi pour nous que tous deux avaient les mêmes droits, nest-ce pas? -- Cest établi... Mais, mon Dieu! quelle aventure! -- Vous nêtes pas au bout. Patience! -- Oh! jen aurai. -- Dieu voulut susciter à lopprimé un vengeur, un soutien, si vous le préférez. Il arriva que le roi régnant, lusurpateur... Vous êtes bien de mon avis, nest-ce pas? cest de lusurpation que la jouissance tranquille, égoïste dun héritage dont on na, au plus, en droit, que la moitié. -- Usurpation est le mot. -- Je poursuis donc. Dieu voulut que lusurpateur eût pour premier ministre un homme de talent et de grand coeur, un grand esprit, outre cela. -- Cest bien, cest bien, sécria Fouquet. Je comprends: vous avez compté sur moi pour vous aider à réparer le tort fait au pauvre frère de Louis XIV? Vous avez bien pensé: je vous aiderai. Merci, dHerblay, merci! -- Ce nest pas cela du tout. Vous ne me laissez pas finir, dit Aramis, impassible. -- Je me tais. -- M. Fouquet, disais-je, étant ministre du roi régnant, fut pris en aversion par le roi et fort menacé dans sa fortune, dans sa liberté, dans sa vie peut-être, par lintrigue et la haine, trop facilement écoutées du roi. Mais Dieu permit, toujours pour le salut du prince sacrifié, que M. Fouquet eût à son tour un ami dévoué qui savait le secret dÉtat, et se sentait la force de mettre ce secret au jour après avoir eu la force de porter ce secret vingt ans dans son coeur. -- Nallez pas plus loin, dit Fouquet bouillant didées généreuses; je vous comprends et je devine tout. Vous avez été trouver le roi quand la nouvelle de mon arrestation vous est parvenue; vous lavez supplié, il a refusé de vous entendre, lui aussi; alors vous avez fait la menace du secret, la menace de la révélation, et Louis XIV, épouvanté, a dû accorder à la terreur de votre indiscrétion ce quil refusait à votre intercession généreuse. Je comprends, je comprends! vous tenez le roi; je comprends! -- Vous ne comprenez pas du tout, répondit Aramis, et voilà encore une fois que vous minterrompez, mon ami. Et puis, permettez-moi de vous le dire, vous négligez trop la logique et vous nusez pas assez de la mémoire. -- Comment? -- Vous savez sur quoi jai appuyé au début de notre conversation? -- Oui, la haine de Sa Majesté pour moi, haine invincible! mais quelle haine résisterait à une menace de pareille révélation? -- Une pareille révélation? Eh! voilà où vous manquez de logique. Quoi! vous admettez que, si jeusse fait au roi une pareille révélation, je puisse vivre encore à lheure quil est? -- Il ny a pas dix minutes que vous étiez chez le roi. -- Soit! il naurait pas eu le temps de me faire tuer; mais il aurait eu le temps de me faire bâillonner et jeter dans une oubliette. Allons, de la fermeté dans le raisonnement, mordieu! Et, par ce mot tout mousquetaire, oubli dun homme qui ne soubliait jamais, Fouquet dut comprendre à quel degré dexaltation venait darriver le calme, limpénétrable évêque de Vannes. Il en frémit. -- Et puis, reprit ce dernier après sêtre dompté, serais-je lhomme que je suis? serais-je un ami véritable si je vous exposais, vous que le roi hait déjà, à un sentiment plus redoutable encore du jeune roi? Lavoir volé, ce nest rien; avoir courtisé sa maîtresse, cest peu; mais tenir dans vos mains sa couronne et son honneur, allons donc! il vous arracherait plutôt le coeur de ses propres mains! -- Vous ne lui avez rien laissé voir du secret? -- Jeusse mieux aimé avaler tous les poisons que Mithridate a bus en vingt ans pour essayer à ne pas mourir. -- Quavez-vous fait, alors? -- Ah! nous y voici, monseigneur. Je crois que je vais exciter en vous quelque intérêt. Vous mécoutez toujours, nest-ce pas? -- Si jécoute! Dites. Aramis fit un tour dans la chambre, sassura de la solitude, du silence, et revint se placer près du fauteuil dans lequel Fouquet attendait ses révélations avec une anxiété profonde. -- Javais oublié de vous dire, reprit Aramis en sadressant à Fouquet, qui lécoutait avec une attention extrême, javais oublié une particularité remarquable touchant ces jumeaux: cest que Dieu les a faits tellement semblables lun à lautre, que lui seul, sil les citait à son tribunal, les saurait distinguer lun de lautre. Leur mère ne le pourrait pas. -- Est-il possible! sécria Fouquet. -- Même noblesse dans les traits, même démarche, même taille, même voix. -- Mais la pensée? mais lintelligence? mais la science de la vie? -- Oh! en cela, inégalité, monseigneur. Oui, car le prisonnier de la Bastille est dune supériorité incontestable sur son frère, et si, de la prison, cette pauvre victime passait sur le trône, la France naurait pas, depuis son origine peut-être, rencontré un maître plus puissant par le génie et la noblesse de caractère. Fouquet laissa un moment tomber dans ses mains son front apposant par ce secret immense. Aramis sapprochait de lui: -- Il y a encore inégalité, dit-il en poursuivant son oeuvre tentatrice, inégalité pour vous, monseigneur, entre les deux jumeaux, fils de Louis XIII: cest que le dernier venu ne connaît pas M. Colbert. Fouquet se releva aussitôt avec des traits pâles et altérés. Le coup avait porté, non pas en plein coeur, mais en plein esprit. -- Je vous comprends, dit-il à Aramis: vous me proposez une conspiration. -- À peu près. -- Une de ces tentatives qui, ainsi que vous le disiez au début de cet entretien, changent le sort des empires. -- Et des surintendants; oui, monseigneur. -- En un mot, vous me proposez dopérer une substitution du fils de Louis XIII qui est prisonnier aujourdhui au fils de Louis XIII qui dort dans la chambre de Morphée en ce moment? Aramis sourit avec léclat sinistre de sa sinistre pensée. -- Soit! dit-il. -- Mais, reprit Fouquet après un silence pénible, vous navez pas réfléchi que cette oeuvre politique est de nature à bouleverser tout le royaume, et que, pour arracher cet arbre aux racines infinies quon appelle un roi, pour le remplacer par un autre, la terre ne sera jamais raffermie à ce point que le nouveau roi soit assuré contre le vent qui restera de lancien orage et contre les oscillations de sa propre masse. Aramis continua de sourire. -- Songez donc, continua M. Fouquet en séchauffant avec cette force de talent qui creuse un projet et le mûrit en quelques secondes, et avec cette largeur de vue qui en prévoit toutes les conséquences et en embrasse tous les résultats, songez donc quil nous faut assembler la noblesse, le clergé, le tiers état, déposer le prince régnant, troubler par un affreux scandale la tombe de Louis XIII, perdre la vie et lhonneur dune femme, Anne dAutriche, la vie et la paix dune autre femme, Marie-Thérèse, et que, tout cela fini, Si nous le finissons... -- Je ne vous comprends pas, dit froidement Aramis. Il ny a pas un mot utile dans tout ce que vous venez de dire là. -- Comment! fit le surintendant surpris; vous ne discutez pas la pratique, un homme comme vous? Vous vous bornez aux joies enfantines dune illusion politique, et vous négligez les chances de lexécution, cest-à-dire la réalité; est-ce possible? -- Mon ami, dit Aramis en appuyant sur le mot avec une sorte de familiarité dédaigneuse, comment fait Dieu pour substituer un roi à un autre? -- Dieu! sécria Fouquet, Dieu donne un ordre à son agent, qui saisit le condamné, lemporte et fait asseoir le triomphateur sur le trône devenu vide. Mais vous oubliez que cet agent sappelle la mort. Oh! mon Dieu! monsieur dHerblay, est-ce que vous auriez lidée... -- Il ne sagit pas de cela, monseigneur. En vérité, vous allez au-delà du but. Qui donc vous parle denvoyer la mort au roi Louis XIV? qui donc vous parle de suivre lexemple de Dieu dans la stricte pratique de ses oeuvres? Non. Je voulais vous dire que Dieu fait les choses sans bouleversement, sans scandale, sans efforts, et que les hommes inspirés par Dieu réussissent comme lui dans ce quils entreprennent, dans ce quils tentent, dans ce quils font. -- Que voulez-vous dire? -- Je voulais vous dire, mon ami, reprit Aramis avec la même intonation quil avait donnée à ce mot ami, quand il lavait prononcé pour la première fois, je voulais vous dire que, sil y a eu bouleversement, scandale et même effort dans la substitution du prisonnier au roi, je vous défie de me le prouver. -- Plaît-il? sécria Fouquet, plus blanc que le mouchoir dont il essuyait ses tempes. Vous dites?... -- Allez dans la chambre du roi, continua tranquillement Aramis, et, vous qui savez le mystère, je vous défie de vous apercevoir que le prisonnier de la Bastille est couché dans le lit de son frère. -- Mais le roi? balbutia Fouquet, saisi dhorreur à cette nouvelle. -- Quel roi? dit Aramis de son plus doux accent, celui qui vous hait ou celui qui vous aime? -- Le roi... dhier?... -- Le roi dhier? Rassurez-vous; il a été prendre, à la Bastille, la place que sa victime occupait depuis trop longtemps. -- Juste Ciel! Et qui ly a conduit? -- Moi. -- Vous? -- Oui, et de la façon la plus simple. Je lai enlevé cette nuit, et, pendant quil redescendait dans lombre, lautre remontait à la lumière. Je ne crois pas que cela ait fait du bruit. Un éclair sans tonnerre, cela ne réveille jamais personne. Fouquet poussa un cri sourd, comme sil eût été atteint dun coup invisible, et prenant sa tête dans ses deux mains crispées: -- Vous avez fait cela? murmura-t-il. -- Assez adroitement. Quen pensez-vous? -- Vous avez détrôné le roi? vous lavez emprisonné? -- Cest fait. -- Et laction sest accomplie ici, à Vaux? -- Ici, à Vaux, dans la chambre de Morphée. Ne semblait-elle pas avoir été bâtie dans la prévoyance dun pareil acte? -- Et cela sest passé? -- Cette nuit. -- Cette nuit? -- Entre minuit et une heure. Fouquet fit un mouvement comme pour se jeter sur Aramis; il se retint. -- À Vaux! chez moi!... dit-il dune voix étranglée. -- Mais je crois que oui. Cest surtout votre maison, depuis que M. Colbert ne peut plus vous la faire voler. -- Cest donc chez moi que sest exécuté ce crime. -- Ce crime! fit Aramis stupéfait. -- Ce crime abominable! poursuivit Fouquet en sexaltant de plus en plus, ce crime plus exécrable quun assassinat! ce crime qui déshonore à jamais mon nom et me voue à lhorreur de la postérité. -- Çà, vous êtes en délire, monsieur, répondit Aramis dune voix mal assurée, vous parlez trop haut: prenez garde! -- Je crierai si haut, que lunivers mentendra. -- Monsieur Fouquet, prenez garde! Fouquet se retourna vers le prélat, quil regarda en face. -- Oui, dit-il, vous mavez déshonoré en commettant cette trahison, ce forfait, sur mon hôte, sur celui qui reposait paisiblement sous mon toit! oh! malheur à moi! -- Malheur sur celui qui méditait, sous votre toit, la ruine de votre fortune, de votre vie! oubliez-vous cela? -- Cétait mon hôte, cétait mon roi! Aramis se leva, les yeux injectés de sang, la bouche convulsive. -- Ai-je affaire à un insensé? dit-il. -- Vous avez affaire à un honnête homme. -- Fou! -- À un homme qui vous empêchera de consommer votre crime. -- Fou! -- À un homme qui aime mieux mourir, qui aime mieux vous tuer que de laisser consommer son déshonneur. Et Fouquet, se précipitant sur son épée, replacée par dArtagnan au chevet du lit, agita résolument dans ses mains létincelant carrelet dacier. Aramis fronça le sourcil, glissa une main dans sa poitrine, comme, sil y cherchait une arme. Ce mouvement néchappa point à Fouquet. Aussi, noble et superbe en sa magnanimité, jeta-t-il loin de lui son épée, qui alla rouler dans la ruelle du lit, et, sapprochant dAramis, de façon à lui toucher lépaule de sa main désarmée: -- Monsieur, dit-il, il me serait doux de mourir ici pour ne pas survivre à mon opprobre, et, si vous avez encore quelque amitié pour moi, je vous en supplie, donnez-moi la mort. Aramis resta silencieux et immobile. -- Vous ne répondez rien? Aramis releva doucement la tête, et lon vit léclair de lespoir se rallumer encore une fois dans ses yeux. -- Réfléchissez, dit-il, monseigneur, à tout ce qui nous attend. Cette justice étant faite, le roi vit encore, et son emprisonnement vous sauve la vie. -- Oui, répliqua Fouquet, vous avez pu agir dans mon intérêt, mais je naccepte pas votre service. Toutefois, je ne veux point vous perdre. Vous allez sortir de cette maison. Aramis étouffa léclair qui jaillissait de son coeur brisé. -- Je suis hospitalier pour tous, continua Fouquet avec une inexprimable majesté; vous ne serez pas plus sacrifié, vous, que ne le sera celui dont vous aviez consommé la perte. -- Vous le serez, vous, dit Aramis dune voix sourde et prophétique; vous le serez, vous le serez! -- Jaccepte laugure, monsieur dHerblay; mais rien ne marrêtera. Vous allez quitter Vaux, vous allez quitter la France; je vous donne quatre heures pour vous mettre hors de la portée du roi. -- Quatre heures? fit Aramis railleur et incrédule. -- Foi de Fouquet! nul ne vous suivra avant ce délai. Vous aurez donc quatre heures davance sur tous ceux que le roi voudrait expédier après vous. -- Quatre heures! répéta Aramis en rugissant. -- Cest plus quil nen faut pour vous embarquer et gagner Belle- Île, que je vous donne pour refuge. -- Ah! murmura Aramis. -- Belle-Île, cest à moi pour vous, comme Vaux est à moi pour le roi. Allez, dHerblay, allez! tant que je vivrai, il ne tombera pas un cheveu de votre tête. -- Merci! dit Aramis avec une sombre ironie. -- Partez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous courions, vous, au salut de votre vie, moi, au salut de mon honneur. Aramis retira de son sein la main quil y avait cachée. Elle était rouge de son sang; elle avait labouré sa poitrine avec ses ongles, comme pour punir la chair davoir enfanté tant de projets plus vains, plus fous, plus périssables que la vie de lhomme. Fouquet eut horreur, eut pitié: il ouvrit les bras à Aramis. -- Je navais pas darmes, murmura celui-ci, farouche et terrible comme lombre de Didon. Puis, sans toucher la main de Fouquet, il détourna sa vue et fit deux pas en arrière. Son dernier mot fut une imprécation; son dernier geste fut lanathème que dessina cette main rougie, en tachant Fouquet au visage de quelques gouttelettes de son sang. Et tous deux sélancèrent hors de la chambre par lescalier secret, qui aboutissait aux cours intérieures. Fouquet commanda ses meilleurs chevaux, et Aramis sarrêta au bas de lescalier qui conduisait à la chambre de Porthos. Il réfléchit longtemps, pendant que le carrosse de Fouquet quittait au grand galop le pavé de la cour principale. -- Partir seul?... se dit Aramis. Prévenir le prince?... Oh! fureur!... Prévenir le prince, et alors quoi faire?... Partir avec lui?... Traîner partout ce témoignage accusateur?... La guerre?... La guerre civile, implacable?... Sans ressource, hélas!... Impossible!... Que fera-t-il sans moi?... Oh! sans moi, il sécroulera comme moi... Qui sait?... Que la destinée saccomplisse!... Il était condamné, quil demeure condamné!... Dieu!... Démon!... Sombre et railleuse puissance quon appelle le génie de lhomme, tu nes quun souffle plus incertain, plus inutile que le vent dans la montagne; tu tappelles hasard, tu nes rien; tu embrasses tout de ton haleine, tu soulèves les quartiers de roc, la montagne elle-même, et tout à coup tu te brises devant la croix de bois mort, derrière laquelle vit une autre puissance invisible... que tu niais peut-être, et qui se venge de toi, et qui técrase sans te faire même lhonneur de dire son nom!... Perdu!... Je suis perdu!... Que faire?... Aller à Belle-Île?... Oui. Et Porthos qui va rester ici, et parler, et tout conter à tous! Porthos, qui souffrira peut-être!... Je ne veux pas que Porthos souffre. Cest un de mes membres: sa douleur est mienne. Porthos partira avec moi, Porthos suivra ma destinée. Il le faut. Et Aramis, tout à la crainte de rencontrer quelquun à qui cette précipitation pût paraître suspecte, Aramis gravit lescalier sans être aperçu de personne. Porthos, revenu à peine de Paris, dormait déjà du sommeil du juste. Son corps énorme oubliait la fatigue, comme son esprit oubliait la pensée. Aramis entra léger comme une ombre, et posa sa main nerveuse sur lépaule du géant. -- Allons cria-t-il, allons, Porthos, allons! Porthos obéit, se leva, ouvrit les yeux avant davoir ouvert son intelligence. -- Nous partons, fit Aramis. -- Ah! fit Porthos. -- Nous partons à cheval, plus rapides que nous navons jamais couru. -- Ah! répéta Porthos. -- Habillez-vous, ami. Et il aida le géant à shabiller, et lui mit dans les poches son or et ses diamants. Tandis quil se livrait à cette opération, un léger bruit attira sa pensée. DArtagnan regardait à lembrasure de la porte. Aramis tressaillit. -- Que diable faites-vous là, si agité? dit le mousquetaire. -- Chut! souffla Porthos. -- Nous partons en mission, ajouta lévêque. -- Vous êtes bien heureux! dit le mousquetaire. -- Peuh! fit Porthos, je me sens fatigué; jeusse aimé mieux dormir; mais le service du roi!... -- Est-ce que vous avez vu M. Fouquet? dit Aramis à dArtagnan. -- Oui, en carrosse, à linstant. -- Et que vous a-t-il dit? -- Il ma dit adieu. -- Voilà tout? -- Que vouliez-vous quil me dît autre chose? Est-ce que je ne compte pas pour rien depuis que vous êtes tous en faveur? -- Écoutez, dit Aramis en embrassant le mousquetaire, votre bon temps est revenu; vous naurez plus à être jaloux de personne. -- Ah bah! -- Je vous prédis pour ce jour un événement qui doublera votre position. -- En vérité! -- Vous savez que je sais les nouvelles? -- Oh! oui! -- Allons, Porthos, vous êtes prêt? Partons! -- Partons! -- Et embrassons dArtagnan. -- Pardieu! -- Les chevaux? -- Il nen manque pas ici. Voulez-vous le mien? -- Non, Porthos a son écurie. Adieu! adieu! Les deux fugitifs montèrent à cheval sous les yeux du capitaine des mousquetaires, qui tint létrier à Porthos et accompagna ses amis du regard, jusquà ce quil les eût vus disparaître. «En toute autre occasion, pensa le Gascon, je dirais que ces gens- là se sauvent; mais, aujourdhui, la politique est si changée, que cela sappelle aller en mission. Je le veux bien. Allons à nos affaires.» Et il rentra philosophiquement à son logis. Chapitre CCXXVIII -- Comment la consigne était respectée à la Bastille Fouquet brûlait le pavé. Chemin faisant, il sagitait dhorreur à lidée de ce quil venait dapprendre. Quétait donc, pensait-il, la jeunesse de ces hommes prodigieux, qui, dans lâge déjà faible, savent encore composer des plans pareils et les exécuter sans sourciller? Parfois, il se demandait si tout ce quAramis lui avait conté nétait point un rêve, si la fable nétait pas le piège lui-même, et si, en arrivant à la Bastille, lui, Fouquet, il nallait pas trouver un ordre darrestation qui lenverrait rejoindre le roi détrôné. Dans cette idée, il donna quelques ordres cachetés sur sa route, tandis quon attelait les chevaux. Ces ordres sadressaient à M. dArtagnan et à tous les chefs de corps dont la fidélité ne pouvait être suspecte. «De cette façon, se dit Fouquet, prisonnier ou non, jaurai rendu le service que je dois à la cause de lhonneur. Les ordres narriveront quaprès moi si je reviens libre, et, par conséquent, on ne les aura pas décachetés. Je les reprendrai. Si je tarde, cest quil me sera arrivé malheur. Alors jaurai du secours pour moi et pour le roi.» Cest ainsi préparé quil arriva devant la Bastille. Le surintendant avait fait cinq lieues et demie à lheure. Tout ce qui nétait jamais arrivé à Aramis arriva dans la Bastille à M. Fouquet. M. Fouquet eut beau se nommer, il eut beau se faire reconnaître, il ne put jamais être introduit. À force de solliciter, de menacer, dordonner, il décida un factionnaire à prévenir un bas officier qui prévint le major. Quant au gouverneur, on neût pas même osé le déranger pour cela. Fouquet, dans son carrosse, à la porte de la forteresse, rongeait son frein et attendait le retour de ce bas officier, qui reparut enfin dun air assez maussade. -- Eh bien! dit Fouquet impatiemment, qua dit le major? -- Eh bien! _monsieur_ répliqua le soldat, M. le major ma ri au nez. Il ma dit que M. Fouquet est à Vaux, et que, fût-il à Paris, M. Fouquet ne se lèverait pas à lheure quil est. -- Mordieu! vous êtes un troupeau de drôles! sécria le ministre en sélançant hors du carrosse. Et, avant que le bas officier eût le temps de fermer la porte, Fouquet sintroduisit par la fente, et courut en avant, malgré les cris du soldat qui appelait à laide. Fouquet gagnait du terrain, peu soucieux des cris de cet homme, lequel, ayant enfin joint Fouquet, répéta à la sentinelle de la seconde porte: -- À vous, à vous, sentinelle! Le factionnaire croisa la pique sur le ministre; mais celui-ci, robuste et agile, emporté dailleurs par la colère, arracha la pique des mains du soldat et lui en caressa rudement les épaules. Le bas officier, qui sapprochait trop, eut sa part de la distribution: tous deux poussèrent des cris furieux, au bruit desquels sortit tout le premier corps de garde de lavancée. Parmi ces gens, il y en eut un qui reconnut le surintendant et sécria: -- Monseigneur!... Ah! monseigneur!... Arrêtez, vous autres! Et il arrêta effectivement les gardes qui se préparaient à venger leurs compagnons. Fouquet commanda quon lui ouvrit la grille; mais on lui objecta la consigne. Il ordonna quon prévînt le gouverneur; mais celui-ci était déjà instruit de tout le bruit de la porte; à la tête dun piquet de vingt hommes, il accourait, suivi de son major, dans la persuasion quune attaque avait lieu contre la Bastille. Baisemeaux reconnut aussi Fouquet, et laissa tomber son épée quil tenait déjà toute brandie. -- Ah! monseigneur, balbutia-t-il, que dexcuses!... -- Monsieur, fit le surintendant rouge de chaleur et tout suant, je vous fais mon compliment: votre service se fait à merveille. Baisemeaux pâlit, croyant que ces paroles nétaient quune ironie, présage de quelque furieuse colère. Mais Fouquet avait repris haleine, appelant du geste la sentinelle et le bas officier, qui se frottaient les épaules. -- Il y a vingt pistoles pour le factionnaire, dit-il, cinquante pour lofficier. Mon compliment, messieurs! jen parlerai au roi. À nous deux, monsieur de Baisemeaux. Et, sur un murmure de satisfaction générale, il suivit le gouverneur au Gouvernement. Baisemeaux tremblait déjà de honte et dinquiétude. La visite matinale dAramis lui semblait avoir, dès à présent, des conséquences dont un fonctionnaire pouvait, à bon droit, sépouvanter. Ce fut bien autre chose encore quand Fouquet, dune voix brève et avec un regard impérieux: -- Monsieur, dit-il, vous avez vu M. dHerblay ce matin? -- Oui, monseigneur. -- Eh bien! monsieur, vous navez pas horreur du crime dont vous vous êtes rendu complice? «Allons, bien!» pensa Baisemeaux. Puis il ajouta tout haut: -- Mais quel crime, monseigneur? -- Il y a là de quoi vous faire écarteler, monsieur, songez-y! Mais ce nest pas le moment de sirriter. Conduisez-moi sur-le- champ auprès du prisonnier. -- Auprès de quel prisonnier? fit Baisemeaux frémissant. -- Vous faites lignorant, soit! Cest ce que vous pouvez faire de mieux. En effet, si vous avouiez une pareille complicité, ce serait fait de vous. Je veux donc bien paraître ajouter foi à votre ignorance. -- Je vous prie, monseigneur... -- Cest bien. Conduisez-moi auprès du prisonnier. -- Auprès de Marchiali? -- Quest-ce que cest que Marchiali? -- Cest le détenu amené ce matin par M. dHerblay. -- On lappelle Marchiali? fit le surintendant, troublé dans ses convictions par la naïve assurance de Baisemeaux. -- Oui, monseigneur, cest sous ce nom quon la inscrit ici. Fouquet regarda jusquau fond du coeur de Baisemeaux. Il lut, avec cette habitude des hommes que donne lusage du pouvoir, une sincérité absolue. Dailleurs, en observant une minute cette physionomie, comment croire quAramis eût pris un pareil confident? -- Cest, dit-il au gouverneur, le prisonnier que M. dHerblay avait emmené avant-hier? -- Oui, monseigneur. -- Et quil a ramené ce matin? ajouta vivement Fouquet, qui comprit aussitôt le mécanisme du plan dAramis. -- Cest cela; oui, monseigneur. -- Et il sappelle Marchiali? -- Marchiali. Si Monseigneur vient ici pour me lenlever tant mieux; car jallais écrire encore à son sujet. -- Que fait-il donc? -- Depuis ce matin, il me mécontente extrêmement; il a des accès de rage à faire croire que la Bastille sécroulera par son fait. -- Je vais vous en débarrasser, en effet, dit Fouquet. -- Ah! tant mieux. -- Conduisez-moi à sa prison. -- Monseigneur me donnera bien lordre... -- Quel ordre? -- Un ordre du roi. -- Attendez que je vous en signe un. -- Cela ne suffirait pas, monseigneur; il me faut lordre du roi. -- Vous qui êtes si scrupuleux, dit-il pour faire sortir les prisonniers, montrez-moi donc lordre avec lequel on avait délivré celui-ci. Baisemeaux montra lordre de délivrer Seldon. -- Eh bien! fit Fouquet, Seldon, ce nest pas Marchiali. -- Mais Marchiali nest pas libéré, monseigneur; il est ici. -- Puisque vous dites que M. dHerblay la emmené et ramené. -- Je nai pas dit cela. -- Vous lavez si bien dit, quil me semble encore lentendre. -- La langue ma fourché. -- Monsieur de Baisemeaux, prenez garde! -- Je nai rien à craindre, monseigneur, je suis en règle. -- Osez-vous le dire? -- Je le dirais devant un apôtre. M. dHerblay ma apporté un ordre de libérer Seldon, et Seldon est libéré. -- Je vous dis que Marchiali est sorti de la Bastille. -- Il faut me prouver cela, monseigneur. -- Laissez-le-moi voir? -- Monseigneur, qui gouverne en ce royaume, sait trop bien que nul nentre auprès des prisonniers sans un ordre exprès du roi. -- M. dHerblay est bien entré lui. -- Cest ce quil faudrait prouver, monseigneur. -- Monsieur de Baisemeaux, encore une fois, faites attention à vos paroles. -- Les actes sont là. -- M. dHerblay est renversé. -- Renversé, M. dHerblay? Impossible! -- Vous voyez quil vous a influencé. -- Ce qui minfluence, monseigneur, cest le service du roi; je fais mon devoir; donnez-moi un ordre de lui, et vous entrerez. -- Tenez, monsieur le gouverneur, je vous engage ma parole que, si vous me laissez pénétrer près du prisonnier, je vous donne un ordre du roi à linstant. -- Donnez-le tout de suite, monseigneur. -- Et que, si vous me refusez, je vous fais arrêter sur-le-champ avec tous vos officiers. -- Avant de commettre cette violence, monseigneur, vous réfléchirez, dit Baisemeaux fort pâle, que nous nobéirons quà un ordre du roi, et quil sera aussitôt fait à vous den avoir un pour voir M. Marchiali, que den obtenir un pour me faire tant de mal, à moi innocent. -- Cest vrai! sécria Fouquet furieux, cest vrai! Eh bien! monsieur de Baisemeaux, ajouta-t-il dune voix sonore, en attirant à lui le malheureux, savez-vous pourquoi je veux avec tant dardeur parler à ce prisonnier? -- Non, monseigneur, et daignez observer combien vous me causez de frayeur; jen tremble, je vais tomber en défaillance. -- Vous tomberez encore mieux en défaillance tout à lheure, monsieur Baisemeaux, quand je reviendrai ici avec dix-mille hommes et trente pièces de canon. -- Mon Dieu! voilà Monseigneur qui devient fou! -- Quand jameuterai contre vous et vos maudites tours tout le peuple de Paris, et que je forcerai vos portes et que je vous ferai pendre aux créneaux de la tour du coin! -- Monseigneur, monseigneur, par grâce! -- Je vous donne dix minutes pour vous résoudre, ajouta Fouquet dune voix calme; je massieds ici, dans ce fauteuil, et vous attends. Si dans dix minutes vous persistez, je sors, et croyez- moi fou tant quil vous plaira; mais vous verrez! Baisemeaux frappa du pied comme un homme au désespoir, mais ne répliqua rien. Ce que voyant, Fouquet saisit une plume, de lencre, et écrivit: «Ordre à M. le prévôt des marchands de rassembler la garde bourgeoise et de marcher sur la Bastille, pour le service du roi.» Baisemeaux haussa les épaules; Fouquet écrivit: «Ordre à M. le duc de Bouillon et à M. le prince de Condé de prendre le commandement des suisses et des gardes, et de marcher sur la Bastille, pour le service de Sa Majesté...» Baisemeaux réfléchit. Fouquet écrivit: «Ordre à tout soldat, bourgeois ou gentilhomme, de saisir et dappréhender au corps, partout où ils se trouveront, le chevalier dHerblay, évêque de Vannes, et ses complices qui sont: 1° M. de Baisemeaux, gouverneur de la Bastille, suspect des crimes de trahison, rébellion et lèse-majesté...» -- Arrêtez, monseigneur, sécria Baisemeaux; je ny comprends absolument rien; mais tant de maux, fussent-ils déchaînés par la folie même, peuvent arriver dici à deux heures, que le roi, qui me jugera, verra si jai eu tort de faire fléchir la consigne devant tant de catastrophes imminentes. Allons au donjon, monseigneur; vous verrez Marchiali. Fouquet sélança hors de la chambre, et Baisemeaux le suivit, en essuyant la sueur froide qui ruisselait de son front. -- Quelle affreuse matinée! disait-il; quelle disgrâce! -- Marchez vite! répondait Fouquet. Baisemeaux fit signe au porte-clefs de les précéder. Il avait peur de son compagnon. Celui-ci sen aperçut. -- Trêve denfantillages! dit-il rudement. Laissez là cet homme; prenez les clefs vous-même et me montrez le chemin. Il ne faut pas que personne, comprenez-vous, puisse entendre ce qui va se passer ici. -- Ah! fit Baisemeaux indécis. -- Encore! sécria Fouquet. Ah! dites tout de suite non et je vais sortir de la Bastille pour porter moi-même mes dépêches. Baisemeaux baissa la tête, prit les clefs et gravit, seul avec le ministre, lescalier de la tour. À mesure quils savançaient dans cette tourbillonnante spirale, certains murmures étouffés devenaient des cris distincts et daffreuses imprécations. -- Quest-ce que cela? demanda Fouquet. -- Cest votre Marchiali, fit le gouverneur; voilà comment hurlent les fous! Il accompagna cette réponse dun coup doeil plus rempli dallusions blessantes que de politesse pour Fouquet. Celui-ci frissonna. Il venait, dans un cri plus terrible que les autres, de reconnaître la voix du roi. Il sarrêta au palier, prit le trousseau des mains de Baisemeaux. Celui-ci crut que le nouveau fou allait lui rompre le crâne avec lune de ces clefs. -- Ah! cria-t-il, M. dHerblay ne mavait point parlé de cela. -- Ces clefs donc! dit Fouquet en les lui arrachant. Où est celle de la porte que je veux ouvrir? -- Celle-ci. Un cri effrayant, suivi dun coup terrible dans la porte, vint faire écho dans lescalier. -- Retirez-vous! dit Fouquet à Baisemeaux dune voix menaçante. -- Je ne demande pas mieux, murmura celui-ci. Voilà deux enragés qui vont se trouver face à face. Lun mangera lautre, jen suis assuré. -- Partez, répéta Fouquet. Si vous mettez le pied dans cet escalier avant que je vous appelle, souvenez-vous que vous prendrez la place du plus misérable des prisonniers de la Bastille. -- Jen mourrai, cest sûr! grommela Baisemeaux en se retirant dun pas chancelant. Les cris du prisonnier retentissaient, de plus en plus formidables. Fouquet sassura que Baisemeaux arrivait au bas des degrés. Il mit la clef dans la première serrure. Ce fut alors quil entendit clairement la voix étranglée au roi qui criait avec rage: -- Au secours! je suis le roi! au secours! La clef de la seconde porte nétait pas la même que celle de la première. Fouquet fut obligé de chercher dans le trousseau. Cependant, le roi ivre, fou, forcené, criait à tue-tête: -- Cest M. Fouquet qui ma fait conduire ici! Au secours contre M. Fouquet! je suis le roi! au secours pour le roi contre M. Fouquet! Ces vociférations déchiraient le coeur du ministre. Elles étaient suivies de coups effrayants, frappés dans la porte avec cette chaise dont le roi se servait comme dun bélier. Fouquet réussit à trouver la clef. Le roi était à bout de ses forces: il narticulait plus, il rugissait. -- Mort à Fouquet! hurlait-il, mort au scélérat Fouquet! La porte souvrit. Chapitre CCXXIX -- La reconnaissance du roi Les deux hommes qui allaient se précipiter lun vers lautre sarrêtèrent soudain en sapercevant, et poussèrent alors un cri dhorreur. -- Venez-vous pour massassiner, monsieur? dit le roi en reconnaissant Fouquet. -- Le roi dans cet état! murmura le ministre. Rien de plus effrayant, en effet, que laspect du jeune prince au moment où le surprit Fouquet. Ses habits étaient en lambeaux; sa chemise, ouverte et déchirée, buvait à la fois la sueur et le sang qui séchappaient de sa poitrine et de ses bras déchirés. Hagard, pâle, écumant, les cheveux hérissés, Louis XIV offrait limage la plus vraie du désespoir, de la faim et de la peur réunis en une seule statue. Fouquet fut si touché, si troublé, quil courut au roi les bras ouverts et les larmes aux yeux. Louis leva sur Fouquet le tronçon de bois dont il avait fait un si furieux usage. -- Eh bien! dit Fouquet dune voix tremblante, ne reconnaissez- vous pas le plus fidèle de vos amis? -- Un ami, vous? répéta Louis avec un grincement de dents où sonnaient la haine et la soif dune prompte vengeance. -- Un serviteur respectueux, ajouta Fouquet en se précipitant à genoux. Le roi laissa tomber son arme. Fouquet, sapprochant, lui baisa les genoux, et le prit tendrement entre ses bras. -- Mon roi, mon enfant, dit-il, avez-vous dû souffrir! Louis, rappelé à lui-même par le changement de la situation, se regarda, et, honteux de son désordre, honteux de sa folie, honteux de la protection quil recevait, il recula. Fouquet ne comprit point ce mouvement. Il ne sentit pas que lorgueil du roi ne lui pardonnerait jamais davoir été témoin de tant de faiblesse. -- Venez, Sire, vous êtes libre, dit-il. -- Libre? répéta le roi. Oh! vous me rendez libre après avoir osé porter la main sur moi? -- Vous ne le croyez pas! sécria Fouquet indigné; vous ne croyez pas que je sois coupable en cette circonstance! Et, rapidement, chaleureusement même, il lui raconta toute lintrigue dont on connaît les détails. Tant que dura le récit, Louis supporta les plus horribles angoisses, et, le récit terminé, la grandeur du péril quil avait couru le frappa bien plus encore que limportance du secret relatif à son frère jumeau. -- Monsieur, dit-il soudain à Fouquet, cette double naissance est un mensonge; il est impossible que vous en ayez été la dupe. -- Sire! -- Il est impossible, vous dis-je, que lon soupçonne lhonneur, la vertu de ma mère. Et mon premier ministre na pas déjà fait justice des criminels? -- Réfléchissez bien, Sire, avant de vous emporter, répondit Fouquet. La naissance de votre frère... -- Je nai quun frère: cest Monsieur. Vous le connaissez comme moi. Il y a complot, vous dis-je, à commencer par le gouverneur de la Bastille. -- Prenez garde, Sire; cet homme a été trompé, comme tout le monde, par la ressemblance du prince. -- La ressemblance? Allons donc! -- Il faut cependant que ce Marchiali soit bien semblable à Votre Majesté, pour que tous les yeux sy laissent prendre, insista Fouquet. -- Folie! -- Ne dites pas cela, Sire; les gens qui sapprêtent à affronter le regard de vos ministres, de votre mère, de vos officiers, de votre famille, ces gens-là doivent être bien sûrs de la ressemblance. -- En effet, murmura le roi; ces gens-là, où sont-ils? -- Mais à Vaux. -- À Vaux! Vous souffrez quils y restent? -- Le plus pressé, ce me semble, était de délivrer Votre Majesté. Jai accompli ce devoir. Maintenant, faisons ce quordonnera le roi. Jattends. Louis réfléchit un moment. -- Rassemblons des troupes à Paris, dit-il. -- Les ordres sont donnés à cet effet, répliqua Fouquet. -- Vous avez donné des ordres? sécria le roi. -- Pour cela, oui, Sire. Votre Majesté sera à la tête de dix mille hommes dans une heure. Pour toute réponse, le roi prit la main de Fouquet avec une telle effusion, quil était aisé de voir combien il avait jusquà cette parole, conservé de défiance contre son ministre, malgré lintervention de ce dernier. -- Et avec ces troupes, poursuivit le roi, nous irons assiéger, dans votre maison, les rebelles, qui doivent déjà sy être établis ou retranchés. -- Cela métonnerait, répliqua Fouquet. -- Pourquoi? -- Parce que leur chef, lâme de lentreprise, ayant été démasqué par moi, tout le plan me semble avorté. -- Vous avez démasqué ce faux prince, lui? -- Non, je ne lai pas vu. -- Qui donc, alors? -- Le chef de lentreprise, ce nest point ce malheureux. Celui-là nest quun instrument destiné pour toute sa vie au malheur, je le vois bien. -- Absolument! -- Cest M. labbé dHerblay, lévêque de Vannes. -- Votre ami? -- Il était mon ami, Sire, répliqua noblement Fouquet. -- Voilà qui est malheureux pour vous, dit le roi dun ton moins généreux. -- De pareilles amitiés navaient rien de déshonorant, tant que jignorais le crime, Sire. -- Il fallait le prévoir. -- Si je suis coupable, je me remets aux mains de Votre Majesté. -- Ah! monsieur Fouquet, ce nest point là ce que je veux dire, repartit le roi, fâché davoir ainsi montré laigreur de sa pensée. Eh bien! je vous le déclare, malgré le masque dont ce misérable se couvrait la face, jai eu comme un vague soupçon que ce pouvait être lui. Mais, avec ce chef de lentreprise, il y avait un homme de main. Celui qui me menaçait de sa force herculéenne, quel est-il? -- Ce doit être son ami, le baron du Vallon, lancien mousquetaire. -- Lami de dArtagnan? lami du comte de La Fère? Ah! sécria le roi sur ce dernier nom, ne négligeons pas cette relation entre les conspirateurs et M. de Bragelonne. -- Sire, Sire, nallez pas trop loin. M. de la Fère est le plus honnête homme de France. Contentez-vous de ce que je vous livre. -- De ce que vous me livrez? Bien! car vous me livrez les coupables, nest-ce pas? -- Comment Votre Majesté lentend-elle? demanda Fouquet. -- Jentends, répliqua le roi, que nous allons arriver à Vaux avec des forces, que nous ferons main basse sur ce nid de vipères, et quil néchappera rien; rien, nest-ce pas? -- Votre Majesté fera tuer ces hommes? sécria Fouquet. -- Jusquau dernier! -- Oh! Sire! -- Entendons-nous bien, monsieur Fouquet, dit le roi avec hauteur. Je ne vis plus dans un temps où lassassinat soit la seule, la dernière raison des rois. Non, Dieu merci! Jai des parlements, moi, qui jugent en mon nom, et jai des échafauds où lon exécute mes volontés suprêmes! Fouquet pâlit. -- Je prendrai la liberté, dit-il de faire observer à Votre Majesté que tout procès sur ces matières est un scandale mortel pour la dignité du trône. Il ne faut pas que le nom auguste dAnne dAutriche passe par les lèvres du peuple, entrouvertes pour un sourire. -- Il faut que justice soit faite, monsieur. -- Bien, Sire; mais le sang royal ne peut couler sur léchafaud! -- Le sang royal! vous croyez cela? sécria le roi avec fureur en frappant du pied sur le carreau. Cette double naissance est une invention. Là, surtout, dans cette invention, je vois le crime de M. dHerblay. Cest ce crime que je veux punir, bien plus que leur violence, leur insulte. -- Et punir de mort? -- De mort, oui, monsieur. -- Sire, dit avec fermeté le surintendant, dont le front, longtemps baissé, se releva superbe, Votre Majesté fera trancher la tête, si elle le veut, à Philippe de France, son frère; cela la regarde, et elle consultera là-dessus Anne dAutriche, sa mère. Ce quelle ordonnera sera bien ordonné. Je ne men veux donc plus mêler, pas même pour lhonneur de votre couronne; mais jai une grâce à vous demander: je vous la demande. -- Parlez, dit le roi fort troublé par les dernières paroles du ministre. Que vous faut-il? -- La grâce de M. dHerblay et celle de M. du Vallon. -- Mes assassins? -- Deux rebelles, Sire, voilà tout. -- Oh! je comprends que vous me demandiez grâce pour vos amis. -- Mes amis! fit Fouquet blessé profondément. -- Vos amis, oui; mais la sûreté de mon État exige une exemplaire punition des coupables. -- Je ne ferai pas observer à Votre Majesté que je viens de lui rendre la liberté, de lui sauver la vie. -- Monsieur! -- Je ne lui ferai pas observer que, si M. dHerblay eût voulu faire son rôle dassassin, il pouvait simplement assassiner Votre Majesté, ce matin, dans la forêt de Sénart et que tout était fini. Le roi tressaillit. -- Un coup de pistolet dans la tête, poursuivit Fouquet, et le visage de Louis XIV, devenu méconnaissable, était à jamais labsolution de M. dHerblay. Le roi pâlit dépouvante à laspect du péril évité. -- M. dHerblay, continua Fouquet, sil eût été un assassin, navait pas besoin de me conter son plan pour réussir. Débarrassé du vrai roi, il rendait le faux roi impossible à deviner. Lusurpateur eût-il été reconnu par Anne dAutriche, cétait toujours un fils pour elle. Lusurpateur, pour la conscience de M. dHerblay, cétait toujours un roi du sang de Louis XIII. De plus, le conspirateur avait la sûreté, le secret, limpunité. Un coup de pistolet lui donnait tout cela. Grâce, pour lui, au nom de votre salut, Sire! Le roi, au lieu dêtre touché par cette peinture si vraie de générosité dAramis, se sentait cruellement humilié. Son indomptable orgueil ne pouvait saccoutumer à lidée quun homme avait tenu, suspendu au bout de son doigt, le fil dune vie royale. Chacune des paroles que Fouquet croyait efficaces pour obtenir la grâce de ses amis portait une nouvelle goutte de venin dans le coeur déjà ulcéré de Louis XIV. Rien ne put donc le fléchir, et, sadressant impétueusement à Fouquet: -- Je ne sais vraiment pas, monsieur, dit-il, pourquoi vous me demandez grâce pour ces gens-là! À quoi bon demander ce quon peut avoir sans le solliciter? -- Je ne vous comprends pas, Sire. -- Cest aisé, pourtant. Où suis-je ici? -- À la Bastille, Sire. -- Oui, dans un cachot. Je passe pour un fou, nest-ce pas? -- Cest vrai, Sire. -- Et nul ne connaît ici que Marchiali? -- Assurément. -- Eh bien! ne changez rien à la situation. Laissez le fou pourrir dans un cachot de la Bastille, et MM. dHerblay et du Vallon nont pas besoin de ma grâce. Leur nouveau roi les absoudra. -- Votre Majesté me fait injure, Sire, et elle a tort, répliqua sèchement Fouquet. Je ne suis pas assez enfant, M. dHerblay nest pas assez inepte, pour avoir oublié de faire toutes ces réflexions, et, si jeusse voulu faire un nouveau roi, comme vous dites, je navais aucun besoin de venir forcer les portes de la Bastille pour vous en tirer. Cela tombe sous le sens. Votre Majesté a lesprit troublé par la colère. Autrement, elle noffenserait pas sans raison, celui de ses serviteurs qui lui a rendu le plus important service. Louis saperçut quil avait été trop loin, que les portes de la Bastille étaient encore fermées sur lui, tandis que souvraient peu à peu les écluses derrière lesquelles ce généreux Fouquet contenait sa colère. -- Je nai pas dit cela pour vous humilier. À Dieu ne plaise! monsieur! répliqua-t-il. Seulement, vous vous adressez à moi pour obtenir une grâce, et je vous réponds selon ma conscience; or, suivant ma conscience, les coupables dont nous parlons ne sont pas dignes de grâce ni de pardon. Fouquet ne répliqua rien. -- Ce que je fais là, ajouta le roi, est généreux comme ce que vous avez fait; car je suis en votre pouvoir. Je dirai même que cest plus généreux, attendu que vous me placez en face de conditions doù peuvent dépendre ma liberté, ma vie, et que refuser, cest en faire le sacrifice. -- Jai tort, en effet, répondit Fouquet. Oui, javais lair dextorquer une grâce; je me repens, je demande pardon à Votre Majesté. -- Et vous êtes pardonné, mon cher monsieur Fouquet, fit le roi avec un sourire qui acheva de ramener la sérénité sur son visage, que tant dévénements avaient altéré depuis la veille. -- Jai ma grâce, reprit obstinément le ministre; mais MM. dHerblay et du Vallon? -- Nobtiendront jamais la leur, tant que je vivrai, répliqua le roi inflexible. Rendez-moi le service de ne men plus parler. -- Votre Majesté sera obéie. -- Et vous ne men conserverez pas rancune? -- Oh! non, Sire; car javais prévu le cas. -- Vous aviez prévu que je refuserais la grâce de ces messieurs? -- Assurément, et toutes mes mesures étaient prises en conséquence. -- Quentendez-vous dire? sécria le roi surpris. -- M. dHerblay venait, pour ainsi dire, se livrer en mes mains. M. dHerblay me laissait le bonheur de sauver mon roi et mon pays. Je ne pouvais condamner M. dHerblay à la mort. Je ne pouvais non plus lexposer au courroux très légitime de Votre Majesté. Ceût été la même chose que de le tuer moi-même. -- Eh bien! quavez-vous fait? -- Sire, jai donné à M. dHerblay mes meilleurs chevaux, et ils ont quatre heures davance sur tous ceux que Votre Majesté pourra envoyer après lui. -- Soit! murmura le roi; mais le monde est assez grand pour que mes coureurs gagnent sur vos chevaux les quatre heures de gain que vous avez données à M. dHerblay. -- En lui donnant ces quatre heures, Sire, je savais lui donner la vie. Il aura la vie. -- Comment cela? -- Après avoir bien couru, toujours en avant de quatre heures sur vos mousquetaires, il arrivera dans mon château de Belle-Île, où je lui ai donné asile. -- Soit! mais vous oubliez que vous mavez donné Belle-Île. -- Pas pour faire arrêter mes amis. -- Vous me le reprenez, alors? -- Pour cela oui, Sire. -- Mes mousquetaires le reprendront, et tout sera dit. -- Ni vos mousquetaires ni même votre armée, Sire dit froidement Fouquet. Belle-Île est imprenable. Le roi devint livide, un éclair jaillit de ses yeux. Fouquet se sentit perdu; mais il nétait pas de ceux qui reculent devant la voix de lhonneur. Il soutint le regard envenimé du roi. Celui-ci dévora sa rage, et, après un silence: -- Allons-nous à Vaux? dit-il. -- Je suis aux ordres de Votre Majesté, répliqua Fouquet en sinclinant profondément; mais je crois que Votre Majesté ne peut se dispenser de changer dhabits avant de paraître devant sa cour. -- Nous passerons par le Louvre, dit le roi. Allons. Et ils sortirent devant Baisemeaux effaré, qui, une fois encore, regarda sortir Marchiali, et sarracha le peu de cheveux qui lui restaient. Il est vrai que Fouquet lui donna décharge du prisonnier et que le roi écrivit au-dessous: _Vu et approuvé: Louis_; folie que Baisemeaux, incapable dassembler deux idées, accueillit par un héroïque coup de poing quil se bourra dans les mâchoires. Chapitre CCXXX -- Le faux roi Cependant, à Vaux, la royauté usurpatrice continuait bravement son rôle. Philippe donna ordre quon introduisît pour son petit lever les grandes entrées, déjà prêtes à paraître devant le roi. Il se décida à donner cet ordre, malgré labsence de M. dHerblay, qui ne revenait pas, et nos lecteurs savent pour quelle raison. Mais le prince, ne croyant pas que cette absence pût se prolonger, voulait, comme tous les esprits téméraires, essayer sa valeur et sa fortune, loin de toute protection, de tout conseil. Une autre raison ly poussait. Anne dAutriche allait paraître; la mère coupable allait se trouver en présence de son fils sacrifié. Philippe ne voulait pas, sil avait une faiblesse, en rendre témoin lhomme envers lequel il était désormais tenu de déployer tant de force. Philippe ouvrit les deux battants de la porte, et plusieurs personnes entrèrent silencieusement. Philippe ne bougea point tant que ses valets de chambre lhabillèrent. Il avait vu, la veille, les habitudes de son frère. Il fit le roi, de manière à néveiller aucun soupçon. Ce fut donc tout habillé, avec lhabit de chasse, quil reçut les visiteurs. Sa mémoire et les notes dAramis lui annoncèrent tout dabord Anne dAutriche, à laquelle Monsieur donnait la main, puis Madame avec M. de Saint-Aignan. Il sourit en voyant ces visages, et frissonna en reconnaissant sa mère. Cette figure noble et imposante, ravagée par la douleur, vint plaider dans son coeur la cause de cette fameuse reine qui avait immolé un enfant à la raison dÉtat. Il trouva que sa mère était belle. Il savait que Louis XIV laimait, il se promit de laimer aussi, et de ne pas être pour sa vieillesse un châtiment cruel. Il regarda son frère avec un attendrissement facile à comprendre. Celui-ci navait rien usurpé, rien gâté dans sa vie. Rameau écarté, il laissait monter la tige, sans souci de lélévation et de la majesté de sa vie. Philippe se promit dêtre bon frère, pour ce prince auquel suffisait lor, qui donne les plaisirs. Il salua dun air affectueux Saint-Aignan, qui sépuisait en sourires et révérences, et tendit la main en tremblant à Henriette, sa belle-soeur, dont la beauté le frappa. Mais il vit dans les yeux de cette princesse un reste de froideur qui lui plut pour la facilité de leurs relations futures. «Combien me sera-t-il plus aisé, pensait-il, dêtre le frère de cette femme que son galant, si elle me témoigne une froideur que mon frère ne pouvait avoir pour elle, et qui mest imposée comme un devoir.» La seule visite quil redoutât en ce moment était celle de la reine; son coeur, son esprit venaient dêtre ébranlés par une épreuve si violente, que, malgré leur trempe solide, ils ne supporteraient peut-être pas un nouveau choc. Heureusement, la reine ne vint pas. Alors commença, de la part dAnne dAutriche, une dissertation politique sur laccueil que M. Fouquet avait fait à la maison de France. Elle entremêla ses hostilités de compliments à ladresse du roi, de questions sur sa santé, de petites flatteries maternelles, et de ruses diplomatiques. -- Eh bien! mon fils, dit-elle, êtes-vous revenu sur le compte de M. Fouquet. -- Saint-Aignan, dit Philippe, veuillez aller savoir des nouvelles de la reine. À ces mots, les premiers que Philippe eût prononcés tout haut, la légère différence quil y avait entre sa voix et celle de Louis XIV fut sensible aux oreilles maternelles; Anne dAutriche regarda fixement son fils. De Saint-Aignan sortit. Philippe continua. -- Madame, je naime pas quon me dise du mal de M. Fouquet, vous le savez, et vous men avez dit du bien vous-même. -- Cest vrai; aussi ne fais-je que vous questionner sur létat de vos sentiments à son égard. -- Sire, dit Henriette, jai, moi, toujours aimé M. Fouquet. Cest un homme de bon goût, un brave homme. -- Un surintendant qui ne lésine jamais, ajouta Monsieur, et qui paie en or toutes les cédules que jai sur lui. -- On compte trop ici chacun pour soi, dit la vieille reine. Personne ne compte pour lÉtat: M. Fouquet, cest un fait, M. Fouquet ruine lÉtat. -- Allons, ma mère, repartit Philippe dun ton plus bas, est-ce que, vous aussi, vous vous faites le bouclier de M. Colbert? -- Comment cela? fit la vieille reine surprise. -- Cest que, en vérité, reprit Philippe, je vous entends parler là comme parlerait votre vieille amie, Mme de Chevreuse. À ce nom, Anne dAutriche pâlit et pinça ses lèvres. Philippe avait irrité la lionne. -- Que venez-vous me parler de Mme de Chevreuse, fit-elle, et quelle humeur avez-vous aujourdhui contre moi? Philippe continua: -- Est-ce que Mme de Chevreuse na pas toujours une ligue à faire contre quelquun? est-ce que Mme de Chevreuse na pas été vous rendre une visite, ma mère? -- Monsieur, vous me parlez ici dune telle sorte, repartit la vieille reine, que je crois entendre le roi votre père. -- Mon père naimait pas Mme de Chevreuse, et il avait raison, dit le prince. Moi, je ne laime pas non plus, et, si elle savise de venir, comme elle y venait autrefois, semer les divisions et les haines sous prétexte de mendier de largent, eh bien!... -- Eh bien? dit fièrement Anne dAutriche provoquant elle-même lorage. -- Eh bien! repartit avec résolution le jeune homme, je chasserai du royaume Mme de Chevreuse, et avec elle tous les artisans de secrets et de mystères. Il navait pas calculé la portée de ce mot terrible, ou peut-être avait-il voulu en juger leffet, comme ceux qui, souffrant dune douleur chronique et cherchant à rompre la monotonie de cette souffrance appuient sur leur plaie pour se procurer une douleur aiguë. Anne dAutriche faillit sévanouir; ses yeux ouverts, mais atones, cessèrent de voir pendant un moment; elle tendit les bras à son autre fils, qui aussitôt lembrassa sans crainte dirriter le roi. -- Sire, murmura-t-elle, vous traitez cruellement votre mère. -- Mais en quoi, madame? répliqua-t-il. Je ne parle que de Mme de Chevreuse, et ma mère préfère-t-elle Mme de Chevreuse à la sûreté de mon État et à la sécurité de ma personne? Eh bien! je vous dis que Mme de Chevreuse est venue en France pour emprunter de largent, quelle sest adressée à M. Fouquet pour lui vendre certain secret. -- Certain secret? sécria Anne dAutriche. -- Concernant de prétendus vols que M. le surintendant aurait commis; ce qui est faux, ajouta Philippe. M. Fouquet la fait chasser avec indignation, préférant lestime du roi à toute complicité avec des intrigants. Alors, Mme de Chevreuse a vendu le secret à M. Colbert, et, comme elle est insatiable, et quil ne lui suffit pas davoir extorqué cent mille écus à ce commis, elle a cherché plus haut si elle ne trouverait pas des sources plus profondes... Est ce vrai, madame? -- Vous savez tout, Sire, dit la reine, plus inquiète quirritée. -- Or, poursuivit Philippe, jai bien le droit den vouloir à cette furie qui vient tramer à ma Cour le déshonneur des uns et la ruine des autres. Si Dieu a souffert que certains crimes fussent commis, et sil les a cachés dans lombre de sa clémence, je nadmets pas que Mme de Chevreuse ait le pouvoir de contrecarrer les desseins de Dieu. Cette dernière partie du discours de Philippe avait tellement agité la reine mère, que son fils en eut pitié. Il lui prit et lui baisa tendrement la main; elle ne sentit pas que, dans ce baiser donné malgré les révoltes et les rancunes du coeur, il y avait tout un pardon de huit années dhorribles souffrances. Philippe laissa un instant de silence engloutir les émotions qui venaient de se produire; puis avec une sorte de gaieté: -- Nous ne partirons pas encore aujourdhui, dit-il; jai un plan. Et il se tourna vers la porte, où il espérait voir Aramis, dont labsence commençait à lui peser. La reine mère voulut prendre congé. -- Demeurez, ma mère, dit-il; je veux vous faire faire la paix avec M. Fouquet. -- Mais je nen veux pas à M. Fouquet; je craignais seulement ses prodigalités. -- Nous y mettrons ordre, et ne prendrons du surintendant que les bonnes qualités. -- Que cherche donc Votre Majesté? dit Henriette voyant le roi regarder encore vers la porte, et désirant lui décocher un trait au coeur; car elle supposait quil attendait La Vallière ou une lettre delle. -- Ma soeur, dit le jeune homme, qui venait de la deviner, grâce à cette merveilleuse perspicacité dont la fortune lui allait désormais permettre lexercice, ma soeur, jattends un homme extrêmement distingué, un conseiller des plus habiles que je veux vous présenter à tous, en le recommandant à vos bonnes grâces. Ah! entrez donc, dArtagnan. DArtagnan parut. -- Que veut Sa Majesté? -- Dites donc, où est M. lévêque de Vannes, votre ami? -- Mais, Sire... -- Je lattends et ne le vois pas venir. Quon me le cherche. DArtagnan demeura un instant stupéfait, mais bientôt, réfléchissant quAramis avait quitté Vaux secrètement avec une mission du roi, il en conclut que le roi voulait garder le secret. -- Sire, répliqua-t-il, est-ce que Votre Majesté veut absolument quon lui amène M. dHerblay? -- Absolument nest pas le mot, répliqua Philippe; je nen ai pas un tel besoin; mais si on me le trouvait... «Jai deviné», se dit dArtagnan. -- Ce M. dHerblay, dit Anne dAutriche, cest lévêque de Vannes? -- Oui, madame. -- Un ami de M. Fouquet? -- Oui, madame, un ancien mousquetaire. Anne dAutriche rougit. -- Un de ces quatre braves qui, jadis, firent tant de merveilles. La vieille reine se repentit davoir voulu mordre; elle rompit lentretien pour y conserver le reste de ses dents. -- Quel que soit votre choix, Sire, dit-elle, je le tiens pour excellent. Tous sinclinèrent. -- Vous verrez, continua Philippe, la profondeur de M. de Richelieu, moins lavarice de M. de Mazarin. -- Un premier ministre, Sire? demanda Monsieur effrayé... -- Je vous conterai cela, mon frère; mais cest étrange que M. dHerblay ne soit pas ici! Il appela. -- Quon prévienne M. Fouquet, dit-il, jai à lui parler... Oh! devant vous, devant vous; ne vous retirez point. M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes de la reine, qui gardait le lit seulement par précaution, et pour avoir la force de suivre toutes les volontés du roi. Tandis que lon cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau roi continuait paisiblement ses épreuves, et tout le monde, famille, officiers, valets, reconnaissait le roi à son geste, à sa voix, à ses habitudes. De son côté, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et le dessin fidèles fournis par son complice Aramis, se conduisait de façon à ne pas même soulever un soupçon dans lesprit de ceux qui lentouraient. Rien désormais ne pouvait inquiéter lusurpateur. Avec quelle étrange facilité la Providence ne venait-elle pas de renverser la plus haute fortune du monde, pour y substituer la plus humble! Philippe admirait cette bonté de Dieu à son égard, et la secondait avec toutes les ressources de son admirable nature. Mais il sentait parfois comme une ombre se glisser sur les rayons de sa nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas. La conversation avait langui dans la famille royale; Philippe, préoccupé, oubliait de congédier son frère et Madame Henriette. Ceux-ci sétonnaient et perdaient peu à peu patience. Anne dAutriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en espagnol. Philippe ignorait complètement cette langue; il pâlit devant cet obstacle inattendu. Mais, comme si lesprit de limperturbable Aramis leût couvert de son infaillibilité, au lieu de se déconcerter, Philippe se leva. -- Eh bien! quoi? Répondez, dit Anne dAutriche. -- Quel est tout ce bruit? demanda Philippe en se tournant vers la porte de lescalier dérobé. Et lon entendait une voix qui criait: -- Par ici, par ici! Encore quelques degrés, Sire! -- La voix de M. Fouquet? dit dArtagnan placé près de la reine mère. -- M. dHerblay ne saurait être loin, ajouta Philippe. Mais il vit ce quil était bien loin de sattendre à voir si près de lui. Tous les yeux sétaient tournés vers la porte par laquelle allait entrer M. Fouquet; mais ce ne fut pas lui qui entra. Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre, cri douloureux poussé par le roi et les assistants. Il nest pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée renferme le plus déléments étranges et daccidents merveilleux, de contempler un spectacle pareil à celui quoffrait la chambre royale en ce moment. Les volets, à demi clos, ne laissaient pénétrer quune lumière incertaine tamisée par de grands rideaux de velours doublés dune épaisse soie. Dans cette pénombre moelleuse sétaient peu à peu dilatés les yeux, et chacun des assistants voyait les autres plutôt avec la confiance quavec la vue. Toutefois, on en arrive, dans ces circonstances, à ne laisser échapper aucun des détails environnants et le nouvel objet qui se présente apparaît lumineux comme sil était éclairé par le soleil. Cest ce qui arriva pour Louis XIV, lorsquil se montra pâle et le sourcil froncé sous la portière de lescalier secret. Fouquet laissa voir, derrière, son visage empreint de sévérité et de tristesse. La reine mère, qui aperçut Louis XIV, et qui tenait la main de Philippe, poussa le cri dont nous avons parlé, comme elle eût fait en voyant un fantôme. Monsieur eut un mouvement déblouissement et tourna la tête, de celui des deux rois quil apercevait en face, vers celui aux côtés duquel il se trouvait. Madame fit un pas en avant, croyant voir se refléter, dans une glace, son beau-frère. Et, de fait, lillusion était possible. Les deux princes, défaits lun et lautre, car nous renonçons à peindre lépouvantable saisissement de Philippe, et tremblants tous deux, crispant lun et lautre une main convulsive, se mesuraient du regard et plongeaient leurs yeux comme des poignards dans lâme lun de lautre. Muets, haletants, courbés, ils paraissaient prêts à fondre sur un ennemi. Cette ressemblance inouïe du visage, du geste, de la taille, tout, jusquà une ressemblance de costume décidée par le hasard, car Louis XIV était allé prendre au Louvre un habit de velours violet, cette parfaite analogie des deux princes acheva de bouleverser le coeur dAnne dAutriche. Elle ne devinait pourtant pas encore la vérité. Il y a de ces malheurs que nul ne veut accepter dans la vie. On aime mieux croire au surnaturel, à limpossible. Louis navait pas compté sur ces obstacles. Il sattendait, en entrant seulement, à être reconnu. Soleil vivant, il ne souffrait pas le soupçon dune parité avec qui que ce fût. Il nadmettait pas que tout flambeau ne devînt ténèbres à linstant où il faisait luire son rayon vainqueur. Aussi, à laspect de Philippe, fut-il plus terrifié peut-être quaucun autre autour de lui, et son silence son immobilité, furent ce temps de recueillement et de calme qui précède les violentes explosions de la colère. Mais Fouquet, qui pourrait peindre son saisissement et sa stupeur, en présence de ce portrait vivant de son maître? Fouquet pensa quAramis avait raison, que ce nouveau venu était un roi aussi pur dans sa race que lautre, et que, pour avoir répudié toute participation à ce coup dÉtat si habilement fait par le général des jésuites, il fallait être un fol enthousiaste indigne à jamais de tremper ses mains dans une oeuvre politique. Et puis cétait le sang de Louis XIII que Fouquet sacrifiait au sang de Louis XIII; cétait à une ambition égoïste quil sacrifiait une noble ambition; cétait au droit de garder quil sacrifiait le droit davoir. Toute létendue de sa faute lui fut révélée par le seul aspect du prétendant. Tout ce qui se passa dans lesprit de Fouquet fut perdu pour les assistants. Il eut cinq minutes pour concentrer ses méditations sur ce point du cas de conscience; cinq minutes, cest-à-dire cinq siècles, pendant lesquels les deux rois et leur famille trouvèrent à peine le temps de respirer dune si terrible secousse. DArtagnan, adossé au mur, en face de Fouquet, le poing sur son front, loeil fixe, se demandait la raison dun si merveilleux prodige. Il neût pu dire sur-le-champ pourquoi il doutait; mais il savait, assurément, quil avait eu raison de douter, et que, dans cette rencontre des deux Louis XIV, gisait toute la difficulté qui, pendant ces derniers jours, avait rendu la conduite dAramis si suspecte au mousquetaire. Toutefois, ces idées étaient enveloppées de voiles épais. Les acteurs de cette scène semblaient nager dans les vapeurs dun lourd réveil. Soudain Louis XIV, plus impatient et plus habitué à commander, courut à un des volets, quil ouvrit en déchirant les rideaux. Un flot de vive lumière entra dans la chambre et fit reculer Philippe jusquà lalcôve. Ce mouvement, Louis le saisit avec ardeur, et, sadressant à la reine: -- Ma mère, dit-il, ne reconnaissez-vous pas votre fils, puisque chacun ici a méconnu son roi? Anne dAutriche tressaillit et leva les bras au ciel sans pouvoir articuler un mot. -- Ma mère, dit Philippe avec une voix calme, ne reconnaissez-vous pas votre fils? Et, cette fois, Louis recula à son tour. Quant à Anne dAutriche, elle perdit léquilibre, frappée à la tête et au coeur par le remords. Nul ne laidant, car tous étaient pétrifiés, elle tomba sur son fauteuil en poussant un faible soupir. Louis ne put supporter ce spectacle et cet affront. Il bondit vers dArtagnan, que le vertige commençait à gagner, et qui chancelait en frôlant la porte, son point dappui. -- À moi, dit-il, mousquetaire! Regardez-nous au visage, et voyez lequel, de lui ou de moi, est plus pâle. Ce cri réveilla dArtagnan et vint remuer en son coeur la fibre de lobéissance. Il secoua son front, et, sans hésiter désormais, il marcha vers Philippe, sur lépaule duquel il appuya la main en disant: Monsieur, vous êtes mon prisonnier! Philippe ne leva pas les yeux au ciel, ne bougea pas de la place où il se tenait comme cramponné au parquet, loeil profondément attaché sur le roi son frère. Il lui reprochait, dans un sublime silence, tous ses malheurs passés, toutes ses tortures de lavenir. Contre ce langage de lâme, le roi ne se sentit plus de force; il baissa les yeux, entraîna précipitamment son frère et sa belle-soeur, oubliant sa mère étendue sans mouvement à trois pas du fils quelle laissait une seconde fois condamner à la mort. Philippe sapprocha dAnne dAutriche, et lui dit dune voix douce et noblement émue: -- Si je nétais pas votre fils, je vous maudirais, ma mère, pour mavoir rendu si malheureux. DArtagnan sentit un frisson passer dans la moelle de ses os. Il salua respectueusement le jeune prince, et lui dit à demi courbé: -- Excusez-moi, monseigneur, je ne suis quun soldat, et mes serments sont à celui qui sort de cette chambre. -- Merci, monsieur dArtagnan. Mais quest devenu M. dHerblay? -- M. dHerblay est en sûreté, monseigneur, dit une voix derrière eux, et nul, moi vivant ou libre, ne fera tomber un cheveu de sa tête. -- Monsieur Fouquet! dit le prince en souriant tristement. -- Pardonnez-moi, monseigneur, dit Fouquet en sagenouillant; mais celui qui vient de sortir dici était mon hôte. -- Voilà, murmura Philippe avec un soupir, de braves amis et de bons coeurs. Ils me font regretter ce monde. Marchez, monsieur dArtagnan, je vous suis. Au moment où le capitaine des mousquetaires allait sortir, Colbert apparut, remit à dArtagnan un ordre du roi et se retira. DArtagnan le lut et froissa le papier avec rage. -- Quy a-t-il? demanda le prince. -- Lisez, monseigneur, repartit le mousquetaire. Philippe lut ces mots tracés à la hâte de la main de Louis XIV: «M. dArtagnan conduira le prisonnier aux îles Sainte-Marguerite. Il lui couvrira le visage dune visière de fer, que le prisonnier ne pourra lever sous peine de vie.» -- Cest juste, dit Philippe avec résignation. Je suis prêt. -- Aramis avait raison, dit Fouquet, bas, au mousquetaire; celui- ci est roi bien autant que lautre. -- Plus! répliqua dArtagnan. Il ne lui manque que moi et vous. Chapitre CCXXXI -- Où Porthos croit courir après un duché Aramis et Porthos, ayant profité du temps accordé par Fouquet, faisaient, par leur rapidité, honneur à la cavalerie française. Porthos ne comprenait pas bien pour quel genre de mission on le forçait à déployer une vélocité pareille: mais comme il voyait Aramis piquant avec rage, lui, Porthos, piquait avec fureur. Ils eurent ainsi bientôt mis douze lieues entre eux et Vaux; puis il fallut changer de chevaux et organiser une sorte de service de poste. Cest pendant un relais que Porthos se hasarda discrètement à interroger Aramis. -- Chut! répliqua celui-ci; sachez seulement que notre fortune dépend de notre rapidité. Comme si Porthos eût été le mousquetaire sans sou ni maille de 1626, il poussa en avant. Ce mot magique de fortune signifie toujours quelque chose à loreille humaine. Il veut dire assez, pour ceux qui nont rien; il veut dire trop, pour ceux qui ont assez. -- On me fera duc, dit Porthos tout haut. Il se parlait à lui-même. -- Cela est possible, répliqua en souriant à sa façon Aramis, dépassé par le cheval de Porthos. Cependant la tête dAramis était en feu; lactivité du corps navait pas encore réussi à surmonter celle de lesprit. Tout ce quil y a de colères rugissantes, de douleurs aux dents aiguës, de menaces mortelles, se tordait, et mordait, et grondait dans la pensée du prélat vaincu. Sa physionomie offrait les traces bien visibles de ce rude combat. Libre, sur le grand chemin, de sabandonner au moins aux impressions du moment, Aramis ne se privait pas de blasphémer à chaque écart du cheval, à chaque inégalité de la route. Pâle, parfois inondé de sueurs bouillantes, tantôt sec et glacé, il battait les chevaux et leur ensanglantait les flancs. Porthos en gémissait, lui dont le défaut dominant nétait pas la sensibilité. Ainsi coururent-ils pendant huit grandes heures, et ils arrivèrent à Orléans. Il était quatre heures de laprès-midi. Aramis, en interrogeant ses souvenirs, pensa que rien ne démontrait la poursuite possible. Il eût été sans exemple quune troupe capable de prendre Porthos et lui fût fournie de relais suffisants pour faire quarante lieues en huit heures. Ainsi, en admettant la poursuite, ce qui nétait pas manifeste, les fuyards avaient cinq bonnes heures davance sur les poursuivants. Aramis pensa que se reposer nétait pas imprudence, mais que continuer était un coup de partie. En effet, vingt lieues de plus fournies avec cette rapidité, vingt lieues dévorées, et nul, pas même dArtagnan, ne pourrait rattraper les ennemis du roi. Aramis fit donc à Porthos le chagrin de remonter à cheval. On courut jusquà sept heures du soir; on navait plus quune poste pour arriver à Blois. Mais, là, un contretemps diabolique vint alarmer Aramis. Les chevaux manquaient à la poste. Le prélat se demanda par quelle machination infernale ses ennemis étaient arrivés à lui ôter le moyen daller plus loin, lui qui ne reconnaissait pas le hasard pour un dieu, lui qui trouvait à tout résultat sa cause; il aimait mieux croire que le refus du maître de poste, à une pareille heure, dans un pareil pays, était la suite dun ordre émané de haut; ordre donné en vue darrêter court le faiseur de majesté dans sa fuite. Mais, au moment où il allait semporter pour avoir, soit une explication, soit un cheval, une idée lui vint. Il se rappela que le comte de La Fère logeait dans les environs. -- Je ne voyage pas, dit-il, et je ne fais pas poste entière. Donnez-moi deux chevaux pour aller rendre visite à un seigneur de mes amis qui habite près dici. -- Quel seigneur? demanda le maître de poste. -- M. le comte de La Fère. -- Oh! répondit cet homme en se découvrant avec respect, un digne seigneur. Mais, quel que soit mon désir de lui être agréable, je ne puis vous donner deux chevaux; tous ceux de ma poste sont retenus par M. le duc de Beaufort. -- Ah! fit Aramis désappointé. -- Seulement, continua le maître de poste, sil vous plaît de monter dans un petit chariot que jai, jy ferai mettre un vieux cheval aveugle qui na plus que des jambes, et qui vous conduira chez M. le comte de La Fère. -- Cela vaut un louis, dit Aramis. -- Non, monsieur, cela ne vaut jamais quun écu; cest le prix que me paie M. Grimaud, lintendant du comte, toutes les fois quil se sert de mon chariot, et je ne voudrais pas que M. le comte eût à me reprocher davoir fait payer trop cher un de ses amis. -- Ce sera comme il vous plaira, dit Aramis, et surtout comme il plaira au comte de La Fère, que je me garderai bien de désobliger. Vous aurez votre écu; seulement, jai bien le droit de vous donner un louis pour votre idée. -- Sans doute, répliqua le maître tout joyeux. Et il attela lui-même son vieux cheval à la carriole criarde. Pendant ce temps-là, Porthos était curieux à voir. Il se figurait avoir découvert le secret; il ne se sentait pas daise: dabord, parce que la visite chez Athos lui était particulièrement agréable; ensuite, parce quil était dans lespérance de trouver à la fois un bon lit et un bon souper. Le maître, ayant fini datteler, proposa un de ses valets pour conduire les étrangers à La Fère. Porthos sassit dans le fond avec Aramis et lui dit à loreille: -- Je comprends. -- Ah! ah! répondit Aramis; et que comprenez-vous, cher ami? -- Nous allons, de la part du roi, faire quelque grande proposition à Athos. -- Peuh! fit Aramis. -- Ne me dites rien, ajouta le bon Porthos en essayant de contrepeser assez solidement pour éviter les cahots; ne me dites rien, je devinerai. -- Eh bien! cest cela, mon ami, devinez, devinez. On arriva vers neuf heures du soir chez Athos, par un clair de lune magnifique. Cette admirable clarté réjouissait Porthos au-delà de toute expression; mais Aramis sen montra incommodé à un degré presque égal. Il en témoigna quelque chose à Porthos, qui lui répondit: -- Bien! je devine encore. La mission est secrète. Ce furent ses derniers mots en voiture. Le conducteur les interrompit par ceux-ci: -- Messieurs, vous êtes arrivés. Porthos et son compagnon descendirent devant la porte du petit château. Cest là que nous allons retrouver Athos et Bragelonne, disparus tous deux depuis la découverte de linfidélité de La Vallière. Sil est un mot plein de vérité, cest celui-ci: les grandes douleurs renferment en elles-mêmes le germe de leur consolation. En effet, cette douloureuse blessure faite à Raoul avait rapproché de lui son père, et Dieu sait si elles étaient douces, les consolations qui coulaient de la bouche éloquente et du coeur généreux dAthos. La blessure ne sétait point cicatrisée; mais Athos, à force de converser avec son fils, à force de mêler un peu de sa vie à lui dans celle du jeune homme, avait fini par lui faire comprendre que cette douleur de la première infidélité est nécessaire à toute existence humaine, et que nul na aimé sans la connaître. Raoul écoutait souvent, il nentendait pas. Rien ne remplace, dans le coeur vivement épris, le souvenir et la pensée de lobjet aimé. Raoul répondait alors à son père: -- Monsieur, tout ce que vous me dites est vrai; je crois que nul na autant souffert que vous par le coeur; mais vous êtes un homme trop grand par lintelligence, trop éprouvé par les malheurs, pour ne pas permettre la faiblesse au soldat qui souffre pour la première fois. Je paie un tribut que je ne paierai pas deux fois; permettez-moi de me plonger si avant dans ma douleur, que je my oublie moi-même, que jy noie jusquà ma raison. -- Raoul! Raoul! -- Écoutez, monsieur; jamais je ne maccoutumerai à cette idée que Louise, la plus chaste et la plus naïve des femmes, a pu tromper aussi lâchement un homme aussi honnête et aussi aimant que je le suis; jamais je ne pourrai me décider à voir ce masque doux et bon se changer en une figure hypocrite et lascive. Louise perdue! Louise infâme! Ah! monsieur, cest bien plus cruel pour moi que Raoul abandonné, que Raoul malheureux! Athos employait alors le remède héroïque. Il défendait Louise contre Raoul, et justifiait sa perfidie par son amour. -- Une femme qui eût cédé au roi parce quil est le roi, disait- il, mériterait le nom dinfâme; mais Louise aime Louis. Jeunes tous deux, ils ont oublié, lui son rang, elle ses serments. Lamour absout tout, Raoul. Les deux jeunes gens saiment avec franchise. Et, quand il avait donné ce coup de poignard, Athos voyait en soupirant Raoul bondir sous la cruelle blessure, et senfuir au plus épais du bois ou se réfugier dans sa chambre doù, une heure après, il sortait pâle, tremblant, mais dompté. Alors, revenant à Athos avec un sourire, il lui baisait la main, comme le chien qui vient dêtre battu caresse un bon maître pour racheter sa faute. Raoul, lui, nécoutait que sa faiblesse, et il navouait que sa douleur. Ainsi se passèrent les jours qui suivirent cette scène dans laquelle Athos avait si violemment agité lorgueil indomptable du roi. Jamais, en causant avec son fils, il ne fit allusion à cette scène; jamais il ne lui donna les détails de cette vigoureuse sortie qui eût peut-être consolé le jeune homme en lui montrant son rival abaissé. Athos ne voulait point que lamant offensé oubliât le respect dû au roi. Et quand Bragelonne, ardent, furieux, sombre, parlait avec mépris des paroles royales, de la foi équivoque que certains fous puisent dans la promesse tombée du trône; quand, passant deux siècles avec la rapidité dun oiseau qui traverse un détroit pour aller dun monde à lautre, Raoul en venait à prédire le temps où les rois sembleraient plus petits que les hommes, Athos lui disait de sa voix sereine et persuasive: -- Vous avez raison, Raoul; tout ce que vous dites arrivera: les rois perdront leur prestige, comme perdent leurs clartés les étoiles qui ont fait leur temps. Mais, lorsque ce moment viendra, Raoul, nous serons morts; et rappelez-vous bien ce que je vous dis: en ce monde, il faut pour tous, hommes, femmes et rois, vivre au présent; nous ne devons vivre selon lavenir que pour Dieu. Voilà de quoi sentretenaient, comme toujours, Athos et Raoul, en arpentant la longue allée de tilleuls dans le parc, lorsque retentit soudain la clochette qui servait à annoncer au comte soit lheure du repas, soit une visite. Machinalement et sans y attacher dimportance, il rebroussa chemin avec son fils, et tous les deux se trouvèrent, au bout de lallée, en présence de Porthos et dAramis. Chapitre CCXXXII -- Les derniers adieux Raoul poussa un cri de joie et serra tendrement Porthos dans ses bras. Aramis et Athos sembrassèrent en vieillards. Cet embrassement même était une question pour Aramis, qui, aussitôt: -- Ami, dit-il, nous ne sommes pas pour longtemps avec vous. -- Ah! fit le comte. -- Le temps, interrompit Porthos de vous conter mon bonheur. -- Ah! fit Raoul. Athos regarda silencieusement Aramis, dont déjà lair sombre lui avait paru bien peu en harmonie avec les bonnes nouvelles dont parlait Porthos. -- Quel est le bonheur qui vous arrive? Voyons, demanda Raoul en souriant. -- Le roi me fait duc, dit avec mystère le bon Porthos, se penchant à loreille du jeune homme; duc à brevet! Mais les apartés de Porthos avaient toujours assez de vigueur pour être entendus de tout le monde; ses murmures étaient au diapason dun rugissement ordinaire. Athos entendit et poussa une exclamation qui fit tressaillir Aramis. Celui-ci prit le bras dAthos, et, après avoir demandé à Porthos la permission de causer quelques moments à lécart: -- Mon cher Athos, dit-il au comte, vous me voyez navré de douleur. -- De douleur? sécria le comte. Ah! cher ami! -- Voici, en deux mots: jai fait, contre le roi, une conspiration; cette conspiration a manqué, et, à lheure quil est, on me cherche sans doute. -- On vous cherche!... une conspiration!... Eh! mon ami, que me dites vous là? -- Une triste vérité. Je suis tout bonnement perdu. -- Mais Porthos... ce titre de duc... quest-ce que tout cela? -- Voilà le sujet de ma plus vive peine; voilà le plus profond de ma blessure. Jai, croyant à un succès infaillible, entraîné Porthos dans ma conjuration. Il y a donné, comme vous savez quil donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, et, aujourdhui, le voilà si bien compromis avec moi, quil est perdu comme moi. -- Mon Dieu! Et Athos se retourna vers Porthos, qui leur sourit agréablement. -- Il faut vous faire tout comprendre. Écoutez-moi, continua Aramis. Et il raconta lhistoire que nous connaissons. Athos sentit plusieurs fois, durant le récit, son front se mouiller de sueur. -- Cest une grande idée, dit-il; mais cétait une grande faute. -- Dont je suis puni, Athos. -- Aussi ne vous dirai-je pas ma pensée entière. -- Dites. -- Cest un crime. -- Capital, je le sais. Lèse-majesté! -- Porthos! pauvre Porthos! -- Que voulez-vous que je fasse? Le succès, je vous lai dit, était certain. -- M. Fouquet est un honnête homme. -- Et moi, je suis un sot, de lavoir si mal jugé, fit Aramis. Oh! la sagesse des hommes! oh! meule immense qui broie un monde, et qui, un jour, est arrêtée par le grain de sable qui tombe, on ne sait comment, dans ses rouages! -- Dites par un diamant, Aramis. Enfin, le mal est fait. Que comptez-vous devenir? -- Jemmène Porthos. Jamais le roi ne voudra croire que le digne homme ait agi naïvement; jamais il ne voudra croire que Porthos ait cru servir le roi en agissant comme il a fait. Sa tête paierait ma faute. Je ne le veux pas. -- Vous lemmenez, où? -- À Belle-Île, dabord. Cest un refuge imprenable. Puis jai la mer et un navire pour passer, soit en Angleterre, où jai beaucoup de relations... -- Vous? en Angleterre? -- Oui. Ou bien en Espagne, où jen ai davantage encore...: -- En exilant Porthos, vous le ruinez, car le roi confisquera ses biens. -- Tout est prévu. Je saurai, une fois en Espagne, me réconcilier avec Louis XIV et faire rentrer Porthos en grâce. -- Vous avez du crédit, à ce que je vois, Aramis! dit Athos dun air discret. -- Beaucoup, et au service de mes amis, ami Athos. Ces mots furent accompagnés dune sincère pression de main. -- Merci, répliqua le comte. -- Et, puisque nous en sommes là, dit Aramis, vous aussi vous êtes un mécontent; vous aussi, Raoul aussi, vous avez des griefs contre le roi. Imitez notre exemple. Passez à Belle-Île. Puis nous verrons... Je vous garantis sur lhonneur que, dans un mois, la guerre aura éclaté entre la France et lEspagne, au sujet de ce fils de Louis XIII, qui est un infant aussi, et que la France détient inhumainement. Or, comme Louis XIV ne voudra pas dune guerre faite pour ce motif, je vous garantis une transaction dont le résultat donnera la grandesse à Porthos et à moi, et un duché en France à vous, qui êtes déjà grand dEspagne. Voulez-vous? -- Non; moi, jaime mieux avoir quelque chose à reprocher au roi; cest un orgueil naturel à ma race que de prétendre à la supériorité sur les races royales. Faisant ce que vous me proposez, je deviendrais lobligé du roi; jy gagnerais certainement sur cette terre, jy perdrais dans ma conscience. Merci. -- Alors, donnez-moi deux choses, Athos: votre absolution... -- Oh! je vous la donne, si vous avez réellement voulu venger le faible et lopprimé contre loppresseur. -- Cela me suffit, répondit Aramis avec une rougeur qui seffaça dans la nuit. Et maintenant donnez-moi vos deux meilleurs chevaux pour gagner la seconde poste, attendu que lon men a refusé sous prétexte dun voyage que M. de Beaufort fait dans ces parages. -- Vous aurez mes deux meilleurs chevaux, Aramis, et je vous recommande Porthos. -- Oh! soyez sans crainte. Un mot encore: trouvez-vous que je manoeuvre pour lui comme il convient? -- Le mal étant fait, oui; car le roi ne lui pardonnerait pas, et puis vous avez toujours, quoi quil en dise, un appui dans M. Fouquet, lequel ne vous abandonnera pas, étant, lui aussi, fort compromis, malgré son trait héroïque. -- Vous avez raison. Voilà pourquoi, au lieu de gagner tout de suite la mer, ce qui déclarerait ma peur et mavouerait coupable, voilà pourquoi je reste sur le sol français. Mais Belle-Île sera pour moi le sol que je voudrai: anglais, espagnol ou romain; le tout consiste pour moi dans le pavillon que jarborerai. -- Comment cela? -- Cest moi qui ai fortifié Belle-Île, et nul ne prendra Belle- Île, moi la défendant. Et puis, comme vous lavez dit tout à lheure, M. Fouquet est là. On nattaquera pas Belle-Île sans la signature de M. Fouquet. -- Cest juste. Néanmoins, soyez prudent. Le roi est rusé et il est fort. Aramis sourit. -- Je vous recommande Porthos, répéta le comte avec une sorte de froide insistance. -- Ce que je deviendrai, comte, répliqua Aramis avec le même ton, notre frère Porthos le deviendra. Athos sinclina en serrant la main dAramis, et alla embrasser Porthos avec effusion. -- Jétais né heureux nest-ce pas? murmura celui-ci, transporté, en senveloppant de son manteau. -- Venez, très cher, dit Aramis. Raoul était allé devant pour donner des ordres et faire seller les deux chevaux. Déjà le groupe sétait divisé. Athos voyait ses deux amis sur le point de partir; quelque chose comme un brouillard passa devant ses yeux et pesa sur son coeur. «Cest étrange! pensa-t-il. Doù vient cette envie que jai dembrasser Porthos encore une fois?» Justement Porthos sétait retourné, et il venait à son vieil ami les bras ouverts. Cette dernière étreinte fut tendre comme dans la jeunesse, comme dans les temps où le coeur était chaud, la vie heureuse. Et puis Porthos monta sur son cheval. Aramis revint aussi pour entourer de ses bras le cou dAthos. Ce dernier les vit sur le grand chemin sallonger dans lombre avec leurs manteaux blancs. Pareils à deux fantômes, ils grandissaient en séloignant de terre, et ce nest pas dans la brume, dans la pente du sol quils se perdirent: à bout de perspective, tous deux semblèrent avoir donné du pied un élan qui les faisait disparaître évaporés dans les nuages. Alors Athos, le coeur serré, retourna vers la maison en disant à Bragelonne: -- Raoul, je ne sais quoi vient de me dire que javais vu ces deux hommes pour la dernière fois. -- Il ne métonne pas, monsieur, que vous ayez cette pensée, répondit le jeune homme, car je lai en ce moment même, et moi aussi, je pense que je ne verrai plus jamais MM. du Vallon et dHerblay. -- Oh! vous, reprit le comte, vous me parlez en homme attristé par une autre cause, vous voyez tout en noir; mais vous êtes jeune; et sil vous arrive de ne plus voir ces vieux amis, cest quils ne seront plus du monde où vous avez bien des années à passer. Mais, moi... Raoul secoua doucement la tête, et sappuya sur lépaule du comte, sans que ni lun ni lautre trouvât un mot de plus en son coeur, plein à déborder. Tout à coup, un bruit de chevaux et de voix, à lextrémité de la route de Blois, attira leur attention de ce côté. Des porte-flambeaux à cheval secouaient joyeusement leurs torches sur les arbres de la route, et se retournaient de temps en temps pour ne pas distancer les cavaliers qui les suivaient. Ces flammes, ce bruit, cette poussière dune douzaine de chevaux richement caparaçonnés, firent un contraste étrange au milieu de la nuit avec la disparition sourde et funèbre des deux ombres de Porthos et dAramis. Athos rentra chez lui. Mais il navait pas gagné son parterre, que la grille dentrée parut senflammer; tous ces flambeaux sarrêtèrent et embrasèrent la route. Un cri retentit: -- M. le duc de Beaufort! Et Athos sélança vers la porte de sa maison. Déjà le duc était descendu de cheval et cherchait des yeux autour de lui. -- Me voici, monseigneur, fit Athos. -- Eh! bonsoir, cher comte, répliqua le prince avec cette franche cordialité qui lui gagnait tous les coeurs. Est-il trop tard pour un ami? -- Ah! mon prince, entrez, dit le comte. Et, M. de Beaufort sappuyant sur le bras dAthos ils entrèrent dans la maison, suivis de Raoul, qui marchait respectueusement et modestement parmi les officiers du prince, au nombre desquels il comptait plusieurs amis. Chapitre CCXXXIII -- M. de Beaufort Le prince se retourna au moment où Raoul, pour le laisser seul avec Athos, fermait la porte et sapprêtait à passer avec les officiers dans une salle voisine. -- Cest là ce jeune garçon que jai tant entendu vanter par M. le prince? demanda M. de Beaufort. -- Cest lui, oui, monseigneur. -- Cest un soldat! Il nest pas de trop, gardez-le, comte. -- Restez, Raoul, puisque Monseigneur le permet, dit Athos. -- Le voilà grand et beau, sur ma foi! continua le duc. Me le donnerez vous, monsieur, si je vous le demande? -- Comment lentendez-vous, monseigneur, dit Athos. -- Oui, je viens ici pour vous faire mes adieux. -- Vos adieux, monseigneur? -- Oui, en vérité. Navez-vous aucune idée de ce que je vais devenir? -- Mais ce que vous avez toujours été, monseigneur, un vaillant prince et un excellent gentilhomme. -- Je vais devenir un prince dAfrique, un gentilhomme bédouin. Le roi menvoie pour faire des conquêtes chez les Arabes. -- Que dites-vous là, monseigneur? -- Cest étrange, nest-ce pas? Moi, le Parisien par essence, moi qui ai régné sur les faubourgs et quon appelait le roi des Halles, je passe de la place Maubert aux minarets de Djidgelli; je me fais de frondeur aventurier! -- Oh! monseigneur, si vous ne me disiez pas cela... -- Ce ne serait pas croyable, nest-il pas vrai? Croyez moi cependant, et disons-nous adieu. Voilà ce que cest que de rentrer en faveur. -- En faveur? -- Oui. Vous souriez? Ah! Cher comte, savez-vous pourquoi jaurais accepté? le savez-vous bien? -- Parce que Votre Altesse aime la gloire avant tout. -- Oh! non, ce nest pas glorieux, voyez-vous, daller tirer le mousquet contre ces sauvages. La gloire, je ne la prends pas par là, moi, et il est plus probable que jy trouverai autre chose... Mais jai voulu et je veux, entendez-vous bien, mon cher comte? que ma vie ait cette dernière facette après tous les bizarres miroitements que je me suis vu faire depuis cinquante ans. Car enfin, vous lavouerez, cest assez étrange dêtre né fils de roi, davoir fait la guerre à des rois, davoir compté parmi les puissances dans le siège, davoir bien tenu son rang, de sentir son Henri IV, dêtre grand amiral de France, et daller se faire tuer à Djidgelli, parmi tous ces Turcs, Sarrasins et Mauresques. -- Monseigneur, vous insistez étrangement sur ce sujet, dit Athos troublé. Comment supposez-vous quune si brillante destinée ira se perdre sous ce misérable éteignoir? -- Est-ce que vous croyez, homme juste et simple, que, si je vais en Afrique pour ce ridicule motif, je ne chercherai pas à en sortir sans ridicule? Est-ce que je ne ferai pas parler de moi? Est-ce que, pour faire parler de moi aujourdhui quand il y a M. le prince, M. de Turenne et plusieurs autres, mes contemporains, moi, lamiral de France, le fils de Henri IV, le roi de Paris, jai autre chose à faire que de me faire tuer? Cordieu! on en parlera, vous dis-je; je serais tué envers et contre tous. Si ce nest pas là, ce sera ailleurs. -- Allons, monseigneur, répondit Athos, voilà de lexagération, et vous nen avez jamais montré quen bravoure. -- Peste! cher ami, cest bravoure que sen aller au scorbut, aux dysenteries, aux sauterelles, aux flèches empoisonnées, comme mon aïeul saint Louis. Savez-vous quils ont encore des flèches empoisonnées, ces drôles-là? Et puis, vous me connaissez, jy pense depuis longtemps et, vous le savez, quand je veux une chose, je la veux bien. -- Vous avez voulu sortir de Vincennes, monseigneur. -- Oh! vous my avez aidé, mon maître; et, à propos, je me tourne et retourne sans apercevoir mon vieil ami, M. Vaugrimaud. Comment va-t-il? -- M. Vaugrimaud est toujours le très respectueux serviteur de Votre Altesse, dit en souriant Athos. -- Jai là cent pistoles pour lui que japporte comme legs. Mon testament est fait, comte. -- Ah! monseigneur! monseigneur! -- Et vous comprenez que, si lon voyait Grimaud sur mon testament... Le duc se mit à rire; puis, sadressant à Raoul qui, depuis le commencement de cette conversation, était tombé dans une rêverie profonde: -- Jeune homme, dit-il, je sais ici un certain vin de Vouvray, je crois... Raoul sortit précipitamment pour faire servir le duc. Pendant ce temps, M. de Beaufort prenait la main dAthos. -- Quen voulez-vous faire? demanda-t-il. -- Rien, quant à présent, monseigneur. -- Ah! oui, je sais; depuis la passion du roi pour... La Vallière. -- Oui, monseigneur. -- Cest donc vrai, tout cela?... Je lai connue, moi, je crois, cette petite La Vallière. Elle nest pas belle, il me semble... -- Non, monseigneur, dit Athos. -- Savez-vous qui elle me rappelle? -- Elle rappelle quelquun à Votre Altesse? -- Elle me rappelle une jeune fille assez agréable, dont la mère habitait les Halles. -- Ah! ah! fit Athos en souriant. -- Le bon temps! ajouta M. de Beaufort. Oui La Vallière me rappelle cette fille. -- Qui eut un fils, nest-ce pas? -- Je crois que oui, répondit le duc avec une naïveté insouciante, avec un oubli complaisant, dont rien ne saurait traduire le ton et la valeur vocale. Or, voilà le pauvre Raoul, qui est bien votre fils, hein?... -- Cest mon fils, oui, monseigneur. -- Voilà que ce pauvre garçon est débouté par le roi, et lon boude? -- Mieux que cela, monseigneur, on sabstient. -- Vous allez laisser croupir ce garçon-là? Cest un tort. Voyons, donnez le-moi. -- Je veux le garder, monseigneur. Je nai plus que lui au monde, et, tant quil voudra rester... -- Bien, bien, répondit le duc. Cependant, je vous leusse bientôt raccommodé. Je vous assure quil est dune pâte dont on fait les maréchaux de France, et jen ai vu sortir plus dun dune étoffe semblable. -- Cest possible, monseigneur, mais cest le roi qui fait les maréchaux de France, et jamais Raoul nacceptera rien du roi. Raoul brisa cet entretien par son retour. Il précédait Grimaud, dont les mains, encore sûres, portaient le plateau chargé dun verre et dune bouteille du vin favori de M. le duc. En voyant son vieux protégé, le duc poussa une exclamation de plaisir. -- Grimaud! Bonsoir, Grimaud, dit-il; comment va? Le serviteur sinclina profondément, aussi heureux que son noble interlocuteur. -- Deux amis! dit le duc en secouant dune façon vigoureuse lépaule de lhonnête Grimaud. Autre salut plus profond et encore plus joyeux de Grimaud. -- Que vois-je là, comte? Un seul verre! -- Je ne bois avec Votre Altesse que si Votre Altesse minvite, dit Athos avec une noble humilité. -- Cordieu! vous avez raison de navoir fait apporter quun verre, nous y boirons tous deux comme deux frères darmes. À vous, dabord, comte. -- Faites-moi la grâce tout entière, dit Athos en repoussant doucement le verre. -- Vous êtes un charmant ami, répliqua le duc de Beaufort, qui but et passa le gobelet dor à son compagnon. Mais ce nest pas tout, continua-t-il: jai encore soif et je veux faire honneur à ce beau garçon qui est là debout. Je porte bonheur, vicomte, dit-il à Raoul; souhaitez quelque chose en buvant dans mon verre, et la peste métouffe, si ce que vous souhaitez narrive pas. Il tendit le gobelet à Raoul, qui y mouilla précipitamment ses lèvres, et dit avec la même promptitude: -- Jai souhaité quelque chose, monseigneur. Ses yeux brillaient dun feu sombre, le sang avait monté à ses joues; il effraya Athos, rien que par son sourire. -- Et quavez-vous souhaité? reprit le duc en se laissant aller dans le fauteuil, tandis que dune main il remettait la bouteille et une bourse à Grimaud. -- Monseigneur, voulez-vous me promettre de maccorder ce que jai souhaité? -- Pardieu! puisque cest dit. -- Jai souhaité, monsieur le duc, daller avec vous à Djidgelli. Athos pâlit et ne put réussir à cacher son trouble. Le duc regarda son ami, comme pour laider à parer ce coup imprévu. -- Cest difficile, mon cher vicomte, bien difficile, ajouta-t-il un peu bas. -- Pardon, monseigneur, jai été indiscret, reprit Raoul dune voix ferme; mais, comme vous maviez vous-même invité à souhaiter... -- À souhaiter de me quitter, dit Athos. -- Oh! monsieur... le pouvez-vous croire? -- Eh bien! mordieu! sécria le duc, il a raison le petit vicomte; que fera-t il ici? Il pourrira de chagrin. Raoul rougit; le prince, emporté, continua: -- La guerre, cest une destruction; on y gagne tout, on ny perd quune chose, la vie; alors, tant pis! -- Cest-à-dire la mémoire, fit vivement Raoul, cest-à-dire tant mieux! Il se repentit davoir parlé si vite, en voyant Athos se lever et ouvrir la fenêtre. Ce geste cachait sans doute une émotion. Raoul se précipita vers le comte. Mais Athos avait déjà dévoré son regret, car il reparut aux lumières avec une physionomie sereine et impassible. -- Eh bien! fit le duc, voyons! part-il ou ne part-il pas? Sil part, comte, il sera mon aide de camp, mon fils. -- Monseigneur! sécria Raoul en ployant le genou. -- Monseigneur, sécria le comte en prenant la main du duc, Raoul fera ce quil voudra. -- Oh! non, monsieur, ce que vous voudrez, interrompit le jeune homme. -- Par la corbleu! fit le prince à son tour, ce nest le comte ni le vicomte qui fera sa volonté, ce sera moi. Je lemmène. La marine, cest un avenir superbe, mon ami. Raoul sourit encore si tristement, que, cette fois; Athos en eut le coeur navré, et lui répondit par un regard sévère. Raoul comprenait tout; il reprit son calme et sobserva si bien, que plus un mot ne lui échappa. Le duc se leva, voyant lheure avancée, et dit très vite: -- Je suis pressé, moi; mais, si lon me dit que jai perdu mon temps à causer avec un ami, je répondrai que jai fait une bonne recrue. -- Pardon, monsieur le duc, interrompit Raoul, ne dites pas cela au roi, car ce nest pas le roi que je servirai. -- Eh! mon ami, qui donc serviras-tu? Ce nest plus le temps où tu eusses pu dire: «Je suis à M. de Beaufort.» Non, aujourdhui, nous sommes tous au roi, grands et petits. Cest pourquoi, si tu sers sur mes vaisseaux, pas déquivoque mon cher vicomte, cest bien le roi que tu serviras. Athos attendait, avec une sorte de joie impatiente, la réponse quallait faire, à cette embarrassante question, Raoul, lintraitable ennemi du roi, son rival. Le père espérait que lobstacle renverserait le désir. Il remerciait presque M. de Beaufort, dont la légèreté ou la généreuse réflexion venait de remettre en doute le départ dun fils, sa seule joie. Mais Raoul, toujours ferme et tranquille: -- Monsieur le duc, répliqua-t-il, cette objection que vous me faites, je lai déjà résolue dans mon esprit. Je servirai sur vos vaisseaux, puisque vous me faites la grâce de memmener; mais jy servirai un maître plus puissant que le roi, jy servirai Dieu. -- Dieu! comment cela? firent à la fois Athos et le prince. -- Mon intention est de faire profession et de devenir chevalier de Malte, ajouta Bragelonne, qui laissa tomber une à une ces paroles, plus glacées que les gouttes descendues des arbres noirs après les tempêtes de lhiver. Sous ce dernier coup, Athos chancela et le prince fut ébranlé lui- même. Grimaud poussa un sourd gémissement et laissa tomber la bouteille, qui se brisa sur le tapis sans que nul y fît attention. M. de Beaufort regarda en face le jeune homme, et lut sur ses traits, bien quil eût les yeux baissés, le feu dune résolution devant laquelle tout devait céder. Quant à Athos, il connaissait cette âme tendre et inflexible; il ne comptait pas la faire dévier du fatal chemin quelle venait de se choisir. Il serra la main que lui tendait le duc. -- Comte, je pars dans deux jours pour Toulon, fit M. de Beaufort. Me viendrez-vous retrouver à Paris pour que je sache votre résolution? -- Jaurai lhonneur daller vous y remercier de toutes vos bontés, mon prince, répliqua le comte. -- Et amenez-moi toujours le vicomte, quil me suive ou ne me suive pas, ajouta le duc; il a ma parole, et je ne lui demande que la vôtre. Ayant ainsi jeté un peu de baume sur la blessure de ce coeur paternel, le duc tira loreille au vieux Grimaud qui clignait des yeux plus quil nest naturel, et il rejoignit son escorte dans le parterre. Les chevaux, reposés et frais par cette belle nuit mirent lespace entre le château et leur maître. Athos et Bragelonne se retrouvèrent seuls face à face. Onze heures sonnaient. Le père et le fils gardèrent lun vis-à-vis de lautre un silence que tout observateur intelligent eût deviné plein de cris et de sanglots. Mais ces deux hommes étaient trempés de telle sorte, que toute émotion senfonçait, perdue à jamais, quand ils avaient résolu de la comprimer dans leur coeur. Ils passèrent donc silencieux et presque haletants lheure qui précède minuit. Lhorloge, en sonnant, leur indiqua seule combien de minutes avait duré ce voyage douloureux fait par leurs âmes, dans limmensité des souvenirs du passé et des craintes de lavenir. Athos se leva le premier en disant: -- Il est tard... À demain, Raoul! Raoul se leva à son tour et vint embrasser son père. Celui-ci le retint sur sa poitrine, et lui dit dune voix altérée: -- Dans deux jours, vous maurez donc quitté, quitté à jamais, Raoul? -- Monsieur, répliqua le jeune homme, javais fait un projet, celui de me percer le coeur avec mon épée, mais vous meussiez trouvé lâche; jai renoncé à ce projet, et puis il fallait nous quitter. -- Vous me quittez en partant, Raoul. -- Écoutez-moi encore, monsieur, je vous en supplie. Si je ne pars pas, je mourrai ici de douleur et damour. Je sais combien jai encore de temps à vivre ici. Renvoyez-moi vite, monsieur, ou vous me verrez lâchement expirer sous vos yeux, dans votre maison; cest plus fort que ma volonté, cest plus fort que mes forces; vous voyez bien que, depuis un mois, jai vécu trente ans, et que je suis au bout de ma vie. -- Alors, dit Athos froidement, vous partez avec lintention daller vous faire tuer en Afrique? oh! dites-le... ne mentez pas. Raoul pâlit et se tut pendant deux secondes, qui furent pour son père deux heures dagonie, puis tout à coup: -- Monsieur, dit-il, jai promis de me donner à Dieu. En échange de ce sacrifice que je fais de ma jeunesse et de ma liberté, je ne lui demanderai quune chose: cest de me conserver pour vous, parce que vous êtes le seul lien qui mattache encore à ce monde. Dieu seul peut me donner la force pour ne pas oublier que je vous dois tout, et que rien ne me doit être avant vous. Athos embrassa tendrement son fils et lui dit: -- Vous venez de me répondre une parole dhonnête homme; dans deux jours, nous serons chez M. de Beaufort, à Paris: et cest vous qui ferez alors ce quil vous conviendra de faire. Vous êtes libre, Raoul. Adieu! Et il gagna lentement sa chambre à coucher. Raoul descendit dans le jardin, où il passa la nuit dans lallée des tilleuls. Chapitre CCXXXIV -- Préparatifs de départ Athos ne perdit plus le temps à combattre cette immuable résolution. Il mit tous ses soins à faire préparer, pendant les deux jours que le duc lui avait accordés, tout léquipage de Raoul. Ce travail regardait le bon Grimaud, lequel sy appliqua sur-le-champ, avec le coeur et lintelligence quon lui connaît. Athos donna ordre à ce digne serviteur de prendre la route de Paris quand les équipages seraient prêts, et, pour ne pas sexposer à faire attendre le duc ou, tout au moins, à mettre Raoul en retard si le duc sapercevait de son absence, il prit, dès le lendemain de la visite de M. de Beaufort, le chemin de Paris avec son fils. Ce fut pour le pauvre jeune homme une émotion bien facile à comprendre que celle dun retour à Paris, au milieu de tous les gens qui lavaient connu et qui lavaient aimé. Chaque visage rappelait, à celui qui avait tant souffert une souffrance, à celui qui avait tant aimé, une circonstance de son amour. Raoul, en se rapprochant de Paris, se sentait mourir. Une fois à Paris, il nexista réellement plus. Lorsquil arriva chez M. de Guiche, on lui expliqua que M. de Guiche était chez Monsieur. Raoul prit le chemin du Luxembourg, et, une fois arrivé, sans sêtre douté quil allait dans un endroit où La Vallière avait vécu, il entendit tant de musique et respira tant de parfums, il entendit tant de rires joyeux et vit tant dombres dansantes, que, sans une charitable femme qui laperçut morne et pâle sous une portière, il fût demeuré là quelques moments, puis serait parti sans jamais revenir. Mais comme nous lavons dit, aux premières antichambres il avait arrêté ses pas uniquement pour ne point se mêler à toutes ces existences heureuses quil sentait sagiter dans les salles voisines. Et, comme un valet de Monsieur, le reconnaissant, lui avait demandé sil comptait voir Monsieur ou Madame, Raoul lui avait à peine répondu et était tombé sur un banc près de la portière de velours, regardant une horloge qui venait de sarrêter depuis une heure. Le valet avait passé; un autre était arrivé alors plus instruit encore, et avait interrogé Raoul pour savoir sil voulait quon prévînt M. de Guiche. Ce nom navait pas éveillé lattention du pauvre Raoul. Le valet, insistant, sétait mis à raconter que de Guiche venait dinventer un jeu de loterie nouveau, et quil lapprenait à ces dames. Raoul, ouvrant de grands yeux comme le distrait de Théophraste, navait plus répondu; mais sa tristesse en avait augmenté de deux nuances. La tête renversée, les jambes molles, la bouche entrouverte pour laisser passer les soupirs, Raoul restait ainsi oublié dans cette antichambre, quand tout à coup une robe passa en frôlant les portes dun salon latéral qui débouchait sur cette galerie. Une femme jeune, jolie et rieuse, gourmandant un officier de service, arrivait par là et sexprimait avec vivacité. Lofficier répondait par des phrases calmes mais fermes; cétait plutôt un débat damants quune contestation de gens de cour, qui finit par un baiser sur les doigts de la dame. Soudain, en apercevant Raoul, la dame se tut, et, repoussant lofficier: -- Sauvez-vous, Malicorne, dit-elle; je ne croyais pas quil y eût quelquun ici. Je vous maudis si lon nous a entendus ou vus! Malicorne senfuit en effet; la jeune dame savança derrière Raoul, et, allongeant sa moue enjouée: -- Monsieur est galant homme, dit-elle, et, sans doute... Elle sinterrompit pour proférer un cri. -- Raoul! dit-elle en rougissant. -- Mademoiselle de Montalais! fit Raoul plus pâle que la mort. Il se leva en trébuchant et voulut prendre sa course sur la mosaïque glissante; mais elle comprit cette douleur sauvage et cruelle, elle sentit que, dans la fuite de Raoul, il y avait une accusation ou, tout au moins, un soupçon sur elle. Femme toujours vigilante, elle ne crut pas devoir laisser passer loccasion dune justification; mais Raoul, arrêté par elle au milieu de cette galerie, ne semblait pas vouloir se rendre sans combat. Il le prit sur un ton tellement froid et embarrassé que, si lun ou lautre eût été surpris ainsi, toute la Cour neût plus eu de doutes sur la démarche de Mlle de Montalais. -- Ah! monsieur, dit-elle avec dédain, cest peu digne dun gentilhomme, ce que vous faites. Mon coeur mentraîne à vous parler; vous me compromettez par un accueil presque incivil; vous avez tort, monsieur, et vous confondez vos amis avec vos ennemis. Adieu! Raoul sétait juré de ne jamais parler de Louise, de ne jamais regarder ceux qui auraient pu voir Louise; il passait dans un autre monde pour ny jamais rencontrer rien que Louise eût vu, rien quelle eût touché. Mais après le premier choc de son orgueil, après avoir entrevu Montalais, cette compagne de Louise, Montalais, qui lui rappelait la petite tourelle de Blois et les joies de sa jeunesse, toute sa raison sévanouit. -- Pardonnez-moi, mademoiselle; il nentre pas, il ne peut pas entrer dans ma pensée dêtre incivil. -- Vous voulez me parler? dit-elle avec le sourire dautrefois. Eh bien! venez autre part; car ici, nous pourrions être surpris. -- Où? fit-il. Elle regarda lhorloge avec indécision; puis, sétant consultée: -- Chez moi, continua-t-elle; nous avons une heure à nous. Et prenant sa course, plus légère quune fée, elle monta dans sa chambre, et Raoul la suivit. Là, fermant la porte, et remettant aux mains de sa camériste la mante quelle avait tenue jusque-là sous son bras: -- Vous cherchez M. de Guiche? dit-elle à Raoul. -- Oui, mademoiselle. -- Je vais le prier de monter ici, tout à lheure, quand je vous aurai parlé. -- Faites, mademoiselle. -- Men voulez-vous? Raoul la regarda un moment; puis, baissant les yeux: -- Oui, dit-il. -- Vous croyez que jai trempé dans ce complot de votre rupture? -- Rupture! dit-il avec amertume. Oh! mademoiselle il ny a pas rupture là où jamais il ny eut amour. -- Erreur, répliqua Montalais; Louise vous aimait. Raoul tressaillit. -- Pas damour, je le sais; mais elle vous aimait, et vous eussiez dû lépouser avant de partir pour Londres. Raoul poussa un éclat de rire sinistre, qui donna le frisson à Montalais. -- Vous me dites cela bien à votre aise, mademoiselle!... Épouse- t-on celle que lon veut? Vous oubliez donc que le roi gardait déjà pour lui sa maîtresse, dont nous parlons. -- Écoutez, reprit la jeune femme en serrant les mains froides de Raoul dans les siennes, vous avez eu tous les torts; un homme de votre âge ne doit pas laisser seule une femme du sien. -- Il ny a plus de foi au monde, alors, dit Raoul. -- Non, vicomte, répliqua tranquillement Montalais. Cependant je dois vous dire que si, au lieu daimer froidement et philosophiquement Louise, vous leussiez éveillée à lamour... -- Assez, je vous prie, mademoiselle, dit Raoul. Je sens que vous êtes toutes et tous dun autre siècle que moi. Vous savez rire et vous raillez agréablement. Moi, jaimais Mlle de... Raoul ne put prononcer son nom. -- Je laimais; eh bien! je croyais en elle; aujourdhui, jen suis quitte pour ne plus laimer. -- Oh! vicomte! dit Montalais en lui montrant un miroir. -- Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle; je suis bien changé, nest-ce pas? Eh bien! savez-vous pour quelle raison? Cest que mon visage à moi est le miroir de mon coeur: le dedans a changé comme le dehors. -- Vous êtes consolé? dit aigrement Montalais. -- Non, je ne me consolerai jamais. -- On ne vous comprendra point, monsieur de Bragelonne. -- Je men soucie peu. Je me comprends trop bien, moi. -- Vous navez même pas essayé de parler à Louise? -- Moi! sécria le jeune homme avec des yeux étincelants, moi! En vérité, pourquoi ne me conseillez-vous pas de lépouser? Peut-être le roi y consentirait-il aujourdhui! Et il se leva plein de colère. -- Je vois, dit Montalais, que vous nêtes pas guéri, et que Louise a un ennemi de plus. -- Un ennemi de plus? -- Oui, les favorites sont mal chéries à la cour de France. -- Oh! tant quil lui reste son amant pour la défendre, nest-ce pas assez? Elle la choisi de qualité telle, que les ennemis ne prévaudront pas contre lui. Mais, sarrêtant tout à coup: -- Et puis elle vous a pour amie, mademoiselle, ajouta-t-il avec une nuance dironie qui ne glissa point hors de la cuirasse. -- Moi? oh! non: je ne suis plus de celles que daigne regarder Mlle de La Vallière; mais... Ce _mais, _si gros de menaces et dorages, ce mais qui fit battre le coeur de Raoul, tant il présageait de douleurs à celle que jadis il aimait tant, ce terrible _mais, _significatif chez une femme comme Montalais, fut interrompu par un bruit assez fort que les deux interlocuteurs entendirent dans lalcôve, derrière la boiserie. Montalais dressa loreille et Raoul se levait déjà, quand une femme entra, toute tranquille, par cette porte secrète, quelle referma derrière elle. -- Madame! sécria Raoul en reconnaissant la belle-soeur du roi. -- Oh! malheureuse! murmura Montalais en se jetant, mais trop tard, devant la princesse. Je me suis trompée dune heure. Elle eut cependant le temps de prévenir Madame, qui marchait sur Raoul. -- M. de Bragelonne, madame. Et, sur ces mots, la princesse recula en poussant un cri à son tour. -- Votre Altesse Royale, dit Montalais avec volubilité est donc assez bonne pour penser à cette loterie, et... La princesse commençait à perdre contenance. Raoul pressa à la hâte sa sortie sans deviner tout encore, et il sentait cependant quil gênait. Madame préparait un mot de transition pour se remettre, lorsquune armoire souvrit en face de lalcôve et que M. de Guiche sortit tout radieux aussi de cette armoire. Le plus pâle des quatre, il faut le dire, ce fut encore Raoul. Cependant, la princesse faillit sévanouir et sappuya sur le pied du lit. Nul nosa la soutenir. Cette scène occupa quelques minutes dans un terrible silence. Raoul le rompit; il alla au comte, dont lémotion inexprimable faisait trembler les genoux, et, lui prenant la main: -- Cher comte, dit-il, dites bien à Madame que je suis trop malheureux pour ne pas mériter mon pardon; dites-lui bien aussi que jai aimé dans ma vie, et que lhorreur de la trahison quon ma faite me rend inexorable pour toute autre trahison qui se commettrait autour de moi. Voilà pourquoi, mademoiselle dit-il en souriant à Montalais, je ne divulguerai jamais le secret des visites de mon ami chez vous. Obtenez de Madame, Madame qui est si clémente et si généreuse, obtenez quelle vous les pardonne aussi, elle qui vous a surprise tout à lheure. Vous êtes libres lun et lautre, aimez vous, soyez heureux! La princesse eut un mouvement de désespoir qui ne se peut traduire; il lui répugnait, malgré lexquise délicatesse dont venait de faire preuve Raoul, de se sentir à la merci dune indiscrétion. Il lui répugnait également daccepter léchappatoire offerte par cette délicate supercherie. Vive, nerveuse, elle se débattait contre la double morsure de ces deux chagrins. Raoul la comprit et vint encore une fois à son aide. Fléchissant le genou devant elle: -- Madame, lui dit-il tout bas, dans deux jours, je serai loin de Paris, et, dans quinze jours, je serai loin de la France, et jamais plus on ne me reverra. -- Vous partez? pensa-t-elle joyeuse. -- Avec M. de Beaufort. -- En Afrique! sécria de Guiche à son tour. Vous, Raoul? oh! mon ami, en Afrique où lon meurt! Et, oubliant tout, oubliant que son oubli même compromettait plus éloquemment la princesse que sa présence: Ingrat, dit-il, vous ne mavez pas même consulté! Et il lembrassa. Pendant ce temps, Montalais avait fait disparaître Madame, elle était disparue elle-même. Raoul passa une main sur son front et dit en souriant: -- Jai rêvé! Puis, vivement à de Guiche, qui labsorbait peu à peu: -- Ami, dit-il, je ne me cache pas de vous, qui êtes lélu de mon coeur: je vais mourir là-bas, votre secret ne passera pas lannée. -- Oh! Raoul! un homme! -- Savez-vous ma pensée, de Guiche? La voici: cest que je vivrai plus, étant couché sous la terre, que je ne vis depuis un mois. On est chrétien, mon ami, et, si une pareille souffrance continuait, je ne répondrais plus de mon âme. De Guiche voulut faire ses objections. -- Plus un mot sur moi, dit Raoul, un conseil à vous cher ami; cest dune bien autre importance, ce que je vais vous dire. -- Comment cela? -- Sans doute, vous risquez bien plus que moi, vous, puisquon vous aime. -- Oh!... -- Ce mest une joie si douce que de pouvoir vous parler ainsi! Eh bien! de Guiche, défiez-vous de Montalais. -- Cest une bonne amie. -- Elle était amie de... celle que vous savez... elle la perdue par lorgueil. -- Vous vous trompez. -- Et aujourdhui quelle la perdue, elle veut lui ravir la seule chose qui rende cette femme excusable à mes yeux. -- Laquelle? -- Son amour. -- Que voulez-vous dire? -- Je veux dire quil y a un complot formé contre celle qui est la maîtresse du roi, complot formé dans la maison même de Madame. -- Le pouvez-vous croire? -- Jen suis certain. -- Par Montalais? -- Prenez-la comme la moins dangereuse des ennemies que je redoute pour... lautre! -- Expliquez-vous bien, mon ami, et, si je puis vous comprendre... -- En deux mots: Madame a été jalouse du roi. -- Je le sais... -- Oh! ne craignez rien, on vous aime, on vous aime, de Guiche; sentez-vous tout le prix de ces deux mots? Ils signifient que vous pouvez lever le front, que vous pouvez dormir tranquille, que vous pouvez remercier Dieu à chaque minute de votre vie! on vous aime, cela signifie que vous pouvez tout entendre, même le conseil dun ami qui veut vous ménager votre bonheur. On vous aime, de Guiche, on vous aime! Vous ne passerez point ces nuits atroces, ces nuits sans fin que traversent, loeil aride et le coeur dévoré, dautres gens destinés à mourir. Vous vivrez longtemps, si vous faites comme lavare qui, brin à brin, miette à miette, caresse et entasse diamants et or. On vous aime! permettez-moi de vous dire ce quil faut faire pour quon vous aime toujours. De Guiche regarda quelque temps ce malheureux jeune homme à moitié fou de désespoir, et il lui passa dans lâme comme un remords de son bonheur. Raoul se remettait de son exaltation fiévreuse pour prendre la voix et la physionomie dun homme impassible. -- On fera souffrir, dit-il, celle dont je voudrais encore pouvoir dire le nom. Jurez-moi, non seulement que vous ny aiderez en rien, mais encore que vous la défendrez quand il se pourra, comme je leusse fait moi-même. -- Je le jure! répliqua de Guiche. -- Et, dit Raoul, un jour que vous lui aurez rendu quelque grand service, un jour quelle vous remerciera, promettez-moi de lui dire ces paroles: «Je vous ai fait ce bien, madame, sur la recommandation de M. de Bragelonne, à qui vous avez fait tant de mal.» -- Je le jure! murmura de Guiche attendri. -- Voilà tout. Adieu! Je pars demain ou après pour Toulon. Si vous avez quelques heures, donnez-les-moi. -- Tout! tout! sécria le jeune homme. -- Merci! -- Et quallez-vous faire de ce pas? -- Je men vais retrouver M. le comte chez Planchet, où nous espérons trouver M. dArtagnan. -- M. dArtagnan? -- Je veux lembrasser avant mon départ. Cest un brave homme qui maimait. Adieu, cher ami; on vous attend sans doute, vous me retrouverez, quand il vous plaira, au logis du comte. Adieu! Les deux jeunes gens sembrassèrent. Ceux qui les eussent vus ainsi lun et lautre neussent pas manqué de dire en montrant Raoul: «Cest celui-là qui est lhomme heureux.» Chapitre CCXXXV -- L'inventaire de Planchet Athos, pendant la visite faite au Luxembourg par Raoul, était allé, en effet, chez Planchet pour avoir des nouvelles de dArtagnan. Le gentilhomme, en arrivant rue des Lombards, trouva la boutique de lépicier fort encombrée; mais ce nétait pas lencombrement dune vente heureuse ou celui dun arrivage de marchandises. Planchet ne trônait pas comme dhabitude sur les sacs et les barils. Non. Un garçon, la plume à loreille, un autre, le carnet à la main, inscrivaient force chiffres, tandis quun troisième comptait et pesait. Il sagissait dun inventaire. Athos, qui nétait pas commerçant, se sentit un peu embarrassé par les obstacles matériels et la majesté de ceux qui instrumentaient ainsi. Il voyait renvoyer plusieurs pratiques et se demandait si lui, qui ne venait rien acheter, ne serait pas à plus forte raison importun. Aussi demanda-t-il fort poliment aux garçons comment on pourrait parler à M. Planchet. La réponse, assez négligente, fut que M. Planchet achevait ses malles. Ces mots firent dresser loreille à Athos. -- Comment, ses malles? dit-il; M. Planchet part-il? -- Oui, monsieur, sur lheure. -- Alors, messieurs, veuillez le faire prévenir que M. le comte de La Fère désire lui parler un moment. Au nom du comte de La Fère, un des garçons, accoutumé sans doute à nentendre prononcer ce nom quavec respect, se détacha pour aller prévenir Planchet. Ce fut le moment où Raoul, libre enfin, après sa cruelle scène avec Montalais, arrivait chez lépicier. Planchet, sur le rapport de son garçon, quitta sa besogne et accourut. -- Ah! monsieur le comte, dit-il, que de joie! et quelle étoile vous amène? -- Mon cher Planchet, dit Athos en serrant les mains de son fils, dont il remarquait à la dérobée lair attristé, nous venons savoir de vous... Mais dans quel embarras je vous trouve! vous êtes blanc comme un meunier, où vous êtes-vous fourré? -- Ah! diable! prenez garde, monsieur, et ne mapprochez pas que je ne me sois bien secoué. -- Pourquoi donc? farine ou poudre ne font que blanchir? -- Non pas, non pas! ce que vous voyez là, sur mes bras, cest de larsenic. -- De larsenic? -- Oui. Je fais mes provisions pour les rats. -- Oh! dans un établissement comme celui-ci, les rats jouent un grand rôle. -- Ce nest pas de cet établissement que je moccupe, monsieur le comte: les rats my ont plus mangé quils ne me mangeront. -- Que voulez-vous dire? -- Mais, vous avez pu le voir, monsieur le comte, on fait mon inventaire. -- Vous quittez le commerce? -- Eh! mon Dieu, oui; je cède mon fonds à un de mes garçons. -- Bah! vous êtes donc assez riche? -- Monsieur, jai pris la ville en dégoût; je ne sais si cest parce que je vieillis, et que, comme le disait un jour M. dArtagnan, quand on vieillit, on pense plus souvent aux choses de la jeunesse; mais, depuis quelque temps, je me sens entraîné vers la campagne et le jardinage: jétais paysan, moi, autrefois. Et Planchet ponctua cet aveu dun petit rire un peu prétentieux pour un homme qui eût fait profession dhumilité. Athos approuva du geste. -- Vous achetez des terres? dit-il ensuite. -- Jai acheté, monsieur. -- Ah! tant mieux. -- Une petite maison à Fontainebleau et quelque vingt arpents aux alentours. -- Très bien, Planchet, mon compliment. -- Mais, monsieur, nous sommes bien mal ici; voilà que ma maudite poussière vous fait tousser. Corbleu! je ne me soucie pas dempoisonner le plus digne gentilhomme de ce royaume. Athos ne sourit pas à cette plaisanterie, que lui décochait Planchet pour sessayer aux facéties mondaines. -- Oui, dit-il, causons à lécart; chez vous, par exemple. Vous avez un chez-vous, nest-ce pas? -- Certainement, monsieur le comte. -- Là-haut, peut-être? Et Athos, voyant Planchet embarrassé, voulut le dégager en passant devant. -- Cest que... dit Planchet en hésitant. Athos se méprit au sens de cette hésitation, et, lattribuant à une crainte quaurait lépicier doffrir une hospitalité médiocre: -- Nimporte, nimporte! dit-il en passant toujours, le logement dun marchand, dans ce quartier, a le droit de ne pas être un palais. Allons toujours. Raoul le précéda lestement et entra. Deux cris se firent entendre simultanément; on pourrait dire trois. Lun de ces cris domina les autres: il était poussé par une femme. Lautre sortit de la bouche de Raoul. Cétait une exclamation de surprise. Il ne leût pas plutôt poussée quil ferma vivement la porte. Le troisième était de leffroi. Planchet lavait proféré. -- Pardon, ajouta-t-il, cest que Madame shabille. Raoul avait vu sans doute que Planchet disait vrai, car il fit un pas pour redescendre. -- Madame?... dit Athos. Ah! pardon, mon cher, jignorais que vous eussiez là-haut... -- Cest Trüchen, ajouta Planchet un peu rouge. -- Cest ce quil vous plaira, mon bon Planchet; pardon de notre indiscrétion. -- Non, non; montez à présent, messieurs. -- Nous nen ferons rien, dit Athos. -- Oh! Madame étant prévenue, elle aura eu le temps... -- Non, Planchet. Adieu! -- Eh! messieurs, vous ne voudriez pas me désobliger ainsi en demeurant sur lescalier, ou en sortant de chez moi sans vous être assis? -- Si nous eussions su que vous aviez une dame là-haut, répondit Athos avec son sang-froid habituel, nous eussions demandé à la saluer. Planchet fut si décontenancé par cette exquise impertinence, quil força le passage et ouvrit lui-même la porte pour faire entrer le comte et son fils. Trüchen était tout à fait vêtue: costume de marchande riche et coquette; oeil dAllemande aux prises avec des yeux français. Elle céda la place après deux révérences, et descendit à la boutique. Mais ce ne fut pas sans avoir écouté aux portes pour savoir ce que diraient delle à Planchet les gentilshommes ses visiteurs. Athos sen doutait bien, et ne mit pas la conversation sur ce chapitre. Planchet, lui, grillait de donner des explications devant lesquelles fuyait Athos. Aussi, comme certaines ténacités sont plus fortes que toutes les autres, Athos fut-il forcé dentendre Planchet raconter ses idylles de félicité, traduites en un langage plus chaste que celui de Longus. Ainsi Planchet raconta-t-il que Trüchen avait charmé son âge mur et porté bonheur à ses affaires, comme Ruth à Booz. -- Il ne vous manque plus que des héritiers de votre prospérité, dit Athos. -- Si jen avais un, celui-là aurait trois cent mille livres, répliqua Planchet. -- Il faut lavoir, dit flegmatiquement Athos, ne fût-ce que pour ne pas laisser perdre votre petite fortune. Ce mot: petite fortune, mit Planchet à son rang, comme autrefois la voix du sergent quand Planchet nétait que piqueur dans le régiment de Piémont, où lavait placé Rochefort. Athos comprit que lépicier épouserait Trüchen, et que, bon gré mal gré, il ferait souche. Cela lui apparut dautant plus évidemment, quil apprit que le garçon auquel Planchet vendait son fonds était un cousin de Trüchen. Athos se souvint que ce garçon était rouge de teint comme une giroflée, crépu de cheveux et carré dépaules. Il savait tout ce quon peut, tout ce quon doit savoir sur le sort dun épicier. Les belles robes de Trüchen ne payaient pas seules lennui quelle éprouverait à soccuper de nature champêtre et de jardinage en compagnie dun mari grisonnant. Athos comprit donc, comme nous lavons dit, et, sans transition: -- Que fait M. dArtagnan? dit-il. On ne la pas trouvé au Louvre. -- Ah! monsieur le comte, M. dArtagnan a disparu. -- Disparu? fit Athos avec surprise. -- Oh! monsieur, nous savons ce que cela veut dire. -- Mais, moi, je ne le sais pas. -- Quand M. dArtagnan disparaît, cest toujours pour quelque mission ou quelque affaire. -- Il vous en aurait parlé? -- Jamais. -- Vous avez su autrefois cependant son départ pour lAngleterre? -- À cause de la spéculation, fit étourdiment Planchet. -- La spéculation? -- Je veux dire... interrompit Planchet gêné. -- Bien, bien, vos affaires, non plus que celles de notre ami, ne sont en jeu; lintérêt quil nous inspire ma poussé seul à vous questionner. Puisque le capitaine des mousquetaires nest pas ici, puisque lon ne peut obtenir de vous aucun renseignement sur lendroit où on pourrait rencontrer M. dArtagnan, nous allons prendre congé de vous. Au revoir, Planchet! au revoir! Partons, Raoul. -- Monsieur le comte, je voudrais pouvoir vous dire... -- Nullement, nullement; ce nest pas moi qui reproche à un serviteur la discrétion. Ce mot: _serviteur_, frappa rudement le demi-millionnaire Planchet; mais le respect et la bonhomie naturels lemportèrent sur lorgueil. -- Il ny a rien dindiscret à vous dire, monsieur le comte, que M. dArtagnan est venu ici lautre jour. -- Ah! ah! -- Et quil y est resté plusieurs heures à consulter une carte géographique. -- Vous avez raison, mon ami, nen dites pas davantage. -- Et cette carte, la voici comme preuve, ajouta Planchet, qui alla la chercher sur la muraille voisine, où elle était suspendue par une tresse formant triangle avec la traverse à laquelle était cloué le plan consulté par le capitaine lors de sa visite à Planchet. Il apporta, en effet, au comte de La Fère, une carte de France, sur laquelle, loeil exercé de celui-ci découvrit un itinéraire pointé avec de petites épingles; là où lépingle manquait, le trou faisait foi et jalon. Athos, en suivant du regard les épingles et les trous vit que dArtagnan avait dû prendre la direction du Midi et marcher jusquà la Méditerranée, du côté de Toulon. Cétait auprès de Cannes que sarrêtaient les marques et les endroits ponctués. Le comte de La Fère se creusa pendant quelques instants la cervelle pour deviner ce que le mousquetaire allait faire à Cannes, et quel motif il pouvait avoir pour aller observer les rives du Var. Les réflexions dAthos ne lui suggérèrent rien. Sa perspicacité accoutumée resta en défaut. Raoul ne devina pas plus que son père. -- Nimporte! dit le jeune homme au comte, qui, silencieusement et du doigt, lui avait fait comprendre la marche de dArtagnan, on peut avouer quil y a une providence toujours occupée de rapprocher notre destinée de celle de M. dArtagnan. Le voilà du côté de Cannes, et vous, monsieur, vous me conduisez au moins jusquà Toulon. Soyez sûr que nous le retrouverons bien plus aisément sur notre route que sur cette carte. Puis, prenant congé de Planchet, qui gourmandait ses garçons, même le cousin de Trüchen, son successeur, les gentilshommes se mirent en chemin pour aller rendre visite à M. le duc de Beaufort. À la sortie de la boutique de lépicier, ils virent un coche, dépositaire futur des charmes de Mlle Trüchen et des sacs décus de M. Planchet. -- Chacun sachemine au bonheur par la route quil choisit, dit tristement Raoul. -- Route de Fontainebleau! cria Planchet à son cocher. Chapitre CCXXXVI -- L'inventaire de M. de Beaufort Avoir causé de dArtagnan avec Planchet, avoir vu Planchet quitter Paris pour sensevelir dans la retraite, cétait pour Athos et son fils comme un dernier adieu à tout ce bruit de la capitale, à leur vie dautrefois. Que laissaient-ils, en effet, derrière eux, ces gens, dont lun avait épuisé tout le siècle dernier avec la gloire, et lautre tout lâge nouveau avec le malheur? Évidemment ni lun ni lautre de ces deux hommes navaient rien à demander à leurs contemporains. Il ne restait plus quà rendre une visite à M. de Beaufort et à régler les conditions de départ. Le duc était logé magnifiquement à Paris. Il avait le train superbe des grandes fortunes que certains vieillards se rappelaient avoir vues fleurir du temps des libéralités de Henri III. Alors, réellement, certains grands seigneurs étaient plus riches que le roi. Ils le savaient, en usaient, et ne se privaient pas du plaisir dhumilier un peu Sa Majesté Royale. Cétait cette aristocratie égoïste que Richelieu avait contrainte à contribuer de son sang, de sa bourse et de ses révérences à ce quon appela dès lors le service du roi. Depuis Louis XI, le terrible faucheur des grands, jusquà Richelieu, combien de familles avaient relevé la tête! Combien, depuis Richelieu jusquà Louis XIV lavaient courbée, qui ne la relevèrent plus! Mais M. de Beaufort était né prince et dun sang qui ne se répand point sur les échafauds, si ce nest par sentence des peuples. Ce prince avait donc conservé une grande habitude de vivre. Comment payait-il ses chevaux, ses gens et sa table? Nul ne le savait, lui moins que les autres. Seulement, il y avait alors le privilège pour les fils de roi, que nul ne refusait de devenir leur créancier, soit par respect, soit par dévouement, soit par la persuasion que lon serait payé un jour. Athos et Raoul trouvèrent donc la maison du prince encombrée à la façon de celle de Planchet. Le duc aussi faisait son inventaire, cest-à-dire quil distribuait à ses amis, tous ses créanciers, chaque valeur un peu considérable de sa maison. Devant deux millions à peu près, ce qui était énorme alors, M. de Beaufort avait calculé quil ne pourrait partir pour lAfrique sans une belle somme, et, pour trouver cette somme, il distribuait aux créanciers passés vaisselle, armes, joyaux et meubles, ce qui était plus magnifique que de vendre, et lui rapportait le double. En effet, comment un homme auquel on doit dix mille livres refuse- t-il demporter un présent de six mille, rehaussé du mérite davoir appartenu au descendant de Henri IV, et comment, après avoir emporté ce présent, refuserait-il dix mille autres livres à ce généreux seigneur? Cest donc ce qui était arrivé. Le prince navait plus de maison, ce qui devient inutile à un amiral dont lappartement est son navire. Il navait plus darmes superflues, depuis quil se plaçait au milieu de ses canons; plus de joyaux que la mer eût pu dévorer; mais il avait trois ou quatre cent mille écus dans ses coffres. Et partout, dans la maison, il y avait un mouvement joyeux de gens qui croyaient piller Monseigneur. Le prince possédait au suprême degré lart de rendre heureux les créanciers les plus à plaindre. Tout homme pressé, toute bourse vide rencontraient chez lui patience et intelligence de sa position. Aux uns il disait: -- Je voudrais bien avoir ce que vous avez; je vous le donnerais. Et aux autres: -- Je nai que cette aiguière dargent, elle vaut toujours bien cinq cents livres; prenez-la. Ce qui fait, tant la bonne mine est un paiement courant, que le prince trouvait sans cesse à renouveler ses créanciers. Cette fois, il ny mettait plus de cérémonie, et lon eût dit un pillage; il donnait tout. La fable orientale de ce pauvre Arabe qui enlève du pillage dun palais une marmite au fond de laquelle il a caché un sac dor, et que tout le monde laisse passer librement et sans le jalouser, cette fable était devenue chez le prince une vérité. Bon nombre de fournisseurs se payaient sur les offices du duc. Ainsi létat de bouche, qui pillait les vestiaires et les selleries, trouvait peu de prix dans ces riens que prisaient bien fort les selliers ou les tailleurs. Jaloux de rapporter chez leurs femmes des confitures données par Monseigneur, on les voyait bondir joyeux sous le poids des terrines et des bouteilles glorieusement estampillées aux armes du prince. M. de Beaufort finit par donner ses chevaux et le foin des greniers. Il fit plus de trente heureux avec ses batteries de cuisine, et trois cents avec sa cave. De plus, tous ces gens sen allaient avec la conviction que M. de Beaufort nagissait de la sorte quen prévision dune nouvelle fortune cachée sous les tentes arabes. On se répétait, tout en dévastant son hôtel, quil était envoyé à Djidgelli par le roi pour reconstituer sa richesse perdue; que les trésors dAfrique seraient partagés par moitié entre lamiral et le roi de France; que ces trésors consistaient en des mines de diamants ou dautres pierres fabuleuses; les mines dargent ou dor de lAtlas nobtenaient pas même lhonneur dune mention. Outre les mines à exploiter, ce qui narriverait quaprès la campagne, il y aurait le butin fait par larmée. M. de Beaufort mettrait la main sur tout ce que les riches écumeurs de mer avaient volé à la chrétienté depuis la bataille de Lépante. Le nombre des millions ne se comptait plus. Or, pourquoi aurait-il ménagé les pauvres ustensiles de sa vie passée, celui qui allait être en quête des plus rares trésors? Et, réciproquement, comment aurait-on ménagé le bien de celui qui se ménageait si peu lui-même? Voilà quelle était la situation. Athos, avec son regard investigateur, sen rendit compte du premier coup doeil. Il trouva lamiral de France un peu étourdi, car il sortait de table, dune table de cinquante couverts, où lon avait bu longtemps à la prospérité de lexpédition; où, au dessert, on avait abandonné les restes aux valets et les plats vides aux curieux. Le prince sétait enivré de sa ruine et de sa popularité tout ensemble. Il avait bu son ancien vin à la santé de son vin futur. Quand il vit Athos avec Raoul. -- Voilà, sécria-t-il, mon aide de camp que lon mamène. Venez par ici, comte; venez par ici, Vicomte. Athos cherchait un passage dans la jonchée de linge et de vaisselle. -- Ah! oui, enjambez, dit le duc. Et il offrit un verre plein à Athos. Celui-ci accepta; Raoul mouilla ses lèvres à peine. -- Voici votre commission, dit le prince à Raoul. Je lavais préparée, comptant sur vous. Vous allez courir devant moi jusquà Antibes. -- Oui, monseigneur. -- Voici lordre. Et M. de Beaufort donna lordre à Bragelonne. -- Connaissez-vous la mer? dit-il. -- Oui, monseigneur, jai voyagé avec M. le prince. -- Bien. Tous ces chalands, toutes ces allèges mattendront pour me faire escorte et charrier mes provisions. Il faut que larmée puisse sembarquer dans quinze jours au plus tard. -- Ce sera fait, monseigneur. -- Le présent ordre vous donne le droit de visite et de recherche dans toutes les îles qui longent la côte; vous y ferez les enrôlements et les enlèvements que vous voudrez pour moi. -- Oui, monsieur le duc. -- Et, comme vous êtes un homme actif, comme vous travaillerez beaucoup, vous dépenserez beaucoup dargent. -- Jespère que non, monseigneur. -- Jespère que si. Mon intendant a préparé des bons de mille livres payables sur les villes du Midi. On vous en donnera cent. Allez, cher vicomte. Athos interrompit le prince: -- Gardez votre argent, monseigneur; la guerre se fait chez les Arabes avec de lor autant quavec du plomb. -- Je veux essayer du contraire, repartit le duc, et puis vous savez mes idées sur mon expédition: beaucoup de bruit, beaucoup de feu, et je disparaîtrai, sil le faut dans la fumée. Ayant ainsi parlé, M. de Beaufort voulut se remettre à rire; mais il était mal tombé avec Athos et Raoul. Il sen aperçut aussitôt. -- Ah! dit-il avec légoïsme courtois de son rang et de son âge, vous êtes des gens quil ne faut pas voir après le dîner, froids, roides et secs, quand je suis tout feu, tout souplesse et tout vin. Non, le diable memporte! je vous verrai toujours à jeun, vicomte; et vous, comte, si vous continuez, je ne vous verrai plus. Il disait cela en serrant la main dAthos, qui lui répondit en souriant: -- Monseigneur, ne faites pas cet éclat, parce que vous avez beaucoup dargent. Je vous prédis que, avant un mois, vous serez sec, roide et froid, en présence de votre coffre, et qualors, ayant Raoul à vos côtés, vous serez surpris de le voir gai, bouillant et généreux, parce quil aura des écus neufs à vous offrir. -- Dieu vous entende! sécria le duc enchanté. Je vous garde, comte. -- Non, je pars avec Raoul; la mission dont vous le chargez est pénible, difficile. Seul, il aurait trop de peine à la remplir. Vous ne faites pas attention, monseigneur, que vous venez de lui donner un commandement de premier ordre. -- Bah! -- Et dans la marine! -- Cest vrai. Mais ne fait-on pas tout ce quon veut, quand on lui ressemble? -- Monseigneur, vous ne trouverez nulle part autant de zèle et dintelligence, autant de réelle bravoure que chez Raoul; mais, sil vous manquait votre embarquement, vous nauriez que ce que vous méritez. -- Le voilà qui me gronde! -- Monseigneur, pour approvisionner une flotte, pour rallier une flottille, pour enrôler votre service maritime, il faudrait un an à un amiral. Raoul est un capitaine de cavalerie, et vous lui donnez quinze jours. -- Je vous dis quil sen tirera. -- Je le crois bien; mais je ly aiderai. -- Jai bien compté sur vous, et je compte bien même quune fois à Toulon, vous ne le laisserez pas partir seul. -- Oh! fit Athos en secouant la tête. -- Patience! patience! -- Monseigneur, laissez-nous prendre congé. -- Allez donc, et que ma fortune vous aide! -- Adieu, monseigneur, et que votre fortune vous aide aussi! -- Voilà une expédition bien commencée, dit Athos à son fils. Pas de vivres, pas de réserves, pas de flottille de charge; que fera- t-on ainsi? -- Bon! murmura Raoul, si tous y vont faire ce que jy ferai, les vivres ne manqueront pas. -- Monsieur, répliqua sévèrement Athos, ne soyez pas injuste et fou dans votre égoïsme ou dans votre douleur, comme il vous plaira. Dès que vous partez pour cette guerre avec lintention dy mourir, vous navez besoin de personne, et ce nétait pas la peine de vous faire recommander à M. de Beaufort. Dès que vous approchez du prince commandant, dès que vous acceptez la responsabilité dune charge dans larmée, il ne sagit plus de vous, il sagit de tous ces pauvres soldats qui, comme vous, ont un coeur et un corps, qui pleureront la patrie et souffriront toutes les nécessités de la condition humaine. Sachez, Raoul, que lofficier est un ministre aussi utile quun prêtre, et quil doit avoir plus de charité quun prêtre. -- Monsieur, je le savais et je lai pratiqué, je leusse fait encore... mais... -- Vous oubliez aussi que vous êtes dun pays fier de sa gloire militaire; allez mourir si vous voulez, mais ne mourez pas sans honneur et sans profit pour la France. Allons, Raoul, ne vous attristez pas de mes paroles; je vous aime et voudrais que vous fussiez parfait. -- Jaime vos reproches, monsieur, dit doucement le jeune homme; ils me guérissent, ils me prouvent que quelquun maime encore. -- Et maintenant, partons, Raoul; le temps est si beau, le ciel est si pur, ce ciel que nous trouverons toujours au-dessus de nos têtes, que vous reverrez plus pur encore à Djidgelli, et qui vous parlera de moi là-bas comme ici il me parle de Dieu. Les deux gentilshommes, après sêtre accordés sur ce point, sentretinrent des folles façons du duc, convinrent que la France serait servie dune manière incomplète dans lesprit et la pratique de lexpédition, et, ayant résumé cette politique par le mot vanité, ils se mirent en marche pour obéir à leur volonté plus encore quau destin. Le sacrifice était accompli. Chapitre CCXXXVII -- Le plat d'argent Le voyage fut doux. Athos et son fils traversèrent toute la France en faisant une quinzaine de lieues par jour, quelquefois davantage, selon que le chagrin de Raoul redoublait dintensité. Ils mirent quinze jours pour arriver à Toulon, et perdirent tout à fait les traces de dArtagnan à Antibes. Il faut croire que le capitaine des mousquetaires avait voulu garder lincognito dans ces parages; car Athos recueillit de ses informations lassurance quon avait vu le cavalier quil dépeignit changer ses chevaux contre une voiture bien fermée à partir dAvignon. Raoul se désespérait de ne point rencontrer dArtagnan, il manquait à ce coeur tendre ladieu et la consolation de ce coeur dacier. Athos savait par expérience que dArtagnan devenait impénétrable lorsquil soccupait dune affaire sérieuse, soit pour son compte, soit pour le service du roi. Il craignit même doffenser son ami ou de lui nuire en prenant trop dinformations. Cependant, quand Raoul commença son travail de classement pour la flottille, et quil rassembla les chalands et allèges pour les envoyer à Toulon, lun des pêcheurs apprit au comte que son bateau était en radoub depuis un voyage quil avait fait pour le compte dun gentilhomme très pressé de sembarquer. Athos, croyant que cet homme mentait pour rester libre et gagner plus dargent à pêcher quand tous ses compagnons seraient partis, insista pour avoir des détails. Le pêcheur lui apprit que, environ six jours en deçà, un homme était venu louer son bateau pendant la nuit pour rendre une visite à lîle Saint-Honorat. Le prix fut convenu; mais le gentilhomme était arrivé avec une grande caisse de voiture quil avait voulu embarquer malgré les difficultés de toute nature que présentait cette opération. Le pêcheur avait voulu se dédire. Il avait menacé, et sa menace navait abouti quà lui procurer un grand nombre de coups de canne rudement appliqués par ce gentilhomme, qui frappait fort et longtemps. Tout maugréant, le pêcheur avait eu recours au syndic de ses confrères dAntibes, lesquels entre eux font la justice et se protègent; mais le gentilhomme avait exhibé certain papier à la vue duquel le syndic, saluant jusquà terre avait enjoint au pêcheur dobéir, en le gourmandant davoir été récalcitrant. Alors on était parti avec le chargement. -- Mais tout cela ne nous dit pas, reprit Athos, comment vous avez échoué. -- Le voici. Jallais sur Saint-Honorat, ainsi que me lavait dit le gentilhomme; mais il changea davis et prétendit que je ne pourrais passer au sud de labbaye. -- Pourquoi pas? -- Parce que, monsieur, il y a, en face de la tour carrée des Bénédictins, vers la pointe du sud, le banc des _Moines_. -- Un écueil? fit Athos. -- À fleur deau et sous leau, passage dangereux, mais que jai franchi mille fois; le gentilhomme demanda que je le déposasse à Sainte Marguerite. -- Eh bien? -- Eh bien! monsieur, sécria le pêcheur avec son accent provençal, on est marin ou on ne lest pas, on connaît sa passe ou lon nest quune pluie deau douce. Je mobstinais à vouloir passer. Le gentilhomme me prit au cou et mannonça tranquillement quil allait métrangler. Mon second sarma dune hache, et moi aussi. Nous avions à venger laffront de la nuit. Mais le gentilhomme mit lépée à la main, avec des mouvements si vifs, que nous ne pûmes approcher ni lun ni lautre. Jallais lui lancer ma hache à la tête, et jétais dans mon droit, nest-ce pas monsieur? car un marin sur son bord est maître, comme un bourgeois dans sa chambre; jallais donc, pour me défendre couper en deux le gentilhomme, lorsque tout à coup, vous me croirez si vous voulez, monsieur, ce coffre de carrosse souvrit je ne sais comment, et il en sortit une manière de fantôme, coiffé dun casque noir, avec un masque noir, quelque chose deffrayant à voir qui nous menace du poing. -- Cétait? dit Athos. -- Cétait le diable, monsieur! car le gentilhomme, joyeux, sécria en le voyant: «Ah! merci, monseigneur.» -- Cest étrange! murmura le comte en regardant Raoul. -- Que fîtes-vous? demanda celui-ci au pêcheur. -- Vous comprenez bien, monsieur, que deux pauvres hommes comme nous étaient déjà trop peu contre deux gentilshommes; mais contre le diable! ah bien! oui! Nous ne nous consultâmes pas, mon compagnon et moi, mais nous ne fîmes quun saut à la mer: nous étions à sept ou huit cents pieds de la côte. -- Et alors? -- Et alors, monsieur, comme il faisait un petit vent sud-ouest, la barque fila toujours et alla se jeter dans les sables de Sainte-Marguerite. -- Oh!... mais les deux voyageurs? -- Bah! nayez donc pas dinquiétudes. Voilà bien la preuve que lun était le diable et protégeait lautre; car, lorsque nous regagnâmes le bateau à la nage, au lieu de trouver ces deux créatures brisées par le choc, nous ne trouvâmes plus rien, pas même le carrosse. -- Étrange! étrange! répéta le comte. Mais, depuis, mon ami, quavez-vous fait? -- Ma plainte au gouverneur de Sainte-Marguerite, qui ma mis le doigt sous le nez en mannonçant que, si je cherchais à lui conter des sornettes pareilles, il me les paierait en coups détrivières. -- Le gouverneur? -- Oui, monsieur; et cependant mon bateau était brisé, bien brisé, puisque la proue est restée sur la pointe de Sainte-Marguerite, et que le charpentier me demande cent vingt livres pour la réparation. -- Cest bon, répliqua Raoul, vous serez exempté de service. Allez. -- Nous irons à Sainte-Marguerite, voulez-vous? dit ensuite Athos à Bragelonne. -- Oui, monsieur; car il y a là quelque chose à éclaircir et cet homme ne me fait pas leffet davoir dit la vérité. -- Ni à moi non plus, Raoul. Cette histoire du gentilhomme masqué et du carrosse disparu me fait leffet dune manière de cacher la violence que ce rustre aurait peut-être commise en pleine mer sur son passager, pour le punir de linsistance quil avait mise à sembarquer. -- Jen ai conçu le soupçon, et le carrosse aurait contenu des valeurs bien plutôt quun homme. -- Nous verrons cela, Raoul. Très certainement, ce gentilhomme ressemble à dArtagnan; je reconnais ses façons. Hélas! nous ne sommes plus les jeunes invincibles dautrefois. Qui sait si la hache ou la barre de ce mauvais caboteur na pas réussi à faire ce que les plus fines épées de lEurope, les balles et les boulets nont pas fait depuis quarante ans. Le jour même, ils partirent pour Sainte-Marguerite, à bord dun chasse marée venu de Toulon sur ordre. Limpression quils ressentirent en abordant fut un bien-être singulier. Lîle était pleine de fleurs et de fruits, elle servait de jardin au gouverneur dans sa partie cultivée. Les orangers, les grenadiers, les figuiers courbaient sous le poids de leurs fruits dor et dazur. Tout autour de ce jardin, dans sa partie inculte, les perdrix rouges couraient par bandes dans les ronces et dans les touffes de genévriers, et, à chaque pas que faisaient Raoul et le comte, un lapin effrayé quittait les marjolaines et les bruyères pour rentrer dans son terrier. En effet, cette bienheureuse île était inhabitée. Plate, noffrant quune anse pour larrivée des embarcations, et sous la protection du gouverneur, qui partageait avec eux, les contrebandiers sen servaient comme dun entrepôt provisoire, à la charge de ne point tuer le gibier ni dévaster le jardin. Moyennant ce compromis, le gouverneur se contentait dune garnison de huit hommes pour garder sa forteresse, dans laquelle moisissaient douze canons. Ce gouverneur était donc un heureux métayer, récoltant vins, figues, huiles et oranges, faisant confire ses citrons et ses cédrats au soleil de ses casemates. La forteresse, ceinte dun fossé profond, son seul gardien, levait comme trois têtes ses trois tourelles, liées lune à lautre par des terrasses de mousse. Athos et Raoul longèrent pendant quelque temps les clôtures du jardin sans trouver quelquun qui les introduisît chez le gouverneur. Ils finirent par entrer dans le jardin. Cétait le moment le plus chaud de la journée. Alors tout se cache sous lherbe et sous la pierre. Le ciel étend ses voiles de feu comme pour étouffer tous les bruits, pour envelopper toutes les existences. Les perdrix sous les genêts, la mouche sous la feuille, sendorment comme le flot sous le ciel. Athos aperçut seulement sur la terrasse, entre la deuxième et la troisième cour, un soldat qui portait comme un panier de provisions sur sa tête. Cet homme revint presque aussitôt sans son panier, et disparut dans lombre de la guérite. Athos comprit que cet homme portait à dîner à quelquun et que, après avoir fait son service, il revenait dîner lui-même. Tout à coup il sentendit appeler, et, levant la tête, aperçut dans lencadrement des barreaux dune fenêtre quelque chose de blanc, comme une main qui sagitait, quelque chose déblouissant, comme une arme frappée des rayons du soleil. Et, avant quil se fût rendu compte de ce quil venait de voir, une traînée lumineuse, accompagnée dun sifflement dans lair, appela son attention du donjon sur la terre. Un second bruit mat se fit entendre dans le fossé, et Raoul courut ramasser un plat dargent qui venait de rouler jusque dans les sables desséchés. La main qui avait lancé ce plat fit un signe aux deux gentilshommes, puis elle disparut. Alors Raoul et Athos, sapprochant lun de lautre, se mirent à considérer attentivement le plat souillé de poussière, et ils découvrirent, sur le fond, des caractères tracés avec la pointe dun couteau: «Je suis, disait linscription, le frère du roi de France, prisonnier aujourdhui, fou demain. Gentilshommes français et chrétiens, priez Dieu pour lâme et la raison du fils de vos maîtres!» Le plat tomba des mains dAthos, pendant que Raoul cherchait à pénétrer le sens mystérieux de ces mots lugubres. Au même instant, un cri se fit entendre du haut du donjon. Raoul, prompt comme léclair, courba la tête et força son père à se courber aussi. Un canon de mousquet venait de reluire à la crête du mur. Une fumée blanche jaillit comme un panache à lorifice du mousquet, et une balle vint saplatir sur une pierre, à six pouces des deux gentilshommes. Un autre mousquet parut encore et sabaissa. -- Cordieu! sécria Athos, assassine-t-on les gens, ici? Descendez, lâches que vous êtes! -- Oui, descendez! dit Raoul furieux en montrant le poing au château. Lun des deux assaillants, celui qui allait tirer le coup de mousquet, répondit à ces cris par une exclamation de surprise, et, comme son compagnon voulait continuer lattaque et ressaisissait le mousquet tout armé, celui qui venait de sécrier releva larme, et le coup partit en lair. Athos et Raoul, voyant quon disparaissait de la plate-forme pensèrent quon allait venir à eux, et ils attendirent de pied ferme. Cinq minutes ne sétaient pas écoulées, quun coup de baguette sur le tambour appela les huit soldats de la garnison, lesquels se montrèrent sur lautre bord du fossé avec leurs mousquets. À la tête de ces hommes se tenait un officier que le vicomte de Bragelonne reconnut pour celui qui avait tiré le premier coup de mousquet. Cet homme ordonna aux soldats dapprêter les armes. -- Nous allons être fusillés! sécria Raoul. Lépée à la main, du moins, et sautons le fossé! Nous tuerons bien chacun un de ces coquins quand leurs mousquets seront vides. Et déjà Raoul, joignant le mouvement au conseil sélançait, suivi dAthos, lorsquune voix bien connue retentit derrière eux. -- Athos! Raoul! criait cette voix. -- DArtagnan! répondirent les deux gentilshommes. -- Armes bas, mordioux! sécria le capitaine aux soldats. Jétais bien sûr de ce que je disais, moi! Les soldats relevèrent leurs mousquets. -- Que nous arrive-t-il donc? demanda Athos. Quoi! on nous fusille sans nous avertir? -- Cest moi qui allais vous fusiller, répliqua dArtagnan; et, si le gouverneur vous a manqués, je ne vous eusse pas manqués, moi, chers amis. Quel bonheur que jaie pris lhabitude de viser longtemps, au lieu de tirer dinstinct en visant! Jai cru vous reconnaître. Ah! mes chers amis, quel bonheur! Et dArtagnan sessuyait le front, car il avait couru vite, et lémotion chez lui nétait pas feinte. -- Comment! fit le comte, ce monsieur qui a tiré sur nous est le gouverneur de la forteresse? -- En personne. -- Et pourquoi tirait-il sur nous? que lui avons-nous fait? -- Pardieu! vous avez reçu ce que le prisonnier vous a jeté. -- Cest vrai! -- Ce plat... le prisonnier a écrit quelque chose dessus, nest-ce pas? -- Oui. -- Je men étais douté. Ah! mon Dieu! Et, dArtagnan, avec toutes les marques dune inquiétude mortelle, sempara du plat pour en lire linscription. Quand il eut lu, la pâleur couvrit son visage. -- Oh! mon Dieu! répéta-t-il. Silence! Voici le gouverneur qui vient. -- Et que nous fera-t-il? Est-ce notre faute?... -- Cest donc vrai? dit Athos à demi-voix, cest donc vrai? -- Silence! vous dis-je, silence! Si lon croit que vous savez lire, si lon suppose que vous avez compris, je vous aime bien, chers amis, je me ferais tuer pour vous... mais... -- Mais... dirent Athos et Raoul. -- Mais je ne vous sauverais pas dune éternelle prison, si je vous sauvais de la mort. Silence, donc! silence encore! Le gouverneur arrivait, ayant franchi le fossé sur une passerelle de planche. -- Eh bien! dit-il à dArtagnan, qui vous arrête? -- Vous êtes des Espagnols, vous ne comprenez pas un mot de français, dit vivement le capitaine, bas, à ses amis. Eh bien! reprit-il en sadressant au gouverneur, javais raison, ces messieurs sont deux capitaines espagnols que jai connus à Ypres, lan passé... Ils ne savent pas un mot de français. -- Ah! fit le gouverneur avec attention. Et il chercha à lire linscription du plat. DArtagnan le lui ôta des mains, en effaçant les caractères à coups de pointe dépée. -- Comment! sécria le gouverneur, que faites-vous? Je ne puis donc pas lire? -- Cest le secret de lÉtat, répliqua nettement dArtagnan, et, puisque vous savez, daprès lordre du roi, quil y a peine de mort contre quiconque le pénétrera, je vais, si vous le voulez, vous laisser lire et vous faire fusiller aussitôt après. Pendant cette apostrophe, moitié sérieuse moitié ironique, Athos et Raoul gardaient un silence plein de sang-froid. -- Mais il est impossible, dit le gouverneur, que ces messieurs ne comprennent pas au moins quelques mots. -- Laissez donc! quand bien même ils comprendraient ce quon parle, ils ne liraient pas ce que lon écrit. Ils ne le liraient même pas en espagnol. Un noble espagnol, souvenez-vous-en, ne doit jamais savoir lire. Il fallut que le gouverneur se contentât de ces explications, mais il était tenace. -- Invitez ces messieurs à venir au fort, dit-il. -- Je le veux bien, et jallais vous le proposer, répliqua dArtagnan. Le fait est que le capitaine avait une tout autre idée, et quil eût voulu voir ses amis à cent lieues. Mais force lui fut de tenir bon. Il adressa en espagnol aux deux gentilshommes une invitation que ceux-ci acceptèrent. On se dirigea vers lentrée du fort, et, lincident étant vidé, les huit soldats retournèrent à leurs doux loisirs, un moment troublés par cette aventure inouïe. Chapitre CCXXXVIII -- Captif et geôliers Une fois entrés dans le fort, et tandis que le gouverneur faisait quelques préparatifs pour recevoir ses hôtes: -- Voyons, dit Athos, un mot dexplication pendant que nous sommes seuls. -- Le voici simplement, répondit le mousquetaire. Jai conduit à lîle un prisonnier que le roi défend quon voie; vous êtes arrivés, il vous a jeté quelque chose par son guichet de fenêtre; jétais à dîner chez le gouverneur, jai vu jeter cet objet, jai vu Raoul le ramasser. Il ne me faut pas beaucoup de temps pour comprendre, jai compris, et je vous ai crus dintelligence avec mon prisonnier. Alors... -- Alors vous avez commandé quon nous fusillât. -- Ma foi! je lavoue; mais, si jai le premier sauté sur un mousquet, heureusement jai été le dernier à vous mettre en joue. -- Si vous meussiez tué, dArtagnan, il marrivait ce bonheur de mourir pour la maison royale de France; et cest un signe dhonneur de mourir par votre main, à vous, son plus noble et son plus loyal défenseur. -- Bon! Athos, que me contez-vous là de la maison royale? balbutia dArtagnan. Comment! vous, comte, un homme sage et bien avisé, vous croyez à ces folies écrites par un insensé? -- Avec dautant plus de raison, mon cher chevalier, que vous avez ordre de tuer ceux qui y croiraient, continua Raoul. -- Parce que, répliqua le capitaine de mousquetaires, parce que toute calomnie, si elle est bien absurde, a la chance presque certaine de devenir populaire. -- Non, dArtagnan, reprit tout bas Athos, parce que le roi ne veut pas que le secret de sa famille transpire dans le peuple et couvre dinfamie les bourreaux du fils de Louis XIII. -- Allons, allons, ne dites pas de ces enfantillages-là, Athos, ou je vous renie pour un homme sensé. Dailleurs, expliquez-moi comment Louis XIII aurait un fils aux îles Sainte-Marguerite? -- Un fils que vous auriez conduit ici, masqué, dans le bateau dun pêcheur, fit Athos, pourquoi pas? DArtagnan sarrêta. -- Ah! ah! dit-il, doù savez-vous quun bateau pêcheur?... -- Vous a amené à Sainte-Marguerite avec le carrosse qui renfermait le prisonnier; avec le prisonnier que vous appelez monseigneur? oh! je le sais, reprit le comte. DArtagnan mordit ses moustaches. -- Fût-il vrai, dit-il, que jaie amené ici dans un bateau et avec un carrosse un prisonnier masqué, rien ne prouve que ce prisonnier soit un prince... un prince de la maison de France. -- Oh! demandez cela à Aramis, répondit froidement Athos. -- À Aramis? sécria le mousquetaire interdit. Vous avez vu Aramis? -- Après sa déconvenue à Vaux, oui; jai vu Aramis fugitif, poursuivi, perdu, et Aramis men a dit assez pour que je croie aux plaintes que cet infortuné a gravées sur le plat dargent. DArtagnan laissa pencher sa tête avec accablement. -- Voilà, dit-il, comme Dieu se joue de ce que les hommes appellent leur sagesse! Beau secret que celui dont douze ou quinze personnes tiennent en ce moment les lambeaux!... Athos, maudit soit le hasard qui vous a mis en face de moi dans cette affaire! car maintenant... -- Eh bien! dit Athos avec sa douceur sévère, votre secret est-il perdu parce que je le sais? nen ai-je pas porté daussi lourds en ma vie? Ayez donc de la mémoire, mon cher. -- Vous nen avez jamais porté daussi périlleux, repartit dArtagnan avec tristesse. Jai comme une idée sinistre que tous ceux qui auront touché à ce secret mourront, et mourront mal. -- Que la volonté de Dieu soit faite, dArtagnan! Mais voici votre gouverneur. DArtagnan et ses amis reprirent aussitôt leurs rôles. Ce gouverneur, soupçonneux et dur, était pour dArtagnan dune politesse allant jusquà lobséquiosité. Il se contenta de faire bonne chère aux voyageurs et de les bien regarder. Athos et Raoul remarquèrent quil cherchait souvent à les embarrasser par de soudaines attaques, ou à les saisir au dépourvu dattention; mais ni lun ni lautre ne se déconcerta. Ce quavait dit dArtagnan put paraître vraisemblable, si le gouverneur ne le crut pas vrai. On sortit de table pour aller se reposer. -- Comment sappelle cet homme? Il a mauvaise mine, dit Athos en espagnol à dArtagnan. -- De Saint-Mars, répliqua le capitaine. -- Ce sera donc le geôlier du jeune prince? -- Eh! le sais-je? Me voici peut-être à Sainte-Marguerite à perpétuité. -- Allons donc! vous? -- Mon ami, je suis dans la situation dun homme qui trouve un trésor au milieu dun désert. Il voudrait lenlever, il ne peut; il voudrait le laisser, il nose. Le roi ne me fera pas revenir, craignant quun autre ne surveille moins bien que moi; il regrette de ne mavoir plus, sentant bien que nul ne le servira de près comme moi. Au reste, il arrivera ce quil plaira à Dieu. -- Mais, fit observer Raoul, par cela même que vous navez rien de certain, cest que votre état ici est provisoire, et vous retournerez à Paris. -- Demandez donc à ces messieurs, interrompit Saint-Mars, ce quils venaient faire à Sainte-Marguerite. -- Ils venaient, sachant quil y avait un couvent de bénédictins à Saint Honorat, curieux à voir, et dans Sainte-Marguerite une belle chasse. -- À leur disposition, répliqua Saint-Mars, comme à la vôtre. DArtagnan remercia. -- Quand partent-ils? ajouta le gouverneur. -- Demain, répondit dArtagnan. M. de Saint-Mars alla faire sa ronde et laissa dArtagnan seul avec les prétendus Espagnols. -- Oh! sécria le mousquetaire, voilà une vie et une société qui me conviennent peu. Je commande à cet homme, et il me gêne, mordioux!... Tenez, voulez-vous que nous fassions un coup de mousquet sur les lapins? La promenade sera belle et peu fatigante. Lîle na quune lieue et demie de longueur, sur une demi-lieue de large; un vrai parc. Amusons-nous. -- Allons où vous voudrez, dArtagnan, non pour nous divertir, mais pour causer librement. DArtagnan fit un signe à un soldat qui comprit et apporta des fusils de chasse aux gentilshommes, et rentra au fort. -- Et maintenant, fit le mousquetaire, répondez un peu à la question que faisait ce noir Saint-Mars: Quêtes-vous venus faire aux îles Lerins? -- Vous dire adieu. -- Me dire adieu? Comment cela? Raoul part? -- Oui. -- Avec M. de Beaufort, je parie? -- Avec M. de Beaufort. Oh! vous devinez toujours cher ami. -- Lhabitude... Pendant que les deux amis commençaient leur entretien, Raoul, la tête lourde, le coeur chargé, sétait assis sur des roches moussues, son mousquet sur les genoux, et, regardant la mer, regardant le ciel, écoutant la voix de son âme, il laissait peu à peu séloigner de lui les chasseurs. DArtagnan remarqua son absence. -- Il est toujours frappé, nest-ce pas? dit-il à Athos. -- À mort! -- Oh! vous exagérez, je pense. Raoul est bien trempé. Sur tous les coeurs si nobles, il y a une seconde enveloppe qui fait cuirasse. La première saigne, la seconde résiste. -- Non, répondit Athos, Raoul en mourra. -- Mordioux! fit dArtagnan sombre. Et il najouta pas un mot à cette exclamation. Puis, un moment après: -- Pourquoi le laissez-vous partir? -- Parce quil le veut. -- Et pourquoi nallez-vous pas avec lui? -- Parce que je ne veux pas le voir mourir. DArtagnan regarda son ami en face. -- Vous savez une chose, continua le comte en sappuyant au bras du capitaine, vous savez que, dans ma vie, jai eu peur de bien peu de choses. Eh bien! jai une peur incessante, rongeuse, insurmontable; jai peur darriver au jour où je tiendrai le cadavre de cet enfant dans mes bras. -- Oh! répondit dArtagnan, oh! -- Il mourra, je le sais, jen ai la conviction; je ne veux pas le voir mourir. -- Comment! Athos, vous venez vous poser en présence de lhomme le plus brave que vous dites avoir connu, de votre dArtagnan, de cet homme sans égal, comme vous lappeliez autrefois, et vous venez lui dire, en croisant les bras, que vous avez peur de voir votre fils mort, vous qui avez vu tout ce que lon peut voir en ce monde? Eh bien! pourquoi avez-vous peur de cela, Athos? Lhomme, sur cette terre, doit sattendre à tout, affronter tout. -- Écoutez, mon ami: après mêtre usé sur cette terre dont vous parlez, je nai plus gardé que deux religions: celle de la vie, mes amitiés, mon devoir de père; celle de léternité, lamour et le respect de Dieu. Maintenant, jai en moi la révélation que, si Dieu souffrait quen ma présence mon ami ou mon fils rendît le dernier soupir... oh! non, je ne veux même pas vous dire cela, dArtagnan. -- Dites! dites! -- Je suis fort contre tout, hormis contre la mort de ceux que jaime. À cela seulement il ny a pas de remède. Qui meurt gagne, qui voit mourir perd. Non. Tenez: savoir que je ne rencontrerai plus jamais, jamais, sur la terre, celui que jy voyais avec joie; savoir que nulle part ne sera plus dArtagnan, ne sera plus Raoul, oh!... je suis vieux, voyez-vous, je nai plus de courage; je prie Dieu de mépargner dans ma faiblesse; mais, sil me frappait en face, et de cette façon, je le maudirais. Un gentilhomme chrétien ne doit pas maudire son Dieu, dArtagnan; cest bien assez davoir maudit un roi! -- Hum!... fit dArtagnan, un peu bouleversé par cette violente tempête de douleurs. -- DArtagnan, mon ami, vous qui aimez Raoul, voyez-le, ajouta-t- il en montrant son fils; voyez cette tristesse qui ne le quitte jamais. Connaissez-vous rien de plus affreux que dassister, minute par minute, à lagonie incessante de ce pauvre coeur? -- Laissez-moi lui parler, Athos. Qui sait? -- Essayez; mais, jen ai la conviction, vous ne réussirez pas. -- Je ne lui donnerai pas de consolation, je le servirai. -- Vous? -- Sans doute. Est-ce la première fois quune femme serait revenue sur une infidélité? Je vais à lui, vous dis-je. Athos secoua la tête et continua la promenade seul. DArtagnan, coupant à travers les broussailles, revint à Raoul et lui tendit la main. -- Eh bien! dit dArtagnan à Raoul, vous avez donc à me parler? -- Jai à vous demander un service, répliqua Bragelonne. -- Demandez. -- Vous retournerez quelque jour en France? -- Je lespère. -- Faut-il que jécrive à Mlle de La Vallière? -- Non, il ne le faut pas. -- Jai tant de choses à lui dire! -- Venez les lui dire, alors. -- Jamais! -- Eh bien! quelle vertu attribuez-vous à une lettre que votre parole nait point? -- Vous avez raison. -- Elle aime le roi, dit brutalement dArtagnan; cest une honnête fille. Raoul tressaillit. -- Et vous, vous quelle abandonne, elle vous aime plus que le roi peut-être, mais dune autre façon. -- DArtagnan, croyez-vous bien quelle aime le roi? -- Elle laime à lidolâtrie. Cest un coeur inaccessible à tout autre sentiment. Vous continueriez à vivre auprès delle, que vous seriez son meilleur ami. -- Ah! fit Raoul avec un élan passionné vers cette espérance douloureuse. -- Voulez-vous? -- Ce serait lâche. -- Voilà un mot absurde et qui me conduirait au mépris de votre esprit. Raoul, il nest jamais lâche, entendez-vous, de faire ce qui est imposé par la violence majeure. Si votre coeur vous dit: «Va là, ou meurs»; allez-y donc, Raoul. A-t-elle été lâche ou brave, elle qui vous aimait, en vous préférant le roi, que son coeur lui commandait impérieusement de vous préférer? Non, elle a été la plus brave de toutes les femmes. Faites donc comme elle, obéissez à vous-même. Savez-vous une chose dont je suis sûr, Raoul? -- Laquelle? -- Cest quen la voyant de près avec les yeux dun homme jaloux... -- Eh bien? -- Eh bien! vous cesserez de laimer. -- Vous me décidez, mon cher dArtagnan. -- À partir pour la revoir? -- Non, à partir pour ne la revoir jamais. Je veux laimer toujours. -- Franchement, reprit le mousquetaire, voilà une conclusion à laquelle jétais loin de mattendre. -- Tenez, mon ami, vous irez la revoir, vous lui donnerez cette lettre, qui, si vous la jugez à propos, lui expliquera comme à vous ce qui se passe dans mon coeur. Lisez-la, je lai préparée cette nuit. Quelque chose me disait que je vous verrais aujourdhui. Il tendit cette lettre à dArtagnan, qui la lut: «Mademoiselle, vous navez pas tort à mes yeux en ne maimant pas. Vous nêtes coupable que dun tort, celui de mavoir laissé croire que vous maimiez. Cette erreur me coûtera la vie. Je vous la pardonne, mais je ne me la pardonne pas. On dit que les amants heureux sont sourds aux plaintes des amants dédaignés. Il nen sera point ainsi de vous, qui ne maimiez pas, sinon avec anxiété. Je suis sûr que, si jeusse insisté près de vous pour changer cette amitié en amour, vous eussiez cédé par crainte de me faire mourir ou damoindrir lestime que javais pour vous. Il mest bien doux de mourir en vous sachant libre et satisfaite. «Aussi, combien vous maimerez quand vous ne craindrez plus mon regard ou mon reproche! Vous maimerez, parce que, si charmant que vous paraisse un nouvel amour, Dieu ne ma fait en rien linférieur de celui que vous avez choisi, et que mon dévouement, mon sacrifice, ma fin douloureuse massurent à vos yeux une supériorité certaine sur lui. Jai laissé échapper, dans la crédulité naïve de mon coeur, le trésor que je tenais. Beaucoup de gens me disent que vous maviez aimé assez pour en venir à maimer beaucoup. Cette idée menlève toute amertume et me conduit à ne regarder comme ennemi que moi seul. «Vous accepterez ce dernier adieu, et vous me bénirez de mêtre réfugié dans lasile inviolable où séteint toute haine, où dure tout amour. «Adieu, mademoiselle. Sil fallait acheter de tout mon sang votre bonheur, je donnerais tout mon sang. Jen fais bien le sacrifice à ma misère! «Raoul, vicomte de Bragelonne.» -- La lettre est bien, dit le capitaine. Je nai quune chose à lui reprocher. -- Dites-moi laquelle, sécria Raoul. -- Cest quelle dit toute chose, hormis la chose qui sexhale comme un poison mortel de vos yeux, de votre coeur; hormis lamour insensé qui vous brûle encore. Raoul pâlit et se tut. -- Pourquoi navez-vous pas écrit seulement ces mots: «Mademoiselle, «Au lieu de vous maudire, je vous aime et je meurs.» -- Cest vrai, dit Raoul avec une joie sinistre. Et, déchirant sa lettre, quil venait de reprendre, il écrivit ces mots sur une feuille de ses tablettes: «Pour avoir le bonheur de vous dire encore que je vous aime, je commets la lâcheté de vous écrire, et, pour me punir de cette lâcheté, je meurs.» Et il signa. -- Vous lui remettrez ces tablettes, nest-ce pas, capitaine? dit- il à dArtagnan. -- Quand cela? répliqua celui-ci. -- Le jour, dit Bragelonne en montrant la dernière phrase, le jour où vous écrirez la date sous ces mots. Et il séchappa soudain et courut joindre Athos, qui revenait à pas lents. Comme ils rentraient, la mer grossit, et, avec cette véhémence rapide des grains qui troublent la Méditerranée, la mauvaise humeur de lélément devint une tempête. Quelque chose dinforme et de tourmenté apparut à leurs regards sur le bord de la côte. -- Quest-ce cela? dit Athos. Une barque brisée? -- Ce nest point une barque, dit dArtagnan. -- Pardonnez-moi, fit Raoul, cest une barque qui gagne rapidement le port. -- Il y a, en effet, une barque dans lanse, une barque qui fait bien de sabriter ici; mais ce que montre Athos dans le sable... échoué... -- Oui, oui, je vois. -- Cest le carrosse que je jetai à la mer en abordant avec le prisonnier. -- Eh bien! dit Athos, si vous men croyez, dArtagnan, vous brûlerez le carrosse, afin quil nen reste point de vestige; sans quoi, les pêcheurs dAntibes, qui ont cru avoir affaire au diable, chercheront à prouver que votre prisonnier nétait quun homme. -- Je loue votre conseil, Athos, et je vais cette nuit le faire exécuter, ou plutôt lexécuter moi-même. Mais rentrons, car la pluie va tomber et les éclairs sont effrayants. Comme ils passaient sur le rempart dans une galerie dont dArtagnan avait la clef, ils virent M. de Saint-Mars se diriger vers la chambre habitée par le prisonnier. Ils se cachèrent dans langle de lescalier sur un signe de dArtagnan. -- Quy-a-t-il? dit Athos. -- Vous allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la chapelle. Et lon vit, à la lueur des rouges éclairs, dans la brume violette questompait le vent sur le fond du ciel, on vit passer gravement, à six pas derrière le gouverneur, un homme vêtu de noir et masqué par une visière dacier bruni, soudée à un casque de même nature, et qui lui enveloppait toute la tête. Le feu du ciel jetait de fauves reflets sur cette surface polie, et ces reflets, voltigeant capricieusement, semblaient être les regards courroucés que lançait ce malheureux à défaut dimprécations. Au milieu de la galerie, le prisonnier sarrêta un moment à contempler lhorizon infini, à respirer les parfums sulfureux de la tempête à boire avidement la pluie chaude, et il poussa un soupir semblable à un rugissement. -- Venez, monsieur, dit de Saint-Mars brusquement au prisonnier, car il sinquiétait déjà de le voir regarder longtemps au-delà des murailles. Monsieur, venez donc! -- Dites: «Monseigneur», cria de son coin Athos à Saint-Mars dune voix tellement solennelle et terrible, que le gouverneur en frissonna des pieds à la tête. Athos voulait toujours le respect pour la majesté tombée. Le prisonnier se retourna. -- Qui a parlé? demanda de Saint-Mars. -- Moi, répliqua dArtagnan, qui se montra aussitôt. Vous savez bien que cest lordre. -- Ne mappelez ni monsieur ni monseigneur, dit à son tour le prisonnier avec une voix qui remua Raoul jusquau fond des entrailles; appelez-moi_ Maudit!_ Et il passa. La porte de fer cria derrière lui. -- Voilà un homme malheureux! murmura sourdement le mousquetaire, en montrant la chambre habitée par le prince. Chapitre CCXXXIX -- Les promesses À peine dArtagnan rentrait-il dans son appartement avec ses amis, quun des soldats du fort vint le prévenir que le gouverneur le cherchait. La barque que Raoul avait aperçue à la mer, et qui semblait si pressée de gagner le port, venait à Sainte-Marguerite avec une dépêche importante pour le capitaine des mousquetaires. En ouvrant le pli, dArtagnan reconnut lécriture du roi. «Je pense, disait Louis XIV, que vous avez fini dexécuter mes ordres, monsieur dArtagnan; revenez donc sur-le-champ à Paris me trouver dans mon Louvre.» -- Voilà mon exil fini! sécria le mousquetaire avec joie; Dieu soit loué, je cesse dêtre geôlier! Et il montra la lettre à Athos. -- Ainsi, vous nous quittez? répliqua celui-ci avec tristesse. -- Pour nous revoir, cher ami, attendu que Raoul est un grand garçon qui partira bien seul avec M. de Beaufort et qui aimera mieux laisser revenir son père en compagnie de M. dArtagnan que de le forcer à faire seul deux cents lieues pour regagner La Fère, nest-ce pas, Raoul? -- Certainement, balbutia celui-ci avec lexpression dun tendre regret. -- Non, mon ami, interrompit Athos, je ne quitterai Raoul que le jour où son vaisseau aura disparu à lhorizon. Tant quil est en France, il nest pas séparé de moi. -- À votre guise, cher ami; mais nous quitterons du moins Sainte Marguerite ensemble; profitez de la barque qui va me ramener à Antibes. -- De grand coeur; nous ne serons jamais assez tôt éloignés de ce fort et du spectacle qui nous a attristés tout à lheure. Les trois amis quittèrent donc la petite île, après les derniers adieux faits au gouverneur, et, dans les dernières lueurs de la tempête qui séloignait, ils virent pour la dernière fois blanchir les murailles du fort. DArtagnan prit congé de ses amis dans la nuit même, après avoir vu sur la côte de Sainte-Marguerite le feu du carrosse incendié par les ordres de M. de Saint-Mars, sur la recommandation que le capitaine lui avait faite. Avant de monter à cheval, et comme il sortait des bras dAthos: -- Amis, dit-il, vous ressemblez trop à deux soldats qui abandonnent leur poste. Quelque chose mavertit que Raoul aurait besoin dêtre maintenu par vous à son rang. Voulez-vous que je demande à passer en Afrique avec cent bons mousquets? Le roi ne me refusera pas, je vous emmènerai avec moi. -- Monsieur dArtagnan, répliqua Raoul en lui serrant la main avec effusion, merci de cette offre, qui nous donnerait plus que nous ne voulons, M. le comte et moi. Moi qui suis jeune, jai besoin dun travail desprit et dune fatigue de corps; M. le comte a besoin du plus profond repos. Vous êtes son meilleur ami: je vous le recommande. En veillant sur lui, vous tiendrez nos deux âmes dans votre main. -- Il faut partir; voilà mon cheval qui simpatiente, dit dArtagnan, chez qui le signe le plus manifeste dune vive émotion était le changement didées dans un entretien. Voyons, comte, combien de jours Raoul a-t-il encore à demeurer ici? -- Trois jours au plus. -- Et combien mettez-vous de temps pour rentrer chez vous? -- Oh! beaucoup de temps, répondit Athos. Je ne veux pas me séparer trop promptement de Raoul. Le temps le poussera bien assez vite de son côté, pour que je naide pas à la distance. Je ferai seulement des demi-étapes. -- Pourquoi cela, mon ami? on sattriste à marcher lentement, et la vie des hôtelleries ne sied plus à un homme comme vous. -- Mon ami, je suis venu sur les chevaux de la poste, mais je veux acheter deux chevaux fins. Or, pour les ramener frais, il ne serait pas prudent de leur faire faire plus de sept à huit lieues par jour. -- Où est Grimaud? -- Il est arrivé avec les équipages de Raoul, hier au matin, et je lai laissé dormir. -- Cest à ny plus revenir, laissa échapper dArtagnan. Au revoir, donc, cher Athos, et, si vous faites diligence, eh bien! je vous embrasserai plus tôt. Cela dit, il mit son pied à létrier, que Raoul vint lui tenir. -- Adieu! dit le jeune homme en lembrassant. -- Adieu! fit dArtagnan, qui se mit en selle. Son cheval fit un mouvement qui écarta le cavalier de ses amis. Cette scène avait lieu devant la maison choisie par Athos aux portes dAntibes, et où dArtagnan, après le souper, avait commandé quon lui amenât ses chevaux. La route commençait là, et sétendait blanche et onduleuse dans les vapeurs de la nuit. Le cheval respirait avec force lâpre parfum salin qui sexhale des marécages. DArtagnan prit le trot, et Athos commença à revenir tristement avec Raoul. Tout à coup ils entendirent se rapprocher le bruit des pas du cheval, et dabord ils crurent à une de ces répercussions singulières qui trompent loreille à chaque circonflexion des chemins. Mais cétait bien le retour du cavalier. DArtagnan revenait au galop vers ses amis. Ceux-ci poussèrent un cri de joyeuse surprise, et le capitaine, sautant à terre comme un jeune homme, vint prendre dans ses deux bras les deux têtes chéries dAthos et de Raoul. Il les tint longtemps embrassés sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir qui brisait sa poitrine. Puis, aussi rapidement quil était venu, il repartit en appuyant les deux éperons aux flancs du cheval furieux. -- Hélas! dit le comte tout bas, hélas! «Mauvais présage! se disait de son côté dArtagnan en regagnant le temps perdu. Je nai pu leur sourire. Mauvais présage!» Le lendemain, Grimaud était remis sur pied. Le service commandé par M. de Beaufort saccomplissait heureusement. La flottille, dirigée sur Toulon par les soins de Raoul, était partie, traînant après elle, dans de petites nacelles presque invisibles, les femmes et les amis des pêcheurs et des contrebandiers, mis en réquisition pour le service de la flotte. Le temps si court qui restait au père et au fils pour vivre ensemble semblait avoir doublé de rapidité, comme saccroît la vitesse de tout ce qui penche à tomber dans le gouffre de léternité. Athos et Raoul revinrent à Toulon, qui semplissait du bruit des chariots, du bruit des armures, du bruit des chevaux hennissants. Les trompettes sonnaient leurs marches, les tambours signalaient leur vigueur, les rues regorgeaient de soldats, de valets et de marchands. Le duc de Beaufort était partout, activant lembarquement avec le zèle et lintérêt dun bon capitaine. Il caressait ses compagnons jusquaux plus humbles; il gourmandait ses lieutenants; même les plus considérables. Artillerie, provisions, bagages, il voulut tout voir par lui-même; il examina léquipement de chaque soldat, sassura de la santé de chaque cheval. On sentait que, léger, vantard, égoïste dans son hôtel, le gentilhomme redevenait soldat, le grand seigneur capitaine, vis-à-vis de la responsabilité quil avait acceptée. Cependant, il faut bien le dire, quel que fût le soin qui présida aux apprêts du départ, on y reconnaissait la précipitation insouciante et labsence de toute précaution qui font du soldat français le premier soldat du monde, parce quil en est le plus abandonné à ses seules ressources physiques et morales. Toutes choses ayant satisfait ou paru satisfaire lamiral, il fit à Raoul ses compliments et donna les derniers ordres pour lappareillage, qui fut fixé au lendemain à la pointe du jour. Il invita le comte et son fils à dîner avec lui. Ceux-ci prétextèrent quelques nécessités du service et se mirent à lécart. Gagnant leur hôtellerie, située sous les arbres de la grande place, ils prirent leur repas à la hâte, et Athos conduisit Raoul sur les rochers qui dominent la ville, vastes montagnes grises doù la vue est infinie, et embrasse un horizon liquide qui semble, tant il est loin, de niveau avec les rochers eux-mêmes. La nuit était belle comme toujours en ces heureux climats. La lune, se levant derrière les rochers, déroulait comme une nappe argentée sur le tapis bleu de la mer. Dans la rade, manoeuvraient silencieusement les vaisseaux qui venaient prendre leur rang pour faciliter lembarquement. La mer, chargée de phosphore, souvrait sous les carènes des barques qui transbordaient les bagages et les munitions; chaque secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches, et de chaque aviron dégouttaient les diamants liquides. On entendait les marins, joyeux des largesses de lamiral, murmurer leurs chansons lentes et naïves. Parfois le grincement des chaînes se mêlait au bruit sourd des boulets tombant dans les cales. Ce spectacle et ces harmonies serraient le coeur comme la crainte, et le dilataient comme lespérance. Toute cette vie sentait la mort. Athos sassit avec son fils sur les mousses et les bruyères du promontoire. Autour de leur tête passaient et repassaient les grandes chauves-souris, emportées dans leffrayant tourbillon de leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul dépassaient larête de la falaise et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui provoque au néant. Quand la lune fut levée en son entier, caressant de sa lumière les pitons voisins, quand le miroir de leau fut illuminé dans toute son étendue, et que les petits feux rouges eurent fait leur trouée dans les masses noires de chaque navire, Athos, rassemblant toutes ses idées, tout son courage, dit à son fils: -- Dieu a fait tout ce que nous voyons, Raoul; il nous a faits aussi, pauvres atomes mêlés à ce grand univers; nous brillons comme ces feux et ces étoiles, nous soupirons comme ces flots, nous souffrons comme ces grands navires qui susent à creuser la vague, en obéissant au vent qui les pousse vers un but, comme le souffle de Dieu nous pousse vers un port. Tout aime à vivre, Raoul, et tout est beau dans les choses vivantes. -- Monsieur, répliqua le jeune homme, nous avons là, en effet, un beau spectacle. -- Comme dArtagnan est bon! interrompit tout de suite Athos, et comme cest un rare bonheur que de sêtre appuyé toute une vie sur un ami comme celui-là! Voilà ce qui vous a manqué, Raoul. -- Un ami? sécria le jeune homme; jai manqué dun ami, moi! -- M. de Guiche est un charmant compagnon, reprit le comte froidement; mais je crois quau temps où vous vivez, les hommes se préoccupent plus de leurs affaires et de leurs plaisirs que de notre temps. Vous avez cherché la vie isolée; cest un bonheur; mais vous y avez perdu la force. Nous autres quatre, un peu sevrés de ces délicatesses qui font votre joie, nous avons trouvé bien plus de résistance quand paraissait le malheur. -- Je ne vous ai point arrêté, monsieur, pour dire que javais un ami, et que cet ami est M. de Guiche. Certes, il est bon et généreux, pourtant, et il maime. Jai vécu sous la tutelle dune autre amitié, aussi précieuse, aussi forte que celle dont vous parlez, puisque cest la vôtre. -- Je nétais pas un ami pour vous, Raoul, dit Athos. -- Eh! monsieur, pourquoi? -- Parce que je vous ai donné lieu de croire que la vie na quune face, parce que, triste et sévère, hélas! jai toujours coupé pour vous, sans le vouloir, mon Dieu! les bourgeons joyeux qui jaillissent incessamment de larbre de la jeunesse; en un mot, parce que, dans le moment où nous sommes, je me repens de ne pas avoir fait de vous un homme très expansif, très dissipé, très bruyant. -- Je sais pourquoi vous me dites cela, monsieur. Non, vous avez tort, ce nest pas vous qui mavez fait ce que je suis; cest cet amour qui ma pris au moment où les enfants nont que des inclinations; cest la constance naturelle à mon caractère, qui, chez les autres créatures, nest quune habitude. Jai cru que je serais toujours comme jétais; jai cru que Dieu mavait jeté sur une route toute défrichée, toute droite, bordée de fruits et de fleurs. Javais au-dessus de moi votre vigilance, votre force. Je me suis cru vigilant et fort. Rien ne ma préparé: je suis tombé une fois, et cette fois ma ôté le courage pour toute ma vie. Il est vrai de dire que je my suis brisé. Oh! non, monsieur, vous nêtes dans mon passé que pour mon bonheur: vous nêtes dans mon avenir que comme un espoir. Non, je nai rien à reprocher à la vie telle que vous me lavez faite; je vous bénis et je vous aime ardemment. -- Mon cher Raoul, vos paroles me font du bien. Elles me prouvent que vous agirez un peu pour moi, dans le temps qui va suivre. -- Je nagirai que pour vous, monsieur. -- Raoul, ce que je nai jamais fait à votre égard, je le ferai désormais. Je serai votre ami, non plus votre père. Nous vivrons en nous répandant, au lieu de vivre en nous tenant prisonniers, lorsque vous serez revenu. Ce sera bientôt, nest-ce pas? -- Certes, Monsieur, car une expédition pareille ne saurait être longue... -- Bientôt alors, Raoul, bientôt, au lieu de vivre modiquement sur mon revenu, je vous donnerai le capital mes terres. Il vous suffira pour vous lancer dans le monde jusquà ma mort, et vous me donnerez, je lespère, avant ce temps, la consolation de ne pas laisser séteindre ma race. -- Je ferai tout ce que vous me commanderez, reprit Raoul fort agité. -- Il ne faudrait pas, Raoul, que votre service daide de camp vous conduisît à des tentatives trop hasardeuses. Vous avez fait vos preuves, on vous sait bon au feu. Rappelez-vous que la guerre des Arabes est une guerre de pièges, dembuscades et dassassinats. -- On le dit, oui, monsieur. -- Il y a toujours peu de gloire à tomber dans un guet-apens. Cest une mort qui accuse toujours un peu: témérité ou dimprévoyance. Souvent même on ne plaint pas celui qui a succombé. Ceux quon ne plaint pas, Raoul, sont morts inutiles. De plus, le vainqueur rit, et, nous autres, nous ne devons pas souffrir que ces infidèles stupides triomphent de nos fautes. Vous comprenez bien ce que je veux vous dire, Raoul? À Dieu ne plaise que je vous exhorte à demeurer loin des rencontres! -- Je suis prudent naturellement, monsieur, et jai beaucoup de bonheur, dit Raoul avec un sourire qui glaça le coeur du pauvre père; car, se hâta dajouter le jeune homme, pour vingt combats où je me suis trouvé, nai encore compté quune égratignure. -- Il y a, en outre, dit Athos, le climat quil faut craindre: cest une laide fin que la fièvre. Le roi saint Louis priait Dieu de lui envoyer une flèche ou la peste avant la fièvre. -- Oh! monsieur, avec de la sobriété, avec un exercice raisonnable... -- Jai déjà obtenu de M. de Beaufort, interrompit Athos, que ses dépêches partiraient tous les quinze jours pour la France. Vous, son aide de camp, vous serez chargé de les expédier; vous ne moublierez sans doute pas? -- Non, monsieur, dit Raoul dune voix étranglée. -- Enfin, Raoul, comme vous êtes bon chrétien, et que je le suis aussi, nous devons compter sur une protection plus spéciale de Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que, sil vous arrivait malheur en une occasion, vous penseriez à moi tout dabord. -- Tout dabord, oh! oui. -- Et que vous mappelleriez. -- Oh! sur-le-champ. -- Vous rêvez à moi quelquefois, Raoul? -- Toutes les nuits, monsieur. Pendant ma première jeunesse, je vous voyais en songe, calme et doux, une main étendue sur ma tête, et voilà pourquoi jai toujours si bien dormi... _autrefois!_ -- Nous nous aimons trop, dit le comte, pour que, à partir de ce moment où nous nous séparons, une part de nos deux âmes ne voyage pas avec lun et lautre de nous et nhabite pas où nous habiterons. Quand vous serez triste, Raoul, je sens que mon coeur se noiera de tristesse, et, quand vous voudrez sourire en pensant à moi, songez bien que vous menverrez de là-bas un rayon de votre joie. -- Je ne vous promets pas dêtre joyeux, répondit le jeune homme; mais soyez certain que je ne passerai pas une heure sans songer à vous; pas une heure, je vous le jure, à moins que je ne sois mort. Athos ne put se contenir plus longtemps; il entoura de son bras le cou de son fils, et le tint embrassé de toutes les forces de son coeur. La lune avait fait place au crépuscule; une bande dorée montait à lhorizon, annonçant lapproche du jour. Athos jeta son manteau sur les épaules de Raoul et lemmena vers la ville, où fardeaux et porteurs, tout remuait déjà comme une vaste fourmilière. À lextrémité du plateau que quittaient Athos et Bragelonne, ils virent une ombre noire se balançant avec indécision et comme honteuse dêtre vue. Cétait Grimaud qui, inquiet, avait suivi son maître à la piste et qui les attendait. -- Oh! bon Grimaud, sécria Raoul, que veux-tu? Tu viens nous dire quil faut partir, nest-ce pas? -- Seul? fit Grimaud en montrant Raoul à Athos dun ton de reproche qui montrait à quel point le vieillard était bouleversé. -- Oh! tu as raison! sécria le comte. Non, Raoul ne partira pas seul; non, il ne restera pas sur une terre étrangère sans quelquun dami qui le console et lui rappelle tout ce quil aimait. -- Moi? dit Grimaud. -- Toi? oui! oui! sécria Raoul touché jusquau fond du coeur. -- Hélas! dit Athos, tu es bien vieux, mon bon Grimaud! -- Tant mieux, répliqua celui-ci avec une profondeur de sentiment et dintelligence inexprimable. -- Mais voilà que lembarquement se fait, dit Raoul, et tu nes point préparé. -- Si! dit Grimaud en montrant les clefs de ses coffres mêlées à celles de son jeune maître. -- Mais, objecta encore Raoul, tu ne peux laisser M. le comte ainsi seul: M. le comte que tu nas jamais quitté? Grimaud tourna son regard obscurci vers Athos, comme pour mesurer la force de lun et de lautre. Le comte ne répondait rien. -- M. le comte aimera mieux cela, dit Grimaud. -- Oui, fit Athos avec sa tête. En ce moment, les tambours roulèrent tous à la fois et les clairons emplirent lair de chants joyeux. On vit déboucher de la ville les régiments qui devaient prendre part à lexpédition. Ils savançaient au nombre de cinq, composés chacun de quarante compagnies. Royal marchait le premier, reconnaissable à son uniforme blanc à parements bleus. Les drapeaux dordonnance écartelés en croix, violet et feuille morte, avec un semis de fleurs de lis dor, laissaient dominer le drapeau colonel blanc avec la croix fleurdelisée. Mousquetaires aux ailes, avec leurs bâtons fourchus à la main et les mousquets sur lépaule; piquiers au centre avec leurs lances de quatorze pieds, marchaient gaiement vers les barques de transport qui les portaient en détail vers les navires. Les régiments de Picardie, Navarre, Normandie et Royal-Vaisseau venaient ensuite. M. de Beaufort avait su choisir. On le voyait lui-même au loin fermant la marche avec son état-major. Avant quil pût atteindre la mer, une bonne heure devait sécouler. Raoul se dirigea lentement avec Athos vers le rivage, afin de prendre sa place au moment du passage du prince. Grimaud, bouillonnant dune ardeur de jeune homme, faisait porter au vaisseau amiral les bagages de Raoul. Athos, son bras passé sous celui du fils quil allait perdre, sabsorbait dans la plus douloureuse méditation, sétourdissant du bruit et du mouvement. Tout à coup un officier de M. de Beaufort vint à eux pour leur apprendre que le duc manifestait le désir de voir Raoul à ses côtés. -- Veuillez dire au prince, monsieur, sécria le jeune homme, que je lui demande encore cette heure pour jouir de la présence de M. le comte. -- Non, non, interrompit Athos, un aide de camp ne peut ainsi quitter son général. Veuillez dire au prince, monsieur, que le vicomte va se rendre auprès de lui. Lofficier partit au galop. -- Nous quitter ici, nous quitter là-bas, ajouta le comte, cest toujours une séparation. Il épousseta soigneusement lhabit de son fils, et lui passa la main sur les cheveux tout en marchant. -- Tenez, Raoul, dit-il, vous avez besoin dargent; M. de Beaufort mène grand train, et je suis certain que vous vous plairez, là- bas, à acheter des chevaux et des armes, qui sont choses précieuses en ce pays. Or, comme vous ne servez pas le roi ni M. de Beaufort, et que vous ne relevez que de votre libre arbitre, vous ne devez compter ni sur solde ni sur largesses. Je veux donc que vous ne manquiez de rien à Djidgelli. Voici deux cents pistoles. Dépensez-les, Raoul, si vous tenez à me faire plaisir. Raoul serra la main de son père, et, au détour dune rue, ils virent M. de Beaufort monté sur un magnifique genet blanc, qui répondait par de gracieuses courbettes aux applaudissements des femmes de la ville. Le duc appela Raoul et tendit la main au comte. Il lui parla longtemps, avec de si douces expressions, que le coeur du pauvre père sen trouva un peu réconforté. Il semblait pourtant à tous deux, au père et au fils, que leur marche aboutissait au supplice. Il y eut un moment terrible, celui où, pour quitter le sable de la plage, les soldats et les marins échangèrent, avec leurs familles et leur amis, les derniers baisers: moment suprême où, malgré la pureté du ciel, la chaleur du soleil, malgré les parfums de lair et la douce vie qui circule dans les veines, tout paraît noir, tout paraît amer, tout fait douter de Dieu, en parlant par la bouche même de Dieu. Il était dusage que lamiral sembarquât le dernier avec sa suite; le canon attendait, pour lancer sa formidable voix, que le chef eût mis un pied sur le plancher de son navire. Athos, oubliant et lamiral, et la flotte, et sa propre dignité dhomme fort, ouvrit les bras à son fils et létreignit convulsivement sur sa poitrine. -- Accompagnez-nous à bord, dit le duc ému; vous gagnerez une bonne demi-heure. -- Non, fit Athos, non, mon adieu est dit. Je ne veux pas en dire un second. -- Alors, vicomte, embarquez, embarquez vite! ajouta le prince voulant épargner les larmes à ces deux hommes dont le coeur se gonflait. Et, paternellement, tendrement, fort comme leût été Porthos, il enleva Raoul dans ses bras et le plaça sur la chaloupe dont les avirons commencèrent à nager aussitôt sur un signe. Lui-même, oubliant le cérémonial, sauta sur le plat bord de ce canot, et le poussa, dun pied vigoureux, en mer. -- Adieu! cria Raoul. Athos ne répliqua que par un signe; mais il sentit quelque chose de brûlant sur sa main: cétait le baiser respectueux de Grimaud, le dernier adieu du chien fidèle. Ce baiser donné, Grimaud sauta de la marche du môle sur lavant dune yole à deux avirons, qui vint se faire remorquer par un chaland servi de douze rames de galères. Athos sassit sur le môle, éperdu, sourd, abandonné. Chaque seconde lui enleva un des traits, une des nuances du teint pâle de son fils. Les bras pendants, loeil fixe, la bouche ouverte, il resta confondu avec Raoul dans un même regard, dans une même pensée, dans une même stupeur. La mer emporta, peu à peu, chaloupes et figures jusquà cette distance où les hommes ne sont plus que des points, les amours des souvenirs. Athos vit son fils monter léchelle du vaisseau amiral, il le vit saccouder au bastingage et se placer de manière à être toujours un point de mire pour loeil de son père. En vain le canon tonna, en vain des navires sélança une longue rumeur répondue sur terre par dimmenses acclamations, en vain le bruit voulut-il étourdir loreille du père, et la fumée noyer le but chéri de toutes ses aspirations: Raoul lui apparut jusquau dernier moment, et limperceptible atome, passant du noir au pâle, du pâle au blanc, du blanc à rien, disparut pour Athos, disparut bien longtemps après que, pour tous les yeux des assistants, avaient disparu puissants navires et voiles enflées. Vers midi, quand déjà le soleil dévorait lespace et quà peine lextrémité des mâts dominait la ligne incandescente de la mer, Athos vit sélever une ombre douce, aérienne, aussitôt évanouie que vue: cétait la fumée dun coup de canon que M. de Beaufort venait de faire tirer pour saluer une dernière fois la côte de France. La pointe senfonça à son tour sous le ciel, et Athos rentra péniblement à son hôtellerie. Chapitre CCXL -- Entre femmes DArtagnan navait pu se cacher à ses amis aussi bien quil leût désiré. Le soldat stoïque, limpassible homme darmes, vaincu par la crainte et les pressentiments, avait donné quelques minutes à la faiblesse humaine. Aussi, quand il eut fait taire son coeur et calmé le tressaillement de ses muscles, se tournant vers son laquais, silencieux serviteur toujours aux écoutes pour obéir plus vite: -- Rabaud, dit-il, tu sauras que je dois faire trente lieues par jour. -- Bien, mon capitaine, répondit Rabaud. Et, à partir de ce moment, dArtagnan, fait à lallure du cheval, comme un véritable centaure, ne soccupa plus de rien, cest-à- dire quil soccupa de tout. Il se demanda pourquoi le roi le rappelait; pourquoi le Masque-de- Fer avait jeté un plat dargent aux pieds. Quant au premier sujet, la réponse fut négative: il savait trop que, le roi lappelant, cétait par nécessité; il savait encore que Louis XIV devait éprouver limpérieux besoin dun entretien particulier avec celui quun si grand secret, mettait au niveau des plus hautes puissances du royaume. Mais, quant à préciser le désir du roi, dArtagnan ne sen trouvait pas capable. Le mousquetaire navait plus de doutes non plus sur la raison qui avait poussé linfortuné Philippe à dévoiler son caractère et sa naissance. Philippe, enseveli à jamais sous son masque de fer, exilé dans un pays où les hommes semblaient servir les éléments; Philippe, privé même de la société de dArtagnan, qui lavait comblé dhonneurs et de délicatesses navait plus à voir que des spectres et des douleurs en ce monde, et le désespoir commençant à le mordre, il se répandait en plaintes, croyant que les révélations lui susciteraient un vengeur. La façon dont le mousquetaire avait failli tuer ses deux meilleurs amis, la destinée qui avait si étrangement amené Athos en participation du secret dÉtat, les adieux de Raoul, lobscurité de cet avenir qui allait aboutir à une triste mort; tout cela renvoyait incessamment dArtagnan à de lamentables prévisions, que la rapidité de la marche ne dissipait pas comme jadis. DArtagnan passait de ces considérations au souvenir de Porthos et dAramis proscrits. Il les voyait fugitifs, traqués, ruinés lun et lautre, laborieux architectes dune fortune quil leur faudrait perdre; et, comme le roi appelait son homme dexécution en un moment de vengeance et de rancune, dArtagnan tremblait de recevoir quelque commission dont son coeur eût saigné. Parfois, montant les côtes, quand le cheval essoufflé enflait ses naseaux et développait ses flancs, le capitaine, plus libre de penser, songeait à ce prodigieux génie dAramis, génie dastuce et dintrigue, comme en avaient produit deux la Fronde et la guerre civile. Soldat, prêtre et diplomate, galant, avide et rusé, Aramis navait jamais pris les bonnes choses de la vie que comme marchepied pour sélever aux mauvaises. Généreux esprit, sinon coeur délite, il navait jamais fait le mal que pour briller un peu plus. Vers la fin de sa carrière, au moment de saisir le but, il avait fait comme le patricien Fiesque, un faux pas sur une planche, et était tombé dans la mer. Mais Porthos, ce bon et naïf Porthos! Voir Porthos affamé, voir Mousqueton sans dorures, emprisonné peut-être; voir Pierrefonds, Bracieux, rasés quant aux pierres, déshonorés quant aux futaies, cétaient là autant de douleurs poignantes pour dArtagnan, et, chaque fois quune de ces douleurs le frappait, il bondissait comme son cheval à la piqûre du taon sous les voûtes de feuillage. Jamais lhomme desprit ne sest ennuyé sil a le corps occupé par la fatigue; jamais lhomme sain de corps na manqué de trouver la vie légère si quelque chose a captivé son esprit. DArtagnan, toujours courant, toujours rêvant, descendit à Paris, frais et tendre de muscles, comme lathlète qui sest préparé pour le gymnase. Le roi ne lattendait pas si tôt et venait de partir pour chasser du côté de Meudon. DArtagnan, au lieu de courir après le roi comme il eût fait au temps jadis, se débotta, se mit au bain et attendit que Sa Majesté fût revenue bien poudreuse et bien lasse. Il occupa les cinq heures dintervalle à prendre, comme on dit, lair de la maison, et à se cuirasser contre toutes les mauvaises chances. Il apprit que le roi, depuis quinze jours, était sombre; que la reine mère était malade et fort accablée; que Monsieur, frère du roi, tournait à la dévotion; que Madame avait des vapeurs, et que M. de Guiche était parti pour une de ses terres. Il apprit que M. Colbert était rayonnant que M. Fouquet consultait tous les jours un nouveau médecin, qui ne le guérissait point, et que sa principale maladie nétait pas de celles que les médecins guérissent, sinon les médecins politiques. Le roi, dit-on à dArtagnan, faisait à M. Fouquet la plus tendre mine, et ne le quittait plus dune semelle; mais le surintendant, touché au coeur comme ces beaux arbres quun ver a piqués, dépérissait malgré le sourire royal, ce soleil des arbres de cour. DArtagnan apprit que Mlle de La Vallière était devenue indispensable au roi; que le prince, durant ses chasses, sil ne lemmenait point, lui écrivait plusieurs fois, non plus des vers, mais, ce qui était bien pis, de la prose, et par pages. Aussi voyait-on le _premier roi du monde_, comme disait la pléiade poétique dalors, descendre de cheval _dune ardeur sans seconde_, et, sur la forme de son chapeau, crayonner des phrases en phébus, que M. de Saint-Aignan, aide de camp à perpétuité, portait à La Vallière, au risque de crever ses chevaux. Pendant ce temps les daims et les faisans prenaient leurs ébats, chassés si mollement, que, disait-on, lart de la vénerie courait risque de dégénérer à la Cour de France. DArtagnan alors pensa aux recommandations du pauvre Raoul, à cette lettre de désespoir destinée à une femme qui passait sa vie à espérer, et, comme dArtagnan aimait à philosopher, il résolut de profiter de labsence du roi pour entretenir un moment Mlle de La Vallière. Cétait chose aisée: Louise, pendant la chasse royale, se promenait avec quelques dames dans une galerie du Palais-Royal, où précisément le capitaine des mousquetaires avait quelques gardes à inspecter. DArtagnan ne doutait pas que, sil pouvait entamer la conversation sur Raoul, Louise ne lui donnât quelque sujet décrire une bonne lettre au pauvre exilé; or, lespoir, ou du moins la consolation pour Raoul, en une disposition du coeur comme celle où nous lavons vu, cétait le soleil, cétait la vie de deux hommes qui étaient bien chers à notre capitaine. Il sachemina donc vers lendroit où il savait trouver Mlle de La Vallière. DArtagnan trouva La Vallière fort entourée. Dans son apparente solitude, la favorite du roi recevait, comme une reine, plus que la reine peut-être, un hommage dont Madame avait été si fière, alors que tous les regards du roi étaient pour elle et commandaient tous les regards des courtisans. DArtagnan, qui nétait pas un muguet, ne recevait pourtant que caresses et gentillesses des dames; il était poli comme un brave, et sa réputation terrible lui avait concilié autant damitié chez les hommes que dadmiration chez les femmes. Aussi, en le voyant entrer, les filles dhonneur lui adressèrent- elles la parole. Elles débutèrent par des questions. Où avait-il été? Quétait-il devenu? Pourquoi ne lavait-on pas vu faire, avec son beau cheval, toutes ces belles voltes qui émerveillaient les curieux au balcon du roi? Il répliqua quil arrivait du pays des oranges. Ces demoiselles se mirent à rire. On était au temps où tout le monde voyageait, et où, pourtant, un voyage de cent lieues était un problème résolu souvent par la mort. -- Du pays des oranges? sécria Mlle de Tonnay-Charente; de lEspagne? -- Eh! eh! fit le mousquetaire. -- De Malte? dit Montalais. -- Ma foi! vous approchez, mesdemoiselles. -- Cest dune île? demanda La Vallière. -- Mademoiselle, dit dArtagnan, je ne veux pas vous faire chercher: cest du pays où M. de Beaufort sembarque à lheure quil est pour passer en Alger. -- Avez-vous vu larmée? demandèrent plusieurs belliqueuses. -- Comme je vous vois, répliqua dArtagnan. -- Et la flotte? -- Jai tout vu. -- Avons-nous des amis par-là? fit Mlle de Tonnay-Charente froidement, mais de manière à attirer lattention sur ce mot, dune portée calculée. -- Mais, répliqua dArtagnan, nous avons M. de La Guillotière, M. de Mouchy, M. de Bragelonne. La Vallière pâlit. -- M. de Bragelonne? sécria la perfide Athénaïs. Eh quoi! il est parti en guerre... lui? Montalais lui marcha sur le pied, mais vainement. -- Savez-vous mon idée? continua-t-elle sans pitié en sadressant à dArtagnan. -- Non, mademoiselle, et je voudrais bien la savoir. -- Mon idée, cest que tous les hommes qui vont faire cette guerre sont des désespérés que lamour a traités mal, et qui vont chercher des Noires moins cruelles que ne létaient les Blanches. Quelques dames se mirent à rire; La Vallière perdait son maintien; Montalais toussait à réveiller un mort. -- Mademoiselle, interrompit dArtagnan, vous faites erreur quand vous parlez des femmes noires de Djidgelli; les femmes, là-bas, ne sont pas noires; il est vrai quelles ne sont pas blanches: elles sont jaunes. -- Jaunes! -- Eh! nen dites pas de mal; je nai jamais vu de plus belle couleur à marier avec des yeux noirs et une bouche de corail. -- Tant mieux pour M. de Bragelonne! fit Mlle de Tonnay-Charente avec insistance, il se dédommagera, le pauvre garçon. Il se fit un profond silence sur ces paroles. DArtagnan eut le temps de réfléchir que les femmes, ces douces colombes, se traitent entre elles beaucoup plus cruellement que les tigres et les ours. Ce nétait pas assez pour Athénaïs davoir fait pâlir La Vallière; elle voulut la faire rougir. Reprenant la conversation sans mesure: -- Savez-vous, Louise, dit-elle, que vous voilà un gros péché sur la conscience! -- Quel péché, mademoiselle? balbutia linfortunée en cherchant un appui autour delle sans le trouver. -- Eh! mais, poursuivit Athénaïs, ce garçon vous était fiancé. Il vous aimait. Vous lavez repoussé. -- Cest un droit quon a quand on est honnête femme, reprit Montalais dun air précieux. Lorsquon sait ne devoir pas faire le bonheur dun homme, mieux vaut le repousser. Louise ne put pas comprendre si elle devait un blâme ou un remerciement à celle qui la défendait ainsi. -- Repousser! repousser! cest fort bon, dit Athénaïs, mais là nest pas le péché que Mlle de La Vallière aurait à se reprocher. Le vrai péché, cest denvoyer ce pauvre Bragelonne à la guerre; à la guerre, où lon trouve la mort. Louise passa une main sur son front glacé. -- Et sil meurt, continua limpitoyable, vous laurez tué: voilà le péché. Louise, à demi morte elle-même, vint en chancelant prendre le bras du capitaine des mousquetaires, dont le visage trahissait une émotion inaccoutumée. -- Vous aviez à me parler, monsieur dArtagnan, dit-elle dune voix altérée par la colère et la douleur. Quaviez-vous à me dire? DArtagnan fit plusieurs pas dans la galerie, tenant Louise sous son bras; puis, lorsquils furent assez loin des autres: -- Ce que javais à vous dire, mademoiselle, répliqua-t-il, Mlle de Tonnay Charente vient de vous lexprimer brutalement, mais en entier. Elle poussa un petit cri, et, navrée par cette nouvelle blessure, prit sa course comme ces pauvres oiseaux frappés à mort, qui cherchent lombre du hallier pour mourir. Elle disparut par une porte, au moment où le roi entrait par une autre. Le premier regard du prince fut pour le siège vide de sa maîtresse; napercevant pas La Vallière, il fronça le sourcil; mais aussitôt il vit dArtagnan qui le saluait. -- Ah! monsieur, dit-il, vous avez fait bonne diligence et je suis content de vous. Cétait lexpression superlative de la satisfaction royale. Bien des hommes devaient se faire tuer pour obtenir ce mot-là du roi. Les filles dhonneur et les courtisans, qui avaient fait un cercle respectueux autour du roi à son entrée, sécartèrent en le voyant chercher le secret avec son capitaine de mousquetaires. Le roi prit les devants et emmena dArtagnan hors de la salle, après avoir encore une fois cherché des yeux La Vallière, dont il ne comprenait point labsence. Une fois hors de la portée des oreilles curieuses: -- Eh bien! dit-il, monsieur dArtagnan, le prisonnier? -- Dans sa prison, Sire. -- Qua-t-il dit en chemin? -- Rien, Sire. -- Qua-t-il fait? -- Il y a eu un moment où le pêcheur à bord duquel je passais à Sainte-Marguerite sest révolté, et ma voulu tuer. Le... le prisonnier ma défendu au lieu dessayer à senfuir. Le roi pâlit. -- Assez, dit-il. DArtagnan sinclina. Louis se promena de long en large dans son cabinet. -- Vous étiez à Antibes, dit-il, quand M. de Beaufort y est venu? -- Non, Sire, je partais quand le duc est arrivé. -- Ah! Nouveau silence. -- Quavez-vous vu là-bas? -- Beaucoup de gens, répliqua dArtagnan avec froideur. Le roi vit que dArtagnan ne voulait pas parler. -- Je vous ai fait venir, monsieur le capitaine, pour vous dire daller préparer mes logements à Nantes. -- À Nantes? sécria dArtagnan. -- En Bretagne. -- Oui, Sire, en Bretagne. Votre Majesté fait ce long voyage de Nantes? -- Les États sy assemblent, répondit le roi. Jai deux demandes à leur faire: jy veux être. -- Quand partirai-je? dit le capitaine. -- Ce soir... demain... demain au soir, car vous avez besoin de repos. -- Je suis reposé, Sire. -- À merveille... Alors, entre ce soir et demain, à votre gré. DArtagnan salua comme pour prendre congé; puis, voyant le roi très embarrassé: -- Le roi, dit-il, et il fit deux pas en avant, le roi emmène-t-il la Cour? -- Mais oui. -- Alors le roi aura besoin des mousquetaires, sans doute? Et loeil pénétrant du capitaine fit baisser le regard du roi. -- Prenez-en une brigade, répliqua Louis. -- Voilà tout?... Le roi na pas dautres ordres à me donner? -- Non... Ah!... Si fait!... -- Jécoute. -- Au château de Nantes, qui est fort mal distribué, dit-on, vous prendrez lhabitude de mettre des mousquetaires à la porte de chacun des principaux dignitaires que jemmènerai. -- Des principaux? -- Oui. -- Comme, par exemple, à la porte de M. de Lyonne? -- Oui. -- De M. Le Tellier? -- Oui. -- De M. de Brienne? -- Oui. -- Et de M. le surintendant? -- Sans doute. -- Fort bien, Sire. Je serai parti demain. -- Oh! encore un mot, monsieur dArtagnan. Vous rencontrerez à Nantes M. le duc de Gesvres, capitaine des gardes. Ayez soin que vos mousquetaires soient placés avant que ses gardes narrivent. -- Oui, Sire. -- Et si M. de Gesvres vous questionnait? -- Allons donc, Sire! est-ce que M. de Gesvres me questionnera? Et cavalièrement, le mousquetaire tourna sur ses talons et disparut. «À Nantes! se dit-il en descendant les degrés. Pourquoi na-t-il pas osé dire tout de suite à Belle-Île?» Comme il touchait à la grande porte, un commis de M. de Brienne courut après lui. -- Monsieur dArtagnan! dit-il, pardon... -- Quy a-t-il, monsieur Ariste? -- Cest un bon que le roi ma chargé de vous remettre. -- Sur votre caisse? demanda le mousquetaire. -- Non, monsieur, sur la caisse de M. Fouquet. DArtagnan, surpris, lut le bon, qui était de la main du roi, et pour deux cents pistoles. «Quoi! pensa-t-il après avoir remercié gracieusement le commis de M. Brienne, cest par M. Fouquet quon fera payer ce voyage-là! Mordioux! voilà du pur Louis XI. Pourquoi navoir pas fait ce bon sur la caisse de M. Colbert? Il eût payé avec tant de joie!» Et dArtagnan, fidèle à son principe de ne laisser jamais refroidir un bon à vue, sen alla chez M. Fouquet pour toucher ses deux cents pistoles. Chapitre CCXLI -- La cène Le surintendant avait sans doute reçu avis du prochain départ pour Nantes, car il donnait un dîner dadieu à ses amis. Du bas de la maison jusquen haut, lempressement des valets portant des plats, et lactivité des registres, témoignaient dun bouleversement prochain dans la caisse et dans la cuisine. DArtagnan, son bon à la main, se présenta dans les bureaux, où cette réponse lui fut faite quil était trop tard pour toucher, que la caisse était fermée. Il répondit par ce seul mot: -- Service du roi. Le commis, un peu troublé, tant la mine du capitaine était grave, répliqua que cétait une raison respectable, mais que les habitudes de la maison étaient respectables aussi; quen conséquence, il priait le porteur de repasser le lendemain. DArtagnan demanda quon lui fît voir M. Fouquet. Le commis riposta que M. le surintendant ne se mêlait point de ces sortes de détails, et, brusquement, il ferma sa dernière porte au nez de dArtagnan. Celui-ci avait prévu le coup, et mis sa botte entre la porte et le chambranle, de sorte que la serrure ne joua point, et que le commis se rencontra encore nez à nez avec son interlocuteur. Aussi changea-t-il de thème pour dire à dArtagnan, avec une politesse effrayée: -- Si Monsieur veut parler à M. le surintendant, quil aille aux antichambres; ici sont les bureaux, où Monseigneur ne vient jamais. -- À la bonne heure! dites donc cela! répliqua dArtagnan. -- De lautre côté de la cour, fit le commis, enchanté dêtre libre. DArtagnan traversa la cour, et tomba au milieu des valets. -- Monseigneur ne reçoit pas à cette heure, lui fut-il répondu par un drôle qui portait sur un plat de vermeil trois faisans et douze cailles. -- Dites-lui, fit le capitaine en arrêtant le valet par le bout de son plat, que je suis M. dArtagnan, capitaine-lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté. Le valet poussa un cri de surprise et disparut. DArtagnan lavait suivi à pas lents. Il arriva juste à temps pour trouver dans lantichambre M. Pélisson, qui, un peu pâle, venait de la salle à manger et accourait aux renseignements. DArtagnan sourit. -- Ce nest rien de fâcheux, monsieur Pélisson, rien quun petit bon à toucher. -- Ah! fit en respirant lami de Fouquet. Et il prit le capitaine par la main, lattira derrière lui, et le fit entrer dans la salle, où bon nombre damis intimes entouraient le surintendant, placé au centre et enseveli dans un fauteuil à coussins. Là se trouvaient réunis tous les épicuriens, qui, naguère, à Vaux, faisaient les honneurs de la maison, de lesprit et de largent de M. Fouquet. Amis joyeux, tendres pour la plupart, ils navaient pas fui leur protecteur à lapproche de lorage, et, malgré les menaces du ciel, malgré le tremblement de terre, ils se tenaient là, souriants, prévenants, dévoués à linfortune comme ils lavaient été à la prospérité. À la gauche du surintendant, Mme de Bellière; à sa droite, Mme Fouquet: comme si, bravant la loi du monde et faisant taire toute raison des convenances vulgaires, les deux anges protecteurs de cet homme se réunissaient pour lui prêter, à un moment de crise, lappui de leurs bras entrelacés. Mme de Bellière était pâle, tremblante et pleine de respectueuses intentions pour Mme la surintendante, qui, une main sur la main de son mari, regardait anxieusement la porte par laquelle Pélisson allait amener dArtagnan. Le capitaine entra plein de courtoisie dabord, et dadmiration ensuite, quand, de son regard infaillible, il eut deviné en même temps quembrassé la signification de toutes les physionomies. Fouquet, se soulevant sur son fauteuil: -- Pardonnez-moi, dit-il, monsieur dArtagnan, si je nai pas été vous recevoir comme venant au nom du roi. Et il accentua ces derniers mots avec une sorte de fermeté triste qui pénétra deffroi le coeur de ses amis. -- Monseigneur, répliqua dArtagnan, je ne viens pas chez vous au nom du roi, si ce nest pour réclamer le paiement dun bon de deux cents pistoles. Tous les fronts se déridèrent; celui de Fouquet resta seul obscurci. -- Ah! dit-il, monsieur, vous partez aussi pour Nantes, peut-être? -- Je ne sais pas où je pars, monseigneur. -- Mais, dit Mme Fouquet rassérénée, vous ne partez pas si vite, monsieur le capitaine, que vous ne nous fassiez lhonneur de vous asseoir avec nous. -- Madame, ce serait un bien grand honneur pour moi; mais je suis tellement pressé, que, vous le voyez, jai dû me permettre dinterrompre votre repas pour faire payer ma cédule. -- À laquelle il sera fait réponse par de lor, dit Fouquet en faisant un signe à son intendant, qui aussitôt partit avec le bon que lui tendait dArtagnan. -- Oh! fit celui-ci, je nétais pas inquiet du paiement: la maison est bonne. Un douloureux sourire se dessina sur les traits pâlis de Fouquet. -- Vous souffrez? demanda Mme de Bellière. -- Votre accès? demanda Mme Fouquet. -- Rien, merci! répliqua le surintendant. -- Votre accès? fit à son tour dArtagnan. Est-ce que vous êtes malade, monseigneur? -- Jai une fièvre tierce qui ma pris après la fête de Vaux. -- Quelque fraîcheur dans les grottes, la nuit? -- Non, non; une émotion, voilà tout. -- Le trop de coeur que vous avez mis à recevoir le roi, dit La Fontaine tranquillement, sans se douter quil lançait un sacrilège. -- On ne saurait mettre trop de coeur à recevoir le roi, dit doucement Fouquet à son poète. -- Monsieur a voulu dire le trop dardeur, interrompit dArtagnan avec une franchise parfaite et beaucoup daménité. Le fait est, monseigneur, que jamais lhospitalité ne fut pratiquée comme à Vaux. Mme Fouquet laissa son visage exprimer clairement que, si Fouquet sétait bien conduit envers le roi, le roi ne rendait pas la pareille au ministre. Mais dArtagnan savait le terrible secret. Il le savait seul avec Fouquet; ces deux hommes navaient pas, lun le courage de plaindre lautre, lautre le droit daccuser. Le capitaine, à qui lon apporta les deux cents pistoles, allait prendre congé, quand Fouquet, se levant, prit un verre et en fit donner un à dArtagnan. -- Monsieur, dit-il, à la santé du roi, _quoi quil arrive!_ -- Et à votre santé, monseigneur, _quoi quil arrive!_ dit dArtagnan en buvant. Il salua, sur ces paroles de mauvais augure, toute la compagnie, qui se leva dès quil eut fait son salut, et on entendit ses éperons et ses bottes jusque dans les profondeurs de lescalier. -- Jai cru un moment que cétait à moi et non à mon argent quil en voulait, dit Fouquet en essayant de rire. -- À vous! sécrièrent ses amis, et pourquoi, mon Dieu? -- Oh! fit le surintendant, ne nous abusons pas, mes chers frères en Épicure; je ne veux pas faire de comparaison entre le plus humble pêcheur de la terre et le Dieu que nous adorons, mais, voyez-vous, il donna un jour à ses amis un repas quon appelle la Cène, et qui nétait quun dîner dadieu comme celui que nous faisons en ce moment. Un cri, douloureuse dénégation, partit de tous les coins de la table. -- Fermez les portes, dit Fouquet. Et les valets disparurent. -- Mes amis, continua Fouquet en baissant la voix, quétais-je autrefois? que suis-je aujourdhui? Consultez-vous et répondez. Un homme comme moi baisse, par cela même quil ne sélève plus; que dira-t-on, quand il sabaisse réellement? Je nai plus dargent, je nai plus de crédit, je nai plus que des ennemis puissants et des amis sans puissance. -- Vite! sécria Pélisson en se levant, puisque vous vous expliquez avec cette franchise, cest à nous dêtre francs aussi. Oui, vous êtes perdu; oui, vous courez à votre ruine, arrêtez- vous. Et, tout dabord, que nous reste-t-il en argent? -- Sept cent mille livres, dit lintendant. -- Du pain, murmura Mme Fouquet. -- Des relais, dit Pélisson, des relais, et fuyez. -- Où cela? -- En Suisse, en Savoie, mais fuyez. -- Si Monseigneur fuit, dit Mme de Bellière, on dira quil était coupable et quil a eu peur. -- On dira plus, on dira que jai emporté vingt millions avec moi. -- Nous ferons des mémoires pour vous justifier, dit La Fontaine; fuyez. -- Je resterai dit Fouquet, et, dailleurs, tout ne me sert-il pas? -- Vous avez Belle-Île! cria labbé Fouquet. -- Et jy vais naturellement, en allant à Nantes, répondit le surintendant; patience, donc, patience! -- Avant Nantes, que de chemin! dit Mme Fouquet. -- Oui, je le sais bien, répliqua Fouquet; mais quy faire? Le roi mappelle aux États. Je sais bien que cest pour me perdre; mais refuser de partir, cest montrer de linquiétude. -- Eh bien! jai trouvé le moyen de tout concilier, sécria Pélisson. Vous allez partir pour Nantes. Fouquet le regarda dun air surpris. -- Mais avec des amis, mais dans votre carrosse jusquà Orléans, dans votre gabare jusquà Nantes; toujours prêt à vous défendre si lon vous attaque, à échapper si lon vous menace; en un mot, vous emporterez votre argent pour toute chance, et, tout en fuyant, vous naurez fait quobéir au roi; puis, touchant la mer quand vous voudrez, vous embarquerez pour Belle-Île, et, de Belle-Île, vous vous élancerez où vous voudrez, pareil à laigle qui sort et prend lespace quand on la débusqué de son aire. Un assentiment unanime accueillit les paroles de Pélisson. -- Oui, faites cela, dit Mme Fouquet à son mari. -- Faites cela, dit Mme de Bellière. -- Faites! faites! sécrièrent tous les amis. -- Je le ferai, répliqua Fouquet. -- Dès ce soir. -- Dans une heure. -- Sur-le-champ. -- Avec sept cent mille livres, vous recommencerez une fortune, dit labbé Fouquet. Qui nous empêchera darmer des corsaires à Belle-Île? -- Et, sil le faut, nous irons découvrir un nouveau monde, ajouta La Fontaine, ivre de projets et denthousiasme. Un coup frappé à la porte interrompit ce concours de joie et despérance. -- Un courrier du roi! cria le maître des cérémonies. Alors il se fit un profond silence, comme si le message quapportait ce courrier nétait quune réponse à tous les projets enfantés linstant davant. Chacun attendit ce que ferait le maître, dont le front ruisselait de sueur, et qui, véritablement, souffrait de sa fièvre. Fouquet passa dans son cabinet pour recevoir le message de Sa Majesté. Il y avait, nous lavons dit, un tel silence dans les chambres et dans tout le service, que lon entendait la voix de Fouquet qui répondait: -- Cest bien, monsieur. Cette voix était pourtant brisée par la fatigue, altérée par lémotion. Un instant après, Fouquet appela Gourville, qui traversa la galerie au milieu de lattente universelle. Enfin il reparut lui-même parmi ses convives, mais ce nétait plus le même visage, pâle et défait, quon lui avait vu au départ; de pâle, il sétait fait livide, et, de défait, décomposé. Spectre vivant, il savançait les bras étendus, la bouche desséchée, comme lombre qui vient de saluer des amis dautrefois. À cette vue chacun se leva, chacun sécria, chacun courut à Fouquet. Celui-ci, regardant Pélisson, sappuya sur la surintendante, et serra la main glacée de la marquise de Bellière. -- Eh bien! fit-il dune voix qui navait plus rien dhumain. -- Quarrive-t-il, mon Dieu? lui dit-on. Fouquet ouvrit sa main droite, qui était crispée, humide; on y vit un papier sur lequel Pélisson se jeta épouvanté. Il y lut les lignes suivantes de la main du roi: «Cher et aimé Monsieur Fouquet, donnez-nous, sur ce qui vous reste à nous, une somme de sept cent mille livres dont nous avons besoin ce jourdhui pour notre départ. «Et, comme nous savons que votre santé nest pas bonne, nous prions Dieu quil vous remette en santé et vous ait en sa sainte et digne garde. «Louis. «La présente lettre est pour reçu.» Un murmure deffroi circula dans la salle. -- Eh bien! sécria Pélisson à son tour, vous avez cette lettre? -- Jai le reçu, oui. -- Que ferez-vous, alors? -- Rien, puisque jai le reçu. -- Mais... -- Si jai le reçu, Pélisson, cest que jai payé, fit le surintendant avec une simplicité qui arracha le coeur aux assistants. -- Vous avez payé? sécria Mme Fouquet au désespoir. Alors nous sommes perdus! -- Allons, allons, plus de mots inutiles, interrompit Pélisson. Après largent, la vie. Monseigneur, à cheval, à cheval! -- Nous quitter! crièrent à la fois les deux femmes, ivres de douleur. -- Eh! monseigneur, en vous sauvant, vous nous sauvez tous. À cheval! -- Mais il ne peut se tenir! Voyez. -- Oh! si lon réfléchit... dit lintrépide Pélisson. -- Il a raison, murmura Fouquet. -- Monseigneur! monseigneur! cria Gourville en montant lescalier par quatre degrés à la fois; Monseigneur! -- Eh bien! quoi? -- Jescortais, comme vous savez, le courrier du roi avec largent. -- Oui. -- Eh bien! arrivé au Palais-Royal, jai vu... -- Respire un peu, mon pauvre ami, tu suffoques. -- Quavez-vous vu? crièrent les amis impatients. -- Jai vu les mousquetaires monter à cheval, dit Gourville. -- Voyez-vous! sécria-t-on, voyez-vous! Y a-t-il un instant à perdre? Mme Fouquet se précipita par les montées en demandant ses chevaux. Mme de Bellière sélança pour la prendre dans ses bras et lui dit: -- Madame, au nom de son salut, ne témoignez rien, ne manifestez aucune alarme. Pélisson courut pour faire atteler les carrosses. Et, pendant ce temps, Gourville recueillit dans son chapeau ce que les amis pleurants et effarés purent y jeter dor et dargent, dernière offrande, pieuse aumône faite au malheur par la pauvreté. Le surintendant, entraîné par les uns, porté par les autres, fut enfermé dans son carrosse. Gourville monta sur le siège et prit les rênes; Pélisson contint Mme Fouquet évanouie. Mme de Bellière eut plus de force; elle en fut bien payée: elle recueillit le dernier baiser de Fouquet. Pélisson expliqua facilement ce départ précipité par un ordre du roi qui appelait les ministres à Nantes. Chapitre CCXLII -- Dans le carrosse de M. Colbert Ainsi que lavait vu Gourville, les mousquetaires du roi montaient à cheval et suivaient leur capitaine. Celui-ci, qui ne voulait pas avoir de gêne dans ses allures, laissa sa brigade aux ordres dun lieutenant, et partit de son côté, sur des chevaux de poste, en recommandant à ses hommes le plus grande diligence. Si rapidement quils allassent, ils ne pouvaient arriver avant lui. Il eut le temps, en passant devant la rue Croix-des-Petits-Champs, de voir une chose qui lui donna beaucoup à penser. Il vit M. Colbert sortant de sa maison pour entrer dans un carrosse qui stationnait devant la porte. Dans ce carrosse, dArtagnan aperçut des coiffes de femme, et, comme il était curieux, il voulut savoir le nom des femmes cachées par les coiffes. Pour parvenir à les voir, car elles faisaient gros dos et fine oreille, il poussa son cheval si près du carrosse, que sa botte à entonnoir frotta le mantelet et ébranla tout, contenant et contenu. Les dames, effarouchées, poussèrent, lune un petit cri, auquel dArtagnan reconnut une jeune femme, lautre une imprécation à laquelle il reconnut la vigueur et laplomb que donne un demi- siècle. Les coiffes sécartèrent: lune des femmes était Mme Vanel, lautre était la duchesse de Chevreuse. DArtagnan eut plus vite vu que les dames. Il les reconnut et elles ne le reconnurent pas; et, comme elles riaient de leur frayeur en se pressant affectueusement les mains: «Bien! se dit dArtagnan, la vieille duchesse nest plus aussi difficile quautrefois en amitiés; elle fait la cour à la maîtresse de M. Colbert! Pauvre M. Fouquet! cela ne lui présage rien de bon.» Et il séloigna. M. Colbert prit place dans le carrosse, et ce noble trio commença un pèlerinage assez lent vers le bois de Vincennes. En chemin, Mme de Chevreuse déposa Mme Vanel chez M. son mari, et, restée seule avec Colbert, elle poursuivit sa promenade en causant daffaires. Elle avait un fonds de conversation inépuisable, cette chère duchesse, et, comme elle parlait toujours pour le mal dautrui, toujours pour son bien à elle, sa conversation amusait linterlocuteur et ne laissait pas dêtre pour elle dun bon rapport. Elle apprit à Colbert, qui lignorait, combien il était un grand ministre, et combien Fouquet allait devenir peu de chose. Elle lui promit de rallier à lui, quand il serait surintendant toute la vieille noblesse du royaume, et lui demanda son avis sur la prépondérance quil faudrait laisser prendre à La Vallière. Elle le loua, elle le blâma, elle létourdit. Elle lui montra le secret de tant de secrets, que Colbert craignit un moment davoir affaire au diable. Elle lui prouva quelle tenait dans sa main le Colbert daujourdhui, comme elle avait tenu le Fouquet dhier. Et, comme, naïvement, il lui demandait la raison de cette haine quelle portait au surintendant: -- Pourquoi le haïssez-vous vous-même? dit-elle. -- Madame, en politique, répliqua-t-il, les différences de systèmes peuvent amener des dissidences entre les hommes. M. Fouquet ma paru pratiquer un système opposé aux vrais intérêts du roi. Elle linterrompit. -- Je ne vous parle plus de M. Fouquet. Le voyage que le roi fait à Nantes nous en rendra raison. M. Fouquet, pour moi, cest un homme passé. Pour vous aussi. Colbert ne répondit rien. -- Au retour de Nantes, continua la duchesse, le roi, qui ne cherche quun prétexte, trouvera que les États se sont mal comportés, quils ont fait trop peu de sacrifices. Les États diront que les impôts sont trop lourds et que la surintendance les a ruinés. Le roi sen prendra à M. Fouquet, et alors... -- Et alors? dit Colbert. -- Oh! on le disgraciera. Nest-ce pas votre sentiment? Colbert lança vers la duchesse un regard qui voulait dire: «Si on ne fait que disgracier M. Fouquet, vous nen serez pas la cause.» -- Il faut, se hâta de dire Mme de Chevreuse, il faut que votre place soit toute marquée, monsieur Colbert. Voyez-vous quelquun entre le roi et vous, après la chute de M. Fouquet? -- Je ne comprends pas, dit-il. -- Vous allez comprendre. Où vont vos ambitions? -- Je nen ai pas. -- Il était inutile alors de renverser le surintendant, monsieur Colbert. Cest oiseux. -- Jai eu lhonneur de vous dire, madame... -- Oh! oui, lintérêt du roi, je sais; mais, enfin, parlons du vôtre. -- Le mien, cest de faire les affaires de Sa Majesté. -- Enfin, perdez-vous ou ne perdez-vous pas M. Fouquet? Répondez sans détour. -- Madame, je ne perds personne. -- Je ne comprends pas alors pourquoi vous mavez acheté si cher les lettres de M. Mazarin concernant M. Fouquet. Je ne conçois pas non plus pourquoi vous avez mis ces lettres sous les yeux du roi. Colbert, stupéfait, regarda la duchesse, et, dun air contraint: -- Madame, dit-il, je conçois encore moins comment, vous qui avez touché largent, vous me le reprochez. -- Cest que, fit la vieille duchesse, il faut vouloir ce quon veut, à moins quon ne puisse ce quon veut. -- Voilà, dit Colbert, démonté par cette logique brutale. -- Vous ne pouvez? hein? Dites. -- Je ne puis, je lavoue, détruire auprès du roi certaines influences. -- Qui combattent pour M. Fouquet? Lesquelles? Attendez, que je vous aide. -- Faites, madame. -- La Vallière? -- Oh! peu dinfluence, aucune connaissance des affaires et pas de ressort. M. Fouquet lui a fait la cour. -- Le défendre, ce serait laccuser elle-même, nest-ce pas? -- Je crois que oui. -- Il y a encore une autre influence, quen dites-vous? -- Considérable. -- La reine mère, peut-être? -- Sa Majesté la reine mère a pour M. Fouquet une faiblesse bien préjudiciable à son fils. -- Ne croyez pas cela, fit la vieille en souriant. -- Oh! fit Colbert avec incrédulité, je lai si souvent éprouvé! -- Autrefois? -- Récemment encore, madame, à Vaux. Cest elle qui a empêché le roi de faire arrêter M. Fouquet. -- On na pas tous les jours le même avis, cher monsieur. Ce que la reine a pu vouloir récemment, elle ne le voudrait peut-être plus aujourdhui. -- Pourquoi? fit Colbert étonné. -- Peu importe la raison. -- Il importe beaucoup, au contraire; car, si jétais certain de ne pas déplaire à Sa Majesté la reine mère, tous mes scrupules seraient levés. -- Eh bien! vous nêtes pas sans avoir entendu parler de certain secret? -- Un secret? -- Appelez cela comme vous voudrez. Bref, la reine mère a pris en horreur tous ceux qui ont participé, dune façon ou dune autre, à la découverte de ce secret, et M. Fouquet, je crois, est un de ceux-là. -- Alors, fit Colbert, on pourrait être sûr de lassentiment de la reine mère? -- Je quitte à linstant Sa Majesté, qui me la assuré. -- Soit, madame. -- Il y a plus: vous connaissez peut-être un homme qui était lami intime de M. Fouquet, M. dHerblay, un évêque, je crois? -- Évêque de Vannes. -- Eh bien! ce M. dHerblay, qui connaissait aussi ce secret, la reine mère le fait poursuivre avec acharnement. -- En vérité! -- Si bien poursuivre, que, fût-il mort, on voudrait avoir sa tête pour être assuré quelle ne parlera plus. -- Cest le désir de la reine mère? -- Un ordre. -- On cherchera ce M. dHerblay, madame. -- Oh! nous savons bien où il est. Colbert regarda la duchesse. -- Dites, madame. -- Il est à Belle-Île-en-Mer. -- Chez M. Fouquet? -- Chez M. Fouquet. -- On laura! Ce fut au tour de la duchesse à sourire. -- Ne croyez pas cela si facilement, dit-elle, et ne le promettez pas si légèrement. -- Pourquoi donc, madame? -- Parce que M. dHerblay nest pas de ces gens quon prend quand on veut. -- Un rebelle, alors? -- Oh! nous autres, monsieur Colbert, nous avons passé toute notre vie à faire les rebelles, et, pourtant, vous le voyez bien, loin dêtre pris, nous prenons les autres. Colbert attacha sur la vieille duchesse un de ces regards farouches dont rien ne traduisait lexpression, et, avec une fermeté qui ne manquait point de grandeur: -- Le temps nest plus, dit-il, où les sujets gagnaient des duchés à faire la guerre au roi de France. M. dHerblay, sil conspire, mourra sur un échafaud. Cela fera ou ne fera pas plaisir à ses ennemis, peu nous importe. Et ce nous, étrange dans la bouche de Colbert, fit un instant rêver la duchesse. Elle se surprit à compter intérieurement avec cet homme. Colbert avait ressaisi la supériorité dans lentretien; il voulut la garder. -- Vous me demandez, dit-il, madame, de faire arrêter ce M. dHerblay? -- Moi? Je ne vous demande rien. -- Je croyais, madame; mais, puisque je me suis trompé, laissons faire. Le roi na encore rien dit. La duchesse se mordit les ongles. -- Dailleurs, continua Colbert, quelle pauvre prise que celle de cet évêque! Gibier de roi, un évêque! oh! non, non, je ne men occuperai même point. La haine de la duchesse se découvrit. -- Gibier de femme, dit-elle, et la reine est une femme. Si elle veut quon arrête M. dHerblay, cest quelle a ses raisons. Dailleurs, M. dHerblay nest-il pas ami de celui qui va tomber en disgrâce? -- Oh! quà cela ne tienne! dit Colbert. On ménagera cet homme, sil nest pas lennemi du roi. Cela vous déplaît? -- Je ne dis rien. -- Oui... vous le voulez voir en prison, à la Bastille, par exemple? -- Je crois un secret mieux caché derrière les murs de la Bastille que derrière ceux de Belle-Île. -- Jen parlerai au roi, qui éclaircira le point. -- En attendant léclaircissement, monsieur, lévêque de Vannes se sera enfui. Jen ferais autant. -- Enfui! lui! et où senfuirait-il? LEurope est à nous, de volonté, sinon de fait. -- Il trouvera toujours un asile, monsieur. On voit bien que vous ignorez à qui vous avez affaire. Vous ne connaissez pas M. dHerblay, vous navez pas connu Aramis. Cétait un de ces quatre mousquetaires qui, sous le feu roi, ont fait trembler le cardinal de Richelieu, et qui, pendant la Régence, ont donné tant de souci à M. de Mazarin. -- Mais, madame, comment fera-t-il, à moins quil nait un royaume à lui? -- Il la, monsieur. -- Un royaume à lui, M. dHerblay? -- Je vous répète, monsieur, que, sil lui faut un royaume, il la ou il laura. -- Enfin, du moment que vous prenez un intérêt si grand à ce quil néchappe pas, madame, ce rebelle, je vous assure, néchappera pas. -- Belle-Île est fortifiée, monsieur Colbert, et fortifiée par lui. -- Belle-Île fût-elle aussi défendue par lui, Belle-Île nest pas imprenable, et, si M. lévêque de Vannes est enfermé dans Belle- Île, eh bien! madame, on fera le siège de la place et on le prendra. -- Vous pouvez être bien certain, monsieur, que le zèle que vous déployez pour les intérêts de la reine mère touchera vivement Sa Majesté, et que vous en aurez une magnifique récompense; mais que lui dirai-je de vos projets sur cet homme? -- Quune fois pris il sera enfoui dans une forteresse doù jamais son secret ne sortira. -- Très bien, monsieur Colbert, et nous pouvons dire quà dater de cet instant nous avons fait tous deux une alliance solide, vous et moi, et que je suis bien à votre service. -- Cest moi, madame, qui me mets au vôtre. Ce chevalier dHerblay, cest un espion de lEspagne, nest-ce pas? -- Mieux que cela. -- Un ambassadeur secret? -- Montez toujours. -- Attendez... le roi Philippe III est dévot. Cest... le confesseur de Philippe III? -- Plus haut encore. -- Mordieu! sécria Colbert, qui soublia jusquà jurer en présence de cette grande dame, de cette vieille amie de la reine mère, de la duchesse de Chevreuse enfin. Cest donc le général des jésuites? -- Je crois que vous avez deviné, répondit la duchesse. -- Ah! madame, alors cet homme nous perdra tous si nous ne le perdons, et encore faut-il se hâter! -- Cest mon avis, monsieur; mais je nosais vous le dire. -- Et nous avons eu du bonheur quil se soit attaqué au trône, au lieu de sattaquer à nous. -- Mais notez bien ceci, monsieur Colbert: jamais M. dHerblay ne se décourage, et, sil a manqué son coup, il recommencera. Sil a laissé échapper loccasion de se faire un roi pour lui, il en fera tôt ou tard un autre, dont, à coup sûr, vous ne serez pas le premier ministre. Colbert fronça le sourcil avec une expression menaçante. -- Je compte bien que la prison nous réglera cette affaire-là dune manière satisfaisante pour tous deux, madame. La duchesse sourit. -- Si vous saviez, dit-elle, combien de fois Aramis est sorti de prison! -- Oh! reprit Colbert, nous aviserons à ce quil nen sorte pas cette fois-ci. -- Mais vous navez donc pas entendu ce que je vous ai dit tout à lheure? Vous ne vous rappelez donc pas quAramis était un des quatre invincibles que redoutait Richelieu? Et, à cette époque, les quatre mousquetaires navaient point ce quils ont aujourdhui: largent et lexpérience. Colbert se mordit les lèvres. -- Nous renoncerons à la prison, dit-il dun ton plus bas. Nous trouverons une retraite dont linvincible ne puisse pas sortir. -- À la bonne heure, notre allié! répondit la duchesse. Mais voici quil se fait tard; est-ce que nous ne rentrons pas? -- Dautant plus volontiers, madame, que jai mes préparatifs à faire pour partir avec le roi. -- À Paris! cria la duchesse au cocher. Et le carrosse retourna vers le faubourg Saint-Antoine après la conclusion de ce traité qui livrait à la mort le dernier ami de Fouquet, le dernier défenseur de Belle-Île, lancien ami de Marie Michon, le nouvel ennemi de la duchesse. Chapitre CCXLIII -- Les deux gabares DArtagnan était parti: Fouquet aussi était parti, et lui avec une rapidité que doublait le tendre intérêt de ses amis. Les premiers moments de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette fuite, furent troublés par la crainte incessante de tous les chevaux, de tous les carrosses quon apercevait derrière le fugitif. Il nétait pas naturel, en effet, que Louis XIV, sil en voulait à cette proie, la laissât échapper; le jeune lion savait déjà la chasse, et il avait des limiers assez ardents pour sen reposer sur eux. Mais, insensiblement, toutes les craintes sévanouirent; le surintendant, à force de courir, mit une telle distance entre lui et les persécuteurs, que, raisonnablement, nul ne le pouvait atteindre. Quant à la contenance, ses amis la lui avaient faite excellente. Ne voyageait-il pas pour aller joindre le roi à Nantes, et la rapidité même ne témoignait-elle pas de son zèle. Il arriva fatigué mais rassuré, à Orléans, où il trouva, grâce aux soins dun courrier qui lavait précédé, une belle gabare à huit rameurs. Ces gabares, en forme de gondoles, un peu larges, un peu lourdes, contenant une petite chambre couverte en forme de tillac et une chambre de poupe formée par une tente, faisaient alors le service dOrléans à Nantes par la Loire; et ce trajet, long de nos jours, paraissait alors plus doux et plus commode que la grande route avec ses bidets de poste ou ses mauvais carrosses à peine suspendus. Fouquet monta dans cette gabare, qui partit aussitôt. Les rameurs, sachant quils avaient lhonneur de mener le surintendant des finances, sescrimaient de leur mieux, et ce mot magique, les _finances_, leur promettait quelque bonne gratification dont ils voulaient se rendre dignes. La gabare vola sur les flots de la Loire. Un temps magnifique, un de ces soleils levants qui empourprent les paysages, laissait au fleuve toute sa sérénité limpide. Le courant et les rameurs portèrent Fouquet comme les ailes portent loiseau; il arriva devant Beaugency sans quaucun accident eût signalé le voyage. Fouquet espérait arriver le premier de tous à Nantes; là, il verrait les notables et se donnerait un appui parmi les principaux membres des États; il se rendrait nécessaire, chose facile à un homme de son mérite, et retarderait la catastrophe, sil ne réussissait pas à léviter entièrement. -- Dailleurs, lui disait Gourville, à Nantes vous devinerez ou nous devinerons les intentions de vos ennemis; nous aurons les chevaux prêts pour gagner linextricable Poitou, une barque pour gagner la mer, et, une fois en mer, Belle-Île est le port inviolable. Vous voyez, en outre, que nul ne vous guette et que nul ne nous suit. Il achevait à peine, que lon découvrit de loin, derrière un coude formé par le fleuve, la mâture dune gabare importante qui descendait. Les rameurs du bateau de Fouquet poussèrent un cri de surprise en voyant cette gabare. -- Quy a-t-il? demanda Fouquet. -- Il y a, monseigneur, répondit le patron de la barque, que cest une chose vraiment extraordinaire, et que cette gabare marche comme un ouragan. Gourville tressaillit et monta sur le tillac pour mieux voir. Fouquet ne monta pas, lui; mais il dit à Gourville avec une défiance contenue: -- Voyez donc ce que cest, mon cher. La gabare venait de dépasser le coude. Elle nageait si vite, que, derrière elle, on voyait frémir la blanche traînée de son sillage, illuminé des feux du jour. -- Comme ils vont! répéta le patron, comme ils vont! il paraît que la paie est bonne. Je ne croyais pas, ajouta le patron, que des avirons de bois pussent se comporter mieux que les nôtres; mais, en voici là-bas qui me prouvent le contraire. -- Je crois bien! sécria un des rameurs; ils sont douze et nous ne sommes que huit. -- Douze! fit Gourville, douze rameurs? Impossible! Le chiffre de huit rameurs, pour une gabare, navait jamais été dépassé, même pour le roi. On avait fait cet honneur à M. le surintendant bien plus encore par hâte que par respect. -- Que signifie cela? dit Gourville en cherchant à distinguer, sous la tente, quon apercevait déjà, les voyageurs, que loeil le plus subtil neût pas encore réussi à reconnaître. -- Faut-il quils soient pressés! Car ce nest pas le roi, dit le patron. Fouquet frissonna. -- À quoi voyez-vous que ce nest pas le roi? dit Gourville. -- Dabord, parce quil ny a pas de pavillon blanc aux fleurs de lis, que la gabare royale porte toujours. -- Et ensuite, dit M. Fouquet, parce quil est impossible que ce soit le roi, Gourville, attendu que le roi était encore hier à Paris. Gourville répondit au surintendant par un regard qui signifiait: «Vous y étiez bien vous-même.» -- Et à quoi voit-on quils sont pressés? ajouta-t-il pour gagner du temps. -- À ce que, monsieur, dit le patron, ces gens-là ont dû partir longtemps après nous, et quils nous ont rejoints, ou à peu près. -- Bah! fit Gourville, qui vous dit quils ne sont point partis de Beaugency ou de Niort même? -- Nous navons vu aucune gabare de cette force, si ce nest à Orléans. Elle vient dOrléans, monsieur, et se dépêche. M. Fouquet et Gourville échangèrent un coup doeil. Le patron remarqua cette inquiétude. Gourville aussitôt pour lui donner le change: -- Quelque ami, dit-il qui aura gagé de nous rattraper; gagnons le pari, et ne nous laissons pas atteindre. Le patron ouvrait la bouche pour répondre que cétait impossible, lorsque M. Fouquet, avec hauteur: -- Si cest quelquun qui veut nous joindre, dit-il, laissons-le venir. -- On peut essayer, monseigneur, dit le patron timidement. Allons, vous autres, du nerf! nagez! -- Non, dit M. Fouquet, arrêtez tout court, au contraire. -- Monseigneur, quelle folie! interrompit Gourville en se penchant à son oreille. -- Tout court! répéta M. Fouquet. Les huit avirons sarrêtèrent, et, résistant à leau, imprimèrent un mouvement rétrograde à la gabare. Elle était arrêtée. Les douze rameurs de lautre ne distinguèrent pas dabord cette manoeuvre, car ils continuèrent à lancer lesquif si vigoureusement, quil arriva tout au plus à portée de mousquet. M. Fouquet avait la vue mauvaise; Gourville était gêné par le soleil, qui frappait ses yeux; le patron seul, avec cette habitude et cette netteté que donne la lutte contre les éléments, aperçut distinctement les voyageurs de la gabare voisine. -- Je les vois! sécria-t-il, ils sont deux. -- Je ne vois rien, dit Gourville. -- Vous nallez pas tarder à les distinguer; en quelques coups daviron, ils seront à vingt pas de nous. Mais ce quannonçait le patron ne se réalisa pas; la gabare imita le mouvement commandé par M. Fouquet, et, au lieu de venir joindre ses prétendus amis, elle sarrêta tout net sur le milieu du fleuve. -- Je ny comprends plus rien, dit le patron. -- Ni moi, dit Gourville. -- Vous qui voyez si bien les gens qui mènent cette gabare, reprit M. Fouquet, tâchez de nous les peindre, patron, avant que nous en soyons trop loin. -- Je croyais en voir deux, répondit le batelier, je nen vois plus quun sous la tente. -- Comment est-il? -- Cest un homme brun, large dépaules, court de cou. Un petit nuage passa dans lazur du ciel, et vint, à ce moment, masquer le soleil. Gourville, qui regardait toujours, une main sur les yeux, put voir ce quil cherchait, et, tout à coup, sautant du tillac dans la chambre où lattendait Fouquet: -- Colbert! lui dit-il dune voix altérée par lémotion. -- Colbert? répéta Fouquet. Oh! voilà qui est étrange; mais non, cest impossible! -- Je le reconnais, vous dis-je, et lui-même ma si bien reconnu, quil vient de passer dans la chambre de poupe. Peut-être le roi lenvoie-t-il pour nous faire revenir. -- En ce cas, il nous joindrait au lieu de rester en panne. Que fait-il là? -- Il nous surveille sans doute, monseigneur? -- Je naime pas les incertitudes, sécria Fouquet; marchons droit à lui. -- Oh! monseigneur, ne faites pas cela! la gabare est pleine de gens armés. -- Il marrêterait donc, Gourville? Pourquoi ne vient-il pas, alors? -- Monseigneur, il nest pas de votre dignité daller au devant même de votre perte. -- Mais souffrir que lon me guette comme un malfaiteur? -- Rien ne dit quon vous guette, monseigneur; soyez patient. -- Que faire, alors? -- Ne vous arrêtez pas; vous nalliez aussi vite que pour paraître obéir avec zèle aux ordres du roi. Redoublez de vitesse. Qui vivra, verra! -- Cest juste. Allons! sécria Fouquet, puisque lon demeure coi là-bas, marchons nous autres. Le patron donna le signal, et les rameurs de Fouquet reprirent leur exercice avec tout le succès quon pouvait attendre de gens reposés. À peine la gabare eut-elle fait cent brasses, que lautre, celle aux douze rameurs, se remit en marche également. Cette course dura tout le jour, sans que la distance grandît ou diminuât entre les deux équipages. Vers le soir, Fouquet voulut essayer les intentions de son persécuteur. Il ordonna aux rameurs de tirer vers la terre comme pour opérer une descente. La gabare de Colbert imita cette manoeuvre et cingla vers la terre en biaisant. Par le plus grand des hasards, à lendroit où Fouquet fit mine de débarquer, un valet décurie du château de Langeais suivait la berge fleurie en menant trois chevaux à la longe. Sans doute les gens de la gabare à douze rameurs crurent-ils que Fouquet se dirigeait vers des chevaux préparés pour sa fuite; car on vit quatre ou cinq hommes, armés de mousquets, sauter de cette gabare à terre et marcher sur la berge, comme pour gagner du terrain sur les chevaux et le cavalier. Fouquet, satisfait davoir forcé lennemi à une démonstration, se le tint pour dit, et recommença de faire marcher son bateau. Les gens de Colbert remontèrent aussitôt dans le leur, et la course entre les deux équipages reprit avec une nouvelle persévérance. Ce que voyant, Fouquet se sentit menacé de près, et, dune voix prophétique: -- Eh bien! Gourville dit-il très bas, que disais-je à notre dernier repas, chez moi? vais-je ou non à ma ruine? -- Oh! monseigneur. -- Ces deux bateaux qui se suivent avec autant démulation que si nous nous disputions, M. Colbert et moi, un prix de vitesse sur la Loire, ne représentent-ils pas bien nos deux fortunes, et ne crois-tu pas, Gourville que lun des deux fera naufrage à Nantes? -- Au moins, objecta Gourville, il y a encore incertitude; vous allez paraître aux États, vous allez montrer quel homme vous êtes; votre éloquence et votre génie dans les affaires sont le bouclier et lépée qui vous serviront à vous défendre, sinon à vaincre. Les Bretons ne vous connaissent point, et, quand ils vous connaîtront, votre cause est gagnée. Oh! que M. Colbert se tienne bien, car sa gabare est aussi exposée que la vôtre à chavirer. Les deux vont vite, la sienne plus que la vôtre, cest vrai; on verra laquelle arrivera la première au naufrage. Fouquet, prenant la main de Gourville: -- Ami, dit-il, cest tout jugé; rappelle-toi le proverbe: _Les premiers vont devant._ Eh bien! Colbert na garde de me passer! Cest un prudent, Colbert. Il avait raison; les deux gabares voguèrent jusquà Nantes, se surveillant lune lautre; quand le surintendant aborda, Gourville espéra quil pourrait chercher tout de suite son refuge et faire préparer des relais. Mais, au débarquer, la seconde gabare rejoignit la première, et Colbert, sapprochant de Fouquet, le salua sur le quai avec les marques du plus profond respect. Marques tellement significatives, tellement bruyantes, quelles eurent pour résultat de faire accourir toute une population sur la Fosse. Fouquet se possédait complètement; il sentait quen ses derniers moments de grandeur il avait des obligations envers lui-même. Il voulait tomber de si haut, que sa chute écrasât quelquun de ses ennemis. Colbert se trouvait là, tant pis pour Colbert. Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, répondit-il avec ce clignement dyeux arrogant qui lui était particulier: -- Quoi! cest vous, monsieur Colbert? -- Pour vous rendre mes hommages, monseigneur, dit celui-ci. -- Vous étiez dans cette gabare? Il désigna la fameuse barque à douze rameurs. -- Oui, monseigneur. -- À douze rameurs? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert! Un moment, jai cru que cétait la reine mère ou le roi. -- Monseigneur... Et Colbert rougit. -- Voilà un voyage qui coûtera cher à ceux qui le paient, monsieur lintendant, dit Fouquet. Mais, enfin, vous êtes arrivé. Vous voyez bien, ajouta-t-il un moment après, que, moi qui navais pas plus de huit rameurs, je suis arrivé avant vous. Et il lui tourna le dos, le laissant indécis de savoir réellement si toutes les tergiversations de la seconde gabare avaient échappé à la première. Au moins ne lui donnait-il pas la satisfaction de montrer quil avait eu peur. Colbert, si fâcheusement secoué, ne se rebuta pas; il répondit: -- Je nai pas été vite, monseigneur, parce que je marrêtais chaque fois que vous vous arrêtiez. -- Et pourquoi cela, monsieur Colbert? sécria Fouquet irrité de cette basse audace; pourquoi puisque vous aviez un équipage supérieur au mien, ne me joigniez-vous ou ne me dépassiez-vous pas? -- Par respect, fit lintendant, qui salua jusquà terre. Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait, on ne sait pourquoi ni comment, et il se rendit à la Maison de Nantes, escorté dune grande foule qui, depuis plusieurs jours, bouillonnait dans lattente dune convocation des États. À peine fut-il installé, que Gourville sortit pour aller faire préparer les chevaux sur la route de Poitiers et de Vannes et un bateau à Paimboeuf. Il fit avec tant de mystère, dactivité, de générosité ces différentes opérations, que jamais Fouquet, alors travaillé par son accès de fièvre, ne fut plus près du salut, sauf la coopération de cet agitateur immense des projets humains: le hasard. Le bruit se répandit en ville, cette nuit, que le roi venait en grande hâte sur des chevaux de poste, et quil arriverait dans dix ou douze heures. Le peuple, en attendant le roi, se réjouissait fort de voir les mousquetaires, fraîchement arrivés avec M. dArtagnan, leur capitaine, et casernés dans le château, dont ils occupaient tous les postes en qualité de garde dhonneur. M. dArtagnan, qui était fort poli, se présenta vers dix heures chez le surintendant, pour lui offrir ses respectueux hommages, et, bien, que le ministre eût la fièvre bien quil fût souffrant et trempé de sueur, il voulut recevoir M. dArtagnan, lequel fut charmé de cet honneur, comme on le verra par lentretien quils eurent ensemble. Chapitre CCXLIV -- Conseils d'ami Fouquet sétait couché, en homme qui tient à la vie et qui économise le plus possible ce mince tissu de lexistence, dont les chocs et les angles de ce monde usent si vite lirréparable ténuité. DArtagnan parut sur le seuil de la chambre et fut salué par le surintendant dun bonjour très affable. -- Bonjour, monseigneur, répondit le mousquetaire; comment vous trouvez-vous de ce voyage? -- Assez bien. Merci. -- Et de la fièvre? -- Assez mal. Je bois, comme vous voyez. À peine arrivé, jai frappé sur Nantes une contribution de tisane. -- Il faut dormir dabord, monseigneur. -- Eh! corbleu! cher monsieur dArtagnan, je dormirais bien volontiers... -- Qui vous en empêche? -- Mais vous, dabord. -- Moi? Ah! Monseigneur!... -- Sans doute. Est-ce que, à Nantes comme à Paris, vous ne venez pas au nom du roi? -- Pour Dieu! monseigneur, répliqua le capitaine, laissez donc le roi en repos! Le jour où je viendrai de la part du roi pour ce que vous voulez me dire, je vous promets de ne pas vous faire languir. Vous me verrez mettre la main à lépée, selon lordonnance, et vous mentendrez dire du premier coup, de ma voix de cérémonie: «Monseigneur, au nom du roi, je vous arrête» Fouquet tressaillit malgré lui, tant laccent du Gascon spirituel avait été naturel et vigoureux. La représentation du fait était presque aussi effrayante que le fait lui-même. -- Vous me promettez cette franchise? dit le surintendant. -- Sur lhonneur! Mais nous nen sommes pas là, croyez-moi. -- Qui vous fait penser cela, monsieur dArtagnan? Moi, je crois tout le contraire. -- Je nai entendu parler de quoi que ce soit, répliqua dArtagnan. -- Eh! eh! fit Fouquet. -- Mais non, vous êtes un agréable homme, malgré votre fièvre. Le roi ne peut, ne doit sempêcher de vous aimer au fond du coeur. Fouquet fit la grimace. -- Mais M. Colbert? dit-il. M. Colbert maime-t-il aussi autant que vous le dites? -- Je ne parle point de M. Colbert, reprit dArtagnan. Cest un homme exceptionnel, celui-là! Il ne vous aime pas, cest possible; mais mordioux! lécureuil peut se garer de la couleuvre, pour peu quil le veuille. -- Savez-vous que vous me parlez en ami, répliqua Fouquet, et que, sur ma vie! je nai jamais trouvé un homme de votre esprit et de votre coeur? -- Cela vous plaît à dire, fit dArtagnan. Vous attendez à aujourdhui pour me faire un compliment pareil? -- Aveugles que nous sommes! murmura Fouquet. -- Voilà votre voix qui senroue, dit dArtagnan. Buvez, monseigneur, buvez. Et il lui offrit une tasse de tisane avec la plus cordiale amitié; Fouquet la prit et le remercia par un bon sourire. -- Ces choses-là narrivent quà moi, dit le mousquetaire. Jai passé dix ans sous votre barbe quand vous remuiez des tonnes dor; vous faisiez quatre millions de pension par an, vous ne mavez jamais remarqué; et voilà que vous vous apercevez que je suis au monde, précisément au moment... -- Où je vais tomber, interrompit Fouquet. Cest vrai cher monsieur dArtagnan. -- Je ne dis pas cela. -- Vous le pensez, cest tout. Eh bien! si je tombe, prenez ma parole pour vraie, je ne passerai pas un jour sans me dire, en me frappant la tête: «Fou! fou! stupide mortel! Tu avais M. dArtagnan sous la main, et tu ne tes pas servi de lui! et tu ne las pas enrichi!» -- Vous me comblez! dit le capitaine; je raffole de vous. -- Encore un homme qui ne pense pas comme M. Colbert, fit le surintendant. -- Que ce Colbert vous tient aux côtes! Cest pis que votre fièvre. -- Ah! jai mes raisons, dit Fouquet. Jugez-les. Et il lui raconta les détails de la course des gabares et lhypocrite persécution de Colbert. -- Nest-ce pas le meilleur signe de ma ruine? DArtagnan devint sérieux. -- Cest juste, dit-il. Oui, cela sent mauvais, comme disait M. de Tréville. Et il attacha sur Fouquet son regard intelligent et significatif. -- Nest-ce pas, capitaine, que je suis bien désigné? Nest-ce pas que le roi mamène bien à Nantes pour misoler de Paris, où jai tant de créatures, et pour semparer de Belle-Île? -- Où est M. dHerblay, ajouta dArtagnan. Fouquet leva la tête. -- Quant à moi, monseigneur, poursuivit dArtagnan, je puis vous assurer que le roi ne ma rien dit contre vous. -- Vraiment? -- Le roi ma commandé de partir pour Nantes, cest vrai; de nen rien dire à M. de Gesvres. -- Mon ami. -- À M. de Gesvres, oui, monseigneur, continua le mousquetaire, dont les yeux ne cessaient de parler un langage opposé au langage des lèvres. Le roi ma commandé encore de prendre une brigade des mousquetaires, ce qui est superflu en apparence, puisque le pays est calme. -- Une brigade? dit Fouquet en se levant sur un coude. -- Quatre-vingt-seize cavaliers, oui, monseigneur, le même nombre quon avait pris pour arrêter MM. de Chalais, de Cinq-Mars et Montmorency. Fouquet dressa loreille à ces mots, prononcés sans valeur apparente. -- Et puis? dit-il. -- Et puis dautres ordres insignifiants, tels que ceux-ci: «Garder le château; garder chaque logis; ne laisser aucun garde de M. de Gesvres prendre faction.» De M. de Gesvres, votre ami. -- Et pour moi, sécria Fouquet, quels ordres? -- Pour vous, monseigneur, pas le plus petit mot. -- Monsieur dArtagnan, il sagit de me sauver lhonneur et la vie, peut être! Vous ne me tromperiez pas? -- Moi!... et dans quel but? Est-ce que vous êtes menacé? Seulement, il y a bien, touchant les carrosses et les bateaux, un ordre... -- Un ordre? -- Oui; mais qui ne saurait vous concerner. Simple mesure de police. -- Laquelle, capitaine? laquelle? -- Cest dempêcher tous chevaux ou bateaux de sortir de Nantes sans un sauf-conduit signé du roi. -- Grand-Dieu! mais... DArtagnan se mit à rire. -- Cela naura dexécution quaprès larrivée du roi à Nantes; ainsi, vous voyez bien, monseigneur, que lordre ne vous concerne en rien. Fouquet devint rêveur, et dArtagnan feignit de ne pas remarquer sa préoccupation. -- Pour que je vous confie la teneur des ordres quon ma donnés, il faut que je vous aime et que je tienne à vous prouver quaucun nest dirigé contre vous. -- Sans doute, dit Fouquet distrait. -- Récapitulons, dit le capitaine avec son coup doeil chargé dinsistance: Garde spéciale et sévère du château dans lequel vous aurez votre logis nest-ce pas? Connaissez-vous ce château?... Ah! monseigneur, une vraie prison! Absence totale de M. de Gesvres, qui a lhonneur dêtre de vos amis... Clôture des portes de la ville et de la rivière, sauf une passe, mais seulement quand le roi sera venu... Savez-vous bien, monsieur Fouquet, que si, au lieu de parler à un homme comme vous, qui êtes un des premiers du royaume, je parlais à une conscience troublée, inquiète, je me compromettrais à jamais? La belle occasion pour quelquun qui voudrait prendre le large! Pas de police, pas de gardes, pas dordres; leau libre, la route franche, M. dArtagnan obligé de prêter ses chevaux si on les lui demandait! Tout cela doit vous rassurer, monsieur Fouquet; car le roi ne meût pas laissé ainsi indépendant, sil eût eu de mauvais desseins. En vérité, monsieur Fouquet, demandez-moi tout ce qui pourra vous être agréable: je suis à votre disposition; et seulement, si vous y consentez, vous me rendrez un service; celui de souhaiter le bonjour à Aramis et à Porthos, au cas où vous embarqueriez pour Belle-Île, ainsi que vous avez le droit de le faire, sans désemparer, tout de suite, en robe de chambre, comme vous voilà. Sur ces mots, et avec une profonde révérence, le mousquetaire, dont les regards navaient rien perdu de leur intelligente bienveillance, sortit de lappartement et disparut. Il nétait pas aux degrés du vestibule, que Fouquet, hors de lui, se pendit à la sonnette et cria: -- Mes chevaux! ma gabare! Personne ne répondit. Le surintendant shabilla lui-même de tout ce quil trouva sous sa main. -- Gourville!... Gourville!... cria-t-il tout en glissant sa montre dans sa poche. Et la sonnette joua encore, tandis que Fouquet répétait: -- Gourville!... Gourville!... Gourville parut, haletant, pâle. -- Partons! partons! cria le surintendant dès quil le vit. -- Il est trop tard! fit lami du pauvre Fouquet. -- Trop tard! pourquoi? -- Écoutez! On entendit des trompettes et un bruit de tambour devant le château. -- Quoi donc, Gourville? -- Le roi qui arrive, monseigneur. -- Le roi? -- Le roi, qui a brûlé étapes sur étapes; le roi, qui a crevé des chevaux et qui avance de huit heures sur votre calcul. -- Nous sommes perdus! murmura Fouquet. Brave dArtagnan, va! tu mas parlé trop tard! Le roi arrivait, en effet, dans la ville; on entendit bientôt le canon du rempart et celui dun vaisseau qui répondait du bas de la rivière. Fouquet fronça le sourcil, appela ses valets de chambre et se fit habiller en cérémonie. De sa fenêtre, derrière les rideaux, il voyait lempressement du peuple et le mouvement dune grande troupe qui avait suivi le prince sans que lon pût deviner comment. Le roi fut conduit au château en grande pompe, et Fouquet le vit mettre pied à terre sous la herse et parler bas à loreille de dArtagnan, qui tenait létrier. DArtagnan, le roi étant passé sous la voûte, se dirigea vers la maison de Fouquet, mais si lentement, si lentement, en sarrêtant tant de fois pour parler à ses mousquetaires, échelonnés en haie, que lon eût dit quil comptait les secondes ou les pas avant daccomplir son message. Fouquet ouvrit la fenêtre pour lui parler dans la cour. -- Ah! sécria dArtagnan en lapercevant, vous êtes encore chez vous, monseigneur. Et ce _encore_ suffit pour prouver à M. Fouquet combien denseignements et de conseils utiles renfermait la première visite du mousquetaire. Le surintendant se contenta de soupirer. -- Mon Dieu, oui, monsieur, répondit-il; larrivée du roi ma interrompu dans les projets que javais. -- Ah! vous savez que le roi vient darriver? -- Je lai vu, oui, monsieur; et, cette fois, vous venez de sa part?... -- Savoir de vos nouvelles, monseigneur, et, si votre santé nest pas trop mauvaise, vous prier de vouloir bien vous rendre au château. -- De ce pas, monsieur dArtagnan, de ce pas. -- Ah! dame! fit le capitaine, à présent que le roi est là, il ny a plus de promenade pour personne, plus de libre arbitre; la consigne gouverne à présent, vous comme moi, moi comme vous. Fouquet soupira une dernière fois, monta en carrosse, tant sa faiblesse était grande, et se rendit au château, escorté par dArtagnan, dont la politesse nétait pas moins effrayante cette fois quelle navait été naguère consolante et gaie. Chapitre CCXLV -- Comment le roi Louis XIV joua son petit rôle Comme Fouquet descendait de carrosse pour entrer dans le château de Nantes, un homme du peuple sapprocha de lui avec tous les signes du plus grand respect et lui remit une lettre. DArtagnan voulut empêcher cet homme dentretenir Fouquet, et léloigna, mais le message avait été remis au surintendant. Fouquet décacheta la lettre et la lut; en ce moment, un vague effroi que dArtagnan pénétra facilement se peignit sur les traits du premier ministre. M. Fouquet mit le papier dans le portefeuille quil avait sous son bras, et continua son chemin vers les appartements du roi. DArtagnan, par les petites fenêtres pratiquées à chaque étage du donjon, vit, en montant derrière Fouquet, lhomme au billet regarder autour de lui sur la place et faire des signes à plusieurs personnes qui disparurent dans les rues adjacentes, après avoir elles-mêmes répété ces signes faits par le personnage que nous avons indiqué. On fit attendre Fouquet un moment sur cette terrasse dont nous avons parlé, terrasse qui aboutissait au petit corridor après lequel on avait établi le cabinet du roi. DArtagnan alors passa devant le surintendant, que, jusque-là, il avait accompagné respectueusement, et entra dans le cabinet royal. -- Eh bien? lui demanda Louis XIV, qui, en lapercevant, jeta sur la table couverte de papiers une grande toile verte. -- Lordre est exécuté, Sire. -- Et Fouquet? -- M. le surintendant me suit, répliqua dArtagnan. -- Dans dix minutes, on lintroduira près de moi, dit le roi en congédiant dArtagnan dun geste. Celui-ci sortit, et, à peine arrivé dans le corridor à lextrémité duquel Fouquet lattendait, fut rappelé par la clochette du roi. -- Il na pas paru étonné? demanda le roi. -- Qui, Sire? -- _Fouquet_, répéta le roi sans dire monsieur, particularité qui confirma le capitaine des mousquetaires dans ses soupçons. -- Non, Sire, répliqua-t-il. -- Bien. Et, pour la seconde fois, Louis renvoya dArtagnan. Fouquet navait pas quitté la terrasse où il avait été laissé par son guide; il relisait son billet ainsi conçu: «Quelque chose se trame contre vous. Peut-être nosera-t-on au château; ce serait à votre retour chez vous. Le logis est déjà cerné par les mousquetaires. Ny entrez pas; un cheval blanc vous attend derrière lesplanade.» M. Fouquet avait reconnu lécriture et le zèle de Gourville. Ne voulant point que, sil lui arrivait malheur ce papier pût compromettre un fidèle ami, le surintendant soccupait à déchirer ce billet en des milliers de morceaux éparpillés au vent hors du balustre de la terrasse. DArtagnan le surprit, regardant voltiger les dernières miettes dans lespace. -- Monsieur, dit-il, le roi vous attend. Fouquet marcha dun pas délibéré dans le petit corridor où travaillaient MM. de Brienne et Rose, tandis que le duc de Saint- Aignan, assis sur une petite chaise, aussi dans le corridor, semblait attendre des ordres et bâillait dune impatience fiévreuse, son épée entre les jambes. Il sembla étrange à Fouquet que MM. de Brienne, Rose et de Saint- Aignan, dordinaire si attentifs, si obséquieux, se dérangeassent à peine lorsque lui, le surintendant, passa. Mais comment eût-il trouvé autre chose chez des courtisans, celui que le roi nappelait plus que Fouquet? Il releva la tête, et, bien décidé à tout braver en face, entra chez le roi après quune clochette quon connaît déjà leut annoncé à Sa Majesté. Le roi, sans se lever, lui fit un signe de tête, et, avec intérêt: -- Eh! comment allez-vous, monsieur Fouquet? dit-il. -- Je suis dans mon accès de fièvre, répliqua le surintendant mais tout au service du roi. -- Bien; les États sassemblent demain: avez-vous un discours prêt? Fouquet regarda le roi avec étonnement. -- Je nen ai pas, Sire, dit-il; mais jen improviserai un. Je sais assez à fond les affaires pour ne pas demeurer embarrassé. Je nai quune question à faire: Votre Majesté me le permettra-t- elle? -- Faites. -- Pourquoi Sa Majesté na-t-elle pas fait lhonneur à son premier ministre de lavertir à Paris? -- Vous étiez malade; je ne veux pas vous fatiguer. -- Jamais un travail, jamais une explication ne me fatigue, Sire, et, puisque le moment est venu pour moi de demander une explication à mon roi... -- Oh! monsieur Fouquet! et sur quoi une explication? -- Sur les intentions de Sa Majesté à mon égard. Le roi rougit. -- Jai été calomnié, repartit vivement Fouquet, et je dois provoquer la justice du roi à des enquêtes. -- Vous me dites cela bien inutilement, monsieur Fouquet; je sais ce que je sais. -- Sa Majesté ne peut savoir les choses que si on les lui a dites, et je ne lui ai rien dit, moi, tandis que dautres ont parlé maintes et maintes fois à... -- Que voulez-vous dire? fit le roi, impatient de clore cette conversation embarrassante. -- Je vais droit au fait, Sire, et jaccuse un homme de me nuire auprès de Votre Majesté. -- Personne ne vous nuit, monsieur Fouquet. -- Cette réponse, Sire, me prouve que javais raison. -- Monsieur Fouquet, je naime pas quon accuse. -- Quand on est accusé! -- Nous avons déjà trop parlé de cette affaire. -- Votre Majesté ne veut pas que je me justifie? -- Je vous répète que je ne vous accuse pas. Fouquet fit un pas en arrière en faisant un demi-salut. «Il est certain, pensa-t-il, quil a pris un parti. Celui qui ne peut reculer a seul une pareille obstination. Ne pas voir le danger dans ce moment, ce serait être aveugle; ne pas léviter, ce serait être stupide.» Il reprit tout haut: -- Votre Majesté ma demandé pour un travail? -- Non, monsieur Fouquet, pour un conseil que jai à vous donner. -- Jattends respectueusement, Sire. -- Reposez-vous, monsieur Fouquet; ne prodiguez plus vos forces: la session des États sera courte, et, quand mes secrétaires lauront close, je ne veux plus que lon parle affaires de quinze jours en France. -- Le roi na rien à me dire au sujet de cette assemblée des États? -- Non, monsieur Fouquet. -- À moi, surintendant des finances? -- Reposez-vous, je vous prie; voilà tout ce que jai à vous dire. Fouquet se mordit les lèvres et baissa la tête. Il couvait évidemment quelque pensée inquiète. Cette inquiétude gagna le roi. -- Est-ce que vous êtes fâché davoir à vous reposer, monsieur Fouquet? dit-il. -- Oui, Sire, je ne suis pas habitué au repos. -- Mais vous êtes malade; il faut vous soigner. -- Votre Majesté me parlait dun discours à prononcer demain? Le roi ne répondit pas; cette question brusque venait de lembarrasser. Fouquet sentit le poids de cette hésitation. Il crut lire dans les yeux du jeune prince un danger qui précipiterait sa défiance. «Si je parais avoir peur, pensa-t-il, je suis perdu.» Le roi, de son côté, nétait inquiet que de cette défiance de Fouquet. -- A-t-il éventé quelque chose? murmurait-il. «Si son premier mot est dur, pensa encore Fouquet, sil sirrite ou feint de sirriter pour prendre un prétexte, comment me tirerai-je de là? Adoucissons la pente. Gourville avait raison» -- Sire, dit-il tout à coup, puisque la bonté du roi veille à ma santé à ce point quelle me dispense de tout travail, est-ce que je ne serai pas libre du conseil pour demain? Jemploierais ce jour à garder le lit, et je demanderais au roi de me céder son médecin pour essayer un remède contre ces maudites fièvres. -- Soit fait comme vous désirez, monsieur Fouquet. Vous aurez le congé pour demain, vous aurez le médecin, vous aurez la santé. -- Merci, dit Fouquet en sinclinant. Puis, prenant son parti: -- Est-ce que je naurai pas, dit-il, le bonheur de mener le roi à Belle-Île, chez moi? Et il regardait Louis en face pour juger de leffet dune pareille proposition. Le roi rougit encore. -- Vous savez, répliqua-t-il en essayant de sourire, que vous venez de dire: _À Belle-Île, chez moi?_ -- Cest vrai, Sire. -- Eh bien! ne vous souvient-il plus, continua le roi du même ton enjoué, que vous me donnâtes Belle-Île? -- Cest encore vrai, Sire. Seulement, comme vous ne lavez pas prise, vous en viendrez prendre possession. -- Je le veux bien. -- Cétait, dailleurs, lintention de Votre Majesté autant que la mienne, et je ne saurais dire à Votre Majesté combien jai été heureux et fier en voyant toute la maison militaire du roi venir de Paris pour cette prise de possession. Le roi balbutia quil navait pas amené ses mousquetaires pour cela seulement. -- Oh! je le pense bien, dit vivement Fouquet; Votre Majesté sait trop bien quil lui suffit de venir seule une badine à la main, pour faire tomber toutes les fortifications de Belle-Île. -- Peste! sécria le roi, je ne veux pas quelles tombent, ces belles fortifications qui ont coûté si cher à élever. Non! quelles demeurent contre les Hollandais et les Anglais. Ce que je veux voir à Belle-Île, vous ne le devineriez pas, monsieur Fouquet: ce sont les belles paysannes, filles et femmes, des terres ou des grèves, qui dansent si bien et sont si séduisantes avec leurs jupes décarlate! on ma fort vanté vos vassales, monsieur le surintendant. Tenez, faites-les-moi voir. -- Quand Votre Majesté voudra. -- Avez-vous quelque moyen de transport? Ce serait demain si vous vouliez. Le surintendant sentit le coup, qui nétait pas adroit, et il répondit: -- Non, Sire: jignorais le désir de Votre Majesté, jignorais surtout sa hâte de voir Belle-Île, et je ne me suis précautionné en rien. -- Vous avez un bateau à vous, cependant? -- Jen ai cinq; mais ils sont tous, soit au Port, soit à Paimboeuf, et, pour les rejoindre ou les faire arriver, il faut au moins vingt-quatre heures. Ai-je besoin denvoyer un courrier? faut-il que je le fasse? -- Attendez encore; laissez finir la fièvre; attendez à demain. -- Cest vrai... Qui sait si demain nous naurons pas mille autres idées? répliqua Fouquet, désormais hors de doute et fort pâle. Le roi tressaillit et allongea la main vers sa clochette; mais Fouquet le prévint. -- Sire, dit-il, jai la fièvre; je tremble de froid. Si je demeure un moment de plus, je suis capable de mévanouir. Je demande à Votre Majesté la permission de maller cacher sous les couvertures. -- En effet, vous grelottez; cest affligeant à voir. Allez, monsieur Fouquet, allez. Jenverrai savoir de vos nouvelles. -- Votre Majesté me comble. Dans une heure, je me trouverai beaucoup mieux. -- Je veux que quelquun vous reconduise, dit le roi. -- Comme il vous plaira; je prendrais volontiers le bras de quelquun. -- Monsieur dArtagnan! cria le roi en sonnant de sa clochette. -- Oh! Sire, interrompit Fouquet en riant dun air qui fit froid au prince, vous me donnez un capitaine de mousquetaires pour me conduire à mon logis? Honneur bien équivoque, Sire! Un simple valet de pied, je vous prie. -- Et pourquoi, monsieur Fouquet? M. dArtagnan me reconduit bien, moi! -- Oui; mais, quand il vous reconduit, Sire, cest pour vous obéir, tandis que moi... -- Eh bien? -- Moi, sil me faut rentrer chez moi avec votre chef des mousquetaires, on dira que vous me faites arrêter. -- Arrêter? répéta le roi, qui pâlit plus que Fouquet lui-même, arrêter? oh!... -- Eh? que ne dit-on pas! poursuivit Fouquet toujours riant; et je gage quil se trouverait des gens assez méchants pour en rire? Cette saillie déconcerta le monarque. Fouquet fut assez habile ou assez heureux pour que Louis XIV reculât devant lapparence du fait quil méditait. M. dArtagnan, lorsquil parut, reçut lordre de désigner un mousquetaire pour accompagner le surintendant. -- Inutile, dit alors celui-ci: épée pour épée, jaime autant Gourville, qui mattend en bas. Mais cela ne mempêchera pas de jouir de la société de M. dArtagnan. Je suis bien aise quil voie Belle-Île, lui qui se connaît si bien en fortifications. DArtagnan sinclina, ne comprenant plus rien à la scène. Fouquet salua encore, et sortit affectant toute la lenteur dun homme qui se promène. Une fois hors du château: -- Je suis sauvé! dit-il. Oh! oui, tu verras Belle-Île, roi déloyal, mais quand je ny serai plus. Et il disparut. DArtagnan était demeuré avec le roi. -- Capitaine, lui dit Sa Majesté, vous allez suivre M. Fouquet à cent pas. -- Oui, Sire. -- Il rentre chez lui. Vous irez chez lui. -- Oui, Sire. -- Vous larrêterez en mon nom, et vous lenfermerez dans un carrosse. -- Dans un carrosse? Bien. -- De telle façon quil ne puisse, en route, ni converser avec quelquun, ni jeter des billets aux gens quil rencontrera. -- Oh! voilà qui est difficile, Sire. -- Non. -- Pardon, Sire; je ne puis étouffer M. Fouquet, et, sil demande à respirer, je nirai pas len empêcher en fermant glaces et mantelets. Il jettera par les portières tous les cris et les billets possibles. -- Le cas est prévu, monsieur dArtagnan; un carrosse avec un treillis obviera aux deux inconvénients que vous signalez. -- Un carrosse à treillis de fer? sécria dArtagnan. Mais on ne fait pas un treillis de fer pour carrosse en une demi-heure, et Votre Majesté me recommande daller tout de suite chez M. Fouquet. -- Aussi le carrosse en question est-il tout fait. -- Ah! cest différent, dit le capitaine. Si le carrosse est tout fait, très bien, on na quà le faire aller. -- Il est tout attelé. -- Ah! -- Et le cocher, avec les piqueurs, attend dans la cour basse du château. DArtagnan sinclina. -- Il ne me reste, ajouta-t-il, quà demander au roi en quel endroit on conduira M. Fouquet. -- Au château dAngers, dabord. -- Très bien. -- Nous verrons ensuite. -- Oui, Sire. -- Monsieur dArtagnan, un dernier mot: vous avez remarqué que, pour faire cette prise de Fouquet, je nemploie pas mes gardes, ce dont M. de Gesvres sera furieux. -- Votre Majesté nemploie pas ses gardes, dit le capitaine un peu humilié, parce quelle se défie de M. de Gesvres. Voilà! -- Cest vous dire, monsieur, que jai confiance en vous. -- Je le sais bien, Sire! et il est inutile de le faire valoir. -- Cest seulement pour arriver à ceci, monsieur, quà partir de ce moment, sil arrivait que, par hasard, un hasard quelconque, M. Fouquet sévadât... on a vu de ces hasards-là, monsieur... -- Oh! Sire, très souvent, mais pour les autres, pas pour moi. -- Pourquoi pas pour vous? -- Parce que moi, Sire, jai un instant voulu sauver M. Fouquet. Le roi frémit. -- Parce que, continua le capitaine jen avais le droit ayant deviné le plan de Votre Majesté sans quelle men eût parlé, et que je trouvais M. Fouquet intéressant. Or jétais libre de lui témoigner mon intérêt, à cet homme. -- En vérité, monsieur, vous ne me rassurez point sur vos services! -- Si je leusse sauvé alors, jétais parfaitement innocent: je dis plus, jeusse bien fait, car M. Fouquet nest pas un méchant homme. Mais il na pas voulu; sa destinée la entraîné; il a laissé fuir lheure de la liberté. Tant pis! Maintenant, jai des ordres, jobéirai à ces ordres, et M. Fouquet, vous pouvez le considérer comme un homme arrêté. Il est au château dAngers, M. Fouquet. -- Oh! vous ne le tenez pas encore, capitaine! -- Cela me regarde; à chacun son métier, Sire; seulement, encore une fois, réfléchissez. Donnez-vous sérieusement lordre darrêter M. Fouquet, Sire? -- Oui, mille fois oui! -- Écrivez alors. -- Voici la lettre. DArtagnan la lut, salua le roi et sortit. Du haut de la terrasse, il aperçut Gourville qui passait lair joyeux, et se dirigeait vers la maison de M. Fouquet. Chapitre CCXLVI -- Le cheval blanc et le cheval noir «Voilà qui est surprenant, se dit le capitaine: Gourville très joyeux et courant les rues, quand il est à peu près certain que M. Fouquet est en danger; quand il est à peu près certain que cest Gourville qui a prévenu M. Fouquet par le billet de tout à lheure, ce billet qui a été déchiré en mille morceaux sur la terrasse, et livré aux vents par M. le surintendant. «Gourville se frotte les mains, cest quil vient de faire quelque habileté. Doù vient Gourville? «Gourville vient de la rue aux Herbes. Où va la rue aux Herbes?» Et dArtagnan suivit, sur le faîte des maisons de Nantes dominées par le château, la ligne tracée par les rues, comme il eût fait sur un plan topographique; seulement au lieu de papier mort et plat, vide et désert, la carte vivante se dressait en relief avec des mouvements, les cris et les ombres des hommes et des choses. Au-delà de lenceinte de la ville, les grandes plaines verdoyantes sétendaient bordant la Loire, et semblaient courir vers lhorizon empourpré, que sillonnaient lazur des eaux et le vert noirâtre des marécages. Immédiatement après les portes de Nantes, deux chemins blancs montaient en divergeant comme les doigts écartés dune main gigantesque. DArtagnan, qui avait embrassé tout le panorama dun coup doeil en traversant la terrasse, fut conduit par la ligne de la rue aux Herbes à laboutissement dun de ces chemins qui prenait naissance sous la porte de Nantes. Encore un pas, et il allait descendre lescalier de la terrasse pour rentrer dans le donjon, prendre son carrosse à treillis, et marcher vers la maison de Fouquet. Mais le hasard voulut que, au moment de se replonger dans lescalier, il fût attiré par un point mouvant qui gagnait du terrain sur cette route. «Quest cela? se demanda le mousquetaire. Un cheval qui court, un cheval échappé sans doute; comme il détale!» Le point mouvant se détacha de la route, et entra dans les pièces de luzerne. «Un cheval blanc, continua le capitaine, qui venait de voir la couleur ressortir lumineuse sur le fond sombre, et il est monté; cest quelque enfant dont le cheval a soif, et lemporte vers labreuvoir en diagonale.» Ces réflexions, rapides comme léclair, simultanées avec la perception visuelle, dArtagnan les avait déjà oubliées quand il descendit les premières marches de lescalier. Quelques parcelles de papier jonchaient les marches et étincelaient sur la pierre noircie des degrés. «Eh! eh! se dit le capitaine, voici quelques-uns des fragments du billet déchiré par M. Fouquet. Pauvre homme! il avait donné son secret au vent; le vent nen veut plus et le rapporte au roi. Décidément, pauvre Fouquet, tu joues de malheur! la partie nest pas égale; la fortune est contre toi. Létoile de Louis XIV obscurcit la tienne; la couleuvre est plus forte ou plus habile que lécureuil.» DArtagnan ramassa un de ces morceaux de papier toujours en descendant. -- Petite écriture de Gourville!! sécria-t-il en examinant un des fragments du billet, je ne métais pas trompé. Et il lut le mot _cheval_. -- Tiens! fit-il. Et il en examina un autre, sur lequel pas une lettre nétait tracée. Sur un troisième, il lut le mot _blanc_. -- _Cheval blanc_, répéta-t-il, comme lenfant qui épelle. Ah! mon Dieu! sécria le défiant esprit, cheval blanc! Et, semblable à ce grain de poudre qui, brûlant, se dilate en un volume centuple, dArtagnan, gonflé didées et de soupçons, remonta rapidement vers la terrasse. Le cheval blanc courait, courait toujours dans la direction de la Loire, à lextrémité de laquelle, fondue dans les vapeurs de leau, une petite voile apparaissait, balancée comme un atome. -- Oh! oh! cria le mousquetaire, il ny a quun homme qui fuit pour courir aussi vite dans les terres labourées. Il ny a quun Fouquet, un financier, pour courir ainsi en plein jour sur un cheval blanc... Il ny a que le seigneur de Belle-Île pour se sauver du côté de la mer, quand il y a des forêts si épaisses dans les terres... Et il ny a quun dArtagnan au monde pour rattraper M. Fouquet, qui a une demi-heure davance, et qui aura joint son bateau avant une heure. Cela dit, le mousquetaire donna ordre que lon menât grand train le carrosse aux treillis de fer dans un bouquet de bois situé hors de la ville. Il choisit son meilleur cheval, lui sauta sur le dos, et courut par la rue aux Herbes, en prenant, non pas le chemin quavait pris Fouquet, mais le bord même de la Loire, certain quil était de gagner dix minutes sur le total du parcours, et de joindre, à lintersection des deux lignes, le fugitif qui ne soupçonnerait pas dêtre poursuivi de ce côté. Dans la rapidité de la course, et avec limpatience du persécuteur, sanimant comme à la chasse, comme à la guerre, dArtagnan, si doux, si bon pour Fouquet, se surprit à devenir féroce et presque sanguinaire. Pendant longtemps, il courut sans apercevoir le cheval blanc; sa fureur prenait les teintes de la rage, il doutait de lui, il supposait que Fouquet sétait abîmé dans un chemin souterrain, ou quil avait relayé le cheval blanc par un de ces fameux chevaux noirs, rapides comme le vent, dont dArtagnan, à Saint-Mandé, avait tant de fois admiré, envié la légèreté vigoureuse. À ces moments-là, quand le vent lui coupait les yeux et en faisait jaillir des larmes, quand la selle brûlait, quand le cheval, entamé dans sa chair vive, rugissait de douleur et faisait voler sous ses pieds de derrière une pluie de sable fin et de cailloux, dArtagnan, se haussant sur létrier, et ne voyant rien sur leau, rien sous les arbres, cherchait en lair, comme un insensé. Il devenait fou. Dans le paroxysme de sa convoitise, il rêvait chemins aériens, découverte du siècle suivant; il se rappelait Dédale et ses vastes ailes, qui lavaient sauvé des prisons de la Crète. Un rauque soupir sexhalait de ses lèvres. Il répétait, dévoré par la crainte du ridicule: -- Moi! moi! dupé par un Gourville, moi!... on dira que je vieillis, on dira que jai reçu un million pour laisser fuir Fouquet! Et il enfonçait ses deux éperons dans le ventre du cheval; il venait de faire une lieue en deux minutes. Soudain, à lextrémité dun pacage, derrière des haies, il vit une forme blanche qui se montra, disparut, et demeura enfin visible sur un terrain plus élevé. DArtagnan tressaillit de joie; son esprit se rasséréna aussitôt. Il essuya la sueur qui ruisselait de son front, desserra ses genoux, libre desquels le cheval respira plus largement, et, ramenant la bride, modéra lallure du vigoureux animal, son complice dans cette chasse à lhomme. Il put alors étudier la forme de la route, et sa position quant à Fouquet. Le surintendant avait mis son cheval blanc hors dhaleine, en traversant les terres molles. Il sentait le besoin de gagner un sol plus dur, et tendait vers la route par la sécante la plus courte. DArtagnan, lui, navait quà marcher droit sous la rampe dune falaise qui le dérobait aux yeux de son ennemi; de sorte quil le couperait à son arrivée sur la route. Là sentamerait la course réelle; là sétablirait la lutte. DArtagnan fit respirer son cheval à pleins poumons. Il remarqua que le surintendant prenait le trot, cest-à-dire quil faisait aussi souffler sa monture. Mais on était trop pressé, de part et dautre, pour demeurer longtemps à cette allure. Le cheval blanc partit comme une flèche quand il toucha un terrain plus résistant. DArtagnan baissa la main, et son cheval noir prit le galop. Tous deux suivaient la même route; les quadruples échos de la course se confondaient; M. Fouquet navait pas encore aperçu dArtagnan. Mais, à la sortie de la rampe, un seul écho frappa lair, cétait celui des pas de dArtagnan, qui roulait comme un tonnerre. Fouquet se retourna; il vit à cent pas derrière lui, en arrière, son ennemi, penché sur le cou de son coursier. Plus de doute; le baudrier reluisant, la casaque rouge, cétait un mousquetaire; Fouquet baissa la tête aussi, et son cheval blanc mit vingt pieds de plus entre son adversaire et lui. «Oh! mais, pensa dArtagnan inquiet, ce nest pas un cheval ordinaire que monte là Fouquet, attention!» Et, attentif, il examina, de son oeil infaillible, lallure et les moyens de ce coursier. Croupe ronde, queue maigre et tendue, jambes maigres et sèches comme des fils dacier, sabots plus durs que du marbre. Il éperonna le sien, mais la distance entre les deux resta la même. DArtagnan écouta profondément: pas un souffle du cheval ne lui parvenait, et, pourtant, il fendait le vent. Le cheval noir, au contraire, commençait à râler comme un accès de toux. «Il faut crever mon cheval, mais arriver», pensa le mousquetaire. Et il se mit à scier la bouche du pauvre animal, tandis quavec ses éperons il fouillait sa peau sanglante. Le cheval, désespéré, gagna vingt toises, et arriva sur Fouquet à la portée du pistolet. «Courage! se dit le mousquetaire, courage! le blanc saffaiblira peut-être; et, si le cheval ne tombe pas, le maître finira par tomber.» Mais cheval et homme restèrent droits, unis, prenant peu à peu lavantage. DArtagnan poussa un cri sauvage qui fit retourner Fouquet, dont la monture sanimait encore. -- Fameux cheval! enragé cavalier, gronda le capitaine, Holà! mordioux, monsieur Fouquet, holà! de par le roi! Fouquet ne répondit pas. -- Mentendez-vous? hurla dArtagnan. Le cheval venait de faire un faux pas. -- Pardieu! répliqua laconiquement Fouquet. Et de courir. DArtagnan faillit devenir fou; le sang afflua bouillant à ses tempes, à ses yeux. -- De par le roi! sécria-t-il encore, arrêtez, ou je vous abats dun coup de pistolet. -- Faites, répondit M. Fouquet volant toujours. DArtagnan saisit un de ses pistolets et larma, espérant que le bruit de la platine arrêterait son ennemi. -- Vous avez des pistolets aussi, dit-il, défendez-vous. Fouquet se retourna effectivement au bruit, et, regardant dArtagnan bien en face, ouvrit, de sa main droite, lhabit qui lui serrait le corps; il ne toucha pas à ses fontes. Il y avait vingt pas entre eux deux. -- Mordioux! dit dArtagnan, je ne vous assassinerai pas; si vous ne voulez pas tirer sur moi, rendez-vous! Quest-ce que la prison? -- Jaime mieux mourir, répondit Fouquet; je souffrirai moins. DArtagnan, ivre de désespoir, jeta son pistolet sur la route. -- Je vous prendrai vif, dit-il. Et, par un prodige dont cet incomparable cavalier était seul capable, il mena son cheval à dix pas du cheval blanc; déjà il étendait la main pour saisir sa proie. -- Voyons, tuez-moi cest plus humain, dit Fouquet. -- Non! vivant, vivant! murmura le capitaine. Son cheval fit un faux pas pour la seconde fois; celui de Fouquet prit lavance. Cétait un spectacle inouï, que cette course entre deux chevaux qui ne vivaient que par la volonté de leurs cavaliers. Au galop furieux avaient succédé le grand trot, puis le trot simple. Et la course paraissait aussi vive à ces deux athlètes harassés. DArtagnan, poussé à bout, saisit le second pistolet et ajusta le cheval blanc. -- À votre cheval! pas à vous! cria-t-il à Fouquet. Et il tira. Lanimal fut atteint dans la croupe; il fit un bond furieux et se cabra. Le cheval de dArtagnan tomba mort. «Je suis déshonoré, pensa le mousquetaire, je suis un misérable; par pitié, monsieur Fouquet, jetez-moi un de vos pistolets, que je me brûle la cervelle!» Fouquet se remit à courir. -- Par grâce! par grâce! sécria dArtagnan, ce que vous ne voulez pas en ce moment, je le ferai dans une heure; mais ici, sur cette route, je meurs bravement, je meurs estimé; rendez-moi ce service, monsieur Fouquet. Fouquet ne répondit pas et continua de trotter. DArtagnan se mit à courir après son ennemi. Successivement il jeta par terre son chapeau, son habit, qui lembarrassaient, puis son fourreau dépée, qui battait entre ses jambes. Lépée à la main lui devint trop lourde, il la jeta comme le fourreau. Le cheval blanc râlait; dArtagnan gagnait sur lui. Du trot, lanimal, épuisé, passa au petit pas avec des vertiges qui secouaient sa tête; le sang venait à sa bouche avec lécume. DArtagnan fit un effort désespéré, sauta sur Fouquet, et le prit par la jambe en disant dune voix entrecoupée, haletante: -- Je vous arrête au nom du roi: cassez-moi la tête, nous aurons tous deux fait notre devoir. Fouquet lança loin de lui, dans la rivière, les deux pistolets dont dArtagnan eût pu se saisir, et, mettant pied à terre: -- Je suis votre prisonnier, monsieur, dit-il; voulez-vous prendre mon bras, car vous allez vous évanouir? -- Merci, murmura dArtagnan, qui effectivement, sentit la terre manquer sous lui et le ciel fondre sur sa tête. Et il roula sur le sable, à bout dhaleine et de forces. Fouquet descendit le talus de la rivière, puisa de leau dans son chapeau, vint rafraîchir les tempes du mousquetaire, et lui glissa quelques gouttes fraîches entre les lèvres. DArtagnan se releva, cherchant autour de lui dun oeil égaré. Il vit Fouquet agenouillé, son chapeau humide à la main et souriant avec une ineffable douceur. -- Vous ne vous êtes pas enfui! cria-t-il. Oh! monsieur, le vrai roi par la loyauté, par le coeur, par lâme, ce nest pas Louis du Louvre, ni Philippe de Sainte-Marguerite, cest vous, le proscrit, le condamné! -- Moi qui ne suis perdu aujourdhui que par une seule faute, monsieur dArtagnan. -- Laquelle, mon Dieu? -- Jaurais dû vous avoir pour ami. Mais comment allons-nous faire pour retourner à Nantes? Nous en sommes bien loin. -- Cest vrai, fit dArtagnan pensif et sombre. -- Le cheval blanc reviendra peut-être; cétait un si bon cheval! Montez dessus, monsieur dArtagnan; moi, jirai à pied jusquà ce que vous soyez reposé. -- Pauvre bête! blessée! dit le mousquetaire. -- Il ira, vous dis-je, je le connais; faisons mieux, montons dessus tous deux. -- Essayons, dit le capitaine. Mais ils neurent pas plutôt chargé lanimal de ce poids double, quil vacilla, puis se remit et marcha quelques minutes, puis chancela encore et sabattit à côté du cheval noir, quil venait de joindre. -- Nous irons à pied, le destin le veut; la promenade sera superbe, reprit Fouquet en passant son bras sous celui de dArtagnan. -- Mordioux! sécria celui-ci, loeil fixe, le sourcil froncé, le coeur gros. Vilaine journée! Ils firent lentement les quatre lieues qui les séparaient du bois, derrière lequel les attendait le carrosse avec une escorte. Lorsque Fouquet aperçut cette sinistre machine, il dit à dArtagnan, qui baissait les yeux, comme honteux pour Louis XIV: -- Voilà une idée qui nest pas dun brave homme, capitaine dArtagnan, elle nest pas de vous. Pourquoi ces grillages? dit- il. -- Pour vous empêcher de jeter des billets au-dehors. -- Ingénieux! -- Mais vous pouvez parler si vous ne pouvez pas écrire, dit dArtagnan. -- Parler à vous! -- Mais... si vous voulez. Fouquet rêva un moment; puis, regardant le capitaine en face: -- Un seul mot, dit-il, le retiendrez-vous?... -- Je le retiendrai. -- Le direz-vous à qui je veux? -- Je le dirai. -- Saint-Mandé! articula tout bas Fouquet. -- Bien. Pour qui? -- Pour Mme de Bellière ou Pélisson. -- Cest fait. Le carrosse traversa Nantes et prit la route dAngers. Chapitre CCXLVII -- Où l'écureuil tombe, où la couleuvre vole Il était deux heures de laprès-midi. Le roi, plein dimpatience, allait de son cabinet à la terrasse et quelquefois ouvrait la porte du corridor pour voir ce que faisaient ses secrétaires. M. Colbert, assis à la place même où M. de Saint-Aignan était resté si longtemps le matin, causait à voix basse avec M. de Brienne. Le roi ouvrit brusquement la porte, et, sadressant à eux: -- Que dites-vous? demanda-t-il. -- Nous parlons de la première séance des États, dit M. de Brienne en se levant. -- Très bien! repartit le roi. Et il rentra. Cinq minutes après, le bruit de la clochette rappela Rose, dont cétait lheure. -- Avez-vous fini vos copies? demanda le roi. -- Pas encore, Sire. -- Voyez donc si M. dArtagnan est revenu. -- Pas encore, Sire. -- Cest étrange! murmura le roi. Appelez M. Colbert. Colbert entra; il attendait ce moment depuis le matin. -- Monsieur Colbert, dit le roi très vivement, il faudrait pourtant savoir ce que M. dArtagnan est devenu. Colbert, de sa voix calme: -- Où le roi veut-il que je le fasse chercher? dit-il. -- Eh! monsieur, ne savez-vous à quel endroit je lavais envoyé? répondit aigrement Louis. -- Votre Majesté ne me la pas dit. -- Monsieur, il est de ces choses que lon devine, et vous surtout, vous les devinez. -- Jai pu supposer, Sire; mais je ne me serais pas permis de deviner tout à fait. Colbert finissait à peine ces mots, quune voix bien plus rude que celle du roi interrompit la conversation commencée entre le monarque et le commis. -- DArtagnan! cria le roi tout joyeux. DArtagnan, pâle et de furieuse humeur, dit au roi: -- Sire, est-ce que cest Votre Majesté qui a donné des ordres à mes mousquetaires? -- Quels ordres? fit le roi. -- Au sujet de la maison de M. Fouquet? -- Aucun! répliqua Louis. -- Ah! ah! dit dArtagnan en mordant sa moustache. Je ne métais pas trompé; cest Monsieur. Et il désignait Colbert. -- Quel ordre? Voyons! dit le roi. -- Ordre de bouleverser toute une maison, de battre les domestiques et officiers de M. Fouquet, de forcer les tiroirs, de mettre à sac un logis paisible; mordioux! ordre de sauvage! -- Monsieur! fit Colbert très pâle. -- Monsieur, interrompit dArtagnan, le roi seul, entendez-vous, le roi seul a le droit de commander à mes mousquetaires; mais, quant à vous, je vous le défends, et je vous le dis devant Sa Majesté; des gentilshommes qui portent lépée ne sont pas des bélîtres qui ont la plume à loreille. -- DArtagnan! dArtagnan! murmura le roi. -- Cest humiliant, poursuivit le mousquetaire; mes soldats sont déshonorés. Je ne commande pas à des reîtres, moi, ou à des commis de lintendance, mordioux! -- Mais quy a-t-il? Voyons! dit le roi avec autorité. -- Il y a, Sire, que Monsieur, Monsieur, qui na pu deviner les ordres de Votre Majesté, et qui, par conséquent, na pas su que jarrêtais M. Fouquet, Monsieur, qui a fait faire la cage de fer à son patron dhier, a expédié M. de Roncherat dans le logis de M. Fouquet, et que, pour enlever les papiers du surintendant, on a enlevé tous les meubles. Mes mousquetaires étaient autour de la maison depuis le matin. Voilà mes ordres. Pourquoi sest-on permis de les faire entrer dedans? Pourquoi, en les forçant dassister à ce pillage, les en a-t-on rendus complices? Mordioux! nous servons le roi, nous autres, mais nous ne servons pas M. Colbert! -- Monsieur dArtagnan, dit le roi sévèrement, prenez garde, ce nest pas en ma présence que de pareilles explications, faites sur ce ton, doivent avoir lieu. -- Jai agi pour le bien du roi, dit Colbert dune voix altérée; il mest dur dêtre traité de la sorte par un officier de Sa Majesté, et cela sans vengeance, à cause du respect que je dois au roi. -- Le respect que vous devez au roi! sécria dArtagnan, dont les yeux flamboyèrent, consiste dabord à faire respecter son autorité, à faire chérir sa personne. Tout agent dun pouvoir sans contrôle représente ce pouvoir, et, quand les peuples maudissent la main qui les frappe, cest à la main royale que Dieu fait reproche, entendez-vous? Faut-il quun soldat endurci depuis quarante années aux plaies et au sang vous donne cette leçon, monsieur? faut-il que la miséricorde soit de mon côté, la férocité du vôtre? Vous avez fait arrêter, lier, emprisonner des innocents! -- Les complices peut-être de M. Fouquet, dit Colbert. -- Qui vous dit que M. Fouquet ait des complices, et même quil soit coupable? Le roi seul le sait, sa justice nest pas aveugle. Quand il dira: «Arrêtez, emprisonnez telles gens», alors on obéira. Ne me parlez donc plus du respect que vous portez au roi, et prenez garde à vos paroles, si par hasard elles semblent renfermer quelques menaces, car le roi ne laisse pas menacer ceux qui le servent bien par ceux qui le desservent, et, au cas où jaurais, ce quà Dieu ne plaise! un maître aussi ingrat, je me ferais respecter moi-même. Cela dit, dArtagnan se campa fièrement dans le cabinet du roi, loeil allumé, la main sur lépée, la lèvre frémissante, affectant bien plus de colère encore quil nen ressentait. Colbert, humilié, dévoré de rage, salua le roi, comme pour lui demander la permission de se retirer. Le roi, contrarié dans son orgueil et dans sa curiosité, ne savait encore quel parti prendre. DArtagnan le vit hésiter. Rester plus longtemps eût été une faute; il fallait obtenir un triomphe sur Colbert, et le seul moyen était de piquer si bien et si fort au vif le roi, quil ne restât plus à Sa Majesté dautre sortie que de choisir entre lun ou lautre antagoniste. DArtagnan, donc, sinclina comme Colbert; mais le roi qui tenait, avant toute chose, à savoir des nouvelles bien exactes, bien détaillées, de larrestation du surintendant des finances, de celui qui lavait fait trembler un moment, le roi, comprenant que la bouderie de dArtagnan allait lobliger à remettre à un quart dheure au moins les détails quil brûlait de connaître; Louis, disons-nous, oublia Colbert, qui navait rien à dire de bien neuf, et rappela son capitaine des mousquetaires. -- Voyons, monsieur, dit-il, faites dabord votre commission, vous vous reposerez après. DArtagnan, qui allait franchir la porte, sarrêta à la voix du roi, revint sur ses pas, et Colbert fut contraint de partir. Son visage prit une teinte de pourpre; ses yeux noirs et méchants brillèrent dun feu sombre sous leurs épais sourcils; il allongea le pas, sinclina devant le roi, se redressa à demi en passant devant dArtagnan, et partit la mort dans le coeur. DArtagnan, demeuré seul avec le roi, sadoucit à linstant même, et, composant son visage: -- Sire, dit-il, vous êtes un jeune roi. Cest à laurore que lhomme devine si la journée sera belle ou triste. Comment, Sire, les peuples que la main de Dieu a rangés sous votre loi augureront-ils de votre règne, si, entre vous et eux, vous laissez agir des ministres de colère et de violence? Mais, parlons de moi, Sire; laissons une discussion qui vous paraît oiseuse, inconvenante, peut-être. Parlons de moi. Jai arrêté M. Fouquet. -- Vous y avez mis le temps, fit le roi avec aigreur. DArtagnan regarda le roi. -- Je vois que je me suis mal exprimé, dit-il. Jai annoncé à Votre Majesté que javais arrêté M. Fouquet? -- Oui; eh bien? -- Eh bien! jaurais dû dire à Votre Majesté que M. Fouquet mavait arrêté, çaurait été plus juste. Je rétablis donc la vérité: jai été arrêté par M. Fouquet. Ce fut le tour de Louis XIV dêtre surpris. DArtagnan, de son coup doeil si prompt, apprécia ce qui se passait dans lesprit du maître. Il ne lui donna pas le temps de questionner. Il raconta avec cette poésie, avec ce pittoresque que lui seul possédait peut-être à cette époque, lévasion de M. Fouquet, la poursuite, la course acharnée, enfin cette générosité inimitable du surintendant, qui pouvait fuir dix fois, qui pouvait tuer vingt fois ladversaire attaché à sa poursuite, et qui avait préféré la prison, et pis encore, peut-être, à lhumiliation de celui qui voulait lui ravir sa liberté. À mesure que le capitaine des mousquetaires parlait, le roi sagitait, dévorant ses paroles et faisant claquer lextrémité de ses ongles les uns contre les autres. -- Il en résulte donc, Sire, à mes yeux du moins, quun homme qui se conduit ainsi est un galant homme et ne peut être un ennemi du roi. Voilà mon opinion, je le répète à Votre Majesté. Je sais que le roi va me dire, et je mincline: «La raison dÉtat.» Soit! cest à mes yeux bien respectable. Mais je suis un soldat, jai reçu ma consigne; la consigne est exécutée, bien malgré moi, cest vrai; mais elle lest. Je me tais. -- Où est M. Fouquet en ce moment? demanda Louis après un moment de silence. -- M. Fouquet, Sire, répondit dArtagnan, est dans la cage de fer que M. Colbert lui a fait préparer, et roule au galop de quatre vigoureux chevaux sur la route dAngers. -- Pourquoi lavez-vous quitté en route? -- Parce que Sa Majesté ne mavait pas dit daller à Angers. La preuve, la meilleure preuve de ce que javance, cest que le roi me cherchait tout à lheure... Et puis javais une autre raison. -- Laquelle? -- Moi étant là, ce pauvre M. Fouquet neût jamais tenté de sévader. -- Eh bien? sécria le roi avec stupéfaction. -- Votre Majesté doit comprendre, et comprend certainement, que mon plus vif désir est de savoir M. Fouquet en liberté. Je lai donné à un de mes brigadiers, le plus maladroit que jaie pu trouver parmi mes mousquetaires, afin que le prisonnier se sauve. -- Êtes-vous fou, monsieur dArtagnan? sécria le roi en croisant les bras sur sa poitrine; dit-on de pareilles énormités quand on a le malheur de les penser? -- Ah! Sire, vous nattendez pas sans doute de moi que je sois lennemi de M. Fouquet, après ce quil vient de faire pour moi et pour vous? Non, ne me le donnez jamais à garder si vous tenez à ce quil reste sous les verrous; si bien grillée que soit la cage, loiseau finirait par senvoler. -- Je suis surpris, dit le roi dune voix sombre, que vous nayez pas tout de suite suivi la fortune de celui que M. Fouquet voulait mettre sur mon trône. Vous aviez là tout ce quil vous faut: affection et reconnaissance. À mon service, monsieur, on trouve un maître. -- Si M. Fouquet ne vous fût pas allé chercher à la Bastille, Sire, répliqua dArtagnan dune voix fortement accentuée, un seul homme y fût allé, et, cet homme, cest moi; vous le savez bien, Sire. Le roi sarrêta. Devant cette parole si franche, si vraie, de son capitaine des mousquetaires, il ny avait rien à objecter. Le roi, en entendant dArtagnan, se rappela le dArtagnan dautrefois, celui qui, au Palais-Royal, se tenait caché derrière les rideaux de son lit, quand le peuple de Paris, conduit par le cardinal de Retz, venait sassurer de la présence du roi; dArtagnan quil saluait de la main à la portière de son carrosse, lorsquil se rendait à Notre-Dame en rentrant à Paris; le soldat qui lavait quitté à Blois; le lieutenant quil avait appelé près de lui, quand la mort de Mazarin lui rendait le pouvoir; lhomme quil avait toujours trouvé loyal, courageux et dévoué. Louis savança vers la porte, et appela Colbert. Colbert navait pas quitté le corridor où travaillaient les secrétaires. Colbert parut. -- Colbert, vous avez fait faire une perquisition chez M. Fouquet? -- Oui, Sire. -- Qua-t-elle produit? -- M. de Roncherat, envoyé avec les mousquetaires de Votre Majesté, ma remis des papiers, répliqua Colbert. -- Je les verrai... Vous allez me donner votre main. -- Ma main, Sire! -- Oui, pour que je la mette dans celle de M. dArtagnan. En effet, dArtagnan, ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers le soldat, qui, à la vue du commis avait repris son attitude hautaine, vous ne connaissez pas lhomme que voici; faites connaissance. Et il lui montrait Colbert. -- Cest un médiocre serviteur dans les positions subalternes, mais ce sera un grand homme si je lélève au premier rang. -- Sire! balbutia Colbert, éperdu de plaisir et de crainte. -- Jai compris pourquoi, murmura dArtagnan à loreille du roi: il était jaloux? -- Précisément, et sa jalousie lui liait les ailes. -- Ce sera désormais un serpent ailé, grommela le mousquetaire avec un reste de haine contre son adversaire de tout à lheure. Mais Colbert, sapprochant de lui, offrit à ses yeux une physionomie si différente de celle quil avait lhabitude de lui voir; il apparut si bon, si doux, si facile, ses yeux prirent lexpression dune si noble intelligence, que dArtagnan, connaisseur en physionomies, fut ému, presque changé dans ses convictions. Colbert lui serrait la main. -- Ce que le roi vous a dit, monsieur, prouve combien Sa Majesté connaît les hommes. Lopposition acharnée que jai déployée, jusquà ce jour, contre des abus, non contre des hommes, prouve que javais en vue de préparer à mon roi un grand règne; à mon pays, un grand bien-être. Jai beaucoup didées, monsieur dArtagnan; vous les verrez éclore au soleil de la paix publique; et, si je nai pas la certitude et le bonheur de conquérir lamitié des hommes honnêtes, je suis au moins certain, monsieur, que jobtiendrai leur estime. Pour leur admiration, monsieur, je donnerais ma vie. Ce changement, cette élévation subite, cette approbation muette du roi, donnèrent beaucoup à penser au mousquetaire. Il salua fort civilement Colbert, qui ne le perdait pas de vue. Le roi, les voyant réconciliés, les congédia, ils sortirent ensemble. Une fois hors du cabinet, le nouveau ministre arrêtant le capitaine, lui dit: -- Est-il possible, monsieur dArtagnan, quavec un oeil comme le vôtre, vous nayez pas, du premier coup, à la première inspection, reconnu qui je suis? -- Monsieur Colbert, reprit le mousquetaire, le rayon de soleil quon a dans loeil empêche de voir les plus ardents brasiers. Lhomme au pouvoir rayonne, vous le savez, et, puisque vous en êtes là, pourquoi continueriez-vous à persécuter celui qui vient de tomber en disgrâce et tomber de si haut? -- Moi, monsieur? dit Colbert. Oh! monsieur, je ne le persécuterai jamais. Je voulais administrer les finances, et les administrer seul, parce que je suis ambitieux, et que surtout jai la confiance la plus entière dans mon mérite; parce que je sais que tout lor de ce pays va me tomber sous la vue, et que jaime à voir lor du roi; parce que, si je vis trente ans, en trente ans, pas un denier ne me restera dans la main; parce quavec cet or, moi, je bâtirai des greniers, des édifices, des villes, je creuserai des ports; parce que je créerai une marine, jéquiperai des navires qui iront porter le nom de la France aux peuples les plus éloignés; parce que je créerai des bibliothèques, des académies; parce que je ferai de la France le premier pays du monde et le plus riche. Voilà les motifs de mon animosité contre M. Fouquet, qui mempêchait dagir. Et puis, quand je serai grand et fort, quand la France sera grande et forte, à mon tour, je crierai: «Miséricorde!» -- Miséricorde! avez-vous dit? Alors demandons au roi sa liberté. Le roi ne laccable aujourdhui quà cause de vous. Colbert releva encore une fois la tête. -- Monsieur, dit-il, vous savez bien quil nen est rien, et que le roi a des inimitiés personnelles contre M. Fouquet; ce nest pas à moi de vous lapprendre. -- Le roi se lassera, il oubliera. -- Le roi noublie jamais, monsieur dArtagnan... Tenez, le roi appelle et va donner un ordre; je ne lai pas influencé, nest-ce pas? Écoutez. Le roi appelait en effet ses secrétaires. -- Monsieur dArtagnan? dit-il. -- Me voilà, Sire. -- Donnez vingt de vos mousquetaires à M. de Saint-Aignan, pour quils fassent garde à M. Fouquet. DArtagnan et Colbert échangèrent un regard. -- Et dAngers, continua le roi, on conduira le prisonnier à la Bastille de Paris. -- Vous aviez raison, dit le mousquetaire au ministre. -- Saint-Aignan, continua le roi, vous ferez passer par les armes quiconque parlera bas, chemin faisant, à M. Fouquet. -- Mais moi, Sire? dit le duc. -- Vous, monsieur, vous ne parlerez quen présence des mousquetaires. Le duc sinclina et sortit pour faire exécuter lordre. DArtagnan allait se retirer aussi; le roi larrêta. -- Monsieur, dit-il, vous irez sur-le-champ prendre possession de lîle et du fief de Belle-Île-en-Mer. -- Oui, Sire. Moi seul? -- Vous prendrez autant de troupes quil en faut pour ne pas rester en échec, si la place tenait. Un murmure dincrédulité adulatrice se fit entendre dans le groupe des courtisans. -- Cela sest vu, dit dArtagnan. -- Je lai vu dans mon enfance, reprit le roi, et je ne veux plus le voir. Vous mavez entendu? Allez, monsieur et ne revenez ici quavec les clefs de la place. Colbert sapprocha de dArtagnan. -- Une commission qui, si vous la faites bien, dit-il, vous dégrossit le bâton de maréchal. -- Pourquoi dites-vous ces mots: _Si vous la faites bien?_ -- Parce quelle est difficile. -- Ah! en quoi? -- Vous avez des amis dans Belle-Île, monsieur dArtagnan, et ce nest pas facile, aux gens comme vous, de marcher sur le corps dun ami pour parvenir. DArtagnan baissa la tête, tandis que Colbert retournait auprès du roi. Un quart dheure après, le capitaine reçut lordre écrit de faire sauter Belle-Île en cas de résistance, et le droit de justice haute et basse sur tous les habitants ou _réfugiés_, avec injonction de nen pas laisser échapper un seul. «Colbert avait raison, pensa dArtagnan; mon bâton de maréchal de France coûterait la vie à mes deux amis. Seulement, on oublie que mes amis ne sont pas plus stupides que les oiseaux, et quils nattendent pas la main de loiseleur pour déployer leurs ailes. Cette main, je la leur montrerai si bien, quils auront le temps de la voir. Pauvre Porthos! pauvre Aramis! Non, ma fortune ne vous coûtera pas une plume de laile.» Ayant ainsi conclu, dArtagnan rassembla larmée royale, la fit embarquer à Paimboeuf, et mit à la voile sans perdre un moment. Chapitre CCXLVIII -- Belle-Île-en-Mer À lextrémité du môle, sur la promenade que bat la mer furieuse au flux du soir, deux hommes, se tenant par le bras, causaient dun ton animé et expansif, sans que nul être humain pût entendre leurs paroles, enlevées quelles étaient une à une par les rafales du vent, avec la blanche écume arrachée aux crêtes des flots. Le soleil venait de se coucher dans la grande nappe de locéan, rougi comme un creuset gigantesque. Parfois, lun des hommes se tournait vers lest, interrogeant la mer avec une sombre inquiétude. Lautre, interrogeant les traits de son compagnon, semblait chercher à deviner dans ses regards. Puis, tous deux muets, tous deux agitant de sombres pensées, ils reprenaient leur promenade. Ces deux hommes, tout le monde les a déjà reconnus, étaient nos proscrits, Porthos et Aramis, réfugiés à Belle-Île depuis la ruine des espérances, depuis la déconfiture du vaste plan de M. dHerblay. -- Vous avez beau dire, mon cher Aramis, répétait Porthos en aspirant vigoureusement lair salin dont il gonflait sa puissante poitrine; vous avez beau dire, Aramis, ce nest pas une chose ordinaire que cette disparition, depuis deux jours, de tous les bateaux de pêche qui étaient partis. Il ny a pas dorage en mer. Le temps est resté constamment calme, pas la plus légère tourmente, et, eussions-nous essuyé une tempête, toutes nos barques nauraient pas sombré. Je vous le répète, cest étrange, et cette disparition complète métonne, vous dis-je. -- Cest vrai, murmura Aramis; vous avez raison, ami Porthos. Cest vrai, il y a quelque chose détrange là-dessous. -- Et, de plus, ajouta Porthos, auquel lassentiment de lévêque de Vannes semblait élargir les idées, de plus, avez-vous remarqué que, si les barques avaient péri, il nest revenu aucune épave au rivage? -- Je lai remarqué comme vous. -- Remarquez-vous, en outre, que les deux seules barques qui restaient dans toute lîle et que jai envoyées à la recherche des autres... Aramis interrompit ici son compagnon par un cri et par un mouvement si brusque, que Porthos sarrêta comme stupéfait. -- Que dites-vous là, Porthos! Quoi! vous avez envoyé les deux barques... -- À la recherche des autres; mais oui, répondit tout simplement Porthos. -- Malheureux! quavez-vous fait? Alors, nous sommes perdus! sécria lévêque. -- Perdus!... Plaît-il? fit Porthos effaré. Pourquoi perdus, Aramis? pourquoi sommes-nous perdus? Aramis se mordit les lèvres. -- Rien, rien. Pardon, je voulais dire... -- Quoi? -- Que, si nous voulions, sil nous prenait fantaisie de faire une promenade en mer, nous ne le pourrions pas. -- Bon! Voilà qui vous tourmente? Beau plaisir, ma foi! Quant à moi, je ne le regrette pas. Ce que je regrette ce nest pas, certes, le plus ou moins dagrément que lon peut prendre à Belle- Île; ce que je regrette, Aramis, cest Pierrefonds, cest Bracieux, cest le Vallon, cest ma belle France: ici, lon nest pas en France, mon cher ami; on est je ne sais où. Oh! je puis vous le dire dans toute la sincérité de mon âme, et votre affection excusera ma franchise; mais je vous déclare que je ne suis pas heureux à Belle-Île; non, vraiment, je ne suis pas heureux, moi! Aramis soupira tout bas. -- Cher ami, répondit-il, voilà pourquoi il est bien triste que vous ayez envoyé les deux barques qui nous restaient à la recherche des bateaux disparus depuis deux jours. Si vous ne les eussiez pas expédiées pour faire cette découverte, nous fussions partis. -- Partis! Et la consigne, Aramis? -- Quelle consigne? -- Parbleu! la consigne que vous me répétiez toujours et à tout propos: que nous gardions Belle-Île contre lusurpateur; vous savez bien. -- Cest vrai, murmura encore Aramis. -- Vous voyez donc bien, mon cher, que nous ne pouvons pas partir, et que lenvoi des barques à la recherche des bateaux ne nous préjudice en rien. Aramis se tut, et son vague regard, lumineux comme celui dun goéland, plana longtemps sur la mer, interrogeant lespace et cherchant à percer lhorizon. -- Avec tout cela, Aramis, continua Porthos, qui tenait à son idée, et qui y tenait dautant plus que lévêque lavait trouvée exacte, avec tout cela, vous ne me donnez aucune explication sur ce qui peut être arrivé aux malheureux bateaux. Je suis assailli de cris et de plaintes partout où je passe; les enfants pleurent en voyant les femmes se désoler, comme si je pouvais rendre les pères, les époux absents. Que supposez-vous, mon ami, et que dois- je leur répondre? -- Supposons tout, mon bon Porthos, et ne disons rien. Cette réponse ne satisfit point Porthos. Il se retourna en grommelant quelques mots de mauvaise humeur. Aramis arrêta le vaillant soldat. -- Vous souvenez-vous, dit-il avec mélancolie, en serrant les deux mains du géant dans les siennes avec une affectueuse cordialité; vous souvenez-vous, ami, quaux beaux jours de notre jeunesse, alors que nous étions forts et vaillants, les deux autres et nous, vous souvenez-vous, Porthos, que, si nous eussions eu bonne envie de retourner en France, cette nappe deau salée ne nous eût pas arrêtés? -- Oh! fit Porthos, six lieues! -- Si vous meussiez vu monter sur une planche, fussiez-vous resté à terre, Porthos? -- Non, par Dieu point, Aramis! Mais aujourdhui, quelle planche nous faudrait, cher ami, à moi surtout! Et le seigneur de Bracieux jeta, en riant dorgueil, un coup doeil sur sa colossale rotondité. -- Est-ce que, sérieusement, vous ne vous ennuyez pas aussi un peu à Belle-Île? et ne préféreriez-vous pas les douceurs de votre demeure, de votre palais épiscopal de Vannes? Allons, avouez-le. -- Non, répondit Aramis, sans oser regarder Porthos. -- Restons, alors, dit son ami avec un soupir qui, malgré les efforts quil fit pour le contenir, séchappa bruyamment de sa poitrine. Restons, restons! Et cependant, ajouta-t-il, et cependant, si on voulait bien, mais, là, bien nettement, si lon avait une idée bien fixe, bien arrêtée de retourner en France, et que lon neût pas de bateaux... -- Avez-vous remarqué une autre chose, mon ami? cest que, depuis la disparition de nos barques, depuis ces deux jours que nos pêcheurs ne sont pas revenus, il nest pas abordé un seul canot sur les rivages de lîle? -- Oui, certes, vous avez raison. Je lai remarqué aussi, moi, et lobservation était facile à faire; car, avant ces deux jours funestes, nous voyions arriver ici barques et chaloupes par douzaines. -- Il faudra sinformer, fit tout à coup Aramis avec attention. Quand je devrais faire construire un radeau... -- Mais il y a des canots, cher ami; voulez-vous que jen monte un? -- Un canot... un canot!... Y pensez-vous, Porthos? Un canot pour chavirer? Non, non, répliqua lévêque de Vannes, ce nest pas notre métier, à nous, de passer sur les lames. Attendons, attendons. Et Aramis continuait de se promener avec tous les signes dune agitation toujours croissante. Porthos, qui se fatiguait à suivre chacun des mouvements fiévreux de son ami, Porthos, qui, dans son calme et sa croyance, ne comprenait rien à cette sorte dexaspération qui se trahissait par des soubresauts continuels, Porthos larrêta. -- Asseyons-nous sur cette roche, lui dit-il; placez-vous là, près de moi, Aramis, et, je vous en conjure une dernière fois, expliquez-moi, de manière à me le faire bien comprendre, expliquez-moi ce que nous faisons ici. -- Porthos... dit Aramis embarrassé. -- Je sais que le faux roi a voulu détrôner le vrai roi. Cest dit, cest compris. Eh bien?... -- Oui, fit Aramis. -- Je sais que le faux roi a projeté de vendre Belle-Île aux Anglais. Cest encore compris. -- Oui. -- Je sais que, nous autres ingénieurs et capitaines, nous sommes venus nous jeter dans Belle-Île, prendre la direction des travaux et le commandement des dix compagnies levées, soldées et obéissant à M. Fouquet, ou plutôt des dix compagnies de son gendre. Tout cela est encore compris. Aramis se leva impatienté. On eût dit un lion importuné par un moucheron. Porthos le retint par le bras. -- Mais je ne comprends pas, ce que, malgré tous mes efforts desprit, toutes mes réflexions, je ne puis comprendre, et ce que je ne comprendrai jamais, cest que, au lieu de nous envoyer des troupes, au lieu de nous envoyer des renforts en hommes, en munitions et en vivres, on nous laisse sans bateaux, on laisse Belle-Île, sans arrivages, sans secours; cest quau lieu détablir avec nous une correspondance, soit par des signaux, soit par des communications écrites ou verbales, on intercepte toutes relations avec nous. Voyons, Aramis, répondez-moi, ou plutôt, avant de me répondre, voulez-vous que je vous dise ce que jai pensé moi? Voulez-vous savoir quelle a été mon idée, quelle imagination mest venue? Lévêque leva la tête. -- Eh bien! Aramis, continua Porthos, jai pensé, jai eu lidée, je me suis imaginé quil sétait passé en France un événement. Jai rêvé de M. Fouquet toute la nuit, jai rêvé de poissons morts, doeufs cassés, de chambres mal établies, pauvrement installées. Mauvais rêves, mon cher dHerblay! malencontres que ces songes! -- Porthos, quy a-t-il là-bas? interrompit Aramis en se levant brusquement et montrant à son ami un point noir sur la ligne empourprée de leau. -- Une barque! dit Porthos; oui, cest bien une barque. Ah! nous allons enfin avoir des nouvelles. -- Deux! sécria lévêque en découvrant une autre mâture, deux! trois! quatre! -- Cinq! fit Porthos à son tour. Six! Sept! Ah! mon Dieu! cest une flotte! mon Dieu! mon Dieu! -- Nos bateaux qui rentrent probablement, dit Aramis inquiet malgré lassurance quil affectait. -- Il sont bien gros pour des bateaux de pêcheurs, fit observer Porthos; et puis ne remarquez-vous pas, cher ami, quils viennent de la Loire? -- Ils viennent de la Loire... oui. -- Et, tenez, tout le monde ici les a vus comme moi; voici que les femmes et les enfants commencent à monter sur les jetées. Un vieux pêcheur passait. -- Sont-ce nos barques? lui demanda Aramis. Le vieillard interrogea les profondeurs de lhorizon. -- Non, monseigneur, répondit-il; ce sont des bateaux-chalands du service royal. -- Des bateaux du service royal! répondit Aramis en tressaillant. À quoi reconnaissez-vous cela? -- Au pavillon. -- Mais, dit Porthos, le bateau est à peine visible; comment, diable, mon cher, pouvez-vous distinguer le pavillon? -- Je vois quil y en a un, répliqua le vieillard; nos bateaux à nous, et les chalands du commerce nen ont pas. Ces sortes de péniches qui viennent là, monsieur, servent ordinairement au transport des troupes. -- Ah! fit Aramis. -- Vivat! sécria Porthos, on nous envoie du renfort, nest-ce pas, Aramis? -- Cest probable. -- À moins que les Anglais narrivent. -- Par la Loire? Ce serait avoir du malheur, Porthos; ils auraient donc passé par Paris? -- Vous avez raison, ce sont des renforts, décidément, ou des vivres. Aramis appuya sa tête dans ses mains et ne répondit pas. Puis, tout à coup: -- Porthos, dit-il, faites sonner lalarme. -- Lalarme?... y pensez-vous? -- Oui, et que les canonniers montent à leurs batteries; que les servants soient à leurs pièces; quon veille surtout aux batteries de côte. Porthos ouvrit de grands yeux. Il regarda attentivement son ami, comme pour se convaincre quil était dans son bon sens. -- Je vais y aller, mon bon Porthos, continua Aramis de sa voix la plus douce; je vais faire exécuter ces ordres, si vous ny allez pas, mon cher ami. -- Mais jy vais à linstant même! dit Porthos, qui alla faire exécuter lordre, tout en jetant des regards en arrière pour voir si lévêque de Vannes ne se trompait point, et si, revenant à des idées plus saines, il ne le rappellerait pas. Lalarme fut sonnée; les clairons, les tambours retentirent, la grosse cloche du beffroi sébranla. Aussitôt les digues, les moles se remplirent de curieux, de soldats; les mèches brillèrent entre les mains des artilleurs, placés derrière les gros canons couchés sur leurs affûts de pierre. Quand chacun fut à son poste, quand les préparatifs de défense furent faits: -- Permettez-moi, Aramis, de chercher à comprendre, murmura timidement Porthos à loreille de lévêque. -- Allez, mon cher, vous ne comprendrez que trop tôt, murmura dHerblay à cette question de son lieutenant. -- La flotte qui vient là-bas, la flotte qui, voiles déployées, a le cap sur le port de Belle-Île, est une flotte royale, nest-il pas vrai? Mais, puisquil y a deux rois en France, Porthos, auquel des deux rois cette flotte appartient-elle? -- Oh! vous mouvrez les yeux, repartit le géant, arrêté par cet argument. Et Porthos, auquel cette réponse de son ami venait douvrir les yeux, ou plutôt dépaissir le bandeau qui lui couvrait la vue, se rendit au plus vite dans les batteries pour surveiller son monde et exhorter chacun à faire son devoir. Cependant Aramis, loeil toujours fixé à lhorizon, voyait les navires sapprocher. La foule et les soldats, montés sur toutes les sommités et les anfractuosités des rochers, pouvaient distinguer la mâture, puis les basses voiles, puis enfin le corps des chalands, portant à la corne le pavillon royal de France. Il était nuit close lorsquune de ces péniches, dont la présence avait mis si fort en émoi toute la population de Belle-Île, vint sembosser à portée de canon de la place. On vit bientôt, malgré lobscurité, une sorte dagitation régner à bord de ce navire, du flanc duquel se détacha un canot, dont trois rameurs, courbés sur les avirons, prirent la direction du port, et, en quelques instants, vinrent atterrir aux pieds du fort. Le patron de cette yole sauta sur le môle. Il tenait une lettre à la main, lagitait en lair et semblait demander à communiquer avec quelquun. Cet homme fut bientôt reconnu par plusieurs soldats pour un des pilotes de lÎle. Cétait le patron dune des deux barques conservées par Aramis, et que Porthos, dans son inquiétude sur le sort des pêcheurs disparus depuis deux jours, avait envoyées à la découverte des bateaux perdus. Il demanda à être conduit à M. dHerblay. Deux soldats, sur le signe dun sergent, le placèrent entre eux et lescortèrent. Aramis était sur le quai. Lenvoyé se présenta devant lévêque de Vannes. Lobscurité était presque complète, malgré les flambeaux que portaient à une certaine distance les soldats qui suivaient Aramis dans sa ronde. -- Eh quoi! Jonathas, de quelle part viens-tu? -- Monseigneur, de la part de ceux qui mont pris. -- Qui ta pris? -- Vous savez, monseigneur, que nous étions partis à la recherche de nos camarades? -- Oui. Après? -- Eh bien! monseigneur, à une petite lieue, nous avons été capturés par un chasse-marée du roi. -- De quel roi? fit Porthos. Jonathas ouvrit de grands yeux. -- Parle, continua lévêque. -- Nous fûmes donc capturés, monseigneur, et réunis à ceux qui avaient été pris hier au matin. -- Quest-ce que cette manie de vous prendre tous? interrompit Porthos. -- Monsieur, pour nous empêcher de vous le dire, répliqua Jonathas. Porthos à son tour ne comprit pas. -- Et on vous relâche aujourdhui? demanda-t-il. -- Pour que je vous dise, monsieur, quon nous avait pris. «De plus en plus trouble», pensa lhonnête Porthos. Aramis pendant ce temps, réfléchissait. -- Voyons, dit-il, une flotte royale bloque donc les côtes? -- Oui, monseigneur. -- Qui la commande? -- Le capitaine des mousquetaires du roi. -- DArtagnan? -- DArtagnan! dit Porthos. -- Je crois que cest ce nom-là. -- Et cest lui qui ta remis cette lettre? -- Oui, monseigneur. -- Approchez les flambeaux. -- Cest son écriture, dit Porthos. Aramis lut vivement les lignes suivantes: «Ordre du roi de prendre Belle-Île; «Ordre de passer au fil de lépée la garnison, si elle résiste; «Ordre de faire prisonniers tous les hommes de la garnison; «Signé: DArtagnan, qui, avant-hier, a arrêté M. Fouquet pour lenvoyer à la Bastille.» Aramis pâlit et froissa le papier en ses mains. -- Quoi donc? demanda Porthos. -- Rien, mon ami! rien! Dis-moi, Jonathas? -- Monseigneur! -- As-tu parlé à M. dArtagnan? -- Oui, monseigneur. -- Que ta-t-il dit? -- Que, pour des informations plus amples, il causerait avec Monseigneur. -- Où cela? -- À son bord. -- À son bord? Porthos répéta: -- À son bord? -- M. le mousquetaire, continua Jonathas, ma dit de vous prendre tous deux, vous et monsieur lingénieur, dans mon canot, et de vous mener à lui. -- Allons-y, dit Porthos. Ce cher dArtagnan! Aramis larrêta. -- Êtes-vous fou? sécria-t-il. Qui vous dit que ce nest pas un piège? -- De lautre roi? riposta Porthos avec mystère. -- Un piège enfin! Cest tout dire, mon ami. -- Cest possible; alors, que faire? Si dArtagnan nous appelle, cependant... -- Qui vous dit que cest dArtagnan? -- Ah! alors... Mais son écriture... -- On contrefait une écriture. Celle-ci est contrefaite, tremblée. -- Vous avez toujours raison; mais, en attendant, nous ne savons rien. Aramis se tut. -- Il est vrai, dit le bon Porthos, que nous navons besoin de rien savoir. -- Que ferai-je, moi? demanda Jonathas. -- Tu retourneras près de ce capitaine. -- Oui, monseigneur. -- Et tu lui diras que nous le prions de venir lui-même dans lîle. -- Je comprends, dit Porthos. -- Oui, monseigneur, répondit Jonathas; mais, si ce capitaine refuse de venir à Belle-Île?... -- Sil refuse, comme nous avons des canons, nous en ferons usage. -- Contre dArtagnan? -- Si cest dArtagnan, Porthos, il viendra. Pars, Jonathas, pars. -- Ma foi! je ne comprends plus rien du tout, murmura Porthos. -- Je vais tout vous faire comprendre, cher ami, le moment en est venu. Asseyez-vous sur cet affût ouvrez vos oreilles et écoutez- moi bien. -- Oh! jécoute pardieu! nen doutez pas. -- Puis-je partir, monseigneur? cria Jonathas. -- Pars, et reviens avec une réponse. Laissez passer le canot vous autres! Le canot partit pour aller rejoindre le navire. Aramis prit la main de Porthos et commença les explications. Chapitre CCXLIX -- Les explications d'Aramis -- Ce que jai à vous dire, ami Porthos, va probablement vous surprendre, mais vous instruire aussi. -- Jaime à être surpris, dit Porthos avec bienveillance; ne me ménagez donc pas, je vous prie. Je suis dur aux émotions; ne craignez donc rien, parlez. -- Cest difficile, Porthos, cest... difficile; car, en vérité, je vous en préviens une seconde fois, jai des choses bien étranges, bien extraordinaires à vous dire. -- Oh! vous parlez si bien, cher ami, que je vous écouterais pendant des journées entières. Parlez donc, je vous en prie, et, tenez, il me vient une idée: je vais, pour vous faciliter la besogne, je vais, pour vous aider à me dire ces choses étranges, vous questionner. -- Je le veux bien. -- Pourquoi allons-nous combattre, cher Aramis? -- Si vous me faites beaucoup de questions semblables à celle-là, si cest ainsi que vous voulez faciliter ma besogne, mon besoin de révélation, en minterrogeant ainsi, Porthos, vous ne me faciliterez en rien. Bien au contraire, cest précisément là le noeud gordien. Tenez, ami, avec un homme bon, généreux et dévoué comme vous lêtes, il faut, pour lui et pour soi-même, commencer la confession avec bravoure. Je vous ai trompé, mon digne ami. -- Vous mavez trompé? -- Mon Dieu, oui. -- Était-ce pour mon bien, Aramis? -- Je lai cru, Porthos; je lai cru sincèrement, mon ami. -- Alors, fit lhonnête seigneur de Bracieux, vous mavez rendu service, et je vous en remercie; car, si vous ne maviez pas trompé, jaurais pu me tromper moi-même. En quoi donc mavez-vous trompé? Dites. -- Cest que je servais lusurpateur, contre lequel Louis XIV dirige en ce moment tous ses efforts. -- Lusurpateur, dit Porthos en se grattant le front, cest... Je ne comprends pas trop bien. -- Cest lun des deux rois qui se disputent la couronne de France. -- Fort bien!... Alors, vous serviez celui qui nest pas Louis XIV? -- Vous venez de dire le vrai mot, du premier coup. -- Il en résulte que... -- Il en résulte que nous sommes des rebelles, mon pauvre ami. -- Diable! diable!... sécria Porthos désappointé. -- Oh! mais, cher Porthos, soyez calme, nous trouverons encore bien moyen de nous sauver, croyez-moi. -- Ce nest pas cela qui minquiète, répondit Porthos; ce qui me touche seulement, cest ce vilain mot de rebelles. -- Ah! voilà!... -- Et, de cette façon, le duché quon ma promis... -- Cest lusurpateur qui le donnait. -- Ce nest pas la même chose, Aramis, fit majestueusement Porthos. -- Ami, sil neût tenu quà moi, vous fussiez devenu prince. Porthos se mit à mordre ses ongles avec mélancolie. -- Voilà, continua-t-il, en quoi vous avez eu tort de me tromper; car ce duché promis, jy comptais. Oh! jy comptais sérieusement, vous sachant homme de parole, mon cher Aramis. -- Pauvre Porthos! Pardonnez-moi, je vous en supplie. -- Ainsi donc, insista Porthos sans répondre à la prière de lévêque de Vannes, ainsi donc, je suis bien brouillé avec le roi Louis XIV? -- Jarrangerai cela, mon bien bon ami, jarrangerai cela. Je prendrai tout sur moi seul. -- Aramis! -- Non, non, Porthos, je vous en conjure, laissez-moi faire. Pas de fausse générosité! pas de dévouement inopportun! Vous ne saviez rien de mes projets. Vous navez rien fait par vous-même. Moi, cest différent. Je suis seul lauteur du complot. Javais besoin de mon inséparable compagnon; je vous ai appelé et vous êtes venu à moi, en vous souvenant de notre ancienne devise: «Tous pour un, un pour tous». Mon crime, cher Porthos, est davoir été égoïste. -- Voilà une parole que jaime, dit Porthos, et dès que vous avez agi uniquement pour vous, il me serait impossible de vous en vouloir. Cest si naturel! Et, sur ce mot sublime, Porthos serra cordialement la main de son ami. Aramis, en présence de cette naïve grandeur dâme, se trouva petit. Cétait la deuxième fois quil se voyait contraint de plier devant la réelle supériorité du coeur bien plus puissante que la splendeur de lesprit. Il répondit par une muette et énergique pression à la généreuse caresse de son ami. -- Maintenant, dit Porthos, que nous nous sommes parfaitement expliqués, maintenant que je me suis parfaitement rendu compte de notre situation vis-à-vis du roi Louis, je crois, cher ami, quil est temps de me faire comprendre lintrigue politique dont nous sommes les victimes; car je vois bien quil y a une intrigue politique là-dessous. -- DArtagnan, mon bon Porthos, dArtagnan va venir, et vous la détaillera dans toutes ses circonstances: mais, excusez-moi: je suis navré de douleur, accablé par la peine, et jai besoin de toute ma présence desprit, de toute ma réflexion, pour vous sortir du mauvais pas où je vous ai si imprudemment engagé; mais rien de plus clair désormais, rien de plus net que la position. Le roi Louis XIV na plus maintenant quun seul ennemi: cet ennemi, cest moi, moi seul. Je vous ai fait prisonnier, vous mavez suivi, je vous libère aujourdhui, vous revolez vers votre prince, Vous le voyez, Porthos, il ny a pas une seule difficulté dans tout ceci. -- Croyez-vous? fit Porthos. -- Jen suis bien sûr. -- Alors pourquoi, dit ladmirable bon sens de Porthos, alors pourquoi, si nous sommes dans une aussi facile position, pourquoi, mon bon ami, préparons-nous des canons, des mousquets et des engins de toute sorte? Plus simple, il me semble, est de dire au capitaine dArtagnan: «Cher ami, nous nous sommes trompés, cest à refaire; ouvrez-nous la porte, laissez nous passer, et bonjour!» -- Ah! voilà! dit Aramis en secouant la tête. -- Comment, voilà? Est-ce que vous napprouvez pas ce plan cher ami? -- Jy vois une difficulté. -- Laquelle? -- Lhypothèse où dArtagnan viendrait avec de tels ordres, que nous soyons obligés de nous défendre. -- Allons donc! nous défendre contre dArtagnan? Folie! Ce bon dArtagnan!... Aramis secoua encore une fois la tête. -- Porthos, dit-il, si jai fait allumer les mèches et pointer les canons, si jai fait retentir le signal dalarme, si jai appelé tout le monde à son poste sur les remparts, ces bons remparts de Belle-Île que vous avez si bien fortifiés, cest pour quelque chose. Attendez pour juger, ou plutôt, non, nattendez pas... -- Que faire? -- Si je le savais, ami, je leusse dit. -- Mais il y a une chose bien plus simple que de se défendre: un bateau, et en route pour la France, où... -- Cher ami, dit Aramis en souriant avec une sorte de tristesse, ne raisonnons pas comme des enfants; soyons hommes pour le conseil et pour lexécution. Tenez, voici quon hèle du port une embarcation quelconque. Attention, Porthos, sérieuse attention! -- Cest dArtagnan, sans doute, dit Porthos dune voix de tonnerre en sapprochant du parapet. -- Oui, cest moi; répondit le capitaine des mousquetaires en sautant légèrement les degrés du môle. Et il monta rapidement jusquà la petite esplanade où lattendaient ses deux amis. Une fois en chemin Porthos et Aramis distinguèrent un officier qui suivait dArtagnan, emboîtant le pas dans chacun des pas du capitaine. Le capitaine sarrêta sur les degrés du môle, à moitié route. Son compagnon limita. -- Faites retirer vos gens, cria dArtagnan à Porthos et à Aramis; faites-les retirer hors de la portée de la voix. Lordre, donné par Porthos, fut exécuté à linstant même. Alors dArtagnan, se tournant vers celui qui le suivait: -- Monsieur, lui dit-il, nous ne sommes plus ici sur la flotte du roi, où, en vertu de vos ordres, vous me parliez si arrogamment tout à lheure. -- Monsieur, répondit lofficier, je ne vous parlais pas arrogamment; jobéissais simplement, mais rigoureusement, à ce qui ma été commandé. On ma dit de vous suivre, je vous suis. On ma dit de ne pas vous laisser communiquer avec qui que ce soit sans prendre connaissance de ce que vous feriez: je me mêle à vos communications. DArtagnan frémit de colère, et Porthos et Aramis qui entendaient ce dialogue, frémirent aussi, mais dinquiétude et de crainte. DArtagnan, mâchant sa moustache avec cette vivacité qui décelait en lui létat dune exaspération la plus voisine dun éclat terrible, se rapprocha de lofficier. -- Monsieur, dit-il dune voix plus basse et dautant plus accentuée, quelle affectait un calme profond et se gonflait de tempête, monsieur, quand jai envoyé un canot ici, vous avez voulu savoir ce que jécrivais aux défenseurs de Belle-Île. Vous mavez montré un ordre; à linstant même, à mon tour, je vous ai montré le billet que jécrivais. Quand le patron de la barque envoyée par moi fut de retour, quand jai reçu la réponse de ces deux messieurs et il désignait de la main à lofficier Aramis et Porthos, vous avez entendu jusquau bout le discours du messager. Tout cela était bien dans vos ordres; tout cela est bien suivi, bien exécuté, bien ponctuel, nest-ce pas? -- Oui, monsieur, balbutia lofficier; oui, sans doute, monsieur... mais... -- Monsieur, continua dArtagnan en séchauffant, monsieur, quand jai manifesté lintention de quitter mon bord pour passer à Belle-Île, vous avez exigé de maccompagner; je nai point hésité: je vous ai emmené. Vous êtes bien à Belle-Île, nest-ce pas? -- Oui, monsieur; mais... -- Mais... il ne sagit plus de M. Colbert, qui vous a fait tenir cet ordre, ou de qui que ce soit au monde, dont vous suivez les instructions: il sagit ici dun homme qui gêne M. dArtagnan, et qui se trouve avec M. dArtagnan seul, sur les marches dun escalier, que baignent trente pieds deau salée; mauvaise position pour cet homme, mauvaise position, monsieur! je vous en avertis. -- Mais, monsieur, si je vous gêne, dit timidement et presque craintivement lofficier, cest mon service qui... -- Monsieur vous avez eu le malheur, vous ou ceux qui vous envoient, de me faire une insulte. Elle est faite. Je ne peux men prendre à ceux qui vous cautionnent; ils me sont inconnus, ou sont trop loin. Mais vous vous trouvez sous ma main, et je jure Dieu que, si vous faites un pas derrière moi, quand je vais lever le pied pour monter auprès de ces messieurs... je jure mon nom que je vous fends la tête dun coup dépée, et que je vous jette à leau. Oh! il arrivera ce quil arrivera. Je ne me suis jamais mis que six fois en colère dans ma vie, monsieur, et les cinq fois qui ont précédé celle-ci, jai tué mon homme. Lofficier ne bougea pas; il pâlit sous cette terrible menace, et répondit avec simplicité: -- Monsieur, vous avez tort daller contre ma consigne. Porthos et Aramis, muets et frissonnants en haut du parapet, crièrent au mousquetaire: -- Cher dArtagnan, prenez garde! DArtagnan les fit taire du geste, leva son pied avec un calme effrayant pour gravir une marche, et se retourna lépée à la main, pour voir si lofficier le suivrait. Lofficier fit un signe de croix et marcha. Porthos et Aramis, qui connaissaient leur dArtagnan, poussèrent un cri et se précipitèrent pour arrêter le coup quils croyaient déjà entendre. Mais dArtagnan, passant lépée dans la main gauche: -- Monsieur, dit-il à lofficier dune voix émue, vous êtes un brave homme. Vous devez mieux comprendre ce que je vais vous dire maintenant, que ce que je vous ai dit tout à lheure. -- Parlez, monsieur dArtagnan, parlez, répondit le brave officier. -- Ces messieurs que nous venons voir, et contre lesquels vous avez des ordres, sont mes amis. -- Je le sais, monsieur. -- Vous comprenez si je dois agir avec eux comme vos instructions vous le prescrivent. -- Je comprends vos réserves. -- Eh bien! permettez-moi de causer avec eux sans témoin. -- Monsieur dArtagnan, si je cédais à votre demande, si je faisais ce dont vous me priez, je manquerais à ma parole; mais, si je ne le fais pas, je vous désobligerai. Jaime mieux lun que lautre. Causez avec vos amis, et ne me méprisez pas, monsieur, de faire par amour pour vous, que jestime et que jhonore, ne me méprisez pas de faire pour vous, pour vous seul, une vilaine action. DArtagnan, ému, passa rapidement ses bras au cou de ce jeune homme, et monta près de ses amis. Lofficier, enveloppé dans son manteau, sassit sur les marches, couvertes dalgues humides. -- Eh bien! dit dArtagnan à ses amis, voilà la position; jugez. Ils sembrassèrent tous trois. Tous trois se tinrent serrés dans les bras lun de lautre, comme aux beaux jours de la jeunesse. -- Que signifient toutes ces rigueurs? demanda Porthos. -- Vous devez en soupçonner quelque chose, cher ami, répliqua dArtagnan. -- Pas trop, je vous lassure, mon cher capitaine; car, enfin, je nai rien fait, ni Aramis non plus, se hâta dajouter lexcellent homme. DArtagnan lança au prélat un regard de reproche, qui pénétra ce coeur endurci. -- Cher Porthos! sécria lévêque de Vannes. -- Vous voyez ce quon a fait, dit dArtagnan: interception de tout ce qui vient de Belle-Île, de tout ce qui sy rend. Vos bateaux sont tous saisis. Si vous aviez essayé de fuir, vous tombiez entre les mains des croiseurs qui sillonnent la mer et qui vous guettent. Le roi vous veut et vous prendra. Et dArtagnan sarracha furieusement quelques poils de sa moustache grise. -- Mon idée était celle-ci, continua dArtagnan: vous faire venir à mon bord tous deux, vous avoir près de moi, et puis vous rendre libres. Mais, à présent, qui me dit quen retournant sur mon navire je ne rencontrerai pas un supérieur, que je ne trouverai pas des ordres secrets qui menlèvent mon commandement pour le donner à quelque autre que moi, et qui disposeront de moi et de vous sans nul espoir de secours? -- Il faut demeurer à Belle-Île, dit résolument Aramis, et je vous réponds, moi, que je ne me rendrai quà bon escient. Porthos ne dit rien. DArtagnan remarqua le silence de son ami. -- Jai à essayer encore de cet officier, de ce brave qui maccompagne, et dont la courageuse résistance me rend bien heureux; car elle accuse un honnête homme, lequel, encore que notre ennemi, vaut mille fois mieux quun lâche complaisant. Essayons, et sachons de lui ce quil a le droit de faire, ce que sa consigne lui permet ou lui défend. -- Essayons, dit Aramis. DArtagnan vint au parapet, se pencha vers les degrés du môle, et appela lofficier, qui monta aussitôt. -- Monsieur, lui dit dArtagnan, après léchange des courtoisies les plus cordiales, naturelles entre gentilshommes qui se connaissent et sapprécient dignement; monsieur, si je voulais emmener ces messieurs dici, que feriez vous? -- Je ne my opposerais pas, monsieur; mais, ayant ordre direct, ordre formel, de les prendre sous ma garde, je les garderais. -- Ah! fit dArtagnan. -- Cest fini! dit Aramis sourdement. Porthos ne bougea pas. -- Emmenez toujours Porthos, dit lévêque de Vannes; il saura prouver au roi, je ly aiderai, et vous aussi, monsieur dArtagnan, quil nest pour rien dans cette affaire. -- Hum! fit dArtagnan. Voulez-vous venir? voulez-vous me suivre, Porthos? le roi est clément. -- Je demande à réfléchir, dit Porthos noblement. -- Vous restez ici, alors? -- Jusquà nouvel ordre! sécria Aramis avec vivacité. -- Jusquà ce que nous ayons eu une idée, reprit dArtagnan, et je crois maintenant que ce ne sera pas long, car jen ai déjà une. -- Disons-nous adieu, alors, reprit Aramis; mais, en vérité, cher Porthos, vous devriez partir. -- Non! dit laconiquement celui-ci. -- Comme il vous plaira, reprit Aramis, un peu blessé dans sa susceptibilité nerveuse, du ton morose de son compagnon. Seulement, je suis rassuré par la promesse dune idée de dArtagnan; idée que jai devinée, je crois. -- Voyons, fit le mousquetaire en approchant son oreille de la bouche dAramis. Celui-ci dit au capitaine plusieurs mots rapides, auxquels dArtagnan répondit: -- Précisément cela. -- Immanquable, alors, sécria Aramis joyeux. -- Pendant la première émotion que causera ce parti pris, arrangez-vous, Aramis. -- Oh! nayez pas peur. -- Maintenant, monsieur, dit dArtagnan à lofficier, merci mille fois! Vous venez de vous faire trois amis à la vie, à la mort. -- Oui, répliqua Aramis. Porthos seul ne dit rien et acquiesça de la tête. DArtagnan, ayant tendrement embrassé ses deux vieux amis, quitta Belle-Île, avec linséparable compagnon que M. Colbert lui avait donné. Ainsi, à part lespèce dexplication dont le digne Porthos avait bien voulu se contenter, rien nétait changé en apparence au sort des uns et des autres. -- Seulement, dit Aramis, il y a lidée de dArtagnan. DArtagnan ne retourna point à son bord sans creuser profondément lidée quil venait de découvrir. Or, on sait que, lorsque dArtagnan creusait, dhabitude il perçait à jour. Quant à lofficier, redevenu muet, il lui laissa respectueusement le loisir de méditer. Aussi, en mettant le pied sur son navire, embossé à une portée de canon de Belle-Île, le capitaine des mousquetaires avait-il déjà réuni tous ses moyens offensifs et défensifs. Il assembla immédiatement son conseil. Ce conseil se composait des officiers qui servaient sous ses ordres. Ces officiers étaient au nombre de huit: Un chef des forces maritimes, Un major dirigeant lartillerie, Un ingénieur, Lofficier que nous connaissons, Et quatre lieutenants. Les ayant donc réunis dans la chambre de poupe, dArtagnan se leva, ôta son feutre, et commença en ces termes: -- Messieurs, je suis allé reconnaître Belle-Île-en-Mer et jy ai trouvé bonne et solide garnison; de plus, les préparatifs tout faits pour une défense qui peut devenir gênante. Jai donc lintention denvoyer chercher deux des principaux officiers de la place pour que nous causions avec eux. Les ayant séparés de leurs troupes et de leurs canons, nous en aurons meilleur marché, surtout avec de bons raisonnements. Est-ce votre avis, messieurs? Le major de lartillerie se leva. -- Monsieur, dit-il avec respect, mais avec fermeté je viens de vous entendre dire que la place prépare une défense gênante. La place est donc, que vous sachiez, déterminée à la rébellion? DArtagnan fut visiblement dépité par cette réponse, mais il nétait pas homme à se laisser abattre pour si peu, et reprit la parole: -- Monsieur, dit-il, votre réponse est juste. Mais vous nignorez pas que Belle-Île-en-Mer est un fief de M. Fouquet, et les anciens rois ont donné aux seigneurs de Belle-Île le droit de sarmer chez eux. La major fit un mouvement. -- Oh! ne minterrompez point, continua dArtagnan. Vous allez me dire que ce droit de sarmer contre les Anglais nest pas le droit de sarmer contre son roi. Mais ce nest pas M. Fouquet, je suppose, qui tient en ce moment Belle-Île, puisque, avant-hier, jai arrêté M. Fouquet. Or, les habitants et défenseurs de Belle- Île ne savent rien de cette arrestation. Vous la leur annonceriez vainement. Cest une chose si inouïe, si extraordinaire, si inattendue, quils ne vous croiraient pas. Un Breton sert son maître et non pas ses maîtres; il sert son maître jusquà ce quil lait vu mort. Or, les Bretons, que je sache, nont pas vu le cadavre de M. Fouquet. Il nest donc pas surprenant quils tiennent contre tout ce qui nest pas M. Fouquet ou sa signature. Le major sinclina en signe dassentiment. -- Voilà pourquoi, continua dArtagnan, voilà pourquoi je me propose de faire venir ici, à mon bord, deux des principaux officiers de la garnison. Ils vous verront, messieurs; ils verront les forces dont nous disposons; ils sauront, par conséquent, à quoi sen tenir sur le sort qui les attend en cas de rébellion. Nous leur affirmerons sur lhonneur que M. Fouquet est prisonnier, et que toute résistance ne lui saurait être que préjudiciable. Nous leur dirons que, le premier coup de canon tiré, il ny a aucune miséricorde à attendre du roi. Alors, je lespère du moins, ils ne résisteront plus. Ils se livreront sans combat, et nous aurons à lamiable une place qui pourrait bien nous coûter cher à conquérir. Lofficier qui avait suivi dArtagnan à Belle-Île sapprêtait à parler, mais dArtagnan linterrompit. -- Oui, je sais ce que vous allez me dire, monsieur; je sais quil y a ordre du roi dempêcher toute communication secrète avec les défenseurs de Belle-Île, et voilà justement pourquoi joffre de ne communiquer quen présence de tout mon état-major. Et dArtagnan fit à ses officiers un signe de tête qui avait pour but de faire valoir cette condescendance. Les officiers se regardèrent comme pour lire leur opinion dans les yeux des uns des autres, avec intention de faire évidemment, après quils se seraient mis daccord, selon le désir de dArtagnan. Et déjà celui-ci voyait avec joie que le résultat de leur consentement serait lenvoi dune barque à Porthos et à Aramis, lorsque lofficier du roi tira de sa poitrine un pli cacheté quil remit à dArtagnan. Ce pli portait sur sa suscription le n° 1. -- Quest-ce encore? murmura le capitaine surpris. -- Lisez, monsieur, dit lofficier avec une courtoisie qui nétait pas exempte de tristesse. DArtagnan, plein de défiance, déplia le papier et lut: «Défense à M. dArtagnan dassembler quelque conseil que ce soit, ou de délibérer daucune façon avant que Belle-Île soit rendue, et que les prisonniers soient passés par les armes. _Signé_: Louis.» DArtagnan réprima le mouvement dimpatience qui courait par tout son corps; et avec un gracieux sourire. -- Cest bien, monsieur, dit-il, on se conformera aux ordres du roi. Chapitre CCL -- Suite des idées du roi et des idées de M. d'Artagnan Le coup était direct, il était rude, mortel. DArtagnan furieux davoir été prévenu par une idée du roi, ne désespéra cependant pas, et, songeant à cette idée que lui aussi avait rapportée de Belle-Île, il en augura un nouveau moyen de salut pour ses amis. -- Messieurs, dit-il subitement, puisque le roi a chargé un autre que moi de ses ordres secrets, cest que je nai plus sa confiance, et jen serais réellement indigne si javais le courage de garder un commandement sujet à tant de soupçons injurieux. Je men vais donc sur-le-champ porter ma démission au roi. Je la donne devant vous tous, en vous enjoignant de vous replier avec moi sur la côte de France, de façon à ne rien compromettre des forces que Sa Majesté ma confiées. Cest pourquoi, retournez tous à vos postes, et commandez le retour; dici à une heure, nous avons le flux. À vos postes, messieurs! Je suppose, ajouta-t-il en voyant que tous obéissaient, excepté lofficier surveillant, que vous naurez pas dordres à objecter cette fois-ci? Et dArtagnan triomphait presque en disant ces mots-là. Ce plan était le salut de ses amis. Le blocus levé, ils pouvaient sembarquer tout de suite et faire voile pour lAngleterre ou pour lEspagne, sans crainte dêtre inquiétés. Tandis quils fuyaient, dArtagnan arrivait auprès du roi, justifiait son retour par lindignation que les défiances de Colbert avaient soulevée contre lui; on le renvoyait en pleins pouvoirs, et il prenait Belle-Île, cest-à-dire la cage, sans prendre les oiseaux envolés. Mais, à ce plan, lofficier opposa un deuxième ordre du roi. Il était ainsi conçu: «Du moment où M. dArtagnan aura manifesté le désir de donner sa démission, il ne comptera plus comme chef de lexpédition, et tout officier placé sous ses ordres sera tenu de ne lui plus obéir. De plus, M. dArtagnan, ayant perdu cette qualité de chef de larmée envoyée contre Belle-Île, devra partir immédiatement pour la France, en compagnie de lofficier qui lui aura remis le message, et qui le regardera comme un prisonnier dont il répond.» DArtagnan pâlit, lui si brave et si insouciant. Tout avait été calculé avec une profondeur qui, pour la première fois depuis trente ans, lui rappela la solide prévoyance et la logique inflexible du grand cardinal. Il appuya sa tête sur sa main, rêvant, respirant à peine. «Si je mettais cet ordre dans ma poche, pensa-t-il, qui le saurait ou qui men empêcherait? Avant que le roi en eût été informé, jaurais sauvé ces pauvres gens là-bas. De laudace, allons! Ma tête nest pas de celles quun bourreau fait tomber par désobéissance. Désobéissons!» Mais, au moment où il allait prendre ce parti, il vit les officiers autour de lui lire des ordres pareils, que venaient de leur distribuer cet infernal agent de la pensée de Colbert. Le cas de désobéissance était prévu comme les autres. -- Monsieur, lui vint dire lofficier, jattends votre bon plaisir pour partir. -- Je suis prêt, monsieur, répliqua le capitaine en grinçant des dents. Lofficier commanda sur-le-champ un canot qui vint recevoir dArtagnan. Il faillit devenir fou de rage à cette vue. -- Comment, balbutia-t-il, fera-t-on ici pour diriger les différents corps? -- Vous parti, monsieur, répliqua le commandant des navires, cest à moi que le roi confie sa flotte. -- Alors, monsieur, riposta lhomme de Colbert en sadressant au nouveau chef, cest pour vous ce dernier ordre qui mavait été remis. Voyons vos pouvoirs? -- Les voici, dit le marin en exhibant une signature royale. -- Voici vos instructions, répliqua lofficier en lui remettant le pli. Et, se tournant vers dArtagnan: -- Allons, monsieur, dit-il dune voix émue, tant il voyait de désespoir chez cet homme de fer, faites-moi la grâce de partir. -- Tout de suite, articula faiblement dArtagnan, vaincu, terrassé par limplacable impossibilité. Et il se laissa glisser dans la petite embarcation, qui cingla vers la France avec un vent favorable, et menée par la marée montante. Les gardes du roi sétaient embarqués avec lui. Cependant, le mousquetaire conservait encore lespoir darriver à Nantes assez vite, et de plaider assez éloquemment la cause de ses amis pour fléchir le roi. La barque volait comme une hirondelle. DArtagnan voyait distinctement la terre de France se profiler en noir sur les nuages blancs de la nuit. -- Ah! monsieur, dit-il bas à lofficier, auquel, depuis une heure, il ne parlait plus, combien je donnerais pour connaître les instructions du nouveau commandant! Elles sont toutes pacifiques, nest-ce pas?... et... Il nacheva pas; un coup de canon lointain gronda sur la surface des flots, puis un autre, et deux ou trois plus forts. -- Le feu est ouvert sur Belle-Île, répondit lofficier. Le canot venait de toucher la terre de France. Chapitre CCLI -- Les aïeux de Porthos Lorsque dArtagnan eut quitté Aramis et Porthos, ceux-ci rentrèrent au fort principal pour sentretenir avec plus de liberté. Porthos, toujours soucieux, gênait Aramis, dont lesprit ne sétait jamais trouvé plus libre. -- Cher Porthos, dit celui-ci tout à coup, je vais vous expliquer lidée de dArtagnan. -- Quelle idée, Aramis? -- Une idée à laquelle nous devrons la liberté avant douze heures. -- Ah! vraiment, fit Porthos étonné. Voyons! -- Vous avez remarqué, par la scène que notre ami a eue avec lofficier, que certains ordres le gênent relativement à nous? -- Je lai remarqué. -- Eh bien! dArtagnan va donner sa démission au roi, et pendant la confusion qui résultera de son absence, nous gagnerons au large, ou plutôt vous gagnerez au large, vous, Porthos, sil ny a possibilité de fuite que pour un. Ici, Porthos secoua la tête, et répondit: -- Nous nous sauverons ensemble, Aramis, ou nous resterons ici ensemble. -- Vous êtes un généreux coeur, dit Aramis, seulement votre sombre inquiétude mafflige... -- Je ne suis pas inquiet, dit Porthos. -- Alors, vous men voulez? -- Je ne vous en veux pas. -- Eh bien! cher ami, pourquoi cette mine lugubre? -- Je men vais vous le dire: je fais mon testament. Et, en disant ces mots, le bon Porthos regarda tristement Aramis. -- Votre testament? sécria lévêque. Allons donc! vous croyez- vous perdu? -- Je me sens fatigué. Cest la première fois, et il y a une habitude dans ma famille. -- Laquelle, mon ami? -- Mon grand-père était un homme deux fois fort comme moi. -- Oh! oh! dit Aramis. Cétait donc Samson, votre grand-père? -- Non. Il sappelait Antoine. Eh bien! il avait mon âge, lorsque, partant pour la chasse un jour, il se sentit les jambes faibles, lui qui navait jamais connu ce mal. -- Que signifiait cette fatigue, mon ami? -- Rien de bon, comme vous lallez voir; car, étant parti se plaignant toujours de ses jambes molles, il trouva un sanglier qui lui fit tête, le manqua de son coup darquebuse, et fut décousu par la bête. Il en est mort sur le coup. -- Ce nest pas une raison pour que vous vous alarmiez, cher Porthos. -- Oh! vous allez voir. Mon père était une fois fort comme moi. Cétait un rude soldat de Henri III et de Henri IV, il ne sappelait pas Antoine, mais Gaspard, comme M. de Coligny. Toujours à cheval, il navait jamais su ce que cest que la lassitude. Un soir quil se levait de table, ses jambes lui manquèrent. -- Il avait bien soupé, peut-être? dit Aramis; et voilà pourquoi il chancelait. -- Bah! un ami de M. de Bassompierre? Allons, donc! Non, vous dis- je. Il sétonna de cette lassitude, et dit à ma mère, qui le raillait: «Ne croirait-on pas que je vais voir un sanglier, comme défunt M. du Vallon, mon père?» -- Eh bien? fit Aramis. -- Eh bien! bravant cette faiblesse, mon père voulut descendre au jardin au lieu de se mettre au lit; le pied lui manqua dès la première marche; lescalier était roide; mon père alla tomber sur un angle de pierre dans lequel un gond de fer était scellé. Le gond lui ouvrit la tempe: il resta mort sur la place. Aramis, levant les yeux sur son ami: -- Voilà deux circonstances extraordinaires, dit-il; nen inférons pas quil puisse sen présenter une troisième. Il ne convient pas à un homme de votre force dêtre superstitieux, mon brave Porthos; dailleurs, où est-ce quon voit vos jambes fléchir? Jamais vous navez été si roide et si superbe; vous porteriez une maison sur vos épaules. -- En ce moment, dit Porthos, je me sens bien dispos; mais, il y a un moment, je vacillais, je maffaissais, et, depuis tantôt, ce phénomène, comme vous dites, sest présenté quatre fois. Je ne vous dirai pas que cela me fit peur; mais cela me contrariait; la vie est une agréable chose. Jai de largent; jai de belles terres; jai des chevaux que jaime; jai aussi des amis que jaime: dArtagnan, Athos, Raoul et vous. Ladmirable Porthos ne prenait pas même la peine de dissimuler à Aramis le rang quil lui donnait dans ses amitiés. Aramis lui serra la main. -- Nous vivrons encore de nombreuses années, dit-il, pour conserver au monde des échantillons dhommes rares. Fiez-vous à moi, cher ami: nous navons aucune réponse de dArtagnan, cest bon signe; il doit avoir donné des ordres pour masser la flotte et dégarnir la mer. Jai ordonné, moi, tout à lheure, quon roulât une barque sur des rouleaux jusquà lissue du grand souterrain de Locmaria, vous savez, où nous avons tant de fois fait laffût pour les renards. -- Oui, et qui aboutit à la petite anse par un boyau que nous avons découvert le jour où ce superbe renard séchappa par là. -- Précisément. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans ce souterrain; elle doit y être déjà. Nous attendrons le moment favorable, et, pendant la nuit, en mer! -- Voilà une bonne idée, nous y gagnons quoi? -- Nous y gagnons que nul ne connaît cette grotte, ou plutôt son issue, à part nous et deux ou trois chasseurs de lîle; nous y gagnons que, si lîle est occupée, les éclaireurs, ne voyant pas de barque au rivage, ne soupçonneront pas quon puisse séchapper et cesseront de surveiller. -- Je comprends. -- Eh bien! les jambes? -- Oh! excellentes en ce moment. -- Vous voyez donc bien, tout conspire à nous donner le repos et lespoir. DArtagnan débarrasse la mer et nous fait libres. Plus de flotte royale ni de descente à craindre. Vive Dieu! Porthos, nous avons encore un demi-siècle de bonnes aventures, et, si je touche la terre dEspagne, je vous jure, ajouta lévêque avec une énergie terrible, que votre brevet de duc nest pas aussi aventuré quon veut bien le dire. -- Espérons, fit Porthos un peu ragaillardi par cette nouvelle chaleur de son compagnon. Tout à coup, un cri se fit entendre: -- Aux armes! Ce cri, répété par cent voix, vint, dans la chambre où les deux amis se tenaient, porter la surprise chez lun et linquiétude chez lautre. Aramis ouvrit la fenêtre; il vit courir une foule de gens avec des flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens armés prenaient leurs postes. -- La flotte! la flotte! cria un soldat qui reconnut Aramis. -- La flotte? répéta celui-ci. -- À demi-portée de canon, continua le soldat. -- Aux armes! cria Aramis. -- Aux armes! répéta formidablement Porthos. Et tous deux sélancèrent vers le môle, pour se mettre à labri derrière les batteries. On vit sapprocher des chaloupes chargées de soldats; elles prirent trois directions pour descendre sur trois points à la fois. -- Que faut-il faire? demanda un officier de garde. -- Arrêtez-les; et, si elles poursuivent, feu! dit Aramis. Cinq minutes après, la canonnade commença. Cétaient les coups de feu que dArtagnan avait entendus en abordant en France. Mais les chaloupes étaient trop près du môle pour que les canons tirassent juste; elles abordèrent; le combat commença presque corps à corps. -- Quavez-vous, Porthos? dit Aramis à son ami. -- Rien... les jambes... cest vraiment incompréhensible... elles se remettront en chargeant. En effet, Porthos et Aramis se mirent à charger avec une telle vigueur, ils animèrent si bien leurs hommes, que les royaux se rembarquèrent précipitamment sans avoir eu autre chose que des blessés quils emportèrent. -- Eh! mais Porthos, cria Aramis, il nous faut un prisonnier, vite, vite. Porthos sabaissa sur lescalier du môle, saisit par la nuque un des officiers de larmée royale qui attendait, pour sembarquer, que tout son monde fût dans la chaloupe. Le bras du géant enleva cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans quun coup de feu fût tiré sur lui. -- Voici un prisonnier, dit Porthos à Aramis. -- Eh bien! sécria celui-ci en riant, calomniez donc vos jambes! -- Ce nest pas avec mes jambes que je lai pris, répliqua Porthos tristement, cest avec mon bras. Chapitre CCLII -- Le fils de Biscarrat Les Bretons de lîle étaient tout fiers de cette victoire; Aramis ne les encouragea pas. -- Ce qui arrivera, dit-il à Porthos, quand tout le monde fut rentré, cest que la colère du roi séveillera avec le récit de la résistance, et que ces braves gens seront décimés ou brûlés quand lîle sera prise; ce qui ne peut manquer dadvenir. -- Il en résulte, dit Porthos, que nous navons rien fait dutile? -- Pour le moment, si fait, répliqua lévêque; car nous avons un prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis préparent. -- Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le faire parler est simple: nous allons souper, nous linviterons; en buvant, il parlera. Ce qui fut fait. Lofficier, un peu inquiet dabord, se rassura en voyant les gens auxquels il avait affaire. Il donna, nayant pas peur de se compromettre, tous les détails imaginables sur la démission et le départ de dArtagnan. Il expliqua comment, après ce départ, le nouveau chef de lexpédition avait ordonné une surprise sur Belle-Île. Là sarrêtèrent ses explications. Aramis et Porthos échangèrent un coup doeil qui témoignait de leur désespoir. Plus de fonds à faire sur cette brave imagination de dArtagnan, plus de ressource, par conséquent, en cas de défaite. Aramis, continuant son interrogatoire, demanda au prisonnier ce que les royaux comptaient faire des chefs de Belle-Île. -- Ordre, répliqua celui-ci, de tuer pendant le combat et de pendre après. Aramis et Porthos se regardèrent encore. Le rouge monta au visage de tous deux. -- Je suis bien léger pour la potence, répondit Aramis; les gens comme moi ne se pendent pas. -- Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos; les gens comme moi cassent la corde. -- Je suis sûr, fit galamment le prisonnier, que nous vous eussions procuré la faveur dune mort à votre choix. -- Mille remerciements, dit sérieusement Aramis. Porthos sinclina. -- Encore ce coup de vin à votre santé, fit-il en buvant lui-même. De propos en propos, le souper se prolongea; lofficier, qui était un spirituel gentilhomme, se laissa doucement aller au charme de lesprit dAramis et de la cordiale bonhomie de Porthos. -- Pardonnez-moi, dit-il si je vous adresse une question; mais des gens qui en sont à leur sixième bouteille ont bien le droit de soublier un peu. -- Adressez, dit Porthos, adressez. -- Parlez, fit Aramis. -- Nétiez-vous pas, messieurs, vous deux, dans les mousquetaires du feu roi? -- Oui, monsieur, et des meilleurs, sil vous plaît, répliqua Porthos. -- Cest vrai: je dirais même les meilleurs de tous les soldats, messieurs, si je ne craignais doffenser la mémoire de mon père. -- De votre père? sécria Aramis. -- Savez-vous comment je me nomme? -- Ma foi! non, monsieur; mais vous me le direz, et... -- Je mappelle Georges de Biscarrat. -- Oh! sécria Porthos à son tour, Biscarrat! vous rappelez-vous ce nom, Aramis? -- Biscarrat?... rêva lévêque. Il me semble... -- Cherchez bien, monsieur, dit lofficier. -- Pardieu! ce ne sera pas long, fit Porthos. Biscarrat, dit Cardinal... un des quatre qui vinrent nous interrompre le jour où nous entrâmes dans lamitié de dArtagnan, lépée à la main. -- Précisément, messieurs. -- Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessâmes pas. -- Une rude lame, par conséquent, fit le prisonnier. -- Cest vrai, oh! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma foi! monsieur de Biscarrat, enchanté de faire la connaissance dun aussi brave homme. Biscarrat serra les deux mains que lui tendaient les deux anciens mousquetaires. Aramis regarda Porthos, comme pour lui dire: «Voilà un homme qui nous aidera.» Et, sur-le-champ: -- Avouez, dit-il, monsieur, quil fait bon davoir été honnête homme. -- Mon père me la toujours dit, monsieur. -- Avouez, de plus, que cest une triste circonstance que celle où vous vous trouvez de rencontrer des gens destinés à être arquebusés ou pendus, et de sapercevoir que ces gens-là sont danciennes connaissances, de vieilles connaissances héréditaires. -- Oh! vous nêtes pas réservés à ce sort affreux, messieurs et amis, dit vivement le jeune homme. -- Bah! vous lavez dit. -- Je lai dit tout à lheure, quand je ne vous connaissais pas; mais, maintenant que je vous connais, je dis: Vous éviterez ce destin funeste, si vous le voulez. -- Comment, si nous le voulons? sécria Aramis, dont les yeux brillèrent dintelligence en regardant alternativement son prisonnier et Porthos. -- Pourvu, continua Porthos en regardant à son tour, avec une noble intrépidité, M. de Biscarrat et lévêque, pourvu quon ne nous demande pas de lâchetés. -- On ne vous demandera rien du tout, messieurs reprit le gentilhomme de larmée royale; que voulez-vous quon vous demande? Si lon vous trouve, on vous tue, cest chose arrêtée; tâchez donc, messieurs, quon ne vous trouve pas. -- Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignité, mais il me semble bien que, pour nous trouver, il faut que lon vienne nous quérir ici. -- En cela vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit Aramis en interrogeant toujours du regard la physionomie de Biscarrat, silencieux et contraint. Vous voulez, monsieur de Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouverture et vous nosez pas, nest-il pas vrai? -- Ah! messieurs et amis, cest quen parlant je trahis la consigne; mais, tenez, jentends une voix qui dégage la mienne en la dominant. -- Le canon! fit Porthos. -- Le canon et la mousqueterie sécria lévêque. On entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits sinistres dun combat qui ne dura point. -- Quest-ce que cela? demanda Porthos. -- Eh! pardieu! sécria Aramis, cest ce dont je me doutais. -- Quoi donc? -- Lattaque faite par vous nétait quune feinte, nest-il pas vrai, monsieur? et, pendant que vos compagnies se laissaient repousser, vous aviez la certitude dopérer un débarquement de lautre côté de lîle. -- Oh! plusieurs, monsieur. -- Nous sommes perdus, alors, fit paisiblement lévêque de Vannes. -- Perdus! cela est possible, répondit le seigneur de Pierrefonds; mais nous ne sommes pas pris ni pendus. Et, en disant ces mots, il se leva de la table, sapprocha du mur et en détacha froidement son épée et ses pistolets, quil visita avec ce soin du vieux soldat qui sapprête à combattre, et qui sent que sa vie repose en grande partie sur lexcellence et la bonne tenue de ses armes. Au bruit du canon, à la nouvelle de la surprise qui pouvait livrer lîle aux troupes royales, la foule éperdue se précipita dans le fort. Elle venait demander assistance et conseil à ses chefs. Aramis, pâle et vaincu, se montra entre deux flambeaux à la fenêtre qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui attendaient des ordres, et dhabitants éperdus qui imploraient secours. -- Mes amis, dit dHerblay dune voix grave et sonore, M. Fouquet, votre protecteur, votre ami, votre père, a été arrêté par ordre du roi et jeté à la Bastille. Un long cri de fureur et de menace monta jusquà la fenêtre où se tenait lévêque, et lenveloppa dun fluide vibrant. -- Vengeons M. Fouquet! crièrent les plus exaltés. À mort les royaux! -- Non, mes amis, répliqua solennellement Aramis, non, mes amis, pas de résistance Le roi est maître dans son royaume. Le roi est le mandataire de Dieu. Le roi et Dieu ont frappé M. Fouquet. Humiliez-vous devant la main de Dieu. Aimez Dieu et le roi, qui ont frappé M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur, ne cherchez pas à Je venger. Vous vous sacrifieriez en vain, vous, vos femmes et vos enfants, vos biens et votre liberté. Bas les armes, mes amis! bas les armes! puisque le roi vous le commande, et retirez-vous paisiblement dans vos demeures. Cest moi qui vous le demande, cest moi qui vous en prie, cest moi qui, au besoin, vous le commande au nom de M. Fouquet. La foule, amassée sous la fenêtre, fit entendre un long frémissement de colère et deffroi. -- Les soldats de Louis XIV sont entrés dans lîle, continua Aramis. Désormais, ce ne serait plus entre eux et vous un combat, ce serait un massacre. Allez, allez et oubliez; cette fois, je vous le commande au nom du Seigneur. Les mutins se retirèrent lentement, soumis et muets. -- Ah çà! mais que venez-vous donc de dire là, mon ami? dit Porthos. -- Monsieur, dit Biscarrat à lévêque, vous sauvez tous ces habitants, mais vous ne sauvez ni votre ami ni vous. -- Monsieur de Biscarrat, dit avec un accent singulier de noblesse et de courtoisie lévêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, soyez assez bon pour reprendre votre liberté. -- Je le veux bien, monsieur; mais... -- Mais cela nous rendra service; car, en annonçant au lieutenant du roi la soumission des insulaires, vous obtiendrez peut-être quelque grâce pour nous, en linstruisant de la manière dont cette soumission sest opérée. -- Grâce! répliqua Porthos avec des yeux flamboyants, grâce! quest-ce que ce mot-là! Aramis toucha rudement le coude de son ami, comme il faisait aux beaux jours de leur jeunesse, alors quil voulait avertir Porthos quil avait fait ou quil allait faire quelque bévue. Porthos comprit et se tut soudain. -- Jirai, messieurs, répondit Biscarrat, un peu surpris aussi de ce mot de _grâce_ prononcé par le fier mousquetaire dont, quelques instants auparavant, il racontait et vantait avec tant denthousiasme les exploits héroïques. -- Allez donc, monsieur de Biscarrat, dit Aramis en le saluant, et, en partant, recevez lexpression de toute notre reconnaissance. -- Mais vous, messieurs, vous que je mhonore dappeler mes amis, puisque vous avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous pendant ce temps? reprit lofficier tout ému, en prenant congé des deux anciens adversaires de son père. -- Nous, nous attendons ici. -- Mais, mon Dieu!... lordre est formel! -- Je suis évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, et lon ne passe pas plus par les armes un évêque que lon ne pend un gentilhomme. -- Ah! oui, monsieur, oui, monseigneur, reprit Biscarrat; oui, cest vrai, vous avez raison, il y a encore pour vous cette chance. Donc, je pars, je me rends auprès du commandant de lexpédition, du lieutenant du roi. Adieu donc, messieurs; ou plutôt, au revoir! En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui fit donner Aramis, courut dans la direction des coups de feu quon avait entendus et qui, en amenant la foule dans le fort, avait interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier. Aramis le regarda partir, et demeura seul avec Porthos: -- Eh bien! comprenez-vous? dit-il. -- Ma foi, non. -- Est-ce que Biscarrat ne vous gênait pas ici? -- Non, cest un brave garçon. -- Oui; mais la grotte de Locmaria, est-il nécessaire que tout le monde la connaisse? -- Ah! cest vrai, cest vrai, je comprends. Nous nous sauvons par le souterrain. -- Sil vous plaît, répliqua joyeusement Aramis. En route, ami Porthos! Notre bateau nous attend, et le roi ne nous tient pas encore. Chapitre CCLIII -- La grotte de Locmaria Le souterrain de Locmaria était assez éloigné du môle pour que les deux amis dussent ménager leurs forces avant dy arriver. Dailleurs, la nuit savançait; minuit avait sonné au fort; Porthos et Aramis étaient chargés dargent et darmes. Ils cheminaient donc dans la lande qui sépare le môle de ce souterrain, écoutant tous les bruits et tâchant déviter toutes les embûches. De temps en temps, sur la route quils avaient soigneusement laissée à leur gauche, passaient des fuyards venant de lintérieur des terres, à la nouvelle du débarquement des troupes royales. Aramis et Porthos, cachés derrière quelque anfractuosité de rocher, recueillaient les mots échappés aux pauvres gens qui fuyaient tout tremblants, portant avec eux leurs effets les plus précieux, et tâchaient, en entendant leurs plaintes, den conclure quelque chose pour leur intérêt. Enfin, après une course rapide, mais fréquemment interrompue par des stations prudentes, ils atteignirent ces grottes profondes dans lesquelles le prévoyant évêque de Vannes avait eu soin de faire rouler sur des cylindres une bonne barque capable de tenir la mer dans cette belle saison. -- Mon bon ami, dit Porthos après avoir respiré bruyamment, nous sommes arrivés, à ce quil me paraît; mais je crois que vous mavez parlé de trois hommes, de trois serviteurs qui devaient nous accompagner. Je ne les vois pas; où sont-ils donc? -- Pourquoi les verriez-vous, cher Porthos? répondit Aramis. Ils nous attendent certainement dans la caverne, et sans nul doute, ils se reposent un moment après avoir accompli ce rude et difficile travail. Aramis arrêta Porthos, qui se préparait à entrer dans le souterrain. -- Voulez-vous, mon bon ami, dit-il au géant, me permettre de passer le premier? Je connais le signal que jai donné à nos hommes, et nos gens, ne lentendant pas, seraient dans le cas de faire feu sur vous ou de vous lancer leur couteau dans lombre. -- Allez, cher Aramis, allez le premier, vous êtes tout sagesse et tout prudence, allez. Aussi bien, voilà cette fatigue dont je vous ai parlé qui me reprend encore une fois. Aramis laissa Porthos sasseoir à lentrée de la grotte, et, courbant la tête, il pénétra dans lintérieur de la caverne en imitant le cri de la chouette. Un petit roucoulement plaintif, un cri à peine distinct, répondit dans la profondeur du souterrain. Aramis continua sa marche prudente, et bientôt il fut arrêté par le même cri quil avait le premier fait entendre, et ce cri était lancé à dix pas de lui. -- Êtes-vous là, Yves? fit lévêque. -- Oui, monseigneur. Goennec est là aussi. Son fils nous accompagne. -- Bien. Toutes choses sont-elles prêtes? -- Oui, monseigneur. -- Allez un peu à lentrée des grottes, mon bon Yves, et vous y trouverez le seigneur de Pierrefonds, qui se repose, fatigué quil est de sa course. Et si, par hasard, il ne peut pas marcher, enlevez-le et lapportez ici près de moi. Les trois Bretons obéirent. Mais la recommandation dAramis à ses serviteurs était inutile. Porthos, rafraîchi, avait déjà lui-même commencé la descente, et son pas pesant résonnait au milieu des cavités formées et soutenues par les colonnes de silex et de granit. Dès que le seigneur de Bracieux eut rejoint lévêque, les Bretons allumèrent une lanterne dont ils sétaient munis, et Porthos assura son ami quil se sentait désormais fort comme à lordinaire. -- Visitons le canot, dit Aramis, et assurons-nous dabord de ce quil renferme. -- Napprochez pas trop la lumière, dit le patron Yves; car, ainsi que vous avez bien voulu me le recommander, monseigneur, jai mis sous le banc de poupe, dans le coffre, vous savez, le baril de poudre et les charges de mousquet que vous maviez envoyés du fort. -- Bien, fit Aramis. Et, prenant lui-même la lanterne, il visita minutieusement toutes les parties du canot avec les précautions dun homme qui nest ni timide ni ignorant en face du danger. Le canot était long, léger, tirant peu deau, mince de quille, enfin de ceux que lon a toujours si bien construits à Belle-Île, un peu haut de bord, solide sur leau, très maniable, muni de planches qui, dans les temps incertains, forment une sorte de pont sur lequel glissent les lames, et qui peuvent protéger les rameurs. Dans deux coffres bien clos, placés sous les bancs de proue et de poupe, Aramis trouva du pain, du biscuit, des fruits secs, un quartier de lard, une bonne provision deau dans des outres; le tout formant des rations suffisantes pour des gens qui ne devaient jamais quitter la côte, et se trouvaient à même de se ravitailler si le besoin le commandait. Les armes, huit mousquets et autant de pistolets de cavalier, étaient en bon état et toutes chargées. Il avait des avirons de rechange en cas daccident et cette petite voile appelée trinquette, qui aide la marche du canot en même temps que les rameurs nagent, qui est si utile lorsque la brise se fait sentir, et qui ne charge pas lembarcation. Lorsque Aramis eut reconnu toutes ces choses, et quil se fut montré content du résultat de son inspection: -- Consultons-nous, dit-il, cher Porthos, pour savoir sil faut essayer de faire sortir la barque par lextrémité inconnue de la grotte, en suivant la pente et lombre du souterrain, ou sil vaut mieux, à ciel découvert, la faire glisser sur les rouleaux, par les bruyères, en aplanissant le chemin de la petite falaise, qui na pas vingt pieds de haut, et donne à son pied, dans la marée, trois ou quatre brasses de bonne eau sur un bon fond. -- Quà cela ne tienne, monseigneur répliqua le patron Yves respectueusement; mais je ne crois pas que par la pente du souterrain et dans lobscurité où nous serons obligés de manoeuvrer notre embarcation, le chemin soit aussi commode quen plein air. Je connais bien la falaise, et je puis vous certifier quelle est unie comme un gazon de jardin; lintérieur de la grotte, au contraire, est raboteux; sans compter encore, monseigneur, que, à lextrémité, nous trouverons le boyau qui mène à la mer, et peut-être le canot ny passera pas. -- Jai fait mes calculs, répondit lévêque, et jai la certitude quil passerait. -- Soit; je le veux bien, monseigneur, insista le patron; mais Votre Grandeur sait bien que, pour le faire atteindre à lextrémité du boyau, il faut lever une énorme pierre, celle sous laquelle passe toujours le renard, et qui ferme le boyau comme une porte. -- On la lèvera, dit Porthos; ce nest rien. -- Oh! je sais que Monseigneur a la force de dix hommes, répliqua Yves; seulement, cest bien du mal pour Monseigneur. -- Je crois que le patron pourrait avoir raison, dit Aramis. Essayons du ciel ouvert. -- Dautant plus, monseigneur, continua le pêcheur, que nous ne saurions nous embarquer avant le jour, tant il y a de travail, et que, aussitôt que le jour paraîtra, une bonne vedette, placée sur la partie supérieure de la grotte, nous sera nécessaire, indispensable même, pour surveiller les manoeuvres des chalands ou des croiseurs qui nous guetteraient. -- Oui, Yves, oui, votre raison est bonne; on va passer sur la falaise. Et les trois robustes Bretons allaient, plaçant leurs rouleaux sous la barque, la mettre en mouvement, lorsque des aboiements lointains de chiens se firent entendre dans la campagne. Aramis sélança hors de la grotte; Porthos le suivit. Laube teignait de pourpre et de nacre les flots et la plaine; dans le demi-jour, on voyait les petits sapins mélancoliques se tordre sur les pierres, et de longues volées de corbeaux rasaient de leurs ailes noires les maigres champs de sarrasin. Un quart dheure encore et le jour serait plein; les oiseaux, réveillés, lannonçaient joyeusement par leurs chants à toute la nature. Les aboiements quon avait entendus, et qui avaient arrêté les trois pêcheurs prêts à remuer la barque, et fait sortir Aramis et Porthos, se prolongeaient dans une gorge profonde, à une lieue environ de la grotte. -- Cest une meute, dit Porthos; les chiens sont lancés sur une piste. -- Quest cela? qui chasse en un pareil moment? pensa Aramis. -- Et par ici, surtout, continua Porthos, par ici où lon craint larrivée des royaux! -- Le bruit se rapproche. Oui, vous avez raison Porthos, les chiens sont sur une trace. -- Eh! mais! sécria tout à coup Aramis, Yves, Yves, venez donc! Yves accourut, laissant là le cylindre quil tenait encore et quil allait placer sous la barque quand cette exclamation de lévêque interrompit sa besogne. -- Quest-ce que cette chasse, patron? dit Porthos. -- Eh! monseigneur, répliqua le Breton, je ny comprends rien. Ce nest pas en un pareil moment que le seigneur de Locmaria chasserait. Non; et, pourtant, les chiens... -- À moins quils ne se soient échappés du chenil. -- Non, dit Goennec, ce ne sont pas là les chiens du seigneur de Locmaria. -- Par prudence, reprit Aramis, rentrons dans la grotte; évidemment les voix approchent, et, tout à lheure, nous saurons à quoi nous en tenir. Ils rentrèrent; mais ils navaient pas fait cent pas dans lombre quun bruit, semblable au rauque soupir dune créature effrayée, retentit dans la caverne; et, haletant, rapide, effrayé, un renard passa comme un éclair devant les fugitifs, sauta par-dessus la barque et disparut laissant après lui son fumet âcre, conservé quelques secondes sous les voûtes basses du souterrain. -- Le renard! crièrent les Bretons avec la joyeuse surprise du chasseur. -- Maudits soyons-nous!cria lévêque, notre retraite est découverte. -- Comment cela? dit Porthos; avons-nous peur dun renard? -- Eh! mon ami, que dites-vous donc, et que vous inquiétez-vous du renard? Ce nest pas de lui quil sagit, pardieu! Mais ne savez- vous pas, Porthos, quaprès le renard viennent les chiens, et quaprès les chiens viennent les hommes? Porthos baissa la tête. On entendit, comme pour confirmer les paroles dAramis, la meute grondeuse arriver avec une effrayante vitesse sur la piste de lanimal. Six chiens courants débouchèrent au même instant dans la petite lande, avec un bruit de voix qui ressemblait à la fanfare dun triomphe. -- Voilà bien les chiens, dit Aramis, posté à laffût derrière une lucarne pratiquée entre deux rochers; quels sont les chasseurs, maintenant? -- Si cest le seigneur de Locmaria, répondit le patron, il laissera les chiens fouiller la grotte; car il les connaît, et il ny pénétrera pas lui-même, assuré quil sera que le renard sortira de lautre côté; cest là quil ira lattendre. -- Ce nest pas le seigneur de Locmaria qui chasse, répondit lévêque en pâlissant malgré lui. -- Qui donc, alors? dit Porthos. -- Regardez. Porthos appliqua son oeil à la lucarne et vit, au sommet du monticule, une douzaine de cavaliers qui poussaient leurs chevaux sur la trace des chiens, en criant: «Taïaut!» -- Les gardes! dit-il. -- Oui, mon ami, les gardes du roi. -- Les gardes du roi, dites-vous, monseigneur? sécrièrent les Bretons en pâlissant à leur tour. -- Et Biscarrat à leur tête, monté sur mon cheval gris, continua Aramis. Les chiens, au même moment, se précipitèrent dans la grotte comme une avalanche, et les profondeurs de la caverne semplirent de leurs cris assourdissants. -- Ah! diable! fit Aramis reprenant tout son sang-froid à la vue de ce danger, certain, inévitable. Je sais bien que nous sommes perdus; mais, au moins, il nous reste une chance: si les gardes qui vont suivre leurs chiens, viennent à sapercevoir quil y a une issue aux grottes, plus despoir; car, en entrant ici, ils découvriront la barque et nous-mêmes. Il ne faut pas que les chiens sortent du souterrain. Il ne faut pas que les maîtres y entrent. -- Cest juste, dit Porthos. -- Vous comprenez, ajouta lévêque avec la rapide précision du commandement: il y a là six chiens, qui seront forcés de sarrêter à la grosse pierre sous laquelle le renard sest glissé, mais à louverture trop étroite de laquelle ils seront, eux, arrêtés et tués. Les Bretons sélancèrent, le couteau à la main. Quelques minutes après, un lamentable concert de gémissements, de hurlements mortels; puis, plus rien. -- Bien, dit Aramis froidement. Aux maîtres, maintenant! -- Que faire? dit Porthos. -- Attendre larrivée, se cacher et tuer. -- Tuer? répéta Porthos. -- Ils sont seize, dit Aramis, du moins pour le moment. -- Et bien armés, ajouta Porthos avec un sourire de consolation. -- Cela durera dix minutes, dit Aramis. Allons! Et, dun air résolu, il prit un mousquet et mit son couteau de chasse entre ses dents. -- Yves, Goennec et son fils, continua Aramis, vont nous passer les mousquets. Vous Porthos, vous ferez feu à bout portant. Nous en aurons abattu huit avant que les autres sen doutent, cest certain; puis tous, nous sommes cinq, nous dépêcherons les huit derniers le couteau à la main. -- Et ce pauvre Biscarrat? dit Porthos. Aramis réfléchit un moment. -- Biscarrat le premier, répliqua-t-il froidement. Il nous connaît. Chapitre CCLIV -- La grotte Malgré lespèce de divination qui était le côté remarquable du caractère dAramis, lévénement, subissant les chances des choses soumises au hasard, ne saccomplit pas tout à fait comme lavait prévu lévêque de Vannes. Biscarrat, mieux monté que ses compagnons, arriva le premier à louverture de la grotte, et comprit que, renard et chiens, tout sétait engouffré là. Seulement, frappé de cette terreur superstitieuse quimprime naturellement à lesprit de lhomme toute voie souterraine et sombre, il sarrêta à lextérieur de la grotte, et attendit que ses compagnons fussent réunis autour de lui. -- Eh bien? lui demandèrent les jeunes gens tout essoufflés, et ne comprenant rien à son inaction. -- Eh bien! on nentend plus les chiens; il faut que renard et meute soient engloutis dans ce souterrain. -- Ils ont trop bien mené, dit un des gardes, pour avoir perdu tout à coup la voie. Dailleurs, on les entendrait rabâcher dun côté ou de lautre. Il faut, comme le dit Biscarrat, quils soient dans cette grotte. -- Mais alors, dit un des jeunes gens, pourquoi ne donnent-ils plus de voix? -- Cest étrange, dit un autre. -- Eh bien! mais, fit un quatrième, entrons dans cette grotte. Est-ce quil est défendu dy entrer, par hasard? -- Non, répliqua Biscarrat. Seulement, il y fait noir comme dans un four, et lon peut sy rompre le cou. -- Témoins nos chiens, dit un garde, qui se le sont rompu, à ce quil paraît. -- Que diable sont-ils devenus? se demandèrent en choeur les jeunes gens. Et chaque maître appela son chien par son nom, le siffla de sa fanfare favorite, sans quun seul répondît, ni à lappel, ni au sifflet. -- Cest peut-être une grotte enchantée, dit Biscarrat. Voyons. Et mettant pied à terre, il fit un pas dans la grotte. -- Attends, attends, je taccompagne, dit un des gardes voyant Biscarrat prêt à disparaître dans la pénombre. -- Non, répondit Biscarrat, il faut quil y ait quelque chose dextraordinaire; ne nous risquons donc pas tous à la fois. Si, dans dix minutes, vous navez point de mes nouvelles, vous entrerez, mais tous ensemble, alors. -- Soit, dirent les jeunes gens, qui ne voyaient point, dailleurs, pour Biscarrat grand danger à tenter lentreprise; nous lattendons. Et, sans descendre de cheval, ils firent un cercle autour de la grotte. Biscarrat entra donc seul, et avança dans les ténèbres jusque sous le mousquet de Porthos. Cette résistance que rencontrait sa poitrine létonna; il allongea la main et saisit le canon glacé. Au même instant, Yves levait sur le jeune homme un couteau, qui allait retomber sur lui de toute la force dun bras breton, lorsque le poignet de fer de Porthos larrêta à moitié chemin. Puis, comme un grondement sourd, cette voix se fit entendre dans lobscurité: -- Je ne veux pas quon le tue, moi. Biscarrat se trouvait pris entre une protection et une menace, presque aussi terribles lune que lautre. Si brave que fût le jeune homme, il laissa échapper un cri, quAramis comprima aussitôt, en lui menant un mouchoir sur la bouche. -- Monsieur de Biscarrat, lui dit-il à voix basse, nous ne vous voulons pas de mal, et vous devez le savoir si vous nous avez reconnus; mais, au premier mot, au premier soupir, au premier souffle, nous serons forcés de vous tuer comme nous avons tué vos chiens. -- Oui, je vous reconnais, messieurs, dit tout bas le jeune homme. Mais pourquoi êtes-vous ici? quy faites-vous? Malheureux! malheureux! je vous croyais dans le fort. -- Et vous, monsieur, vous deviez nous obtenir des conditions, ce me semble? -- Jai fait ce que jai pu, messieurs; mais... -- Mais?... -- Mais il y a des ordres formels. -- De nous tuer? Biscarrat ne répondit rien. Il lui en coûtait de parler de corde à des gentilshommes. Aramis comprit le silence de son prisonnier. Monsieur Biscarrat, dit-il, vous seriez déjà mort si nous navions eu égard à votre jeunesse et à notre ancienne liaison avec votre père; mais vous pouvez encore échapper dici en nous jurant que vous ne parlerez pas à vos compagnons de ce que vous avez vu. -- Non seulement je jure que je nen parlerai point, dit Biscarrat, mais je jure encore que je ferai tout au monde pour empêcher mes compagnons de mettre le pied dans cette grotte. -- Biscarrat! Biscarrat! crièrent du dehors plusieurs voix qui vinrent sengouffrer comme un tourbillon dans le souterrain. -- Répondez, dit Aramis. -- Me voici! cria Biscarrat. -- Allez, nous nous reposons sur votre loyauté. Et il lâcha le jeune homme. Biscarrat remonta vers la lumière. -- Biscarrat! Biscarrat! crièrent les voix plus rapprochées. Et lon vit se projeter à lintérieur de la grotte les ombres de plusieurs formes humaines. Biscarrat sélança au-devant de ses amis pour les arrêter, et les rejoignit comme ils commençaient à saventurer dans le souterrain. Aramis et Porthos prêtèrent loreille avec lattention de gens qui jouent leur vie sur un souffle de lair. Biscarrat avait regagné lentrée de la grotte, suivi de ses amis. -- Oh! oh! dit lun deux en arrivant au jour, comme tu es pâle! -- Pâle! sécria un autre; tu veux dire livide? -- Moi? fit le jeune homme essayant de rappeler toute sa puissance sur lui même. -- Mais, au nom du Ciel, que test-il donc arrivé? demandèrent toutes les voix. -- Tu nas pas une goutte de sang dans les veines, mon pauvre ami, fit un autre en riant. -- Messieurs, cest sérieux, dit un autre; il va se trouver mal; avez-vous des sels? Et tous éclatèrent de rire. Toutes ces interpellations, toutes ces railleries se croisaient autour de Biscarrat, comme se croisent au milieu du feu les balles dans une mêlée. Il reprit ses forces sous ce déluge dinterrogations. -- Que voulez-vous que jaie vu? demanda-t-il. Javais très chaud quand je suis entré dans cette grotte, jy ai été saisi par le froid; voilà tout. -- Mais les chiens, les chiens, les as-tu revus? en as-tu entendu parler? en as-tu eu des nouvelles? -- Il faut croire quils ont pris une autre voie, dit Biscarrat. -- Messieurs, dit un des jeunes gens, il y a, dans ce qui se passe, dans la pâleur et dans le silence de notre ami, un mystère que Biscarrat ne veut pas, ou ne peut sans doute pas révéler. Seulement, et cest chose sûre, Biscarrat a vu quelque chose dans la grotte. Eh bien! moi, je suis curieux de voir ce quil a vu, fût-ce le diable. À la grotte, messieurs! à la grotte! -- À la grotte! répétèrent toutes les voix. Et lécho du souterrain alla porter comme une menace à Porthos et à Aramis ces mots: «À la grotte! à la grotte!» Biscarrat se jeta au-devant de ses compagnons. -- Messieurs! messieurs! sécria-t-il, au nom du Ciel nentrez pas! -- Mais quy a-t-il donc de si effrayant dans ce souterrain? demandèrent plusieurs voix. -- Voyons, parle, Biscarrat. -- Décidément, cest le diable quil a vu, répéta celui qui avait déjà avancé cette hypothèse. -- Eh bien! mais, sil la vu, sécria un autre, quil ne soit pas égoïste, et quil nous le laisse voir à notre tour. -- Messieurs! messieurs! de grâce! insista Biscarrat. -- Voyons, laisse-nous passer. -- Messieurs, je vous en supplie, nentrez pas! -- Mais tu es bien entré, toi? Alors, un des officiers qui, dun âge plus mûr que les autres, était resté en arrière jusque-là et navait rien dit, savança: -- Messieurs, dit-il dun ton calme qui contrastait avec lanimation des jeunes gens, il y a là-dedans quelquun ou quelque chose qui nest pas le diable, mais qui, quel quil soit, a eu assez de pouvoir pour faire taire nos chiens. Il faut savoir quel est ce quelquun ou ce quelque chose. Biscarrat tenta un dernier effort pour arrêter ses amis; mais ce fut un effort inutile. Vainement il se jeta au-devant des plus téméraires; vainement il se cramponna aux roches pour barrer le passage, la foule des jeunes gens fit irruption dans la caverne, sur les pas de lofficier qui avait parlé le dernier, mais qui, le premier, sétait élancé lépée à la main pour affronter le danger inconnu. Biscarrat, repoussé par ses amis, ne pouvant les accompagner, sous peine de passer aux yeux de Porthos et dAramis pour un traître et un parjure, alla, loreille tendue et les mains encore suppliantes, sappuyer contre les parois rugueuses dun rocher, quil jugeait devoir être exposé au feu des mousquetaires. Quant aux gardes, ils pénétraient de plus en plus avec des cris qui saffaiblissaient à mesure quils senfonçaient dans le souterrain. Tout à coup, une décharge de mousqueterie, grondant comme un tonnerre, éclata sous les voûtes. Deux ou trois balles vinrent saplatir sur le rocher auquel sappuyait Biscarrat. Au même instant, des soupirs, des hurlements et des imprécations sélevèrent, et cette petite troupe de gentilshommes reparut, quelques-uns pâles, quelques-uns sanglants, tous enveloppés dun nuage de fumée que lair extérieur semblait aspirer du fond de la caverne. -- Biscarrat! Biscarrat! criaient les fuyards, tu savais quil y avait une embuscade dans cette caverne, et tu ne nous as pas prévenus! -- Biscarrat! tu es cause que quatre de nous sont tués; malheur à toi, Biscarrat! -- Tu es cause que je suis blessé à mort, dit un des jeunes gens en recueillant son sang dans sa main, et en le jetant au visage de Biscarrat; que mon sang retombe sur toi! Et il roula agonisant aux pieds du jeune homme. -- Mais, au moins, dis-nous qui est là! sécrièrent plusieurs voix furieuses. Biscarrat se tut. -- Dis-le ou meurs! sécria le blessé en se relevant sur un genou, et en levant sur son compagnon un bras armé dun fer inutile. Biscarrat se précipita vers lui, ouvrant sa poitrine au coup; mais le blessé retomba pour ne plus se relever, en poussant un soupir, le dernier. Biscarrat, les cheveux hérissés, les yeux hagards, la tête perdue, savança vers lintérieur de la caverne, en disant: -- Vous avez raison, mort à moi qui ai laissé assassiner mes compagnons! je suis un lâche! Et, jetant loin de lui son épée, car il voulait mourir sans se défendre, il se précipita, tête baissée, dans le souterrain. Les autres jeunes gens limitèrent. Onze, qui restaient de seize, plongèrent avec lui dans le gouffre. Mais ils nallèrent pas plus loin que les premiers: une seconde décharge en coucha cinq sur le sable glacé, et comme il était impossible de voir doù partait cette foudre mortelle, les autres reculèrent avec une épouvante qui peut mieux se peindre que sexprimer. Mais, loin de fuir comme les autres, Biscarrat, demeuré sain et sauf, sassit sur un quartier de roc et attendit. Il ne restait plus que six gentilshommes. -- Sérieusement, dit un des survivants, est-ce le diable? -- Ma foi! cest bien pis, dit un autre. -- Demandons à Biscarrat; il le sait, lui. -- Où est Biscarrat? Les jeunes gens regardèrent autour deux, et virent que Biscarrat manquait à lappel. -- Il est mort! dirent deux ou trois voix. -- Non pas, répondit un autre, je lai vu, moi, au milieu de la fumée, sasseoir tranquillement sur un rocher; il est dans la caverne, il nous attend. -- Il faut quil connaisse ceux qui y sont. -- Et comment les connaîtrait-il? -- Il a été prisonnier des rebelles. -- Cest vrai. Eh bien! appelons-le, et sachons par lui à qui nous avons affaire. Et toutes les voix crièrent: -- Biscarrat! Biscarrat! Mais Biscarrat ne répondit point. -- Bon! dit lofficier qui avait montré tant de sang-froid dans cette affaire, nous navons plus besoin de lui, voilà des renforts qui nous arrivent. En effet, une compagnie des gardes, laissée en arrière par leurs officiers, que lardeur de la chasse avait emportés, soixante- quinze à quatre-vingts hommes à peu près, arrivait en bel ordre, guidée par le capitaine et le premier lieutenant. Les cinq officiers coururent au-devant de leurs soldats et, dans un langage dont léloquence est facile à concevoir, ils expliquèrent laventure et demandèrent secours. Le capitaine les interrompit. -- Où sont vos compagnons? demanda-t-il. -- Morts! -- Mais vous étiez seize! -- Dix sont morts, Biscarrat est dans la caverne, et nous voilà cinq. -- Biscarrat est donc prisonnier? -- Probablement. -- Non, car le voici; voyez. En effet, Biscarrat apparaissait à louverture de la grotte. -- Il nous fait signe de venir, dirent les officiers. Allons! -- Allons! répéta toute la troupe. -- Monsieur, dit le capitaine sadressant à Biscarrat, on massure que vous savez quels sont les hommes qui sont dans cette grotte et qui font cette défense désespérée. Au nom du roi, je vous somme de déclarer ce que vous savez. -- Mon capitaine, dit Biscarrat, vous navez plus besoin de me sommer, ma parole ma été rendue à linstant même, et je viens au nom de ces hommes. -- Me dire quils se rendent? -- Vous dire quils sont décidés à se défendre jusquà la mort, si on ne leur accorde pas bonne composition. -- Combien sont-ils donc? -- Ils sont deux, dit Biscarrat. -- Ils sont deux, et veulent nous imposer des conditions? -- Ils sont deux, et nous ont déjà tué dix hommes, dit Biscarrat. -- Quels gens est-ce donc? des géants? -- Mieux que cela. Vous rappelez-vous lhistoire du bastion Saint- Gervais, mon capitaine? -- Oui, où quatre mousquetaires du roi ont tenu contre toute une armée? -- Eh bien! ces deux hommes étaient de ces mousquetaires. -- Vous les appelez?... -- À cette époque, on les appelait Porthos et Aramis. Aujourdhui, on les appelle M. dHerblay et M. du Vallon. -- Et quel intérêt ont-ils dans tout ceci? -- Ce sont eux qui tenaient Belle-Île pour M. Fouquet. Un murmure courut parmi les soldats à ces deux mots. «Porthos et Aramis.» -- Les mousquetaires! les mousquetaires! répétaient-ils. Et, chez tous ces braves jeunes gens, lidée quils allaient avoir à lutter contre deux des plus vieilles gloires de larmée faisait courir un frisson, moitié denthousiasme, moitié de terreur. Cest quen effet ces quatre noms, dArtagnan, Athos, Porthos et Aramis, étaient vénérés par tout ce qui portait une épée, comme dans lAntiquité étaient vénérés les noms dHercule, de Thésée, de Castor et de Pollux. -- Deux hommes! sécria le capitaine, et ils nous ont tué dix officiers en deux décharges. Cest impossible, monsieur Biscarrat. -- Eh! mon capitaine, répondit celui-ci, je ne vous dis point quils nont pas avec eux deux ou trois hommes comme les mousquetaires du bastion Saint-Gervais avaient avec eux trois ou quatre domestiques; mais croyez-moi, capitaine, jai vu ces gens- là, jai été pris par eux, je les connais; ils suffiraient à eux seuls pour détruire tout un corps darmée. -- Cest ce que nous allons voir, dit le capitaine, et cela dans un moment. Attention, messieurs! Sur cette réponse, personne ne bougea plus, et chacun sapprêta à obéir. Biscarrat seul risqua une dernière tentative. -- Monsieur, dit-il à voix basse, croyez-moi, passons notre chemin; ces deux hommes, ces deux lions que lon va attaquer se défendront jusquà la mort. Ils nous ont déjà tué dix hommes; ils en tueront encore le double, et finiront par se tuer eux-mêmes plutôt que de se rendre. Que gagnerons-nous à les combattre? -- Nous y gagnerons, monsieur, la conscience de navoir pas fait reculer quatre-vingts gardes du roi devant deux rebelles. Si jécoutais votre conseil, monsieur, je serais un homme déshonoré, et, en me déshonorant, je déshonorerais larmée. En avant, vous autres! Et il marcha le premier jusquà louverture de la grotte. Arrivé là, il fit halte. Cette halte avait pour but de donner à Biscarrat et à ses compagnons le temps de lui dépeindre lintérieur de la grotte. Puis, quand il crut avoir une connaissance suffisante des lieux, il divisa la compagnie en trois corps, qui devaient entrer successivement en faisant un feu nourri dans toutes les directions. Sans doute, à cette attaque, on perdrait cinq hommes encore, dix peut-être; mais certes, on finirait par prendre les rebelles, puisquil ny avait pas dissue, et que, à tout prendre, deux hommes nen pouvaient pas tuer quatre-vingts. -- Mon capitaine, demanda Biscarrat, je demande à marcher à la tête du premier peloton. -- Soit! répondit le capitaine. Vous en avez tout lhonneur. Cest un cadeau que je vous fais. -- Merci!répondit le jeune homme avec toute la fermeté de sa race. -- Prenez votre épée, alors. -- Jirai ainsi que je suis, mon capitaine, dit Biscarrat; car je ne vais pas pour tuer, mais pour être tué. Et, se plaçant à la tête du premier peloton, le front découvert et les bras croisés: -- Marchons, messieurs! dit-il. Chapitre CCLV -- Un chant d'Homère Il est temps de passer dans lautre camp et de décrire à la fois les combattants et le champ de bataille. Aramis et Porthos sétaient engagés dans la grotte de Locmaria pour y trouver le canot tout amarré, ainsi que les trois Bretons leurs aides, et ils espéraient dabord faire passer la barque par la petite issue du souterrain, en dérobant de cette façon leurs travaux et leur fuite. Larrivée du renard et des chiens les avait contraints de rester cachés. La grotte sétendait lespace dà peu près cent toises, jusquà un petit talus dominant une crique. Jadis temple des divinités païennes, alors que Belle-Île sappelait encore Calonèse, cette grotte avait vu saccomplir plus dun sacrifice humain dans ses mystérieuses profondeurs. On pénétrait dans le premier entonnoir de cette caverne par une pente douce, au-dessus de laquelle des roches entassées formaient une arcade basse; lintérieur mal uni quant au sol, dangereux par les inégalités rocailleuses de la voûte, se subdivisait en plusieurs compartiments, qui se commandaient lun lautre et se dominaient moyennant quelques degrés raboteux, rompus, soudés de droite et de gauche dans dénormes piliers naturels. Au troisième compartiment, la voûte était si basse, le couloir si étroit, que la barque eût à peine passé en touchant les deux murs; néanmoins, dans un moment de désespoir, le bois sassouplit, la pierre devient complaisante sous le souffle de la volonté humaine. Telle était la pensée dAramis, lorsque, après avoir engagé le combat, il se décidait à la fuite, fuite assurément dangereuse, puisque tous les assaillants nétaient pas morts, et que, en admettant la possibilité de mettre la barque en mer on se fût enfui au grand jour, devant les vaincus, si intéressés, en reconnaissant leur petit nombre, à faire poursuivre leurs vainqueurs. Quand les deux décharges eurent tué dix hommes, Aramis, habitué aux détours du souterrain, les alla reconnaître un à un, les compta, car la fumée lempêchait de voir au-dehors, et sur-le- champ il commanda que le canot fût roulé jusquà la grosse pierre, clôture de lissue libératrice. Porthos rassembla ses forces, prit le canot dans ses deux bras et le souleva, tandis que les Bretons faisaient courir les rouleaux avec rapidité. On était descendu dans le troisième compartiment, on était arrivé à la pierre qui murait lissue. Porthos saisit cette pierre gigantesque à sa base, appuya dessus sa robuste épaule, et donna un coup qui fit craquer cette muraille. Une nuée de poussière tomba de la voûte avec les cendres de dix mille générations doiseaux de mer, dont les nids saccrochaient comme un ciment à ce rocher. Au troisième choc, la pierre céda, elle oscilla une minute. Porthos, sadossant aux roches voisines, fit de son pied un arc- boutant qui chassa le bloc hors des entassements calcaires qui lui servaient de gonds et de scellements. La pierre tombée, on aperçut le jour, radieux, qui se précipita dans ce souterrain par lencadrement de la sortie, et la mer bleue apparut aux Bretons enchantés. On commença dès lors à monter la barque sur cette barricade. Vingt toises encore et elle pouvait glisser dans locéan. Cest pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangée par le capitaine et disposée pour lescalade ou pour lassaut. Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis. Il vit ce renfort, il compta les hommes, il se convainquit avec un seul coup doeil de linfranchissable péril où un nouveau combat les allait engager. Senfuir sur la mer au moment où le souterrain allait être envahi, impossible! En effet, le jour, qui venait déclairer les deux derniers compartiments, eût montré aux soldats la barque roulant vers la mer, les deux rebelles à portée de mousquet et une de leurs décharges criblait le bateau, si elle ne tuait pas les cinq navigateurs. En outre, en supposant tout, si la barque échappait avec les hommes qui la montaient, comment lalarme ne serait-elle pas donnée? comment un avis ne serait-il pas envoyé aux chalands royaux? comment le pauvre canot, traqué sur mer et guetté sur terre, ne succomberait-il pas avant la fin du jour? Aramis, fouillant avec rage ses cheveux grisonnants, invoqua lassistance de Dieu et lassistance du démon. Appelant Porthos, qui travaillait à lui seul plus que rouleaux et rouleurs: -- Ami, dit-il tout bas, il vient darriver un renfort à nos adversaires. -- Ah! fit tranquillement Porthos; que faire alors? -- Recommencer le combat, fit Aramis, cest encore chanceux. -- Oui, dit Porthos, car il est difficile que, sur deux, on ne tue pas lun de nous, et certainement, si lun de nous était tué, lautre se ferait tuer aussi. Porthos dit ces mots avec ce naturel héroïque qui, chez lui, grandissait de toutes les forces de la matière. Aramis sentit comme un coup déperon à son coeur. -- Nous ne serons tués ni lun ni lautre si vous faites ce que je vais vous dire, ami Porthos. -- Dites. -- Ces gens vont descendre dans la grotte. -- Oui. -- Nous en tuerons une quinzaine, mais pas davantage. -- Combien sont-ils en tout? demanda Porthos. -- Il leur est arrivé un renfort de soixante-quinze hommes. -- Soixante-quinze et cinq, quatre-vingts... Ah! ah! fit Porthos. -- Sils font feu ensemble, ils nous cribleront de balles. -- Assurément. -- Sans compter, ajouta Aramis, que les détonations peuvent occasionner des éboulements dans la caverne. -- Tout à lheure, en effet, dit Porthos, un éclat de roche ma un peu déchiré lépaule. -- Voyez-vous! -- Mais ce nest rien. -- Prenons vite un parti. Nos Bretons vont continuer de rouler le canot vers la mer. -- Très bien. -- Nous deux, nous garderons ici la poudre, les balles et les mousquets. -- Mais à deux, mon cher Aramis, nous ne tirerons jamais trois coups de mousqueterie ensemble, dit naïvement Porthos; le moyen de la mousqueterie est mauvais. -- Trouvez-en donc un autre. -- Je lai trouvé! fit tout à coup le géant. Je vais me mettre en embuscade derrière le pilier avec cette barre de fer, et, invisible, inattaquable, lorsquils seront entrés par flots, je laisse tomber ma barre sur les crânes trente fois par minute! Hein! quen dites-vous, du projet? vous sourit-il? -- Excellent, cher ami, parfait! japprouve fort; seulement, vous les effraierez, et la moitié restera dehors pour nous prendre par la famine. Ce quil nous faut, mon bon ami, cest la destruction entière de la troupe; un seul homme resté debout nous perd. -- Vous avez raison, mon ami; mais comment les attirer, je vous prie? -- En ne bougeant pas, mon bon Porthos. -- Ne bougeons pas; mais, quand il seront tous bien réunis?... -- Alors, laissez-moi faire, jai une idée. -- Sil en est ainsi, et que votre idée soit bonne... et elle doit être bonne, votre idée... je suis tranquille. -- En embuscade, Porthos, et comptez tous ceux qui entreront. -- Mais vous, que ferez-vous? -- Ne vous inquiétez pas de moi; jai ma besogne. -- Jentends des voix, ce me semble. -- Ce sont eux. À votre poste!... Tenez-vous à la portée de ma voix et de ma main. Porthos se réfugia dans le second compartiment qui était absolument noir. Aramis se glissa dans le troisième; le géant tenait en main une barre de fer du poids de cinquante livres. Porthos maniait avec une facilité merveilleuse ce levier qui avait servi à faire rouler la barque. Pendant ce temps, les Bretons poussaient le canot jusquà la falaise. Dans le compartiment éclairé, Aramis, baissé, caché, soccupait à une manoeuvre mystérieuse. On entendit un commandement proféré à voix haute. Cétait le dernier ordre du capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sautèrent des roches supérieures dans le premier compartiment de la grotte, et, ayant pris terre, ils se mirent à faire feu. Les échos grondèrent, des sifflements sillonnèrent la voûte, une fumée opaque emplit lespace. -- À gauche! à gauche! cria Biscarrat, qui, dans son premier assaut, avait vu le passage de la seconde chambre, et qui, animé par lodeur de la poudre, voulait guider ses soldats de ce côté. La troupe se précipita effectivement à gauche; le couloir allait se rétrécissant; Biscarrat, les mains étendues, dévoué à la mort, marchait en avant des mousquets. -- Venez! venez! cria-t-il, je vois du jour! -- Frappez, Porthos! cria la voix sépulcrale dAramis. Porthos poussa un soupir, mais il obéit. La barre de fer tomba daplomb sur la tête de Biscarrat, qui fut tué sans avoir achevé son cri. Puis le levier formidable se leva et sabaissa dix fois en dix secondes et fit dix cadavres. Les soldats ne voyaient rien; ils entendaient des cris, des soupirs; ils foulaient des corps, mais navaient pas encore compris, et montaient en trébuchant les uns sur les autres. Limplacable barre, tombant toujours, anéantit le premier peloton sans quun seul bruit eût averti le deuxième, qui savançait tranquillement. Seulement, ce second peloton, commandé par le capitaine, avait brisé un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses branches résineuses, tordues ensemble, le capitaine sétait fait un flambeau. En arrivant à ce compartiment où Porthos, pareil à lange exterminateur, avait détruit tout ce quil avait touché, le premier rang recula dépouvante. Nulle fusillade navait répondu à la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de cadavres, on marchait littéralement dans le sang. Porthos était toujours derrière son pilier. Le capitaine, en éclairant, avec la lumière tremblante du sapin enflammé, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusquau pilier derrière lequel était caché Porthos. Alors une main gigantesque sortit de lombre, se colla à la gorge du capitaine, qui poussa un sourd râlement; ses bras sétendirent battant lair, la torche tomba et séteignit dans le sang. Une seconde après, le corps du capitaine tombait près de la torche éteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui barrait le chemin. Tout cela sétait fait mystérieusement comme une chose magique. Au râlement du capitaine, les hommes qui laccompagnaient sétaient retournés; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de leur orbite; puis, la torche tombée, ils étaient restés dans lobscurité. Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal, le lieutenant cria: -- Feu! Aussitôt une volée de coups de mousquet crépita, tonna, hurla dans la caverne en arrachant dénormes morceaux aux voûtes. La caverne séclaira un instant à cette fusillade, puis rentra immédiatement dans une obscurité rendue plus profonde encore par la fumée. Il se fit alors un grand silence, troublé seulement par les pas de la troisième brigade, qui entrait dans le souterrain. Chapitre CCLVI -- La mort d'un titan Au moment où Porthos, plus habitué à lobscurité que tous ces hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle murmura tout bas à son oreille: -- Venez. -- Oh! fit Porthos. -- Chut! dit Aramis encore plus bas. Et, au milieu du bruit de la troisième brigade qui continuait davancer, au milieu des imprécations des gardes restés debout, des moribonds râlant leur dernier soupir, Aramis et Porthos glissèrent inaperçus le long des murailles granitiques de la caverne. Aramis conduisit Porthos dans lavant-dernier compartiment, et lui montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre pesant soixante à quatre-vingts livres, auquel il venait dattacher une mèche. -- Ami, dit-il à Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je vais, moi allumer la mèche, et vous le jetterez au milieu de nos ennemis: le pouvez vous? -- Parbleu! répliqua Porthos. Et il souleva le petit tonneau dune seule main. -- Allumez. -- Attendez, dit Aramis, quils soient bien tous massés, et puis, mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu deux. -- Allumez, répéta Porthos. -- Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider à mettre le canot à la mer. Je vous attendrai au rivage; lancez ferme et accourez à nous. -- Allumez, dit une dernière fois Porthos. -- Vous avez compris? dit Aramis. -- Parbleu! dit encore Porthos, en riant dun rire quil nessayait pas même déteindre; quand on mexplique, je comprends; allez, et donnez-moi le feu. Aramis donna lamadou brûlant à Porthos, qui lui tendit son bras à serrer à défaut de la main. Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos et se replia jusquà lissue de la caverne, où les trois rameurs attendaient. Porthos, demeuré seul, approcha bravement lamadou de la mèche. Lamadou, faible étincelle, principe premier dun immense incendie, brilla dans lobscurité comme une luciole volante, puis vint se souder à la mèche quil enflamma, et dont Porthos activa la flamme avec son souffle. La fumée sétait un peu dissipée, et, à la lueur de cette mèche pétillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les objets. Ce fut un court mais splendide spectacle, que celui de ce géant, pâle, sanglant et le visage éclairé par le feu de la mèche qui brûlait dans lombre. Les soldats le virent. Ils virent ce baril quil tenait dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer. Alors, ces hommes, déjà pleins deffroi à la vue de ce qui sétait accompli, pleins de terreur en songeant à ce qui allait saccomplir, poussèrent tous à la fois, un hurlement dagonie. Les uns essayèrent de senfuir, mais ils rencontrèrent la troisième brigade qui leur barrait le chemin; les autres, machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets déchargés; dautres enfin tombèrent à genoux. Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour lui promettre la liberté sil leur donnait la vie. Le lieutenant de la troisième brigade criait de faire feu; mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons effarés qui servaient de rempart vivant à Porthos. Nous lavons dit, cette lumière produite par le souffle de Porthos sur lamadou et la mèche ne dura que deux secondes; mais, pendant ces deux secondes, voici ce quelle éclaira: dabord le géant grandissant dans lobscurité; puis, à dix pas de lui, un amas de corps sanglants, écrasés, broyés, au milieu desquels vivait encore un dernier frémissement dagonie, qui soulevait la masse, comme une dernière respiration soulève les flancs dun monstre informe expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la mèche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupé de larges tranches de pourpre. Outre ce groupe principal, semé dans la grotte, selon que le hasard de la mort ou la surprise du coup les avait étendus, quelques cadavres isolés semblaient menacer par leurs blessures béantes. Au-dessus de ce sol pétri dune fange de sang, montaient, mornes et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les nuances, chaudement accentuées, poussaient en avant les parties lumineuses. Et tout cela était vu au feu tremblotant dune mèche correspondant à un baril de poudre, cest-à-dire à une torche, qui, en éclairant la mort passée, montrait la mort à venir. Comme je lai dit, ce spectacle ne dura quune ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisième brigade réunit huit gardes armés de mousquets, et, par une trouée, leur ordonna de faire feu sur Porthos. Mais ceux qui recevaient lordre de tirer tremblaient tellement quà cette décharge trois hommes tombèrent, et que les cinq autres balles allèrent en sifflant rayer la voûte, sillonner la terre ou creuser les parois de la caverne. Un éclat de rire répondit à ce tonnerre; puis le bras du géant se balança, puis on vit passer dans lair, pareille à une étoile filante, la traînée de feu. Le baril, lancé à trente pas, franchit la barricade de cadavres, et alla tomber dans un groupe hurlant de soldats qui se jetèrent à plat ventre. Lofficier avait suivi en lair la brillante traînée; il voulut se précipiter sur le baril pour en arracher la mèche avant quelle natteignit la poudre quil recélait. Dévouement inutile: lair avait activé la flamme attachée au conducteur; la mèche, qui, en repos, eût brûlé cinq minutes, se trouva dévorée en trente secondes, et loeuvre infernale éclata. Tourbillons furieux, sifflements du soufre et du nitre, ravages dévorants du feu qui creuse, tonnerre épouvantable de lexplosion, voilà ce que cette seconde, qui suivit les deux secondes que nous avons décrites, vit éclore dans cette caverne, égale en horreurs à une caverne de démons. Les rochers se fendaient comme des planches de sapin sous la cognée. Un jet de feu, de fumée, de débris, sélança du milieu de la grotte, sélargissant à mesure quil montait. Les grands murs de silex sinclinèrent pour se coucher dans le sable, et le sable lui-même, instrument de douleur lancé hors de ses couches durcies, alla cribler les visages avec ses myriades datomes blessants. Les cris, les hurlements, les imprécations et les existences, tout séteignit dans un immense fracas; les trois premiers compartiments devinrent un gouffre dans lequel retomba un à un, suivant sa pesanteur, chaque débris végétal, minéral ou humain. Puis le sable et la cendre, plus légers, tombèrent à leur tour, sétendant comme un linceul grisâtre et fumant sur ces lugubres funérailles. Et maintenant, cherchez dans ce brûlant tombeau, dans ce volcan souterrain, cherchez les gardes du roi aux habits bleus galonnés dargent. Cherchez les officiers brillants dor, cherchez les armes sur lesquelles ils avaient compté pour se défendre, cherchez les pierres qui les ont tués; cherchez le sol qui les portait. Un seul homme a fait de tout cela un chaos plus confus, plus informe, plus terrible que le chaos qui existait une heure avant que Dieu eût eu lidée de créer le monde. Il ne resta rien des trois premiers compartiments, rien que Dieu lui-même pût reconnaître pour son ouvrage. Quant à Porthos, après avoir lancé le baril de poudre au milieu des ennemis, il avait fui, selon le conseil dAramis, et gagné le dernier compartiment, dans lequel pénétraient, par louverture, lair, le jour et le soleil. Aussi, à peine eut-il tourné langle qui séparait le troisième compartiment du quatrième, quil aperçut à cent pas de lui la barque balancée par les flots; là étaient ses amis; là était la liberté; là était la vie après la victoire. Encore six de ses formidables enjambées, et il était hors de la voûte; hors de la voûte, deux ou trois vigoureux élans, et il touchait au canot. Soudain, il sentit ses genoux fléchir: ses genoux semblaient vides, ses jambes mollissaient sous lui. -- Oh! oh! murmura-t-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend; voilà que je ne peux plus marcher. Quest-ce à dire? À travers louverture, Aramis lapercevait et ne comprenait pas pourquoi il sarrêtait ainsi. -- Venez, Porthos! criait Aramis, venez! venez vite! -- Oh! répondit le géant en faisant un effort qui tendit inutilement tous les muscles de son corps, je ne puis. En disant ces mots, il tomba sur ses genoux; mais, de ses mains robustes, il se cramponna aux roches et se releva. -- Vite! vite! répéta Aramis en se courbant vers le rivage, comme pour attirer Porthos avec ses bras. -- Me voici, balbutia Porthos en réunissant toutes ses forces pour faire un pas de plus. -- Au nom du Ciel! Porthos, arrivez! arrivez! le baril va sauter! -- Arrivez, monseigneur, crièrent les Bretons à Porthos, qui se débattait comme dans un rêve. Mais il nétait plus temps: lexplosion retentit, la terre se crevassa, la fumée, qui sélança par les larges fissures, obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassée par le souffle du feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule dune gigantesque chimère; le reflux emporta la barque à vingt toises, toutes les roches craquèrent à leur base, et se séparèrent comme des quartiers sous leffort des coins; on vit sélancer une portion de la voûte enlevée au ciel comme par des fils rapides; le feu rose et vert du soufre, la noire lave des liquéfactions argileuses, se heurtèrent et se combattirent un instant sous un dôme majestueux de fumée; puis on vit osciller dabord, puis se pencher, puis tomber successivement les longues arêtes de rocher que la violence de lexplosion navait pu déraciner de leurs socles séculaires; ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et lents, puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse tombe. Cet effroyable choc parut rendre à Porthos les forces quil avait perdues; il se releva, géant lui-même entre ces géants. Mais, au moment où il fuyait entre la double haie de fantômes granitiques, ces derniers, qui nétaient plus soutenus par les chaînons correspondants, commencèrent à rouler avec fracas autour de ce Titan qui semblait précipité du ciel au milieu des rochers quil venait de lancer contre lui. Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long déchirement. Il étendit à droite et à gauche ses vastes mains pour repousser les rochers croulants. Un bloc gigantesque vint sappuyer à chacune de ses paumes étendues; il courba la tête, et une troisième masse granitique vint sappesantir entre ses deux épaules. Un instant, les bras de Porthos avaient plié; mais lhercule réunit toutes ses forces, et lon vit les deux parois de cette prison dans laquelle il était enseveli sécarter lentement et lui faire place. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit comme lange antique du chaos; mais, en écartant les roches latérales, il ôta son point dappui au monolithe qui pesait sur ses fortes épaules, et le monolithe, sappuyant de tout son poids précipita le géant sur ses genoux. Les roches latérales, un instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur poids au poids primitif, qui eût suffi pour écraser dix hommes. Le géant tomba sans crier à laide; il tomba en répondant à Aramis par des mots dencouragement et despoir, car un instant, grâce au puissant arc-boutant de ses mains, il put croire que, comme Encelade, il secouerait ce triple poids. Mais, peu à peu, Aramis vit le bloc saffaisser; les mains crispées un instant, les bras roidis par un dernier effort, plièrent, les épaules tendues saffaissèrent déchirées, et la roche continua de sabaisser graduellement. -- Porthos! Porthos! criait Aramis en sarrachant les cheveux, Porthos, où es-tu? Parle! -- Là! là! murmurait Porthos dune voix qui séteignait; patience! patience! À peine acheva-t-il ce dernier mot limpulsion de la chute augmenta la pesanteur; lénorme roche sabattit, pressée par les deux autres qui sabattirent sur elle et engloutit Porthos dans un sépulcre de pierres brisées. En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait sauté à terre. Deux des Bretons le suivirent un levier à la main, un seul suffisant pour garder la barque. Les derniers râles du vaillant lutteur les guidèrent dans les décombres. Aramis, étincelant, superbe, jeune comme à vingt ans, sélança vers la triple masse, et de ses mains délicates, comme des mains de femme, leva par un miracle de vigueur un coin de limmense sépulcre de granit. Alors, il entrevit dans les ténèbres de cette fosse loeil brillant de son ami, à qui la masse soulevée un instant venait de rendre la respiration. Aussitôt les deux hommes se précipitèrent, se cramponnèrent au levier de fer, réunissant leur triple effort, non pas pour le soulever, mais pour le maintenir. Tout fut inutile: les trois hommes plièrent lentement avec des cris de douleur, et la rude voix de Porthos, les voyant sépuiser dans une lutte inutile, murmura dun ton railleur ces mots suprêmes venus jusquaux lèvres avec la suprême respiration: -- Trop lourd! Après quoi, loeil sobscurcit et se ferma, le visage devint pâle, la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier soupir. Avec lui saffaissa la roche, que, même dans son agonie, il avait soutenue encore! Les trois hommes laissèrent échapper le levier qui roula sur la pierre tumulaire. Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la poitrine serrée, le coeur à se rompre. Plus rien! Le géant dormait de léternel sommeil, dans le sépulcre que Dieu lui avait fait à sa taille. Chapitre CCLVII -- L'épitaphe de Porthos Aramis, silencieux, glacé, tremblant comme un enfant craintif se releva en frissonnant de dessus cette pierre. Un chrétien ne marche pas sur des tombes. Mais, capable de se tenir debout, il était incapable de marcher. On eût dit que quelque chose de Porthos mort venait de mourir en lui. Ses Bretons lentourèrent; Aramis se laissa aller à leurs étreintes, et les trois marins, le soulevant, lemportèrent dans le canot. Puis, layant déposé sur le banc, près du gouvernail ils forcèrent de rames, préférant séloigner en nageant à hisser la voile, qui pouvait les dénoncer. Sur toute cette surface rasée de lancienne grotte de Locmaria, sur cette plage aplatie, un seul monticule attirait le regard. Aramis nen put détacher ses yeux, et, de loin, en mer, à mesure quil gagnait le large, la roche menaçante et fière lui semblait se dresser, comme naguère se dressait Porthos, et lever au ciel une tête souriante et invincible comme celle de lhonnête et vaillant ami, le plus fort des quatre et cependant le premier mort. Étrange destinée de ces hommes dairain! Le plus simple du coeur, allié au plus astucieux; la force du corps guidée par la subtilité de lesprit; et, dans le moment décisif, lorsque la vigueur seule pouvait sauver esprit et corps, une pierre, un rocher, un poids vil et matériel, triomphait de la vigueur, et, sécroulant sur le corps, en chassait lesprit. Digne Porthos! né pour aider les autres hommes, toujours prêt à se sacrifier au salut des faibles, comme si Dieu ne lui eût donné la force que pour cet usage; en mourant, il avait cru seulement remplir les conditions de son pacte avec Aramis, pacte quAramis cependant avait rédigé seul, et que Porthos navait connu que pour en réclamer la terrible solidarité. Noble Porthos! À quoi bon les châteaux regorgeant de meubles, les forêts regorgeant de gibier, les lacs regorgeant de poissons, et les caves regorgeant de richesses? à quoi bon les laquais aux brillantes livrées, et, au milieu deux, Mousqueton, fier du pouvoir délégué par toi? Ô noble Porthos! soucieux entasseur de trésors, fallait-il tant travailler à adoucir et dorer ta vie pour venir, sur une plage déserte, aux cris des oiseaux de locéan, tétendre, les os écrasés sous une froide pierre! fallait-il, enfin, noble Porthos, amasser tant dor pour navoir pas même le distique dun pauvre poète sur ton monument! Vaillant Porthos! Il dort sans doute encore, oublié, perdu, sous la roche que les pâtres de la lande prennent pour la toiture gigantesque dun dolmen. Et tant de bruyères frileuses, tant de mousse, caressées par le vent amer de locéan, tant de lichens vivaces ont soudé le sépulcre à la terre, que jamais le passant ne saurait imaginer quun pareil bloc de granit ait pu être soulevé par lépaule dun mortel. Aramis, toujours pâle, toujours glacé, le coeur aux lèvres, Aramis regarda, jusquau dernier rayon du jour, la plage seffaçant à lhorizon. Pas un mot ne sexhala de sa bouche, pas un soupir ne souleva sa poitrine profonde. Les Bretons, superstitieux, le regardaient en tremblant. Ce silence nétait pas dun homme, mais dune statue. Cependant, aux premières lignes grises qui descendirent du ciel, le canot avait hissé sa petite voile, qui, sarrondissant au baiser de la brise et séloignant rapidement de la côte, sélança bravement, le cap sur lEspagne, à travers ce terrible golfe de Gascogne si fécond en tempêtes. Mais, une demi-heure à peine après que la voile eut été hissée, les rameurs, devenus inactifs, se courbèrent sur leurs bancs, et, se faisant un garde-vue de leur main, se montrèrent les uns aux autres, un point blanc qui apparaissait à lhorizon, aussi immobile que lest en apparence une mouette bercée par linsensible respiration des flots. Mais ce qui eût semblé immobile à des yeux ordinaires marchait dun pas rapide pour loeil exercé du marin; ce qui semblait stationnaire sur la vague rasait les flots. Pendant quelque temps, voyant la profonde torpeur dans laquelle était plongé le maître, ils nosèrent le réveiller, et se contentèrent déchanger leurs conjectures dune voix basse et inquiète. Aramis, en effet, si vigilant si actif, Aramis, dont loeil, comme celui du lynx, veillait sans cesse et voyait mieux la nuit que le jour, Aramis sendormait dans le désespoir de son âme. Une heure se passa ainsi, pendant laquelle le jour baissa graduellement, mais pendant laquelle aussi le navire en vue gagna tellement sur la barque, que Goennec, un des trois marins, se hasarda de dire assez haut: -- Monseigneur, on nous chasse! Aramis ne répondit rien, le navire gagnait toujours. Alors, deux-mêmes, les deux marins, sur lordre du patron Yves, abattirent la voile, afin que ce seul point, qui apparaissait sur la surface des flots, cessât de guider loeil ennemi qui les poursuivait. De la part du navire en vue, au contraire, la poursuite saccéléra de deux nouvelles petites voiles que lon vit monter à lextrémité des mâts. Malheureusement, on était aux plus beaux et aux plus longs jours de lannée, et la lune, dans toute sa clarté succédait à ce jour néfaste. La balancelle qui poursuivait la petite barque, vent arrière, avait donc une demi-heure encore de crépuscule, et toute une nuit de demi-clarté. -- Monseigneur! monseigneur! nous sommes perdus! dit le patron; regardez, ils nous voient quoique nous ayons cargué nos voiles. -- Ce nest pas étonnant, murmura un des matelots, puisquon dit que avec laide du diable, les gens des villes ont fabriqué des instruments avec lesquels ils voient aussi bien de loin que de près, la nuit que le jour. Aramis prit au fond de la barque une lunette dapproche, la mit silencieusement au point, et, la passant au matelot: -- Tenez, dit-il, regardez! Le matelot hésita. -- Tranquillisez-vous, dit lévêque, il ny a point péché et, sil y a péché, je le prends sur moi. Le matelot porta la lunette à son oeil, et jeta un cri. Il avait cru que, par un miracle, le navire, qui lui apparaissait à une portée de canon à peine, avait subitement et dun seul bond franchi la distance. Mais en retirant linstrument de son oeil, il vit que, sauf le chemin que la balancelle avait pu faire pendant ce court instant, il était encore à la même distance. -- Ainsi, murmura le matelot, ils nous voient comme nous les voyons? -- Ils nous voient, dit Aramis. Et il retomba dans son impassibilité. -- Comment! ils nous voient? fit le patron Yves. Impossible! -- Tenez, patron, regardez, dit le matelot. Et il lui passa la lunette dapproche. -- Monseigneur massure, demanda le patron, que le diable na rien à faire dans tout ceci? Aramis haussa les épaules. Le patron porta la lunette à son oeil. -- Oh! monseigneur, dit-il, il y a miracle: ils sont là; il me semble que je vais les toucher. Vingt-cinq hommes au moins! Ah! je vois le capitaine à lavant. Il tient une lunette comme celle-ci, et nous regarde... Ah! il se retourne, il donne un ordre; ils roulent une pièce de canon à lavant; ils la chargent, ils la pointent... Miséricorde! ils tirent sur nous! Et, par un mouvement machinal, le patron écarta sa lunette et les objets, repoussés à lhorizon, lui apparurent sous leur véritable aspect. Le bâtiment était encore à la distance dune lieue à peu près; mais la manoeuvre annoncée par le patron nen était pas moins réelle. Un léger nuage de fumée apparut au-dessous des voiles, plus bleu quelles et sépanouissant comme une fleur qui souvre; puis, à un mille à peu près du petit canot, on vit le boulet découronner deux ou trois vagues, creuser un sillon blanc dans la mer, et disparaître au bout de ce sillon, aussi inoffensif encore que la pierre avec laquelle, en jouant, un écolier fait des ricochets. -- Que faire? demanda le patron. -- Ils vont nous couler, dit Goennec; donnez-nous labsolution, monseigneur. Et les marins sagenouillèrent devant lévêque. -- Vous oubliez quils vous voient, dit celui-ci. -- Cest vrai, dirent les marins honteux de leur faiblesse. Ordonnez, monseigneur, nous sommes prêts à mourir pour vous. -- Attendons, dit Aramis. -- Comment, attendons? -- Oui; ne voyez-vous pas, comme vous le disiez tout à lheure, que, si nous essayons de fuir, ils vont nous couler? -- Mais peut-être, hasarda le patron, peut-être quà la faveur de la nuit nous pourrons leur échapper? -- Oh! dit Aramis, ils ont bien quelque feu grégeois pour éclairer leur route et la nôtre. Et, en même temps, comme si le petit bâtiment eût voulu répondre à lappel dAramis, un second nuage de fumée monta lentement au ciel, et du sein de ce nuage jaillit une flèche enflammée qui décrivit sa parabole pareille à un arc-en-ciel, et vint tomber dans la mer, où elle continua de brûler, éclairant lespace à un quart de lieue de diamètre. Les Bretons se regardèrent épouvantés. -- Vous voyez bien, dit Aramis, que mieux vaut les attendre. Les rames échappèrent aux mains des matelots, et la petite barque, cessant davancer, se berça immobile à lextrémité des vagues. La nuit venait, mais le bâtiment avançait toujours. On eût dit quil redoublait de vitesse avec lobscurité. De temps en temps, comme un vautour au cou sanglant dresse la tête hors de son nid, le formidable feu grégeois sélançait de ses flancs et jetait au milieu de locéan sa flamme comme une neige incandescente. Enfin, il arriva à la portée du mousquet. Tous les hommes étaient sur le pont, larme au bras, les canonniers à leurs pièces; les mèches brûlaient. On eût dit quil sagissait daborder une frégate et de combattre un équipage supérieur en nombre, et non de prendre un canot monté par quatre hommes. -- Rendez-vous! sécria le commandant de la balancelle, à laide de son porte-voix. Les matelots regardèrent Aramis. Aramis fit un signe de tête. Le patron Yves fit flotter un chiffon blanc au bout dune gaffe. Cétait une manière damener le pavillon. Le bâtiment avançait comme un cheval de course. Il lança une nouvelle fusée grégeoise, qui vint tomber à vingt pas du petit canot, et qui le mit en lumière mieux que neût fait un rayon du plus ardent soleil. -- Au premier signe de résistance, cria le commandant de la balancelle, feu! Les soldats abaissèrent leurs mousquets. -- Puisquon vous dit quon se rend! cria le patron Yves. -- Vivants! vivants, capitaine! crièrent quelques soldats exaltés; il faut les prendre vivants. -- Eh bien! oui, vivants, dit le capitaine. Puis, se tournant vers les Bretons: -- Vous avez tous la vie sauve, mes amis! cria-t-il sauf M. le chevalier dHerblay. Aramis tressaillit imperceptiblement. Un instant son oeil se fixa sur les profondeurs de locéan, éclairé à sa surface par les dernières lueurs du feu grégeois, lueurs qui couraient aux flancs des vagues jouaient à leurs cimes comme des panaches, et rendaient plus sombres, plus mystérieux et plus terribles encore les abîmes quelles couvraient. -- Vous entendez, monseigneur? firent les matelots. -- Oui. -- Quordonnez-vous? -- Acceptez. -- Mais vous, monseigneur? Aramis se pencha plus avant, et joua du bout de ses doigts blancs et effilés avec leau verdâtre de la mer, à laquelle il souriait comme à une amie. -- Acceptez! répéta-t-il. -- Nous acceptons, répétèrent les matelots; mais quel gage aurons- nous? -- La parole dun gentilhomme, dit lofficier. Sur mon grade et sur mon nom, je jure que tout ce qui nest point M. le chevalier dHerblay aura la vie sauve. Je suis lieutenant de la frégate du roi _la Pomone_, et je me nomme Louis-Constant de Pressigny. Dun geste rapide, Aramis, déjà courbé vers la mer déjà à demi penché hors de la barque, dun geste rapide, Aramis releva la tête, se dressa tout debout, et, loeil ardent, enflammé, le sourire sur les lèvres: -- Jetez léchelle, messieurs, dit-il, comme si ceût été à lui quappartint le commandement. On obéit. Alors Aramis, saisissant la rampe de corde, monta le premier; mais, au lieu de leffroi que lon sattendait à voir paraître sur son visage, la surprise des marins de la balancelle fut grande, lorsquils le virent marcher au commandant dun pas assuré, le regarder fixement, et lui faire de la main un signe mystérieux et inconnu, à la vue duquel lofficier pâlit, trembla et courba le front. Sans dire un mot, Aramis alors leva la main jusque sous les yeux du commandant, et lui fit voir le chaton dune bague quil portait à lannulaire de la main gauche. Et, en faisant ce signe, Aramis, drapé dans une majesté froide, silencieuse et hautaine, avait lair dun empereur donnant sa main à baiser. Le commandant, qui, un instant, avait relevé la tête, sinclina une seconde fois avec les signes du plus profond respect. Puis, étendant à son tour la main vers la poupe, cest-à-dire vers sa chambre, il seffaça pour laisser Aramis passer le premier. Les trois Bretons, qui avaient monté derrière leur évêque, se regardaient stupéfaits. Tout léquipage faisait silence. Cinq minutes après, le commandant appela le lieutenant en second, qui remonta aussitôt, en ordonnant de mettre le cap sur la Corogne. Pendant quon exécutait lordre donné, Aramis reparut sur le pont et vint sasseoir contre le bastingage. La nuit était arrivée, la lune nétait point encore venue, et cependant Aramis regardait opiniâtrement du côté de Belle-Île. Yves sapprocha alors du commandant, qui était revenu prendre son poste à larrière, et, bien bas, bien humblement: -- Quelle route suivons-nous donc, capitaine? demanda-t-il. -- Nous suivons la route quil plaît à Monseigneur, répondit lofficier. Aramis passa la nuit accoudé sur le bastingage. Yves, en sapprochant de lui, remarqua, le lendemain, que cette nuit avait dû être bien humide, car le bois sur lequel sétait appuyée la tête de lévêque était trempé comme dune rosée. Qui sait! cette rosée, cétait peut-être les premières larmes qui fussent tombées des yeux dAramis! Quelle épitaphe eût valu celle-là, bon Porthos? Chapitre CCLVIII -- La ronde de M. de Gesvres DArtagnan nétait pas accoutumé à des résistances comme celle quil venait déprouver. Il revint à Nantes profondément irrité. Lirritation, chez cet homme vigoureux, se traduisait par une impétueuse attaque, à laquelle peu de gens, jusqualors, fussent- ils rois, fussent-ils géants, avaient su résister. DArtagnan, tout frémissant alla, droit au château et demanda à parler au roi. Il pouvait être sept heures du matin, et, depuis son arrivée à Nantes, le roi était matinal. Mais, en arrivant au petit corridor que nous connaissons, dArtagnan trouva M. de Gesvres, qui larrêta fort poliment, en lui recommandant de ne pas parler haut, pour laisser reposer le roi. -- Le roi dort? dit dArtagnan. Je le laisserai donc dormir. Vers quelle heure supposez-vous quil se lèvera? -- Oh! dans deux heures, à peu près: le roi a veillé toute la nuit. DArtagnan reprit son chapeau, salua M. de Gesvres et retourna chez lui. Il revint à neuf heures et demie. On lui dit que le roi déjeunait. -- Voilà mon affaire, répliqua-t-il, je parlerai au roi tandis quil mange. M. de Brienne fit observer à dArtagnan que le roi ne voulait recevoir personne pendant ses repas. -- Mais, dit dArtagnan en regardant Brienne de travers, vous ne savez peut-être pas, monsieur le secrétaire, que jai mes entrées partout et à toute heure. Brienne prit doucement la main du capitaine, et lui dit: -- Pas à Nantes, cher monsieur dArtagnan; le roi, en ce voyage, a changé tout lordre de sa maison. DArtagnan, radouci, demanda vers quelle heure le roi aurait fini de déjeuner. -- On ne sait, fit Brienne. -- Comment, on ne sait? Que veut dire cela? on ne sait combien le roi met à manger? Cest une heure, dordinaire, et, si jadmets que lair de la Loire donne appétit, nous mettrons une heure et demie; cest assez, je pense; jattendrai donc ici. -- Oh! cher monsieur dArtagnan, lordre est de ne plus laisser personne dans ce corridor; je suis de garde pour cela. DArtagnan sentit la colère monter une seconde fois à son cerveau. Il sortit bien vite, de peur de compliquer laffaire par un coup de mauvaise humeur. Comme il était dehors, il se mit à réfléchir. «Le roi, dit-il, ne veut pas me recevoir, cest évident; il est fâché, ce jeune homme; il craint les mots que je puis lui dire. Oui; mais, pendant ce temps, on assiège Belle-Île et lon prend ou tue peut-être mes deux amis... Pauvre Porthos! Quant à maître Aramis, celui-là est plein de ressources, et je suis tranquille sur son compte... Mais, non, non, Porthos nest pas encore invalide, et Aramis nest pas un vieillard idiot. Lun avec ses bras, lautre avec son imagination, vont donner de louvrage aux soldats de Sa Majesté. Qui sait! si ces deux braves allaient refaire, pour lédification de Sa Majesté Très Chrétienne, un petit bastion Saint-Gervais?... Je nen désespère pas. Ils ont canon et garnison. Cependant, continua dArtagnan en secouant la tête, je crois quil vaudrait mieux arrêter le combat. Pour moi seul, je ne supporterais ni morgue ni trahison de la part du roi; mais, pour mes amis, rebuffades, insultes, je dois subir tout. Si jallais chez M. Colbert? reprit-il. En voilà un auquel il va falloir que je prenne lhabitude de faire peur. Allons chez M. Colbert. Et dArtagnan se mit bravement en route. Il apprit là que M. Colbert travaillait avec le roi au château de Nantes. -- Bon! sécria-t-il, me voilà revenu au temps où jarpentais les chemins de chez M. Tréville au logis du cardinal du logis du cardinal chez la reine, de chez la reine chez Louis XIII. On a raison de dire quen vieillissant les hommes redeviennent enfants. Au château. Il y retourna. M. de Lyonne sortait. Il donna ses deux mains à dArtagnan et lui apprit que le roi travaillerait tout le soir, toute la nuit même, et que lordre était donné de ne laisser entrer personne. -- Pas même, sécria dArtagnan, le capitaine qui prend lordre? Cest trop fort! -- Pas même, dit M. de Lyonne. -- Puisquil en est ainsi, répliqua dArtagnan blessé jusquau coeur, puisque le capitaine des mousquetaires, qui est toujours entré dans la chambre à coucher du roi, ne peut plus entrer dans le cabinet ou dans la salle à manger, cest que le roi est mort ou quil a pris son capitaine en disgrâce. Dans lun et lautre cas, il nen a plus besoin. Faites-moi le plaisir de rentrer, vous, monsieur de Lyonne, qui êtes en faveur, et dites tout nettement au roi que je lui envoie ma démission. -- DArtagnan, prenez garde! sécria de Lyonne. -- Allez, par amitié pour moi. Et il le poussa doucement vers le cabinet. -- Jy vais, dit M. de Lyonne. DArtagnan attendit en arpentant le corridor. Lyonne revint. -- Eh bien! qua dit le roi? demanda dArtagnan. -- Le roi a dit que cétait bien, répondit de Lyonne. -- Que cétait bien! fit le capitaine avec explosion, cest-à-dire quil accepte? Bon! me voilà libre. Je suis bourgeois, monsieur de Lyonne; au plaisir de vous revoir! Adieu, château, corridor, antichambre! un bourgeois qui va enfin respirer vous salue. Et, sans plus attendre, le capitaine sauta hors de la terrasse dans lescalier où il avait retrouvé les morceaux de la lettre de Gourville. Cinq minutes après, il rentrait dans lhôtellerie où, suivant lusage de tous les grands officiers qui ont logement au château, il avait pris ce quon appelait sa chambre de ville. Mais là, au lieu de quitter son épée et son manteau, il prit des pistolets, mit son argent dans une grande bourse de cuir, envoya chercher ses chevaux à lécurie du château, et donna des ordres pour gagner Vannes pendant la nuit. Tout se succéda selon ses voeux. À huit heures du soir, il mettait le pied à létrier, lorsque M. de Gesvres apparut à la tête de douze gardes devant lhôtellerie. DArtagnan voyait tout du coin de loeil; il vit nécessairement ces treize hommes et ces treize chevaux; mais il feignit de ne rien remarquer et continua denfourcher son cheval. Gesvres arriva sur lui. -- Monsieur dArtagnan! dit-il tout haut. -- Eh! monsieur de Gesvres, bonsoir! -- On dirait que vous montez à cheval? -- Il y a plus, je suis monté, comme vous voyez. -- Cela se trouve bien que je vous rencontre. -- Vous me cherchiez? -- Mon Dieu, oui. -- De la part du roi, je parie? -- Mais oui. -- Comme moi, il y a deux ou trois jours, je cherchais M. Fouquet? -- Oh! -- Allons, vous allez me faire des mignardises, à moi? Peine perdue, allez! dites-moi vite que vous venez marrêter. -- Vous arrêter? Bon Dieu, non! -- Eh bien! que faites-vous à maborder avec douze hommes à cheval? -- Je fais une ronde. -- Pas mal! Et vous me ramassez dans cette ronde? -- Je ne vous ramasse pas, je vous trouve et vous prie de venir avec moi. -- Où cela? -- Chez le roi. -- Bon! dit dArtagnan dun air goguenard. Le roi na donc plus rien à faire? -- Par grâce, capitaine, dit M. de Gesvres bas au mousquetaire, ne vous compromettez pas; ces hommes vous entendent! DArtagnan se mit à rire et répliqua: -- Marchez. Les gens quon arrête sont entre les six premiers et les six derniers. -- Mais, comme je ne vous arrête pas, dit M. de Gesvres, vous marcherez derrière moi, sil vous plaît. -- Eh bien! fit dArtagnan, voilà un beau procédé, duc, et vous avez raison; car, si jamais javais eu à faire des rondes du côté de votre chambre de ville, jeusse été courtois envers vous, je vous lassure, foi de gentilhomme! Maintenant, une faveur de plus. Que veut le roi! -- Oh! le roi est furieux! -- Eh bien! le roi, qui sest donné la peine de se rendre furieux, prendra la peine de se calmer, voilà tout. Je nen mourrai pas, je vous jure. -- Non; mais... -- Mais on menverra tenir société à ce pauvre M. Fouquet? Mordioux! cest un galant homme. Nous vivrons de compagnie, et doucement, je vous le jure. -- Nous voici arrivés, dit le duc. Capitaine, par grâce! soyez calme avec le roi. -- Ah çà? mais, comme vous êtes brave homme avec moi, duc! fit dArtagnan en regardant M. de Gesvres. On mavait dit que vous ambitionniez de réunir vos gardes à mes mousquetaires; je crois que cest une fameuse occasion, celle-ci! -- Je ne la prendrai pas, Dieu men garde! capitaine. -- Et pourquoi? -- Pour beaucoup de raisons dabord; puis pour celle-ci, que, si je vous succédais aux mousquetaires après vous avoir arrêté... -- Ah! vous avouez que vous marrêtez? -- Non, non! -- Alors, dites rencontré. Si, dites-vous, vous me succédiez après mavoir rencontré? -- Vos mousquetaires, au premier exercice à feu, tireraient de mon côté par mégarde. -- Ah! quant à cela, je ne dis pas non. Ces drôles maiment fort. Gesvres fit passer dArtagnan le premier, le conduisit directement au cabinet où le roi attendait son capitaine des mousquetaires, et se plaça derrière son collègue dans lantichambre. On entendait très distinctement le roi parler haut avec Colbert, dans ce même cabinet où Colbert avait pu entendre, quelques jours auparavant, le roi parler haut avec M. dArtagnan. Les gardes restèrent, en piquet à cheval, devant la porte principale, et le bruit se répandit peu à peu dans la ville que M. le capitaine des mousquetaires venait dêtre arrêté par ordre du roi. Alors, on vit tous ces hommes se mettre en mouvement, comme au bon temps de Louis XIII et de M. de Tréville; des groupes se formaient, les escaliers semplissaient; des murmures vagues, partant des cours, venaient en montant rouler jusquaux étages supérieurs, pareils aux rauques lamentations des flots à la marée. M. de Gesvres était inquiet. Il regardait ses gardes, qui, dabord, interrogés par les mousquetaires qui venaient se mêler à leur rang, commençaient à sécarter deux en manifestant aussi quelque inquiétude. DArtagnan était, certes, bien moins inquiet que M. de Gesvres, le capitaine des gardes. Dès son entrée, il sétait assis sur le rebord dune fenêtre, voyait toutes choses de son regard daigle, et ne sourcillait pas. Aucun des progrès de la fermentation qui sétait manifestée au bruit de son arrestation ne lui avait échappé. Il prévoyait le moment où lexplosion aurait lieu; et lon sait que ses prévisions étaient certaines. «Il serait assez bizarre, pensait-il, que, ce soir, mes prétoriens me fissent roi de France. Comme jen rirais!» Mais, au moment le plus beau, tout sarrêta. Gardes, mousquetaires, officiers, soldats, murmures et inquiétudes se dispersèrent, sévanouirent, seffacèrent; plus de tempête, plus de menace, plus de sédition. Un mot avait calmé les flots. Le roi venait de faire crier par Brienne: -- Chut! messieurs, vous gênez le roi. DArtagnan soupira. -- Cest fini, dit-il, les mousquetaires daujourdhui ne sont pas ceux de Sa Majesté Louis XIII. Cest fini. -- Monsieur dArtagnan chez le roi! cria un huissier. Chapitre CCLIX -- Le roi Louis XIV Le roi, se tenait assis dans son cabinet, le dos tourné à la porte dentrée. En face de lui était une glace dans laquelle, tout en remuant ses papiers, il lui suffisait denvoyer un coup doeil pour voir ceux qui arrivaient chez lui. Il ne se dérangea pas à larrivée de dArtagnan, et replia sur ses lettres et sur ses plans la grande toile de soie verte qui lui servait à cacher ses secrets aux importuns. DArtagnan comprit le jeu et demeura en arrière; de sorte quau bout dun moment le roi, qui nentendait rien et qui ne voyait que du coin de loeil, fut obligé de crier: -- Est-ce quil nest pas là, M. dArtagnan? -- Me voici, répliqua le mousquetaire en savançant. -- Eh bien! monsieur, dit le roi en fixant son oeil clair sur dArtagnan, quavez-vous à me dire? -- Moi, Sire? répliqua celui-ci, qui guettait le premier coup de ladversaire pour faire une bonne riposte; moi? Je nai rien à dire à Votre Majesté, sinon quelle ma fait arrêter et que me voici. Le roi allait répondre quil navait pas fait arrêter dArtagnan; mais cette phrase lui parut être une excuse et il se tut. DArtagnan garda un silence obstiné. -- Monsieur, reprit le roi, que vous avais-je chargé daller faire à Belle-Île? Dites-le-moi, je vous prie. Le roi, en prononçant ces mots, regardait fixement son capitaine. Ici, dArtagnan était trop heureux; le roi lui faisait la partie si belle! -- Je crois, répliqua-t-il, que Votre Majesté me fait lhonneur de me demander ce que je suis allé faire à Belle-Île? -- Oui, monsieur. -- Eh bien! Sire, je nen sais rien; ce nest pas à moi quil faut demander cela, cest à ce nombre infini dofficiers de toute espèce, à qui lon avait donné un nombre infini dordres de tous genres, tandis quà moi, chef de lexpédition, lon navait ordonné rien de précis. Le roi fut blessé; il le montra par sa réponse. -- Monsieur, répliqua-t-il, on na donné des ordres quaux gens quon a jugés fidèles. -- Aussi métonné-je, Sire, riposta le mousquetaire, quun capitaine comme moi, qui a valeur de maréchal de France, se soit trouvé sous les ordres de cinq ou six lieutenants ou majors, bons à faire des espions, cest possible, mais nullement bons à conduire des expéditions de guerre. Voilà sur quoi je venais demander à Votre Majesté des explications, lorsque la porte ma été refusée; ce qui, dernier outrage fait à un brave homme, ma conduit à quitter le service de Votre Majesté. -- Monsieur, repartit le roi, vous croyez toujours vivre dans un siècle où les rois étaient, comme vous vous plaignez de lavoir été, sous les ordres et à la discrétion de leurs inférieurs. Vous me paraissez trop oublier quun roi ne doit compte quà Dieu de ses actions. -- Je noublie rien du tout, Sire, fit le mousquetaire, blessé à son tour de la leçon. Dailleurs, je ne vois pas en quoi un honnête homme, quand il demande au roi en quoi il la mal servi, loffense. -- Vous mavez mal servi, monsieur, en prenant le parti de mes ennemis contre moi. -- Quels sont vos ennemis, Sire? -- Ceux que je vous envoyais combattre. -- Deux hommes! ennemis de larmée de Votre Majesté! Ce nest pas croyable, Sire. -- Vous navez point à juger mes volontés. -- Jai à juger mes amitiés, Sire. -- Qui sert ses amis ne sert pas son maître. -- Je lai si bien compris, Sire, que jai offert respectueusement ma démission à Votre Majesté. -- Et je lai acceptée, monsieur, dit le roi. Avant de me séparer de vous, jai voulu vous prouver que je savais tenir ma parole. -- Votre Majesté a tenu plus que sa parole; car Votre Majesté ma fait arrêter, dit dArtagnan de son air froidement railleur; elle ne me lavait pas promis. Le roi dédaigna cette plaisanterie, et, venant au sérieux: -- Voyons, monsieur, dit-il, à quoi votre désobéissance ma forcé. -- Ma désobéissance? sécria dArtagnan rouge de colère. -- Cest le nom le plus doux que jai trouvé, poursuivit le roi. Mon idée, à moi, était de prendre et de punir des rebelles; avais- je à minquiéter si les rebelles étaient vos amis? -- Mais javais à men inquiéter, moi, répondit dArtagnan. Cétait une cruauté à Votre Majesté de menvoyer prendre mes amis pour les amener à vos potences. -- Cétait, monsieur, une épreuve que javais à faire sur les prétendus serviteurs qui mangent mon pain et doivent défendre ma personne. Lépreuve a mal réussi, monsieur dArtagnan. -- Pour un mauvais serviteur que perd Votre Majesté, dit le mousquetaire avec amertume, il y en a dix qui ont, ce même jour, fait leurs preuves. Écoutez-moi, Sire; je ne suis pas accoutumé à ce service-là, moi. Je suis une épée rebelle quand il sagit de faire le mal. Il était mal à moi daller poursuivre, jusquà la mort, deux hommes dont M. Fouquet, le sauveur de Votre Majesté, vous avait demandé la vie. De plus, ces deux hommes étaient mes amis. Ils nattaquaient pas Votre Majesté; ils succombaient sous le poids dune colère aveugle. Dailleurs, pourquoi ne les laissait-on pas fuir? Quel crime avaient-ils commis? Jadmets que vous me contestiez le droit de juger leur conduite. Mais, pourquoi me soupçonner avant laction? pourquoi mentourer despions? pourquoi me déshonorer devant larmée! pourquoi, moi, dans lequel vous avez jusquici montré la confiance la plus entière, moi qui, depuis trente ans, suis attaché à votre personne et vous ai donné mille preuves de dévouement car, il faut bien que je le dise, aujourdhui que lon maccuse, pourquoi me réduire à voir trois mille soldats du roi marcher en bataille contre deux hommes? -- On dirait que vous oubliez ce que ces hommes mont fait? dit le roi dune voix sourde, et quil na pas tenu à eux que je ne fusse perdu. -- Sire, on dirait que vous oubliez que jétais là! -- Assez, monsieur dArtagnan, assez de ces intérêts dominateurs qui viennent ôter le soleil à mes intérêts. Je fonde un État dans lequel il ny aura quun maître, je vous lai promis autrefois; le moment est venu de tenir ma promesse. Vous voulez être, selon vos goûts et vos amitiés, libre dentraver mes plans et de sauver mes ennemis? Je vous brise ou je vous quitte. Cherchez un maître plus commode. Je sais bien quun autre roi ne se conduirait point comme je le fais, et quil se laisserait dominer par vous, risque à vous envoyer un jour tenir compagnie à M. Fouquet et aux autres; mais jai bonne mémoire, et, pour moi, les services sont des titres sacrés à la reconnaissance, à limpunité. Vous naurez, monsieur dArtagnan, que cette leçon pour punir votre indiscipline, et je nimiterai pas mes prédécesseurs dans leur colère, ne les ayant pas imités dans leur faveur. Et puis dautres raisons me font agir doucement envers vous: cest que, dabord, vous êtes un homme de sens, homme de grand sens, homme de coeur, et que vous serez un bon serviteur pour qui vous aura dompté; cest ensuite que vous allez cesser davoir des motifs dinsubordination. Vos amis sont détruits ou ruinés par moi. Ces points dappui sur lesquels, instinctivement, reposait votre esprit capricieux, je les ai fait disparaître. À lheure quil est, mes soldats ont pris ou tué les rebelles de Belle-Île. DArtagnan pâlit. -- Pris ou tué? sécria-t-il. Oh! Sire, si vous pensiez ce que vous me dites là, et si vous étiez sûr de me dire la vérité, joublierais tout ce quil y a de juste, tout ce quil y a de magnanime dans vos paroles, pour vous appeler un roi barbare et un homme dénaturé. Mais je vous les pardonne, ces paroles, dit-il en souriant avec orgueil; je les pardonne au jeune prince qui ne sait pas, qui ne peut pas comprendre ce que sont des hommes tels que M. dHerblay, tels que M. du Vallon, tels que moi. Pris ou tué? Ah! ah! Sire, dites-moi, si la nouvelle est vraie, combien elle vous coûte dhommes et dargent. Nous compterons après si le gain a valu lenjeu. Comme il parlait encore, le roi sapprocha de lui en colère, et lui dit: -- Monsieur dArtagnan, voilà des réponses de rebelle? Veuillez donc me dire, sil vous plaît, quel est le roi de France? En savez-vous un autre? -- Sire, répliqua froidement le capitaine des mousquetaires, je me souviens quun matin vous avez adressé cette question, à Vaux, à beaucoup de gens qui nont pas su y répondre, tandis que moi jy ai répondu. Si jai reconnu le roi ce jour-là, quand la chose nétait pas aisée, je crois quil serait inutile de me le demander, aujourdhui que Votre Majesté est seule avec moi. À ces mots, Louis XIV baissa les yeux. Il lui sembla que lombre du malheureux Philippe venait de passer entre dArtagnan et lui, pour évoquer le souvenir de cette terrible aventure. Presque au même moment, un officier entra, remit une dépêche au roi, qui, à son tour, changea de couleur en la lisant. DArtagnan sen aperçut. Le roi resta immobile et silencieux, après avoir lu pour la seconde fois. Puis, prenant tout à coup son parti: -- Monsieur, dit-il, ce quon mapprend, vous le sauriez plus tard; mieux vaut que je vous le dise et que vous lappreniez par la bouche du roi. Un combat a eu lieu à Belle-Île. -- Ah! ah! fit dArtagnan dun air calme, pendant que son coeur battait à faire rompre sa poitrine. Eh bien! Sire? -- Eh bien! monsieur, jai perdu cent six hommes. Un éclair de joie et dorgueil brilla dans les yeux de dArtagnan. -- Et les rebelles? dit-il. -- Les rebelles se sont enfuis, dit le roi. DArtagnan poussa un cri de triomphe. -- Seulement, ajouta le roi, jai une flotte qui bloque étroitement Belle-Île, et jai la certitude que pas une barque néchappera. -- En sorte que, dit le mousquetaire rendu à ses sombres idées, si lon prend ces deux messieurs?... -- On les pendra, dit le roi tranquillement. -- Et ils le savent? répliqua dArtagnan, qui réprima un frisson. -- Ils le savent, puisque vous avez dû le leur dire, et que tout le pays le sait. -- Alors, Sire, on ne les aura pas vivants, je vous en réponds. -- Ah! fit le roi avec négligence et en reprenant sa lettre. Eh bien! on les aura morts, monsieur dArtagnan, et cela reviendra au même, puisque je ne les prenais que pour les faire pendre. DArtagnan essuya la sueur qui coulait de son front. -- Je vous ai dit, poursuivit Louis XIV, que je vous serais un jour maître affectionné, généreux et constant. Vous êtes aujourdhui le seul homme dautrefois qui soit digne de ma colère ou de mon amitié. Je ne vous ménagerai ni lune ni lautre selon votre conduite. Comprendriez-vous, monsieur dArtagnan, de servir un roi qui aurait cent autres rois, ses égaux, dans le royaume? «Pourrais-je, dites-le moi, faire avec cette faiblesse les grandes choses que je médite? Avez-vous jamais vu lartiste pratiquer des oeuvres solides avec un instrument rebelle? Loin de nous, monsieur, ces vieux levains des abus féodaux! La Fronde, qui devait perdre la monarchie, la émancipée. Je suis maître chez moi, capitaine dArtagnan, et jaurai des serviteurs qui, manquant peut-être de votre génie, pousseront le dévouement et lobéissance jusquà lhéroïsme. Quimporte, je vous le demande, quimporte que Dieu nait pas donné du génie à des bras et à des jambes? Cest à la tête quil le donne, et à la tête, vous le savez, le reste obéit. Je suis la tête, moi! DArtagnan tressaillit. Louis continua comme sil navait rien vu, quoique ce tressaillement ne lui eût point échappé. -- Maintenant, concluons, entre nous deux ce marché que je vous promis de faire, un jour que vous me trouviez bien petit, à Blois. Sachez-moi gré, monsieur, de ne faire payer à personne les larmes de honte que jai versées alors. Regardez autour de vous: les grandes têtes sont courbées. Courbez-vous comme elles, ou choisissez-vous lexil qui vous conviendra le mieux. Peut-être, en y réfléchissant, trouverez-vous que ce roi est un coeur généreux qui compte assez sur votre loyauté pour vous quitter, vous sachant mécontent, quand vous possédez le secret de lÉtat. Vous êtes brave homme, je le sais. Pourquoi mavez-vous jugé avant terme? Jugez-moi à partir de ce jour, dArtagnan, et soyez sévère tant quil vous plaira. DArtagnan demeurait étourdi, muet, flottant pour la première fois de sa vie. Il venait de trouver un adversaire digne de lui. Ce nétait plus de la ruse, cétait du calcul; ce nétait plus de la violence, cétait de la force; ce nétait plus de la colère, cétait de la volonté; ce nétait plus de la jactance, cétait du conseil. Ce jeune homme, qui avait terrassé Fouquet, et qui pouvait se passer de dArtagnan, dérangeait tous les calculs un peu entêtés du mousquetaire. -- Voyons, qui vous arrête? lui dit le roi avec douceur. Vous avez donné votre démission; voulez-vous que je vous la refuse? Je conviens quil sera dur à un vieux capitaine de revenir sur sa mauvaise humeur. -- Oh! répliqua mélancoliquement dArtagnan, ce nest pas là mon plus grave souci. Jhésite à reprendre ma démission, parce que je suis vieux en face de vous et que jai des habitudes difficiles à perdre. Il faut, désormais, des courtisans qui sachent vous amuser, des fous qui sachent se faire tuer pour ce que vous appelez vos grandes oeuvres. Grandes, elles le seront, je le sens; mais, si par hasard jallais ne pas les trouver telles? Jai vu la guerre, Sire; jai vu la paix; jai servi Richelieu et Mazarin; jai roussi avec votre père au feu de La Rochelle, troué de coups comme un crible, ayant fait peau neuve plus de dix fois, comme les serpents. Après les affronts et les injustices, jai un commandement qui était autrefois quelque chose, parce quil donnait le droit de parler comme on voulait au roi. Mais votre capitaine des mousquetaires sera désormais un officier gardant les portes basses. Vrai, Sire, si tel doit être désormais lemploi, profitez de ce que nous sommes bien ensemble pour me lôter. Nallez pas croire que jaie gardé rancune; non, vous mavez dompté, comme vous dites; mais, il faut lavouer, en me dominant, vous mavez amoindri, en me courbant, vous mavez convaincu de faiblesse. Si vous saviez comme cela va bien de porter haut la tête, et comme jaurai piteuse mine à flairer la poussière de vos tapis! oh! Sire, je regrette sincèrement, et vous regretterez comme moi, ce temps où le roi de France voyait dans ses vestibules tous ces gentilshommes insolents, maigres, maugréant toujours, hargneux, mâtins qui mordaient mortellement les jours de bataille. Ces gens-là sont les meilleurs courtisans pour la main qui les nourrit, ils la lèchent; mais, pour la main qui les frappe, oh! le beau coup de dent! Un peu dor sur les galons de ces manteaux, un peu de ventre dans les hauts-de-chausse, un peu de gris dans ces cheveux secs, et vous verrez les beaux ducs et pairs, les fiers maréchaux de France! Mais pourquoi dire tout cela? Le roi est mon maître, il veut que je fasse des vers, il veut que je polisse, avec des souliers de satin, les mosaïques de ses antichambres; mordioux! cest difficile, mais jai fait plus difficile que cela. Je le ferai. Pourquoi le ferai-je? Parce que jaime largent? Jen ai. Parce que je suis ambitieux? Ma carrière est bornée. Parce que jaime la Cour? Non. Je resterai, parce que jai lhabitude, depuis trente ans, daller prendre le mot dordre du roi, et de mentendre dire: «Bonsoir, dArtagnan», avec un sourire que je ne mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Êtes-vous content, Sire? Et dArtagnan courba lentement sa tête argentée, sur laquelle le roi, souriant, posa sa blanche main avec orgueil. -- Merci, mon vieux serviteur, mon fidèle ami, dit-il. Puisque, à compter daujourdhui, je nai plus dennemi, en France, il me reste à tenvoyer sur un champ étranger ramasser ton bâton de maréchal. Compte sur moi pour trouver loccasion. En attendant, mange mon meilleur pain et dors tranquille. -- À la bonne heure! dit dArtagnan ému. Mais ces pauvres gens de Belle-Île? lun surtout, si bon et si brave? -- Est-ce que vous me demandez leur grâce? -- À genoux, Sire. -- Eh bien! allez la leur porter, sil en est temps encore. Mais vous vous engagez pour eux! -- Jengage ma vie! -- Allez. Demain, je pars pour Paris. Soyez revenu; car je ne veux plus que vous me quittiez. -- Soyez tranquille, Sire, sécria dArtagnan en baisant la main du roi. Et il sélança, le coeur gonflé de joie, hors du château, sur la route de Belle-Île. Chapitre CCLX -- Les amis de M. Fouquet Le roi étant retourné à Paris, et avec lui dArtagnan, qui, en vingt-quatre heures, ayant pris avec le plus grand soin toutes ses informations à Belle-Île, ne savait rien du secret que gardait si bien le lourd rocher de Locmaria, tombe héroïque de Porthos. Le capitaine des mousquetaires savait seulement ce que ces deux hommes vaillants, ce que ces deux amis, dont il avait si noblement pris la défense et essayé de sauver la vie, aidés de trois fidèles Bretons, avaient accompli contre une armée entière. Il avait pu voir, lancés dans la lande voisine, les débris humains qui avaient taché de sang les silex épars dans les bruyères. Il savait aussi quun canot avait été aperçu bien loin en mer, et que, pareil à un oiseau de proie, un vaisseau royal avait poursuivi, rejoint et dévoré ce pauvre petit oiseau qui fuyait à tire-daile. Mais là sarrêtaient les certitudes de dArtagnan. Le champ des conjectures souvrait à cette limite. Maintenant, que fallait-il penser? Le vaisseau nétait pas revenu. Il est vrai quun coup de vent régnait depuis trois jours; mais la corvette était à la fois bonne voilière et solide dans ses membrures; elle ne craignait guère les coups de vent, et celle qui portait Aramis eût dû, selon lestime de dArtagnan, être revenue à Brest, ou rentrer à lembouchure de la Loire. Telles étaient les nouvelles ambiguës, mais à peu près rassurantes pour lui personnellement, que dArtagnan rapportait à Louis XIV, lorsque le roi, suivi de toute la Cour, revint à Paris. Louis, content de son succès, Louis, plus doux et plus affable depuis quil se sentait plus puissant, navait pas cessé un seul instant de chevaucher à la portière de Mlle de La Vallière. Tout le monde sétait empressé de distraire les deux reines pour leur faire oublier cet abandon du fils et de lépoux. Tout respirait lavenir; le passé nétait plus rien pour personne. Seulement, ce passé venait comme une plaie douloureuse et saignante aux coeurs de quelques âmes tendres et dévouées. Aussi, le roi ne fut pas plutôt installé chez lui, quil en reçut une preuve touchante. Louis XIV venait de se lever et de prendre son premier repas, quand son capitaine des mousquetaires se présenta devant lui. DArtagnan était un peu pâle et semblait gêné. Le roi saperçut, au premier coup doeil, de laltération de ce visage, ordinairement si égal. -- Quavez-vous donc, dArtagnan? dit-il. -- Sire, il mest arrivé un grand malheur. -- Mon Dieu! quoi donc? -- Sire, jai perdu un de mes amis, M. du Vallon, à laffaire de Belle-Île. Et, en disant ces mots, dArtagnan attachait son oeil de faucon sur Louis XIV, pour deviner en lui le premier sentiment qui se ferait jour. -- Je le savais, répliqua le roi. -- Vous le saviez et vous ne me lavez pas dit? sécria le mousquetaire. -- À quoi bon? Votre douleur, mon ami, est si respectable! Jai dû, moi, la ménager. Vous instruire de ce malheur qui vous frappait, dArtagnan, cétait en triompher à vos yeux. Oui, je savais que M. du Vallon sétait enterré sous les rochers de Locmaria; je savais que M. dHerblay ma pris un vaisseau avec son équipage pour se faire conduire à Bayonne. Mais jai voulu que vous appreniez vous-même ces événements dune manière directe, afin que vous fussiez convaincu que mes amis sont pour moi respectables et sacrés, que toujours en moi lhomme simmolera aux hommes, puisque le roi est si souvent forcé de sacrifier les hommes à sa majesté, à sa puissance. -- Mais, Sire, comment savez-vous?... -- Comment savez-vous vous-même, dArtagnan? -- Par cette lettre, Sire, que mécrit de Bayonne, Aramis, libre et hors de péril. -- Tenez, fit le roi en tirant de sa cassette, placée sur un meuble voisin du siège où dArtagnan était appuyé, une lettre copiée exactement sur celle dAramis, voici la même lettre, que Colbert ma fait passer huit heures avant que vous receviez la vôtre... Je suis bien servi, je lespère. -- Oui, Sire, murmura le mousquetaire, vous étiez le seul homme dont la fortune fût capable de dominer la fortune et la force de mes deux amis. Vous avez usé, Sire; mais vous nabuserez point, nest-ce pas? -- DArtagnan, dit le roi, avec un sourire plein de bienveillance, je pourrais faire enlever M. dHerblay sur les terres du roi dEspagne et me le faire amener ici vivant pour en faire justice. DArtagnan, croyez-le bien, je ne céderai pas à ce premier mouvement, bien naturel. Il est libre, quil continue dêtre libre. -- Oh! Sire, vous ne resterez pas toujours aussi clément, aussi noble, aussi généreux que vous venez de vous le montrer à mon égard et à celui de M. dHerblay; vous trouverez auprès de vous des conseillers qui vous guériront de cette faiblesse. -- Non, dArtagnan, vous vous trompez, quand vous accusez mon conseil de vouloir me pousser à la rigueur. Le conseil de ménager M. dHerblay vient de Colbert lui-même. -- Ah! Sire, fit dArtagnan stupéfait. -- Quant à vous, continua le roi avec une bonté peu ordinaire, jai plusieurs bonnes nouvelles à vous annoncer, mais vous les saurez, mon cher capitaine, du moment où jaurai terminé mes comptes. Jai dit que je voulais faire et que je ferais votre fortune. Ce mot va devenir une réalité. -- Merci mille fois, Sire; je puis attendre, moi. Je vous en prie, pendant que je vais et puis prendre patience, que Votre Majesté daigne soccuper de ces pauvres gens, qui, depuis longtemps, assiègent votre antichambre, et viennent humblement déposer une supplique aux pieds du roi. -- Qui cela? -- Des ennemis de Votre Majesté. Le roi leva la tête. -- Des amis de M. Fouquet, ajouta dArtagnan. -- Leurs noms? -- M. Gourville, M. Pélisson et un poète, M. Jean de La Fontaine. Le roi sarrêta un moment pour réfléchir. -- Que veulent-ils? -- Je ne sais. -- Comment sont-ils? -- En deuil. -- Que disent-ils? -- Rien. -- Que font-ils? -- Ils pleurent. -- Quils entrent, dit le roi en fronçant le sourcil. DArtagnan tourna rapidement sur lui-même, leva la tapisserie qui fermait lentrée de la chambre royale, et cria dans la salle voisine: -- Introduisez! Bientôt parurent à la porte du cabinet, où se tenaient le roi et son capitaine, les trois hommes que dArtagnan avait nommés. Sur leur passage régnait un profond silence. Les courtisans, à lapproche des amis du malheureux surintendant des finances, les courtisans, disons-nous, reculaient comme pour nêtre pas gâtés par la contagion de la disgrâce et de linfortune. DArtagnan, dun pas rapide, vint lui-même prendre par la main ces malheureux qui hésitaient et tremblaient à la porte du cabinet royal; il les amena devant le fauteuil du roi, qui, réfugié dans lembrasure dune fenêtre, attendait le moment de la présentation et se préparait à faire aux suppliants un accueil rigoureusement diplomatique. Le premier des amis de Fouquet qui savança fut Pélisson. Il ne pleurait plus; mais ses larmes navaient uniquement tari que pour que le roi pût mieux entendre sa voix et sa prière. Gourville se mordait les lèvres pour arrêter ses pleurs par respect du roi. La Fontaine ensevelissait son visage dans son mouchoir, et lon neût pas dit quil vivait, sans le mouvement convulsif de ses épaules soulevées par ses sanglots. Le roi avait gardé toute sa dignité. Son visage était impassible. Il avait même conservé le froncement de sourcil qui avait paru quand dArtagnan lui avait annoncé ses ennemis. Il fit un geste qui signifiait: «Parlez», et il demeura debout, couvant dun regard profond ces trois hommes désespérés. Pélisson se courba jusquà terre, et La Fontaine sagenouilla comme on fait dans les églises. Cet obstiné silence, troublé seulement par des soupirs et des gémissements si douloureux, commençait à émouvoir chez le roi, non pas la compassion, mais limpatience. -- Monsieur Pélisson, dit-il dune voix brève et sèche, monsieur Gourville, et vous, monsieur... Et il ne nomma pas La Fontaine. -- Je verrais, avec un sensible déplaisir, que vous vinssiez me prier pour un des plus grands criminels que doive punir ma justice. Un roi ne se laisse attendrir que par les larmes ou par les remords: larmes de linnocence, remords des coupables. Je ne croirai ni aux remords de M. Fouquet ni aux larmes de ses amis, parce que lun est gâté jusquau coeur et que les autres doivent redouter de me venir offenser chez moi. Cest pourquoi, monsieur Pélisson, monsieur Gourville, et vous, monsieur... je vous prie de ne rien dire qui ne témoigne hautement du respect que vous avez pour ma volonté. -- Sire, répondit Pélisson tremblant à ces terribles paroles, nous ne sommes rien venus dire à Votre Majesté qui ne soit lexpression la plus profonde du plus sincère respect et du plus sincère amour qui sont dus au roi par tous ses sujets. La justice de Votre Majesté est redoutable; chacun doit se courber sous les arrêts quelle prononce. Nous nous inclinons respectueusement devant elle. Loin de nous la pensée de venir défendre celui qui a eu le malheur doffenser Votre Majesté. Celui qui a encouru votre disgrâce peut être un ami pour nous, mais cest un ennemi de lÉtat. Nous labandonnerons en pleurant à la sévérité du roi. -- Dailleurs, interrompit le roi, calmé par cette voix suppliante et ces persuasives paroles, mon Parlement jugera. Je ne frappe pas sans avoir pesé le crime. Ma justice na pas lépée sans avoir eu les balances. -- Aussi avons-nous toute confiance dans cette impartialité du roi, et pouvons-nous espérer de faire entendre nos faibles voix, avec lassentiment de Votre Majesté, quand lheure de défendre un ami accusé aura sonné pour nous. -- Alors, messieurs, que demandez-vous? dit le roi de son air imposant. -- Sire, continua Pélisson, laccusé laisse une femme et une famille. Le peu de bien quil avait suffit à peine à payer ses dettes, et Mme Fouquet, depuis la captivité de son mari, est abandonnée par tout le monde. La main de Votre Majesté frappe à légal de la main de Dieu. Quand le Seigneur envoie la plaie de la lèpre ou de la peste à une famille, chacun fuit et séloigne de la demeure du lépreux ou du pestiféré. Quelquefois, mais bien rarement, un médecin généreux ose seul approcher du seuil maudit, le franchit avec courage et expose sa vie pour combattre la mort. Il est la dernière ressource du mourant; il est linstrument de la miséricorde céleste. Sire, nous vous supplions, à mains jointes, à deux genoux, comme on supplie la Divinité; Mme Fouquet na plus damis, plus de soutiens; elle pleure dans sa maison, pauvre et déserte, abandonnée par tous ceux qui en assiégeaient la porte au moment de la faveur; elle na plus de crédit, elle na plus despoir! Au moins, le malheureux sur qui sappesantit votre colère reçoit de vous, tout coupable quil est, le pain que mouillent chaque jour ses larmes. Aussi affligée, plus dénuée que son époux, Mme Fouquet, celle qui eut lhonneur de recevoir Votre Majesté à sa table, Mme Fouquet, lépouse de lancien surintendant des finances de Votre Majesté, Mme Fouquet na plus de pain! Ici, le silence mortel qui enchaînait le souffle des deux amis de Pélisson fut rompu par léclat des sanglots, et dArtagnan dont la poitrine se brisait en écoutant cette humble prière, tourna sur lui-même, vers langle du cabinet, pour mordre en liberté sa moustache et comprimer ses soupirs. Le roi avait conservé son oeil sec, son visage sévère: mais la rougeur était montée à ses joues, et lassurance de ses regards diminuait visiblement. -- Que souhaitez-vous? dit-il dune voix émue. -- Nous venons demander humblement à Votre Majesté, répliqua Pélisson, que lémotion gagnait peu à peu, de nous permettre, sans encourir sa disgrâce, de prêter à Mme Fouquet deux mille pistoles, recueillies parmi tous les anciens amis de son mari, pour que la veuve ne manque pas des choses les plus nécessaires à la vie. À ce mot de _veuve_, prononcé par Pélisson, quand Fouquet vivait encore, le roi pâlit extrêmement; sa fierté tomba; la pitié lui vint du coeur aux lèvres. Il laissa tomber un regard attendri sur tous ces gens qui sanglotaient à ses pieds. -- À Dieu ne plaise, répondit-il, que je confonde linnocent avec le coupable! Ceux-là me connaissent mal qui doutent de ma miséricorde envers les faibles. Je ne frapperai jamais que les arrogants. Faites, messieurs, faites tout ce que votre coeur vous conseillera pour soulager la douleur de Mme Fouquet. Allez, messieurs, allez. Les trois hommes se relevèrent silencieux, loeil aride. Les larmes sétaient taries au contact brûlant de leurs joues et de leurs paupières. Ils neurent pas la force dadresser un remerciement au roi, lequel, dailleurs, coupa court à leurs révérences solennelles en se retranchant vivement derrière son fauteuil. DArtagnan demeura seul avec le roi. -- Bien! dit-il en sapprochant du jeune prince, qui linterrogeait du regard; bien, mon maître! Si vous naviez pas la devise qui pare votre soleil, je vous en conseillerais une, quitte à la faire traduire en latin par M. Conrart: «Doux au petit, rude au fort!» Le roi sourit et passa dans la salle voisine, après avoir dit à dArtagnan: -- Je vous donne le congé dont vous devez avoir besoin pour mettre en ordre les affaires de feu M. du Vallon, votre ami. Chapitre CCLXI -- Le testament de Porthos À Pierrefonds, tout était en deuil. Les cours étaient désertes, les écuries fermées, les parterres négligés. Dans les bassins, sarrêtaient deux-mêmes les jets deau, naguère épanouis, bruyants et brillants. Sur les chemins, autour du château, venaient quelques graves personnages sur des mules ou sur des bidets de ferme. Cétaient les voisins de campagne, les curés et les baillis des terres limitrophes. Tout ce monde entrait silencieusement au château, remettait sa monture à un palefrenier morne, et se dirigeait, conduit par un chasseur vêtu de noir, vers la grande salle, où, sur le seuil, Mousqueton recevait les arrivants. Mousqueton avait tellement maigri depuis deux jours, que ses habits remuaient sur lui, pareils à ces fourreaux trop larges, dans lesquels dansent les fers des épées. Sa figure couperosée de rouge et de blanc, comme celle de la Madone de Van Dyck, était sillonnée par deux ruisseaux argentés qui creusaient leur lit dans ses joues, aussi pleines jadis quelles étaient flasques depuis son deuil. À chaque nouvelle visite, Mousqueton trouvait de nouvelles larmes, et cétait pitié de le voir étreindre son gosier par sa grosse main pour ne pas éclater en sanglots. Toutes ces visites avaient pour but la lecture du testament de Porthos, annoncée pour ce jour, et à laquelle voulaient assister toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, qui ne laissait aucun parent après lui. Les assistants prenaient place à mesure quils arrivaient, et la grande salle venait dêtre fermée quand sonna lheure de midi, heure fixée pour la lecture. Le procureur de Porthos, et cétait naturellement le successeur de maître Coquenard, commença par déployer lentement le vaste parchemin sur lequel la puissante main de Porthos avait tracé ses volontés suprêmes. Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux préliminaire ayant retenti, chacun tendit loreille. Mousqueton sétait blotti dans un coin pour mieux pleurer, pour moins entendre. Tout à coup, la porte à deux battants de la grande salle, qui avait été refermée, souvrit comme par un prodige, et une figure mâle apparut sur le seuil, resplendissant dans la plus vive lumière du soleil. Cétait dArtagnan, qui était arrivé seul jusquà cette porte, et, ne trouvant personne pour lui tenir létrier, avait attaché son cheval au heurtoir, et sannonçait lui-même. Léclat du jour envahissant la salle, le murmure des assistants, et, plus que tout cela, linstinct du chien fidèle, arrachèrent Mousqueton à sa rêverie. Il releva la tête, reconnut le vieil ami du maître, et, hurlant de douleur, vint lui embrasser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes. DArtagnan releva le pauvre intendant, lembrassa comme un frère, et ayant salué noblement lassemblée, qui sinclinait tout entière en chuchotant son nom, il alla sasseoir à lextrémité de la grande salle de chêne sculpté tenant toujours la main de Mousqueton qui suffoquait et sasseyait sur le marchepied. Alors le procureur, qui était ému comme les autres commença la lecture. Porthos, après une profession de foi des plus chrétiennes, demandait pardon à ses ennemis du tort quil avait pu leur causer. À ce paragraphe, un rayon dinexprimable orgueil glissa des yeux de dArtagnan. Il se rappelait le vieux soldat. Tous ces ennemis de Porthos, terrassés par sa main vaillante, il en supputait le nombre, et se disait que Porthos avait fait sagement de ne pas détailler ses ennemis ou les torts causés à ceux-ci; sans quoi, le besogne eût été trop rude pour le lecteur. Venait alors lénumération suivante: «Je possède à lheure quil est, par la grâce de Dieu: «1° Le domaine de Pierrefonds, terres, bois, prés, eaux, forêts, entourés de bons murs; «2° Le domaine de Bracieux, château, forêts, terres labourables, formant trois fermes; «3° La petite terre du Vallon, ainsi nommée, parce quelle est dans le vallon...» -- Brave Porthos! «4° Cinquante métairies dans la Touraine, dune contenance de cinq cents arpents; «5° Trois moulins sur le Cher, dun rapport de six cents livres chacun; «6° Trois étangs dans le Berri, dun rapport de deux cents livres chacun. «Quant aux biens _mobiliers_, ainsi nommés, parce quils ne peuvent se mouvoir, comme lexplique si bien mon savant ami lévêque de Vannes...» DArtagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom. Le procureur continua imperturbablement: «Ils consistent: «1° En des meubles que je ne saurais détailler ici faute despace, et qui garnissent tous mes châteaux ou maisons, mais dont la liste est dressée par mon intendant...» Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui sabîma dans sa douleur. «2° En vingt chevaux de main et de trait que jai particulièrement dans mon château de Pierrefonds et qui sappellent: _Bayard, Roland, Charlemagne, Pépin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod, Urgande, Armide, Falstrade, Dalila, Rébecca, Yolande, Finette, Grisette, Lisette et Musette._ _ _ «3° En soixante chiens, formant six équipages, répartis comme il suit: le premier, pour le cerf; le second, pour le loup; le troisième, pour le sanglier; le quatrième, pour le lièvre, et les deux autres, pour larrêt ou la garde; «4° En armes de guerre et de chasse renfermées dans ma galerie darmes; «5° Mes vins dAnjou, choisis pour Athos, qui les aimait autrefois; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux et dEspagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses maisons; «6° Mes tableaux et statues quon prétend être dune grande valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la vue. «7° Ma bibliothèque, composée de six mille volumes tout neufs, et quon na jamais ouverts; «8° Ma vaisselle dargent, qui sest peut-être un peu usée, mais qui doit peser de mille à douze cents livres, car je pouvais à grand-peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que six fois le tour de ma chambre en le portant. «9° Tous ces objets, plus le linge de table et de service, sont répartis dans les maisons que jaimais le mieux...» Ici, le lecteur sarrêta pour reprendre haleine. Chacun soupira, toussa et redoubla dattention. Le procureur reprit: «Jai vécu sans avoir denfants, et il est probable que je nen aurai pas, ce qui mest une cuisante douleur. Je me trompe cependant, car jai un fils en commun avec mes autres amis: cest M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne, véritable fils de M. le comte de La Fère. «Ce jeune seigneur ma paru digne de succéder aux trois vaillants gentilshommes dont je suis lami et le très humble serviteur.» Ici, un bruit aigu se fit entendre. Cétait lépée de dArtagnan, qui, glissant du baudrier, était tombée sur la planche sonore. Chacun tourna les yeux de ce côté, et lon vit quune grande larme avait coulé des cils épais de dArtagnan sur son nez aquilin, dont larête lumineuse brillait ainsi quun croissant enflammé au soleil. «Cest pourquoi, continua le procureur, jai laissé tous mes biens, meubles et immeubles, compris dans lénumération ci-dessus faite, à M. le vicomte Raoul-Auguste-Jules de Bragelonne, fils de M. le comte de La Fère, pour le consoler du chagrin quil paraît avoir, et le mettre en état de porter glorieusement son nom...» Un long murmure courut dans lauditoire. Le procureur continua, soutenu par loeil flamboyant de dArtagnan, qui, parcourant lassemblée, rétablit le silence interrompu. «À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de donner à M. le chevalier dArtagnan, capitaine des mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier dArtagnan lui demandera de mes biens. «À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension à M. le chevalier dHerblay, mon ami, sil avait besoin de vivre en exil. «À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, dentretenir ceux de mes serviteurs qui ont fait dix ans de service chez moi, et de donner cinq cents livres à chacun des autres. «Je laisse à mon intendant Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de chasse, au nombre de quarante-sept, dans lassurance quil les portera jusquà les user pour lamour et par souvenir de moi. «De plus, je lègue à M. le vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidèle ami Mousqueton, déjà nommé, à la charge par ledit vicomte de Bragelonne dagir en sorte que Mousqueton déclare en mourant quil na jamais cessé dêtre heureux.» En entendant ces mots, Mousqueton salua, pâle et tremblant; ses larges épaules frissonnaient convulsivement; son visage, empreint dune effrayante douleur, sortit de ses mains glacées, et les assistants le virent trébucher, hésiter, comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une direction. -- Mousqueton, dit dArtagnan, mon bon ami, sortez dici; allez faire vos préparatifs. Je vous emmène chez Athos, où je men vais en quittant Pierrefonds. Mousqueton ne répondit rien. Il respirait à peine, comme si tout, dans cette salle, lui devait être désormais étranger. Il ouvrit la porte et disparut lentement. Le procureur acheva sa lecture, après laquelle sévanouirent déçus, mais pleins de respect, la plupart de ceux qui étaient venus entendre les dernières volontés de Porthos. Quant à dArtagnan, demeuré seul après avoir reçu la révérence cérémonieuse que lui avait faite le procureur il admirait cette sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si justement son bien au plus digne, au plus nécessiteux, avec des délicatesses que nul, parmi les plus fins courtisans et les plus nobles coeurs, neût pu rencontrer aussi parfaites. En effet, Porthos enjoignait à Raoul de Bragelonne de donner à dArtagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce digne Porthos, que dArtagnan ne demanderait rien; et, au cas où il eût demandé quelque chose, nul, excepté lui-même, ne lui faisait sa part. Porthos laissait une pension à Aramis, lequel, sil eût eu lenvie de demander trop, était arrêté par lexemple de dArtagnan; et ce mot exil, jeté par le testateur sans intention apparente, nétait- il la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite dAramis qui avait causé la mort de Porthos? Enfin, il nétait pas fait mention dAthos dans le testament du mort. Celui-ci, en effet, pouvait-il supposer que le fils noffrirait pas la meilleure part au père? Le gros esprit de Porthos avait jugé toutes ces causes, saisi toutes ces nuances, mieux que la loi, mieux que lusage, mieux que le goût. «Porthos était un coeur», se dit dArtagnan avec un soupir. Et il lui sembla entendre un gémissement au plafond. Il pensa tout de suite à ce pauvre Mousqueton, quil fallait distraire de sa douleur. À cet effet, dArtagnan quitta la salle avec empressement pour aller chercher le digne intendant, puisque celui-ci ne revenait pas. Il monta lescalier qui conduisait au premier étage, et aperçut dans la chambre de Porthos un amas dhabits de toutes couleurs et de toutes étoffes, sur lesquels Mousqueton sétait couché après les avoir entassés lui-même. Cétait le lot du fidèle ami. Ces habits lui appartenaient bien; ils lui avaient été bien donnés. On voyait la main de Mousqueton sétendre sur ces reliques, quil baisait de toutes ses lèvres, de tout son visage, quil couvrait de tout son corps. DArtagnan sapprocha pour consoler le pauvre garçon. -- Mon Dieu, dit-il, il ne bouge plus; il est évanoui! DArtagnan se trompait: Mousqueton était mort. Mort, comme le chien qui, ayant perdu son maître, revient mourir sur son habit. Chapitre CCLXII -- La vieillesse d'Athos Pendant que tous ces événements séparaient à jamais les quatre mousquetaires, autrefois liés dune façon qui paraissait indissoluble, Athos, demeuré seul après le départ de Raoul, commençait à payer son tribut à cette mort anticipée quon appelle labsence des gens aimés. Revenu à sa maison de Blois, nayant plus même Grimaud pour recueillir un pauvre sourire quand il passait dans les parterres, Athos sentait de jour en jour saltérer la vigueur dune nature qui, depuis si longtemps semblait infaillible. Lâge, reculé pour lui par la présence de lobjet chéri, arrivait avec ce cortège de douleurs et de gênes qui grossit à mesure quil se fait attendre. Athos navait plus là son fils pour sétudier à marcher droit, à lever la tête, à donner le bon exemple; il navait plus ces yeux brillants de jeune homme, foyer toujours ardent où se régénérait la flamme de ses regards. Et puis, faut-il le dire? cette nature, exquise par sa tendresse et sa réserve, ne trouvant plus rien qui contînt ses élans, se livrait au chagrin avec toute la fougue des natures vulgaires, quand elles se livrent à la joie. Le comte de La Fère, resté jeune jusquà sa soixante-deuxième année, lhomme de guerre qui avait conservé sa force malgré les fatigues, sa fraîcheur desprit malgré les malheurs, sa douce sérénité dâme et de corps malgré Milady, malgré Mazarin, malgré La Vallière, Athos était devenu un vieillard en huit jours, du moment quil avait perdu lappui de son arrière jeunesse. Toujours beau, mais courbé, noble, mais triste, doux et chancelant sous ses cheveux blanchis, il recherchait, depuis sa solitude, les clairières par lesquelles le soleil venait trouer le feuillage des allées. Le rude exercice de toute sa vie, il le désapprit quand Raoul ne fut plus là. Les serviteurs, accoutumés à le voir levé dès laube en toute saison, sétonnèrent dentendre sonner sept heures en été sans que leur maître eût quitté le lit. Athos demeurait couché, un livre sous son chevet, et il ne dormait pas, et il ne lisait pas. Couché pour navoir plus à porter son corps, il laissait lâme et lesprit sélancer hors de lenveloppe et retourner à son fils ou à Dieu. On fut bien effrayé quelquefois de le voir, pendant des heures, absorbé dans une rêverie muette, insensible; il nentendait plus le pas du valet plein de crainte qui venait au seuil de la chambre épier le sommeil ou le réveil du maître. Il lui arrivait doublier que le jour était à moitié écoulé, que lheure des deux premiers repas était passée. Alors on léveillait, il se levait, descendait sous son allée sombre, puis revenait un peu au soleil comme pour en partager une minute la chaleur avec lenfant absent. Et puis la promenade lugubre, monotone, recommençait jusquà ce que, épuisé, il regagnât la chambre et le lit, son domicile préféré. Pendant plusieurs jours, le comte ne dit pas une parole. Il refusa de recevoir les visites qui lui arrivaient, et, pendant la nuit, on le vit rallumer sa lampe et passer de longues heures à écrire ou à feuilleter des parchemins. Athos écrivit une de ces lettres à Vannes, une autre à Fontainebleau: elles demeurèrent sans réponse. On sait pourquoi: Aramis avait quitté la France; dArtagnan voyageait de Nantes à Paris, de Paris à Pierrefonds. Son valet de chambre remarqua quil diminuait chaque jour quelques tours de sa promenade. La grande allée de tilleuls devint bientôt trop longue pour les pieds qui la parcouraient jadis mille fois en un jour. On vit le comte aller péniblement aux arbres du milieu, sasseoir sur le banc de mousse qui échancrait une allée latérale, et attendre ainsi le retour des forces ou plutôt le retour de la nuit. Bientôt cent pas lexténuèrent. Enfin, Athos ne voulut plus se lever; il refusa toute nourriture, et ses gens épouvantés, bien quil ne se plaignit pas, bien quil eût toujours le sourire aux lèvres, bien quil continuât à parler de sa douce voix, ses gens allèrent à Blois chercher lancien médecin de feu Monsieur, et lamenèrent au comte de La Fère, de telle façon quil pût voir celui-ci sans être vu. À cet effet, ils le placèrent dans un cabinet voisin de la chambre du malade et le supplièrent de ne pas se montrer dans la crainte de déplaire au maître, qui navait pas demandé de médecin. Le docteur obéit; Athos était une sorte de modèle pour les gentilshommes du pays; le Blaisois se vantait de posséder cette relique sacrée des vieilles gloires françaises; Athos était un bien grand seigneur, comparé à ces noblesses comme le roi en improvisait en touchant de son sceptre jeune et fécond les troncs desséchés des arbres héraldiques de la province. On respectait, disons-nous, et lon aimait Athos. Le médecin ne put souffrir de voir pleurer ses gens et de voir sattrouper les pauvres du canton, à qui Athos donnait la vie et la consolation par ses bonnes paroles et ses aumônes. Il examina donc du fond de sa cachette les allures du mal mystérieux qui courbait et mordait de jour en jour plus mortellement un homme naguère encore plein de vie et denvie de vivre. Il remarqua sur les joues dAthos la pourpre de la fièvre qui sallume et se nourrit, fièvre lente, impitoyable, née dans un pli du coeur, sabritant derrière ce rempart grandissant de la souffrance quelle engendre, cause à là fois et effet dune situation périlleuse. Le comte ne parlait à personne, disons-nous, il ne parlait pas même seul. Sa pensée craignait le bruit, elle touchait à ce degré de surexcitation qui confine à lextase. Lhomme ainsi absorbé, quand il nappartient pas encore à Dieu, nappartient déjà plus à la terre. Le docteur demeura plusieurs heures à étudier cette douloureuse lutte de la volonté contre une puissance supérieure. Il sépouvanta de voir ces yeux toujours fixes, toujours attachés sur le but invisible; il sépouvanta de voir battre du même mouvement ce coeur dont jamais un soupir ne venait varier lhabitude; quelquefois lacuité de la douleur fait lespoir du médecin. Une demi-journée se passa ainsi. Le docteur prit son parti en homme brave, en esprit ferme: il sortit brusquement de sa retraite et vint droit à Athos, qui le vit sans témoigner plus de surprise que sil neût rien compris à cette apparition. -- Monsieur le comte, pardon, dit le docteur en venant au malade les bras ouverts, mais jai un reproche à vous faire; vous allez mentendre. Et il sassit au chevet dAthos, qui sortit à grand-peine de sa préoccupation. -- Quy a-t-il, docteur? demanda le comte après un silence. -- Il y a que vous êtes malade, monsieur, et que vous ne vous faites pas traiter. -- Moi, malade! dit Athos en souriant. -- Fièvre, consomption, affaiblissement, dépérissement, monsieur le comte! -- Affaiblissement! répondit Athos. Est-ce possible? Je ne me lève pas. -- Allons, allons, monsieur le comte, pas de subterfuges! Vous êtes un bon chrétien. -- Je le crois, dit Athos. -- Vous donneriez-vous la mort? -- Jamais, docteur. -- Eh bien! monsieur, vous vous en allez mourant; demeurer ainsi, cest un suicide; guérissez, monsieur le comte, guérissez! -- De quoi? Trouvez le mal dabord. Moi, jamais je ne me suis trouvé mieux, jamais le ciel ne ma paru plus beau, jamais je nai plus chéri mes fleurs. -- Vous avez un chagrin caché. -- Caché?... Non pas, jai labsence de mon fils, docteur; voilà tout mon mal; je ne le cache pas. -- Monsieur le comte, votre fils vit, il est fort, il a tout lavenir des gens de son mérite et de sa race; vivez pour lui... -- Mais je vis, docteur. Oh! soyez bien tranquille ajouta-t-il en souriant avec mélancolie, tant que Raoul vivra, on le saura bien; car, tant quil vivra, je vivrai. -- Que dites-vous? -- Une chose bien simple. En ce moment, docteur, je laisse la vie suspendue en moi. Ce serait une tâche au-dessus de mes forces que la vie oublieuse, dissipée, indifférente, quand je nai pas là Raoul. Vous ne demandez point à la lampe de brûler quand létincelle ny a pas attaché la flamme; ne me demandez pas de vivre au bruit et à la clarté. Je végète, je me dispose, jattends. Tenez, docteur, rappelez-vous ces soldats que nous vîmes tant de fois ensemble sur les ports où ils attendaient dêtre embarqués; couchés, indifférents, moitié sur un élément, moitié sur lautre, ils nétaient ni à lendroit où la mer allait les porter, ni à lendroit où la terre allait les perdre; bagages préparés, esprit tendu, regard fixe, ils attendaient. Je le répète, ce mot, cest celui qui peint ma vie présente. Couché comme ces soldats, loreille tendue vers ces bruits qui marrivent, je veux être prêt à partir au premier appel. Qui me fera cet appel? la vie, ou la mort? Dieu, ou Raoul? Mes bagages sont prêts, mon âme est disposée, jattends le signal... Jattends, docteur, jattends! Le docteur connaissait la trempe de cet esprit, il appréciait la solidité de ce corps; il réfléchit un moment, se dit à lui-même que les paroles étaient inutiles, les remèdes absurdes, et il partit en exhortant les serviteurs dAthos à ne le point abandonner un moment. Athos, le docteur parti, ne témoigna ni colère ni dépit de ce quon lavait troublé; il ne recommanda même pas quon lui remit promptement les lettres qui viendraient: il savait bien que toute distraction qui lui arrivait était une joie, une espérance que ses serviteurs eussent payée de leur sang pour la lui procurer. Le sommeil était devenu rare. Athos, à force de songer, soubliait quelques heures au plus dans une rêverie plus profonde, plus obscure, que dautres eussent appelée un rêve. Ce repos momentané donnait cet oubli au corps, que fatiguait lâme; car Athos vivait doublement pendant ces pérégrinations de son intelligence. Une nuit, il songea que Raoul shabillait dans une tente, pour aller à lexpédition commandée par M. de Beaufort en personne. Le jeune homme était triste, il agrafait lentement sa cuirasse, lentement il ceignait son épée. -- Quavez-vous donc? lui demanda tendrement son père. -- Ce qui mafflige, cest la mort de Porthos, notre si bon ami, répondit Raoul; je souffre dici de la douleur que vous en ressentirez là-bas. Et la vision disparut avec le sommeil dAthos. Au point du jour, un des valets entra chez son maître, et lui remit une lettre venant dEspagne. Lécriture dAramis, pensa le comte. Et il lut. -- Porthos est mort! sécria-t-il après les premières lignes. Ô Raoul, Raoul, merci! tu tiens ta promesse, tu mavertis! Et Athos, pris dune sueur mortelle, sévanouit dans son lit sans autre cause que sa faiblesse. Chapitre CCLXIII -- Vision d'Athos Quand cet évanouissement dAthos eut cessé, le comte, presque honteux davoir faibli devant cet événement surnaturel, shabilla et demanda un cheval, bien décidé à se rendre à Blois, pour nouer des correspondances plus sûres, soit avec lAfrique, soit avec dArtagnan ou Aramis. En effet, cette lettre dAramis instruisait le comte de La Fère du mauvais succès de lexpédition de Belle-Île. Elle lui donnait, sur la mort de Porthos, assez de détails pour que le coeur si tendre et si dévoué dAthos fût ému jusquen ses dernières fibres. Athos voulut donc aller faire à son ami Porthos une dernière visite. Pour rendre cet honneur à son ancien compagnon darmes, il comptait prévenir dArtagnan, lamener à recommencer le pénible voyage de Belle-Île, accomplir en sa compagnie ce triste pèlerinage au tombeau du géant quil avait tant aimé, puis revenir dans sa maison, pour obéir à cette influence secrète qui le conduisait à léternité par ces chemins mystérieux. Mais, à peine les valets, joyeux, avaient-ils habillé leur maître, quils voyaient avec plaisir se préparer à un voyage qui devait dissiper sa mélancolie, à peine le cheval le plus doux de lécurie du comte était-il sellé et conduit devant le perron, que le père de Raoul sentit sa tête sembarrasser, ses jambes se rompre, et quil comprit limpossibilité où il était de faire un pas de plus. Il demanda à être porté au soleil; on létendit sur son banc de mousse, où il passa une grande heure avant de reprendre ses esprits. Rien nétait plus naturel que cette atonie après le repos inerte des derniers jours. Athos prit un bouillon pour se donner des forces, et trempa ses lèvres desséchées dans un verre plein du vin quil aimait le mieux, ce vieux vin dAnjou, mentionné par le bon Porthos dans son admirable testament. Alors, réconforté, libre desprit, il se fit amener son cheval; mais il lui fallut laide des valets pour monter péniblement en selle. Il ne fit point cent pas: le frisson sempara de lui au détour du chemin. -- Voilà qui est étrange, dit-il à son valet de chambre, qui laccompagnait. -- Arrêtons-nous, monsieur, je vous en conjure! répondit le fidèle serviteur. Voilà que vous pâlissez. -- Cela ne mempêchera pas de poursuivre ma route, puisque je suis en chemin, réplique le comte. Et il rendit les rênes à son cheval. Mais soudain lanimal, au lieu dobéir à la pensée de son maître, sarrêta. Un mouvement dont Athos ne se rendit pas compte avait serré le mors. -- Quelque chose, dit Athos, veut que je naille pas plus loin. Soutenez-moi, ajouta-t-il en étendant les bras; vite, approchez! je sens tous mes muscles qui se détendent, et je vais tomber de cheval. Le valet avait vu le mouvement fait par son maître en même temps quil avait reçu lordre. Il sapprocha vivement, reçut le comte dans ses bras, et, comme on nétait pas encore assez éloigné de la maison pour que les serviteurs, demeurés sur le seuil de la porte pour voir partir M. de La Fère, naperçussent pas ce désordre dans la marche ordinairement si régulière de leur maître, le valet de chambre appela ses camarades du geste et de la voix; alors tous accoururent avec empressement. À peine Athos eut-il fait quelques pas pour retourner vers sa maison, quil se trouva mieux. Sa vigueur sembla renaître, et la volonté lui revint de pousser vers Blois. Il fit faire une volte à son cheval. Mais, au premier mouvement de celui-ci, il retomba dans cet état de torpeur et dangoisse. -- Allons, décidément, murmura-t-il, on veut que je reste chez moi. Ses gens sapprochèrent; on le descendit de cheval; et tous le portèrent en courant vers sa maison. Tout fut bientôt préparé dans sa chambre; ils le couchèrent dans son lit. -- Vous ferez bien attention, leur dit-il en se disposant à dormir, que jattends aujourdhui même des lettres dAfrique. -- Monsieur apprendra sans doute avec plaisir que le fils de Blaisois est monté à cheval pour gagner une heure sur le courrier de Blois, répondit le valet de chambre. -- Merci! répondit Athos avec son sourire de bonté. Le comte sendormit; son sommeil anxieux ressemblait à une souffrance. Celui qui le veillait vit sur ses traits poindre, à plusieurs reprises lexpression dune torture intérieure. Peut- être Athos rêvait-il. La journée se passa; le fils de Blaisois revint; le courrier navait pas apporté de nouvelles. Le comte calculait avec désespoir les minutes, il frémissait quand ces minutes avaient formé une heure. Lidée quon lavait oublié là- bas lui vint une fois et lui coûta une atroce douleur au coeur. Personne, dans la maison, nespérait plus que le courrier arrivât, son heure était passée depuis longtemps. Quatre fois, lexprès envoyé à Blois avait réitéré son voyage, et rien nétait venu à ladresse du comte. Athos savait que ce courrier narrivait quune fois par semaine. Cétait donc un retard de huit mortels jours à subir. Il commença la nuit avec cette douloureuse persuasion. Tout ce quun homme malade et irrité par la souffrance peut ajouter de sombres suppositions à des probabilités déjà tristes, Athos lentassa pendant les premières heures de cette mortelle nuit. La fièvre monta; elle envahit la poitrine, où le feu prit bientôt, suivant lexpression du médecin quon avait ramené de Blois au dernier voyage du fils de Blaisois. Bientôt elle gagna la tête. Le médecin pratiqua successivement deux saignées qui la dégagèrent, mais qui affaiblirent le malade et ne laissèrent la force daction quà son cerveau. Cependant cette fièvre redoutable avait cessé. Elle assiégeait de ses derniers battements les extrémités engourdies; elle finit par céder tout à fait lorsque minuit sonna. Le médecin, voyant ce mieux incontestable, regagna Blois après avoir ordonné quelques prescriptions et déclaré que le comte était sauvé. Alors commença, pour Athos, une situation étrange, indéfinissable. Libre de penser, son esprit se porta vers Raoul, vers ce fils bien-aimé. Son imagination lui montra les champs de lAfrique aux environs de Djidgelli, où M. de Beaufort avait dû débarquer avec son armée. Cétaient des roches grises toutes verdies en certains endroits par leau de la mer, quand elle vient fouetter la plage pendant les tourmentes et les tempêtes. Au-delà du rivage, diapré de ces roches semblables à des tombes, montait en amphithéâtre, parmi les lentisques et les cactus, une sorte de bourgade pleine de fumée, de bruits obscurs et de mouvements effarés. Tout à coup, du sein de cette fumée se dégagea une flamme qui parvint, bien quen rampant, à couvrir toute la surface de cette bourgade, et qui grandit peu à peu, englobant tout dans ses tourbillons rouges; pleurs, cris, bras étendus au ciel. Ce fut, pendant un moment, un pêle-mêle affreux de madriers sécroulant, de lames tordues, de pierres calcinées, darbres grillés, disparus. Chose étrange! dans ce chaos où Athos distinguait des bras levés, où il entendait des cris, des sanglots, des soupirs, il ne vit jamais une figure humaine. Le canon tonnait au loin, la mousqueterie pétillait, la mer mugissait, les troupeaux séchappaient en bondissant sur les talus verdoyants. Mais pas un soldat pour approcher la mèche auprès des batteries de canon, pas un marin pour aider à la manoeuvre de cette flotte, pas un pasteur pour ces troupeaux. Après la ruine du village et la destruction des forts qui le dominaient, ruine et destruction opérées magiquement, sans la coopération dun seul être humain, la flamme séteignit, la fumée recommença de monter, puis diminua dintensité, pâlit et sévapora complètement. La nuit alors se fit dans ce paysage; une nuit opaque sur terre, brillante au firmament; les grosses étoiles flamboyantes qui scintillent au ciel africain brillaient sans rien éclairer quelles-mêmes autour delles. Un long silence sétablit qui servit à reposer un moment limagination troublée dAthos, et, comme il sentait que ce quil avait à voir nétait pas terminé, il appliqua plus attentivement les regards de son intelligence sur le spectacle étrange que lui réservait son imagination. Ce spectacle continua bientôt pour lui. Une lune douce et pâle se leva derrière les versants de la côte, et moirant dabord des plis onduleux de la mer, qui semblait sêtre calmée après les mugissements quelle avait fait entendre pendant la vision dAthos, la lune, disons-nous, vint attacher ses diamants et ses opales aux broussailles et aux halliers de la colline. Les roches grises, comme autant de fantômes silencieux et attentifs, semblèrent dresser leurs têtes verdâtres pour examiner aussi le champ de bataille à la clarté de la lune, et Athos saperçut que ce champ, entièrement vide pendant le combat, était maintenant jonché de corps abattus. Un inexplicable frisson de crainte et dhorreur saisit son âme, quand il reconnut luniforme blanc et bleu des soldats de Picardie, leurs longues piques au manche bleu et leurs mousquets marqués de la fleur de lis à la crosse; Quand il vit toutes les blessures béantes et froides regarder le ciel azuré, comme pour lui redemander les âmes auxquelles elles avaient livré passage; Quand il vit les chevaux, éventrés, mornes, la langue pendante de côté hors des lèvres, dormir dans le sang glacé répandu autour deux, et qui souillait leurs housses et leurs crinières; Quand il vit le cheval blanc de M. de Beaufort étendu, la tête fracassée, au premier rang sur le champ des morts. Athos passa une main froide sur son front, quil sétonna de ne pas trouver brûlant. Il se convainquit, par cet attouchement, quil assistait, comme un spectateur sans fièvre, au lendemain dune bataille livrée sur le rivage de Djidgelli par larmée expéditionnaire, quil avait vue quitter les côtes de France et disparaître à lhorizon, et dont il avait salué, de la pensée et du geste, la dernière lueur du coup de canon envoyé par le duc, en signe dadieu à la patrie. Qui pourra peindre le déchirement mortel avec lequel son âme, suivant comme un oeil vigilant la trace de ces cadavres, les alla tous regarder les uns après les autres, pour reconnaître si parmi eux ne dormait pas Raoul? Qui pourra exprimer la joie enivrante, divine, avec laquelle Athos sinclina devant Dieu, et le remercia de navoir pas vu celui quil cherchait avec tant de crainte parmi les morts? En effet, tombés morts à leur rang, roidis, glacés, tous ces morts, bien reconnaissables, semblaient se tourner avec complaisance et respect vers le comte de La Fère, pour être mieux vus de lui pendant son inspection funèbre. Cependant, il sétonnait voyant tous ces cadavres, de ne pas apercevoir les survivants. Il en était venu à ce point dillusion, que cette vision était pour lui un voyage réel fait par le père en Afrique, pour obtenir des renseignements plus exacts sur le fils. Aussi, fatigué davoir tant parcouru de mers et de continents, il cherchait à se reposer sous une des tentes abritées derrière un rocher, et sur le sommet desquelles flottait le pennon blanc fleurdelisé. Il chercha un soldat pour être conduit vers la tente de M. de Beaufort. Alors, pendant que son regard errait dans la plaine, se tournant de tous les côtés, il vit une forme blanche apparaître derrière les myrtes résineux. Cette figure était vêtue dun costume dofficier: elle tenait en main une épée brisée; elle savança lentement vers Athos, qui, sarrêtant tout à coup et fixant son regard sur elle, ne parlait pas, ne remuait pas, et qui voulait ouvrir ses bras, parce que dans cet officier silencieux et pâle, il venait de reconnaître Raoul. Le comte essaya un cri, qui demeura étouffé dans son gosier. Raoul, dun geste, lui indiquait de se taire en mettant un doigt sur sa bouche et en reculant peu à peu, sans quAthos vit ses jambes se mouvoir. Le comte, plus pâle que Raoul, plus tremblant, suivit son fils en traversant péniblement bruyères et buissons, pierres et fossés. Raoul ne paraissait pas toucher la terre, et nul obstacle nentravait la légèreté de sa marche. Le comte, que les accidents de terrain fatiguaient, sarrêta bientôt épuisé. Raoul lui faisait toujours signe de le suivre. Le tendre père, auquel lamour redonnait des forces, essaya un dernier mouvement et gravit la montagne à la suite du jeune homme, qui lattirait par son geste et son sourire. Enfin, il toucha la crête de cette colline, et vit se dessiner en noir, sur lhorizon blanchi par la lune, les formes aériennes, poétiques de Raoul. Athos étendait la main pour arriver près de son fils bien-aimé, sur le plateau, et celui-ci lui tendait aussi la sienne; mais soudain, comme si le jeune homme eût été entraîné malgré lui, reculant toujours, il quitta la terre, et Athos vit le ciel briller entre les pieds de son enfant et le sol de la colline. Raoul sélevait insensiblement dans le vide, toujours souriant, toujours appelant du geste; il séloignait vers le ciel. Athos poussa un cri de tendresse effrayée; il regarda en bas. On voyait un camp détruit, et, comme des atomes immobiles, tous ces blancs cadavres de larmée royale. Et puis, en relevant la tête, il voyait toujours, toujours, son fils qui linvitait à monter avec lui. Chapitre CCLXIV -- L'ange de la mort Athos en était là de sa vision merveilleuse, quand le charme fut soudain rompu par un grand bruit parti des portes extérieures de la maison. On entendit un cheval galoper sur le sable durci de la grande allée, et les rumeurs des conversations les plus bruyantes et les plus animées montèrent jusquà la chambre où rêvait le comte. Athos ne bougea pas de la place quil occupait; à peine tourna-t- il sa tête du côté de la porte pour percevoir plus tôt les bruits qui arrivaient jusquà lui. Un pas alourdi monta le perron; le cheval, qui galopait naguère avec tant de rapidité, partit lentement du côté de lécurie. Quelques frémissements accompagnaient ces pas qui, peu à peu, se rapprochaient de la chambre dAthos. Alors une porte souvrit, et Athos, se tournant un peu du côté où venait le bruit, cria dune voix faible: -- Cest un courrier dAfrique, nest-ce pas? -- Non, monsieur le comte, répondit une voix qui fit tressaillir sur son lit le père de Raoul. -- Grimaud! murmura-t-il. Et la sueur commença de glisser le long de ses joues amaigries. Grimaud apparut sur le seuil. Ce nétait plus le Grimaud que nous avons vu, jeune encore par le courage et par le dévouement, alors quil sautait le premier dans la barque destinée à porter Raoul de Bragelonne aux vaisseaux de la flotte royale. Cétait un sévère et pâle vieillard, aux habits couverts de poudre, aux rares cheveux blanchis par les années. Il tremblait en sappuyant au chambranle de la porte, et faillit tomber en voyant de loin, et à la lueur des lampes, le visage de son maître. Ces deux hommes, qui avaient tant vécu lun avec lautre en communauté dintelligence et dont les yeux, habitués à économiser les expressions, savaient se dire silencieusement tant de choses; ces deux vieux amis, aussi nobles lun que lautre par le coeur, sils étaient inégaux par la fortune et la naissance, demeurèrent interdits en se regardant. Ils venaient, avec un seul coup doeil, de lire au plus profond du coeur lun de lautre. Grimaud portait sur son visage lempreinte dune douleur déjà vieillie dune habitude lugubre. Il semblait navoir plus à son usage quune seule traduction de ses pensées. Comme jadis il sétait accoutumé à ne plus parler, il shabituait à ne plus sourire. Athos lut dun coup doeil toutes ces nuances sur le visage de son fidèle serviteur, et, du même ton quil eût pris pour parler à Raoul dans son rêve: -- Grimaud, dit-il, Raoul est mort, nest-ce pas? Derrière Grimaud, les autres serviteurs écoutaient palpitants, les yeux fixés sur le lit du malade. Ils entendirent la terrible question, et un silence effrayant la suivit. -- Oui, répondit le vieillard en arrachant ce monosyllabe de sa poitrine avec un rauque soupir. Alors sélevèrent des voix lamentables qui gémirent sans mesure et emplirent de regrets et de prières la chambre où ce père agonisant cherchait des yeux le portrait de son fils. Ce fut pour Athos comme la transition qui le conduisit à son rêve. Sans pousser un cri, sans verser une larme, patient, doux et résigné comme les martyrs, il leva les yeux au ciel afin dy revoir, sélevant au-dessus de la montagne de Djidgelli, lombre chère qui séloignait de lui au moment où Grimaud était arrivé. Sans doute, en regardant au ciel, en reprenant son merveilleux songe, il repassa par les mêmes chemins où la vision à la fois si terrible et si douce lavait conduit naguère; car, après avoir fermé doucement les yeux; il les rouvrit et se mit à sourire: il venait de voir Raoul qui lui souriait à son tour. Les mains jointes sur sa poitrine, le visage tourné vers la fenêtre, baigné par lair frais de la nuit qui apportait à son chevet les arômes des fleurs et des bois, Athos entra pour nen plus sortir, dans la contemplation de ce paradis que les vivants ne voient jamais. Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de la béatitude éternelle, à lheure où les autres hommes tremblent dêtre sévèrement reçus par le Seigneur, et se cramponnent à cette vie quils connaissent, dans la terreur de lautre vie quils entrevoient aux sombres et sévères flambeaux de la mort. Athos était guidé par lâme pure et sereine de son fils, qui aspirait lâme paternelle. Tout pour ce juste fut mélodie et parfum, dans le rude chemin que prennent les âmes pour retourner dans la céleste patrie. Après une heure de cette extase, Athos éleva doucement ses mains blanches comme la cire; le sourire ne quitta point ses lèvres, et il murmura, si bas, si bas quà peine on lentendit, ces deux mots adressés à Dieu ou à Raoul: -- _Me voici!_ Et ses mains retombèrent lentement comme si lui-même les eût reposées sur le lit. La mort avait été commode et caressante à cette noble créature. Elle lui avait épargné les déchirements de lagonie, les convulsions du départ suprême; elle avait ouvert dun doigt favorable les portes de léternité à cette grande âme digne de tous ses respects. Dieu lavait sans doute ordonné ainsi, pour que le souvenir pieux de cette mort si douce restât dans le coeur des assistants et dans la mémoire des autres hommes, trépas qui fit aimer le passage de cette vie à lautre à ceux dont lexistence sur cette terre ne peut faire redouter le jugement dernier. Athos garda même dans léternel sommeil ce sourire placide et sincère, ornement qui devait laccompagner dans le tombeau. La quiétude de ses traits, le calme de son néant, firent douter longtemps ses serviteurs quil eût quitté la vie. Les gens du comte voulurent emmener Grimaud, qui, de loin, dévorait ce visage pâlissant et napprochait point, dans la crainte pieuse de lui apporter le souffle de la mort. Mais Grimaud, tout fatigué quil était, refusa de séloigner. Il sassit sur le seuil, gardant son maître avec la vigilance dune sentinelle, et jaloux de recueillir son premier regard au réveil, son dernier soupir à la mort. Les bruits séteignaient dans toute la maison, et chacun respectait le sommeil du seigneur. Mais Grimaud, en prêtant loreille, saperçut que le comte ne respirait plus. Il se souleva, ses mains appuyées sur le sol, et, de sa place, regarda sil ne séveillerait pas un tressaillement dans le corps de son maître. Rien! la peur le prit; il se leva tout à fait, et, au même moment, il entendit marcher dans lescalier; un bruit déperons heurtés par une épée, son belliqueux, familier à ses oreilles, larrêta comme il allait marcher vers le lit dAthos. Une voix plus vibrante encore que le cuivre et lacier retentit à trois pas de lui. -- Athos! Athos! mon ami! criait cette voix émue jusquaux larmes. -- Monsieur le chevalier dArtagnan! balbutia Grimaud. -- Où est-il? continua le mousquetaire. Grimaud lui saisit le bras dans ses doigts osseux, et lui montra le lit, sur les draps duquel tranchait déjà la teinte livide du cadavre. Une respiration haletante, le contraire dun cri aigu, gonfla la gorge de dArtagnan. Il savança sur la pointe du pied, frissonnant, épouvanté du bruit que faisaient ses pas sur le parquet, et le coeur déchiré par une angoisse sans nom. Il approcha son oreille de la poitrine dAthos, son visage de la bouche du comte. Ni bruit ni souffle. DArtagnan recula. Grimaud, qui lavait suivi des yeux et pour qui chacun de ses mouvements avait été une révélation, vint timidement sasseoir au pied du lit, et colla ses lèvres sur le drap que soulevaient les pieds roidis de son maître. Alors on vit de larges pleurs séchapper de ses yeux rougis. Ce vieillard au désespoir, qui larmoyait courbé sans proférer une parole, offrait le plus émouvant spectacle que dArtagnan, dans sa vie démotions, eût jamais rencontré. Le capitaine resta debout en contemplation devant ce mort souriant, qui semblait avoir gardé sa dernière pensée pour faire à son meilleur ami, à lhomme quil avait le plus aimé après Raoul, un accueil gracieux, même au-delà de la vie, et, comme pour répondre à cette suprême flatterie de lhospitalité, dArtagnan alla baiser Athos au front et, de ses doigts tremblants, lui ferma les yeux. Puis il sassit au chevet du lit, sans peur de ce mort qui lui avait été si doux et si bienveillant pendant trente-cinq années; il se nourrit avidement des souvenirs que le noble visage du comte lui ramenait en foule à lesprit, les uns fleuris et charmants comme ce sourire, les autres sombres, mornes et glacés, comme cette figure aux yeux clos pour léternité. Tout à coup, le flot amer qui montait de minute en minute envahit son coeur, et lui brisa la poitrine. Incapable de maîtriser son émotion, il se leva, et, sarrachant violemment de cette chambre, où il venait de trouver mort celui auquel il venait apporter la nouvelle de la mort de Porthos, il poussa des sanglots si déchirants, que les valets, qui semblaient nattendre quune explosion de douleur, y répondirent par leurs clameurs lugubres, et les chiens du seigneur par leurs lamentables hurlements. Grimaud fut le seul qui néleva pas la voix. Même dans le paroxysme de sa douleur, il neût pas osé profaner la mort, ni pour la première fois troubler le sommeil de son maître. Athos, dailleurs, lavait habitué à ne parler jamais. Au point du jour, dArtagnan, qui avait erré dans la salle basse en se mordant les poings pour étouffer ses soupirs, dArtagnan monta encore une fois lescalier, et, guettant le moment où Grimaud tournerait la tête de son côté, il lui fit signe de venir à lui, ce que le fidèle serviteur exécuta sans faire plus de bruit quune ombre. DArtagnan redescendit suivi de Grimaud. Une fois au vestibule, prenant les mains du vieillard: -- Grimaud, dit-il, jai vu comment le père est mort: dis-moi maintenant comment est mort le fils. Grimaud tira de son sein une large lettre, sur lenveloppe de laquelle était tracée ladresse dAthos. Il reconnut lécriture de M. de Beaufort, brisa le cachet et se mit à lire en arpentant, aux premiers rayons du jour bleuâtre, la sombre allée de vieux tilleuls foulée par les pas encore visibles du comte qui venait de mourir. Chapitre CCLXV -- Bulletin Le duc de Beaufort écrivait à Athos. La lettre destinée à lhomme narrivait quau mort. Dieu changeait ladresse. «Mon cher comte, écrivait le prince avec sa grande écriture décolier malhabile, un grand malheur nous frappe au milieu dun grand triomphe. Le roi perd un soldat des plus braves. Je perds un ami. Vous perdez M. de Bragelonne. «Il est mort glorieusement, et si glorieusement, que je nai pas la force de pleurer comme je voudrais. «Recevez mes tristes compliments, mon cher comte. Le Ciel nous distribue les épreuves selon la grandeur de notre coeur. Celle-là est immense, mais non au-dessus de votre courage. «Votre bon ami, «Le duc de Beaufort.» Cette lettre renfermait une relation écrite par un des secrétaires du prince. Cétait le plus touchant récit et le plus vrai de ce lugubre épisode qui dénouait deux existences. DArtagnan, accoutumé aux émotions de la bataille, et le coeur cuirassé contre les attendrissements, ne put sempêcher de tressaillir en lisant le nom de Raoul, le nom de cet enfant chéri, devenu, comme son père, une ombre. «Le matin, disait le secrétaire du prince, M. le duc commanda lattaque. Normandie et Picardie avaient pris position dans les roches grises dominées par le talus de la montagne, sur le versant de laquelle sélèvent les bastions de Djidgelli. «Le canon, commençant à tirer, engagea laction; les régiments marchèrent pleins de résolution; les piquiers avaient la pique haute; les porteurs de mousquets avaient larme au bras. Le prince suivait attentivement la marche et le mouvement des troupes, quil était prêt à soutenir avec une forte réserve. «Auprès de Monseigneur étaient les plus vieux capitaines et ses aides de camp. M. le vicomte de Bragelonne avait reçu lordre de ne pas quitter Son Altesse. «Cependant le canon de lennemi, qui dabord avait tonné indifféremment contre les masses, avait réglé son feu, et les boulets, mieux dirigés, étaient venus tuer quelques hommes autour du prince. Les régiments formés en colonne, et qui savançaient contre les remparts, furent un peu maltraités. Il y avait hésitation de la part de nos troupes, qui se voyaient mal secondées par notre artillerie. En effet, les batteries quon avait établies la veille navaient quun tir faible et incertain, en raison de leur position. La direction de bas en haut nuisait à la justesse des coups et de la portée. «Monseigneur, comprenant le mauvais effet de cette position de lartillerie de siège, commanda aux frégates embossées dans la petite rade de commencer un feu régulier contre la place. «Pour porter cet ordre, M. de Bragelonne soffrit tout dabord; mais Monseigneur refusa dacquiescer à la demande du vicomte. «Monseigneur avait raison, puisquil aimait et voulait ménager ce jeune seigneur; il avait bien raison, et lévénement se chargea de justifier sa prévision et son refus; car, à peine le sergent que Son Altesse avait chargé du message sollicité par M. de Bragelonne fut-il arrivé au bord de la mer, que deux gros coups de longue escopette partirent des rangs de lennemi et vinrent labattre. «Le sergent tomba sur le sable mouillé qui but son sang. «Ce que voyant, M. de Bragelonne sourit à Monseigneur, lequel lui dit: «-- Vous voyez, vicomte, je vous sauve la vie. Rapportez-le plus tard à M. le comte de La Fère, afin que, lapprenant de vous, il men sache gré, à moi. «Le jeune seigneur sourit tristement et répondit au duc: «-- Il est vrai, monseigneur, sans votre bienveillance, jaurais été tué là-bas où est tombé ce pauvre sergent, et en un fort grand repos. «M. de Bragelonne fit cette réponse dun tel air, que Monseigneur répliqua vivement: «-- Vrai Dieu! jeune homme, on dirait que leau vous en vient à la bouche: mais, par lâme de Henri IV! jai promis à votre père de vous ramener vivant, et, sil plaît au Seigneur, je tiendrai ma parole. «M. de Bragelonne rougit, et, dune voix plus basse: «-- Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi, je vous en prie; cest que jai toujours eu le désir daller aux occasions, et quil est doux de se distinguer devant son général, surtout quand le général est M. le duc de Beaufort. «Monseigneur sadoucit un peu, et, se tournant vers ses officiers qui se pressaient autour de lui, donna différents ordres. «Les grenadiers des deux régiments arrivèrent assez près des fossés et des retranchements pour y lancer leurs grenades, qui firent peu deffet. «Cependant, M. dEstrées, qui commandait la flotte, ayant vu la tentative du sergent pour approcher des vaisseaux, comprit quil fallait tirer sans ordres et ouvrir le feu. «Alors les Arabes, se voyant frappés par les boulets de la flotte et par les ruines et les éclats de leurs mauvaises murailles, poussèrent des cris effrayants. «Leurs cavaliers descendirent la montagne au galop, courbés sur leurs selles, et se lancèrent à fond de train sur les colonnes dinfanterie, qui, croisant les piques, arrêtèrent cet élan fougueux. Repoussés par lattitude ferme du bataillon, les Arabes vinrent de grande furie se rejeter vers létat-major qui nétait point gardé en ce moment. «Le danger fut grand: Monseigneur tira lépée; ses secrétaires et ses gens limitèrent; les officiers de sa suite engagèrent un combat avec ces furieux. «Ce fut alors que M. de Bragelonne put contenter lenvie quil manifestait depuis le commencement de laction. Il combattit près du prince avec une vigueur de Romain, et tua trois Arabes avec sa petite épée. «Mais il était visible que sa bravoure ne venait pas dun sentiment dorgueil, naturel à tous ceux qui combattent. Elle était impétueuse, affectée, forcée même; il cherchait à senivrer du bruit et du carnage. «Il séchauffa de telle sorte, que Monseigneur lui cria darrêter. «Il dut entendre la voix de Son Altesse, puisque nous lentendions, nous qui étions à ses côtés. Cependant il ne sarrêta pas, et continua de courir vers les retranchements. «Comme M. de Bragelonne était un officier fort soumis, cette désobéissance aux ordres de Monseigneur surprit fort tout le monde, et M. de Beaufort redoubla dinstances, en criant: «-- Arrêtez, Bragelonne! Où allez-vous? Arrêtez! reprit Monseigneur, je vous lordonne. «Nous tous, imitant le geste de M. le duc, nous avions levé la main. Nous attendions que le cavalier tournât bride; mais M. de Bragelonne courait toujours vers les palissades. «-- Arrêtez, Bragelonne! répéta le prince dune voix très forte; arrêtez au nom de votre père! «À ces mots, M. de Bragelonne se retourna, son visage exprimait une vive douleur, mais il ne sarrêtait pas; nous jugeâmes alors que son cheval lemportait. «Quand M. le duc eut deviné que le vicomte nétait plus maître de son cheval, et quil leut vu dépasser les premiers grenadiers, Son Altesse cria: «-- Mousquetaires, tuez-lui son cheval! Cent pistoles à qui mettra bas le cheval! «Mais de tirer sur la bête sans atteindre le cavalier, qui eut pu lespérer? Aucun nosait. Enfin il sen présenta un, cétait enfin tireur du régiment de Picardie, nommé La Luzerne, qui coucha en joue lanimal, tira et latteignit à la croupe, car on vit le sang rougir le pelage blanc du cheval; seulement, au lieu de tomber, le maudit genet semporta plus furieusement encore. «Tout Picardie, qui voyait ce malheureux jeune homme courir à la mort, criait à tue-tête: Jetez-vous en bas, monsieur le vicomte! en bas, en bas, jetez-vous en bas! M. de Bragelonne était un officier fort aimé dans toute larmée. «Déjà le vicomte était arrivé à portée de pistolet du rempart; une décharge partit et lenveloppa de feu et de fumée. Nous le perdîmes de vue; la fumée dissipée, on le revit à pied, debout; son cheval venait dêtre tué. «Le vicomte fut sommé de se rendre par les Arabes; mais il leur fit un signe négatif avec sa tête, et continua de marcher aux palissades. «Cétait une imprudence mortelle. Cependant toute larmée lui sut gré de ne point reculer, puisque le malheur lavait conduit si près. Il marcha quelques pas encore, et les deux régiments lui battirent des mains. «Ce fut encore à ce moment que la seconde décharge ébranla de nouveau les murailles, et le vicomte de Bragelonne disparut une seconde fois dans le tourbillon; mais, cette fois, la fumée eut beau se dissiper, nous ne le vîmes plus debout. Il était couché, la tête plus bas que les jambes, sur les bruyères, et les Arabes commencèrent à vouloir sortir de leurs retranchements pour venir lui couper la tête ou prendre son corps, comme cest la coutume chez les infidèles. «Mais Son Altesse M. le duc de Beaufort avait suivi tout cela du regard, et ce triste spectacle lui avait arraché de grands et douloureux soupirs. Il se mit donc à crier, voyant les Arabes courir comme des fantômes blancs parmi les lentisques: «-- Grenadiers, piquiers, est-ce que vous leur laisserez prendre ce noble corps? «En disant ces mots et en agitant son épée, il courut lui-même vers lennemi. Les régiments, sélançant sur ses traces, coururent à leur tour en poussant des cris aussi terribles que ceux des Arabes étaient sauvages. «Le combat commença sur le corps de M. de Bragelonne, et fut si acharné, que cent soixante Arabes y demeurèrent morts, à côté de cinquante au moins des nôtres. «Ce fut un lieutenant de Normandie qui chargea le corps du vicomte sur ses épaules, et le rapporta dans nos lignes. «Cependant lavantage se poursuivait; les régiments prirent avec eux la réserve, et les palissades des ennemis furent renversées. «À trois heures, le feu des Arabes cessa; le combat à larme blanche dura deux heures; ce fut un massacre. «À cinq heures, nous étions victorieux sur tous les points; lennemi avait abandonné ses positions, et M. le duc avait fait planter le drapeau blanc sur le point culminant du monticule. «Ce fut alors que lon put songer à M. de Bragelonne, qui avait huit grands coups au travers du corps, et dont presque tout le sang était perdu. «Toutefois, il respirait encore, ce qui donna une joie inexprimable à Monseigneur, lequel voulut assister, lui aussi, au premier pansement du vicomte et à la consultation des chirurgiens. «Il y en eut deux dentre eux qui déclarèrent que M. de Bragelonne vivrait. Monseigneur leur sauta au cou, et leur promit mille louis chacun sils le sauvaient. «Le vicomte entendit ces transports de joie, et, soit quil fût désespéré, soit quil souffrît de ses blessures, il exprima par sa physionomie une contrariété qui donna beaucoup à penser, surtout à lun de ses secrétaires, quand il eut entendu ce qui va suivre. «Le troisième chirurgien qui vint était le frère Sylvain de Saint- Cosme, le plus savant des nôtres. Il sonda les plaies à son tour et ne dit rien. «M. de Bragelonne ouvrait des yeux fixes et semblait interroger chaque mouvement, chaque pensée du savant chirurgien. «Celui-ci, questionné par Monseigneur, répondit quil voyait bien trois plaies mortelles sur huit, mais que si forte était la constitution du blessé, si féconde la jeunesse, si miséricordieuse la bonté de Dieu, que peut-être M. de Bragelonne en reviendrait- il, si toutefois il ne faisait pas le moindre mouvement. «Frère Sylvain ajouta, en se retournant vers ses aides: «-- Surtout, ne le remuez pas même du doigt, ou vous le tuerez. «Et nous sortîmes tous de la tente avec un peu despoir. «Ce secrétaire, en sortant, crut voir un sourire pâle et triste glisser sur les lèvres du vicomte, lorsque M. le duc lui dit dune voix caressante: «-- Oh! vicomte, nous te sauverons! Mais le soir, quand on crut que le malade devait avoir reposé, lun des aides entra dans la tente du blessé, et en ressortit en poussant de grands cris. «Nous accourûmes tous en désordre, M. le duc avec nous, et laide nous montra le corps de M. de Bragelonne par terre, en bas du lit, baigné dans le reste de son sang. «Il y a apparence quil avait eu quelque nouvelle convulsion, quelque mouvement fébrile, et quil était tombé; que la chute quil avait faite avait accéléré sa fin, selon le pronostic de frère Sylvain. «On releva le vicomte; il était froid et mort. Il tenait une boucle de cheveux blonds à la main droite, et cette main était crispée sur son coeur.» Suivaient les détails de lexpédition et de la victoire remportée sur les Arabes. DArtagnan sarrêta au récit de la mort du pauvre Raoul. -- Oh! murmura-t-il, malheureux enfant, un suicide! Et, tournant les yeux vers la chambre du château où dormait Athos dun sommeil éternel: -- Ils se sont tenu parole lun à lautre, dit-il tout bas. Maintenant, je les trouve heureux: ils doivent être réunis. Et il reprit à pas lents le chemin du parterre. Toute la rue, tous les environs se remplissaient déjà de voisins éplorés qui se racontaient les uns aux autres la double catastrophe et se préparaient aux funérailles. Chapitre CCLXVI -- Le dernier chant du poème Dès le lendemain, on vit arriver toute la noblesse des environs, celle de la province, partout où les messagers avaient eu le temps de porter la nouvelle. DArtagnan était resté enfermé sans vouloir parler à personne. Deux morts aussi lourdes tombant sur le capitaine, après la mort de Porthos, avaient accablé pour longtemps cet esprit jusqualors infatigable. Excepté Grimaud, qui entra dans sa chambre une fois, le mousquetaire naperçut ni valets ni commensaux. Il crut deviner au bruit de la maison, à ce train des allées et des venues, quon disposait tout pour les funérailles du comte. Il écrivit au roi pour lui demander un surcroît de congé. Grimaud, nous lavons dit, était entré chez dArtagnan, sétait assis sur un escabeau, près de la porte, comme un homme qui médite profondément, puis, se levant, avait fait signe à dArtagnan de le suivre. Celui-ci obéit en silence. Grimaud descendit jusquà la chambre à coucher du comte, montra du doigt au capitaine la place du lit vide, et leva éloquemment les yeux au ciel. -- Oui, reprit dArtagnan, oui, bon Grimaud, auprès du fils quil aimait tant. Grimaud sortit de la chambre et arriva au salon, où, selon lusage de la province, on avait dû disposer le corps en parade avant de lensevelir à jamais. DArtagnan fut frappé de voir deux cercueils ouverts dans ce salon; il approcha, sur linvitation muette de Grimaud, et vit dans lun deux Athos, beau jusque dans la mort, et, dans lautre Raoul, les yeux fermés, les joues nacrées comme le Pallas de Virgile, et le sourire sur ses lèvres violettes. Il frissonna de voir le père et le fils, ces deux âmes envolées, représentés sur terre par deux mornes cadavres incapables de se rapprocher, si près quils fussent lun de lautre. -- Raoul ici! murmura-t-il. Oh! Grimaud, tu ne me lavais pas dit! Grimaud secoua la tête et ne répondit pas, mais, prenant dArtagnan par la main, il le conduisit au cercueil et lui montra, sous le fin suaire, les noires blessures par lesquelles avait dû senvoler la vie. Le capitaine détourna la vue, et, jugeant inutile de questionner Grimaud qui ne répondrait pas, il se rappela que le secrétaire de M. de Beaufort en avait écrit plus que lui, dArtagnan, navait eu le courage den lire. Reprenant cette relation de laffaire qui avait coûté la vie à Raoul, il trouva ces mots qui formaient le dernier paragraphe de la lettre: «M. le duc a ordonné que le corps de M. le vicomte fût embaumé, comme cela se pratique chez les Arabes lorsquils veulent que leurs corps soient portés dans la terre natale, et M. le duc a destiné des relais pour quun valet de confiance, qui avait élevé le jeune homme, pût ramener son cercueil à M. le comte de La Fère.» -- Ainsi, pensa dArtagnan, je suivrai tes funérailles mon cher enfant, moi, déjà vieux, moi, qui ne vaut plus rien sur la terre, et je répandrai la poussière sur ce front que je baisais encore il y a deux mois. Dieu la voulu. Tu las voulu toi-même. Je nai plus même le droit de pleurer; tu as choisi ta mort; elle ta semblé préférable à la vie.» Enfin, arriva le moment où les froides dépouilles de ces deux gentilshommes devaient être rendues à la terre. Il y eut une telle affluence de gens de guerre et de peuple, que, jusquau lieu de la sépulture, qui était une chapelle dans la plaine, le chemin de la ville fut rempli de cavaliers et de piétons en habits de deuil. Athos avait choisi pour sa dernière demeure le petit enclos de cette chapelle, érigée par lui aux limites de ses terres. Il en avait fait venir les pierres, sculptées en 1550, dun vieux manoir gothique situé dans le Berri, et qui avait abrité sa première jeunesse. La chapelle, ainsi réédifiée, ainsi transportée, riait sous un massif de peupliers et de sycomores. Elle était desservie chaque dimanche par le curé du bourg voisin, à qui Athos faisait une rente de deux cents livres à cet effet, et tous les vassaux de son domaine, au nombre denviron quarante, les laboureurs et les fermiers avec leurs familles y venaient entendre la messe, sans avoir besoin de se rendre à la ville. Derrière la chapelle sétendait, enfermé dans deux grosses haies de coudriers, de sureaux et daubépines, ceintes dun fossé profond, le petit clos inculte, mais joyeux dans sa stérilité, parce que les mousses y étaient hautes, parce que les héliotropes sauvages et les ravenelles y croisaient leurs parfums; parce que sous les marronniers venait sourdre une grosse source, prisonnière dans une citerne de marbre, et que, sur des thyms, tout autour sabattaient des milliers dabeilles, venues de toutes les plaines voisines, tandis que les pinsons et les rouges-gorges chantaient follement sur les fleurs de la haie. Ce fut là quon amena les deux cercueils, au milieu dune foule silencieuse et recueillie. Loffice des morts célébré, les derniers adieux faits à ces nobles morts, toute lassistance se dispersa, parlant par les chemins des vertus et de la douce mort du père, des espérances que donnait le fils et de sa triste fin sur le rivage dAfrique. Et peu à peu les bruits séteignirent comme les lampes allumées dans lhumble nef. Le desservant salua une dernière fois lautel et les tombes fraîches encore; puis, suivi de son assistant, qui sonnait une rauque clochette, il regagna lentement son presbytère. DArtagnan, demeuré seul, saperçut que la nuit venait. Il avait oublié lheure en songeant aux morts. Il se leva du banc de chêne sur lequel il sétait assis dans la chapelle, et voulut, comme le prêtre, aller dire un dernier adieu à la double fosse qui renfermait ses amis perdus. Une femme priait agenouillée sur cette terre humide. DArtagnan sarrêta au seuil de la chapelle pour ne pas troubler cette femme, et aussi pour tâcher de voir quelle était lamie pieuse qui venait remplir ce devoir sacré avec tant de zèle et de persévérance. Linconnue cachait son visage sous ses mains, blanches comme des mains dalbâtre. À la noble simplicité de son costume on devinait la femme de distinction. Au-dehors, plusieurs chevaux montés par des valets et un carrosse de voyage attendaient cette dame. DArtagnan cherchait vainement à deviner ce qui la regardait. Elle priait toujours; elle passait souvent son mouchoir sur son visage. DArtagnan comprit quelle pleurait. Il la vit frapper sa poitrine avec la componction impitoyable de la femme chrétienne. Il lentendit proférer à plusieurs reprises ce cri parti dun coeur ulcéré: «Pardon! pardon!» Et comme elle semblait sabandonner tout entière à sa douleur, comme elle se renversait, à demi évanouie, au milieu de ses plaintes et de ses prières, dArtagnan, touché par cet amour pour ses amis tant regrettés, fit quelques pas vers la tombe, afin dinterrompre le sinistre colloque de la pénitente avec les morts. Mais aussitôt que son pied eut crié sur le sable, linconnue releva la tête et laissa voir à dArtagnan un visage inondé de larmes, un visage ami. Cétait Mlle de La Vallière! -- M. dArtagnan! murmura-t-elle. -- Vous! répondit le capitaine dune voix sombre, vous ici! Oh! madame, jeusse aimé mieux vous voir parée de fleurs dans le manoir du comte de La Fère. Vous eussiez moins pleuré, eux aussi, moi aussi! -- Monsieur! dit-elle en sanglotant. -- Car cest vous, ajouta limpitoyable ami des morts, cest vous qui avez couché ces deux hommes dans la tombe. -- Oh! épargnez-moi! -- À Dieu ne plaise, mademoiselle, que joffense une femme ou que je la fasse pleurer en vain; mais je dois dire que la place du meurtrier nest pas sur la tombe des victimes. Elle voulut répondre. -- Ce que je vous dis là, ajouta-t-il froidement, je le disais au roi. Elle joignit les mains. -- Je sais, dit-elle, que jai causé la mort du vicomte de Bragelonne. -- Ah! vous le savez? -- La nouvelle en est arrivée à la Cour hier. Jai fait, depuis cette nuit à deux heures, quarante lieues pour venir demander pardon au comte, que je croyais encore vivant, et pour supplier Dieu, sur la tombe de Raoul, quil menvoie tous les malheurs que je mérite, excepté un seul. Maintenant, monsieur, je sais que la mort du fils a tué le père; jai deux crimes à me reprocher; jai deux punitions à attendre de Dieu. -- Je vous répéterai, mademoiselle, dit M. dArtagnan, ce que ma dit de vous, à Antibes, M. de Bragelonne, quand déjà il méditait sa mort: «Si lorgueil et la coquetterie lont entraînée, je lui pardonne en la méprisant. Si lamour la fait succomber, je lui pardonne en lui jurant que jamais nul ne leût aimée autant que moi.» -- Vous savez, interrompit Louise, que, pour mon amour, jallais me sacrifier moi-même; vous savez si jai souffert quand vous me rencontrâtes perdue, mourante, abandonnée. Eh bien! jamais je nai autant souffert quaujourdhui, parce qualors jespérais, je désirais, et quaujourdhui je nai plus rien à souhaiter; parce que ce mort entraîne toute ma joie dans sa tombe; parce que je nose plus aimer sans remords, et que, je le sens, celui que jaime, oh! cest la loi, me rendra les tortures que jai fait subir à dautres. DArtagnan ne répondit rien; il sentait trop bien quelle ne se trompait point. -- Eh bien! ajouta-t-elle, cher monsieur dArtagnan, ne maccablez pas aujourdhui, je vous en conjure encore. Je suis comme la branche détachée du tronc, je ne tiens plus à rien en ce monde, et un courant mentraîne je ne sais où. Jaime follement, jaime au point de venir le dire, impie que je suis, sur les cendres de ce mort, et je nen rougis pas, et je nen ai pas de remords. Cest une religion que cet amour. Seulement, comme plus tard vous me verrez seule, oubliée, dédaignée; comme vous me verrez punie de ce que vous êtes destiné à punir, épargnez-moi dans mon éphémère bonheur; laissez-le moi pendant quelques jours, pendant quelques minutes. Il nexiste peut-être plus à lheure où je vous parle. Mon Dieu! ce double meurtre est peut-être déjà expié. Elle parlait encore; un bruit de voix et de pas de chevaux fit dresser loreille au capitaine. Un officier du roi, M. de Saint-Aignan, venait chercher La Vallière de la part du roi, que rongeaient, dit-il, la jalousie et linquiétude. De Saint-Aignan ne vit pas dArtagnan, caché à moitié par lépaisseur dun marronnier qui versait lombre sur les deux tombeaux. Louise le remercia et le congédia dun geste. Il retourna hors de lenclos. -- Vous voyez, dit amèrement le capitaine à la jeune femme, vous voyez, madame, que votre bonheur dure encore. La jeune femme se releva dun air solennel: -- Un jour, dit-elle, vous vous repentirez de mavoir si mal jugée. Ce jour-là, monsieur, cest moi qui prierai Dieu doublier que vous avez été injuste pour moi. Dailleurs, je souffrirai tant, que vous serez le premier à plaindre mes souffrances. Ce bonheur, monsieur dArtagnan, ne me le reprochez pas: il me coûte cher, et je nai pas payé toute ma dette. En disant ces mots, elle sagenouilla encore doucement et affectueusement. -- Pardon, une dernière fois, mon fiancé Raoul, dit-elle. Jai rompu notre chaîne; nous sommes tous deux destinés à mourir de douleur. Cest toi qui pars le premier: ne crains rien, je te suivrai. Vois seulement que je nai pas été lâche, et que je suis venue te dire ce suprême adieu. Le Seigneur mest témoin, Raoul, que, sil eût fallu ma vie pour racheter la tienne, jeusse donné sans hésiter ma vie. Je ne pourrais donner mon amour. Encore une fois, pardon! Elle cueillit un rameau et lenfonça dans la terre, puis essuya ses yeux trempés de larmes, salua dArtagnan et disparut. Le capitaine regarda partir chevaux, cavaliers et carrosse, puis, croisant les bras sur sa poitrine gonflée: -- Quand sera-ce mon tour de partir? dit-il dune voix émue. Que reste-t-il à lhomme après la jeunesse, après lamour, après la gloire, après lamitié, après la force, après la richesse?... Ce rocher sous lequel dort Porthos, qui posséda tout ce que je viens de dire; cette mousse sous laquelle reposent Athos et Raoul, qui possédèrent bien plus encore! Il hésita un moment, loeil atone; puis, se redressant: -- Marchons toujours, dit-il. Quand il en sera temps, Dieu me le dira comme il la dit aux autres. Il toucha du bout des doigts la terre mouillée par la rosée du soir, se signa comme sil eût été au bénitier dune église et reprit seul, seul à jamais, le chemin de Paris. Chapitre CCLXVII -- Épilogue Quatre ans après la scène que nous venons de décrire, deux cavaliers bien montés traversèrent Blois au petit jour et vinrent tout ordonner pour une chasse à loiseau que le roi voulait faire dans cette plaine accidentée que coupe en deux la Loire, et qui confine dun côté à Meung, de lautre à Amboise. Cétait le capitaine des levrettes du roi et le gouverneur des faucons, personnages fort respectés du temps de Louis XIII, mais un peu négligés par son successeur. Ces deux cavaliers, après avoir reconnu le terrain, sen revenaient, leurs observations faites, quand ils aperçurent des petits groupes de soldats épars que des sergents plaçaient de loin en loin, aux débouchés des enceintes. Ces soldats étaient les mousquetaires du roi. Derrière eux venait, sur un bon cheval, le capitaine, reconnaissable à ses broderies dor. Il avait des cheveux gris, une barbe grisonnante. Il semblait un peu voûté, bien que maniant son cheval avec aisance, et regardait tout autour de lui pour surveiller. -- M. dArtagnan ne vieillit pas, dit le capitaine des levrettes à son collègue le fauconnier; avec dix ans de plus que nous, il paraît un cadet, à cheval. -- Cest vrai, répondit le capitaine des faucons, voilà vingt ans que je le vois toujours le même. Cet officier se trompait: dArtagnan, depuis quatre ans, avait pris douze années. Lâge imprimait ses griffes impitoyables à chaque angle de ses yeux; son front sétait dégarni, ses mains, jadis brunes et nerveuses, blanchissaient comme si le sang commençait à sy refroidir. DArtagnan aborda les deux officiers avec la nuance daffabilité qui distingue les hommes supérieurs. Il reçut en échange de sa courtoisie deux saluts pleins de respect. -- Ah! quelle heureuse chance de vous voir ici, monsieur dArtagnan! sécria le fauconnier. -- Cest plutôt à moi de vous dire cela, messieurs, répliqua le capitaine, car, de nos jours, le roi se sert plus souvent de ses mousquetaires que de ses oiseaux. -- Ce nest pas comme au bon temps, soupira le fauconnier. Vous rappelez-vous, monsieur dArtagnan, quand le feu roi volait la pie dans les vignes au-delà de Beaugency? Ah! dame! vous nétiez pas capitaine des mousquetaires dans ce temps-là, monsieur dArtagnan. -- Et vous nétiez quanspessades des tiercelets, reprit dArtagnan avec enjouement. Il nimporte, mais cétait le bon temps, attendu que cest toujours le bon temps quand on est jeune... Bonjour, monsieur le capitaine des levrettes! -- Vous me faites honneur, monsieur le comte, dit celui-ci. DArtagnan ne répondit rien. Ce titre de comte ne lavait pas frappé: dArtagnan était devenu comte depuis quatre ans. -- Est-ce que vous nêtes pas bien fatigué de la longue route que vous venez de faire, monsieur le capitaine? continua le fauconnier. Cest deux cents lieues, je crois quil y a dici à Pignerol? -- Deux cent soixante pour aller et autant pour revenir, dit tranquillement dArtagnan. -- Et, fit loiseleur tout bas, _il_ va bien? -- Qui? demanda dArtagnan. -- Mais ce pauvre M. Fouquet, continua tout bas le fauconnier. Le capitaine des levrettes sétait écarté par prudence. -- Non, répondit dArtagnan, le pauvre homme safflige sérieusement; il ne comprend pas que la prison soit une faveur, il dit que le Parlement lavait absous en le bannissant, et que le bannissement cest la liberté. Il ne se figure pas quon avait juré sa mort, et que, sauver sa vie des griffes du Parlement, cest avoir trop dobligation à Dieu. -- Ah! oui, le pauvre homme a frisé léchafaud, répondit le fauconnier; on dit que M. Colbert avait déjà donné des ordres au gouverneur de la Bastille, et que lexécution était commandée. -- Enfin! fit dArtagnan dun air pensif et comme pour couper court à la conversation. -- Enfin! répéta le capitaine des levrettes, en se rapprochant, voilà M. Fouquet à Pignerol, il la bien mérité; il a eu le bonheur dy être conduit par vous; il avait assez volé le roi. DArtagnan lança au maître des chiens un de ses mauvais regards, et lui dit: -- Monsieur, si lon venait me dire que vous avez mangé les croûtes de vos levrettes, non seulement je ne le croirais pas, mais encore, si vous étiez condamné pour cela au cachot, je vous plaindrais, et je ne souffrirais pas quon parlât mal de vous. Cependant, monsieur, si fort honnête homme que vous soyez, je vous affirme que vous ne lêtes pas plus que ne létait le pauvre M. Fouquet. Après avoir essuyé cette verte mercuriale, le capitaine des chiens de Sa Majesté baissa le nez et laissa le fauconnier gagner deux pas sur lui auprès de dArtagnan. -- Il est content, dit le fauconnier bas au mousquetaire; on voit bien que les lévriers sont à la mode aujourdhui; sil était fauconnier, il ne parlerait pas de même. DArtagnan sourit mélancoliquement de voir cette grande question politique résolue par le mécontentement dun intérêt si humble; il pensa encore un moment à cette belle existence du surintendant, à lécroulement de sa fortune, à la mort lugubre qui lattendait, et, pour conclure: -- M. Fouquet, dit-il, aimait les volières? -- Oh! monsieur, passionnément, reprit le fauconnier avec un accent de regret amer et un soupir qui fut loraison funèbre de Fouquet. DArtagnan laissa passer la mauvaise humeur de lun et la tristesse de lautre, et continua de savancer dans la plaine. On voyait déjà au loin les chasseurs poindre aux issues du bois, les panaches des écuyères passer comme des étoiles filantes les clairières, et les chevaux blancs couper de leurs lumineuses apparitions les sombres fourrés des taillis. -- Mais, reprit dArtagnan, nous ferez-vous une longue chasse? Je vous prierai de nous donner loiseau bien vite, je suis très fatigué. Est-ce un héron, est-ce un cygne? -- Lun et lautre, monsieur dArtagnan, dit le fauconnier; mais ne vous inquiétez pas, le roi nest pas connaisseur; il ne chasse pas pour lui; il veut seulement donner le divertissement aux dames. Ce mot _aux dames_ fut accentué de telle sorte quil fit dresser loreille à dArtagnan. -- Ah! fit-il en regardant le fauconnier dun air surpris. Le capitaine des levrettes souriait, sans doute pour se raccommoder avec le mousquetaire. -- Oh! riez, dit dArtagnan; je ne sais plus rien des nouvelles, moi; jarrive hier après un mois dabsence. Jai laissé la Cour triste encore de la mort de la reine mère. Le roi ne voulait plus samuser depuis quil avait recueilli le dernier soupir dAnne dAutriche; mais tout finit en ce monde. Eh! bien il nest plus triste, tant mieux! -- Et tout commence aussi, dit le capitaine des levrettes avec un gros rire. -- Ah! fit pour la seconde fois dArtagnan qui brûlait de connaître, mais à qui la dignité défendait dinterroger au-dessous de lui; il y a quelque chose qui commence, à ce quil paraît? Le capitaine fit un clignement doeil significatif. Mais dArtagnan ne voulait rien savoir de cet homme. -- Verra-t-on le roi de bonne heure? demanda-t-il au fauconnier. -- Mais, à sept heures, monsieur, je fais lancer les oiseaux. -- Qui vient avec le roi? Comment va Madame? Comment va la reine? -- Mieux, monsieur. -- Elle a donc été malade? -- Monsieur, depuis le dernier chagrin quelle a eu, Sa Majesté est demeurée souffrante. -- Quel chagrin? Ne craignez pas de minstruire, mon cher monsieur. Jarrive. -- Il paraît que la reine, un peu négligée depuis que sa belle- mère est morte, sest plainte au roi, qui lui aurait répondu: «Est-ce que je ne couche pas chez vous toutes les nuits, madame? Que vous faut-il de plus?» -- Ah! dit dArtagnan, pauvre femme! Elle doit bien haïr Mlle de La Vallière. -- Oh! non, pas Mlle de La Vallière, répondit le fauconnier. -- Qui donc, alors? Le cor interrompit cet entretien. Il appelait les chiens et les oiseaux. Le fauconnier et son compagnon piquèrent aussitôt et laissèrent dArtagnan seul au milieu du sens suspendu. Le roi apparaissait au loin entouré de dames et de cavaliers. Toute cette troupe savançait au pas, en bel ordre, les cors et les trompes animant les chiens et les chevaux. Cétait un mouvement, un bruit, un mirage de lumière dont maintenant rien ne donnera plus une idée, si ce nest la menteuse opulence et la fausse majesté des jeux de théâtre. DArtagnan, dun oeil un peu affaibli, distingua derrière le groupe trois carrosses; le premier était celui destiné à la reine. Il était vide. DArtagnan, qui ne vit pas Mlle de La Vallière à côté du roi, la chercha et la vit dans le second carrosse. Elle était seule avec deux femmes qui semblaient sennuyer comme leur maîtresse. À la gauche du roi, sur un cheval fougueux, maintenu par la main habile, brillait une femme de la plus éclatante beauté. Le roi lui souriait, et elle souriait au roi. Tout le monde riait aux éclats quand elle avait parlé. «Je connais cette femme, pensa le mousquetaire; qui donc est- elle?» Et il se pencha vers son ami le fauconnier, à qui il adressa cette question. Celui-ci allait répondre, quand le roi, apercevant dArtagnan: -- Ah! comte, dit-il, vous voilà donc revenu. Pourquoi ne vous ai- je pas vu? -- Sire, répondit le capitaine, parce que Votre Majesté dormait quand je suis arrivé, et quelle nétait pas éveillée quand jai pris mon service ce matin. -- Toujours le même, dit à haute voix Louis satisfait. Reposez- vous, comte, je vous lordonne. Vous dînerez avec moi aujourdhui. Un murmure dadmiration enveloppa dArtagnan comme une immense caresse. Chacun sempressait autour de lui. Dîner avec le roi, cétait un honneur que Sa Majesté ne prodiguait pas comme Henri IV. Le roi fit quelques pas en avant, et dArtagnan se sentit arrêté par un nouveau groupe au milieu duquel brillait Colbert. -- Bonjour, monsieur dArtagnan, lui dit le ministre avec une affable politesse; avez-vous fait bonne route? -- Oui, monsieur, dit dArtagnan en saluant sur le cou de son cheval. -- Jai entendu le roi vous inviter à sa table pour ce soir, continua le ministre, et vous y trouverez un ancien ami à vous. -- Un ancien ami à moi? demanda dArtagnan, plongeant avec douleur dans les flots sombres du passé, qui avaient englouti pour lui tant damitiés et tant de haines. -- M. le duc dAlaméda, qui est arrivé ce matin dEspagne, reprit Colbert. -- Le duc dAlaméda? fit dArtagnan en cherchant. -- Moi! fit un vieillard blanc comme la neige et courbé dans son carrosse, quil faisait ouvrir pour aller au-devant du mousquetaire. -- Aramis! cria dArtagnan, frappé de stupeur. Et il laissa, inerte quil était, le bras amaigri du vieux seigneur se pendre en tremblant à son cou. Colbert, après avoir observé un instant en silence, poussa son cheval et laissa les deux anciens amis en tête à tête. -- Ainsi, dit le mousquetaire en prenant le bras dAramis, vous voilà, vous, lexilé, le rebelle, en France? -- Et je dîne avec vous chez le roi, fit en souriant lévêque de Vannes. Oui, nest-ce pas, vous vous demandez à quoi sert la fidélité en ce monde? Tenez, laissons passer le carrosse de cette pauvre La Vallière. Voyez comme elle est inquiète! comme son oeil flétri par les larmes suit le roi qui va là-bas à cheval! -- Avec qui? -- Avec Mlle de Tonnay-Charente, devenue Mme de Montespan, répondit Aramis. -- Elle est jalouse, elle est donc trompée? -- Pas encore, dArtagnan, mais cela ne tardera pas. Ils causèrent ensemble tout en suivant la chasse, et le cocher dAramis les conduisit si habilement, quils arrivèrent au moment où le faucon, pillant loiseau, le forçait à sabattre et tombait sur lui. Le roi mit pied à terre, Mme de Montespan limita. On était arrivé devant une chapelle isolée, cachée de gros arbres dépouillés déjà par les premiers vents de lautomne. Derrière cette chapelle était un enclos fermé par une porte de treillage. Le faucon avait forcé la proie à tomber dans lenclos attenant à cette petite chapelle, et le roi voulut y pénétrer pour prendre la première plume selon lusage. Chacun fit cercle autour du bâtiment et des haies, trop petits pour recevoir tout le monde. DArtagnan retint Aramis, qui voulait descendre du carrosse comme les autres, et, dune voix brève: -- Savez-vous, Aramis, dit-il, où le hasard nous a conduits? -- Non, répondit le duc. -- Cest ici que reposent des gens que jai connus, dit dArtagnan, ému par un triste souvenir. Aramis, sans rien deviner et dun pas tremblant, pénétra dans la chapelle par une petite porte que lui ouvrit dArtagnan. -- Où sont-ils ensevelis? dit-il. -- Là, dans lenclos. Il y a une croix, vous voyez, sous ce petit cyprès. Le petit cyprès est planté sur leur tombe; ny allez pas; le roi sy rend en ce moment, le héron y est tombé. Aramis sarrêta et se cacha dans lombre. Ils virent alors, sans être vus, la pâle figure de La Vallière, qui, oubliée dans son carrosse, avait dabord regardé mélancoliquement à sa portière; puis, emportée par la jalousie, sétait avancée dans la chapelle, où, appuyée sur un pilier, elle contemplait dans lenclos le roi souriant, qui faisait signe à Mme de Montespan dapprocher et de ne pas avoir peur. Mme de Montespan sapprocha; elle prit la main que lui offrait le roi, et celui-ci, arrachant la première plume du héron que le faucon venait détrangler, lattacha au chapeau de sa belle compagne. Elle, alors, souriant à son tour, baisa tendrement la main qui lui faisait ce présent. Le roi rougit de plaisir; il regarda Mme de Montespan avec le feu du désir et de lamour. -- Que me donnerez-vous en échange? dit-il. Elle cassa un des panaches du cyprès et loffrit au roi, enivré despoir. -- Mais, dit tout bas Aramis à dArtagnan, le présent est triste, car ce cyprès ombrage une tombe. -- Oui, et cette tombe est celle de Raoul de Bragelonne, dit dArtagnan tout haut; de Raoul, qui dort sous cette croix auprès dAthos son père. Un gémissement retentit derrière eux. Il virent une femme tomber évanouie. Mlle de La Vallière avait tout vu, et elle venait de tout entendre. -- Pauvre femme! murmura dArtagnan, qui aida ses femmes à la déposer dans son carrosse, à elle désormais de souffrir. Le soir, en effet, dArtagnan sasseyait à la table du roi auprès de M. Colbert et de M. le duc dAlaméda. Le roi fut gai. Il fit mille politesses à la reine, mille tendresses à Madame, assise à sa gauche et fort triste. On se fut cru au temps calme, alors que le roi guettait dans les yeux de sa mère laveu ou le désaveu de ce quil venait de dire. De maîtresse, à ce dîner, il nen fut pas question. Le roi adressa deux ou trois fois la parole à Aramis, en lappelant M. lambassadeur, ce qui augmenta la surprise que ressentait déjà dArtagnan de voir son ami le rebelle si merveilleusement bien en cour. Le roi, en se levant de table, offrit la main à la reine, et fit un signe à Colbert, dont loeil épiait celui du maître. Colbert prit à part dArtagnan et Aramis. Le roi se mit à causer avec sa soeur, tandis que Monsieur, inquiet, entretenait la reine dun air préoccupé, sans quitter sa femme et son frère du coin des yeux. La conversation entre Aramis, dArtagnan et Colbert roula sur des sujets indifférents. Ils parlèrent des ministres précédents; Colbert raconta Mazarin et se fit raconter Richelieu. DArtagnan ne pouvait revenir de voir cet homme au sourcil épais, au front bas, contenir tant de bonne science et de joyeuse humeur. Aramis sétonnait de cette légèreté desprit qui permettait à un homme grave de retarder avec avantage le moment dune conversation plus sérieuse, à laquelle personne ne faisait allusion, bien que les trois interlocuteurs en sentissent limminence. On voyait, aux mines embarrassées de Monsieur, combien la conversation du roi et de Madame le gênait. Madame avait presque les yeux rouges; allait-elle se plaindre? allait-elle faire un petit scandale en pleine cour? Le roi la prit à part, et, dun ton si doux, quil dut rappeler à la princesse ces jours où on laimait pour elle: -- Ma soeur, lui dit-il, pourquoi ces beaux yeux ont-ils pleuré? -- Mais, Sire... dit-elle. -- Monsieur est jaloux, nest-ce pas, ma soeur? Elle regarda du côté de Monsieur, signe infaillible qui avertit le prince quon soccupait de lui. -- Oui... fit-elle. -- Écoutez-moi, reprit le roi, si vos amis vous compromettent, ce nest pas la faute de Monsieur. Il dit ces mots avec une telle douceur, que Madame, encouragée, elle qui avait tant de chagrins depuis longtemps, faillit éclater en pleurs, tant son coeur se brisait. -- Voyons, voyons, chère soeur, dit le roi, contez-nous ces douleurs-là; foi de frère! jy compatis; foi de roi! jy mettrai un terme. Elle releva ses beaux yeux; et, avec mélancolie: Ce ne sont pas mes amis qui me compromettent, dit-elle, ils sont absents ou cachés; on les a fait prendre en disgrâce à Votre Majesté, eux si dévoués, si bons, si loyaux. -- Vous me dites cela pour Guiche, que javais exilé sur la demande de Monsieur? -- Et qui, depuis cet exil injuste, cherche à se faire tuer une fois par jour! -- Injuste, dites-vous, ma soeur? -- Tellement injuste, que si je neusse pas eu pour Votre Majesté le respect mêlé damitié que jai toujours... -- Eh bien? -- Eh bien! jeusse demandé à mon frère Charles, sur qui je puis tout... Le roi tressaillit. -- Quoi donc? -- Je lui eusse demandé de vous faire représenter que Monsieur et son favori, M. le chevalier de Lorraine, ne doivent pas impunément se faire les bourreaux de mon honneur et de mon bonheur. -- Le chevalier de Lorraine, dit le roi, cette sombre figure? -- Est mon mortel ennemi. Tant que cet homme vivra dans ma maison, où Monsieur le retient et lui donne tout pouvoir, je serai la dernière femme de ce royaume. -- Ainsi, dit le roi avec lenteur, vous appelez votre frère dAngleterre un meilleur ami que moi? -- Les actions sont là, Sire. -- Et vous aimiez mieux aller demander secours à... -- À mon pays! dit-elle avec fierté; oui, Sire. Le roi lui répondit: -- Vous êtes petite-fille de Henri IV comme moi, mon amie. Cousin et beau-frère, est-ce que cela ne fait pas bien la monnaie du titre de frère germain? -- Alors, dit Henriette, agissez. -- Faisons alliance. -- Commencez. -- Jai, dites-vous, exilé injustement Guiche? -- Oh! oui, fit-elle en rougissant. -- Guiche reviendra. -- Bien. -- Et, maintenant, vous dites que jai tort de laisser dans votre maison le chevalier de Lorraine, qui donne contre vous de mauvais conseils à Monsieur? -- Retenez bien ce que je vous dis, Sire; le chevalier de Lorraine, un jour... Tenez, si jamais je finis mal, souvenez-vous que davance jaccuse le chevalier de Lorraine... cest une âme capable de tous les crimes! -- Le chevalier de Lorraine ne vous incommodera plus, cest moi qui vous le promets. -- Alors ce sera un vrai préliminaire dalliance, Sire; je le signe... Mais, puisque vous avez fait votre part, dites-moi quelle sera la mienne? -- Au lieu de me brouiller avec votre frère Charles, il faudrait me faire son ami plus intime que jamais. -- Cest facile. -- Oh! pas autant que vous croyez; car, en amitié ordinaire, on sembrasse, on se fête, et cela coûte seulement un baiser ou une réception, frais faciles; mais en amitié politique... -- Ah! cest une amitié politique? -- Oui, ma soeur, et alors, au lieu daccolades et de festins, ce sont des soldats quil faut servir tout vivants et tout équipés à son ami; des vaisseaux quil faut lui offrir tout armés avec canons et vivres. Il en résulte quon na pas toujours ses coffres disposés à faire de ces amitiés là. -- Ah! vous avez raison, dit Madame... les coffres du roi dAngleterre sont un peu sonores depuis quelque temps. -- Mais vous, ma soeur, vous qui avez tant dinfluence sur votre frère, vous obtiendrez peut-être ce quun ambassadeur nobtiendra jamais. -- Il faut pour cela que jallasse à Londres, mon cher frère. -- Jy avais bien pensé, repartit vivement le roi, et je métais dit quun voyage semblable vous donnerait un peu de distraction. -- Seulement, interrompit Madame, il est possible que jéchoue. Le roi dAngleterre a des conseillers dangereux. -- Des conseillères, voulez-vous dire? -- Précisément. Si, par hasard, Votre Majesté avait lintention, je ne fais que supposer, de demander à Charles II son alliance pour une guerre... -- Pour une guerre? -- Oui. Eh bien! alors, les conseillères du roi, qui sont au nombre de sept, Mlle Stewart, Mlle Wells, Mlle Gwyn, miss Orchay, Mlle Zunga, miss Daws et la comtesse de Castelmaine, représenteront au roi que la guerre coûte beaucoup dargent; quil vaut mieux donner des bals et des soupers dans Hampton-Court que déquiper des vaisseaux de ligne à Portsmouth et à Greenwich. -- Et alors, votre négociation manquera? -- Oh! ces dames font manquer toutes les négociations quelles ne font pas elles-mêmes. -- Savez-vous lidée que jai eue, ma soeur? -- Non. Dites. -- Cest quen cherchant bien autour de vous, vous eussiez peut- être trouvé une conseillère à emmener près du roi, et dont léloquence eût paralysé le mauvais vouloir des sept autres. -- Cest, en effet, une idée, Sire, et je cherche. -- Vous trouverez. -- Je lespère. -- Il faudrait une jolie personne: mieux vaut un visage agréable quun difforme, nest-ce pas? -- Assurément. -- Un esprit vif, enjoué, audacieux? -- Certes. -- De la noblesse... autant quil en faut pour sapprocher sans gaucherie du roi. Assez peu pour nêtre pas embarrassée de sa dignité de race. -- Très juste. -- Et... qui sût un peu langlais. -- Mon Dieu! mais quelquun, sécria vivement Madame, comme Mlle de Kéroualle, par exemple. -- Eh! mais oui, dit Louis XIV, vous avez trouvé... cest vous qui avez trouvé, ma soeur. -- Je lemmènerai. Elle naura pas à se plaindre, je suppose. -- Mais non, je la nomme séductrice plénipotentiaire dabord, et jajouterai les douaires au titre. -- Bien. -- Je vous vois déjà en route, chère petite soeur, et consolée de tous vos chagrins. -- Je partirai à deux conditions. Le première, cest que je saurai sur quoi négocier. -- Le voici. Les Hollandais, vous le savez, minsultent chaque jour dans leurs gazettes et par leur attitude républicaine. Je naime pas les républiques. -- Cela se conçoit, Sire. -- Je vois avec peine que ces rois de la mer, ils sappellent ainsi, tiennent le commerce de la France dans les Indes, et que leurs vaisseaux occuperont bientôt tous les ports de lEurope; une pareille force mest trop voisine, ma soeur. -- Ils sont vos alliés, cependant? -- Cest pourquoi ils ont eu tort de faire frapper cette médaille que vous savez, qui représente la Hollande arrêtant le soleil, comme Josué, avec cette légende: _Le soleil sest arrêté devant moi_. Cest peu fraternel, nest-ce pas? -- Je croyais que vous aviez oublié cette misère? -- Je noublie jamais rien, ma soeur. Et si mes amis vrais, tels que votre frère Charles, veulent me seconder... La princesse resta pensive. -- Écoutez: il y a lempire des mers à partager, fit Louis XIV. Pour ce partage que subissait lAngleterre, est-ce que je ne représenterai pas la seconde part aussi bien que les Hollandais? -- Nous avons Mlle de Kéroualle pour traiter cette question-là, repartit Madame. -- Votre seconde condition, je vous prie, pour partir, ma soeur? -- Le consentement de Monsieur, mon mari. -- Vous lallez avoir. -- Alors, je suis partie, mon frère. En écoutant ces mots, Louis XIV se retourna vers le coin de la salle où se trouvaient Colbert et Aramis avec dArtagnan, et il fit avec son ministre un signe affirmatif. Colbert brisa alors la conversation au point où elle se trouvait et dit à Aramis: -- Monsieur lambassadeur, voulez-vous que nous parlions affaires? DArtagnan séloigna aussitôt par discrétion. Il se dirigea vers la cheminée, à portée dentendre ce que le roi allait dire à Monsieur, lequel, plein dinquiétude, venait à sa rencontre. Le visage du roi était animé. Sur son front se lisait une volonté dont lexpression redoutable ne rencontrait déjà plus de contradiction en France, et ne devait bientôt plus en rencontrer en Europe. -- Monsieur, dit le roi à son frère, je ne suis pas content de M. le chevalier de Lorraine. Vous, qui lui faites lhonneur de le protéger, conseillez-lui de voyager pendant quelques mois. Ces mots tombèrent avec le fracas dune avalanche sur Monsieur, qui adorait ce favori et concentrait en lui toutes les tendresses. Il sécria: -- En quoi le chevalier a-t-il pu déplaire à Votre Majesté? Il lança un furieux regard à Madame. -- Je vous dirai cela quand il sera parti, répliqua le roi impassible. Et aussi quand Madame, que voici, aura passé en Angleterre. -- Madame en Angleterre! murmura Monsieur saisi de stupeur. -- Dans huit jours, mon frère, continua le roi, tandis que, nous deux, nous irons où je vous dirai. Et le roi tourna les talons après avoir souri à son frère pour adoucir lamertume de ces deux nouvelles. Pendant ce temps-là, Colbert causait toujours avec M. le duc dAlaméda. -- Monsieur, dit Colbert à Aramis, voici le moment de nous entendre. Je vous ai raccommodé avec le roi, et je devais bien cela à un homme de votre mérite; mais, comme vous mavez quelquefois témoigné de lamitié, loccasion soffre de men donner une preuve. Vous êtes dailleurs plus Français quEspagnol. Aurons-nous, répondez-moi franchement, la neutralité de lEspagne, si nous entreprenons contre les Provinces-Unies? -- Monsieur, répliqua Aramis, lintérêt de lEspagne est bien clair. Brouiller avec lEurope les Provinces-Unies contre lesquelles subsiste lancienne rancune de leur liberté conquise, cest notre politique; mais le roi de France est allié des Provinces-Unies. Vous nignorez pas ensuite que ce serait une guerre maritime, et que la France nest pas, je crois, en état de la faire avec avantage. Colbert, se retournant à ce moment, vit dArtagnan qui cherchait un interlocuteur pendant les apartés du roi et de Monsieur. Il lappela. Et tout bas à Aramis: -- Nous pouvons causer avec M. dArtagnan, dit-il. -- Oh! certes, répondit lambassadeur. -- Nous étions à dire, M. dAlaméda et moi, fit Colbert, que la guerre avec les Provinces-Unies serait une guerre maritime. -- Cest évident, répondit le mousquetaire. -- Et quen pensez-vous, monsieur dArtagnan? -- Je pense que, pour faire cette guerre maritime, il nous faudrait une bien grosse armée de terre. -- Plaît-il? fit Colbert qui croyait avoir mal entendu. -- Pourquoi une armée de terre? dit Aramis. -- Parce que le roi sera battu sur mer sil na pas les Anglais avec lui, et que, battu sur mer, il sera vite envahi, soit par les Hollandais dans les ports, soit par les Espagnols sur terre. -- LEspagne neutre? dit Aramis. -- Neutre tant que le roi sera le plus fort, repartit dArtagnan. Colbert admira cette sagacité, qui ne touchait jamais à une question sans léclairer à fond. Aramis sourit. Il savait trop que, en fait de diplomates, dArtagnan ne reconnaissait pas de maître. Colbert, qui, comme tous les hommes dorgueil, caressait sa fantaisie avec une certitude de succès, reprit la parole: -- Qui vous dit, monsieur dArtagnan, que le roi na pas de marine? -- Oh! je ne me suis pas occupé de ces détails, répliqua le capitaine. Je suis un médiocre homme de mer. Comme tous les gens nerveux, je hais la mer, jai idée quavec des vaisseaux, la France étant un port de mer à deux cents têtes, on aurait des marins. Colbert tira de sa poche un petit carnet oblong, divisé en deux colonnes. Sur la première, étaient des noms de vaisseaux; sur la seconde, des chiffres résumant le nombre de canons et dhommes qui équipaient ces vaisseaux. -- Jai eu la même idée que vous, dit-il à dArtagnan, et je me suis fait faire un relevé des vaisseaux, que nous avons additionnés. Trente-cinq vaisseaux. -- Trente-cinq vaisseaux! Cest impossible! sécria dArtagnan. -- Quelque chose comme deux mille pièces de canon, fit Colbert. Cest ce que le roi possède en ce moment. Avec trente-cinq vaisseaux on fait trois escadres, mais jen veux cinq. -- Cinq! sécria Aramis. -- Elles seront à flot avant la fin de lannée, messieurs; le roi aura cinquante vaisseaux de ligne. On lutte avec cela, nest-ce pas? -- Faire des vaisseaux, dit dArtagnan, cest difficile, mais possible. Quant à les armer, comment faire? En France, il ny a ni fonderies, ni chantiers militaires. -- Bah! répondit Colbert dun air épanoui, depuis un an et demi, jai installé tout cela, vous ne savez donc pas? Connaissez-vous M. dInfreville? -- DInfreville? répliqua dArtagnan; non. -- Cest un homme que jai découvert. Il a une spécialité, il sait faire travailler des ouvriers. Cest lui qui, à Toulon, fait fondre des canons et tailler des bois de Bourgogne. Et puis, vous nallez peut-être pas croire ce que je vais vous dire, monsieur lambassadeur: jai eu encore une idée. -- Oh! monsieur, fit Aramis civilement, je vous crois toujours. -- Figurez-vous que, spéculant sur le caractère des Hollandais nos alliés, je me suis dit: Ils sont marchands, ils sont amis avec le roi, ils seront heureux de vendre à Sa Majesté ce quils fabriquent pour eux-mêmes. Donc, plus on achète... Ah! il faut que jajoute ceci: Jai Forant... Connaissez-vous Forant, dArtagnan? Colbert soubliait. Il appelait le capitaine dArtagnan tout court, comme le roi. Mais le capitaine sourit. -- Non, répliqua-t-il, je ne le connais pas. -- Cest encore un homme que jai découvert, une spécialité pour acheter. Ce Forant ma acheté trois-cent cinquante mille livres de fer en boulets, deux-cent mille livres de poudre, douze chargements de bois du Nord, des mèches, des grenades, du brai, du goudron, que sais-je, moi? avec une économie de sept pour cent sur ce que me coûteraient toutes ces choses fabriquées en France. -- Cest une idée, répondit dArtagnan, de faire fondre des boulets hollandais qui retourneront aux Hollandais. -- Nest-ce pas? avec perte. Et Colbert se mit à rire dun gros rire sec. Il était ravi de sa plaisanterie. -- De plus, ajouta-t-il, ces mêmes Hollandais font au roi, en ce moment, six vaisseaux sur le modèle des meilleurs de leur marine. Destouches... Ah! vous ne connaissez pas Destouches, peut-être? -- Non, monsieur. -- Cest un homme qui a le coup doeil assez singulièrement sûr pour dire, quand il sort un navire sur leau, quels sont les défauts et les qualités de ce navire. Cest précieux cela, savez- vous! La nature est vraiment bizarre. Eh bien! ce Destouches ma paru devoir être un homme utile dans un port, et il surveille la construction de six vaisseaux de soixante-dix-huit que les Provinces font construire pour Sa Majesté. Il résulte de tout cela, mon cher monsieur dArtagnan, que le roi, sil voulait se brouiller avec les Provinces, aurait une bien jolie flotte. Or, vous savez mieux que personne si larmée de terre est bonne. DArtagnan et Aramis se regardèrent, admirant le mystérieux travail que cet homme avait opéré depuis peu dannées. Colbert les comprit, et fut touché par cette flatterie, la meilleure de toutes.: -- Si nous ne le savions pas en France, dit dArtagnan, hors de France on le sait encore moins. -- Voilà pourquoi je disais à M. lambassadeur, fit Colbert, que lEspagne promettant sa neutralité, lAngleterre nous aidant... -- Si lAngleterre vous aide, dit Aramis, je mengage pour la neutralité de lEspagne. -- Touchez là, se hâta de dire Colbert avec sa brusque bonhomie. Et, à propos de lEspagne, vous navez pas la Toison dor, monsieur dAlaméda. Jentendais le roi dire lautre jour quil aimerait à vous voir porter le grand cordon de Saint-Michel. Aramis sinclina. «Oh! pensa dArtagnan, et Porthos qui nest plus là! Que daunes de rubans pour lui dans ces largesses! Bon Porthos!» -- Monsieur dArtagnan, reprit Colbert, à nous deux. Vous aurez, je le parie, du goût pour mener les mousquetaires en Hollande. Savez-vous nager? Et il se mit à rire comme un homme agité de belle humeur. -- Comme une anguille, répliqua dArtagnan. -- Ah! cest quon a de rudes traversées de canaux et de marécages, là-bas, monsieur dArtagnan, et les meilleurs nageurs sy noient. -- Cest mon état, répondit le mousquetaire, de mourir pour Sa Majesté. Seulement, comme il est rare quà la guerre on trouve beaucoup deau sans un peu de feu, je vous déclare à lavance que je ferai mon possible pour choisir le feu. Je me fais vieux, leau me glace; le feu réchauffe, monsieur Colbert. Et dArtagnan fut si beau de vigueur et de fierté juvénile en prononçant ces paroles, que Colbert, à son tour, ne put sempêcher de ladmirer. DArtagnan saperçut de leffet quil avait produit. Il se rappela que le bon marchand est celui qui fait priser haut sa marchandise lorsquelle a de la valeur. Il prépara donc son prix davance. -- Ainsi, dit Colbert, nous allons en Hollande? -- Oui, répliqua dArtagnan; seulement... -- Seulement?... fit Colbert. -- Seulement, répéta dArtagnan, il y a dans tout la question dintérêt et la question damour-propre. Cest un beau traitement que celui de capitaine de mousquetaires; mais, notez ceci: nous avons maintenant les gardes du roi et la maison militaire du roi. Un capitaine des mousquetaires doit, ou commander à tout cela, et alors il absorberait cent mille livres par an pour frais de représentation et de table... -- Supposez-vous, par hasard, que le roi marchande avec vous? dit Colbert. -- Eh! monsieur, vous ne mavez pas compris, répliqua dArtagnan, sûr davoir emporté la question dintérêt; je vous disais que moi, vieux capitaine, autrefois chef de la garde du roi, ayant le pas sur les maréchaux de France, je me vis, un jour de tranchée, deux égaux, le capitaine des gardes et le colonel commandant les Suisses. Or, à aucun prix, je ne souffrirais cela. Jai de vieilles habitudes, jy tiens. Colbert sentit le coup. Il y était préparé, dailleurs. -- Jai pensé à ce que vous me disiez tout à lheure, répondit-il. -- À quoi, monsieur? -- Nous parlions des canaux et des marais où lon se noie. -- Eh bien? -- Eh bien! si lon se noie, cest faute dun bateau, dune planche, dun bâton. -- Dun bâton si court quil soit, dit dArtagnan. -- Précisément, fit Colbert. Aussi, je ne connais pas dexemple quun maréchal de France se soit jamais noyé. DArtagnan pâlit de joie, et, dune voix mal assurée: -- On serait bien fier de moi dans mon pays, dit-il, si jétais maréchal de France; mais il faut avoir commandé en chef une expédition pour obtenir le bâton. -- Monsieur, lui dit Colbert, voici dans ce carnet, que vous méditerez, un plan de campagne que vous aurez à faire observer au corps de troupes que le roi met sous vos ordres pour la campagne, au printemps prochain. DArtagnan prit le livre en tremblant, et ses doigts rencontrant ceux de Colbert, le ministre serra loyalement la main du mousquetaire. -- Monsieur, lui dit-il, nous avions tous deux une revanche à prendre lun sur lautre. Jai commencé; à votre tour! -- Je vous fais réparation, monsieur, répondit dArtagnan, et vous supplie de dire au roi que la première occasion qui me sera offerte comptera pour une victoire, ou verra ma mort. -- Je fais broder dès à présent, dit Colbert, les fleurs de lis dor de votre bâton de maréchal. Le lendemain de ce jour, Aramis, qui partait pour Madrid afin de négocier la neutralité de lEspagne, vint embrasser dArtagnan à son hôtel. -- Aimons-nous pour quatre, dit dArtagnan, nous ne sommes plus que deux. -- Et tu ne me verras peut-être plus, cher dArtagnan, dit Aramis; si tu savais comme je tai aimé! Je suis vieux, je suis éteint, je suis mort. -- Mon ami, dit dArtagnan, tu vivras plus que moi, la diplomatie tordonne de vivre; mais, moi, lhonneur me condamne à mort. -- Bah! les hommes comme nous, monsieur le maréchal, dit Aramis, ne meurent que rassasiés, de joie et de gloire. -- Ah! répliqua dArtagnan avec un triste sourire, cest quà présent je ne me sens plus dappétit, monsieur le duc. Ils sembrassèrent encore, et, deux heures après, ils étaient séparés. Chapitre CCLXVIII -- La mort de M. d'Artagnan Contrairement à ce qui arrive toujours, soit en politique, soit en morale, chacun tint ses promesses et fit honneur à ses engagements. Le roi appela M. de Guiche et chassa M. le chevalier de Lorraine; de telle façon que Monsieur en fit une maladie. Madame partit pour Londres, où elle sappliqua si bien à faire goûter à Charles II, son frère, les conseils politiques de Mlle de Kéroualle, que lalliance entre la France et lAngleterre fut signée, et que les vaisseaux anglais lestés par quelques millions dor français, firent une terrible campagne contre les flottes des Provinces-Unies. Charles II avait promis à Mlle de Kéroualle un peu de reconnaissance pour ses bons conseils: il la fit duchesse de Portsmouth. Colbert avait promis au roi des vaisseaux, des munitions et des victoires. Il tint parole, comme on sait. Enfin Aramis, celui de tous sur les promesses duquel on pouvait le moins compter, écrivit à Colbert la lettre suivante, au sujet des négociations dont il sétait chargé à Madrid: «Monsieur Colbert, «Jai lhonneur de vous expédier le R.P. dOliva, général par intérim de la Société de Jésus, mon successeur provisoire. «Le révérend père vous expliquera, monsieur Colbert, que je garde la direction de toutes les affaires de lordre qui concernent la France et lEspagne; mais que je ne veux pas conserver le titre de général, qui jetterait trop de lumière sur la marche des négociations dont Sa Majesté Catholique veut bien me charger. Je reprendrai ce titre par lordre de Sa Majesté quand les travaux que jai entrepris, de concert avec vous, pour la plus grande gloire de Dieu et de son Église, seront menés à bonne fin. «Le R.P. dOliva vous instruira aussi, monsieur, du consentement que donne Sa Majesté Catholique à la signature dun traité qui assure la neutralité de lEspagne, dans le cas dune guerre entre la France et les Provinces-Unies. «Ce consentement serait valable, même si lAngleterre, au lieu de se porter active, se contentait de demeurer neutre. «Quant au Portugal, dont nous avions parlé vous et moi, monsieur, je puis vous assurer quil contribuera de toutes ses ressources à aider le roi Très Chrétien dans sa guerre. «Je vous prie, monsieur Colbert, de me vouloir garder votre amitié, comme aussi de croire à mon profond attachement, et de mettre mon respect aux pieds de Sa Majesté Très Chrétienne. _Signé_: Duc dAlaméda.» Aramis avait donc tenu plus quil navait promis; il restait à savoir comment le roi, M. Colbert et M. dArtagnan seraient fidèles les uns aux autres. Au printemps, comme lavait prédit Colbert, larmée de terre entra en campagne. Elle précédait, dans un ordre magnifique, la Cour de Louis XIV, qui, parti à cheval, entouré de carrosses pleins de dames et de courtisans, menait à cette fête sanglante lélite de son royaume. Les officiers de larmée neurent, il est vrai, dautre musique que lartillerie des forts hollandais; mais ce fut assez pour un grand nombre, qui trouvèrent dans cette guerre les honneurs, lavancement, la fortune ou la mort. M. dArtagnan partit, commandant un corps de douze mille hommes, cavalerie et infanterie, avec lequel il eut ordre de prendre les différentes places qui sont les noeuds de ce réseau stratégique quon appelle la Frise. Jamais armée ne fut conduite plus galamment à une expédition. Les officiers savaient que le maître, aussi prudent, aussi rusé quil était brave, ne sacrifierait ni un homme ni un pouce de terrain sans nécessité. Il avait les vieilles habitudes de la guerre: vivre sur le pays, tenir le soldat chantant, lennemi pleurant. Le capitaine des mousquetaires du roi mettait sa coquetterie à montrer quil savait létat. On ne vit jamais occasions mieux choisies, coups de main mieux appuyés, fautes de lassiégé mieux mises à profit. Larmée de dArtagnan prit douze petites places en un mois. Il en était à la treizième, et celle-ci tenait depuis cinq jours. DArtagnan fit ouvrir la tranchée sans paraître supposer que ces gens-là pussent jamais se prendre. Les pionniers et les travailleurs étaient, dans larmée de cet homme, un corps rempli démulation, didées et de zèle, parce quil les traitait en soldats, savait leur rendre la besogne glorieuse, et ne les laissait jamais tuer que quand il ne pouvait faire autrement. Aussi fallait-il voir lacharnement avec lequel se retournaient les marécageuses glèbes de la Hollande. Ces tourbières et ces glaises fondaient, aux dires des soldats, comme le beurre aux vastes poêles des ménagères frisonnes. M. dArtagnan expédia un courrier au roi pour lui donner avis des derniers succès; ce qui redoubla la belle humeur de Sa Majesté et ses dispositions à bien fêter les dames. Ces victoires de M. dArtagnan donnaient tant de majesté au prince, que Mme de Montespan ne lappela plus que Louis lInvincible. Aussi, Mlle de La Vallière, qui nappelait le roi que Louis le Victorieux, perdit-elle beaucoup de la faveur de Sa Majesté. Dailleurs, elle avait souvent les yeux rouges, et, pour un invincible, rien nest aussi rebutant quune maîtresse qui pleure, alors que tout sourit autour de lui. Lastre de Mlle de La Vallière se noyait à lhorizon dans les nuages et les larmes. Mais la gaieté de Mme de Montespan redoublait avec les succès du roi, et le consolait de toute autre disgrâce. Cétait à dArtagnan que le roi devait cela. Sa Majesté voulut reconnaître ces services; il écrivit à M. Colbert: «Monsieur Colbert, nous avons une promesse à remplir envers M. dArtagnan, qui tient les siennes. Je vous fais savoir quil est lheure de sy exécuter. Toutes provisions à cet égard vous seront fournies en temps utile. «Louis.» En conséquence, Colbert, qui retenait près de lui lenvoyé de dArtagnan, remit à cet officier une lettre de lui, Colbert, pour dArtagnan, et un petit coffre de bois débène incrusté dor, qui nétait pas fort volumineux en apparence, mais qui sans doute, était bien lourd, puisquon donna au messager une garde de cinq hommes pour laider à le porter. Ces gens arrivèrent devant la place quassiégeait M. dArtagnan vers le point du jour, et ils se présentèrent au logement du général. Il leur fut répondu que M. dArtagnan, contrarié dune sortie que lui avait faite la veille le gouverneur, homme sournois, et dans laquelle on avait comblé les ouvrages, tué soixante-dix-sept hommes et commencé à réparer une brèche, venait de sortir avec une dizaine de compagnies de grenadiers pour faire relever les travaux. Lenvoyé de M. Colbert avait ordre daller chercher M. dArtagnan partout où il serait, à quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit. Il sachemina donc vers les tranchées, suivi de son escorte, tous à cheval. On aperçut en plaine découverte M. dArtagnan avec son chapeau galonné dor, sa longue canne et ses grands parements dorés. Il mâchonnait sa moustache blanche, et nétait occupé quà secouer, avec sa main gauche, la poussière que jetaient sur lui en passant les boulets qui effondraient le sol. Aussi, dans ce terrible feu qui remplissait lair de sifflements, voyait-on les officiers manier la pelle, les soldats rouler les brouettes, et les vastes fascines, sélevant portées ou traînées par dix à vingt hommes, couvrir le front de la tranchée, rouverte jusquau coeur par cet effort furieux du général animant ses soldats. En trois heures, tout avait été rétabli. DArtagnan commençait à parler plus doucement. Il fut tout à fait calmé quand le capitaine des pionniers vint lui dire, le chapeau à la main, que la tranchée était logeable. Cet homme eut à peine achevé de parler, quun boulet lui coupa une jambe et quil tomba dans les bras de dArtagnan. Celui-ci releva son soldat, et, tranquillement, avec toutes sortes de caresses, il le descendit dans la tranchée, aux applaudissements enthousiastes des régiments. Dès lors, ce ne fut plus une ardeur, mais un délire; deux compagnies se dérobèrent et coururent jusquaux avant-postes, quelles eurent culbutés en un tour de main. Quand leurs camarades, contenus à grand-peine par dArtagnan, les virent logés sur les bastions, ils sélancèrent aussi, et bientôt un assaut furieux fut donné à la contrescarpe, doù dépendait le salut de la place. DArtagnan vit quil ne lui restait quun moyen darrêter son armée, cétait de la loger dans la place; il poussa tout le monde sur deux brèches que les assiégés soccupaient à réparer; le choc fut terrible. Dix-huit compagnies y prirent part, et dArtagnan se porta avec le reste à une demi-portée de canon de la place, pour soutenir lassaut par échelons. On entendait distinctement les cris des Hollandais poignardés sur leurs pièces par les grenadiers de dArtagnan; la lutte grandissait de tout le désespoir du gouverneur, qui disputait pied à pied sa position. DArtagnan, pour en finir et faire éteindre le feu qui ne cessait point, envoya une nouvelle colonne, qui troua comme une vrille les portes encore solides, et lon aperçut bientôt sur les remparts, dans le feu, la course effarée des assiégés poursuivis par les assiégeants. Cest à ce moment que le général, respirant et plein dallégresse, entendit, à ses côtés, une voix qui lui disait: -- Monsieur, sil vous plaît, de la part de M. Colbert. Il rompit le cachet dune lettre qui renfermait ces mots: «Monsieur dArtagnan, le roi me charge de vous faire savoir quil vous a nommé maréchal de France en récompense de vos bons services et de lhonneur que vous faites à ses armes. «Le roi est charmé, monsieur, des prises que vous avez faites; il vous commande, surtout, de finir le siège que vous avez commencé, avec bonheur pour vous et succès pour lui.» DArtagnan était debout, le visage échauffé, loeil étincelant. Il leva les yeux pour voir les progrès de ses troupes sur ces murs tout enveloppés de tourbillons rouges et noirs. -- Jai fini, répondit-il au messager. La ville sera rendue dans un quart dheure. Il continua sa lecture. «Le coffret, monsieur dArtagnan, est mon présent à moi. Vous ne serez pas fâché de voir que, tandis que vous autres, guerriers, vous tirez lépée pour défendre le roi, janime les arts pacifiques à vous orner des récompenses dignes de vous. «Je me recommande à votre amitié, monsieur le maréchal, et vous supplie de croire à toute la mienne. «Colbert.» DArtagnan, ivre de joie, fit un signe au messager qui sapprocha, son coffret dans les mains. Mais au moment où le maréchal allait sappliquer à le regarder, une forte explosion retentit sur les remparts et appela son attention du côté de la ville. -- Cest étrange, dit dArtagnan, que je ne voie pas encore le drapeau du roi sur les murs et quon nentende pas battre la chamade. Il lança trois cents hommes frais, sous la conduite dun officier plein dardeur, et ordonna quon battît une autre brèche. Puis, plus tranquille, il se retourna vers le coffret que lui tendait lenvoyé de Colbert. Cétait son bien; il lavait gagné. DArtagnan allongeait le bras pour ouvrir ce coffret, quand un boulet, parti de la ville, vint broyer le coffre entre les bras de lofficier, frappa dArtagnan en pleine poitrine, et le renversa sur un talus de terre, tandis que le bâton fleurdelisé, séchappant des flancs mutilés de la boîte, venait en roulant se placer sous la main défaillante du maréchal. DArtagnan essaya de se relever. On lavait cru renversé sans blessures. Un cri terrible partit du groupe de ses officiers épouvantés: le maréchal était couvert de sang; la pâleur de la mort montait lentement à son noble visage. Appuyé sur les bras qui, de toutes parts, se tendaient pour le recevoir, il put tourner une fois encore ses regards vers la place, et distinguer le drapeau blanc à la crête du bastion principal; ses oreilles, déjà sourdes aux bruits de la vie, perçurent faiblement les roulements du tambour qui annonçaient la victoire. Alors serrant de sa main crispée le bâton brodé de fleurs de lis dor, il abaissa vers lui ses yeux qui navaient plus la force de regarder au ciel, et il tomba en murmurant ces mots étranges, qui parurent aux soldats surpris autant de mots cabalistiques, mots qui avaient jadis représenté tant de choses sur la terre, et que nul, excepté ce mourant, ne comprenait plus: -- Athos, Porthos, au revoir. -- Aramis, à jamais, adieu! Des quatre vaillants hommes dont nous avons raconté lhistoire, il ne restait plus quun seul corps: Dieu avait repris les âmes. FIN *** End of this LibraryBlog Digital Book "Le vicomte de Bragelonne, Tome IV." *** Copyright 2023 LibraryBlog. 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